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http://repository.osakafu-u.ac.jp/dspace/ Title Organisation du discours et énonciation en français parlé. Les changemen ts étudiés à partir d'un enregistrement d'ESLO2 Author(s) Bergounioux, Gabriel Editor(s) Citation 言語文化学研究. 言語情報編. 10, p.1-22 Issue Date 2015-03-31 URL http://hdl.handle.net/10466/14336 Rights

Author(s) Bergounioux, Gabriel - repository.osakafu …repository.osakafu-u.ac.jp/dspace/bitstream/10466/14336/1/... · 2 Gabriel Bergounioux 1. D Observer une variation, de quelque

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http://repository.osakafu-u.ac.jp/dspace/

   

TitleOrganisation du discours et énonciation en français parlé. Les changemen

ts étudiés à partir d'un enregistrement d'ESLO2

Author(s) Bergounioux, Gabriel

Editor(s)

Citation 言語文化学研究. 言語情報編. 10, p.1-22

Issue Date 2015-03-31

URL http://hdl.handle.net/10466/14336

Rights

1

Organisation du discours et énonciation en français parlé.

Les changements étudiés à partir d’un enregistrement d’ESLO2

Gabriel Bergounioux

Introduction

 Rien de plus délicat à observer qu’un changement linguistique en cours

du fait que nous en sommes non seulement les témoins mais également

les agents (Labov 1976). Exception faite du lexique, objet de toutes les

attentions, les phénomènes se produisent si graduellement, avec une

coexistence de formes qui peut s’étendre sur plusieurs siècles, qu’ils peuvent

rester longtemps inaperçus en sorte qu’on est en peine de les dater ou

simplement de quantifier le moment où ils ont affirmé leur prééminence.

La situation est compliquée par l’existence de domaines d’emploi

particuliers (dialectaux, sociaux) et surtout par l’imposition d’une forme de

reconnaissance qui, même très minoritaire, en raison d’usages de prestige,

ceux des classes dominantes, ou d’une accoutumance aux figurations

graphiques et orthographiques, freine voire empêche toute évolution (Culioli

1983).

 On caractérisera d’abord quelle configuration permet d’appréhender le

changement, justifiant le choix qui a été fait d’une étude monographique.

On se propose d’examiner ensuite la structuration à l’oral du récit et de

l’argumentation, de réfléchir sur le passage progressif d’une organisation

intrinsèque du discours par des adverbes à une affirmation accrue de la

présence du locuteur dans le déroulement de son propos. On esquissera

en conclusion cette hypothèse que l’évolution formelle des unités de

construction et d’enchaînement des énoncés serait orientée par la part

croissante prise par l’énonciation, l’intercession ou la « mise en scène »

(Goffman 1973) de l’agent dans son dire.

Gabriel Bergounioux2

 1. D������������ �����

 Observer une variation, de quelque nature qu’elle soit, suppose de

construire un dispositif de comparaison qui justifie l’établissement

d’une relation entre deux énoncés dont la différence peut être dialectale,

diachronique ou sociale. L’Enquête Sociolinguistique à Orléans (ESLO)

projette la variation dans le temps en étudiant sa diffusion selon les propriétés

des agents (âge, sexe, niveau d’étude, profession). Le parallèle est fondé sur

deux corpus recueillis dans une même ville à quarante années de distance.

On trouvera une présentation d’ensemble du programme, le contexte des

exemples cités dans l’article et les conventions de transcription à l’adresse

http://eslo.huma-num.fr/. On y lira en particulier les éléments explicitant trois

hypothèses sous-jacentes à la constitution des données (Bergounioux 2015).

 Première hypothèse. Qu’il soit phonologique, lexical ou morpho-syntaxique,

un changement ne se diffuse pas selon les mêmes modalités et à la même

vitesse auprès de tous les locuteurs (Labov 1976). Il existe des profils

particuliers correspondant à des agents producteurs du changement – ou qui

en sont les vecteurs privilégiés dans sa propagation – tandis que d’autres se

montrent plus conservateurs, rétifs aux innovations linguistiques. Les uns et les

autres présentent des caractéristiques sociales qui permettent d’expliquer, au

moins en partie, leur conduite.

 Deuxième hypothèse. Si la démonstration se base sur l’état des

connaissances à un moment donné, elle ne se soutient qu’en référence à

des données situées, recueillies suivant un processus contrôlé et certifié,

qu’il s’agisse du choix des témoins, de la prise en compte de la présence de

l’enquêteur ou des modalités et du contenu de l’interaction. La collecte n’est

pas conçue comme un recueil de données mais comme un moment de la

recherche qui se concrétise en corpus.

