390_42_Tout2.indd35 ÉNIGMES 4THÉORIE DU TOUT
EN DEUX MOTS Depuis près d’un siècle, les physiciens cherchent une
théorie capable d’unifier la mécanique quantique et la relativité,
et de révéler ainsi la nature unique des quatre forces
fondamentales. La théorie des cordes, souvent qualifiée de «
théorie ultime », est considérée aujourd’hui comme la meilleure
candidate. Mais des travaux récents suggèrent qu’elle ne serait pas
le dernier mot de la physique.
M A
TI ÈRE
3 L’équation ultime pour la physique Existe-t-elle cette « théorie
du Tout » qui expli- querait simplement l’ensemble des phénomènes
physiques ? De nombreux physiciens se sont en tout cas attelés à
son élaboration. À la fin du siè- cle dernier, le développement de
la théorie des cordes laissait penser à certains qu’ils y parvien-
draient rapidement. C’était sans compter avec la complexité du
monde.
siques connus ? L’idée est particulièrement audacieuse. Telle est
pourtant la quête dans laquelle se sont engagés des physiciens
depuis près d’un siècle. Compte tenu de la complexité du monde, ils
sont peut-être trop optimistes. Même si elle existe, on trouvera
fort probablement parmi ses conséquences des phénomènes secondaires
complexes, que l’on ne pourra pas prévoir de façon simple. De plus,
en admet- tant que les scientifiques parviennent à faire des
prédictions à
42 LA RECHERCHE | OCTOBRE 2005 | Nº 390
L es physiciens aiment les choses simples. Depuis près d’un siècle,
bon nombre d’entre eux ont recherché un cadre conceptuel unique qui
permettrait d’expli- quer simplement pourquoi notre Univers est tel
qu’il est, et pourquoi son contenu se comporte comme nous
l’observons. Cette quête, dont on ne sait si elle
s’achèvera un jour, a déjà permis d’améliorer considérablement
notre compréhension du monde, en particulier, depuis quelques
années, avec le développement de la théorie des cordes.
Une quête audacieuse Existe-t-il une « théorie du Tout » ? Une
théorie fondée sur un petit nombre de paramètres reliés entre eux
par une seule équa- tion, qui permettrait de prédire l’ensemble des
phénomènes phy-
L’UNIVERS SERAIT FORMÉ de cordes infinitésimales repliées plusieurs
fois sur elles-mêmes, comme l’évoque cette vue d’artiste.
Lisa Randall
partir de l’équation d’une théorie ultime, celles-ci dépendraient
toujours de conditions initiales incertaines : comment tout a com-
mencé (lire « À la recherche du temps zéro », p. 30). Enfin, quand
bien même ils découvriraient une théorie dont la formulation
paraîtrait extrêmement simple, il est fort probable qu’il faudrait
lui ajouter des éléments pour ajuster ses prédictions aux grandeurs
mesurables de l’Univers. Malgré ces réserves, et même si elle
n’aboutit pas, la recherche
d’une « théorie du Tout » a une certaine utilité. Elle peut d’abord
améliorer notre compréhension de principes physiques fondamentaux.
Elle pour- rait aussi nous rapprocher d’une théorie physique plus
générale que celles dont nous disposons aujourd’hui, qui décrirait
une plus grande diver- sité de phénomènes. C’est déjà ce qui s’est
produit dans le passé.
