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Jean-Claude Perrot Rapports sociaux et villes au XVIIIe siècle In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 23e année, N. 2, 1968. pp. 241-267. Citer ce document / Cite this document : Perrot Jean-Claude. Rapports sociaux et villes au XVIIIe siècle. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 23e année, N. 2, 1968. pp. 241-267. doi : 10.3406/ahess.1968.421908 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1968_num_23_2_421908

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  • Jean-Claude Perrot

    Rapports sociaux et villes au XVIIIe sicleIn: Annales. conomies, Socits, Civilisations. 23e anne, N. 2, 1968. pp. 241-267.

    Citer ce document / Cite this document :

    Perrot Jean-Claude. Rapports sociaux et villes au XVIIIe sicle. In: Annales. conomies, Socits, Civilisations. 23e anne, N.2, 1968. pp. 241-267.

    doi : 10.3406/ahess.1968.421908

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1968_num_23_2_421908

  • ETUDES

    Rapports sociaux et villes

    au XVIIIe sicle *

    Comment ne pas donner ce sujet la plus vaste extension et rappeler pour commencer la place privilgie des villes dans l'observation des rapports sociaux ? Celles-ci runissent en effet des hommes de tous ordres et toutes classes. L se diversifient par excellence les positions de chacun, dans la production et les relations de production, le statut juridique, dans la richesse et la culture, puis pour finir dans la notorit. Les paysans mmes n'chappent pas l'tude puisque la plupart des cits englobent un certain terroir et possdent des carts. Ce constat pourrait donc conduire trs simplement tudier l'ensemble des problmes relatifs la socit du xvine selon le plus classique des droulements : inventaire des groupes sociaux, tude de leurs rapports respectifs. En dpit de son ampleur, il n'est pas sr que la dmarche soit suffisante.

    Montrons d'abord qu'une certaine conception des villes l'inspire. Un lieu d'lection, un bon observatoire de la socit, telle serait, telle est sans doute d'abord l'agglomration urbaine, mais cela veut dire galement qu'on la tient pour un champ neutre qui dforme trs peu, et mme pas du tout les ralits humaines. Au dbut de son Tableau de Paris 1 S. Mercier, bien que trs pntr de la qualit exceptionnelle de son domaine, adoptait peu prs ce point de vue : Un homme Paris, crit-il, qui sait rflchir n'a pas besoin de sortir de l'enceinte de ses murs... il peut parvenir la connaissance entire du genre humain, en tudiant les individus qui fourmillent dans cette immense capitale. A ses yeux, le citadin recouvre donc entirement l'humain.

    D'autres auteurs conduisent leur rflexion par un chemin moins dcouvert ; ils n'hsitent pas voir dans la ville plus qu'un lieu, un milieu o s'changent en tous sens les contaminations. Par sa gographie de pierres, par ses fonctions conomiques, les services qu'elle propose et les lacunes dont elle souffre, par son langage symbolique la ville

    *. Intervention de l'auteur au Colloque de l'cole Normale de Saint-Cloud en 1907 sur le thme Ordres et classes.

    1. S. Mercier, Tableau de Paris, 1782-1788, 12 vol. Tome 1, p. 1.

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  • ANNALES

    rvle des rapports sociaux en mme temps qu'elle les freine, qu'elle endort le prsent dans la rptition d'autrefois. En sens inverse parviendrait-elle faire surgir de nouveaux comportements ? Aujourd'hui, le diagnostic de certains sur les maux des grands ensembles s'aventure jusque-l.

    Cette deuxime conception, qui semble reprocher la prcdente sa navet, possde une histoire. On pourrait montrer que son enracinement, sinon son origine, date prcisment du xvine. Notons qu'elle est moins le fait des observateurs de la vie urbaine concrte, un Nicolas de La Mare \ un Mercier, que celui des philosophes et des rformateurs, Depuis La Mtropolite d'A. Le Maitre 2 jusqu' Restif de la Bretonne, Ledoux et J. C. Chappuis 3 s'labore l'ide que les villes composent en partie la physionomie des populations. Et qui soigne les unes porterait remde aux autres. Chez Vairasse d'Alais dj 4, chaque quartier de Svarinde tait un prventorium social. Au xvine sicle, le mme thme rapproche les utopistes et les conomistes. Deux exemples quelques annes prs contemporains : c'est la ville manufacturire de Goyon de La Plombanie B et celle, bien plus imaginaire, qu'voque l'abb Coyer dans sa Lettre au Docteur Maty sur les gants Patagons e. Au surplus, on sait bien comment les Socialistes de la premire moiti du xixe sicle ont prsent le phalanstre : prcisment le remde par excellence 7. De telles ides, reues ds le xvnie 8, ont t sans doute plus souvent poses que dmontres ; mais l'vnement laisse prsager

    1. N. de La Mare, Trait de police... 1705-38, 4 vol. (Termin par Le Cler du Brillet).

    2. A. Le Matre, La mtropolite ou de rtablissement des villes capitales, de leur utilit passive et active, de Vunion de leurs parties et de leur anatomie, de leur commerce, etc., Amsterdam, 1682.

    3. Restif de la Bretonne, IS Andrographe, pp. 108-109. C. N. Ledoux, De l'Architecture considre sous le rapport de VArt, des Murs et de la Lgislation, 1804 (Mme M. Ozouf a donn, voici peu, une analyse brillante de ce texte mal connu des historiens : Architecture et urbanisme : l'image de la ville chez C. N. Ledoux , Annales, E.S.C., 1966). Enfin, J. C. Chappuis, n en 1749 Snans en Franche-Comt o devait s'illustrer Ledoux, a laiss un intressant Plan Social (Arch. Nat. 1161).

    4. D. Vairasse d'Axais, Histoire des Svarambes, peuples qui habitent une partie du troisime continent communment appele terre Australe, 1677. Il y a des rditions au xvine, notamment en 1716.

    5. H. Goyon de La Plombanie, La France agricole et marchande, 1762, T. 2, Ch. VII et sv.

    6. G. F. Coyer, Suite des Bagatelles morales, 1769. 7. videmment on remarque une pluralit de conceptions chez les auteurs du

    xixe, Ch. Fourier, Cabet, V. Considrant. Le texte le plus intressant ici fut publi dans la Phalange en 1849 ; c'est un crit de Fourier compos vers 1820 : Cits ouvrires. Des modifications introduire dans V architecture des villes. Des remarques intressantes figurent chez A. Dor, La cit idale au cours des ges. Thse dactylographie de l'Institut d'urbanisme, 1944. Quelques articles disperss dans la revue : La Vie urbaine.

    8. Et notamment chez J.-J. Rousseau. Vot La Nouvelle Hlose (d. Pliade, p. 273) : C'est le premier inconvnient des grandes villes que les hommes y deviennent autres que ce qu'ils sont, et que la socit leur donne, pour ainsi dire, un tre diffrent du leur.

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    la place particulire de ce sicle dans l'histoire des villes ; n'est-ce pas une poque o leur influence, aux yeux mmes des contemporains, perd la plus grande partie de son illusoire clart ?

    Nous nous attarderons donc d'abord sur cette opacit croissante de la socit, propre, sans doute, aux poques de mutation plus rapide de la dmographie et de l'conomie et, partant, nous montrerons que l'ambigut n'est pas dans l'esprit des historiens, dsormais justifis de tenter tous les regroupements possibles, mais dans l'objet lui-mme. Puis la suite de cette tude voudrait suggrer que la considration des faits urbains est un moyen, parmi d'autres, de faire venir au jour de l'histoire des rapports sociaux imprcis dans la conscience de ceux qui les vivent ; un moyen de dpasser aussi ce qui reste d'un peu court, et d'alatoire dans les tudes de typologie sociale.

    Pour dcrire leur temps, les contemporains ont senti la ncessit d'utiliser plusieurs systmes de classification et trois d'entre eux apparaissent parmi les plus courants.

    La division ancienne en ordres est une ralit vivante de l'poque ; elle persiste la fois aux yeux de l'administration et dans l'esprit des contemporains, elle est inscrite dans le domaine conomique par le privilge fiscal. Allons tout de suite au problme essentiel, la place de la noblesse par rapport aux roturiers, en dpit de l'intrt que prsenterait l'tude du clerg, ce mixte social.

    Les enqutes pralables l'octroi des lettres individuelles d'anoblissement, encore nombreuses jusqu' la Rvolution, montrent bien ce qui tait recommand pour accder une telle qualit *. Ce n'tait pas assez d'abord que l'intress postule lui-mme cette faveur. La dmarche des nobles du voisinage, mieux encore, des gentilshommes constituait une caution, donnait la certitude que l'anobli serait admis ; on joignait leur tmoignage au dossier et venaient s'y ajouter, dans le mme sens, des lettres de l'intendant, du gouverneur ou des ministres. Mieux, il conviendrait de souligner la ncessit d'une sorte de consensus plus gnral, pralable l'octroi des lettres. Un intendant crit ainsi Bertin en 1775, d'un avocat du roi postulant : parmi les artisans, dans la classe de la bourgeoisie, ainsi que dans l'ordre de la noblesse, il est peu de familles qui ne lui aient l'obligation de la tranquillit... 2 . C'est la Gnralit entire qui sollicitait.

    Deuxime ncessit : l'excellence dans la profession. L'administra-

    1. J. Meyer, La Noblesse bretonne au XVIIIe sicle, 1966 ; M. Reinhabd, lite et noblesse dans la seconde moiti du XVIIIe sicle. Revue hist., mod. et cont., 1956, pp. 5-37.

    2. Arch, dpart. Calvados 6434.

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    tion recherchait les meilleurs ngociants, les plus fins artistes, l'officier dj revtu de l'ordre de Saint-Louis. A un manufacturier de Normandie, le Contrleur gnral fait rpondre, en 1766, qu'il a certes bonne rputation, mais que beaucoup sont comme lui dans le royaume. Au del de ces conditions prliminaires et outre la clause religieuse, restaient encore deux obligations : les alliances et l'argent.

    Il est difficile de dire quel critre l'emporte des deux ; la vrit, on sait bien qu'ils sont toujours lis et c'est en anthropologue qu'il faudrait considrer, dans chaque socit, l'change des femmes entre les lignages et celui des biens. Avoir des alliances avec la fleur de la noblesse du pays, c'tait renforcer la qualit de la prsentation tandis que la possession de l'argent donnait au moins l'assurance qu'on vivrait noblement. Il faut bien souligner que si l'administration royale tolre en le dplorant qu'un noble devienne pauvre, elle n'accepte gure qu'un pauvre devienne noble. Telle enqute pour l'octroi de la noblesse Th. J. L. de Chappedelaine en 1786 examine, comme toujours en pareil cas, les bnfices de sa charge de procureur du Roi de la Marchausse et la valeur en capital, met en regard le prix des loyers dans sa ville de rsidence, recherche le revenu de ses terres, suppute les hritages venir.