 Troisième hypothèse. On a retenu pour principe que ce qui importe n’est

pas tant ce que les locuteurs produisent que ce à quoi ils sont exposés, ce

Organisation du discours et énonciation en français parlé 3

qu’ils admettent dans leur « grammaire d’auditeur » (Encrevé 1977). A partir

du moment où des réalisations sont entérinées dans et par une communauté

de locuteurs, elles sont validées en tant que formes de reconnaissance

tolérées par cette communauté, ce qui aboutit à un élargissement du spectre

de variations intrinsèques intégrées à la structure de la langue dans son

fonctionnement. Ces productions innovantes ne se confondent ni avec les

��������������� �������������������� ������ ������������� �����

avec les erreurs (mauvaises dérivations – bravitude au lieu de bravoure –,

fautes de grammaire – vous disez au lieu de vous dites…) qui sont censurées,

������������������������� ������������� � �������nous aimons s’est

substitué à nous amons par analogie.

 Tout auditeur se trouve exposé en permanence à des réalisations

(phonétiques, lexicales, syntaxiques) qui ne sont pas celles dont il fait usage

�� ����� �������������������������������������� ��������������

référer à trois types de réactions.

(i) Celles du locuteur lui-même, en particulier s’il revient sur ses propos.

Hésite-t-il ? S’excuse-t-il ? Se reprend-il ? Consulte-t-il son interlocuteur ?

(ii) Celles d’auditeurs experts, qu’il s’agisse de l’enquêteur qui a pu noter

au vol une forme inattendue, ou des transcripteurs qui consignent le mot ou

������ �������� ������ �����! ���������������������������������

qui se consacrent à l’analyse des données, avec d’éventuelles différences

d’appréciation entre eux.

(iii) Celles de toute personne qui, écoutant les enregistrements, entérine ou

non ce qu’elle entend, tantôt sans y prêter garde, tantôt ironique, indignée

(« Ça se dit pas ! ») ou seulement surprise.

 Une contre-épreuve est envisageable pour l’évaluation des formes

����# ����$#����������������������������� ��� �� ���%��������%���

de la France, et des aires belge et suisse contiguës, examiner si elles sont

déjà diffusées ou tout du moins si elles demeurent interprétables à partir de la

connaissance globale de la langue.

Gabriel Bergounioux4

 2. Un témoin choisi

 Bien que l’une des causes principales de l’innovation soit le contact

de langues et la perméabilité des usages, ce cas d’interférence n’a pas été

considéré ici. Cet article est fondé sur une interview d’ESLO2, effectuée

auprès d’un locuteur qui répondait aux caractéristiques attendues d’un acteur

potentiel de l’évolution de la langue. En effet, il semble que les hommes

soient, toutes choses étant égales par ailleurs, plus avancés que les femmes

dans l’adoption de changements linguistiques, surtout quand ils appartiennent

à une génération comprise entre l’émancipation du modèle parental et la

stabilisation professionnelle et familiale qui s’étend actuellement entre la

seizième et la vingt-quatrième année approximativement.

 Le milieu privilégié pour les innovations langagières comprend des

personnes au statut économique incertain, intervenant dans des cadres de

travail peu ou pas institutionnalisés (milieu culturel et para-éducatif, monde

de la communication et de la publicité, arts du spectacle, médiateurs…) ou

précaires (intérimaires, pigistes, intermittents), avec une formation égale

ou supérieure au baccalauréat. Cette qualification individuelle, saisie en

un instant donné, est à affiner en intégrant des informations concernant

la trajectoire. On distinguera (i) la reproduction simple (un ouvrier fils

����#����&�'��& � �����������%��������'������������� �� ���#�� ��

��#���� ������������*������ �&�'���&����� ������� ���� ���'�����

��� �� ���#�� �������������&��'�#&����� ������������� ���'�������

cadre devenant ouvrier) – cf. Bourdieu 1979.

 Cette dernière situation est potentiellement la plus réceptive à une

reprise dans l’échange discursif de transformations qui, passant de leur

actualisation en interaction à leur inscription dans la structure, se répercutent

dans la reconfiguration de mécanismes grammaticaux et de procédures

argumentatives. Des personnes pourvues d’un capital culturel et scolaire

initial plus consistant que celui des agents avec qui elles s’entretiennent

professionnellement tendent en retour à être attirées par des manières de

Organisation du discours et énonciation en français parlé 5

parler « morganatiques ». Elles combinent une certaine maîtrise des emplois

dominants acquis dans le milieu familial et scolaire avec une réappropriation

de formes stigmatisées auxquelles se trouve conférée une certaine légitimité

par leur intégration dans un discours plus soutenu tenu par un locuteur

������ �����+��� ������� �� �����������%����4����;��!������<�

c’est-à-dire de l’attirance des classes dominantes pour des pratiques jugées

inférieures dans la hiérarchie académique des biens symboliques, comme

cela a été le cas pour la diffusion du jazz – depuis les salles de spectacle

du sud des Etats-Unis jusqu’aux études savantes – ou du port du blue-jean,

vêtement de travail rural devenu une icône de la mode.

