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« A BEAU MENTIR QUI VIENT DE LOIN »: CATHERINE II ET L’ÉCRITURE DU VOYAGE EN CRIMÉE par STÉPHANE VIELLARD Université de Paris-Sorbonne Crispin. Nous nous frayons un chemin à la renommée par une nouvelle route ; ne vois-tu pas cela, ignorante ? Marton. Personne ne t’en croira. Crispin. Qu’est-ce que cela me fait ? Pourvu qu’on parle de nous, c’est là l’essentiel. (Catherine II, Les voyages de Monsieur Bontems) Mme Vestnikova : Vous autres, vous ne voulez plus croire à rien. (Catherine II, O, temps ! I, 9) Il convient d’interdire le mensonge et la tromperie aussi bien aux enfants eux-mêmes qu’à leur entourage, et de ne pas les employer, même pour plaisanter. (Catherine II, Instruction au prince N.I. Saltykov pour l’éducation des grands-ducs) Il sait feindre de telle manière, mêler si bien le mensonge et la vérité que le milieu est en harmonie avec le commencement, et la fin avec le milieu. (Horace, Art poétique, 151-152) Cahiers slaves, n° 10, UFR d’Études slaves, Université de Paris-Sorbonne, 2008, p. 49-72.

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« A BEAU MENTIR QUI VIENT DE LOIN » :

CATHERINE II ET L’ÉCRITURE DU VOYAGE EN CRIMÉE

par

STÉPHANE VIELLARDUniversité de Paris-Sorbonne

Crispin. Nous nous frayons un chemin à la renommée par une nouvelle route ; ne vois-tu pas cela, ignorante ?Marton. Personne ne t’en croira.Crispin. Qu’est-ce que cela me fait ? Pourvu qu’on parle de nous, c’est là l’essentiel. (Catherine II, Les voyages de Monsieur Bontems)

Mme Vestnikova : Vous autres, vous ne voulez plus croire à rien. (Catherine II, O, temps ! I, 9)

Il convient d’interdire le mensonge et la tromperie aussi bien aux enfants eux-mêmes qu’à leur entourage, et de ne pas les employer, même pour plaisanter. (Catherine II, Instruction au prince N.I. Saltykov pour l’éducation des grands-ducs)

Il sait feindre de telle manière, mêler si bien le mensonge et la vérité que le milieu est en harmonie avec le commencement, et la fin avec le milieu. (Horace, Art poétique, 151-152)

Catherine fut une grande voyageuse. Des sept voyages qu’elle effectua entre 1763 et 1787 au sein de son empire, l’Histoire et la postérité ont surtout retenu le dernier, celui qu’elle effectua pour se

Cahiers slaves, n° 10, UFR d’Études slaves, Université de Paris-Sorbonne, 2008, p. 49-72.

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STÉPHANE VIELLARD

rendre en Crimée. Ce septième et dernier voyage occupe dans l’ensemble des représentations liées à Catherine II une place à part.

Le voyage en Crimée est lié à une polémique initiale : on sait que la conquête de la Crimée suscita des réserves, en particulier parmi les ennemis de son artisan principal, Grigorij Potëmkin, qui mirent Catherine en garde en attirant son attention sur les dépenses démesurées qu’entraînait cette conquête1. La souveraine décide donc de se rendre sur place afin de juger du bien-fondé de l’entreprise de Potëmkin. Le voyage durera plus de six mois, du 2 janvier au 13 juillet 1787, date du retour de l’Impératrice2.

Sur ce voyage, Catherine a laissé une curieuse notule, qui n’était vraisemblablement pas destinée à être publiée. Cette note autographe est rédigée en français. En voici le texte intégral :

Les villes de Moscow et de Pétersbourg, mais plus encore les gazettes étrangères ont beaucoup menti pendant notre voyage ; à présent vient notre tour : a beau mentir qui vient de loin. Voici le registre de ce que je conterai moi : je trouve nécessaire de le communiquer à mes compagnons de voyage, non seulement pour recueillir leurs suffrages, mais aussi pour les engager à me communiquer leurs idées.

D’abord primo, j’ai vuë, moi, qui vous parle, les montagnes de la Tauride s’avancer à pas graves vers nous et faire la révérence d’un air penché. Qui ne veut pas le croire, n’a qu’à aller voir les nouveaux chemins, qu’on y a pratiqué : il verra partout des lieux escarpés changés en pentes douces. Or, en récit, les pas graves et la révérence d’une montagne est plus sonore.3

1 Le prince de Ligne apporte une réponse à une partie de ces critiques : « Elle [l’Impératrice] se justifie de sa magnificence en disant que de donner de l’argent lui en rapporte beaucoup, et que son devoir est de récompenser et d’encourager. Elle se justifie d’avoir créé un grand nombre d’emplois dans ses provinces, parce que cela fait circuler les espèces, élève des fortunes, et oblige des gentilshommes à demeurer dans leurs terres, plutôt qu’à Pétersbourg ou à Moscou ». (Lettres et pensées du prince de Ligne, d’après l’édition de Madame de Staël, Tallandier, 1989, p. 129-130). 2 Sur la chronologie et les conditions matérielles de ce voyage, voir N.I. Pavlenko, Ekaterina Velikaja, M., 1999, p. 232-241. 3 Sočinenija Imperatricy Ekateriny II na osnovanii podlinnyh rukopisej i s ob“jasnitel’nymi primečanijami akademika A.N. Pypina Izdanie imperatorskoj Akademii nauk. Tom dvenadcatyj. Avtobiografičeskie zametki. SPb., 1907, p. 655. L’orthographe et la ponctuation sont celles de l’édition de Pypin. Le texte est précédé du titre suivant, vraisemblablement ajouté par

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« A BEAU MENTIR QUI VIENT DE LOIN » :CATHERINE II ET L’ÉCRITURE DU VOYAGE EN CRIMÉE

Ce texte est bref (138 mots). Il laisse une impression d’inachèvement : le « D’abord primo » n’est suivi d’aucun « Ensuite secundo », légitimement attendu. Le récit semble suspendu. Cette suspension ressemble à une ouverture qui est en fait une invitation lancée aux « compagnons de voyage » (Charles-Joseph de Ligne, Louis-Philippe de Ségur) à apporter d’autres idées, à travailler, transformer le texte. Entre sobre brièveté et ouverture, il constitue l’inverse du récit d’un voyage qui fut long et fastueux. Néanmoins, ces quelques lignes condensent toute la vision politique et culturelle de Catherine.

Rumeurs et ragots : problématique du mensongeD’emblée Catherine évoque le point de départ de ce texte : les

mensonges qui ont couru sur son voyage. L’impératrice abhorre les ragots et, au cours de sa longue carrière de femme de lettres, use à plusieurs reprises de son talent littéraire afin de lutter contre le penchant de ses sujets pour cette pratique qu’elle condamne. Dans la comédie O, temps ! [O, vremja !], elle entend bien ridiculiser dans le personnage de Vestnikova (Madame Porte-Rumeurs) ceux qui colportent les ragots et ne parlent que par ouï-dire. On voit apparaître dans cette pièce, écrite en 1772, l’un des premiers traitements, sur le mode comique, du thème de la montagne fabuleuse. Dans la scène 9 de l’acte I, Vestnikova raconte le contenu des lettres qu’elle reçoit de Saint-Pétersbourg4. L’une de ces lettres fait allusion aux montagnes russes d’une hauteur inhabituelle, installées pour le carnaval. Pour Vestnikova, ces récits sont des métaphores qui dissimulent quelque événement grave ne pouvant être évoqué qu’à mots couverts [obinjakom, litt. de manière détournée]. Elle provoque les sarcasmes de son interlocuteur Nepustov (Monsieur Contrefable) qui lui rétorque : « Ce ne sont qu’inepties : ces montagnes

l’éditeur : « Parodie autographe de l’Impératrice au sujet des bruits courant sur Son voyage en Tauride » [Sobstvennoručnaja parodija imperatricy na sluhi o putešestvii eja v Tavridu]. Les commentaires de l’académicien sur ce texte se limitent à l’indication de la cote du manuscrit dans les archives de l’époque. Le texte n’est pas daté.4 La rumor trouve sa caution dans les scripta. C’est le thème de l’écriture : « Pis’ma iz Peterburga prišli. Pišut, čto … » (nous soulignons).