    Bref il faut de tout un peu, pour tre noble : mrite, argent, famille, patronage. La noblesse est un prcipit qui rsume un jugement social : c'est une trace, c'est le pass rappel dans le prsent. Dans ses Observations sur la Noblesse et le Tiers-tat, Clicquot-Blervache a ressenti vigoureusement cette valeur symbolique x. Sans doute, pense-t-il, ne devrait-on pas se donner une noblesse, s'il s'agissait de composer une socit nouvelle dans une cire vierge, mais elle existe : Certaines actions d'clat, certaines qualits utiles, certaines vertus brillantes les obtinrent dans leur origine il s'agit des titres, et l'auteur ajoute mais peut-on disconvenir que souvent le signe reste, lorsque la chose n'existe plus ? Ce symbole rcognitif prend un sens plus plein lorsqu'il remmore la nuit des temps, la noblesse d'entre la noblesse : la gentil- hommerie, mais il n'est pas d'une essence diffrente chez les anoblis, il s'adresse toujours la mmoire de la socit, sa culture. Siys lui- mme, dans son Essai sur les privilges, le rpte galement, en dpit de la drision qu'il met prsenter les sept classes de la socit selon l'aristocrate et qui sont : les grands seigneurs (naissance et opulence), les nobles prsents et connus, les inconnus prsents, les non prsents : gentilltres de province, les anciens anoblis : gens de nant, puis les nouveaux : moins que rien, et septimement le reste du peuple a !

    Depuis le xvne sicle d'autres systmes de classification ont cependant vu le jour ; on commence percevoir, aprs les travaux de

    1. Observations sur la noblesse et le Tiers-tat, 1766, p. 30. 2. Abb Siys, Essai sur les privilges, d. de 1822, pp. 24-25.

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    E. Esmonin et B. Gille, quel fut, sous Louis XIV, le dveloppement des mthodes administratives et comptables *. Ces dispositions d'esprit s'exprimaient, entre autres, dans la fiscalit. C'tait le besoin financier qui fouettait le dsir de connaissance dans les grandes enqutes de Colbert. C'est lui qui pousse le roi plus tard, en 1695, feindre d'oublier un instant les ordres, pour disposer la socit en 22 classes selon les ressources supposes des sujets. N'y a-t-il pas comme une sorte de rvolution mentale mettre dans le mme lot le premier, il est vrai le Dauphin, les princes du sang et les fermiers gnraux, que spare une distance infinie ; et dans la dixime classe, les gentilhommes et seigneurs de paroisse, les notaires, les banquiers ? D'ailleurs que signifie ce vocabulaire de classe ? La suite de la Dclaration de 1695, le dit de faon trs explicite et manifeste la profondeur des remaniements qu'entranent les ncessits fiscale et conomique. La classe est le lieu o se rangent les gens qui ont le plus de rapport par leur profession, tat et qualit . On ne peut mieux dfinir la base d'un classement socioprofessionnel.

    Le perfectionnement progressif et d'ailleurs irrgulier de la fiscalit au xvme sicle ne fait donc qu'universaliser, que vulgariser le principe de l'argent comme critre administratif de classement social. A travers les travaux prparatoires au vingtime de 1750, au milieu des dbats sur la taille proportionnelle quinze ou vingt ans plus tard, on pouvait sentir l'affaiblissement des privilges fiscaux des deux premiers ordres ; non seulement la noblesse ne put jamais chapper la Capitation, mais on avait vu le clerg cder, en plusieurs tapes (1761, 1787) devant les vingtimes.

    Cet imprialisme grandissant de la richesse pousse dcrire toutes les attitudes et les situations sociales en termes de comptabilit et sur le thme que dveloppe l'abb Siys ( Quels sont les deux grands mobiles de la Socit ? l'argent et l'honneur 3), Clicquot Blervache a dj rpondu vingt-cinq ans plus tt : Les honneurs sont le salaire des uns et l'argent celui des autres. 4 Au fond, tenants et adversaires de La noblesse commerante 5 ne discutent pas cette analyse mais seulement les remdes qu'il faut apporter.

    1. E. Esmonin, tudes sur la France des XVIIe et XVIII9 sicles, passim. . GiixB, Les sources statistiques de l'histoire de France, des enqutes du XVIIe sicle 1870, 1964.

    2. M. Marion, Les impts directs sous V Ancien Rgime, principalement au XVIIIe sicle, 1910, p. 245. Les divisions sociales de Montchrtien s'inspirent, ds 1615, de principes analogues (Traict de l'conomie politique, d. annote par Funck-Brentano, p. 12). L'auteur classe ensemble ceux qui s'entretiennent en mme qualit et ressemblance de vie, de murs et d'humeurs, d'action et de condition .

    3. Siys, Essai sur les privilges, d. de 1822, p. 56. 4. Clicquot Bljervachk, Observations sur la Noblesse et le Tiers-tat, publies

    avec le Rformateur, 1966, p. 45. 5. Abb G. F. Coyer, La noblesse commerante, 1756 et Dveloppement et dfense

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  • ANNALES

    De surcrot l'cole physiocratique a introduit dans la rflexion du XVIIIe sicle une autre mthode de classement de la socit, plus conomique encore. Et il faut avouer qu'elle laisse des traces profondes jusque chez ceux qui malmneront vigoureusement la secte durant le rgne de Louis XVI.

    Il est clair que chez Turgot, par exemple, moins philosophe que praticien et cependant matre penser de tant d'administrateurs, les hommes se divisent en trois classes : les producteurs (agriculteurs), la classe industrieuse (commerants, artisans) et celle des gens disponibles ( capitalistes ), selon la place qu'ils occupent dans la production conomique . Voici par consquent les agents du tableau de Quesnay ou ceux de la septime partie de L'ami des hommes *.

    Ces ensembles sont de bons instruments de l'analyse de la production et des changes, mais les physiocrates n'ont pas cach les difficults que leur causait leur propre classement social. Et d'abord sa grossiret qui entrane Turgot des partitions innombrables : ainsi quand il prsente les marchands. Depuis la revendeuse qui tale des herbes au march, doit-il crire, jusqu' l'armateur de Nantes ou de Cadix qui tend ses ventes et ses achats jusque dans l'Inde et l'Amrique, la profession... se divise en une infinit de branches et pour ainsi dire de degrs 3. Les chevauchements ensuite, puisqu'on peut considrer par exemple, le capitaliste tantt selon l'emploi de ses biens (classe disponible), tantt selon la nature et l'origine de sa fortune (par exemple classe industrieuse). Bref l'conomiste excelle surtout dfinir le brassier, aeul du proltaire de Marx, qui n'avance dans le circuit productif que son travail journalier et reoit seulement un salaire quivalent ce qui lui est ncessaire la vie 4. A cet gard Turgot tait plus clair que Siys dans son Tiers-tat5.

    du systme de la noblesse commerante, 1757. Le plus connu, sinon le plus habile de ses contradicteurs tait le chevalier d'Arc, La noblesse militaire, ou le Patriote franais, 1756.

    1. Tukgot, Rflexions sur la formation et la distribution des richesses, d. de 1788, passim. Les mmes conceptions sont couramment voques dans les manuscrits de l'auteur ; se reporter la magnifique dition des uvres de Turgot et documents le concernant, par G. Schelle, 1913-23.

    2. Marquis de Mirabeau, L'ami des hommes, d. de 1760, 7e partie : Tableau conomique avec ses explications. Les principaux articles de Quesnay, tirs des Eph- mrides du citoyen ont t dits par Dupont de Nemours dans sa Physiocratie, ou constitution naturelle du gouvernement le plus avantageux du genre humain, 1768-69. Cf. pour ses tudes et ses notes critiques, l'dition de l'I.N.E.D. : Franois Quesnay et la physiocratie, 1958, 2 vol.

    3. Turgot, Rflexions sur la formation et la distribution des richesses, d. de 1788, p. 81. Conjugus avec l'tude des patrimoines, ces textes permettraient d'approfondir la controverse amricaine sur la bourgeoisie rvolutionnaire. Cf. R. R. Palmer, Annales hist. rv. franc., 1967, p. 369.

    4. Turgot, idem, p. 12 et p. 58. 5. Siys, Qu'est-ce que le Tiers-tat ?, d. de 1822, pp. 59-60. L'auteur distingue

    les agriculteurs (producteurs de la terre), les artisans (producteurs industriels), les ven-

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  • VILLES ET SOCIT AU XVIIP SIECLE

    Quelle que soit la valeur de ces tentatives, il faut retenir qu'elles correspondent de nouveaux besoins de description ou de comprhension sociale. Elles annoncent de prochains avnements, tout comme la description, en un sens prophtique de Charles Loyseau rvlait, l'ore du xvne sicle, le rle grandissant des officiers x. Il n'est pas de rflexion au xvine qui ne combine de telles classifications ou d'autres, voisines ; et essayant nos propres rangements si divergents soient-ils sur les socits de ce temps, nous reposons nos pas dans ceux du pass. Aucune surprise dans cette parent mthodologique puisque le xxe sicle n'a pas rsolu non plus tous les problmes de stratification sociale ! Mais s'il tait permis d'voquer les sciences de la nature vivante sans tomber dans les mirages de la pense analogique, je serais enclin rappeler l'effort douloureux de la botanique et de la zoologie jusqu'au xixe sicle, qui devait fructifier en deux temps : en crant d'abord par menus progrs successifs un vocabulaire de classification prcis (embranchement, classe, ordre, sous-ordre, famille, tribu, genre, groupe, espce, varit, race, hybride), puis devant l'insistance des questions sans rponse, en traant le domaine d'une nouvelle science : la biologie. En histoire, la liste des tudes est dj longue, mais franchirons-nous jamais le temps des classifications gnrales ? 2

    En tout cas le tmoignage de Sbastien Mercier va nous prouver maintenant d'une manire clatante combien le xvine sicle ressentait l'intrt de ces variations bien tempres sur le thme des csures

    deurs de biens, les vendeurs de services, les fonctions publiques (pe, robe, glise, administration).

    1. Une partie fondamentale de l'uvre de M. R. Mousnier, de La vnalit des offices sous Henry IV et Louis XIII, 1945, aux Problmes de stratification sociale. Deux cahiers de la noblesse ( 1649-1651) , 1965 s'attache cette importante question et rencontre videmment la pense de Ch. Loyseau, expose notamment dans le second ouvrage prcit, p. 25 sq.

    2. Allons au fondamental et prenons connaissance chronologiquement des Voies nouvelles vers une histoire de la bourgeoisie occidentale aux XVIIIe et XIXe sicles, de M. E. Labrouste (Congrs de Rome, 1955, T. IV, pp. 365-96), des Structures et relations sociales Paris au XVIIIe sicle, 1961, de Mlle Daumard et F. Furet, des Problmes de mthode dans V tude des structures sociales des XVIe, XVIIe, XVIIIe sicles, de M. R. Mousnier (dans Spiegel der Geschichte. Festgabe fur Max Braubach, Munster, 1964, pp. 550-564) et des dbats du Colloque de Saint-Cloud en 1965 dans V Histoire sociale, sources et mthodes, 1967, passim.