 Kevin, codé dans le corpus accessible en ligne ESLO2_Ent_1001, est

originaire de Blois et l’un des cent cinquante locuteurs compris dans le volet

« interviews » d’ESLO2. Son père est technicien en informatique, sa mère

employée à EDF, la société nationale d’électricité. Il vit en couple avec une

étudiante de la faculté des lettres d’Orléans. Il occupe un emploi d’ouvrier du

!=������������� ������=%���� �!���� ��� ����!������������ ����� ���

d’un bac STG (Sciences et Technologies de la Gestion). Faute d’avoir

réussi sa formation post-bac en BTS (Brevet de Technicien Supérieur), il a

bifurqué vers un apprentissage dans le cadre de l’AFPA (Association pour la

Formation Professionnelle des Adultes) et s’est reconverti dans les travaux

d’aménagements intérieurs (pose de placoplatre, peinture…). Son emploi

dans une entreprise artisanale d’Orléans ne le satisfaisant pas, il envisage une

reconversion dans le commerce ambulant de pizzas.

 La passation de l’entretien a été réalisée par Olivier Baude, maître de

conférences en linguistique à l’Université d’Orléans et coordinateur du

programme ESLO (Baude 2006). Priscilla, la compagne de Kevin, assistait à

l’ensemble de la discussion.

 3. L’organisation du discours

 Au nombre des évolutions en cours, on a choisi de focaliser cette étude

Gabriel Bergounioux6

sur celles qui affectent les marques d’organisation interne du discours,

sur la façon dont les propos sont scandés par des mots indiquant leur

hiérarchisation chronologique et logique (ouverture / enchaînement / clôture).

Ce sont des termes qui permettent au locuteur de structurer son récit ou son

argumentation et à l’interlocuteur d’en suivre le déroulement. Leur usage

écrit a été décrit à plusieurs reprises (e.g. Takagaki 2011). A l’oral, il existe

des formes canoniques correspondant à une distribution des trois moments

de l’exposition qu’on sténographie généralement par les trois adverbes alors,

ensuite et voilà (Blanche-Benveniste 2010).

 ���� �� �����������alors à en fait

 3.1.1 Alors

 Quels sont les emplois d’alors dans cet enregistrement ? Les occurrences

sont peu nombreuses. On en dénombre six pour une trentaine de minutes

de parole centrées sur le vécu de l’interlocuteur. De plus, aucune ne réalise

l’emploi attendu. Trois ont un emploi consécutif (alors = c’est pourquoi) :

(1) y a jamais de pièce pour aller acheter la baguette alors on fait ça

pendant les courses

(2) je paye déjà assez cher de loyer pour le HLM alors euh je fais

intervenir

dont l’un où la proposition qui aurait dû compléter l’énoncé est laissée en

suspens :

(3) je regrette que un jour sur dix alors euh

 Les trois autres établissent une opposition, plus ou moins forte, entre les

deux termes d’une alternative, en locution conjonctive (4) ou en renforcement

de ou (5) ou de ça (6) :

Organisation du discours et énonciation en français parlé 7

(4) faut vraiment les sous là alors que l’été bon ben c’est plus c’est

plus abordable d’aller à la mer

(5) faut faire euh le choix entre euh avoir un petit peu plus d’argent à

� ����������J ��������� ���������������� ������%

être dans une vie monotone et on mange tous les soirs mais on n’a

pas de thune donc

(6) ah non alors ça hors de question non voitures des vraies pas des

trucs de Jacky là

 3.1.2 En fait

 Si alors n’est plus un connecteur d’ouverture de discours, c’est qu’il tend

à être remplacé par en fait. L’enquêteur, qui a une vingtaine d’années de plus

que l’interviewé, utilise plus volontiers alors et fort peu en fait ; c’est l’inverse

pour Kevin.