Premiers pas vers l’unification La première étape vers une «
théorie du Tout » consisterait à unifier les quatre forces
fondamen- tales de la physique : la gravitation, l’électromagné-
tisme, et les deux forces nucléaires, faible et forte. La
gravitation et l’électromagnétisme sont bien connus : ces forces
sont responsables respectivement de la chute des corps et de la
propagation de la lumière, par exemple. Les deux autres n’ont été
identifiées et comprises qu’au XXe siècle. La force faible
intervient dans les interactions nucléaires qui permettent au
soleil de briller. La force forte per- met quant à elle la cohésion
des particules élémen- taires au sein des noyaux atomiques. À basse
énergie*, les forces nucléaires se compor- tent d’une manière très
différente des forces élec- tromagnétiques et gravitationnelles. À
cause de cela, et du fait que les forces nucléaires étaient encore
inconnues il y a une centaine d’années, les premiè- res tentatives
d’unification ne concernèrent d’abord que la gravité et
l’électromagnétisme. En 1919, soit cinq ans après qu’Albert
Einstein eut achevé sa théo- rie de la relativité générale, qui est
surtout une théo- rie de la gravitation, le mathématicien allemand
Theodor Kaluza formula une théorie particulière- ment intéressante
[1]. Observant que la relativité générale reste valable si l’espace
compte plus de dimensions que les trois qui nous sont familières,
Kaluza proposa l’existence d’une quatrième dimen- sion spatiale
(qu’il ne faut pas confondre avec le temps, quatrième dimen- sion
de l’espace-temps). Grâce à cette dimension supplémentaire,
l’électro- magnétisme apparaissait
au sein d’une théorie qui ne contenait au départ que la
gravitation. Les deux forces résultaient des oscillations de la
même particule, le « graviton », censé transmet- tre les
interactions gravitationnelles. Dans la direction des trois
dimensions spatiales ordinaires, ces oscillations produisaient la
gravité ; dans la direction de la
35 ÉNIGMES 4THÉORIE DU TOUT
Nº 390 | OCTOBRE 2005 | LA RECHERCHE 43
*Les conditions de basse énergie sont celles qui règnent
aujourd’hui en moyenne dans l’Univers, par opposition aux
conditions de haute énergie, qui prévalaient juste après le Big
Bang, et que l’on tente de recréer dans les accélérateurs de
particules.
[1] T. Kaluza, Sitzungsberichte Preussische Akademie der
Wissenschaften, 96, 69, 1921.
© C
35 ÉNIGMES 4THÉORIE DU TOUT
dimension supplémentaire, elles produisaient la force électro-
magnétique. Selon cette théorie, toutefois, les intensités des
forces électromagnétique et gravitationnelle auraient dû être
identiques. Or l’expérience montre que ce n’est pas le cas : ces
intensités diffè- rent même de plusieurs ordres de grandeur. Cela
n’a pas empêché Einstein de suivre la piste proposée par Kaluza à
la recherche d’une théorie unificatrice, et de développer ses
propres stratégies dans les trente dernières années de sa vie. En
vain. La découverte des forces nucléaires marqua un tournant impor-
tant dans le casse-tête de l’unification des forces. Les physiciens
comprirent alors que la gravité était fondamentalement différente
des trois autres forces. Ils se focalisèrent donc sur l’unification
de ces dernières. Sheldon Glashow et Steven Weinberg, alors tous
les deux à l’université Harvard, et Abdus Salam, alors à l’Imperial
College de Londres, firent le premier pas dans cette direction en
développant indépendamment, entre 1961 et 1967, la théorie « élec-
trofaible », qui unifie électromagnétisme et force faible.
Au-delà du Modèle standard Selon cette théorie, que tous les
physiciens considèrent aujourd’hui comme correcte, la force
électromagnétique n’était pas une force distincte dans l’Univers
primordial. Ce n’est que plus tard, lorsque l’Univers s’est
suffisamment refroidi, que cette force, transmise par une particule
sans masse, le photon, s’est différenciée de la force faible. Ce
succès attira des critiques. Ainsi, c’est à cette épo- que que
l’écrivain polonais Stanislaw Lem inventa l’expression « théorie du
Tout » pour se moquer des théories d’un savant farfelu apparaissant
dans plusieurs de ses romans de science-fiction. Toutefois, en
1974, en suivant la même logique, Glashow et son col- lègue de
Harvard Howard Georgi proposèrent une théorie qui englo- bait
toutes les forces non gravitationnelles [2]. Selon eux, une «
grande force unifiée » s’était partagée en trois peu après le Big
Bang, alors que l’Univers commençait à se dilater et à se
refroidir. Ils démon- trèrent que les équations qui décrivent les
particules connues et les forces non gravitationnelles auxquelles
elles sont soumises entrent dans un cadre mathématique sous-jacent
