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11ème chronique : Homère et Shakespeare…
Hernan Rivera Letelier est né en 1950, à Talca (Chili). Après avoir été ouvrier
mineur, il se lance dans l’écriture de romans, parmi lesquels : La reine Isabel
chantait des chansons d’amour et Mirage d’amour avec fanfare. C’est avec la
Reine isabel qu’il est entré en littérature. Se confiant à son compatriote Luis
Sepúlveda, il a déclaré : « Dès le premier mot j’ai su que je devais penser et
écrire ce roman comme un long poème. A la façon d’Homère, compadre. »
« Le monde naît, Homère chante. C'est l'oiseau de cette aurore »
(Victor Hugo). Le monde : c’est celui du désert d’Atacama, de son
nitrate et autres minerais, dont l’exploitation, entre 1880 et 1930, a
fait la fortune de quelques uns (la plupart des concessions étaient aux
mains d’entrepreneurs états-uniens et européens), au prix de la
souffrance de centaines de milliers de travailleurs déplacés.
H. Rivera Letelier a partagé et écouté cette souffrance et nous la
restitue comme le chant d’une épopée formidable et grotesque dont
les héros sont des héroïnes : les putes magnifiques des bordels du
désert.
Et c’est vrai que ce roman a de l’épopée un certain nombre de
caractéristiques. Passons-les en revue :
- Une intemporalité. Même si, par deux-trois fois, l’auteur laisse entendre que son roman se passe
après le coup d’état du 11 septembre 1973.
- Des héros qui nous dépassent, « hénaurmes » : ici des putes extravagantes et magnifiques (on
retiendra surtout les caractères de l’Ambulance, Miss Baratin et, bien sûr, la Reine Isabel).
Miss Baratin est la championne de la simulation charitable ; cette pute, à la voix « vulveuse » et au
regard « clitolyrique » est une véritable « Greta Garbo du désert » : au chapitre 14, Rivera Letelier
nous fait huit pages sur le numéro de la diva. Et quand elle en a terminé avec tel ou tel :
Je te jure, mon vieux, que j’ai eu envie d’applaudir, on voudrait la
bisser, lui demander un autographe, lui remettre un trophée en
signe de gratitude, lui décerner la médaille du mérite, tendre un
contrat mirifique à cette spectaculaire actrice du salpêtre, cette
prodigieuse gourgandine qui, allongée sur le dos dans son lit, (avait)
le visage encore empreint de l’expression ébaubie de ceux qui
reviennent du Paradis (elle avait les larmes aux yeux et même la
chair de poule, je te le jure, mon vieux).
L’Ambulance, c’est la Belle Hélène revue par San Antonio (la Berthe de Bérurier) :
Enorme, grandiose, monumentale, ce qu’on appelle une maîtresse pute, l’Ambulance fait
une majestueuse apparition dans la rue.
Elle va, imposante, pharaonique, île blanche solitaire et adipeuse.
Et son envergure est si formidable, si débordant de majesté son
pas seigneurial, que sa tunique, touchée par une légère houle de
brise tiède, ressemble au blanc voilier d’un mirage descendant la
rue – descendant le Nil – toutes voiles dehors, pavillon et
bannières au vent.
Sur son passage solennel, les modestes femmes du campement se
précipitent à leur fenêtre, agitées et impertinentes. La vue de
cette exubérante femelle babylonienne, débordante de sensualité
et de luxure, leur rappelle les copulations monstrueuses dont elles
rêvent pendant leurs lascives nuits d’insomnie. Secrètes fantaisies
d’alcôve qu’elles replient au matin et gardent, pressées et
coupables, avec leurs draps usés en toile au fin fond des tiroirs de
leurs routines poussiéreuses d’épouses dévouées.
Mais la voici, fraîche, propre, superbe, étincelante comme un iceberg. Les hommes se signent
du plus loin qu’ils l’aperçoivent comme des marins d’eau douce devant la vision
apocalyptique de Moby Dick.