 En fait a plusieurs acceptions. Il peut s’agir de ponctuer un temps de

l’échange (avec la valeur de ���������), et la locution apparaît dans ce cas

�����������$

(7) ouais Viller[bon] je sais même pas en fait

(8) je suis pas euh je sais pas j’ai pas le tempérament pour ça en fait

(9) non parce que ben j’ai pas le PC adéquat et puis je suis pas trop je

suis pas trop jeux vidéo en fait

(10) c’est pas je sais même pas si c’est une histoire que j’ai pas le

temps ou quoi mais je suis plus là-dedans en fait

(11) faut que ça plaise en fait

(12) euh ouais c’est surtout ça en fait

 En fait sert également à réaffirmer la réalité d’une qualification, d’une

������������������X��������� ����Y���������������� �������$

Gabriel Bergounioux8

(13) j’ai fait une formation où je suis amené en fait à à être capable de

�������������������� ��� ���������������������������

(14) c’était un l’équivalent d’un CAP en fait

(15) on se mélange en fonction en fait de des compétences de chacun

(16) on faisait des installations à domicile et le fait d’aller installer en

fait de l’électroménager

 Ces deux catégories concernent la moitié des occurrences (dix sur dix-

neuf). On note dans les exemples (7) à (10) « je sais (même) pas » et « je suis

pas » et, dans l’exemple (11), le verbe plaire qui orientent l’interprétation

vers une valeur proche de celle des exemples (13) à (16) avec lesquels ils

��������� !����Z ���������������� �� �� ����� ������ ����������

position dans la phrase.

 Lorsque en fait �������!�����%� ����������������������������

������������������*������������������������� �� ���������\�^��

que pour son interlocuteur :

(17) en fait je connais pas mais il me semble qu’il y a pas le droit d’être

un seul ouvrier

(18) en fait c’est une sorte de stage obligatoire et puis euh voilà c’est

tout

(19) en fait le jour où je me sentirai prêt dans ma tête eh ben je le ferai

(20) en fait euh à la base j’ai fait un bac commerce et une année de

BTS

(21) en fait l’année de mon BTS c’était en alternance et je travaillais

dans un magasin d’électroménager

(22) en fait il s’avère que dans cette formation ce qui m’a plu c’était

plus ce qui touchait vraiment euh au bâtiment

(23) en fait on va au moins cher si admettons on est plusieurs et que

��������� � �� ���#�� ������# ����������� #��������

Organisation du discours et énonciation en français parlé 9

on va pouvoir euh louer une villa ou un appart[ement] ben on va

le faire

(24) en fait tout sauf les omelettes

(25) en fait hein j’ai l’impression que ça fait vingt minutes

 On constate, dans les exemples (17) à (25), qu’il y a des formulations

qui se rapprochent de celles relevées précédemment, « je connais pas » (17)

proche de « je sais pas » ou encore « ce qui m’a plu » (22) qui rappelle « faut

que ça plaise ». La fonction d’ouverture est renforcée en (20) par le syntagme

« à la base ».

 On n’a trouvé en revanche qu’une seule occurrence, dans cette fonction,

de du coup, dont on aurait attendu de plus nombreuses attestations :

(26) je travaillais dans un magasin d’électroménager et du coup on

faisait des installations à domicile

 3.1.3 Déjà

 A côté de alors et en fait qui visent à objectiver le déroulement des

événements ou l’exposé des arguments, on rencontre déjà, quelquefois

associé à une certaine véhémence de la réponse, comme une intervention

dans le dialogue où le locuteur apporte une indication sur un point de vue

�������#��������`���� ���J������������ ��������������*����������

événement qui s’est produit dans le passé, dont l’interviewé témoigne en son

propre nom :

(27) j’ai déjà ramassé mon patron euh à deux heures du matin euh

pont Royal

(28) c’est dans l’année si on peut c’est déjà arrivé mais une fois quoi

(29) ouais si je l’ai déjà vu

(30) je crois que j’y ai déjà été mais je suis pas sûr

Gabriel Bergounioux10

 D’autres occurrences proposent un constat ayant valeur d’argument, un

élément qu’il faut prendre en compte avant qu’une explication plus détaillée

ne soit proposée :

(31) on travaille déjà la semaine

(32) ouais voilà déjà d’une et le truc c’est je me dis c’est faut faire euh

le choix

(33) je paye déjà assez cher de loyer pour le HLM alors euh je fais

intervenir

(34) ils font ce qu’ils peuvent c’est déjà pas mal

 Cependant, quelques emplois font de déjà un synonyme de d’abord lequel

n’apparaît jamais dans cette interview :

