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    lemangeur-ocha.com - Piault, Fabrice (sous la direction de). Le mangeur. Menus, maux etmots. Autrement, Coll. Mutations/Mangeurs N138, Paris, 1993, 171 p.

    Le got a son histoireJean-L ouis Flandrin

    _______________________________________________________

    Si les organes n'voluent qu'au rythme lent de la nature, les perceptions, notammentgustatives, changent, elles, au gr des cultures. V ariations sur un mme thme : les

    recettes tmoins du got.

    Comme toutes les autres, l espce hu-maine a volu depuis son apparition sur terre. Cette volutionpalonto-logique se mesure en dizaines de milliers d annes, voire encentaines de milliers ou en millions. Mais, pendant les quelques siclesou les quelques millnaires qu embrassent les historiens, on peutdouter que cette volution-l ait t perceptible. Autrement dit, il paratsage de tenir la nature humaine pour immuable au cours des tempshistoriques. Et c est en effet la vision des choses le plus frquemmentadopte.

    Est-ce dire que le got n a pas plus d histoire que l estomac, lamchoire ou le pied ? Nullement : si les organes n voluent qu aurythme de la nature, les perceptions, elles, voluent au rythme descultures.

    Les sens s affinent : les sensations, dj, doivent donc quelquechose la culture. Et plus encore les perceptions qui en sont l inter-prtation. On a soutenu par exemple qu Irlandais et Franais nepercevaient pas de la mme manire le spectre des couleurs, puisqu ilsont, pour dsigner chacune d elles, des mots en vrit intraduisiblesd une langue dans l autre.

    Quoi qu il en soit, d ailleurs, de la vue et des autres sens, le

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    got est, l vidence, tributaire de la culture du mangeur. C est qu iln est pas un sens tout fait comme les autres. La vue, l oue, l odorat,le tact ont pour fonction premire de nous permettre de percevoir lesobjets, les sons, les odeurs. Ces perceptions ne sont pas

    ncessairement agrables ou dsagrables, elles n impliquent pasforcment un jugement de valeur ni une raction de notre part. Lafonction premire du got est au contraire de nous permettre dedistinguer le bon du mauvais, autrement dit ce qu on peut manger de cequ on doit rejeter. Le jugement de valeur, en matire d alimentation,n est pas facultatif : il est ncessaire, car il y va de la vie et de la mortdu mangeur. Au reste, chaque fois que l on est en situation de goterquelque chose, il faut ncessairement prendre la dcision de lerecracher ou de l avaler.

    Naturel chez les animaux sauvages, ce sens du bon et du mauvaisest chez l homme troitement tributaire de la culture. La variation

    ethnique des gots en tmoigne assez ; tout voyageur en a l exp-rience. Or, de mme qu il varie dans l espace, d un peuple un autrepeuple, le got varie aussi dans le temps, au sein d un mme peuple.Selon les poques, les hommes n ont pas aim ou rejet les mmesaliments ; ils n ont pas cuisin de la mme faon ceux qu ilsconsommaient.

    Rputs immangeables aujourd hui, cygnes et marsouins, hrons,paons, cigognes et cormorans taient au Moyen ge servis la tabledes princes. Le buf, dont les morceaux rtir font nos dlices, taitautrefois rput viande grossire, tout juste bonne pour l estomacrobuste des hommes de labeur. De toutes les parties de son corps, on

    ne jugeait digne des bonnes tables qu un abat, le palais : les recettesde palais de buf abondent en effet dans les livres de cuisine franaisdes XVIIe et XVIIIe sicles ; et l on sait par le journal d Hroard, sonmdecin, que de sa vie le roi Louis XIII n a jamais mang d autrepartie de cet animal1. Le XXe sicle, au contraire, a mpris ce dlicatmorceau, ce point que nul ne sait plus o le situer.