La Reine Isabel enfin, la pute au grand cœur :
Pour tous (un troupeau geignard de vieux silicosés) la Reine Isabel
avait été une amante patiente, une mère pleine d’abnégation et
une sœur de charité, s’occupant de chacun d’entre eux jusqu’à la
fin de sa vie… Une sorte de philanthropie virtuelle qui, dans sa
jeunesse, l’avait amenée à parcourir des dizaines de campements
salpêtriers perdus dans le désert pour calmer les urgences
amoureuses de ces pauvres mineurs solitaires… Et cette femme
extraordinaire, cette courtisane au grand cœur, cette pute
héroïque, s’occupait de ces brutes, les berçait dans son giron
comme de grands enfants sans mère… ‘’C’est-à-dire, bordel de
merde, que je suis née pour être pute comme la poule pour le pot-
au-feu’’ »
- Des héros dont on nous rapporte la geste, les exploits. Ici des héroïnes qui se battent, comme des
Walkyries, pour une juste et grande cause. Avec des scènes proprement épiques et formidables,
destinées à devenir mémorables :
Comment s’habiller pour aller à l’église :
- Comme des putes de carnaval, répondit Dure à Cuire d’une voix
tonitruante. Le cortège fit irruption dans l’église au moment de la
consécration du pain et du vin. Le curé, brusquement pétrifié par
la vision diabolique, resta bouche bée, élevant le calice ‘comme un
connard de capitaine d’équipe de foot montrant sa coupe de
champion à la galerie’, dirait plus tard à la veillée funèbre l’Homme
de Fer dont toutes les allégories se rapportaient au football.
Le ciel est bleu, comme une évidence. Forcément,
puisqu’ici, le ciel est toujours bleu. Et là-haut, dans
le ciel bleu, brille un Soleil silencieux, arc électrique
à l’éclat insoutenable. A l’horizon, je cherche des
nuages, de la brume, des cirrus, quelque chose,
mais non ; sur les lignes de crête lointaines aussi, le
ciel est bleu, enfin, un bleu teinté de cendre, plutôt,
avec même des nuances grège, comme un léger
parfum de poussière minérale. C’est l’odeur
d’Atacama, celle du sable, de la poussière, du
salpêtre, du gypse, du sel et du quartz qui brille,
mille milliards d’étoiles fixes et froides. Autour de
moi, mille milliards de cailloux, et mille milliards de
grains de sable entre les cailloux, métaphore
minérale des myriades d’astres qui attendent là-haut
que la nuit tombe pour se révéler et embraser le
ciel…
Serge Brunier, astronome et écrivain
Alors, quand bien même ce ne serait que pour ça, répétaient les femmes en pleurs, pour
avoir permis à un tas de vieilles toquées comme elles de se sentir un peu plus humaines, plus
pures si on veut grâce à ses chansons pendant un moment (les deux minutes d’une chanson),
cette bonne pâte de Reine Isabel méritait largement le Ciel. Juste pour sa voix capable
d’émouvoir les pierres…
A propos, les chansons dont Isabel est folle consistent en ces rancheras
mexicaines, complaintes amoureuses et violons mariachis qui ont fait la
gloire de Jorge Negrete, de Guadalupe del Carmen ou de Miguel Aveces
Mejia – avec, entre autres, cette chanson Ella qui ouvre le premier
chapitre. Ce lien pour les paroles et la chanson :
http://letras.terra.com/miguel-aceves-mejia/1208978/
- Un lyrisme poignant et inspiré:
Avec ta mort, petit oiseau somnambule, c’est le désert tout entier qui commence à mourir.
Après toi le désert nous semble désert, après ta façon d’aimer et de chanter. Qu’allons-nous
devenir, privés de tes chansons, que deviendront les pierres, mon florilège bien-aimé ? Et je
me répète en pleurant : que deviendront les pierres maintenant, petite chanteuse bien-aimée,
et ces tourbillons qui ne dansaient que pour toi dans ces blanches étendues ?...
- Un monde fabuleux : celui du désert
d’Atacama, hallucinant cimetière de villages
salpêtriers.