    D'autre part, il faut utiliser les rflexions des sociologues, des conomistes et des juristes sur cette immense question. Mais la confrontation de nos catgories de penses avec les leurs exige une tude isole, impossible ici. On peut sans attendre, se dlecter des grands dbats qui se tinrent la Socit de Sociologie de Paris au dbut du xxe sicle, lire l'ancienne et toujours excellente mise au point de M. J. Lhomme, Le problme des classes, doctrines et faits, 1938 et aborder le point de vue de certains conomistes d'aujourd'hui grce MM. J. Marchal et J. Lecaillon, La rpartition du revenu national, 1958 ou M. J. Lhomme : Groupes sociaux et analyse des revenus, biian une controverse , Revue conomique, janvier 1958, pp. 1 24.

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  • ANNALES

    sociales. L'exemple prsente mme une valeur de contre- preuve : ennemi des systmes, bon observateur de la vie quotidienne, l'homme tait fort loin des milieux tourns vers l'invention de nouvelles modalits de classement ; avec quelle mfiance parlait-il des agents du fisc, des administrateurs ; quelle hostilit de surcrot envers les physiocrates !

    Eh bien, il faut avouer que le langage de la taxinomie a pntr l'uvre de L. S. Mercier. On retrouvera mme le point de vue des conomistes lorsqu'il voque le phnomne de la bureaucratie croissante et son produit social : le commis-scribe . Mais il y a des essais de classement plus gnraux chez l'auteur. On en peut distinguer au moins trois types entremls et cette confusion illustre bien l'embarras de l'poque.

    La classification la plus connue est expose au tome XI du Tableau de Paris * dans un article intitul Les Huit classes . En ralit d'ailleurs, l'auteur en dnombre neuf dans la ville :

    Les princes et grands seigneurs ; les gens de robe (barreau, glise, mdecine) ; les financiers (du petit prteur au fermier gnral) ; les ngociants et marchands ; les artistes et hommes de lettres ; les artisans ; les manouvriers ; les laquais ; le bas peuple.

    Ainsi la profession opre les partages essentiels, car il est bien clair que la premire catgorie, en apparence sans rle, occupe en ralit les emplois de la cour. S'agit-il au surplus d'un classement selon la dignit du travail, comme le voulaient les thoriciens des origines du xvne, qui plaaient le travail intellectuel au sommet du labeur ? Non. Un autre critre dicte partiellement le rang : la richesse, et c'est pourquoi L. S. Mercier, tout en saluant la supriorit des artistes et hommes de lettres sur les marchands, les place cependant en dessous. Bref, voici une hirarchie de l'utilit sociale, d'ailleurs partage par beaucoup d'hommes de la mme poque. Messance par exemple en adoptait une bien voisine, comme l'a montr M. M. Reinhard 3. Du point de vue de cet utilitarisme , la place modeste du clerg en sous-catgorie des gens de robe illustre la pitre estime de l'auteur ; c'est une attitude bien connue du xvme o beaucoup tiennent le clerg rgulier pour superflu. Mais c'est plus que cela chez Mercier. En effet ce dernier labore un vritable envers de la socit active qu'il a d'abord prsente et il place au verso les gens qui de son point de vue sont inutiles, d'o une deuxime classification sociale, celle des parasites :

    Aux princes et grands seigneurs correspondent les nobles en sous- ordre (en surnombre pourrait-on dire aussi).

    1. L. S. Mercier, Tableau de Paris, Tome X, p. 12 sq. 2. L. S. Mercier, Tableau de Paris, Tome XI, p. 24. 3. M. Reinhard, Paris pendant la Rvolution, C.D.U., lre partie, p. 40.

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  • VILLES ET SOCIT AU XVIII* SICLE

    Aux gens de robe valables (clers et lacs) s'opposent les commis, greffiers, huissiers et les moines.

    Aux financiers, les rentiers, etc. et pour finir au bas peuple, les mendiants oisifs x.

    Tout cela serait clair, sinon satisfaisant, mais il est instructif d'observer que L. S. Mercier commet lui-mme de nombreuses infidlits son propre canevas. En ralit, journellement, il utilise un troisime rangement social, qu'il prsente avec plus ou moins de dtails de nombreuses reprises a. Il superpose alors :

    L'ancienne noblesse (noblesse de cour ou de premire classe) ; les anoblis et les bourgeois portant un nom ; les bourgeois de deuxime classe ; les bourgeois de troisime classe ; la petite bourgeoisie ; le petit peuple ; la populace.

    Classification bien floue de prime abord. Convenons tout de mme que l'argent y joue encore un rle bien qu'il ne soit pas difficile de rencontrer des anoblis mieux nantis que certains gentilhommes de cour ou des pauvres honteux dans le petit peuple, plus dmunis que tel rufian de la populace. En tout cas, ce n'est plus du tout la profession qui classe les gens et si la ralit financire est embusque derrire chaque niveau, c'est au comportement social et culturel que L. S. Mercier rapporte ses catgories.

    C'est alors qu'il excelle, merveilleux pointilliste, dans un genre que le xixe sicle consacre par ses physiologies, et fait mouche tout coup.

    Voici le petit bourgeois parisien 3, cern de toutes parts, consacr comme type social avec ses ides reues, sur la mdecine par exemple : le bourgeois de cette classe garde... dans son armoire le cassis qu'il appelle un remde universel ; on a beau lui dire que cette boisson est dangereuse, il en use parce que son grand-pre en a us ; avec sa famille : Mademoiselle sa fille ? Mais on la distingue ses rentrai- tures c'est un raccommodage de linge qui substitue un trou un treillage qui ressemble aux toiles des araignes , sa pratique religieuse : la premire communion des enfants est le couronnement et le nec plus ultra de l'instruction ...

    Et maintenant le bourgeois de troisime classe ? Changement qualitatif, on se donne ici le temps de converser. Pour ces infimes rentiers, au soir de leur vie, commence la socit des loisirs, on joue aux cartes; bientt ces veuves corpulentes, ces demoiselles surannes, ces mnagres de la paroisse parlent toutes ensemble... le raisonnement est aussi vieux que l'ameublement... et les figures s'accordent... merveille avec les personnages de la tapisserie .

    1. L. S. Mercier, op. cit. Tome XI, p. 26. 2. L. S. Mercier, op. cit. Tomes II, p. 210 ; III, pp. 95-96 ; V, p. 266 ; IX, p. 9;

    XII, pp. 11, 61, 64, 174 sq. 3. Tome XII, p. 61 sq.

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    Annales (23e anne, mars-avril 1968, n 2) 2

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    Au fond, L. S. Mercier ourle avec talent les lisers culturels de chaque livre sociale, rnais avec cette touche plus concrte dans l'image et plus vague dans son principe, il se sent l'aise pour camper les rapports sociaux, la mobilit des groupes et dater les volutions qu'il observe.

    Les triples classements de Mercier manifestent donc la difficult de l'analyse urbaine au xvine sicle, il s'en est d'ailleurs souvent expliqu. Est-il victime de l'illusion courante des hommes qui parlent de leur jeunesse lorsqu'il note l'acclration des changements sociaux et surtout l'essor de la petite bourgeoisie en l'espace d'une gnration ? Nagure rpte-t-il sans cesse, ou bien encore il y a trente ans... . S'il fallait accorder quelque crdit ce laps de temps, alors les annes 1750-60 constitueraient bien la charnire de deux poques indment confondues sous l'tiquette sculaire. C'est aux historiens de reprendre ce problme de chronologie x.

    Il semble y avoir moins de doute sur le sens lui-mme des changements observs par L. S. Mercier. D'ailleurs le trs gros succs que les contemporains faisaient son oeuvre ratifie pour une forte part le jugement qu'il portait. C'est d'abord l'importance conqurante de l'argent comme base de sgrgation sociale. Entendons-le, ds les premires pages, prononcer ce jugement : Toutes les charges, les dignits... se donnent ceux qui ont de l'argent. La distance qui spare le riche du reste des citoyens s'accrot chaque jour. 2 Dans l'amenuisement des solidarits verticales se prpare l'affrontement ouvert des classes au xixe. Il faut rappeler ce texte fondamental sur les Paris trangers qui se ctoient : II y a toujours dix-huit vingt genres de socits qui n'ont aucune connexion matrielle, les individus ainsi morcels ne se touchent que par quelques mots conventionnels. Les intrts... sont tout diffrents... Il ne peut donc y avoir ni accord, ni harmonie ni ensemble dans les ides. 3. Une seule cl ne suffit plus prendre possession de la socit en miettes et les signes de reconnaissance traditionnels sont illusoires : le langage lui-mme a connu une migration remontante particulirement rapide, des basses classes aux catgories plus leves 4 ; le code de politesse ancestrale n'a plus de sens qu'en province 6, Paris on est l'gal de tout le monde e. Dans le filigrane de ce monde us, presqu'aboli, ouvertement, c'est le citoyen de l'ge rvolutionnaire 7.

    1. Le tmoin est n en 1740 (et mort en 1814). 2. L. S. Mercier, op. cit. Tome I, p. 39. 3. L. S. Mercier, op. cit. Tome X, p. 110. 4. L. S. Mercier, op. cit. Tome XI, p. 47. 5. L. S. Mercier, op. cit. Tome XI, p. 94. 6. L. S. Mercier, op. cit. Tome XII, dbut. 7. Beaucoup d'autres indications vont dans ce sens. Cf. Ph. Sagnac, La

    formation de la socit franaise moderne, T. II, La Rvolution des ides et des murs et le dclin de Ancien Rgime (1715-88), 1946.

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    Ainsi deux principes d'agrgation existent simultanment : ordres et classes possdent tous deux leur vrit. Soit, mais laquelle ? Observons que les ordres tracent dans la population des frontires notoires, explicites puisque juridiques ; est-il faux cependant de dire que de telles lignes de partage allaient en s 'appauvrissant dans le champ social concret du xvuie sicle ? En revanche les classes sociales avancent sous un masque. Leur existence ne peut tre conclue qu'au terme d'une dmarche intellectuelle qui s'apparente, pour la forme, l'tablissement de la loi conomique ou physique. Mais l'issue de ce procs d'abstraction bien soulign par M. J. Ibarolla a, voici que nous sont redonns au contraire les moyens de comprendre les manifestations concrtes du passage la socit des classes parentes.

    Si les classifications sont alors des chiffres choisis qui nous restituent, plus ou moins toffs, les embranchements et les groupes sociaux attendus, n'avons-nous pas dj pos, en un sens, ce que nous cherchions 2 ? Et quand bien mme nous aurions ml, par souci d'exhaus- tivit mais quel marc la livre ? les divisions par ordre et par classe, quelle serait la valeur heuristique d'un pareil travail ? A elles seules, ces tudes structurales nous enfermeront dans le cercle des dogmes, si nous ne leur donnons pas le sens qui leur vient du temps chronologique : seul objet de l'histoire.