    L a preuve par la recette_______________________________

    Toutes sortes de documents tmoignent de l ancienne diversit

    _______________________________________________________1. Cf. Monique Jauffret, thse Paris IV, dactylographie, 1987.

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    gographique et sociologique des gots : rcits de voyage, journauxintimes, recueils de proverbes, traits des aliments et uvres littrairesdiverses ; listes de prix, comptes de bouche, menus de banquets, cartesde restaurants, etc.

    Aucune pourtant n offre un tmoignage aussi prcis sur les trans-formations historiques du got que la srie des livres de cuisine. Dansla plupart des pays d Europe occidentale, elle est continue depuis ledbut du XIVe sicle2.

    Les anciens traits culinaires - souvent de simples recueils derecettes - tmoignent moins des inventions de grands chefs que d unsavoir collectif : de l un l autre, et travers plusieurs pays, onretrouve les mmes plats, labors de manire analogue sinon rigou-reusement identique. S ils nous renseignent videmment mieux sur lesgots des lites sociales que sur ceux des masses populaires, plusieurs,pourtant, voquent ou dcrivent l occasion des plats vulgaires. Ds

    la fin du XIVe sicle, les recettes d un ensemble de potages com-muns ouvrent le viandier du Mnagier de Paris :un peu plus tard, lemanuscrit du Vatican du V iandierde Taillevent mentionne douze platsdont il ne donne pas la recette parce que femmes en sont maistresses,et chacun le sait faire . On connat cependant par d autres livres lesrecettes de ces plats ordinaires.

    Laissons nanmoins de ct la difficile question des cuisinespopulaires, d autant que l on ne sait jamais si c est par got ou parbesoin que les pauvres mangent ce qu ils mangent. Pour dmontrerque le got a vari historiquement, mieux vaut se concentrer surl alimentation des riches.

    Jamais les Franais n ont accord autant de prix aux picesqu aux XIVe et XVe sicles. C taient elles qui donnaient alors auxmets leur statut gastronomique. Dans tout l Occident, la palette despices n a jamais t aussi varie : les recettes, plus ou moinsfrquemment selon les pays, mentionnaient le poivre rond et lepoivre long, la cannelle, le gingembre, le galanga, le clou de girofle, lanoix de muscade et son tgument le macis, le safran, la graine deParadis ou maniguette, le mastic, le citoual, le cumin, l anis, lacardamome, le spic nard ou nard indien, etc. Toutes ces pices_______________________________________________________2. Cf. l enqute sur les traits culinaires anciens, en cours au Centre de recherche

    historique de l Ecole des hautes tudes en sciences sociales.

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    se trouvaient ordinairement chez les piciers ou apothicaires, alors quenombre d entre elles sont aujourd hui introuvables en Europe, lescommerants renonant en commander faute de demande.

    Le got pour les pices se manifestait aussi par la frquence de leur

    emploi, autrement dit par le nombre des recettes qui en mentionnaient,de 65 80 % selon les pays et les recueils, aux XIVe et XVe sicles.Quant l importance des doses utilises, les historiens spcialistes endiscutent, car la plupart des recettes ne les prcisent pas. Mais, les raresfois o elles sont indiques, elles sont toujours impressionnantes,compares aux doses que l on trouve aujourd hui dans les cuisinesoccidentales.

    Jusqu au XVIIe sicle, ce got pour les pices s est manifest enFrance comme dans les autres pays d Europe occidentale. Mais, partir du XVIIe sicle, les Franais ne le partagent plus : les trangersde passage en France s en sont tonns ; et les Franais de leur ct,

    lorsqu ils voyageaient en Allemagne, en Pologne, en Espagne, etc., sesont plaints du supplice de Tantale qu on leur infligeait en leurprsentant des mets apptissants mais immangeables par la profusiondes pices dont ils taient assaisonns. Lorsque l on combine cestmoignages celui des livres de cuisine, il s avre que les Franais desXVIIe et XVIIIe sicles n ont pas renonc compltement aux picesorientales mais que certaines d entre elles les dgotent dsormais - enparticulier le safran - et que, s ils affectionnent le poivre, le clou degirofle et la muscade, ils ne les utilisent plus qu doses discrtes. Envrit, l tude des livres de cuisine franais des XVIIe et XVIIIe siclesne rvle pas de changement significatif de la proportion des recettes