Ce roman est une Odyssée des sables : Il
en va des mineurs comme des héros
d’Homère : « Nous vivons à l'écart et les
derniers des peuples, en cette mer des
houles, si loin que nul mortel n'a commerce
avec nous… » (Odyssée, chant VI). D’ailleurs
les images et métaphores maritimes
abondent, paradoxalement, dans ce roman
éminemment aride et minéral. Ainsi Les
baraquements où logent les mineurs sont-
ils appelés des navires et leurs piaules des
cabines. Quelques citations :
Le cimetière abandonné de Los Dones ressemblait à une barque à la dérive calcinée par le
soleil.
Dans cette aridité elle se sentait mieux qu’un marin en pleine mer.
Beaucoup de salpêtrières portaient des noms de femmes (hommage de style naval rendu par
leurs propriétaires à leurs chastes épouses, leurs filles bien-aimées ou leurs coûteuses
maîtresses.
Les hommes du carreau, les ‘mains noires’, comme on appelait dans son enfance ceux qui
travaillaient dans l’ombre oléagineuse des machines, elle n’avait jamais pu les supporter :
« On dirait des poissons du fond de la mer », disait-elle.
Des cercueils éventrés, flottant à fleur de terre
Là-haut, de petits nuages semblables à des poissons filtraient la lumière diurne du désert.
« Le monde naît, Homère chante. C'est l'oiseau de cette aurore » (écrit
Victor Hugo de l’auteur de l’Iliade et de l’Odyssée). Dans La Reine Isabel
chantait des chansons d’amour, le monde inventé (et destiné à disparaître
aussitôt qu’inventé) c’est celui du désert salpêtrier, et celui qui chante cette
aurore sud-américaine, c’est l’écrivain chilien Hernan Rivera Letelier, tel le
chardonneret à front d’or, cet oiseau que les Chiliens appellent le Chirigüe.
Le propos liminaire de Luis Sepúlveda (né en 1949) auquel je fais référence
dans le premier paragraphe, m’amène à évoquer avec lui trois autres figures
des lettres chiliennes. Si Rivera Letelier est le chantre de désert, à l’extrême Nord du Chili, Francisco
Coloane (né en 1910) lui en a célébré le sud : l’océan et ses immensités (titre d’un recueil de
nouvelles : Cap Horn – Cabo de Hornos, 1941). Ils se sont employés tous les trois à revivifier la
littérature des humbles que la vie ne ménagent pas – écriture sans afféterie ni affectation. L’éclat
lisse de l’iceberg, l’acidité minérale du salpêtre, le corps-à-corps avec l’Histoire et la nature… D’une
certaine façon continuateurs, dans le domaine de la prose, du poète chilien Pablo Neruda à qui le
continent sud-américain est redevable d’une épopée majeure : Le Chant général. Tel cet extrait qui
nous renvoie au désert d’Atacama.
J’étais au pays du salpêtre, avec les héros anonymes,
avec celui qui creuse une neige fertilisante et fine
sur la dure écorce de la planète ;
et j’ai serré avec orgueil leurs mains de terre.
Et ils m’ont dit : Regarde,
mon frère, comme nous vivons,
ici à Humberstone, ici à Mapocho,
à Ricaventura, à Paloma.
Et ils m’ont montré leurs rations
de misère,
le sel de terre des maisons,
le soleil, la poussière, les punaises
et la solitude sans fin.
Le chant général (V,3 : le sable trahi)
LOS HOMBRES DEL NITRATO
Yo estaba en el salitre, con los héroes oscuros,
con el que cava nieve fertilizante y fina en la corteza dura del planeta, y estreché con orgullo sus manos de tierra.
Ellos me dijeron: "Mira, hermano, cómo vivimos, aquí en «Humberstone», aquí en «Mapocho»,
en «Ricaventura», en «Paloma».
Y me mostraron sus raciones de miserables alimentos, su piso de tierra en las casas, el sol, el polvo, las vinchucas, y la soledad inmensa.