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sont normales, et des carnavals, on peut en trouver de toutes sortes. Votre montagne imaginaire n’accouchera que d’une souris. Jadis, on payait cher pour les bobards : on vous raccourcissait la langue afin qu’elle racontât un peu moins d’inepties. Il serait raisonnable que nous mêmes nous abstinssions de raconter des bêtises et à plus forte raison de colporter des inventions et des nouvelles à dormir debout ». Cette condamnation de la propagation orale des fictions écrites suscite le dépit de Vestnikova : « Ah, mon ami, ce que vous êtes sévère ! »5

En juillet 1787, peu de temps après son retour de Crimée, Catherine reprend la satire des ragots, et lui consacre une pièce visiblement inachevée et abandonnée. Celle-ci comporte quatre actes, ne porte pas de titre, mais l’académicien Pypin, s’appuyant sur les notes prises par Hrapovickij, secrétaire de l’impératrice6, l’intitule Le Menteur [Vrun]7. Vrun est le nom du laquais de Velereč’. Le thème des ragots est abordé par l’intermédiaire d’une lettre que Vranoljub apporte à son oncle Velereč’. Dans la lettre sont évoquées les catastrophes naturelles particulièrement alarmantes qui se sont abattues sur la frontière méridionale : les gens n’ont plus rien à manger, l’herbe est brûlée, les fleuves sont asséchés, les forêts ne poussent plus. Lorsque Velereč’ apprend dans la lettre qu’à la suite des catastrophes évoquées les gens

5 Nepustov révèle à Vestnikova l’incohérence de ses propos. Ainsi, une première lettre fait état d’une inondation si importante que les gens auraient été contraints de se réfugier sur les toits. Nepustov ironise : « Comment, Madame ? Le courrier aurait-il été acheminé par voie d’eau, si une telle catastrophe s’est produite ? ». Nepustov ne voit pas que la rumeur fait fi des obstacles !6 Dans son journal, Hrapovickij note à la date du 31 juillet 1787 : « J’ai remarqué que Sa Majesté écrivait Le Menteur, une comédie ». Pypin donne également le texte d’un brouillon de cette pièce, lui aussi inachevé. Le texte autographe porte sur la couverture l’inscription : « Comédie autographe de l’Impératrice Catherine II. Sans titre ». Cf. Sočinenija Imperatricy Ekateriny II, 1901-1907. t. 3, r. 361. Le Menteur, demeuré inachevé, est repris par Catherine sous la forme d’une courte pièce à trois personnages que Pypin publie dans le volume III des œuvres de l’impératrice sous le titre Razskazy. Baba bredit, čort li ej verit. Otryvok [Récits. La paysanne débite des sornettes, le diable la croit. Extrait]. Ce texte n’est pas daté. Pypin écrit qu’il s’agit là «  à nouveau du thème des ragots et des commérages, comme dans la pièce Vrun. ».7 Sočinenija Imperatricy Ekateriny II, t. 3, r. 349-360.

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vivent dans des abris de terre parce qu’on n’a pas pu commencer à reconstruire, c’est par un truisme proverbial qu’il coupe court à ces nouvelles sans fondement : Čto ne načato, to ne končitsja [Ce qui n’est pas commencé ne peut être fini]. Étrange sujet, en vérité, que celui de cette lettre qui semble bien n’exister que pour laisser la parole aux détracteurs du grand projet de Potëmkin et de Catherine. Cette abomination de la désolation est le négatif du tableau, un enfer opposé à l’éden, à cet authentique paradis terrestre que le favori s’est appliqué à bâtir et les hôtes choisis de la souveraine à glorifier.

Mais à quels mensonges Catherine fait-elle allusion dans sa note ? On pense, bien sûr, aux célèbres « villages de Potemkine ». Dans l’une de ses lettres à la marquise de Coigny, le prince de Ligne évoque l’anecdote :

Je sais qu’il n’est pas à la mode de croire ni les voyageurs, ni les courtisans, ni le bien qu’on dit de la Russie. Ceux même d’entre les Russes qui sont fâchés de ne pas avoir été avec nous, prétendront qu’on nous a trompés, et que nous trompons. On a déjà répandu le conte ridicule qu’on faisait transporter sur notre route des villages de carton de cent lieues à la ronde ; que les vaisseaux et les chevaux étaient en peinture, la cavalerie sans chevaux, etc.8

La réalité revêt un aspect double. Il y a d’abord la volonté de Potëmkin d’embellir les villes. Les arcs de triomphe érigés pour le passage de l’impératrice sont nombreux et Louis-Philippe de Ségur évoque cet empressement à transfigurer l’espace, à en faire un authentique décor :

Souvent, on voyait des corps légers de Cosaques manœuvrer dans les plaines que baigne le Dniéper. Les villes, les villages, les maisons de campagne, et quelquefois de rustiques cabanes, étaient tellement ornés et déguisés par des arcs de triomphe, par des guirlandes de fleurs, par d’élégantes décorations d’architecture, que leur aspect complétait l’illusion au point de les transformer à nos yeux en cités superbes, en palais soudainement construits, en jardins magnifiquement créés.9

8 Prince de Ligne, op. cit., p. 132. 9 Louis-Philippe de Ségur, Mémoires ou souvenirs (1826), t. 3, in Claude de Grève, Le Voyage en Russie. Anthologie des voyageurs français aux XVIII e et XIXe siècles. Robert Laffont, « Bouquins », P., 1998, p. 101.

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Face à cet artifice, que Ségur nomme très explicitement « illusion », le prince de Ligne place au contraire une description en creux, comme en négatif, où l’effacement de l’illusion, ou plus exactement son absence, est clairement désignée, comme pour rétablir une certaine objectivité :

Je sais très bien ce qui est escamotage : par exemple, l’impératrice, qui ne peut pas courir à pied comme nous, doit croire que quelques villes, pour lesquelles elle a donné de l’argent, sont achevées, tandis qu’il y a souvent des villes sans rues, des rues sans maisons et des maisons sans toit, portes ni fenêtres. On ne montre à l’impératrice que les boutiques bien bâties en pierres, et les colonnades des palais des gouverneurs-généraux.10

Les cartes sont brouillées. Qui croire ? Dans quel labyrinthe nous entraîne-t-on ? Ce jeu d’illusions, où le vrai et le faux se superposent à loisir, entraîne le lecteur dans une autre dimension, dans l’espace truqué du théâtre, qui rappelle étrangement les fruits de verre et les effets de miroirs que Potëmkin organisait dans son jardin d’hiver pour éblouir ses hôtes et sa souveraine.11

Vérité proverbiale et mensonge poétiqueCatherine ne s’est jamais départie de son engouement pour les

proverbes. Étrangère, elle savait que sa connaissance de la langue russe n’eût pas été complète sans la maîtrise de ses stéréotypes phraséologiques. Elle connaissait également bien trop la valeur pédagogique des proverbes pour ne pas les utiliser dans ses écrits polémiques, satiriques ou didactiques. Son théâtre, sa revue Le Bric-à-brac, le recueil de proverbes qu’elle (fait) compose(r) pour ses petits-fils en sont des preuves irréfutables.