    faisant appel aux pices orientales : elle est toujours de l ordre de 60 70 %. Mais ces livres indiquent deux changements. D une part, lapalette des pices s est considrablement rduite. La graine de Paradis,le galanga, le macis, le spic nard, la cardamome, l anis, le cumin, lemastic et le poivre long ont disparu, tandis que la cannelle, legingembre et le safran ne sont plus employs qu exceptionnellement.Les cuisiniers franais n utilisent plus dsormais rgulirement que lepoivre, le clou de girofle et la noix de muscade, ces trois picesapparaissant d ailleurs beaucoup plus frquemment qu auparavant.

    Il semble, d autre part, qu ils les utilisent en doses beaucoupplus discrtes. Cela reste difficile dmontrer en raison de l impr-

    cision persistante des recettes. Mais on voit que le girofle n est plus

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    employ que pour clouter un morceau de citron vert, ou - commeaujourd hui - un oignon. On peut en outre dduire cette rduction desdoses de l insistance avec laquelle les voyageurs franais ont dnoncla profusion des pices dans les cuisines trangres : Jean Le Laboureur

    se plaint de pts allemands tout noirs au-dedans d pices et desafran et la comtesse d Aulnoy de mets espagnols si pleins d ail, etde safran et d pices que je ne pus manger rien .

    L acide, le sucr, le sal_______________________________

    Epice comme les autres cuisines mdivales europennes, la cui-sine franaise du XIVe sicle s en distinguait cependant par un gottrs affirm pour l acidit et par son mpris de la douceur. Environ70 % des recettes franaises comprenaient des ingrdients acides : vin,vinaigre, verjus, groseilles, alors qu on n en trouve que dans 40 50 % des recettes anglaises de la mme poque, et 25 35 % desrecettes italiennes. Les ingrdients doux, en revanche, en taientpresque absents : sucre ou miel n apparaissent que dans moins de 8 %des recettes franaises du XIVe sicle, contre 19 50 % des recettesitaliennes analyses et 49 68 % des anglaises.

    Le sucre, prsent dans 13 28 % des recettes italiennes et 31 50 % des recettes anglaises - contre moins de 7 % des recettesfranaises -, n est pas seul en cause : les Franais du XIVe sicle uti-lisaient aussi nettement moins que leurs voisins le miel, les figuessches, les raisins secs et le mot de raisin concentr, et mme pas dutout de dattes, qu Anglais et Italiens employaient trs frquemment. Ilne s agit donc pas d une question d approvisionnement en denresexotiques, mais bien d une absence de got pour les saveurs douces,que les Italiens, et plus encore les Catalans et les Anglais, adoraientautant que les Arabes.

    Cette originalit franaise s est quelque peu efface au coursdes XVe et XVIe sicles, par suite du prestige irrsistible du sucrede canne. Suivons par exemple les diffrentes versions du V iandierde Taillevent : au XIVe sicle, il en usait dans 6 % de ses recettes ;au dbut du XVe, 11 % ; la fin du mme sicle, 18 % ; enfin, leL ivre fort ex cellent de cuisine (milieu du XVIe) en utilise dans 31 %

    des siennes. On sait que la consommation de saccharose a

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    continu crotre du XVIe sicle nos jours, dans l alimentation desFranais comme dans celle des autres Europens, d abord dans leslites sociales, puis dans des milieux de plus en plus larges.

    partir du XVIIe sicle, cependant, les Franais se sont nouveau

    distingus de leurs voisins en dveloppant le sentiment d uneantinomie entre le sucr et le sal. Ce principe fondamental de lagastronomie franaise classique - beaucoup plus original que ne lepensent gnralement ceux qui l ont intgr ds l enfance - n est pasapparu en un jour. A preuve : la plupart des livres franais du XVII esicle proposent encore des recettes de lamproie, de saumon oud alouettes la sauce douce , de sarcelles l hypocras , etc. Maisdj certains commentaires significatifs apparaissent, sous la plumemme des auteurs qui proposent de telles prparations. Ainsi, l auteurde L A rt de bien traiter (1674) crit propos de levreaux rtis : Siquelqu un aime et demande une saulse douce - ce qui me paroist fort

    impertinent, et fort ridicule - vous le pourrez satisfaire en faisant bouillir duvin rouge dans un poeslon avec sucre, gerofle, cannelle et rduire letout en consistance de syrop.