    J'essaierai donc de montrer que l'tude des faits urbains (leur continuit comme leur sensibilit au changement le font dj prsager) peut nous aider la recherche de ce temps social coul. Bien sr, les villes ne sont pas d'abord l'agent de rvolutions dont les eaux mres viennent des profondeurs de l'conomie, de la dmographie, des mutations techniques et des dcisions politiques. Mais entre les causes et les effets, les agglomrations occupent un croisement privilgi : d'une certaine manire, leur influence chappe la saisie des consciences contemporaines, d'une autre au contraire, les transformations urbaines contribuent, quand il le faut, dchirer l'apparence de la socit d'ordres 3, dvoilant les traits rels des groupes sociaux et nous disant

    1. M. J. Ibarrola, La socit fodale est-elle une socit sans classes ? Contribution une approche thorique du problme des classes , Revue Histoire conomique et sociale, 1966, n3, pp. 315-333.

    2. M. Labrousse a maintes fois recommand d'user d'une pluralit de classifications. M. Mousnier prconise aller chercher directement le groupe social lui-mme, tel qu'il a exist (op. cit., p. 556). Il n'y a l que deux directions de recherches complmentaires pour ceux qui admettent que les groupes sociaux sont la fois ce qu'ils pensent tre et ce qu'ils ignorent qu'ils sont.

    3. Le dsir de vivre dans une socit qui jetterait ses dguisements obsdait dj J.-J. Rousseau (Cf. J. Starobinski, J.-J. Rousseau, la transparence et V obstacle, 1958). Il est d'autant plus intressant de souligner la crainte qu'il prouve devant leg grandes villes, cependant motrices de tout changement.

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    trs prcisment ce que nous faisons lorsque nous utilisons tel ou tel classement.

    Tenons par consquent ce champ de recherches comme indicateur et agent de transformation de la socit deux niveaux principaux : au plan des mutations matrielles et des reprsentations qu'on s'en donne, puis dans le domaine des tensions sociales et des conflits politiques. Ainsi, en dpit de leurs parents avec la morphologie sociale telle que la concevait M. Halbwachs, ces proccupations s'en distingueront et ne se proposeront pas non plus les mmes fins que les recherches urbaines o se sont illustrs Marcel Pote et Pierre Lavedan ; prcisment parce qu'elles ne se donnent pas pour but ultime l'tude de la rpartition spatiale des groupes sociaux et de leurs activits conomiques mais, rptons-le, le changement dans le temps. L'espace urbain ne m'intressera que parce qu'il emprisonne en quelque sorte du temps et qu'il consacre des rapports sociaux.

    A l'oppos de la sgrgation gographique qui se manifeste pleinement au xixe sicle, deux faits caractrisaient surtout les cits franaises la fin du rgne de Louis XIV : la division professionnelle qui a travers les ges en laissant des traces nombreuses dans la toponymie des rues (les bouchers, les orfvres, etc..) et dans les sobriquets des paroisses (on disait Caen, par exemple, Saint-Pierre-le-poisson- nier, etc.) ; et la stratification verticale qui rservait aux plus opulents les tages nobles de chaque maison, en rejetant les pauvres vers les mansardes malodorantes et les sous-sols confins.

    Sans doute cette situation, dont il n'y a pas lieu de rechercher maintenant l'origine *, allait-elle durer longtemps encore et S. Mercier, toujours pertinent, observera que le crdit du boulanger ne passe jamais le quatrime tage 2. Cette situation possdait sa logique : si les htels de l'aristocratie rservaient leurs combles la lingerie et aux galetas des valets, rarement les voyait-on intolrants aux petites gens qui composaient sur la rue un chur servile et familier ; du ct de Guermantes encore, le pav des demeures retentira du bruit des choppes. Cette originale occupation du sol mriterait l'attention car la transcription mentale de la ville en tait srement affecte 3. On pourrait se demander dans quelle mesure les catgories du haut et du

    1. M. Jurgens et P. Couperie ont montr (Annales, E.S.C., mai-juin 1962, pp. 488-500) quel tait l'enchevtrement locatif Paris au xvne. On en retrouve plus tard des survivances en province : cf. J. C. Perrot, Cartes, Plans, dessins et vues de Caen antrieurs 1789, inventaire des collections publiques , Bul. Soc. ntiq. Normandie, 1963, T. LVI, pp. 59-326. A Paris, c'est seulement la fin du rgne de Louis XIV que se constituent les locations horizontales ; la stratification sociale par tage pourrait donc tre plus rcente qu'on ne le pense.

    2. S. Mercier, T. VII, p. 129. 3. Pour la priode contemporaine, on consultera K. Lynch, The Image of

    the City, Cambridge Mass., 1960, 194 p.

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    bas triomphaient des points cardinaux dont nous usons couramment comme symbole (la banlieue ouest, etc.).

    Mais prcisment les transformations urbaines du xvne, bien connues, amorcent de faon nette un remodelage de la contigut sociale.

    Elles sont moins sensibles peut-tre dans la capitale, dont l'aspect fut de tout temps retouch par une gographie plus volontaire, pour des raisons de prestige, de scurit ou de ravitaillement. Mais quelles mutations en province ! Mettons part les rgions frontires, notamment le Sud -Est o l'action date de la fin du xvne ( [Marseille dans les annes 1695-1705, Toulon sous Vauban, Grenoble) et le Sud- Ouest o l'urbanisme des ports s'enfle la mesure de la longue prosprit atlantique (Bordeaux mue successivement sous trois intendants, Boucher, Tourny, Dupr de Saint-Maur). Ailleurs, partout, les grandes oprations constructives connaissent un paralllisme significatif. Aprs des prliminaires qui occupent le dbut du rgne de Louis XV (1725-30) et dont le dclenchement peut bien avoir t accidentel ici et l (comme pour les villes brles, Rennes, Chateaudun), en une gnration, de 1755 1780, les quartiers neufs surgissent ensemble, dans le nouvel espace urbain gagn sur les remparts, puis encore largi par l'expulsion massive des morts que requiert la dclaration royale de 1776 sur le transfert des cimetires : Reims et Caen depuis 1755, Nantes aprs 1766, Lyon entre 1766 et 71, Strasbourg en 1768, Besanon vers 1770, etc.. x. Paris aussi o le renouveau de 1780 aprs ceux de 1750 et 1765 est vigoureux, avec le Palais-Royal, le Thtre italien du duc de Choiseul, la rue Royale du comte d'Artois, la rue de Provence du banquier Laborde. La maonnerie a recompos un tiers de la capitale depuis vingt-cinq annes crit Mercier ; traduisons : depuis 1765 et c'est l'ampleur des chantiers qui importe 2.

    Par ses implications, la chronologie mrite une grande attention. En effet la spculation foncire que nous connaissons bien Nantes ou Paris nous montre l'action simultane, voire la collusion efficace de l'argent et du pouvoir ou, si l'on prfre, en langage social des financiers et des nobles. Le clerg dont les vastes proprits sont geles par le souci de conserver les deniers de Dieu restait, quelques exceptions prs, en dehors de ces entreprises ou n'y participait qu' contre cur 3.

    En mme temps les lotissements confrent la rpartition de

    1. M. P. Lavedan donne une synthse prcieuse dans son Histoire de VUrbanisme, T. II, passim, les tudes monographiques sont innombrables. On peut se reporter la Bibliographie d'Histoire des villes de France, 1967, 752 p. et consulter P. Lelivre, L'urbanisme et V architecture Nantes au XVIIIe, 1942.

    2. S. Mercier, op. cit., T. VIII, p. 190. Le Marais du xvne sicle tait un cas surtout aristocratique et gographiquement limit.

    3. Cf. par exemple : J. Emprin : Les dames de Sainte- Claire, urbanistes de Mou- tiers, de 1627 1793, Rev. Acad. Val-d'Isre, 3, 1925-26, pp. 1-71. A Caen, les Bndictins de Saint-Maur sont pratiquement somms par les chevins et l'intendant de cder une infime partie de leur jardin pour l'amnagement de la place Fontette.

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    la proprit une nouvelle fluidit et la grande chose est qu'ils rapprochent aussi noblesse et bourgeoisie sur le seul critre de l'aisance : Paris en donne une confirmation clatante au Palais-Royal o, d'aprs les tudes d'Y. Durand, rsident en 1789 le tiers des ducs et pairs de France, la moiti des matres des requtes, les neuf-diximes des gens de finance (receveurs et fermiers gnraux), tandis que le Marais n'est plus que le quartier des veuves de procureurs, et le centre de la ville celui des petites gens, puisque dans le domaine des Halles actuelles, les htels nobles ont disparu depuis 1740 *.

    Dans ce rassemblement par niveaux de fortune, le regroupement des riches prcde celui des pauvres et si des quartiers populaires se constituent dans l'habitat du pass, c'est par contrecoup : les petites gens y sont laisss pour compte ou bientt refouls.

    Autant que le quartier importe d'autre part la maison, dont on ne peut pas dater assez prcisment l'volution bien qu'on en peroive clairement le sens 2. Toute l'attention se portera, comme le recommandait rcemment M. Chastel 3, sur la disposition de l'escalier dans la construction ; mais aussi, me semble-t-il, sur l'apparition des corridors : le nom, dans son sens moderne, comme la chose, s'emploient surtout depuis le xvme sicle. La promiscuit ou l'isolement des habitants dpendent en effet de l'arrangement de ces deux lments de communication verticale et horizontale et la monte de l'individualisme chez les notables s'accompagne dans la maison de la multiplication de passages qui dtachent les uns des autres, les appartements jusqu'ici grevs de servitudes et au sein des appartements, les pices elles-mmes autrefois embotes. On est tranger son voisin, constate Mercier, et l'on n'apprend quelquefois sa mort que par le billet d'enterrement * tandis que s'apaise aussi la vivacit des liens affectifs ou rpulsifs, rgle constante des relations humaines dans les petites villes traditionnelles.

    1. Cf. les Contributions l'histoire dmographique de la Rvolution franaise 2e srie, Paris, 1965 et spcialement, Y. Durand, Rpartition de la noblesse dans les quartiers de Paris, p. 22 sq. Voir aussi, F. Mallet, Le quartier des Halles de Paris. tude d'un hritage millnaire . Annales de Gographie, n 413, janvier-fvrier 1967, pp. 1-28.

    2. Parmi des tudes trs disperses citons R. Quenedky, L'habitation rouennaise. tude d'histoire, de gographie et d'archologie urbaines, 1926, malheureusement rapide pour la priode moderne ; J. Pointet, Historique des proprits et maisons de la Croix- Rousse, Lyon, 1926-30 ; P. Denis du Page, La rue Royale Lille sous l'Ancien Rgime, ses habitants, ses maisons, Lille, 1941 ; Ch. Liagre, Cinquante maisons de Lille, leur situation, leurs propritaires et leurs locataires partir du XVIe, Lille, 1913, 113 p.

    3. Lors d'une confrence prononce l'cole normale dans le cadre du sminaire de recherches urbaines de M. A. Dupront.

    4. S. Merciek, T. I, p. 64. Opposons cette situation celle de l'appartement de Molire au Palais Royal o l'auteur devait passer chez plusieurs locataires pour aller de l'une l'autre de ses quatre pices (M. Jurgens et P. Couperie, op. cit., p.497). Il est passionnant de comparer les plans reproduits dans les bons ouvrages de J. P. Babe- lon, Demeures parisiennes sous Henri IV et Louis XIII, 1965 et de M. Gallet, Demeures parisiennes, l'poque de Louis XVI, 1964.