10 Prince de Ligne, op. cit., p. 133. 11 Voir la description que fait Deržavin du dispositif technique et des effets obtenus dans A. Zorin, Kormja dvuglavogo orla. Literatura i gosudarstvennaja ideologija v Rossii v poslednej treti XVIII – pervoj treti XIX veka, M., 2001, p. 134.

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Le court texte qui mobilise notre attention ne semble pas déroger à cette pratique des proverbes. Mais dans ce texte original, écrit en français, c’est un proverbe français que Catherine exploite : A beau mentir qui vient de loin. Si l’on recherche ce proverbe dans les recueils français, on constate cependant qu’il est peu présent et qu’il est loin de partager la constance de certaines formes qui traversent les époques et possèdent une fréquence élevée. Et pourtant, nous avons affaire ici à un proverbe que Catherine affectionne particulièrement. En effet, nous le retrouvons dans l’une des comédies-proverbes dont elle est l’auteur et qui figure dans le Théâtre de l’Hermitage. La rédaction de ce recueil, à laquelle ont participé les invités du voyage en Crimée12, date précisément de l’hiver 1787-1788. Cette comédie est intitulée Les Voyages de Monsieur Bontems13.

12 Théâtre de l’Hermitage de Catherine II, Impératrice de Russie, composé par cette princesse, par plusieurs personnes de sa société intime, et par quelques ministres étrangers. Ces pièces ont été composées en Langue Française, et représentées par des Acteurs Français sur le Théâtre particulier de l’Impératrice, appelé l’Hermitage, devant cette Princesse et sa société intime, à la fin de 1787 et dans l’hiver de 1788. À Paris. Chez F. Buisson, Imprimeur-Libraire, rue Hautefeuille, n° 20. An 7 de la République. Dans la « Note de l’éditeur », on peut lire : « Catherine, en revenant de la Crimée, en 1787, voulut faire jouer chez elle, à l’Hermitage, des Pièces et des Proverbes, qui n’eussent été représentés sur aucun Théâtre; elle engagea plusieurs des personnes qui l’avoient suivie en Tartarie, à en composer; et pour les encourager par son exemple, elle écrivit elle-même rapidement quelques Proverbes. Une très-bonne troupe de Comédiens, parmi lesquels étoient le célèbre Aufrêne, et Fastier, élève de Préville, jouoient ces Pièces devant un petit nombre d’Auditeurs, seuls admis à ces représentations. Les Auteurs qui y travaillèrent étoient l’Impératrice; le Comte de Cobentzel, Ambassadeur de l’Empereur; L.P. Ségur, Ministre de France; le prince de Ligne, Général autrichien; Alexandre Momonof, Favori de Catherine; le Comte Strogonof, Sénateur; Iwan Schwalov, Grand-Chambelland; D’Estat, français attaché au Cabinet de l’Impératrice, et la fille d’Aufrêne. Lorsqu’on eut joué un certain nombre de ces pièces, Catherine fit faire, à l’Hermitage, quelques Copies de cette Collection; et c’est une de ces Copies que nous possédons » (t. 1, p. 2-3).13 Les personnages en sont : Madame du Poid [sic], tante de Bontems, Bontems, neveu de madame du Poid, Marton, suivante de madame du Poid, Crispin, valet de Bontems, Bontems, père, frère de madame du Poid, père de Bontems fils.

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Crispin revient d’un long voyage avec son maître. Marton lui demande d’en faire le récit. Crispin raconte qu’il a vu des choses fabuleuses dans un pays où « il fait jour la nuit, et nuit pendant le jour, chaud en hiver, et froid en été ». Il a traversé un autre pays « où il y a des bœufs et des vaches, mais pas de veaux, des coqs et des poules, et pas un œuf ». Marton ne le croit pas. Crispin décrit le désert, où il se nourrissait de cailloux, que l’on « sème avec le seigle et le froment ». Arrive madame du Poid qui embrasse son neveu et le félicite pour ses campagnes militaires. Crispin, véritable miles gloriosus, explique qu’il ne recule devant l’ennemi que par « ruse de guerre ». Bontems, quant à lui, se refuse à raconter sa campagne. Crispin s’en charge et fanfaronne devant une Marton qui ne s’en laisse pas conter :

Crispin, à Marton. Éloigne-toi, profane, le démon de la guerre m’agite.

Marton à Crispin. Il me semble que tu mens.Crispin. Moi ! nous nous frayons un chemin à la renommée par

une nouvelle route; ne vois-tu pas cela, ignorante ?Marton. Personne ne t’en croira.Crispin. Qu’est-ce que cela me fait ? Pourvu qu’on parle de

nous, c’est là l’essentiel.

Crispin raconte alors une bataille navale épique (et hyperbolique) tout en continuant ses récits fantastiques. Lorsque Bontems, embarrassé, finit par demander à Crispin de se taire, ce dernier lui réplique : « Et pourquoi donc ? les allégories sont la rocambole de la poésie ». Le coup de théâtre final est constitué par l’arrivée du père Bontems qui montre les lettres de change révélant les dettes de jeu et les « dépenses folles » que son fils a faites à Paris. Bontems père dénonce les frasques de son fils (« Leurs campagnes se réduisoient à fréquenter en pays étrangers, des tripots de jeux et de mauvaises compagnies ») et rosse Crispin. Voici la conclusion de la pièce :

Crispin. […] Traiter ainsi un historien ! sans respect pour l’histoire !

Marton. Elle en deviendra plus pathétique.Mme du Poid. Il faut que j’approfondisse un peu la vérité de tout

cela. (elle s’en va)Crispin lui crie : Oh! la vérité est toujours au fond du puits.

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« A BEAU MENTIR QUI VIENT DE LOIN » :CATHERINE II ET L’ÉCRITURE DU VOYAGE EN CRIMÉE

Marton. Monsieur Crispin, je te fais mes compliments sur les récompenses bien méritées que tu viens de recevoir.

Crispin. Je pense que tu nous railles.Marton. Moi, à dire la vérité, je ne suis point ta dupe, mon ami;

il y a longtemps que je sais le proverbe qui dit : A beau mentir qui vient de loin.

Dans cette comédie, Catherine interroge de manière burlesque les limites de la fiction dans le récit de voyage. Crispin trouve d’ailleurs une justification formulée de manière lapidaire (« les allégories sont la rocambole14 de la poésie »). Celui qui se prétend « historien » se rabat sur la fonction de poète, plus propice à l’affabulation.

Le lien avec le voyage en Crimée est évident, puisque le récit de Crispin repose sur le merveilleux et l’extraordinaire qui caractérisent la relation que firent de Ligne et Ségur de leur séjour en Crimée15. Le jeu sur les inversions (jour = nuit, nuit = jour ; hiver = chaud, été = froid), l’évocation des curiosités biologiques16, soulignent le bouleversement de l’ordre naturel. À travers des images du « monde à l’envers », Catherine nous entraîne petit à petit dans l’instabilité de l’esthétique baroque17.