    Cette sparation du sal et du sucr s est manifeste aussi parl apparition, ds le XVIe sicle, de traits de confiserie distincts deslivres de cuisine. C est beaucoup plus tard, cependant, que les traitsde ptisserie se spcialiseront dans la prparation des gteauxsucrs : aux XVIIe et XVIIIe sicles, ils traitent encore des pts deviande et de poisson aussi bien que de tartes et autres gteaux.

    De mme, jusqu en plein XIXe sicle, les entremets - gnralementapports sur table au troisime service - mleront les plats sals aux

    plats sucrs.Le principe cl de la cuisine hexagonale n a d ailleurs jamais t

    total au niveau de la pratique, mais il a pendant plus de trois siclesmarqu notre systme classificatoire. Au XXe sicle, on met toujoursun peu de sel dans la pte tarte, et ventuellement un morceau desucre dans les petits pois ou les carottes. Mais, au niveau desreprsentations, un plat doit tre sucr ou sal , et nous, Franais,sommes dsorients si nous ne pouvons classer ce que nous mangeonsd un ct ou de l autre.

    Bien qu en notre fin du XXe sicle les structures du got franaisdeviennent moins rigides sur ce point, et nous laissent apprciernombre de cuisines trangres qui admettent le sucr-sal - et

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    pis : les viandes et les poissons sucrs -, il y a donc l une caract-ristique de longue dure du got franais. Elle a pu constituer unrgulateur de notre consommation de sucre et mriterait une tudeapprofondie.

    Graisses et sauces_______________________________

    Autre phnomne significatif d une transformation du got :l essor de la cuisine au beurre. Au XIVe sicle, le beurre tait presqueabsent des livres de cuisine, en France et en Angleterre aussi bienqu en Italie et en Espagne. Les jours gras, les traits culinaires luiprfraient le lard ou le saindoux, et les jours maigres, ils lui prfraientl huile. Mais on a des raisons de douter que le beurre ait t absent dela cuisine bourgeoise et populaire aussi bien que de la cuisine

    aristocratique. Quelques textes parlent d ailleurs du beurre commed une graisse paysanne. Pourquoi son statut aurait-il chang au coursdes sicles suivants ? Mystre... Toujours est-il que les livres de cuisinel ont mentionn plus frquemment au XVe sicle (en Italie aussi bienqu en France, mais pas encore en Angleterre) et que son essor estfulgurant dans les traits franais et anglais aux XVIe et XVIIe sicles.L e V iandierde Taillevent ne le citait, par exemple, que dans 1,4 % deses recettes au XIVe sicle, dans 2,5 % au dbut du XVe ; la fin dumme sicle dans 7,6 %. Au XVIe, il l est dans 33,2 % des recettes duL ivre fort ex cellent, et aux XVIIe et XVIIIe dans 35 62 % selon leslivres.

    Si la crme semble garder encore, au XVIIe

    sicle, de cet ancienstatut paysan, le beurre, lui, est dfinitivement adopt par les litessociales - et il va devenir caractristique de leur cuisine. Une cuisine o,d une manire gnrale, les graisses jouent d ailleurs un rle plusimportant qu au Moyen ge.