unique. Il restait à traiter le problème des intensités des
interactions. Pour que l’unification fonctionne, les trois forces
devaient avoir
la même intensité aux énergies et tempé- ratures élevées qui
caractérisaient les pre- miers instants de l’Univers ; elles
devaient aussi avoir des intensités différentes aux énergies et
températures basses, condi- tions dans lesquelles les physiciens
réali- sent aujourd’hui leurs expériences. La « théorie quantique
des champs *» per- mettait de calculer la variation de l’intensité
d’une interaction en fonction de l’énergie. Peu après la
proposition de Glashow et Georgi, ce dernier réalisa ce calcul,
avec Weinberg et Helen Quinn, de l’université de Californie, pour
les trois forces non gra- vitationnelles [3]. Ils trouvèrent que
leurs intensités variaient avec l’énergie, de sorte qu’elles
devaient avoir la même intensité pour une énergie cent mille
milliards de fois plus grande que celles auxquelles des expériences
avaient été réalisées. Nous savons aujourd’hui que ces calculs
n’étaient pas assez précis pour démontrer
l’unification. Des mesures plus précises de l’intensité des forces
indiquent que celles-ci ne se rejoignent pas tout à fait à haute
éner- gie. Nous savons aussi aujourd’hui que des théories qui vont
au-delà du Modèle standard, la théorie qui décrit les particules
connues ainsi que leurs interactions [4], entretiennent l’espoir
d’une unifi- cation des forces et, partant, de la découverte de la
« théorie du Tout ». L’un de ces modèles, la « supersymétrie », qui
associe une nouvelle particule « supersymétrique » à chaque
particule du Modèle stan- dard, est à ce titre très intéressant
[fig. 1] [5]. Dans les théories super- symétriques, élaborées dans
les années 1970, les contributions de particules virtuelles
permettent en effet aux forces non gravitation- nelles de s’unifier
à très haute énergie. Nous ne savons pas à ce jour si des
particules supersymétriques existent vraiment, mais nous espérons
que de futures expériences permettront de trancher. De façon
remarquable, à l’énergie très élevée à laquelle les forces non
gravitationnelles semblent s’unifier, même la gravité a une
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In te
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Force nucléaire forte Force nucléaire forte
Force électromagnétique Force électromagnétique
Modèle standard supersymétrique
Énergie (en giga-électronvolt)
Énergie (en giga-électronvolt)
PARTICULE : ÉQUIVALENT SUPERSYMÉTRIQUE : • lepton • slepton •
electron • selectron • quark • squark • top • stop • boson de jauge
• gaugino • photon • photino • boson w • wino • boson z • zino •
gluon • gluino • graviton • gravitino
* La théorie quantique des champs est une formulation des
fluctuations quantiques des états de la matière et de ses
interactions, compatible avec la relativité restreinte.
[2] H. Georgi et S. Glashow, Phys. Rev. Lett., 32, 438, 1974.
[3] H. Georgi et al., Phys. Rev. Lett., 33, 451, 1974.
[4] www-dsm.cea.fr /Dossiers/ModeleSTD /page.shtml
[5] P. Fayet, « La super- symétrie et l’unification des
interactionsfondamentale, La Recherche, mars 1988, p. 334 ; « La
supersymétrie, une piste sérieuse », La Recherche, janvier 2001, p.
29.
LA SUPERSYMÉTRIE est une extension du Modèle standard de la
physique des particules. Selon cette théorie, chaque particule
posséderait un équivalent supersymétrique très massif (tableau de
gauche). En postulant l’existence de ces « sparticules »,
l’unification des forces fortes, faibles et électromagnétiques
devient possible. Comme le montre le graphe de droite, en effet,
elles ont alors toutes la même intensité d’interaction à très haute
énergie.
Modèle standard
In te
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si on
Force nucléaire forte Force nucléaire forte
Force électromagnétique Force électromagnétique
Modèle standard supersymétrique
IS
intensité comparable aux trois autres forces : cela laisse penser
qu’elle pourrait être unifiée avec celles-ci. Avant d’y parvenir,
nous devrons trouver une théorie de la gravitation plus générale
encore que la relativité générale. Malgré ses succès indéniables,
celle-ci ne serait pas la théorie ultime de la gravité, car elle ne
s’applique pas à des distances extrêmement courtes. En fait, à des
distances de l’ordre de la longueur de Planck (10-33 centimètre),
la taille de l’Univers immédiatement après le Big Bang la
description quantique du gra- viton n’est plus pertinente. Pour
expliquer les tout premiers instants de l’Univers, ou, ce qui
revient au même, les phénomènes physiques à très haute énergie,
nous devons donc trouver une théorie de la gravitation s’appliquant
au-dessous de l’échelle de Planck.