14 La rocambole, qui désignait une « espèce d’ail moins fort que l’ail ordinaire », signifiait également « figurément et familièrement, ce qu’il y a de plus piquant dans quelque chose. La rocambole de la galanterie. Les plaisanteries sont la rocambole de la conversation » (Dictionnaire de l’Académie française, 6e édition, P., 1835). Le Polnyj francuzsko-rossijskij slovar’, sočinennyj po pjatomu izdaniju slovarja Akademii francuzskoj , M., 1824, traduit ce mot par une périphrase : « ce qu’il y a de meilleur, de plus piquant dans quelque chose » [čto ni est’ lučšee, ědčě v čem] (t. 4, col. 350).15 Les textes de Ségur et du prince de Ligne abondent en termes et descriptions dithyrambiques qui font de la Crimée un authentique lieu de délices. 16 La nature se reproduit autrement, d’une manière qui contredit les lois biologiques : d’où viennent les coqs, les poules, s’il n’y a pas d’œufs ? Et les bœufs et les vaches, qui, d’ailleurs, ne peuvent procréer ?17 De son goût pour les jeux de l’écriture à l’ambiguïté qu’elle entretient sur son statut (auteur anonyme, monarque-écrivain), tout révèle en Catherine un écrivain baroque qui affectionne le travestissement et les masques. On trouve dans ses papiers un projet de bal masqué (« Disposition pour un bal masqué à la cour ») pour lequel on organisera dans une des salles du palais deux rangées de quatre boutiques chacune : l’une contiendra des déguisements pour les femmes, l’autre des déguisements pour les hommes. Mais, précise Catherine, les déguisements pour les femmes seront des vêtements d’hommes, alors que les déguisements pour les hommes seront des vêtements de femmes. Cet engouement pour le travestissement, typiquement baroque, n’est pas sans

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Quant à l’allusion au « désert », on y devine une réminiscence de ce « désert des Tartares » dont parle Joseph II et qui l’a suffisamment étonné pour que Ségur note : « Quel singulier voyage ! me dit ce prince ; et qui aurait pu s’attendre à me voir avec Catherine II, et les ministres de France et d’Angleterre, errant dans le désert des Tartares ! C’est une page toute neuve de l’histoire. Il me semble plutôt, lui répondis-je, que c’est une page des Mille et une nuits ; que je m’appelle Giafar, et que je me promène avec le calife Haroun-al-Raschild déguisé selon sa coutume. »18 Histoire et poésie sont, comme le notait Crispin sur le mode burlesque, intimement liées.

Mais revenons au proverbe même, que Catherine puise dans le fonds parémique français. Au XVIIIe siècle, Jean-Charles-Antoine Tuet lui consacre un commentaire consistant dans ses Matinées sénonaises. Arrêtons-nous sur la glose du docte chanoine de Sens :

A beau mentir qui vient de loin. C’est ce qu’on répond à ceux qui disent avoir vu, dans leurs voyages, des choses qui ne sont pas croyables. Le conte suivant enseignera le moyen de prouver à ces hableurs qu’on n’est pas leur dupe.

Une dispute advint entre deux voyageurs.L’un d’eux étoit de ces conteurs Qui n’ont jamais rien vu qu’avec un microscope ;Tout est géant chez eux. Ecoutez-les ; l’Europe,Comme l’Afrique, aura des monstres à foison.Celui-ci croyoit l’hyperbole permise.J’ai vu, dit-il, un chou plus grand qu’une maison :Et moi, dit l’autre, un pot aussi grand qu’une église.Le premier se moquant, l’autre reprit : Tout doux, On le fit pour cuire vos choux…Quand l’absurde est outré, on lui fait trop d’honneurDe vouloir par raison combattre son erreur.Enchérir est plus court, sans s’échauffer la bile.

Notre proverbe pouvoit servir d’épigraphe aux relations des voyageurs du siècle dernier. Ils avoient la manie d’y mettre du merveilleux, & c’est ce qui a décrié leurs histoires. Ils venoient de trop loin, pour qu’on pût aller vérifier leurs récits sur les lieux. Quelques lecteurs aimoient mieux les croire, que d’y aller voir : les autres, plus difficiles à persuader, n’auroient même pas déféré au témoignage de Mercure, le

rappeler Pierre le Grand.18 Ségur, op. cit., p. 702-703.

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« A BEAU MENTIR QUI VIENT DE LOIN » :CATHERINE II ET L’ÉCRITURE DU VOYAGE EN CRIMÉE

dieu des voyageurs. Aujourd’hui, ces sortes d’ouvrages sont moins suspects de mensonge, & leurs auteurs n’ont pas la bonhommie d’un Tavernier, qui a recueilli, sans choix & sans critique, beaucoup de fables qu’on lui donnoit pour des vérités. Un voyageur encore plus crédule, ce fut le bon cordelier Thévet, à qui on fit accroire que Démosthène étoit évêque, qu’Anacréon avoit écrit lui-même être mort en avalant un pépin de raisin, & autres absurdités que l’on s’est plu sans doute à exagérer.19

Tuet privilégie le lien que ce proverbe entretient avec les récits de voyages et s’il relègue les affabulations incriminées au siècle précédent, c’est sans doute parce qu’il écrit au siècle de la raison. Il insiste également sur la distance, l’éloignement, comme source facile de merveilleux. C’est l’immensité du paysage qui frappe le prince de Ligne : « On a traversé pendant plusieurs jours des espaces immenses de déserts »20. Ségur parlera de « cet extraordinaire voyage, qui fixe l’attention de l’Europe »21, et le prince de Ligne, évoquant ses jardins d’Europe, notera avec détachement : « Je suis à deux mille lieues de tout cela »22, pour conclure, un rien méprisant : « Un autre agrément de ce pays, c’est de n’avoir aucune nouvelle de votre petite Europe, à vous autres »23.

19 [Jean Charles François Tuet], Matinées sénonoises ou Proverbes françois. Suivis de leur origine ; de leur rapport avec ceux des langues anciennes & modernes ; de l’emploi qu’on en a fait en poesie et en prose  ; de quelques traits d’histoire, mots saillans, et usages anciens dont on recherche aussi l’origine, &c. &c. À Paris, M.DCC.L XXXIX [1789], p. 288-289. Le proverbe porte le numéro 251. Nous avons conservé l’orthographe et la ponctuation de l’original. Tuet n’avance pas d’origine à ce proverbe. Pour certains parémiologues, il serait d’origine latine. Des Ruisseaux le fait remonter à l’énoncé Egregie mentiri potest, qui ex loco longe dissito venit (P. Des Ruisseaux, Le petit proverbier, Bibliothèque québécoise, 1997, p. 223). Néanmoins, Mihel’son ne fait mention d’aucune formule de ce genre. Les dictionnaires de proverbes latins de L. de Mauri et de R. Tosi sont également muets. Au XIXe siècle, D. Loubens notait : « Ainsi que l’a dit un ancien : Omne ignotum pro magnifico, qui veut dire : On se fait une haute idée de ce qu’on ne connaît pas » (Les proverbes et locutions de la langue française avec leur origine, par Didier Loubens.1889 = 1990, p. 19).20 Prince de Ligne, op. cit., p. 129, « de Carassbazar ».21 Ségur, op. cit., p. 107.22 Prince de Ligne, op. cit., p. 124, « de Parthenizza ».23 Prince de Ligne, op. cit., p. 135, « de Toula ».