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    C'est au xvine sicle que s'esquissent les traits fondamentaux d'une foule solitaire, lie au premier ge des socits de classe conscientes.

    Au del de ces mles chronologiques que l'urbanisme rvle pour le profit de l'histoire sociale, celui-ci nous apprend aussi combien l'exprience des citadins pouvait diffrer d'un groupe l'autre. Tandis que la vie des notables transplants dans les aires neuves s'ouvre l'espace, aux commodits de la vie, aux prescriptions des hyginistes x et perd ses amarres avec le pass, celle des classes populaires persiste s'couler dans les vieux moules de pierre du xvie et du xvne o se rptent les lois biologiques anciennes (contagion, mortalit) les gestes quotidiens (la qute de l'eau au puits, la cuisine dans les cours et les boutiques, l'levage de la volaille et des lapins dans les chambres) et le mme rseau humain (promiscuit des maisons, intimit de la rue). Voici deux manires opposes d'prouver non seulement l'espace urbain mais surtout le temps historique : par leurs ajouts successifs, les villes ne sont que du temps ptrifi. D'o leur eminent tmoignage en histoire sociale.

    L'image de la cit, aux yeux des contemporains, porte-t-elle aussi trace de faits qui puissent se rattacher ces conclusions ? Aucune tude gnrale ne permet de rpondre a et je me contenterai de suggrer quelques rflexions tires de l'tude de la ville de Caen. Bien sr, de chaque littrature professionnelle ou technique surgit une reprsentation particulire de la ville : les ingnieurs des fortifications, les armateurs, les curs de paroisse, les mdecins, les pauvres gens du dpt de mendicit n'exprimeront pas la mme ralit et pour saisir quelque chose de valable il faut d'abord choisir des sources homognes et prfrer celles qui, par leur massivit comme les archives judiciaires 3 par exemple, tamisent les conclusions excessives d'un discours accidentel.

    Pour payer d'exemple, considrons les concours de posies organiss sous l'gide de l'Universit de Caen, dont nous possdons les pices couronnes, une ou deux exceptions prs, de 1666 1792, soit 1 069 pomes et peut-tre 25 000 vers *. Les auteurs (au nombre de 278) sont 85 % bas-normands, 71 % caennais. Leur situation socio-professionnelle est intressante car elle reprsente assez bien ces couches

    1. Dans les maisons rcentes du xviii0 on observe, luxe suprme, l'eau courante l'tage (au moyen de rservoirs situs sous les combles), les bains l'anglaise, ainsi l'htel de l'intendance de Caen. Les maisons plus communes ont au moins de la lumire en abondance : le verre vitre est le seul matriau de construction dont le prix soit rest stable de Louis XIV la Rvolution.

    2. Cf. cependant les remarques suggestives de F. Bdarida, Croissance urbaine et image de la ville en Angleterre au xixe sicle , Bul. Soc. Hist, mod., 1965, n 1, p. 10.

    3. L'exploitation des sries des dpartements commence tout juste de nos jours par exemple Caen, sous la direction de M. P. Chaunu. Cf. aussi F. Billacois, Pour une enqute sur la criminalit de la France d'Ancien Rgime , Annales (E.S.C.), mars-avril 1967, pp. 340-49.

    4. J'ai prpar une tude systmatique de ces textes disperss en plusieurs lieux : B.N. Ye 12334 12397, Bibl. mun. Rouen, Np 760, Bibl. mun. Caen, Fonds normand, Bibl. Mancel, Caen, impr. 835, 1 9, Arch, dp., Calvados, D 489-500.

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    aises dont l'volution urbaine favorise, nous l'avons vu, le regroupement x. Une trentaine de posies, disperses sur toute la priode, voquent prcisment les villes et beaucoup d'autres y font aussi des allusions. Or l'volution des thmes urbains connat une grande homognit : il existe bien un consensus socio-culturel forg sur les bancs de l'cole (dont on pourrait dcouvrir le contenu en tudiant, comme je l'ai fait Caen, les textes des thmes latins proposs aux lves 2).

    De 1666 aux annes 1740, une seule conception de la ville apparat dans ces uvres potiques : par fidlit la rhtorique scolaire, on considre la cit seulement comme le refuge des beaux esprits, l'Athnes normande, la fille des muses ; puis dans la dcennie 1740-50, retentissent les chos de la guerre de Succession d'Autriche et de la crainte des Anglais si proches : on chante alors la fidlit de la ville son Roi et la valeur pourtant drisoire de ses murailles 3. Mais depuis 1750 triomphe le thme absolument neuf des fonctions urbaines : les auteurs peignent la fresque du bon et du mauvais gouvernement municipal 4, voquent les travaux portuaires, l'enrichissement de la cit, les devoirs d'assistance des riches envers les pauvres citadins, en mme temps que sourd et s'amplifie l'apologie de la nature et bientt, sous une forme plus embarrasse, la mfiance de la grande ville populeuse, intolrable aux sages, dangereuse aux vertueux 5.

    Quelques leons. La chronologie des images de la ville nous fait donc son tour ressentir l'importance des annes cinquante et confirme, aprs l'ampleur des changements matriels, celle des mutations mentales ; dans l'espace qui les spare se situent les groupes sociaux que nous investissons par cette mthode.

    Le contenu de ces thmes littraires ne prsente pas moins d'intrt que la datation. Mes auteurs passent unanimement de l'image fixe au transformisme, de la ville comme essence la ville comme organisme. Tous adhrent la mme conception de l'tre urbain, vivant l'instar des espces biologiques, qui va submerger d'ailleurs le vocabu-

    1. Nobles et officiers militaires : 9 ; avocats et officiers de judicature : 24 ; mdecins : 12 ; universitaires : 84 ; rguliers : 28 ; tudiants : 66.

    2. Sur l'influence de l'ducation, voir le tmoignage de Snac de Meilhan dans son merveilleux roman, ISmigr, 1797.

    3. Les citadins de Caen cherchent se rassurer en mme temps qu'ils s'encouragent. En 1758, pendant le dbarquement anglais, les Cherbourgeois ne s'accommoderont pas trop mal de leurs voisins d'outre-Manche.

    4. Notamment lors de l'Indpendance des tats-Unis d'Amrique, vnement que la Normandie ressent intensment, qui veille en elle une puissante symphonie de sentiments et dont les accords majeurs sont le rve exotique (voyez Chinard), l'amour des institutions dcentralises (plus tard : le Fdralisme normand), l'attachement au monarque qui permit l'intervention franaise, enfin un couple de relations attractives (les Anglais d'Amrique) rpulsives (les Anglais d'Angleterre) sur lequel la posie scolaire est trs explicite, j'y reviendrai ailleurs.

    5. Le grand livre de D. Mobnet, Le sentiment de la nature en France de J.-J. Rousseau Bernardin de Saint-Pierre. Essai sur les rapports de la littrature et des murs. Paris, 1907, 572 p., donne l'envers de ce sentiment de la ville que nous cherchons ici.

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    laire, puis la rflexion, du xixe et organiser en systme, des mots employs jusque-l peut-tre dans une demi-innocence : le cur de la ville, les artres, la circulation, les centres nerveux, la croissance, etc. Oserai- je rappeler le plan de Nantes de Rousseau qui proposait, en 1760, de rsoudre les problmes de la circulation urbaine en traant des boulevards en forme de cur x ? Quelle rverie les dcouvertes de Harvey n'avaient-elles pas dclenche 2 ? Mais de quelle puissance se rvlent tre aussi les fondements d'une pareille vision sociale que personne ne dmentit srieusement jusqu' Marx et qui, de ce fait, prend une intressante valeur instrumentale 3 !

    Rflchissons enfin sur le troisime aspect de cette posie scolaire : la conclbration du culte de la campagne par la bourgeoisie et la noblesse runies. Sans doute on sait bien depuis longtemps comment se rfracte sur ce problme toute la substance du sicle : le dbat conomique des physiocrates et des partisans du luxe4, le dbat moral de la qute du bonheur et de l'invention de la libert 6. Mais il me semble qu'il faudrait associer plus fortement cette nostalgie de la nature, son contraire : la peur de la ville. Ne nous y trompons pas, puisqu'elle inspire un tel dgot, parfois une telle haine, c'est aussi qu'elle exprime par un dtour rus une ralit nouvelle et partant dsagrable e. La socit de classes ? Et la monte de classes dangereuses ?

    1. P. Lemvre, L'urbanisme et l 'architecture Nantes au XVIIIe sicle, Nantes, 1942, 323 p. plus hors-texte, p. 205.

    2. Cet exemple et enchant G. Bachelard. Aprs lui, nous serons en veil devant les incantations cosmiques de notre vocabulaire urbain d'aujourd'hui : axe de circulation, ple de croissance, villes satellites, agglomration en nbuleuse, etc.

    3. Ce n'est pas le lieu de dvelopper cette remarque. On notera cependant : 1 La prennit du thme : cf. F. A. Couturier de Vienne, Paris moderne, 1860, Ch. IX, Une ville peut se comparer au corps humain ; 2 L'extension des images biologiques l'analyse de l'ensemble de la socit sous une forme beaucoup plus radicale qu'aux xvie et xvne sicles : ex. Saint-Simon, uvres compltes, rd. 1966, T. V, pp. 1-313, Mmoire sur la science de Vhomme ; 3 Le rle que les mdecins ont tenu dans les sciences sociales de 1750 1850 de Vicq-d'Azir et Lpecq de la Clture Vil- lerm et Gupin ; 4 Les mtaphores venues des sciences de la vie impliquent l'ide d'une transformation lente et continue des choses humaines puisqu'aussi bien tout le monde confesse, aprs Leibnitz, que la nature ne fait pas de sauts. Ainsi les dialectiques du xixe postulent une vritable conversion mentale ; 5 Sur la ville conue comme champ de bataille des classes sociales, voir un premier choix de textes de Marx dans F. Choay, L'urbanisme, utopies et ralits, Paris, 1965, p. 192 sq.

    4. Les physiocrates sont bien connus. Pour la thorie du luxe, consulter les uvres de Butel-Dumont, Saint-Lambert et Voltaire. Cf. aussi A. Morize, L'apologie du luxe au XVIIIe sicle, Paris, 1909.

    5. R. Mauzi, L'ide du bonheur au XVIIIe sicle, Paris, 1960 ; J. Starobinski, L'invention de la libert, 1964.

    6. La chronologie de ce sentiment est intressante. Posons quelques jalons. J.-J. Rousseau tolre les villes de faibles dimensions, voyez ses Lettres de deux amans, habitons d'une petite ville au pied des Alpes, en 1761. En 1776, Restif de la Bretonne tient les cits pour un malheur : Le paysan perverti ou les dangers de la ville. En 1809, Sponville veut dvaster les agglomrations et de leurs pierres construire des villages (Cf. La philosophie du Ruvarebohni, pays dont la dcouverte semble d'un grand intrt pour l'homme, s.l.).