Los Habitués, tango y murga fueyserá ®
Héros anonymes également salués par la poètesse et chanteuse Violeta Parra, sur laquelle, fin
2012, est sorti au cinéma un « biopic » : Violeta se fue a los cielos, film du Chilien Andrés Wood
(2011) : une scène reconstitue la création de cette chanson devant un public de salpêtriers :
http://www.youtube.com/watch?v=ur_GqP2T5OM
Paso por un pueblo muerto Je passe par un village mort
se me nubla el corazón, mon coeur se voile de deuil
aunque donde habita gente bien que là où habitent les gens
la muerte es mucho peor, la mort est bien pire :
enterraron la justicia, ils ont enterré la justice,
enterraron la razón, ils ont enterré la raison,
y arriba quemando el sol. et là-haut ce soleil qui brûle.
Chanson de Violeta Parra, Arriba quemando el sol
Autre épisode de la geste du salpêtre : le massacre de l’école
Santa Maria de Iquique (21 décembre 1907) : plus de 2000 mineurs
mitraillés par l’armée chilienne. drame célébré par une cantate
interprétée par le groupe Quilapayun (1970).
El sol en desierto grande Il y avait le soleil sur ce désert immense,
y la sal que nos quemaba. Et le sel qui nous cuisait.
El frío en las soledades, sur ces solitudes, le froid,
camanchaca y noche larga. La bruine et la nuit profonde.
El hambre de piedra seca Une faim au ventre, à manger des pierres,
y quejidos que escuchaba. A nos oreilles, des lamentations.
La vida de muerte lenta Une vie de mort lente
y la lágrima soltada. Et les larmes impossibles à retenir.
"Cantata Santa María de Iquique" (plage n° 4) http://www.youtube.com/watch?v=WCq4ZBv3UDU
L’acteur et cinéaste Bernard Giraudeau avait le projet d’adapter
au cinéma La Reine Isabel chantait des chansons d’amour ; sa mort
l’en a empêché. Il avait choisi pour le rôle-titre l’actrice Marie
Gillain. Chez quel peintre sud-américain emprunter une figure qui
pourrait représenter la reine Isabel ? Les créatures du colombien
Botero manquent pour moi de sensualité. Je retiendrai plutôt le
personnage de Ramona Montiel, la " prostituée au grand cœur ",
qu’Antonio Berni (peintre argentin, 1905-1981) met en scène dans
de gigantesques collages et assemblages faits des rebuts de la
société qu'il critique (reproduction ci-contre)….
Dernière association d’idée : Germinal d’Emile Zola qu’a dû lire
indéniablement Rivera Letelier dont le nom est d’origine française,
comme celui de la présidente Michelle Bachelet et… il faut
l’avouer, celui d’Augusto Pinochet qui d’ailleurs fit exécuter un
autre Letelier, ministre d’Allende, dans un attentat à Washington
© ADAGP Paris, 2012
(un Letellier venu de France aurait débarqué sur la côte de Talca, dans la première moitié du XVIIIe
siècle, et serait mort en patriarche, entouré de deux-cents fils et petits-fils).
C’est sûr par exemple que La Mouquette aurait fait bonne figure dans les bordels salpêtriers. Et elle
aurait droit, comme la Reine Isabel, à une belle oraison funèbre.
On plaisantait la Mouquette, une herscheuse de dix-huit ans, bonne fille dont la
gorge et le derrière énormes crevaient la veste et la culotte - elle promenait au
milieu d'eux l'indécence de son costume, d'un comique troublant, avec ses bosses
de chair, exagérées jusqu'à l'infirmité - et, au milieu des blés en été, contre un mur
en hiver, elle se donnait du plaisir, en compagnie de son amoureux de la semaine.
