Cahiers Octave Mirbeau, n° 14

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    CAHIERS

    OCTAVE MIRBEAU

    Rédacteur en chef : Pierre MICHEL

    N° 142007

    Édités par la Société Octave Mirbeau10 bis, rue André-Gautier, 49000 Angers

    Ce numéro a été publié avec le concours du C.N.L., de l’Académie des Scienceset de la ville d’Angers. Il a également bénéficié de l’aide financière de l’A.I.Z.E.N.,de l’université de Durham, de l’université d’Oxford et des communes de Trévières,

    de Rémalard, de Triel-sur-Seine, de Carrières-sous-Poissy et des Damps.

    ANGERS

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    « Le Chêne-Vert », maison Mirbeau de Rémalard.

    M. et Mme Lansac, propriétaires de la maison,et M. Maignan, maire de Rémalard.

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    PREMIÈRE PARTIE

    ÉTUDES

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    «LA MORT PLUTÔT QUE LE DÉSHONNEU »DANSL’ÉCUYÈRE D’OCTAVE MIRBEAU

    Pierre Michel a identifié Octave Mirbeau comme l’auteur deL’Écuyère,un roman publié sous le pseudonyme d’Alain Bauquenne en 1882. Le récia pour personnage principal une écuyère de cirque et se déroule dans le mi-lieu d’un élégant cirque fixe de Paris, dans le dernier quart du dix-neuvièmesiècle : le Cirque d’Été. Qu’un roman situe son héros ou son héroïne dans lmonde du cirque n’était guère chose extraordinaire pour l’époque. Plusieursromans de cirque ont en effet été publiés pendant la même période –LesFrères Zemganno, d’Edmond de Goncourt (1879),La Vie et la mort d’unclown, de Catulle Mendès (1879), etLa Petite Lambton, de Philippe Daryl(1886) – et leur nombre est la preuve de la popularité et de l’étendue de cedivertissement 1. Ces romans présentent quelques similarités avecL’Écuyère

    de Mirbeau-Bauquenne. Ainsi, leroman de Goncourt, qui a pourvedettes deux clowns acrobates,était le fruit de recherches ap-profondies auprès de Victor Fran-coni, directeur du Cirque d’Étéet du Cirque d’Hiver et arrière-petit-fils du fondateur de la dy-nastie Franconi, né en 17372, demême que le développement destraits de caractère de l’écuyère deMirbeau, Julia Forsell, qui débuteaussi au Cirque d’Été, était éga-lement le résultat de recherches

    dans les milieux du cirque. Les romans de Daryl et de Mirbeau présentent lmême spectacle, un numéro de haute école, et puisent à des sources histori-ques similaires : Daryl s’est inspiré de la mort tragique d’Émilie Loisset danpiste, écrasée sous son cheval pendant une répétition, le 13 avril 1882, et de

    la carrière éclatante d’Élisa Petzold, appelée Élisa de Vienne (Thétard, II 1983

    ,cependant que la Julia Forsell de Mirbeau est la fusion d’Émilie Loisset, d’É

    Le Cirque Franconi en 1866.

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    Petzold, à laquelle il a consacré sa « Journée Parisienne »du 22 juillet 1880 dansLe Gaulois, intitulée « Paris-Élisa », et de Fanny Ghyka, qui est morte tragiquement

    pendant son numéro à l’Hippodrome de l’Alma un anavant Émilie Loisset, également tuée accidentellementpar son cheval ; comme Julia Forsell, Fanny Ghyka avaitun chien, Turc, qui était son compagnon fidèle (Thétard,II 199)4, mais Turc n’a pas été victime d’un empoisonne-ment, à la différence de la Nora de Julia Forsell – mais.«un criminel » a bien empoisonné le cheval d’ÉlisaPetzold, Lord Byron, dans l’écurie de l’Hippodrome del’Alma (Thétard, II 199)5. Enfin, l’image de l’acrobatede cirque, qui vit dans les marges de la société, qui seconsacre cœur et âme à son art, fût-ce au péril de sa vie,et qui semble transcender les contraintes physiques desgens ordinaires, plaisait énormément à l’imagination etaux sensibilités de nombre d’artistes et d’écrivains de l’époque, qui étaienvivement convaincus de leur supériorité et pouvaient trouver une métaphoreappropriée de leurcredo dans l’éthique à laquelle on s’imaginait qu’obéis-saient les grands artistes de cirque.