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Quant au conte cité par l’abbé Tuet, il illustre à merveille la démarche finalement retenue par l’impératrice-écrivain. Plutôt que de se livrer à une réfutation raisonnée des propos désobligeants qu’on a pu tenir sur son voyage, elle combat ses détracteurs en reprenant leur procédé. Après avoir vilipendé dans son théâtre les amateurs de ragots et les hâbleurs, Catherine va utiliser le proverbe pour renchérir sur les récits déjà élogieux que ses invités de marque ont pu composer sur son voyage. Nous retrouvons dans cette notule l’habileté d’une écriture à la fois ludique et polémique à laquelle Catherine a habitué ses lecteurs. Le proverbe qu’elle retient perd sa fonction généralement conclusive pour devenir un embrayeur narratif. Démarche qui relève elle aussi de l’inversion. C’est le proverbe qui permet à l’histoire fantastique de commencer. Il la valide. On notera la hardiesse avec laquelle l’impératrice détourne à son profit une formule que l’on emploie généralement en mauvaise part pour dévaloriser l’énonciateur d’un énoncé auquel on n’accorde aucun crédit. On a donc affaire à un véritable renversement énonciatif et l’on retrouve ici encore l’une de ces expériences sur la pragmatique auxquelles Catherine aimait à se livrer. Remise en question des codes par le monarque maître de la langue et de la parole24. Mais surtout, Catherine a compris depuis longtemps que le proverbe, loin d’être une unité figée, est au contraire un « acte de discours ». Loin de croire le proverbe prisonnier de son sens, elle sait que la signification pragmatique en est variable, et elle exploite avec jubilation cette malléabilité énonciative du proverbe.

Voilà donc le mensonge au service d’une fiction poétique qui doit faire briller l’esprit de son auteur. Rappelons que « mensonge », « mentir », remontent à la même racine que le latin mens, mentis, « faculté intellectuelle »25. Mentior signifie, certes, « mentir », « se

24 Le prince de Ligne relate une expérience fort curieuse où Catherine s’interroge sur le vouvoiement en français et expérimente le tutoiement avec ses invités et ses serviteurs. Voir Lettres et pensées du prince de Ligne, p. 110.25 Aussi : « intelligence », « esprit », « pensée », « réflexion », « intention », « déesse de la raison ». La racine indo-européenne *men- signifie « avoir une activité mentale ». On la retrouve dans le russe мне-ние, мн-ить, па-мя-ть.

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tromper », mais aussi « feindre, imaginer des fictions poétiques ». Le mensonge redevient, comme dans l’Antiquité, une preuve d’esprit26.

L’univers fictionnel : le monde comme romanLe proverbe cité par Catherine libère l’énonciateur de toute

contrainte liée à une vérité dont on a vu qu’elle était rendue très relative par le brouillage constant qu’induit le va-et-vient entre les différents textes impliqués dans cette entreprise. Catherine, en laissant son texte ouvert, entraîne l’archilecteur (et le chercheur !) dans une hypertextualité qui relativise chacun des textes pris isolément. De plus, la notion même de vérité, qui constitue depuis toujours une énigme philosophique, ne se laisse pas cerner facilement. Comme le fait remarquer P. Ludwig, l’idée de vérité-correspondance postule « une relation de description entre les propositions vraies et le monde »27. C’est la notion même de référence qui se trouve ici réduite à néant. Nous sommes dans l’univers fictionnel.

Le voyage de Catherine a lieu dans une autre dimension : celle du texte littéraire. Ses invités ne s’y sont pas trompés et leur vocabulaire est explicite. Il y a d’abord, bien sûr, les images, comme celle de la course des équipages chez Ségur : « le traînage rendait notre course rapide ; nos voitures, montées sur de hauts patins, semblaient voler »28. Légèreté presque immatérielle qui élève au-dessus du sol. S’y ajoute le sentiment d’une « féerie », et le terme revient régulièrement sous la plume des deux auteurs : «  Leurs pauvres et rustiques habitants, rassemblés en foule malgré la rigueur du froid, restaient patiemment, avec leur barbe hérissée de glace, autour du petit palais bâti au milieu de leurs murs par une sorte de féerie » (Ségur, 100) ; « Chaque galère avait sa musique. Une foule de chaloupes et de canots voltigeaient sans cesse à la tête et

26 « Pour les Romains, le mensonge était la façon la plus immédiate de montrer qu’on avait de l’esprit. [...] Socrate avait fait cette démonstration lumineuse : alors que l’homme sincère peut se tromper, le menteur prouve son intelligence et sa science, car, pour contredire volontairement la vérité, il faut d’abord la connaître » (R. Garrus, Les étymologies surprises, Belin, 1988, p. 214).27 Le Langage. Textes choisis et présentés par P. Ludwig, Garnier-Flammarion, « Corpus », 1997, p. 247. 28 Ségur, op. cit., p. 97. Nous soulignons, ainsi que dans les citations suivantes.

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sur les flancs de cette escadre, qui ressemblait aux créations de la féerie » (Ségur, 101) ; « au milieu de tous les prestiges de féerie » (de Ligne, 115) la fin du voyage signifie la sortie « du cercle de la féerie » (Ségur, 115) et du « séjour enchanté » (de Ligne, 712). Mais le vocabulaire se fait encore plus explicite lorsque le terme roman29 apparaît à plusieurs reprises chez les deux voyageurs occidentaux : « Ce pays-ci est assurément un pays de roman », affirme le prince de Ligne (117). Plus loin, il note : « Je me rappelais les déjeuners des romans anglais » (128). Le voyage terminé, il écrit de Moscou : « Le roman disparut et fit place à la triste réalité. Alexis Orloff eut le courage d’apprendre à Sa Majesté Impériale que la famine se montrait dans quelques gouvernements » (de Ligne, 136), puis, plus loin : « Nous touchons au moment de quitter la fable pour l’histoire » (138), remarques auxquelles font singulièrement écho les propos de Ségur de retour à Saint-Pétersbourg : « c’était [...] quitter l’action rapide et variée du roman pour revenir à la marche lente et grave de l’histoire » (Ségur, 115). La récurrence des termes que nous avons soulignés signe l’essence fictionnelle du voyage : il s’enracine dans une indécidabilité référentielle qui n’échappe pas au prince de Ligne lorsqu’il écrit « De Barczisarai, ce 1er juin 1787. Je comptais élever mon âme, en arrivant dans la Tauride, par les grandes choses vraies et fausses qui s’y sont passées. Mon esprit était prêt à se tourner vers l’héroïque avec Mithridate, le fabuleux avec Iphigénie, le militaire avec les Romains, les beaux-arts avec les Grecs, le brigandage avec les Tartares et le mercantile avec les Génois » (112, nous soulignons). Tout devient désormais possible et le monde n’existe que parce qu’il est dit. Mundus est fabula. Cette expression, célèbre dans l’Occident baroque, consacrait, d’une part, le caractère illusoire d’un monde qui n’est qu’apparence et montrait, d’autre part, qu’il n’avait de consistance que celle que lui conférait le langage.

29 Roman : « Il se dit proprement des histoires, des narrations, vraies ou feintes, écrites en vieux langage, soit en vers, soit en prose ; et, par extension, de Toute histoire feinte, écrite en prose, où l’auteur cherche à exciter l’intérêt, soit par le développement des passions, soit par la peinture des mœurs, soit par la singularité des aventures » (Dictionnaire de l’Académie française, 1835).

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La foi qui déplace les montagnesOn peut, bien sûr, rattacher le récit que Catherine amorce (la

montagne qui se déplace et s’aplatit) à une vision baroque de l’instabilité du monde, instabilité à laquelle n’échapperait paradoxalement pas cet élément immuable qu’est la montagne. Mais le récit repose en fait sur une image très fréquente dans les mythologies. C’est précisément ce qui lui donne sa dimension sacrée. L’image du déplacement des montagnes est présente dans les textes des trois religions révélées. La fonction du déplacement est variable selon les textes30. Ainsi, dans l’Ancien Testament, le prophète Isaïe cite la voix qui lui crie : « “Frayez dans le désert une route pour le Seigneur, / Tracez droite dans la steppe une piste pour notre Dieu. / Que toute vallée soit comblée, / Que toute montagne et colline soient abaissées ; / Que les crêtes soient aplanies, / Que les escarpements soient nivelés !” / Alors la gloire du Seigneur se manifestera »31. Notons dès à présent l’étrange similitude entre cette injonction et la description de Catherine. Nous y reviendrons.