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    Ces considrations nous portent donc observer les relations conflictuelles urbaines avec le mme souci de dater les faits. On sait comment le livre suggestif de M. L. Chevalier fut crit au terme de patients travaux sur la formation de la population parisienne x. Est-il permis de poser que le xvnie sicle eut aussi ses classes dangereuses dont la ralit nous chappait jusqu' ces dernires annes, faute des tudes dmographiques ncessaires ?

    A cet gard nous commenons d'entrevoir avec quel paralllisme se dveloppent, dans le temps, le thme de la nature, du retour aux champs, dans l'idologie des classes aises et le mouvement de migration du petit peuple des campagnes vers les villes, ou celui des habitants des petites cits vers de plus grosses. A travers les Contributions l'histoire dmographique de la Rvolution franaise *, les conclusions sont concordantes : de Bayeux Nancy, 40 % d'trangers la ville ; Paris, beaucoup plus : dans le Marais ou dans le faubourg Saint-Germain, jusqu' 78 % de la population masculine. L'tude de l'origine des poux maris au xvine sicle confirme, en y ajoutant des prcisions chronologiques, les enseignements des dnombrements rvolutionnaires. On observe ainsi Caen en Normandie, des proportions d'trangers l'ge du mariage de 10-15 % vers 1740 et de 50 % et plus selon les paroisses en 1792.

    Bien sr, ce n'est pas le premier flux de population vers les villes ; il y en eut d'apprciables au xvne sicle ; le dnombrement des bourgeois de 1666 dans la mme ville faisait apparatre, dans une phase de prosprit industrielle il est vrai, 38,5 % de chefs de famille trangers. A Paris, sous la Fronde dj, on observait en certains quartiers comme la Grve ou la Mortellerie 25 % d'apprentis et compagnons trangers la ville 8. Des fluctuations conomiques intermdiaires que nous connaissons mal ont amen ensuite le reflux, du moins en Normandie, mais le xvine manifeste depuis 1740-50 des mouvements acclrs de migration aprs chaque guerre dont l'ampleur ne semble jamais avoir t atteinte jusque-l.

    Sur ces dracins, les recensements et les registres paroissiaux ne demandent qu' nous livrer leur lot de signatures et de renseignements

    1. L. Chevaine., La formation de la population parisienne au XIXe sicle, Paris, 1950 ; Idem, Classes laborieuses et classes dangereuses Paris pendant la premire moiti du XIXe sicle, Paris, 1958.

    2. Sous la direction de M. Reinhard, Contributions l'histoire dmographique de la rvolution franaise, Paris, 1962 et 1965, deux sries. Voir notamment les tudes de J. Ibans, JVC. Guerny, M. El Kordi et P. Clemendot.

    3. Cf. les travaux de J. Y. Tirt sous la direction de M. Motjsnier. Toujours dans le cadre du Centre de Recherches sur la civilisation de l'Europe moderne, voir J. P. Labatut, Situation sociale du quartier du Marais (in Bul. Soc. Et. XVIIe sicle, 1958, pp. 55-88. Les perspectives d'ensemble apparaissent chez R. Mousniek, Paris au XVIIe sicle. C.D.U., 3 fasc.

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    professionnels. Et pour un ouvrier typographe qualifi comme Restif, descendu d'Auxerre Paris par le coche d'eau, ds lors merveill de la fluidit de la socit urbaine o il prend avec dlectation bains de foule et leons de civilit x, combien trouverons-nous de campagnards dsorients, servantes, journaliers et apprentis analphabtes suspects aux citadins, telle la pauvre Salmon, servante de Mautis en Basse- Normandie, pousse de place en place vers Bay eux puis vers Caen, accuse sans preuve six jours aprs son arrive de l'empoisonnement de ses matres et qu'un avocat sauve la dernire extrmit sur la place mme du bcher 2 ?

    D'ailleurs ces immigrs venaient-ils se fondre dans la population urbaine ? Rien n'est moins sr. Les plus explicites des actes de mariage ou dcs des horsains font souvent tat de deux ou trois domiciles successifs ; M. Corvisier saisit les mmes changements chez les anciens soldats rendus la vie civile 8 et la France de ce temps semble anime d'une mobilit que renforcent la multiplication des postes, le dveloppement du roulage et le progrs des routes depuis Trudaine. Il n'est de coteux que le premier dracinement et bien que la sociologie du vagabondage au xvine attende son auteur, on voit dj travers le pays chartrain * comment se constituent ces groupes de mendiants, dserteurs, filles mres ou libertines que les dpts de mendicit saisissent et relchent poignes.

    On peut retenir en tout cas l'hypothse que les liens d'allgeance et les solidarits verticales traditionnelles ne pouvaient rsister des brassages de cette ampleur 5. Mais il faudrait pouvoir s'en assurer et montrer, l'instar de l'histoire religieuse contemporaine, que les nouveaux citadins du xvine sicle ont cess, si je puis dire, de pratiquer la socit d'ordres en quittant leur village e. Les archives judiciaires seront ici derechef d'un grand secours lorsque les pices d'interroga-

    1. Restif de la Bretonne, Monsieur Nicolas. 2. Le Cauchois, Justification de M. F. V. Salmon, Paris, 1786, 145 p. ; Fournel,

    Consultation pour une jeune fille condamne tre brle vive, Paris, 1786, 137 p. Pour Paris, voir les travaux rcents de J. Kaplow, Sur la population flottante de Paris la fin de V Ancien Rgime et G. Rude, La population ouvrire de Paris, de 1789 1791. An. hist. Rv. franc, janvier-mars 1967.

    3. A. Corvisier, L'arme franaise de la fin du XVII" au ministre de Choiseul : le soldat, Paris, 1964, 2 vol.

    4. M. Vovelue, De la mendicit au brigandage : les errants en Beauce sous la Rvolution franaise , Congrs Soc. sav., Montpellier, 1961, pp. 483-513.

    5. M. A. Corvisier note la disparition du recrutement militaire sur la base seigneuriale vers le milieu du xvme sicle, signe sensible de l'effondrement des fidlits anciennes. S. Mercier, dans un autre ordre d'ides, remarque qu'autrefois les domestiques faisaient partie de la famille ; maintenant ...comme on les paie bien mais qu'on les mprise, ils le sentent et sont devenus nos plus grands ennemis (op. cit. T. I, p. 171).

    6. Un point important considrer est la prsence ou l'absence de proprit foncire rurale, ft-elle parcellaire, chez les migrants. Lorsqu'ils n'ont pas le moindre petit hritage, toutes les amarres sont rompues avec les campagnes.

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    toires nous feront pntrer chez les prvenus, surtout dans les villes moyennes de province qui furent sans doute des cits relais du mouvement migratoire. Il faudrait y rechercher la rusticit croissante, l'pret et peut-tre la brutalit des murs, l'inadaptation aux horaires de travail qui caractriseront, nous le savons, le monde ouvTier du xixe sicle.

    Ds lors, on devrait rencontrer ces milieux au premier rang des violences urbaines. En apparence, c'est bien ce qui semble ressortir des travaux de M. G. Rud qui observe prs de 70 % d'hommes ns hors de Paris parmi les participants qu'il a pu identifier aux journes pr- rvolutionnaires et rvolutionnaires *. Mais, la suite de M. Reinhard, nous n'en concluerons rien car c'tait aussi peu prs la part des trangers dans la population parisienne 2. Le mme travail analytique est donc faire sur les journes provinciales ou bien si les documents font dfaut, sur les clubs et groupes politiques 8.

    Il est inou de constater d'autre part comme nous sommes ignorants des conflits sociaux urbains du xvine sicle. Les travaux, pourtant nombreux, manquent surtout d'exhaustivit ; nous sommes loin de disposer d'une statistique des coalitions ouvrires ou patronales qui droulerait comme l'envers de l'organisation corporative de l'ancienne France 4.

    Les meilleures monographies ne conduisent aucune conclusion puisque l'volution conomique des entreprises ou simplement leur originalit technique peuvent venir brouiller tout instant le tableau social.

    Comparons ainsi les manifestations des ouvriers de la soie Lyon et celles de l'industrie du drap, chez les Van Robais Abbeville 6. Les deuximes, nombreuses au xvue sicle, cessent au xvine et voici les jalons chronologiques : 1684, 1697, 1707, 1714, 1716, 1724. Ces mouvements, presque toujours orients vers la dfense de l'emploi et le main-

    1. M. G. E. Rude, The Crowd in the French Revolution, Oxford, 1959. 2. M. M. Reinhard, Paris pendant la Rvolution, C.D.U., lre partie. 3. La thse de M. A. Soboul, Les sans-culottes parisiens en Van II, Paris, 1958,

    dfinit la mthode. Cf. la bibliographie des autres travaux dans M. J. Godechot, Les Rvolutions, 1770-1799, Paris, 1963 et dans les bulletins du mme auteur donns la Revue Historique.

    4. Fr. Olivier-Mahtin, L'organisation corporative de la France d'Ancien Rgime, Paris, 1938. Outre la classique Histoire des classes ouvrires en France de E. Levasseur, on peut se reporter Flammeemont, Les grves la fin de l'ancien rgime , Bul. du Com. des Trav. hist., 1894. Bonnassieux, La question des grves sous Ancien Rgime, 1892. G. Martin, Les associations ouvrires au XVIIIe sicle, 1900. J. Hayem, Histoire des grves dans les temps modernes et particulirement aux XVIIe et XVIIIe sicles, 1911. J. Imbert, Grves ouvrires sous V Ancien Rgime, Paris, 1948.

    5. Cf. M. Courtecuisse, La manufacture de draps fins Van Robais aux XVIIe et XVIIIe sicles, Paris, 1920. Sur Lyon, on peut consulter : J. Godart, L'ouvrier en soie, monographie du tisseur lyonnais (1466-1791) , Lyon, 1899 ; P. Bonnassieux (op. cit.) ; L. Trnard, La crise sociale lyonnaise la veille de la rvolution , Rev. Hist. mod. et Cont., 1955, pp. 5-45.

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    tien du taux de salaire sont bien propres aux priodes des basses eaux conomiques de la France du Nord, mais on ne comprendrait pas que la prosprit des annes 1740-70 n'ait suscit des actions de reconqute, si on oubliait le dprissement de la manufacture au xvine et l'amenuisement du recrutement. A Lyon, la situation tait toute diffrente. Les conflits y sont en quelque sorte beaucoup moins ponctuels et s'talent dans le temps ; chaque parti s'est plus ou moins donn une stratgie au sein de laquelle l'arrt de travail ou l'meute ne sont qu'un pisode moins signifiant ; de plus le combat est au moins triangulaire et met en prsence les ngociants capitalistes, les matres marchands, les ouvriers. Ainsi parmi les repres chronologiques de ces tensions : 1731, 1737, 1744, 1745, 1752, 1778, 1786, toutes les dates ne se valent pas. La grve de 1744, son chec, puis la rpression de 1745 structurent de faon originale et dangereuse les rapports ouvriers et marchands en forant les premiers travailler pour les seconds. La pure chronologie nous cachait les choses.