    On pense souvent que la mfiance envers les graisses est uneinvention de la dittique moderne. En fait, les nutritionnistes du XXesicle parlent des lipides comme d un des trois nutriments fon-damentaux alors que les anciens ditticiens les percevaient au con-traire comme des condiments, n employer qu en petites quan-tits. Au reste, les matres queux du Moyen ge semblent n avoir

    que trs modrment pris les assaisonnements gras, au contrairedes cuisiniers modernes, qui, non contents d user du beurre dans

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    un plat sur deux, ont encore doubl la frquence d emploi du lard etautres graisses animales. Ainsi, la frquence d utilisation du beurre estpasse de 1,4 % des recettes du V iandierde Taillevent au XIVe sicle 54,3 % de celles de lA rt de bien traiterau XVIIe. Dans le mme temps,

    il est vrai, la frquence d emploi de l huile a chut de 13 % 4 %.Mais lard, saindoux et autres graisses animales sont passs de 26 % 52 %, tandis que la moelle, gustati-vement proche de la graisse, passaitde 0,6 % 17,5 %.

    Les cuisiniers mdivaux, comme ceux d aujourd hui, se souciaientd ailleurs de dgraisser leurs prparations. Et lorsque, parfois, ilsutilisaient de la graisse de rti dans une sauce, ils veillaient n en pasmettre trop. Ainsi, pour assaisonner un chapon rti, L e Mnagier deParis, la fin du XIVe sicle, donne exceptionnellement des propor-tions : quatre parties de verjus et la cinquiesme de la graisse... duchapon . Cette sauce, aujourd hui, nous paratrait plutt trop acide

    que trop grasse. Mais il y a plus : la plupart des sauces mdivales necomprenaient aucune graisse : sur les soixante que mentionnent auXIVeL e V iandier de Taillevent et L e Mnagier de Paris, aucune necomportait d huile ni de beurre, alors qu aujourd hui la plupart denos sauces comportent l une ou l autre.

    Beaucoup de ces sauces taient violemment acides : 87 % d entreelles contenaient du vinaigre ou du verjus (c est--dire des acides forts)et, souvent, aucun des autres ingrdients n en modrait la violence. Lasauce verte, par exemple, se composait alors de pain, persil,gingembre... verjus et vinaigre , ceux-ci tant ncessairement utiliss fortes doses, puisqu il n y avait pas d autre lment liquide dans la

    sauce (cf. Taillevent, ms. BN p. 33, n 139). On sait ce que cette sauceest devenue aujourd hui : une mayonnaise fade et grasse, au jusd pinard (Ginette Mathiot, Je sais cuisiner, p. 77). Sans en tre encore ce point, l volution tait dj bien engage au XVIIe sicle.

    Dans la seconde moiti du XVIIe sicle, il reste encore dessauces maigres et acides, mais on voit les sauces au beurre se multi-plier. Les sauces maigres, base de vinaigre, verjus ou jus d orangeamre, sont encore nombreuses dans L e Cuisinier franais. Mais on neles y trouve gure que pour assaisonner des viandes rties, suintantesde leur propre graisse. Dans beaucoup d autres cas, et particuli-rement pour les sauces de poissons, la violence de l acide est

    dsormais adoucie par de l huile ou du beurre. C est le cas de 46 %

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    des sauces de ce livre de 1651, et de 80 % de celles de l A rt de bientraiter, en 1674.

    l attrait des sauces acides et pices du Moyen ge a doncsuccd, ds le XVIIe sicle, l attrait des sauces grasses, plus doues et

    plus respectueuses de la saveur propre des aliments. Cette prservationdu got des aliments est d ailleurs un des thmes favoris des partisansde la nouvelle cuisine de ce temps. Thme rapprocher de celui dunaturel qu ont dvelopp les classiques en art et en littrature. Cestransformations de l assaisonnement, particulirement significatives del volution des gots, sont alles de pair avec une transformation deschoix alimentaires faits par les lites sociales : les plats de crales ontdisparu des recueils de recettes, tandis que les lgumes et leschampignons devenaient la mode, et les viandes de boucherie, tenuesjusque-l pour grossires , ont de plus en plus tent les cuisiniersaristocratiques.