Toute la mine y passait, une vraie tournée de camarades, sans autre conséquence.-
Dis ? murmura-t-elle tout d'un coup (à Etienne), en venant le prendre gentiment par
la taille, pourquoi ne veux-tu pas m'aimer ? (Germinal - I, 3)
Au même instant, la Mouquette recevait deux balles dans
le ventre. Elle avait vu les soldats épauler, elle s'était jetée, d'un
mouvement instinctif de bonne fille, devant Catherine, en lui criant
de prendre garde ; et elle poussa un grand cri, elle s'étala sur les
reins, culbutée par la secousse. Etienne accourut, voulut la relever,
l'emporter ; mais, d'un geste, elle disait qu'elle était finie. Puis, elle
hoqueta, sans cesser de leur sourire à l'un et à l'autre, comme si elle
était heureuse de les voir ensemble, maintenant qu'elle s'en allait.
(Germinal - VI, 5)
Autre point de rencontre : le goût des mineurs (ceux de Rivera Letelier et ceux de Zola) pour une
pratique sportive folle qui leur serve de défouloir. La crosse, sport ancêtre du golf, dans Germinal ; la
pichanga, avatar du football dans La Reine Isabel (équivalent de la soule pratiquée en Aquitaine).
La crosse se joue à travers champs, après les récoltes et quand les
animaux sont rentrés à la ferme. Dans Germinal (IV, 6), Émile Zola raconte
une partie qui mène les joueurs à travers la campagne sur plusieurs
kilomètres. La crosse s’appelle aussi choule, ou choulette ; ce dernier mot
est depuis devenu le nom d’une bière du Nord (William et Claire en
vendraient-ils ?). Charles Deulin (auteur régional des rives de l’Escaut),
dans ses Contes d’un buveur de bière (1868) raconte la partie que Le
grand choleur livre contre le diable, toute une nuit durant. Et voici une partie de pichanga :
C’étaient nos pichangas d’autrefois. Certaines même ont fait date dans l’histoire du désert. Je
me souviens d’une partie phénoménale organisée un jour à la compagnie Astoreca. C’était
pendant l’une des grèves. Elle a duré exactement six heures et trente-deux minutes. Les
trois-cent quatre-vingt-deux ouvriers de la compagnie y ont pris part et le reste de la
population, soit environ cinq-cents personnes, supportait et faisait la claque au bord du
terrain. Même les ploucs n’ayant jamais touché un ballon de toute leur chienne de vie, se
sont retrouvés sur le terrain emportés par l’enthousiasme et la douce bruine hivernale si
propice à la course. (La Reine Isabel, chap. 12) http://www.pichangas.cl/
Passons maintenant à un autre roman d’Hernan Rivera Letelier : Miracle d’amour avec fanfare. Et
avec ce roman, passons d’Homère à Shakespeare.
Je ne vais pas refaire le coup du « docteur Rivera
et mister Letelier ». Ni raviver la guerre scolaire de
la querelle des anciens et des modernes : Homère
contre Shakespeare (souvenir de Stendhal qui, à
cette occasion, avait commis un Racine et
Shakespeare)… Surtout que Hernan Rivera Letelier
arrive à conjuguer les deux inspirations, le drame
et l’épopée. Mais il est vrai que la tonalité majeure
de Miracle d’amour avec fanfare le rapproche
cette fois du dramaturge anglais. Après La Reine
Isabel, son premier roman, Le propos de notre
auteur se singularise, passant du général au
particulier comme un peintre qui passerait de la fresque à la toile (comme si le
muraliste mexicain Diego Rivera – à gauche – cédait la place au peintre déjà cité Antonio Berni, si
vous voulez). D’Homère à Shakespeare donc.
Comme chez Shakespeare, on trouve dans Miracle d’amour de la bouffonnerie, de la truculence ;
mais aussi de la passion et de la tragédie.
- De la bouffonnerie truculente : dans les stratagèmes que déploie le coiffeur (et anarchiste) Sixto
Pastor Alzamora pour que sa fille ne découvre pas –secret de polichinelle – sa liaison avec la veuve
Nestorina Manova ; dans la peinture des fêtes dévergondées du bordel du Chat maigre ; dans les
délires éthyliques des musiciens de la fanfare, très vite baptisée « la fanfare au litron ».