Encore une fois, le texte de Catherine entretient à travers cette image des liens étroits avec ceux de ses invités. La relation qu’ils font du voyage laisse apparaître l’impression qu’ont pu faire sur eux les montagnes : elles frappent leur imagination au point que leur évocation est récurrente. Ségur consacre ainsi un alinéa au feu d’artifice qui embrase la « montagne de Kanieff »32, et la transforme en un volcan dont l’image se reflète « dans les eaux du Borysthène », créant un jeu de miroir baroque où se mêlent l’eau et le feu. Plus loin, il prend soin de noter, évoquant les montagnes méridionales : « la majesté de ces monts dont quelques-uns s’élèvent à dix-huit cents pieds de hauteur, est

30 Jean-Paul Roux montre que, dans le Coran, cette image s’inscrit dans une perspective eschatologique : « Le jour où le ciel tremblant tremblera, où les montagnes en marche marcheront, alors, ce jour-là, malheur à ceux qui crient  : mensonge ! » (Coran, LII, 9-11) ; « Le jour du jugement, les montagnes seront mises en marche » (Coran, LXXVIII, 10). Cf. Jean-Paul Roux, Montagnes sacrées, montagnes mythiques, Fayard, P., 1999, p. 145-146. La première citation du Coran met très curieusement en parallèle le thème du déplacement de la montagne et celui du mensonge.31 Isaïe, 40, 3-4. 32 « la montagne de Kanieff étincela de mille feux ». Ségur, op. cit., p. 106.

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imposante »33. Près de Bahči-Saraj, il est frappé par le contraste entre les « noires et hautes montagnes » et les « petits jardins en terrasses » construits par les habitants « pour embellir ce triste séjour »34. On trouve chez le prince de Ligne des notations similaires, et, finalement, il n’y a là rien que de naturel dans des récits de voyage. Et pourtant, la fascination exercée par les montagnes sur les deux hôtes occidentaux va les amener à mentionner deux épisodes singuliers. Laissons le prince de Ligne faire part de son émerveillement :

Depuis Cherson, nous avons trouvé des campements merveilleux, par leur magnificence asiatique au milieu des déserts : je ne sais plus où je suis, ni dans quel siècle je suis. Quand je vois tout d’un coup s’élever des montagnes qui se promènent, je crois que c’est un rêve ; ce sont des haras de dromadaires qui, lorsqu’ils se mettent sur leurs grandes jambes, ressemblent, à une certaine distance, à des montagnes en mouvement.35

Cette intrusion du merveilleux dans un espace-temps autre connaît un avatar que Ségur relate :

L’empereur s’arrête subitement et se frotte les yeux. "En vérité, me dit-il, je ne sais si je veille, ou si votre mot des Mille et Une Nuits me fait illusion ; regardez de ce côté."

Je tournai la tête, et le même objet qui excitait sa surprise me causa le plus vif étonnement. En effet, à deux cents pas de nous, nous voyons une grande, haute et immense tente qui marchait toute seule sur l’herbe et s’avançait de notre côté.36

L’effet de surprise est habilement ménagé : les trois adjectifs retardent la mention du substantif et suggèrent au lecteur l’image d’une montagne. Voilà donc deux variations sur le thème donné par Catherine37. L’évocation du mirage, de l’illusion d’optique (encore un

33 Ségur, op. cit., p. 704.34 Ségur, op. cit., p. 708. 35 Prince de Ligne, « De Barczisarai, ce 1er juin 1787 », op. cit., p. 113. Nous soulignons.36 Ségur, op. cit., p. 703. Ségur explique ensuite « ce phénomène singulier »…37 L’absence de datation du texte de Catherine II peut poser problème dans une perspective génétique : est-il antérieur aux textes de Ségur et du prince de Ligne, ou bien Catherine reproduit-elle ici les propos que ses invités auraient pu formuler en sa présence ? Dans une perspective intertextuelle, cette

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thème baroque) permet la littérarisation du thème de la montagne qui se déplace. L’image paradoxale du texte de Catherine est ainsi rendue crédible par les deux expériences relatées de manière poétique par ses invités.

Revenons à la tradition chrétienne. L’image de la montagne qui se déplace est utilisée par le Christ lorsqu’il évoque le manque de foi de ses disciples : « Je vous le dis en vérité, si vous aviez de la foi gros comme un grain de moutarde, vous diriez à cette montagne : Transporte-toi d’ici là, qu’elle le ferait »38. Cette hypothèse destinée à affirmer la force de la foi peut, comme le note Jean-Paul Roux, être prise au pied de la lettre. Ainsi, la tradition raconte que Grégoire le Thaumaturge, évangélisateur du Pont intérieur, aurait, au troisième siècle, déplacé une montagne qui gênait la construction d’une église39. Il paraît difficile de ne pas rapprocher cet épisode de la vie de Grégoire le Thaumaturge, des exploits de Potëmkin. Le favori de Catherine ne se prénomme-t-il pas justement Grégoire [Grigorij] ?  Ne réalise-t-il pas, de l’aveu même des voyageurs français, de véritables miracles ? C’est bien Potëmkin, en véritable thaumaturge, qui, dans la vision de Ségur et du prince de Ligne, humanise cet espace souvent hostile et démesuré, comme le précise Ségur par deux fois : « le prince Potëmkin voulait sans cesse lutter contre les obstacles » ; « il savait, par un excès de prodige, lutter contre tous les obstacles, vaincre la nature, abréger les distances »40.

question perd de son intérêt. Nous nous attachons en fait à la cohérence de ces différents textes dont l’interrelation met en place un système global de représentations. Le texte de Catherine montre qu’elle souhaitait cette intertextualité : « je trouve nécessaire de le communiquer à mes compagnons de voyage, non seulement pour recueillir leurs suffrages, mais aussi pour les engager à me communiquer leurs idées ». Nous soulignons. 38 Matthieu, 17, 20. De même, plus loin : « si vous aviez de la foi et que vous n’hésitiez point [...] vous diriez à cette montagne : Ôte-toi de là et jette-toi dans la mer, que cela se ferait » (21, 21). L’épître aux Corinthiens relativise toutefois cette image en montrant que la foi n’est rien sans la charité : « quand j’aurais une foi totale, à transporter les montagnes, si je n’ai pas la charité, je ne suis rien » (Corinthiens I, 13, 2). On notera cependant qu’entre temps l’expression a acquis le statut de cliché : « une foi à déplacer les montagnes »…39 J.-P. Roux, op. cit., d’après P. Giry, Vie des saints, 4 vol., 1864, 3e éd.40 Ségur, op. cit., p. 702, 107.