Vibrations et membranes La « théorie des cordes » est considérée
comme la meilleure candidate pour atteindre cet objectif. En
théorie des cordes, la nature de la matière diffère radicalement
des approches traditionnelles de la physique : les objets les plus
élémentaires sont des boucles unidimensionnelles, ou « cordes », en
vibration dont la longueur est la longueur de Planck [fig. 2].
Contrairement aux cordes d’un violon, celles-ci ne sont pas
composées d’atomes, eux-mêmes composés d’électrons et de noyaux,
eux-mêmes composés de quarks. En fait, c’est exactement le
contraire : toutes les particules connues sont produites par les
vibrations de ces cordes. Cette théorie avance également des idées
provocantes sur la nature de l’espace. En effet, ses prévisions
n’ont de sens que si l’espace contient plus de trois dimensions.
Selon les modèles considérés, il y en aurait neuf ou dix, voire
davantage. Initialement, les théoriciens pensaient ne devoir
utiliser que des cordes fondamentales, dont les différents modes de
vibration pro- duisaient l’ensemble des particules. Mais, depuis la
fin des années 1990, ils ont compris qu’ils devaient prendre en
compte d’autres objets afin d’expliquer l’organisation des
particules connues et leur dynamique : les « branes ». Ces branes
sont des sortes de membra- nes qui s’étendent dans plusieurs
dimensions de l’espace. Elles peu- vent piéger les particules et
les forces qui, du coup, ne « ressentent » plus ce qu’il se passe
dans les autres dimensions. La théorie des cordes n’est pas la
seule tentative d’unification de la mécanique quantique et de la
gravitation. La « gravité quanti- que en boucles », par exemple,
qui a été inventée vers le milieu des années 1980, a la même
ambition. La théorie des cordes est toute- fois la plus
prometteuse, car elle embrasse les prévisions de la rela- tivité
générale, de la mécanique quantique et de la physique des
particules ; elle permettrait en outre d’étendre la physique à des
domaines de distance et d’énergie pour lesquels les théories
concur- rentes sont inadaptées. Bien qu’elle ne soit pas encore
assez déve- loppée pour que l’on puisse tester son efficacité dans
ces condi-
tions insaisissables, elle a d’ores et déjà permis l’obtention de
résultats qui appor- tent un éclairage intéressant sur des pro-
blèmes relatifs à la gravitation quantique et à la physique des
particules. L’un des plus grands succès de la théorie des cordes
comme théorie de la gravitation quantique concerne les trous noirs.
En 1996,
Andrew Strominger et Cumrun Vafa, deux théoriciens de l’univer-
sité Harvard, ont fabriqué à l’aide de branes un objet
correspondant à un trou noir [6]. Ils ont ensuite compté le nombre
d’assemblages différents permettant d’obtenir le même résultat : ce
nombre indique la quantité d’information que peut contenir l’objet.
Or ils ont retrouvé de cette façon un résultat obtenu dans les
années 1970 par Stephen Hawking et Jacob Bekenstein, alors tous les
deux à l’université de Cambridge, qui avaient réalisé des calculs
de thermodynamique sur les trous noirs. C’est une preuve que la
théorie des cordes permet de décrire au moins certaines propriétés
de l’Univers.
La nature de la gravitation En 1997, Juan Maldacena, à l’époque à
l’université Harvard, formula une idée tout aussi excitante
concernant la gravitation, dont nous n’avons pas encore compris
toutes les conséquences. Il a démontré qu’une théorie particulière
de la gravitation contient la même infor- mation qu’une théorie qui
prenait en compte les autres types de for- ces mais pas la
gravitation [7]. En d’autres termes, si l’on souhaite effectuer un
calcul dans le cadre d’une de ces théories, il existe en principe
un calcul correspondant dans l’autre théorie qui donne la solution.