    Les romans de Daryl et de Mirbeau-Bauquenne perpétuent une traditionqui entretient une espèce de mystique aristocratique autour de l’élite desartistes de cirque, et présentent leur conduite comme exemplaire, plus oumoins, pour mieux faire contraste aux actions-repoussoirs, fort peu digned’estime, des membres de l’aristocratie de sang. Avec Émilie Loisset, ÉlPetzold et Fanny Ghyka, les deux auteurs ont trouvé des modèles idéaux. Etant qu’écuyère de haute école représentant la troisième génération d’écuyerscélèbres du dix-neuvième siècle, Émilie Loisset a en effet hérité d’un sens dla distinction qui ressemblait beaucoup à celui que l’on associait généralement à la noblesse. La description que fait d’elle l’historien du cirque Rolan Auguet répète celles d’autres historiens : «Sur le visage, une sorte de virginitédédaigneuse et maussade » (123). Il y avait «quelque chose d’aristocratiquedans l’allure : de la minceur, de la maîtrise et de la grâce ». De même ÉlisaPetzold «montait froid et trop sévère » (Vaux 147)6. Comme beaucoup de ve-dettes du cirque, dont le plus grand nombre faisait de la haute école, Émilieau moment de sa mort, était fiancée à un aristocrate, le prince de Hatzfeld7.Quant à Fanny Ghyka – une Roumaine selon Henri Thétard, une Hongroiseselon le baron de Vaux –, elle venait en fait d’une famille qui possédait unegrosse fortune terrienne et était mariée à «un des officiers les plus distinguésde l’armée serbe » (Vaux 142). La comtesse Ghyka, peu satisfaite de la vie

    conjugale, avait quitté son mari pour s’engager dans un cirque8

    . Une fois deplus, la littérature imite la vie : l’héroïne de Daryl est fiancée à un aristocrat

    Émilie Loisset.

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    et celle de Mirbeau à un homme qui, quoique n’étant issu ni de la noblessed’épée, ni de la noblesse de robe, sort de la très riche haute bourgeoisie quiavait accédé aux rangs sociaux de la noblesse. Le grand-père de Gaston de

    Martigues avait fait une telle fortune qu’il a pu fournir à son petit-fils la dtinction, capital culturel qui ne se s’obtient généralement qu’après trois générations d’enrichissement, et les autres avantages d’une plus haute positiosociale : il a des manières aristocratiques, des occupations nobles, du bongoût, des richesses abondantes et… aucune profession. Son nom possède laparticule, qui évoque les familles d’entrée récente dans les rangs nobles, eil n’est pas étonnant que sa mère essaie de rompre les fiançailles de son filavec l’écuyère, nourrissant sans doute l’espoir que son fils se marie dans leugroupe social et, de cette façon, consolide davantage encore leur positionsociale9.

    Daryl et Mirbeau dépeignent aussi une classe sociale, la noblesse, au débude son déclin en tant que force sociale et politique10. Ce déclin est contempo-rain de celui du cirque fixe dans les villes (en quinze ans, nombre de grandcirques fixes fermeront, plusieurs seront transformés en cinémas, le nouveadivertissement à la mode), et aussi du déclin du numéro de haute école dansles programmes de cirque11. La composition du public de cirque se transfor-mait aussi : de plus en plus l’assemblée élégante laissait place aux classes populaires, et, par voie de conséquence, les programmes de cirque présentaientde plus en plus de numéros destinés à stupéfier par leur danger (en particulieles numéros aériens) et à éblouir par leurs couleurs tapageuses, plutôt que denuméros provoquant une reconnaissance admirative à la vue d’une équitationsuperbe. Un troisième facteur en rapport avec le début du déclin de la nobles-se et de la haute école est l’établissement du cirque amateur, le Cirque Molierpar Ernest Molier en 1880. Il présentait surtout des acrobates amateurs, issude milieux aristocratiques, n’offrait d’habitude que deux spectacles par an(l’un pour les femmes du monde, l’autre pour les amies demi-mondaines deMolier), et se définissait à bien des égards en concurrence directe avec le cirque professionnel12. Nombreuses sont les références que Molier fait, dans sabiographie, à une jalousie qu’il croyait sentir chez les acrobates professionnedu fait de sa réussite. Cette jalousie, il la voyait dans le vol pur et simple de sinnovations formelles et dans le sabotage des numéros de ses élèves, quandils passaient du cirque amateur au cirque professionnel13. Que la compétitionsoit réelle ou non, Molier s’est efforcé de revendiquer un art et une distinction symbolique que l’aristocratie croyait lui appartenir en propre. Ce quest certain, pourtant, c’est que cette concurrence ne résultait pas seulementde la fondation de son cirque amateur (cirque qui a duré plus de cinquanteans, jusqu’à sa mort en 1933) et de la formation d’écuyères, mais aussi, plu