(35) on arrive là-bas ben déjà on commence un petit peu plus tard que

prévu

'{|&�� ���\������������� #�����%��� � ����}~ �������� ��

du mois

(37) quoi déjà

(38) c’est pas que j’en fais beaucoup mais si je rentre déjà il faut que

j’aille guetter mes mails parce que sinon ça me stresse

'{�&!������� ���������� ��� ��������� ���������� ������

n’est pas montagne mais montagne c’est l’hiver

(40) on peut pas se permettre de s’éloigner trop de la ligne parce que

ben déjà y a y a pas forcément d’autres quartiers plus loin

 Cet adverbe, reconnu en premier pour une acception temporelle qui

subsiste en (35) et (38), a pour particularité de situer les événements selon

une appréciation subjective, de l’ordre de l’anticipation. Au sentiment de

surprise, qui contrevient à la durée attendue par celui qui s’exprime (du type :

Organisation du discours et énonciation en français parlé 11

;������� ���������<&������������!��������������������������� ��

relative qu’il faut accorder aux mobiles de son action. En (36), le choix d’un

métier est ramené au revenu qu’il peut procurer, en (40) les destinations de

vacances à l’attirance pour la mer, en (39) le lieu de résidence aux contraintes

de la desserte par les transports en commun. Dans tous les cas, il s’agit

de justifier sa conduite en classifiant les principes qui en décident et qui

concernent directement l’agent.

 3.2 Enchaînement

 La continuation du récit, indiquée par ensuite, spécialement quand il

convient d’en souligner une étape importante, n’est pas de mise ici. Kevin

n’emploie jamais cette forme à laquelle il substitue systématiquement les

adverbes après et puis.

 3.2.1 Puis

 Le connecteur d’enchaînement le plus utilisé est « puis » qui apparaît

trente-quatre fois, une fois dans une énumération, trois fois pour marquer une

opposition comme :

(41) si on va être chez un artisan ça va être très pointilleux parce que

la personne euh elle est minutieuse dans ce qu’elle fait tout ça et

puis ben y a d’autres boîtes

onze fois pour indiquer une succession dans le temps :

(42) après je sais que y a des mecs qui font des ils font des saisons ils

font dans leur coin euh huit mois de l’année puis les quatre mois

l’été ils partent euh sur la côte

neuf fois pour ajouter un argument :

Gabriel Bergounioux12

(43) non parce que ben j’ai pas le PC adéquat et puis je suis pas trop

je suis pas trop jeux vidéo en fait

et dix fois, en collocation avec voilà (sauf lorsque la phrase reste inachevée),

laissant à l’interlocuteur le soin de tirer lui-même la conclusion de ce qu’il

vient d’entendre :

(44) moi euh là celle dans laquelle je suis actuellement euh ça se passe

!����������!��� ��� ��� ����������� ���������#����

Il s’agit d’un adverbe neutre en ce sens qu’il n’infère rien de plus qu’un

repère dans l’organisation du discours.

 3.2.2 Après

 Outre la locution « d’après » (= selon), on compte treize emplois où après

a une valeur temporelle comme :

(45) après j’ai été j’ai fait quoi ? après je suis parti au dépôt on a

chargé deux trois trucs

cinq emplois à valeur locative (= plus loin que) comme :

(46) ben Cléry après c’est Saint-Laurent

et trois qui signalent une énumération comme :

(47) ouais voilà bois plâtre et après tout ce qui est des des nouveaux

matériaux

 Face à ces vingt et un emplois, quatorze relèveraient paradigmatiquement

Organisation du discours et énonciation en français parlé 13

d’un emploi qui correspond à ce qu’on attendrait de l’usage de « ensuite ».

En voici quelques-uns :

(48) pas forcément Orléans après je sais pas mais tout dépend de ce

qu’on fait dans la vie quoi

(49) je me doute que vu que c’est une ville assez grande y en a plein

mais après je peux pas vous dire

(50) donc euh après je sais pas cette boîte-là je viens d’y arriver donc

je peux pas juger

(51) ben c’est des secteurs après je sais que y a des mecs qui font des

ils font des saisons

(52) après tout dépend ce que vous aimez c’est sûr que si je sais pas

ce que c’est vos goûts

(53) c’est quoi plutôt euh langues africaines après je connais pas y a

trop de y a trop de variantes quoi

'��&���#� ���� �������� ���!������#� ���� ��� �� ��4�� ����

temps pour les faire

On remarque immédiatement des collocations, en particulier celle qui associe

après à « je sais pas ». Tandis que déjà affirmait un point de vue que le

locuteur introduisait comme un préalable en dehors de toute discussion, après

intervient à l’inverse de préférence dans un enchaînement où un élément de

doute est introduit, à tout le moins une alternative qui se présente à l’esprit

de celui qui parle sans qu’il ait les moyens de trancher. Il ne s’agit pas tant

de poursuivre un discours que d’y intercaler un jugement, le plus souvent de

réserve voire d’ignorance, en première personne

 3.3 Clôture

 Pour conclure ses énoncés, Kevin a recours à différents mots dont on

indique la liste par ordre décroissant :

Gabriel Bergounioux14

- « quoi » trente-sept fois (dont trois en combinaison avec « voilà »)

- « (et) voilà » vingt et une fois, dont quinze en combinaison :

- trois fois avec « quoi »

- trois fois avec « donc »

- neuf fois avec « (et) puis »

- « là » dix fois (dont une sous la forme « là non »)

- « hein » huit fois.