- De la passion : celle dont le coiffeur
ravive le souvenir et qu’il vécut avec son
épouse, la frêle Elidia ; celle – et c’est le
sujet principal du roman – entre le fier coq
de l’orchestre Bello Sandalio, trompettiste
émérite, et la douce Golondrina, la fille du
coiffeur, pianiste délicate. Il y aurait de quoi
écrire une fable :
Dans une ville du Chili
Un coq aimait une hirondelle… (golondrina, en espagnol)
C’est la nuit que les femmes musicalisent le mieux l’amour et les trompettes amourisent
encore mieux la musique. (en la noche era cuando las mujeres musicalizaban mejor el amor y
las trompetas amorizaban tanto mejor la música.)
Quand il l’embrassa avec sa langue râpeuse et amère de bière, elle sut que le cœur humain
pouvait se métamorphoser et se mettre à ruer comme un petit hippocampe aveugle. Ventre,
aine, genoux et aussi chacun de ses petits os tremblants se remplirent d’écume. Cette langue
crue qui triangulait de salive sa bouche, son cou, son oreille, ces mains qui parcouraient de
haut en bas sa peau hallucinée – pressant ses seins, pétrissant les globes de ses fesses –
étaient la matérialisation de tous les rêves rêvés pendant ses lascives
insomnies de femelle solitaire. Il lui semblait que ‘’son amant de
passage’’ savait découvrir le téton de son téton, le lobe de son lobe, la
peau de sa peau et tout cela avec une science extrême, en utilisant
seulement la pulpe de ses doigts. (une autre fois) Cette nuit-là, elle
l’aima comme jamais auparavant. Elle l’aima sans partition, sans filet,
sans poire pour la soif. Elle l’aima a capella, pieds nus, à cru. « La
seule limite de l’amour est d’aimer sans limite », se répétait-elle en
gémissant. Et elle se laissa trousser comme une petite caille, elle se
laissa lécher et lécha avec l’humilité d’une pauvre agnelle orpheline, elle but l’hydromel
brûlant avec ferveur et délectation, comme on s’abreuve à un calice sacré…
- De la tragédie enfin, mais, en dehors de la citation qui suit, je n’en dirai pas plus pour ne pas
déflorer le terme du roman.
Face à l’aube, devant une sorte d’écran planétaire, Golondrina del
Rosario jouait comme si elle synchronisait les premières formes
de la création – un jour, avait-elle lu quelque part, les films
seraient parlants mais aussi panoramiques et en couleurs, comme
l’aurore. Mais ce qu’elle commença à voir et à synchroniser sur ce
gigantesque écran circulaire, ce n’était pas la création
bouillonnante d’un nouvel univers mais le tableau de
l’anéantissement final d’un monde créé à coups de serpe. Devant
ses yeux éblouis, commença à se dessiner l’effondrement total et définitif de ces cruelles et
blanches étendues où les rêves les plus justes et les plus équitables avaient péri, massacrés
par l’exploitation et l’injustice…
A la différence de La Reine Isabel, on a donc ici une intrigue centrée essentiellement sur un jeune
couple et datée : nous sommes en 1929. Il n’empêche : Rivera Letelier, quand il le faut, garde sa
manière épique. Ainsi quand il raconte la fondation de la ville de Pampa Union, où il arrive à rendre
palpable le bruissement de la rumeur qu’il fait courir d’un habitant à l’autre, la population se
trouvant élevée au rang de chœur antique. Pampa Union : « la seule ville libre dans toute l’étendue
du désert d’Atacama ». Une ville sans église, dont le nom n’est même pas porté sur les cartes.