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Ce soin particulier apporté à la mise en relief d’une représentation presque hagiographique des exploits41 du favori de Catherine a en réalité un but. Tournons-nous tout d’abord vers la version islamique du déplacement de la montagne. Mihel’son rappelle la légende : « On connaît, écrit-il, le récit qui raconte que Mahomet, afin de prouver qu’il était le prophète, ordonna à la montagne de s’approcher de lui. Comme la montagne n’obéissait point, il s’en approcha avec ces mots : si la montagne ne veut pas aller au prophète, alors le prophète doit aller à la montagne »42. Ce récit fonctionne à l’inverse du récit évangélique. Lu dans une certaine perspective chrétienne, il ne peut que consacrer l’échec de la démonstration de Mahomet (échec qui remet en question son identité de prophète), voire remettre en cause l’authenticité de l’islam. Or la Crimée de Catherine est une terre musulmane, et c’est bien cela qui fait problème. Si l’impératrice reste discrète sur la question religieuse, ses invités sont beaucoup plus diserts. Ségur relate une opinion de Catherine particulièrement explicite : « Elle se plaisait beaucoup à nous parler souvent de la barbarie, de la mollesse, de l’ignorance des Musulmans, et de la stupide existence de leurs sultans, dont l’horizon ne s’étendait pas plus loin que les murs de leur harem. “Ces despotes imbéciles, disait-elle, [...] ne savent ni penser, ni parler, ni administrer, ni combattre ; leur enfance est éternelle »43. Le prince de Ligne, sur un ton plus libertin, parle de « ces vilains mahométans » qui

41 Notons qu’en russe, le mot podvig [exploit] a également un sens religieux. C’est l’« avancée spirituelle » de l’ascète. De ce point de vue, la nature ascétique d’un Potëmkin travailleur austère et infatigable a été soulignée par les invités de Catherine. Voir par exemple chez le prince de Ligne, les pages 184-185. Potëmkin aurait été attiré par la vie religieuse : jeune, il voulait être « archevêque ou ministre ». À la fin de sa vie, fatigué et malade, il dit au prince Repnin : « Ne m’en veuillez pas, la tristesse s’abat sur moi comme une sombre nuée. Plus rien ne m’est agréable, et je songe parfois à me retirer dans un monastère ». (cf. N.I. Pavlenko, Ekaterina Velikaja, M., 1999, p. 393, 419). À la mort du favori, cette tentation de la vie religieuse suscitera les sarcasmes de Sievers: « Ainsi, il n’est plus de ce monde, cet homme horrible [užasnyj čelovek] qui plaisantait jadis en disant qu’il serait moine ou archevêque » (cité par N.I. Pavlenko, op. cit., p. 397). 42 M.I. Mihel’son, Russkaja mysl’ i reč’ , 1903-1904 = 1994, t. 1, p. 286, E 60. 43 Ségur, op. cit., p. 99.

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enferment leurs femmes et « ne connaissent pas la chanson de Ségur sur le bonheur d’être trompé par sa femme »44.

Mais, au-delà d’un mépris d’ordre culturel se dessine le projet politique de Catherine II. Ce projet sous-tend l’ensemble de ces récits et assure leur cohérence. C’est bien la grandeur d’une impératrice victorieuse de la Turquie et de l’islam qui constitue le sujet de ces textes. Ségur souligne ainsi l’audace de la souveraine : « Cette princesse [...] avait voulu n’être escortée, pendant son séjour en Crimée, que par ces mêmes Tartares, si dédaigneux pour son sexe, si constamment ennemis des chrétiens, et si récemment subjugués par elle. Une preuve de confiance si peu attendue réussit, comme presque tout ce qui est audacieux »45. Cette victoire est rappelée par Ségur dans un autre passage : « Elle [l’impératrice] atteignait son but, et jouissait d’avance avec fierté du plaisir de s’asseoir sur un trône musulman conquis par ses armes »46. Cette victoire est alors présentée comme une triple revanche politique, culturelle et religieuse : « la satisfaction de cette princesse brillait sur tous ses traits ; elle jouissait, avec l’orgueil d’une souveraine, d’une femme et d’une chrétienne, de se voir assise sur le trône des Tartares, jadis conquérants de la Russie, et qui, peu d’années avant leur défaite, venaient encore ravager ses provinces, troubler son commerce, dévaster ses nouvelles conquêtes et en rendre la possession incertaine »47.

À cette terre islamisée, dont le nom même n’a rien de russe, il s’agit de redonner une identité chrétienne. Les poètes de l’époque n’ont pas ménagé leur peine. A. Zorin montre comment, dans Tavrida (publié à Nikolaev en 1798), S.S. Bobrov évoque la « dégradation biologique » que la conquête musulmane a fait subir au paradis qu’était la Tauride. Sous la domination musulmane, « La nature, enjouée jusqu’alors, / Sur ces montagnes et dans ces prairies / S’est figée [ocepenela]48, a pâli / 44 Prince de Ligne, op. cit., p. 117. 45 Ségur, op. cit., p. 113. Nous soulignons.46 Ségur, op. cit., p. 705. Nous soulignons.47 Ségur, in op. cit., p. 707. 48 En vieux-russe, ocěpěněti avait aussi le sens de « se dessécher ». « Skrežeščet’’ zouby svoimi i ocěpěněvaet’’ » [il grince des dents et devient tout raide], dit l’homme qui a amené à Jésus son fils possédé d’un esprit muet

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Sous l’ombre obscure de la lune »49. Cette lune rappelle évidemment le croissant musulman. Le voyage en Crimée fut perçu par les Turcs comme un défi lancé à l’empire ottoman. D’ailleurs, lors de sa rencontre avec Joseph II, Catherine évoque avec l’empereur d’Autriche son projet de reconquête de Constantinople. L’un des arcs de triomphe érigé à Herson ne portait-il pas l’inscription « Le chemin de Constantinople » [Put’ v Konstantinopol’]50 ? Cette inscription, qui nous ramène au thème même de la route et du récit de voyage, résume à sa manière la philosophie politique de l’impératrice. Dès lors, au figement musulman déploré par Bobrov s’oppose, dans la logique de Catherine II, la dynamique chrétienne, mise en œuvre par un nouveau Grégoire le Thaumaturge, chargé de réévangéliser le Pont. La montagne se déplace, la foi fait des miracles, et le prince de Ligne, avec un amusement teinté de condescendance et de cynisme, ne dédaigne pas qu’on le regarde comme « un autre Mahomet »51. Sur cette terre musulmane reconquise par la Russie chrétienne52 l’impossible devient donc possible : les montagnes se déplacent et s’aplatissent, comme pour combler ce fossé que représente étymologiquement la Crimée53 et qui est symbole d’une

(Matthieu, 9 : 18). En russe moderne, ocepenet’ a aussi le sens de « perdre la faculté de se mouvoir, sous le coup d’une grande émotion ». 49 A. Zorin, op. cit., p. 118. Ce n’est pas l’avis du prince de Ligne, dont la sensibilité apprécie les délices de la nature de Crimée et qui, dans de très belles pages élégiaques, se livre à une apologie de la philosophie orientale  : « Les crieurs appellent à la mosquée du haut de leurs minarets. Je cherche de la main gauche la barbe que je n’ai pas ; j’appuie ma main droite sur mon sein, je bénis les paresseux et je prends congé d’eux, en les laissant aussi étonnés de me voir leur maître que d’apprendre que je voulais qu’ils fussent toujours le leur » (op. cit., p. 127).50 Voir N.I. Pavlenko, op. cit., p. 241. Cette inscription fut reçue comme une provocation et poussa les Turcs à déclarer la guerre. 51 « Je suis sur des carreaux et sur un tapis turc, entouré de Tartares qui me regardent écrire, et lèvent les yeux d’admiration, comme si j’étais un autre Mahomet ». Lettres et pensées…, p. 118. 52 En 1783, après la prise de la Crimée, Potëmkin écrit à Catherine : « La Chersonèse taurique, source de notre chrétienté, et par conséquent de notre humanité, est désormais dans les bras de sa fille. Il y a là quelque chose de mystique ». 53 Le russe Krym vient du turc kyrym, « la fosse », « le fossé ». D’où le nom de Perekop, qui est une russification du mot original. La montagne et le fossé

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« A BEAU MENTIR QUI VIENT DE LOIN » :CATHERINE II ET L’ÉCRITURE DU VOYAGE EN CRIMÉE

rupture. Ce fossé comblé devient le pont, le put’54 qui relie désormais la Russie à la cité de l’empereur Constantin. C’est donc une continuité spatio-temporelle qui se trouve dès lors reconquise de haute lutte et restaurée entre la Russie, Constantinople et l’héritage antique (la Tauride55) qui confère à cette configuration géopolitique une légitimité et une épaisseur historiques. Ainsi, enfin, se résumerait, révélée par le mensonge poétique, la supériorité du christianisme sur l’islam. En ce sens, Catherine actualise le commandement du Seigneur et réalise la volonté de Dieu. La voix qu’entendit Isaïe semble n’avoir retenti que pour Catherine.