Ces quatre formes, seules ou corrélées à une ou plusieurs autres telles que

« puis voilà quoi », sont exploitées pour clore une réponse, soixante-treize

fois au total en éliminant les doubles comptes. Pour leur donner leur pleine

������ �������� ��� ���� ������� ��������������������������Y������

par la prosodie.

 3.3.1 Voilà

 S’il n’est pas le plus fréquent, l’adverbe « voilà » apparaît néanmoins

����� ��������� ���������������� �������������� ���� �������

séquence sans que soit ajoutée d’indication particulière, qu’il s’agisse d’un

jugement du locuteur sur ce qu’il vient de dire ou d’une demande adressée à

l’interlocuteur. Par ce moyen, un terme est mis au propos qui ne présage rien

quant à l’orientation concernant la façon particulière dont se poursuivra le

dialogue. Trois exemples :

(55) si derrière un chantier de placo y a de la bande à faire

éventuellement on va sous-traiter un chantier de placo donc voilà

(56) je me suis dit ça fait carré de faire ça je vais y aller et puis au

�� �� �� � ��������������#����

(57) les omelettes sinon ben je sais pas ben on casse des œufs on bat

et puis voilà

Chacune des occurrences citées est renforcée par un autre connecteur,

Organisation du discours et énonciation en français parlé 15

;����<��;���<�������������� �Y����� ���� ����� �������

� ������ ��� ����������������������������������

 3.3.2 Là

 Au contraire, « là » semble imposer un avis, une opinion qui ne se discute

pas et qui apparaît souvent en lien avec une réponse ou comme une évidence

dans un savoir partagé – par exemple en (58), pour se rappeler une émission

de télévision que Kevin a regardée avec sa compagne, Priscilla, qu’il

sollicite :

(58) oui avec les trucs des algues là

(59) tu sais le gamin-là le petit là qui voulait taper (= emprunter de

l’argent à) sa tante là

(60) ah non alors ça hors de question non voitures des vraies pas des

trucs de Jacky là

 3.3.3 Quoi

 Une phrase se terminant par « quoi » paraît moins catégorique, notamment

du fait de la valeur interrogative de ce mot. Elle ménage la possibilité d’une

réfutation par l’interlocuteur à qui est offerte la possibilité d’exprimer son

avis.

(61) je saurais même pas dire ce que j’ai appris à l’école euh c’est sûr

que j’ai appris des choses et c’est ça cultive mais c’est pas ce qui

m’a aidé dans la vie quoi

(62) tout ce qui est re- retaper les apparts c’est ils ont deux ils ont

deux trois mecs euh service technique qui font ça quoi

(63) c’est pas que j’aime pas mais c’est pas mon c’est pas mon truc

quoi

Gabriel Bergounioux16

Le dernier exemple est caractéristique en ce qu’il manifeste que le locuteur

ne s’interdit pas de changer d’opinion pour peu qu’on le convainque (il est

question d’une rue orléanaise dont les étudiants fréquentent les nombreux

cafés).

 3.3.4 Hein

 Avec « hein », un pas supplémentaire est franchi dans l’indécision. Il y

�� ��� � ������ � ��� ������������� ���������� #��������������

� ������������ ��������� ����� �����������\� ����'|�&����� ������

française où faire construire sa maison (65) ou sur le type d’engagement que

représente le fait d’avoir répondu à l’interview (66) :

(64) [rire] c’est chaud la première fois hein

'|�&��������������� ������������������ ����� ��� ���

verra hein

(66) y a pas de mauvais coup derrière ça engage à rien hein ça engage

à rien

L’emploi différencié de voilà, là, quoi et hein dessine une distribution des

����� ����� ������� #�� ��^�������������������������� �����

par là à la réserve indiquée par quoi et au doute que manifeste hein en

passant par le constat de voilà, à trois reprises élargi en voilà quoi, la seule

combinaison qui soit admise entre ces quatre mots.