    profondément, du sentiment qu’il avait d’un défi symbolique lancé par desartistes de cirque professionnels à son sens de la distinction, et aussi à celle d

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    sa classe14. L’écuyère de Mirbeau prend clairement conscience de la force decette rivalité devant la façon dont la (mal)traite la noblesse en vacances danla station balnéaire de Bretagne : «Voilà donc pourquoi Mme Henryot lui fai-

    sait si grise mine et la traitait de si haut, tranchant avec elle de grande damfemme de théâtre ? Elle avait peur pour sa place, comme sa sœur, Rita Giutremblait qu’on lui volât son baron » (908). Dès la minute où la menace àl’insularité de classe devient réelle – et cela arrive, d’abord, quand le Marqud’Anthoirre est désarçonné par son cheval devant Julia (rétrogradation symblique de son «appartenance à une classe dominante »), et, ensuite, quand Juliase fiance à Gaston de Martigues –, l’objet de l’effort concerté du beau mondest de provoquer la chute de Julia et d’assister à sa disgrâce, chute et disgrâceespèrent-ils, qui la disqualifieront pour toujours de sa situation d’égalité, ldépouilleront de sa supériorité éthique, et la jetteront irréparablement danscette catégorie de «femmes de théâtre » d’où on ne revient pas (Hotier 155).L’exemple de Molier montre que la confrontation entre l’aristocratie socialet l’aristocratie du cirque n’était pas le simple produit d’une fiction et d’unmode passagère, mais témoignait d’une concurrence manifeste.

    ARISTOCRATIE DU CIRQUE, ARISTOCRATIE DU SANGMirbeau connaissait certainement la poésie de Théodore de Banville, ne

    serait-ce qu’à cause de son éloge de l’artiste comme acrobate symbolique. Peutêtre connaissait-il aussi son court récit, intitulé « La Vieille funambule : HébCaristi » et publié en 1859, qui était un précurseur important de tous les romanfin-de-siècle qui situent leurs héros dans le monde du cirque. Qu’il l’ait lu onon, son propre roman de cirque se situe dans la tradition fondée par BanvilleLa passion que celui-ci avait pour les artistes de cirque avait déjà éclaté dansesOdes funambulesques (1856), et « La Vieille funambule : Hébé Caristi » ren-force encore sa mythification de l’acrobate de cirque. Des poèmes antérieurs dBanville avaient déjà affirmé la noblesse transcendante des humbles acrobateface à un public incompréhensif. Dans « Hébé Caristi » – qui a été republié eoctobre 2006 par Terre de brume dansNuit rouge et autres histoires cruellesde Paris –, il est allé encore plus loin, évoquant la pureté que les journalistesspécialistes du cirque prêtaient aux artistes de cirque sérieux et associaient leur image. Les acrobates n’étaient donc pas les seuls à contribuer à ce mythde l’artiste de cirque. Il résultait sûrement aussi de l’industrialisation du cirqucomme spectacle depuis le début du dix-neuvième siècle, ce qui a fait de la pu-blicité un élément important de l’attrait qu’ils exerçaient. Il est bien connu qules artistes de cirque prenaient bien garde de protéger leur image de marque,sur la piste aussi bien qu’à l’extérieur, évitant les photographies qui ne les r

    présentaient pas dans leur rôle professionnel, se dérobant à tout ce qui pourrainuire à l’image de supériorité physique qu’ils se donnaient du mal à produire