    Got et dittique_______________________________

    L ancienne dittique se souciait des saveurs infiniment plus quecelle d aujourd hui. Les traits d hygine alimentaire, en effet, par-laient constamment de corriger les vices des aliments par l assai-sonnement et les cuissons. Ils en venaient souvent jusqu prescrire devritables recettes de cuisine. Voici, pour preuves, trois courtsexemples emprunts au Thrsor de sant(1607) : En gnral les pigeonset pigeonneaux ont la chair de qualit chaude et humide, et enflambent

    le sang. Pour les corriger, les ayant saignez, on les doit faire bouilliravec eau et verjus, ou les mettre en paste avec aigrets ou citrons,principalement pour les cholriques (p. 209). Ou, page 213 : II estaussi bon de larder et farcir les oyes de la sauge, sans la manger. Elleattire avec le feu leur excessive viscosit. On peut aussi y adjoindre dupoivre pulvris. Ou encore, page 226, propos des vieilles grives : On les doit pour correctifs farcir d espices, et boire en les mangeantdu meilleur vin. Mais il faut qu elles cuisent longuement, leur chair ensera moins dommageable. On les doit manger avec poivre.

    De leur ct, les auteurs de traits culinaires (ou leurs diteurs)se rfraient aux vertus dittiques de l assaisonnement. L diteur

    du Cuisinier franais crivait en 1651, dans un avis au lecteur : Ce

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    livre... ne tend qu conserver et maintenir la sant en bon estt et enbonne disposition, enseignant corrompre les vicieuses qualitez des viandes parles assaisonnements contraires. Et il remarque qu il est bien plus douxde faire une dpense honneste et raisonnable... en ragousts et autres

    dlicatesses de viandes, pour faire subsister la vie et la sant, qued employer une somme immense en drogues, herbages, mdecines etautres remdes importuns pour la recouvrer .

    Il faut donc se demander ce que les pratiques culinaires - quifondent le got alimentaire autant qu elles l expriment - doivent auxides dittiques rgnant dans la socit considre. La rponse n estpas facile donner car les pratiques subissaient aussi d autresinfluences. Autrefois, comme aujourd hui d ailleurs, il ne manquaitpas de recettes contraires aux principes des mdecins. Il arrive aussique des pratiques et des gots traditionnels survivent longtemps auxdoctrines dittiques qui les ont fonds ; ainsi, l habitude de manger le

    melon en dbut de repas, assaisonn de sel et de poivre, et de ne pasboire d eau par-dessus, mais un vin puissant et pur. Cette habitude,que l on peut suivre de la fin du XVe sicle nos jours, esthistoriquement fonde sur les prescriptions d une dittiqueaujourd hui suranne et caduque, mme si ceux qui y restent fidlesn en ont plus conscience et n agissent plus ainsi que par got . Onpourrait en dire autant de l habitude, nouvelle en France, de manger lemelon avec du jambon cru3.

    Des gots et des valeurs_______________________________

    Mme s ils ne sont pas explicables seulement en termes de rapportssociaux (on vient de le voir), les gots entretiennent nanmoins desrelations videntes avec eux4. Ainsi l usage des pices exotiques auxXIVe et XVe sicles tait-il clairement une marque de distinctionsociale._______________________________________________________3. Cf. Platine, Du melon et autres fruits de l t , L Histoire, n 14, juillet-aot1979.4. Cf. Pierre Bourdieu, L a Distinction. Critique sociale du jugement (Editions de Minuit,Paris, 1979 ; 670 p.). Pour une approche plus quilibre, tenant compte la fois desrapports sociaux, des doctrines mdicales et des principes classificatoires, voir Allen

    J. Grieco, Classes sociales, nourriture et imaginaire alimentaire en Italie, X IVe

    -X V

    e

    sicle(Ecole des hautes tudes en sciences sociales, thse de doctorat, Paris, 1987, 222 p.,dactylographie).