 4. Une orientation du changement décidée par l’énonciation

 En fournissant les preuves que, dans un contexte similaire et avec

une interprétation équivalente, peut apparaître une alternance de formes

variables selon leur fréquence, leurs conditions d’emploi et leur valeur,

les corpus permettent de construire des paradigmes afin d’évaluer quelles

conditions décident de la sélection d’un certain élément à l’exclusion de

Organisation du discours et énonciation en français parlé 17

tous les autres. Dans les exemples supra, l’investissement du propos par le

locuteur, la subjectivation du dire, a paru le trait essentiel du changement.

Il reste à en trouver la confirmation au moyen d’études conduites à partir

d’autres locuteurs, en particulier ceux d’ESLO1 qui présenteraient des

caractéristiques sociales analogues et procureraient à la démonstration une

certaine profondeur diachronique.

 4.1 Je sais pas

 On trouverait une évolution du même ordre dans la substitution de « je

sais pas » à « peut-être », dans le remplacement d’une locution impersonnelle

(verbe à la troisième personne) par une expression grammaticalisée, à usage

d’adverbe, où le sujet se déclare en première personne :

(67) ben ça faisait euh je sais pas à l’époque ça faisait plus d’une

vingtaine oui une vingtaine d’années on va dire

(68) le plus âgé Momo il doit avoir euh je sais pas je pense que la

personne la plus âgée elle doit avoir trente-quatre ans

(69) je sais pas j’ai jamais eu affaire à ça mais il me semble que c’est

ça c’est

(70) je suis je suis pas euh je sais pas j’ai pas le tempérament pour ça

en fait

(71) je pense que c’est la ville quoi c’est les expressions de la ville

ou je sais pas je dis ça peut-être que c’est ça existe dans d’autres

villes hein

Même si toutes les occurrences de « je sais pas » ne sauraient être remplacées

par « peut-être », la disproportion est flagrante entre les quarante-cinq

« je sais pas » et les trois « peut-être ». Des équivalents paradigmatiques

seraient « à peu près », « environ » (67, 68) ou des modalisations proches de

l’euphémisme. L’expression à valeur concessive « c’est vrai que » qu’utilise

Gabriel Bergounioux18

souvent l’interviewer, n’est jamais employée par Kevin.

 4.2 Histoire de

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marque de première personne, certains mots assurent la même fonction en

présupposant l’intervention efficiente d’un agent dans le processus. Ainsi,

« histoire de » a quatre occurrences, deux dans lesquelles « histoire »

apparaît comme un synonyme de « affaire » (« histoire de patron », « histoire

de conditions de travail »), de façon objective, et deux qui seraient des

synonymes de la préposition « pour » si ne s’y ajoutait une nuance de

distance, une attitude désabusée de celui qui s’exprime, ce que confirme

souvent une expression co-occurrente en première personne :

(72) parce que je savais pas vraiment quoi faire et oui c’était une

histoire de faire plaisir

(73) oui vite fait salle de sport histoire de me remuer

« Histoire de » interviendrait dans l’énoncé au moment où le locuteur, traitant

d’une action où il tenait avant tout à donner satisfaction à une demande

extérieure – l’attente des parents (72) ou des prescriptions hygiénistes (73)

–, manifeste qu’il ne s’y est pas investi, accomplissant seulement ce qui était

attendu de lui dans la circonstance sans véritable engagement.

 4.3 Vite fait

 Un autre exemple correspond à une extension syntaxique des emplois

de l’expression « vite fait », d’ordinaire utilisée avec un verbe, et qui, par

application au nom, prend une valeur non plus de rapidité – comme c’est le

cas de :

(74) on a vite fait le tour

Organisation du discours et énonciation en français parlé 19

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qui se rapproche de « un peu » :

(75) oui vite fait salle de sport histoire de me remuer

(76) [le sport] vite fait je m’in- non si je m’intéresse c’est Internet

mais pas la télé

(77) une espèce de petite lune vite fait

(78) ben anglais je me débrouille espagnol euh vite fait

Les exemples (75) et (76) se réfèrent à une pratique (très) modérée du sport,

(78) à une connaissance assez superficielle de l’espagnol, quant à (77), il

s’agit de la description cartographique du golfe d’Ajaccio. La phrase doit être

interprétée comme « ça ressemble (= une espèce de) un peu (= vite fait) à un

arc de cercle, un croissant (= petite lune) ».