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    Enfin, lesaficionados du cirque eux-mêmes ont participé à la construction de cepersonnage de l’artiste de cirque, en exigeant de lui qu’il joue toujours son rôlLe journaliste Hugues Le Roux, par exemple, invité au mariage entre un dom

    teur et une dompteuse, était fort déçu que les invités, presque tous du métier,ne portent que des habits ordinaires : «Ils n’avaient cru devoir revêtir – et dansmon for intérieur je le regrettais bien – ni leurs pourpoints pailletés, ni leurs boà l’écuyère. Ils portaient tous le frac et les gants mauves » (104).

    D’après le mythe aussi bien que dans la réalité historique, la personnalitéprivée de l’artiste de cirque diffère peu de son personnage public. Cela vienen partie de la conviction de leur supériorité, qu’avaient surtout les membredes grandes familles du cirque, et en partie aussi du besoin de faire croire auautres à leur propre supériorité. La concurrence intense qui régnait entre euxpour obtenir des engagements et pour figurer en tête d’affiche nécessitait ungrande maîtrise de soi et la promotion de la discipline professionnelleet per-sonnelle de l’acrobate. Cette auto-construction ressemble à bien des égardsau comportement transmis par les aristocrates de l’ancien régime, visant représenter publiquement leur prestige dans chaque aspect de la vie. Ce queNorbert Elias a dit de la société de cour s’applique, bien que moins rigoureusement, à l’élite des artistes de cirque du dernier quart du dix-neuvièmesiècle : «Les riches et les puissants des sociétés de cour employaient en génértous leurs revenus à des fins de représentation » (55). Ce n’était pas une simple«chasse aux “apparences” » superficielle, mais une activité indispensable pourpréserver son prestige (94). De ce point de vue, le cas d’Émilie Loisset mérid’être noté : après la mort de cette fière écuyère, on a découvert qu’ellen’avait laissé que des dettes, et on peut y voir, selon Roland Auguet, la réponsà la pression qui l’obligeait à mener publiquement un certain « train de vie »«La grande vedette […]est obligée de sacrifier à cette mythologie aristocrati-que entretenue autour d’elle » (125).

    Parmi les qualités qu’un artiste de cirque, homme et femme, devait affi-cher, figuraient la pureté et la chasteté : pour le poète/spectateur, les artistesde cirque étaient supposés parvenir à une transcendance spirituelle dans lamaîtrise complète de leurs corps et dans le refoulement de tout désir physique. Ainsi, Julia Forsell livre-t-elle bien des batailles pour préserver sa puredont l’une, la seule qu’elle perdra, est menée contre le désir physique éveilléen elle par Gaston de Martigues. La pureté et la chasteté étaient les ingrédientessentiels de la transcendance physique (et morale) de l’acrobate de cirqueet c’est Banville, on l’a vu, qui a popularisé ces traits. Les paroles mêmes quutilise pour décrire la transcendance de son clown acrobate sont citées, pro-bablement en hommage, dans le texte de Mirbeau. Citant des vers du « Sautdu Tremplin » desOdes funambulesques, dans lequel le clown acrobate crie à

    plusieurs reprises dans son saut vers les cieux, «Plus haut encore, jusqu’au ciel pur » et «Plus haut ! Plus loin ! », le romancier fait dire à son écuyère, dans

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    un monologue intérieur au cours de ses exercices équestres : «Plus haut !toujours plus haut bondir ! » et «Plus haut ! plus haut encore ! » (Odes 290 ;L’Écuyère 827, 941-42). À cette montée vers les cieux – bien qu’elle soit fort

    improbable sur un cheval –, sont étroitement liées la pureté et la chasteté del’écuyère de Mirbeau-Bauquenne. Tout comme la danseuse de corde d’unautre poème de Banville (« À Méry » 1855 ;Contes 194), qui regarde d’un airdédaigneux en bas – «Du haut des cieux irisés, / Pour envoyer des baisers / Àla vile populace » –, Julia Forsell éprouve «un orgueil lui souffl[er] le cœur à les sentir si bas. Oh ! qu’elle les méprisait ! ». Du haut de sa position métaphori-que, elle se glorifie dans son «inviolabilité de vierge » (L’Écuyère 827). Et quandelle a perdu cette inviolabilité, elle se tourne vers son cheval et vers le pistpour l’aider dans son dernier saut, dans lequel elle échangera « sa couronnede vierge » ternie contre «un nimbe éblouissant d’assomption» (942).