    Nanmoins, peut-on dire que la deuxime moiti du xvine sicle enregistre des coalitions plus nombreuses dont on pourrait tirer la prsomption de cassures de classes apparentes la dure des conflits, leur volume tant de toutes faons souvent inacessibles ? Bien des auteurs l'ont pens sur la foi d'impressions qu'il faudrait chiffrer. Soit, par exemple, l'ouvrage de G. Martin, hlas ancien, mais bien document. L'auteur fait tat de 65 attroupements et grves. J'en relve 26 dans la premire moiti du sicle, 39 dans la seconde. Mais la flambe des annes 1786-90 tire sa raison d'une conjoncture conomique bien connue x et le dsquilibre des deux demi-sicles n'apparat pas pleinement structural. Peut-tre est-ce la faute de nos ignorances et peut-tre galement celle d'une mthodologie qui nous pousse compter d'abord les explosions plutt que l'volution lente des rapports socio-professionnels. G. Martin d'ailleurs pressentait cette difficult lorsqu'il crivait que le meilleur outil ouvrier de l'poque n'tait pas la grve mais le monopole du placement 2.

    Ces remarques situent l'importance de toutes les associations urbaines susceptibles de traverser la hirarchie sociale traditionnelle en constituant des mondes clos et parfois les embryons d'autant de groupes de pression conomiques, politiques, culturels et religieux. Dans cette perspective, rien ne doit tre nglig ; on pourrait rexaminer le rle des chambres de commerce, des consulats 3, celui des

    1. . . Labrousse, La crise de Vconomie franaise la fin de V Ancien Rgime et au dbut de la Rvolution, 1944.

    2. G. Martin, op. cit., p. 149. 3. P. Dupieux, Les attributions de la juridiction consulaire de Paris (1563-1792).

    L'arbitrage entre associs, commerants, patrons et ouvriers au XVIIIe sicle, . . des Ch., 1934, pp. 116-146.

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    loges, des socits de pense et des Acadmies, dont on connat bien le recrutement de plus en plus particularis et bourgeois au cours du sicle * ; celui de l'glise aussi, o paraissaient, en dpit des cellules paroissiales et du cadre corporatif des confrries, des formes timides, voulues ou subies d'apostolat spcialis : la messe de l'aurore des valets et servantes, les missions des Capucins avec leurs jours rservs aux femmes, aux compagnons, les congrgations interprofessionnelles d'artisans que les Jsuites s'efforaient d'tablir vers 1730-40 s. Enfin les milieux Rforms et les communauts juives. Lorsqu'elles sont massives, ces minorits constituent, comme les Protestants du Midi, une socit hirarchique parallle au monde catholique ; parses, elles cimentent un peu plus le groupe professionnel dominant, comme le commerce huguenot normand qu'tudie R. Lonard.

    Mais le fait principal est videmment en ce genre le compagnonnage dont l'ascension, aurole de tous les interdits qui psent sur lui, prpare l'ge d'or de l'Empire et de la Restauration. Il faut remarquer depuis les annes 1750 l'essor des solidarits ouvrires interurbaines : les compagnons chapeliers de Paris et Bruxelles en 1748, les vitriers de Tours et Orlans en 1753 ; et en retour les ententes patronales comme celle qui rapproche, en 1754, les serruriers de Bordeaux, Nantes, Saumur, Angers, Toulouse 3.

    Aux relations ville-campagne noues chez ceux qui bnficient de la rente, s'opposent donc les liens interurbains de ceux qui vivent du salaire et du profit. Et il existe galement ici plusieurs manires d'apprhender l'espace gographique rgional et d'y composer des rapports. A ce sujet, l'originalit des industriels (au sens de Saint-Simon) saute aux yeux, de mme que ressort une flure dans l'homognit des notables, privilgis et roturiers que nous avions jusqu'ici rapprochs.

    D'ailleurs la comptition autour du gouvernement de la cit achve gnralement de sparer bourgeoisie et noblesse. Ici la csure des ordres triomphe mais il faut d'abord apprcier l'enjeu.

    Le renforcement du pouvoir central entre le milieu du xvne et la mort de Louis XV nous fait souvent oublier, au-del de la mesure, la vive libert avec laquelle les villes se sont administres durant tout l'Ancien Rgime. En somme, les dits d'aot 1764 et mai 1765 qui cher-

    1. A. Lb Bihan, Francs-Maons parisiens du Grand Orient de France, fin du XVIIIe sicle, 1966 ; D. Roche, Milieux acadmiques provinciaux et socits des lumires , in Livre et Socit dans la France du XVIIIe sicle, 1965.

    2. Par exemple, Arch. mun. Caen, Mss. in-fol. 131, in-4 34 et 35. Au point de dpart se trouvaient parfois des initiatives remontant au xvne et la volont de lutter contre les compagnonnages. Cf. J. A. Vachet, L'artisan chrtien ou la vie du bon Henry, matre cordonnier Paris, 1670, 459 p.

    3. Martin Saint-Lon, Le compagnonnage, 1901 ; E. Coornaert, Les compagnonnages en France du Moyen Age nos jours, 1966.

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    chaient rduire la diversit des statuts municipaux en organisant le gouvernement lectif des notables, l'instar des plus grandes cits, ne faisaient que consacrer l'existence d'une mosaque de petites rpubliques patriciennes dont les intendants ne purent jamais s'assurer pleinement le principt . On comprend que la rvolution municipale de 1789 ait t plus souvent prise pour une entorse la lgalit que pour un bouleversement copernicien a. D'ailleurs l'tendue des pouvoirs municipaux demeure incroyable pour un esprit d'aujourd'hui. Organiser les subsistances en taxant au besoin les paroisses du plat- pays, dire le droit commercial pendant la dure des foires, accepter ou refuser les malades des campagnes dans les hpitaux, choisir les projets dilitaires, faire jury et pourvoir les chaires d'Universit, et plus inoui, rpartir l'impt sur les bourgeois, voici tout trac quelques aspects qui devraient nous tonner.

    Dissimules sous la rhtorique municipale, des luttes srieuses mettaient invitablement aux prises les tenants de politiques contraires, en particulier nobles et roturiers. Bien entendu, l'affrontement n'est pas toujours clair et les groupes sociaux n'agissent pas selon les intrts qu'on serait tent de leur prter. Si les chevins sont dans telle ville portuaire les premiers couter les dolances des ngociants, proposer la construction de nouveaux quais, l'amnagement de halles et d'entrepts, ils peuvent tre, ailleurs, favorables une politique de prestige culturel et aristocratique qui conduira la ville dessiner des promenades, une place royale, construire thtre et concert, planter en somme le dcor d'une vie raffine et disponible. Des choix taient donc possibles dans l'administration conomique ou sociale des villes.

    Mais partout, semble-t-il, sur l'essentiel ou l'accessoire, les ordres se sont heurts et la correspondance des intendants fait gnralement tat des arbitrages que le pouvoir central s'efforait de rendre, encourag et plus souvent combattu par les cours souveraines. Il existe l des moyens de dater les tensions municipales, sans mme compter l'tude attentive des lections au conseil de ville. En outre les comptes patrimoniaux et les registres du crmonial sont de bons documents sriels.

    A travers les premiers, se manifestent les difficults financires, gnralement lies la cration des offices urbains (1722, 1733, 1771) et aux travaux dilitaires, qui obligeaient les chevins rimposer les citadins ; ces rles, comme d'ailleurs ceux des impts ordinaires, taient

    1. En rgle, le maire et les premiers chevins sont des nobles. Une norme littrature dont on prendra l'chelle dans la Bibliographie histoire des miles de France de Ph. Dollingbr, Ph. Wolff et S. Gtjne, 1967, narre les pripties de ces combats o la rsistance, au moins passive de l'chevinage et des corps constitus triomphait parfois sous Louis XVI d'intendants in partibus , trop longtemps retenus la cour. Les commissaires de Louis XV taient apparemment plus enracins dans les gnralits.

    2. D. Ligou, A propos de la Rvolution municipale , Rv. hist. co. et soc, 1960, pp, 146-177.

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    toujours prement suspects par les ordres et le choix des rpartiteurs provoquait une vive comptition que les bourgeois n'ont jamais entirement gagne x. C'est pourquoi la fiscalit est une courroie de transmission directe des pulsions conomiques dans l'ordre politique et voici que celui-ci rvle son tour des cycles de tensions comme ceux de la Normandie, dans les annes 1770 puis 1780 .

    En ces moments ruptifs, rien n'est plus curieux suivre que l'attitude des catgories urbaines transitives : les avocats qui se situent souvent par exemple entre le ngoce et les offices, ou les annoblis et autres officiers privilgis, placs entre le Tiers et la Noblesse ; chaque niveau possdait ainsi son purgatoire o pitinaient les imptrants de la promotion sociale. Leurs sentiments mls de hargne et d'envie les rendait particulirement sensibles la pure conjoncture politique. Quelle tait ainsi la place exacte des nobles qui ont cherch les suffragss du Tiers lors des lections aux tats -gnraux ? Il ne faut pas douter que certains, et des mieux ns, partageaient les convictions du troisime ordre, mais d'autres privilgis, de facture plus rcente, avaient sans doute essuy des rebuffades de la part des gentilshommes. N'observerait-on pas le mme processus travers le xvine sicle l'occasion des assembles gnrales de paroisses ou des lections Pchevinage ?

    Tout se passe donc comme si une sorte de vertige idologique saisissait la noblesse d'extraction pr-rvolutionnaire, d'autant plus incite prendre ses distances politiques qu'elle perd, nous l'avons vu, une partie de ses distances matrielles et culturelles avec la bourgeoisie 8. En somme plus les niveaux sont voisins, plus les barrires sont paisses. Le rsultat de cette attitude n'allait pas tre toujours excellent. En tudiant de prs, par exemple, le degr de participation aux runions du conseil de ville dans la capitale de la Basse-Normandie, on peut observer qu'aprs 1780 les nobles, comme s'ils dsespraient de l'em- porter, boudent l'administration municipale, ds lors entirement aux mains des bourgeois, et s'attardent de plus en plus dans leurs demeures champtres. C'est une manire d'migration avant la lettre *.

    Reste une deuxime source srielle mal dfriche : celle des ftes publiques, Te Deum de victoire, publications de paix, joyeuses entres et processions. Par des arrangements circonstancis, les municipalits annonaient et interprtaient ainsi l'vnement politique. A cette tude,

    1. Voir la place que les nobles occupent dans la rpartition de la capitation bourgeoise Caen : J.-C. Perrot, Introduction l'emploi des registres fiscaux en histoire sociale , Annales de Normandie, 1966, I, pp. 33-63.

    2. Quelques remarques pour la ville de Caen dans Conflits administratifs et conflits sociaux au xvnie sicle , Annales de Normandie, 1963, II, p. 131 sq.