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    Dans cette perspective, que signifie donc leur abandon au XVII esicle ? Une mise l honneur des pratiques bourgeoises et populaires ?On pourrait le croire puisque au niveau des choix alimentaires aussibien que de l assaisonnement, ce qui parat avoir t bourgeois au

    XIVe

    sicle est devenu aristocratique au XVIIe

    . Mais, d un autre ct,il est clair qu au XVIIe sicle on recherchait plus encore qu aupara-vant se distinguer socialement par ses gots et par ses pratiquesalimentaires. Simplement, les critres de distinction ont chang et sontdevenus plus complexes : on met dsormais en avant non seulement lamagnificence du matre de maison, mais son bon got et saconnaissance de la mode5.

    Les transformations du got des lites sociales, qui se sont accom-pagnes d autant de transformations de leur rgime alimentaire, ontvraisemblablement eu des rpercussions sur leur apparence physique etsur leur sant. Rpercussions complexes dont je n voquerai qu un

    aspect.Au cours du XVIe sicle, l idal de beaut fminine a chang. Alors

    que les peintres et les potes du XIVe sicle rvaient de jeunes fillesgraciles, aux hanches basses et la poitrine menue, ceux des XVIe,XVIIe, XVIIIe et XIXe sicles ont plutt vant des femmes aux chairs succulentes , aux hanches larges et aux seins plantureux6. Il seraittonnant que cela n ait eu aucun rapport avec le fait qu partir duXVIe sicle le sucre, le beurre et les sauces grasses ont remplac, dansle rgime des lites sociales, les assaisonnements acides et pics. Ainsiqu avec l ide, qui s est affirme peu peu, que les sucreries sontnourritures de femmes plutt que d hommes adultes. On peut en effet

    supposer que, dans cette socit aristocratique, l idal de beautfminine entretenait des relations troites avec la corpulence relle desgrandes dames.

    Quoi qu il en soit, il y a certainement une relation directe entrel volution du got alimentaire et l volution du got sexuel. Outreles mtaphores alimentaires qui abondent dans l uvre de potescomme Ronsard lorsqu ils dcrivent leurs matresses ou le dsirqu elles leur inspirent, il faut noter quantit de valeurs communes auxdeux domaines : partir du XVIe sicle, la douceur, la dlica-_______________________________________________________5. Cf. J.-L. Flandrin, La distinction parle got in Aris et Duby, H istoire de la vieprive, t. 3, Seuil, Paris, 1986, p. 267-309.6. Cf. J.-L. Flandrin et M.C. Phan, Les mtamorphoses de la beaut fminine,L Histoire,n 68, juin 1984.

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    lemangeur-ocha.com - Piault, Fabrice (sous la direction de). Le mangeur. Menus, maux etmots. Autrement, Coll. Mutations/Mangeurs N138, Paris, 1993, 171 p.

    tesse, la succulence, etc. valent aussi bien lorsqu on parle des femmesque lorsqu on parle de nourriture7.

    Autre corrlation souligner : celle qui existe entre les tendances dela nouvelle cuisine du XVIIe sicle et les tendances du classicisme

    littraire et artistique. Corrlation vritable, au niveau des choses ? Ousimple analogie au niveau du langage ? On peut en discuter. Mais onne peut pas ne pas remarquer que les notions de naturel, d quilibre,d excs, de bon got, etc. sont apparues peu prs en mme tempsdans le discours sur les lettres et les arts et dans le discours sur lacuisine.

    C est juste titre que le got alimentaire est traditionnellementcompt comme l un des cinq sens de nature , puisque, comme cesderniers, il nous apporte des informations de l ordre de la sensation etde la perception. Le got alimentaire est cependant, de faon constan-te, model par la culture : l tude de ses variations dans le temps et

    dans l espace renvoie toutes sortes d autres transformations histori-ques dont on n a pu mentionner ici que quelques-unes.

    _______________________________________________________7. Cf. J.-L. Flandrin et M.C. Phan, Bella da guardare, bella da mangiare , Imago,n1 ; Lugio, 1987, p. 54-65.

    _______________________________________________________

    Jean-L ouis Flandrin