    La danseuse de corde de Banville dans « À Méry » n’est autre que la funambule légendaire du dix-neuvième siècle, Mme Saqui, fille de Jean-BaptisLalanne, appelé « Navarin-le-fameux » chez Nicolet ; et il s’est de nouveaservi d’elle, quatre ans plus tard, pour sa Hébé Caristi. Dans sa jeunesseHébé est une danseuse de corde fièrement chaste, que son indigence, danssa vieillesse, force, comme Mme Saqui, à continuer à exécuter des numérosbien qu’elle ait dépassé soixante-dix ans. La jeune Hébé, belle à vous coupele souffle, apprend d’une diseuse de bonne aventure que son étoile tom-bera le jour où elle marchera dans du sang, et ce jour arrive inévitablementquand un colonel de hussards, qu’elle avait repoussé, ainsi que des centainesd’autres soupirants, se brûle la cervelle dans l’entrée du théâtre où elle exécute un numéro. Alors commence sa déchéance. L’écuyère de Mirbeau a euaussi, parmi ses soupirants, un jeune officier des gardes hongroises (l’offichongrois étant peut-être également une référence au hussard de Banville), qus’est battu en duel par amour pour elle et en est mort. Comme la Hébé deBanville, les pensées de l’écuyère se concentrent sur la fragilité et la vulnérbilité de sa « propreté », et les images répétées qui menacent sa « propreté »de destruction sont celles du sang et de la fange15. Le nouveau soupirant de Julia Forsell, Gaston de Martigues, semble destiné à répéter ce duel fatal, ede peur que son propre nom ne soit traîné irréparablement dans son sang,l’écuyère prend des mesures pour l’empêcher à tout prix. Chemin faisant, elltombe littéralement de son cheval, ce qui fait écho à la chute antérieure dumarquis d’Anthoirre, et préfigure une série de chutes : celle de la faveur dela classe qui avait fait semblant de l’adopter, celle de l’état de pureté après lviol, et, enfin, la dernière, celle qui lui coûtera la vie.

    Cette chute d’un état de pureté se prête à d’autres comparaisons entreles récits de Banville et de Mirbeau. Après la préface dans laquelle le premie

    narrateur de Banville raconte les jours de gloire de sa fière danseuse de cordeune écuyère espagnole du nom de Martirio, narratrice seconde, la retrouve

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    dans sa vieillesse, se vautrant dans l’humiliation et la dégradation d’un amoudésespéré et sordide, situation inconvenante pour une femme d’un âgeavancé, et la suit jusqu’à sa mort, encore plus ignominieuse. À la fin de so

    récit, un de ses auditeurs fait remarquer la similarité frappante entre elle eHébé Caristi :Ma foi,[…] , je comprends que ce drame du ruisseau vous ait vivement im-

    pressionnée ; car enfin, nous savons que vous avez reçu le don exceptionnelde ne pas souiller vos petits pieds en traversant la fange du théâtre ! Eh bien ! si absurde que fût la prédiction d’Hébé Caristi, ce rapport entre sa jeunesseet la vôtre devait vous donner à réfléchir.(167 )