    3. Le problme de la raction nobiliaire se trouve ici dplac. 4. L'intendant de Caen crit au baron de Breteuil que M. de Vendoeuvre, pourtant

    maire de la ville, ne l'habite plus, il a lou son htel, il n'y vient que rarement... et les btiments qu'il lve sur sa terre semblent annoncer d'avance le projet qu'il a de s'y fixer . (Arch. dp. Calv. 1095, lettre du 8 juin 1787.)

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    on joindra videmment son envers : la manifestation de rue, l'meute. Constatons d'abord l'empire sournois que la gographie urbaine

    tend sur ces foules. Il existe vraiment dans chaque ville des couloirs par o se manifeste l'avalanche publique. Et la voie triomphale suivant laquelle le gouverneur et son cortge publiaient nagure la paix ou la naissance d'un dauphin (la citadelle, l'htel de ville, la place d'armes, la cit marchande, les faubourgs) peut bien tre celle que prennent, mais en remontant, les rvolutions. Ainsi en tait-il en Normandie et probablement ailleurs, car les tensions sociales et politiques suggrent des itinraires mentaux, jalonns de symboles (halle, prison, guet, chteau) qu'il conviendrait de confronter la ralit spatiale propre chaque cit avec ses pleins et ses vides, ses rues troites et ses carrefours de ralliement. Les bastilles sont toujours deux fois provocantes : dans le paysage urbain et dans le paysage social 4

    L'intrt des meutes, de leurs protagonistes, est tellement vident que je ne peux insister 2. Par contre l'analyse des crmonies et des ftes n'a peut-tre pas port tous ses fruits. Dans la mesure o celles-ci commmorent des vnements, une intention pdagogique y repose et on ne peut pas supposer que s'y manifestent moins d'antagonismes que dans les autres faits de la vie politique.

    Il ne faut pas mpriser les querelles de prsances l'glise, dans les banquets, dans les cortges. Aprs tout, n'est-il pas merveilleux de voir s'affronter les contemporains autour de deux systmes de classification sociale, puisqu'en l'occurrence il y a toujours un parti pour contester la hirarchie de l'autre ? Cependant, un niveau d'analyse plus riche, on pourra dlaisser ce qui est expressment dit au cours de chaque crmonie pour examiner les contenus latents.

    Prenons un cas prcis et comparons deux liturgies normandes dont l'quivalent est partout : la procession de Pentecte sous l'ancien rgime, et la fte de l'tre Suprme 8.

    Premire procession de l'anne religieuse par son clat, la fte du xvine sicle avait pour mission de clbrer les pauvres de Caen en runissant leur profit les offrandes de toute la ville. Il est intressant de souligner que les malheureux taient absents de la crmonie et expressment remplacs les textes le rptent par le prieur et les chanoines de l'hpital chargs d'ouvrir le cortge, si bien que les misrables ne cesseront pas d'tre la fois invisibles et premiers. C'est la

    1. Ces remarques ne font qu'tendre l'Ancien Rgime, les observations rapportes par les matres de l'histoire rvolutionnaire.

    2. Cf. G. Lefebvbe, tudes sur la Rvolution franaise, 1954 ; A. Soboul, Les sans-culottes parisiens en Van II, 1958 ; G. Rud, op. cit.

    3. Arch. mun. Caen, notamment BB 102. Plusieurs villes ont eu leur historien des ftes par exemple : B. Bois, Les ftes rvolutionnaires Angers de Van II Van VIII, 1 929 ; E. Lemaire, Les ftes publiques Saint-Quentin pendant la Rvolution et sous le Premier Empire, 1884 ; E. Chardon, Rvolution, Directoire. Dix ans de ftes nationales et de crmonies publiques Rouen (1790-1799), 1911, etc.

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    Annales (23e arme, mars-avril 1968, n 2) $

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    notion de dcence , minement culturelle, qui exprime le mieux, aux yeux de l'poque, la qualit de cette solution ; l'tude de ce terme serait bien profitable. Ensuite venaient les corporations dans un ordre immuable avec leurs syndics et leurs porte-bouquets, puis les compagnies, les gardes et trompettes, l'chevinage roturier et noble, le maire. A l'abbaye aux hommes, l'glise Saint-Pierre, l'htel-Dieu, le clerg attendait le peuple qui venait lui sans participer autrement au cortge ; de son ct le conseil municipal s'abstenait de suivre la thorie dans le faubourg populeux de Saint-Nicolas, se reposait l'abbaye et reprenait ensuite son rang.

    Avec la fte en l'honneur de l'tre Suprme, nous retrouvons galement une procession, mais elle rvle un tout autre classement social : entre deux corps de gendarmes, apparaissent tour tour la thorie des adolescents aux fleurs, les jeunes filles de dix treize ans, les mres, les vtrans, les porteurs de symboles agraires ou artisanaux, etc. Dans la mesure o la Rvolution confesse imprieusement le principe de l'galit des citoyens, elle ne pouvait plus, c'est trop clair, les regrouper selon les hirarchies socio-professionnelles. En usant des classes d'ge, elle retrouve en revanche, le principe biologique dont nous avons vu l'emprise croissante sur les mentalits et elle prouve l'unit donc l'unanimit du corps social. Enseignement proclam et enseignement en confidence. D'autres ftes prsenteraient un contenu politique plus explicite : la fdration, les pompes funraires 2, mais il fallait montrer que des crmonies d'apparences bnignes manifestaient aussi un ordre.

    Cherchons alors les mauvais acteurs de ce thtre pdagogique. Qui trouble, qui rcuse au long du xvme sicle la pompe des ftes ? Je ne puis donner qu'une rponse locale. C'est en 1762 que surviennent Caen, pour la premire fois, les incidents qui dchirent ce long ruban hirarchique tal dans les rues pour la Pentecte ; un chevinage divis, des corporations ouvertement absentes, notamment dans le btiment et le textile 3, des mtiers qui en obligent d'autres rebrousser chemin : un norme scandale social, politique et religieux compromet la crmonie dont l'chevinage ne fera plus mention dans ses fastes aprs 1766.

    Ce tournant chronologique n'est pas incompatible avec ceux qui ont t reprs par ailleurs ; il symbolise un ordre social qui se dfait et

    1. La cration des dpts de mendicit s'apparente la mme attitude ; de mme l'emprisonnement des fous. Cependant je contesterai un peu la chronologie de M. Foucault (Histoire de la Folie, 1961) car il me semble que le fou cesse, plus tt que l'auteur ne le dit, d'tre un coupable pour devenir un malade.

    2. Parmi les plus intressantes : les transferts rvolutionnaires des grands hommes au Panthon.

    3. Liste des corps qui ont refus de participer la procession : boutonnire, gantiers, toiliers, maons, charpentiers, menuisiers, tourneurs, vitriers, tonneliers, boulangers (cf. Arch. mun. Caen, BB 102 et le Recueil de journaux caennais, 1661-1772, publi par G. Vanel, 1904, p. 266 sq.

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    il serait fructueux sans doute de dresser l'inventaire des ftes dchues et de celles qui survivent .

    Ces remarques n'puisent pas l'intrt des faits urbains comme repres et comme rvlateurs des rapports entre les groupes sociaux. C'est un domaine dont le choix, ici, prsentait surtout l'avantage, en sorte, de replier le sujet sur lui-mme. A fortiori, nous n'avons rien dit des autres voies ouvertes aux mmes fins, parmi lesquelles l'histoire des relations des forces productives, celle du langage, l'histoire religieuse, celles de la littrature ou de l'art apporteraient des documents plus subtils, d'une analyse infinie. Proposons simplement ces conclusions limites la critique de ceux qui viendraient d'horizons diffrents :

    A l'origine donc, la ville et les groupes sociaux saisis comme un ensemble. Un aperu des principes de partition sociale usits l'poque nous fait dcouvrir la confusion de ces classements. Puisque l'histoire ne peut, d'aucune manire, tre totale, il est sans doute permis d'essayer divers rangements ; encore doit-on souhaiter ne pas choisir en aveugle. Les aspects urbains de la description sociale nous guident. Ils nous montrent que dans la France des trois ordres apparemment immuables jusqu'en 1789, chacun reconnaissait dj la monte de nouveaux rseaux. Nous datons quelques prises de conscience de ce genre, conscience de solidarit ou d'antagonisme, des annes 1740-60 ; mais il est bien entendu que, selon les lieux et les domaines historiques o l'analyse voudrait s'appliquer, des temps diffrents pourraient tre avancs. En revanche l'ordre d'apparition des phnomnes serait probablement le mme : des solidarits matrielles et culturelles se nouent d'abord, le retard de la pratique politique est constant.

    D'autre part, tandis que les recensements, les archives fiscales ou notariales, Ptat-civil demeurent les sources pertinentes de l'tude des agrgats sociaux en raison de leur aptitude l'expression quantitative, les modalits urbaines des problmes y ajoutent un point de vue plus cintique ; elles poussent la rflexion vers les liaisons, les diffrences, les constellations d'influence dans la socit. Agir ainsi, c'est passer alliance avec la sociologie la plus rcente et en tirer peut-tre formelles ment parti (thorie des ensembles, reprsentation par les graphes) sans s'y engloutir puisque le temps est notre matire propre. Sur l'avnement des socits de classes conscientes d'elles-mmes, la ville du xviii6 sicle est un corpus d'une lecture inpuisable.

    Jean-Claude Pebrot.

    1. La plus constante des ftes normandes au xvine sicle est celle des feux de la Saint-Jean, commmoration onirique dont on sait l'importance dans les pays Scandinaves. Cette fte cosmique est aussi celle du cycle de la vgtation, elle clbre la vie.

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    InformationsAutres contributions de Jean-Claude PerrotCet article cite :Dupieux Paul. Les attributions de la juridiction consulaire de Paris (1563-1792). L'arbitrage entre associs, commerants, patrons et ouvriers au XVIIIe sicle. In: Bibliothque de l'cole des chartes. 1934, tome 95. pp. 116-148.Pour une enqute sur la criminalit dans la France d'Ancien Rgime. In: Annales. conomies, Socits, Civilisations. 22e anne, N. 2, 1967. pp. 340-349.

    Cet article est cit par :Lepetit Bernard. L'histoire quantitative: deux ou trois choses que je sais d'elle. In: Histoire & Mesure, 1989 volume 4 - n3-4. Varia. pp. 191-199.Roche Daniel. De l'histoire sociale l'histoire socio-culturelle. In: Mlanges de l'Ecole franaise de Rome. Moyen-Age, Temps modernes T. 91, N1. 1979. pp. 7-19.Rioux Jean-Pierre. Les lites en France au XXe sicle. Remarques historiographiques. In: Mlanges de l'Ecole franaise de Rome. Moyen-Age, Temps modernes T. 95, N2. 1983. pp. 13-27.Calvo Thomas. La plbe l'aune des vice-rois amricains (XVIe-XVIIIe sicles). In: Caravelle, n84, 2005. Plbes urbaines d'Amrique latine. pp. 37-63.

    Pagination241242243244245246247248249250251252253254255256257258259260261262263264265266267