ConclusionDans la revue Et ceci et cela, qu’il crée en 1769 pour répondre à

l’invitation lancée par Catherine aux intellectuels, M. Čulkov oriente délibérément l’écriture vers les ressources de l’oralité et du mensonge, qu’il met au service de la polémique littéraire avec la revue de l’impératrice. Dans l’une de ses livraisons, le narrateur d’Et ceci et cela est invité par ses ennemis littéraires qui se livrent à une critique

comme obstacles sont les deux représentations inversées de la rupture. Il y aurait donc complémentarité entre le fossé () et la montagne () qui s’aplatit (comblant le fossé ?) et se réduit à des « pentes douces ». Cet "adoucissement" figurerait le rôle civilisateur de la conquête russe. 54 Les deux mots, on le sait, ont la même origine. Le pontos grec, qui désigne la mer, est, nous dit Bailly, sans doute le vieux nom du chemin. En réalité, le problème du lien sémantique entre put’, pont, pons, etc. a été reposé et repensé par É. Benveniste. Tous ces mots représentent les spécifications, les singularisations culturelles d’une signification générale primitive. Le panthah sanskrit, dont la racine est à l’origine des différentes formes que l’on note dans les langues indo-européennes, « n’est pas simplement le chemin en tant qu’espace à parcourir d’un point à un autre. Il implique peine, incertitude et danger, il a des détours imprévus, il peut varier avec celui qui le parcourt, et d’ailleurs il n’est pas seulement terrestre, les oiseaux ont le leur, les fleuves aussi. Le panthah n’est donc pas tracé à l’avance ni foulé régulièrement. C’est bien plutôt un "franchissement", tenté à travers une région inconnue et souvent hostile » (É. Benveniste, « Problèmes sémantiques de la reconstruction », in Word, vol. X, nos 2-3, août-déc. 1954, repris dans É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, vol. 1, P., 1996 et 1996, p. 297. Nous soulignons.). 55 Cet héritage antique permet ainsi à la Russie, comme le note A.  Zorin (op. cit., p. 100), de prétendre à une place parmi les nations civilisées européennes.

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STÉPHANE VIELLARD

moqueuse de son œuvre. Malheureux, impécunieux, veuf, il trouve alors consolation dans un proverbe qui va lui servir de philosophie : Šej vdova široki rukava, bylob kuda klast’ nebylye slova [Veuve, fais-toi large cornette, pour y contenir tes sornettes ; litt. : La veuve, couds-toi de larges manches pour pouvoir y mettre tes fables.]56. Le texte est étymologiquement un tissu. Les manches deviennent donc la métaphore de l’œuvre littéraire. Quant au verbe šit’ [coudre], il nous rappelle que le rhapsode est, étymologiquement, celui qui coud ensemble les morceaux du poème. En l’occurrence, la formule va justifier l’exercice très particulier consistant à s’écrire de fausses lettres de lecteurs louangeant l’auteur57. Or l’on sait que derrière cette pratique, c’est Catherine qui est visée. Finalement, le proverbe, que le narrateur feint de s’adresser à lui-même, renvoie, pragmatiquement et lexicalement, à une autre veuve, véritable : Catherine58. On voit que dès la fin des années 1760 Catherine est impliquée à son corps défendant dans la problématique de l’énonciation mensongère. Mais le tempérament baroque de l’impératrice-écrivain allait en tirer avantage. Si la dénonciation du mensonge et des ragots représente, comme nous l’avons vu, la fonction moralisatrice de son œuvre civilisatrice, l’exploitation littéraire des possibilités offertes par l’énonciation mensongère en constitue la dimension polémique, destinée à asseoir un autre discours politique. Dans cette courte note insolite, Catherine procède à une habile opération énonciative. Elle recourt à un proverbe qui met en scène à la fois la parole, le mensonge et la question des récits de voyage. Français59, ce

56 I to i së, novembre, 43e semaine [p. 178 B].57 Le mensonge comme source littéraire est également justifié au début de la revue par un autre proverbe : Krasno pole rož’ju, a reč’ lož’ju [Le seigle embellit le champ, et le mensonge, le discours]. I to i së, janvier, 3e semaine [p. 12 B].58 Son mari, Pierre III, abdique après le coup d’Etat qui place Catherine II sur le trône le 28 juin (9 juillet) 1762. Il est assassiné le 6 (17) juillet de la même année. 59 Par un curieux hasard, ce proverbe, qui n’existe pas en russe, a en revanche un équivalent qui utilise l’image de la montagne. Ainsi, à l’article «  mentir », le Dictionnaire français-russe composé d’après le dictionnaire de l’Académie française [Polnyj francuzsko-rossijskij slovar’, sočinennyj po pjatomu izdaniju slovarja Akademii francuzskoj, SPb., 1824, t. 3, col. 327] qui cite le proverbe,

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« A BEAU MENTIR QUI VIENT DE LOIN » :CATHERINE II ET L’ÉCRITURE DU VOYAGE EN CRIMÉE

proverbe fonctionne très naturellement au sein d’un texte lui-même rédigé en français, la langue des beaux esprits, celle des deux invités de marque avec les textes desquels l’impératrice instaure une subtile intertextualité. Retourné à l’avantage de l’énonciateur, il valide un récit fabuleux.

Nous sommes partis du constat de l’extrême brièveté de ce texte et de son apparence inachevée, en fait, ouverte. Cette note s’inscrit à la fois dans la pratique de la forme brève et dans celle de l’écriture fragmentaire, chère à Catherine, toujours prompte à « griffonner ». Mais les éléments d’intertextualité que nous avons dégagés montrent que ce texte est en fait une véritable matrice. Il relève d’une authentique mythopoïèse. La mythographie de Catherine a pour cadre et raison d’être le « projet grec ». L’intertextualité que nous avons mise en évidence permet par ailleurs d’impliquer et de retenir dans les rets de l’écriture deux représentants de cette Europe civilisée vers laquelle ses regards furent toujours tournés. Ce court texte fonde donc la triple dimension mythologique, culturelle et politique de la rhétorique et du discours cathariniens.

donne d’abord une traduction littérale (horošo tomu lgat’, kto iz daleka priehal), suivie de l’équivalent russe : slavny bubny za gorami. Proverbe attesté dans les plus anciens recueils, sous une forme complète : Zvonak buben za gorami, a k nam pridet kak lukoška. (Recueil de la fin du XVIIe s., publié en 1900 par K. Simoni). Mihel’son le rapproche d’un proverbe… turc : De loin le son du tambour semble agréable. (M.I. Mihel’son, op. cit., t. 2, p. 267, C-413).

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