    L’interlocuteur trouve un rapport entre les deux femmes dans leur jeu-nesse et dans leur refus de se faire souiller par la fange qui les entoure, maila réponse de Martirio permet de mieux comprendre la relation en révélantl’énormité de leur orgueil professionnel : «Mais je suis Espagnole et j’ai du sang noble dans les veines… Moi, je me tuerais » (167). Son orgueil diffère ici,pourtant, de celui d’Hébé Caristi, qui a d’humbles origines bohémiennes. Eproclamant qu’elle a du sang noble, elle se réfère à ce qui était un aspect bienconnu de la légende du cirque, telle qu’elle était rapportée dans les journaux la plupart des cirques vraiment grands constituaient de véritables dynastiesdont plusieurs remontaient au début du dix-huitième siècle, comme c’étaitle cas des Franconi, et possédaient un sens accentué de leurs lignages. Il étaaussi bien connu que les plus grands artistes de cirque n’étaient pas de simplesaltimbanques, comme dirait Mirbeau, mais appartenaient à des aristocratiequi étaient fières de leurs longues lignées. Il y avait un taux élevé de mariagentre membres des grandes familles du cirque, comme les Chiarini, les Renzles Guerra, et les Franconi, d’abord pour perpétuer une tradition familiale detalent physique supérieur et contribuer ainsi à la célébrité du nom de la familleensuite pour augmenter la valeur de leurs numéros16. Il était aussi notoire qu’ilarrivait que des sangs bleus épousent des artistes de cirque issues de grandefamilles, en particulier les praticiens de l’art équestre, le numéro de marquequ’on transmettait de génération en génération. DansL’Écuyère, on en trouvedes exemples : Mame Zélie, ancienne acrobate, a un fils d’une liaison avec unmarquis, un vicomte, un comte, un baron, ou un duc, elle n’est pas trop sûrecar sa mémoire qui baisse et la multiplicité de ses liaisons passées avec denobles l’empêchent de se souvenir exactement du titre que portait le père17 ;la jeune Catalinette, la fildefériste, s’il est vrai qu’elle est peut-être le fruit drelations entre sa mère, trapéziste décédée des suites des blessures dues à unechute, et un clown (son « père »), elle pourrait tout aussi bien avoir pour pèreun des multiples soupirants nobles et riches de sa mère, en particulier un ducpuisque le clown n’a pas découragé les hommes riches et/ou aristocratiques

    de courtiser Éva ; quant à Julia elle-même, elle a été courtisée par un princeallemand, qui lui a demandé sa main, à condition qu’elle abandonne le cir-

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    que, mais, tout en reconnaissant la valeur des deux, elle «avait retiré sa main,estimant qu’une couronne de fleurs fausses gagnée à la pointe d’une cravacvalait une couronne fermée » (908).

    Ce qui attire les hommes chez les femmes acrobates, en particulier lesécuyères, est différent de ce que les hommes riches éprouvaient pour lesactrices. Alors que leur rapport avec les comédiennes reposait avant tout sule pouvoir que leur conférait l’argent, dans le cas des meilleures acrobatesconformément au mythe entourant les artistes de cirque, il était plutôt fondésur une égalité spirituelle. Ainsi Banville a-t-il fait de l’acrobate le jumemétaphorique du poète, et les frères Goncourt ont-ils parlé dans leur Journald’une consanguinité spirituelle :

    Nous les voyons, ces hommes et ces femmes risquant leurs os en l’air pourattraper quelques bravos, avec un remuement d’entrailles, avec un je ne sais quoi de férocement curieux et, en même temps, de sympathiquementapitoyé, comme si ces gens étaient de notre race et que tous, bobèches,historiens, philosophes, pantins et poètes, nous sautions héroïquement pourcet imbécile de public.(491)18

    Les acteurs et les actrices, disent-ils, font seulement semblant d’avoir dtalent, tandis que les acrobates en sont dotés sans aucun doute. Très critiquepour les comédiens, Mirbeau est du même avis quand il affirme, dans unarticle : «Les gymnastes ont sur les acteurs et les fabricants de couplets ceinappréciable avantage, c’est que, s’ils font parfois des bêtises, au moins ils disent jamais » (« Miss Zaeo » 28). D’autres romanciers, comme Philippe Darydans saPetite Lambton et Gustave Kahn dans sonCirque solaire, voudraientmême nous faire croire que le rapport entre les aristocrates et les acrobatesest symbiotique, les premiers éprouvant une régénération au contact fortifiandes seconds. Dans sa pièceRévoltée, Jules Lemaitre va encore plus loin : sesaristocrates deviennent effectivement des acrobates, à l’instar du vrai cirquamateur d’Ernest Molier où, on l’a vu, figuraient ses amis de l’aristocratie.