En outre, sa théorie « non gravitationnelle » appliquée sur une
surface particulière de l’espace serait complètement équivalente à
sa théorie gravitationnelle dans l’espace de dimension plus élevée
délimité par cette surface. Cette découverte semble indiquer
quelque chose de fondamental sur la nature même de la gravitation.
Là encore, la recherche d’une « théorie du Tout », bien qu’elle
n’aboutisse pas complètement, nous permet des avancées
déterminantes. Un autre résultat des dix dernières années a été une
meilleure compré- hension des liens qui existent entre les
différentes versions de la théo- rie des cordes. Au milieu des
années 1990, on disposait en effet de cinq variantes, chacune
décrivant des interactions différentes. Grâce notam- ment aux
travaux d’Edward Witten, de l’Institut des études avancées de
Princeton, nous savons désormais que ces cinq théories, apparem-
ment différentes, ont le même contenu physique [8]. Witten en a
déduit l’existence d’une théorie plus fondamentale, qu’il a
baptisée
35 ÉNIGMES 4THÉORIE DU TOUT
Nº 390 | OCTOBRE 2005 | LA RECHERCHE 45
LE POSTULAT DE BASE de la théorie des cordes est que les objets les
plus élémen- taires de l’Univers ne sont pas des particules mais
des cordes infinitésimales, ouvertes comme un cheveu ou fermées
comme un élastique. Le mode de vibration de ces cordes conférerait
les propriétés des particules que l’on observe. Plus le nom- bre de
crêtes et de creux s’inscrivant entre les deux extrémités d’une
corde (sché- mas ci-dessus de gauche à droite) est grand, plus la
particule est énergétique.
Des cordes aux particulesFig.2
[6] A. Strominger et C. Vafa, Phys. Rev. Lett. B, 379, 99,
1996.
[7] J. Maldacena, Black Holes and String Theory, APS Meeting, avril
1997.
[8] E. Witten, Nucl. Phys. B, 471, 135, 1996.
© IN
46 LA RECHERCHE | OCTOBRE 2005 | Nº 390
« théorie M », qui rassemblerait dans un même cadre la «
supergravité » à onze dimensions et les différentes expressions de
la théorie des cordes. Ainsi, même si la théorie des cordes a
souvent été présentée comme la « théorie du Tout », nous devons
nous rendre à l’évidence : ce n’est pas la théorie la plus
générale. Alors qu’initialement les physiciens espéraient que cette
théorie per- mettrait de faire des prédictions univoques sur les
propriétés de l’Univers, ils se sont aperçus qu’il existe de
nombreux modèles, chacun conte- nant différentes forces,
différentes dimensions et différentes combi- naisons de particules.
La théorie M et les branes augmentent consi- dérablement le nombre
de manières dont la théorie des cordes permet de décrire
l’existence des particules et des forces.
Des dimensions enroulées Un autre exemple est l’incapacité de la
théorie des cordes à expliquer pourquoi la géométrie de notre
Univers est telle que nous l’observons. Les théoriciens des cordes
ont longtemps pensé (beaucoup le pensent encore) que les dimensions
supplémentaires de l’espace étaient compactées sur de très courtes
distances, et enroulées les unes sur les autres, formant une
structure appelée « espace de Calabi-Yau ». Or, il existe a priori
un très grand nombre d’espaces de Calabi-Yau. Avec certains d’entre
eux, on retrouve bien les trois familles de particules élémentaires
décrites par le Modèle standard, identifiées dans les expé-
riences. Mais avec d’autres, il peut y avoir plusieurs centaines de
familles de particules élémentaires. Aucune théorie ne permet de
choisir un
espace de Calabi-Yau en particulier, celui qui donnerait sa
géométrie à notre Univers. En 1999, avec Raman Sundrum, de
l’université Johns-Hopkins, nous avons trouvé une autre explication
de l’arrangement des dimensions sup- plémentaires. Nous avons
démontré que, si les dimensions spatiales ordinaires sont correcte-
ment courbées – comme le postule la théorie de la relativité
d’Einstein en présence d’un certain type d’énergie –, les
dimensions supplémentaires peuvent être « cachées » même si leur