Pampa Union aujourd’hui,
vue du ciel, ville fantôme
Bribes du chapitre 3 (9 pages) : racontaient
les braves épiciers derrière leurs comptoirs –
disaient les épiciers en brandissant leurs petites
pelles en fer-blanc – racontaient, didactiques,
les élégants propriétaires de pharmacies et de
drogueries – racontaient les patrons
insomniaques d’hôtels et de pensions –
récitaient avec conviction les dirigeants des
confédérations ouvrières – soulignaient les
dirigeants ouvriers en levant un index
récriminatoire – racontaient, souriants et
nostalgiques, les anciens trafiquants aujourd’hui propriétaires prospères d’abattoirs, de
comptoirs ou de magasins d’articles de ménage – se rappelaient les anciens trafiquants les
yeux pleins de larmes – disaient en soupirant les maîtresses de maison furibondes – disaient
les matrones avec une grimace de dédain – ronchonnaient les robustes femmes –
racontaient les bouchers avec ironie – disaient les bouchers impavides en brandissant leurs
couteaux dégoulinants de sang – racontaient les chauffeurs de taxi à casquette écossaise –
chuchotaient les horlogers minutieux – rappelaient les horlogers sans lever leur monocle des
entrailles des Longines – racontaient fièrement les gérants des clubs sociaux – se lamentaient
tristement les patronnes de laiteries – racontaient ces derniers jours les patrons de tavernes
et de bordels – péroraient les maquereaux blafards – racontaient les maquereaux d’un ton
gouailleur…
Et bien entendu, nous retrouvons dans cet autre roman cet art de peindre le désert des salpêtrières
jusqu’à lui donner une dimension mythique :
Dans leur traversée du désert salpêtrier, collés aux portières des wagons, les soldats éblouis
par la couleur minérale des montagnes et la réverbération hallucinante des sables sentaient
la sécheresse de l’air gifler la peau de leur visage. Ils étaient tous nés dans les villages
verdoyants du sud et, pour eux, l’endroit sinistre qu’il traversait à ce moment-là devait, sans
aucun doute, appartenir au désert le plus sec du monde. L’horizon d’une effrayante pureté
sur trois cent soixante degrés était insupportable à la vision humaine : on éprouvait là,
véritablement, le vertige désespérant de la rotondité de la terre.
Tandis que s’éloignent et meurent les
accents carnavalesques de la Tirana dont les
diables vous alpaguent, après qu’on eut veillé
la dépouille d’un bébé de quatre jours,
accoutré en petit ange (dans la tradition des
veillées paysannes : les velorios del angelito),
c’est Candelario Pérez, ancien combattant de
la guerre du Pacifique de 1879, joueur de
tambour dans la fanfare, qui aura le dernier
mot : « Ceux-là, ils croient que c’est arrivé. »
(« Estos creen que la mazamorra se masca. ») Littéralement : que la
bouillie est mâchée – manière de dire : « ils croient que c’est du tout cuit… ». C’est sur cette boutade
ironique, pied-de-nez à la désespérance, que se clôt l’épilogue de Miracle d’amour avec fanfare.
Comme se clôt la Cantate de l’Ecole Santa Maria d’Iquique, dont l’écho du massacre hante aussi les
pages du roman :
Unissons-nous en frères,
Personne ne vous vaincra.
S’ils veulent nous asservir,
Ils n’y parviendront pas.
Unámonos como hermanos
Que nadie nos vencerá.
Si quieren esclavizarnos,
Jamás lo podrán lograr.
http://www.youtube.com/watch?v=kUZxYYu_cRQ
final interprété par les deux groupes emblématiques de la “nueva canción chilena” réunis :
Quilapayun et Inti-Illimani
A votre disposition, sur les rayons de votre bibliothèque, ces deux romans d’Hernan Rivera
Letelier, tous deux aux éditions Métailié :
- La Reine Isabel chantait des chansons d’amour (1997) – 200 pages
- Miracle d’amour avec fanfare (2000) – 235 pages
à Lille, devant mon ordinateur, au Chili si je ferme les yeux,
le 22 mars 2013
Amical abrazo à José et Eileen Caballero
Je dédie cette chronique à Janie Bousquet-Jacquemin, ma première lectrice qui, il y a un
an, m’avait sollicité pour je tienne cette rubrique sur le site mosset.fr
Diaporama
sur la Tirana:
http://www.doyoubuzz.com/michael-couvret/cv/portfolios/video_reportage-la-tirana-chili_0
El velorio del
angelito (extrait
de film - 1967):
http://www.youtube.com/watch?v=GJ7SwtQPoPs