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 On rapprocherait de ces formes un impératif tel que « admettons » dont

les cinq occurrences évincent « par exemple » qui n’est attesté qu’une seule

fois :

(79) après on travaille ben là par exemple aujourd’hui ben on était

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Cet usage se retrouve dans un contexte parfaitement identique :

(80) ça change je peux pas vous dire ce matin ben euh admettons j’ai

fait quoi ben je me suis levé de bonne heure

Sur les cinq emplois, qui ont supplanté la forme concurrente « mettons »

Gabriel Bergounioux20

(aucune occurrence), deux correspondent à des situations vécues (81) et trois

à des situations supposées (82) :

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ça

(82) camping c’est si admettons on se permet de partir quatre jours

admettons à je sais pas à la Palmyre des trucs comme ça ça c’est

dans l’année

 Quant à « on va dire » (9 occurrences), qui s’est substitué à « disons »

(aucune occurrence), les emplois apparaissent tantôt, presque par antiphrase,

comme un refus d’en dire plus :

(83) des soucis personnels on va dire et une formation professionnelle

aussi

(84) mais les bons souvenirs que j’ai c’est pas euh glorifiant on va

dire

ou bien comme un équivalent de « approximativement » ou « à peu près » :

(85) à l’époque ça faisait plus d’une vingtaine ouais une vingtaine

d’années on va dire

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(86) donc euh tout ce qui est on va dire euh prise de risque euh j’y

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va dire

 Dans tous ces cas, on peut souligner qu’il y a une introduction par le

Organisation du discours et énonciation en français parlé 21

locuteur d’une appréciation sur le contenu de ses propos. L’exploitation

des ressources offertes par la langue concerne aussi bien (i) des noms qui

deviennent des prépositions (histoire de), (ii) des locutions verbales qui se

transforment en adverbes (vite fait) ou (iii) des verbes (admettons), voire

des propositions entières (je sais pas, on va dire), qui interviennent dans le

discours à titre de marques de modalisation. La grammaticalisation, comme

changement affectant les mots-outils, semble s’ajuster à la part croissante que

prend l’énonciation dans les énoncés en interaction.

Conclusion

 Au-delà des phénomènes relevés, et à titre de premier résultat, ou

d’hypothèse fondée sur l’inventaire qui a été exposé à partir des exemples, on

suggèrera qu’un lieu essentiel du changement en français parlé aujourd’hui

serait lié à l’irruption de l’énonciation qui actualise une certaine forme

d’inscription du locuteur en première personne dans son dire.

 On peut y lire la manifestation, dans et par les formes du langage,

d’un phénomène sociolinguistique attesté par un répertoire de procédés

conventionnels, plus variés que ceux recensés par Benveniste (1966) parce

qu’ils ont été relevés dans un corpus oral. Ils correspondraient à la traduction

verbale d’un changement social à long terme, à l’avènement de ce que

Norbert Elias a caractérisé comme la « société des individus » en tant que

terme ultime du « processus de civilisation ». L’expression est liée à une

parole en nom propre et, à ce titre, elle en épèle les marques grammaticales et

�����4������������������ ���% ��������������� �� # ���$��nous fut,

je doit advenir.

Bibliographie

Baude, Olivier ed. (2006) Corpus oraux : guide des bonnes pratiques,

Orléans et Paris, Presses universitaires d’Orléans et CNRS.

Benveniste, Emile (1974) « L’appareil formel de l’énonciation », Problèmes

Gabriel Bergounioux22

de linguistique générale II, Paris, Gallimard : 79-88.

Bergounioux, Gabriel ed. (2015) Linguistique de corpus. Une étude de cas.

Paris, Champion.

Blanche-Benveniste, Claire (2010) Le Français. Usages de la langue parlée.

Leuven-Paris, Peeters.

Bourdieu, Pierre (1979) La Distinction, Paris, Minuit.

Culioli, Antoine (1983) « Pourquoi le français parlé est-il si peu étudié ? »,

Recherches sur le français parlé 5 : 291-300.

Elias, Norbert (1991) La Société des individus, Paris, Fayard.

Encrevé, Pierre (1977) « Présentation : Linguistique et socio-linguistique ».

Langue française 34 : 3-16.

Goffman, Erving (1973) La Mise en scène de la vie quotidienne, Paris,

Minuit.

Labov, William (1976) Sociolinguistique, Paris, Minuit.

Takagaki, Yumi (2011) De la rhétorique contrastive à la linguistique

textuelle : l’organisation textuelle du français et du japonais, Osaka

et Rouen, Osaka Municipal Universities Press et Publications des

Universités de Rouen et du Havre.

(Professeur à l’Université d’Orléans / Directeur du Laboratoire Ligérien de Linguistique)

[編者注]本稿は,2014年11月2日に,大阪府立大学サテライトI-siteなんばで行われた講演に基づく。この講演は,平成二十六年度大阪府立大学外国人招へい教員事業の一環として企画され,大阪府立大学人間社会学研究科の主催で行われた。