taille est
infinie [9]. En raison de la courbure de l’espace et du temps, la
gra- vitation est alors localisable dans ces dimensions
supplémentaires, même si, en principe, elle peut s’étendre à
l’infini. Ces exemples montrent que nous avons encore des progrès à
faire pour comprendre pourquoi les particules et les interactions
déduites de la théorie des cordes ont les propriétés que nous
observons dans notre monde. Nous comprendrons peut-être pourquoi
certaines manifestations de la théorie des cordes prennent le pas
sur les autres, mais bien que sa formulation sous-jacente soit une
théorie unique, la théorie des cordes, dans son état actuel de
développement, ne per- met pas de prédire toutes les
caractéristiques de l’Univers. Pour conclure, il est sans doute
trop ambi- tieux de chercher à découvrir directement une « théorie
du Tout ». Les progrès vien- dront davantage d’une compréhension
plus fine des principes directeurs carac- térisant une théorie
fondamentale, mais aussi de la recherche de solutions à des
problèmes moins abstraits pour lesquels on peut faire des
expériences. Des avancées graduelles devraient ainsi guider les
physiciens qui cherchent une manière de raccor- der la théorie des
cordes à notre monde. Si les théories que certains physiciens et
moi-même avons avan- cées sont correctes, nous en saurons
probablement plus sur les dimensions cachées de l’Univers une fois
que le grand collision- neur de hadrons du CERN, près de Genève,
sera opérationnel, après 2007 [10]. Des signes de l’existence des
particules super- symétriques pourraient aussi être identifiés.
J’ignore si nous allons trouver un jour les réponses à toutes nos
questions ou découvrir une théorie unificatrice. Je suis en
revanche certaine que ces recherches continueront de nous
rapprocher d’une meilleure compréhension des lois fondamentales de
la nature.
Lisa Randall est professeur de physique théorique à l’université
Harvard.
[email protected]
Cet article a été traduit de l’américain par Muriel Valenta.
35 ÉNIGMES 4THÉORIE DU TOUT
Daniela Wuench, The Inventor of the 5th Dimension: Theodor Kaluza,
his Work and Life, Termessos Verlag, à paraître. Carlos Calle,
Supercordes et autres ficelles, Dunod, 2004. Stephen Hawking, The
Theory of Everything : The Origin and Fate of the Universe, New
Millenium Audio, 2002. Qu’est-ce que l’Univers? Université de tous
les savoirs, dirigé par Yves Michaud, Odile Jacob, 2001. « Prouver
la théorie des cordes ? », La Recherche, juin 2001, p. 24.
POUR EN SAVOIR PLUS
Ils ont étudié la questionFIGURES
ALBERT EINSTEIN (1879-1955), physicien allemand natura- lisé
Suisse, puis Américain, fut l’un des premiers à se pen- cher sur le
problème de l’unification des forces. En vain, il chercha pendant
trente ans à unifier les deux forces
connues à l’époque : la gravité et l’électromagnétisme.
THEODOR KALUZA (1885-1954), mathématicien alle- mand, fut le
premier à proposer l’existence de dimen- sions spatiales cachées
afin d’unifier la gravité et l’électromagnétisme. Cette idée sera
reprise plusieurs dizaines d’années plus tard par les théoriciens
des
cordes.
STEVEN WEINBERG (né en 1933), physicien nucléaire amé- ricain,
partagea en 1979 le prix Nobel de physique avec Abdus Salam et
Sheldon Glashow pour la formulation de la théorie électrofaible,
qui unif ie l’électro- magnétisme et la force nucléaire
forte.
JUAN MALDACENA (né en 1968), physicien argentin, est l’un des
théoriciens des cordes les plus réputés. Ses travaux sur les trous
noirs, notamment, ont permis à cette théorie d’enregistrer l’un de
ses plus francs suc-
cès en tant que théorie de la gravitation quantique.
CETTE STRUCTURE GÉOMÉTRIQUE, appelée « espace de Calabi-Yau »,
pourrait contenir les dimensions cachées de l’espace prédites par
la théorie des cordes.
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[9] L. Randall et R. Sundrum, Phys. Rev. Lett., 83, 3370,
1999.