    Dès lors, dansL’Écuyère, il n’est plus étonnant que, en apprenant la nou-velle du viol de Julia par le marquis d’Anthoirre, les membres du “beaumonde en profitent pour la faire choir de sa position de supériorité physiqueet morale, en la mettant sur le même pied que les femmes socialement com-promises (les courtisanes et les actrices), qui étaient, selon une idée fort répandue dans ce milieu, des «créatures » de la même espèce que les prostituées.Quant aux «mères de familles » qui se sentaient menacées par les fiançaillesde Julia et Gaston, elles poussent un soupir de soulagement en voyant croîtrles chances de trouver de beaux partis pour leurs propres filles : «Merci ! çavoulait se faire épouser, une écuyère de cirque, une drôlesse ! quand il y avdes tiaulées de filles bien élevées qui n’étaient point pourvues ! » (921). Selon

    ces gens, le marquis aurait même rendu un grand service à Gaston en lui épargnant l’ignominie de la censure sociale qu’un mariage inconsidéré lui aura

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    apportée ! Pour ce qui est de l’injustice subie par Julia, puisqu’elle ne sauraplus avoir recours à son bouclier de pureté, elle pourra toujours chercher desconsolations ailleurs, «et Dieu sait si ces “créatures” savent se consoler vite ! »

    (921). Quant à la lesbienne Mme Henryot qui, avec sa sœur cadette Rita, aempoisonné la chienne de Julia, Nora, pour faciliter l’intrusion du marquid’Anthoirre dans la maison de Julia, elle s’est associée au mari de la femme qest sa propre amante en même temps que sa bienfaitrice, la marquise d’An-thoirre, et elle excuse d’autant plus facilement le violeur – quels que soient setourments de conscience pour s’être comportée avec déshonneur – que «lamarquise la lâchait pour cette… ! » (918)19. Il est laissé à l’imagination du lec-teur le soin de terminer la phrase, mais il est évident que son sentiment est lemême que celui des «mères de famille ». Désormais Julia n’est plus supérieureà personne depuis qu’a disparu sa pureté physique, projection extérieure desa pureté morale. Le romancier souligne expressément l’ironie de ces dérisores tentatives pour associer Julia aux mœurs douteuses et à la vénalité de ceuqui sont, directement ou indirectement, impliqués dans son viol : les mèresprêtes à bien vendre leurs filles aux plus offrants, la femme de bon standinqui s’est, de fait, vendue pour de l’argent, et l’homme noble, mais débauchédont le besoin d’argent est si grand qu’il perd toute boussole morale, si tant equ’il en ait jamais possédé20.

    Le récit de Banville où l’acrobate Martirio déclare qu’elle se tuerait plutôt que de finir comme Hébé Caristi, fait comprendre que, de même qu’oncroyait à la prégnance de l’héritage du sang, on voyait de grandes similaritéentre les acrobates de cirque et les aristocrates. Il est finalement sans importance que le « sang noble » de Martirio indique son lignage aristocratique outémoigne simplement de son ascendance d’artiste de cirque de haute lignée.Ce qui est essentiel, en revanche, c’est qu’elle appartienne à un groupe bienfermé, qui établit sa légitimité dans la transmission, de génération en génération, de valeurs de parenté partagées et d’un certain capital culturel, pour em-prunter l’expression de Pierre Bourdieu dansLa Distinction : critique socialedu jugement. Ces valeurs et ce capital culturel forment la base d’une croyanceen leur supériorité, et présuppose l’existence d’un code de conduite qui sertà perpétuer cette supériorité dans le temps, code dont une règle fondamen-tale est de ne pas déshonorer ses ancêtres, et au premier chef le nom de safamille. Il existe pourtant une différence : la noblesse de sang opérait dans usystème social plus étendu, plus complexe, et plus profondément implantédont les membres ont joué traditionnellement un rôle dominant et jouissaiende positions qu’il valait la peine de préserver avec vigilance. C’est cette postion dominante que, dans le roman de Mirbeau, les derniers rejetons de cetteclasse feront prévaloir sur l’écuyère dans un effort collectif pour la détruire,

    c’est leur « droit » proclamé par la noblesse à l’autorité et aux privilèges quMirbeau s’efforce de démasquer.

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    Il se trouve que, comme Élisa Petzold et comme la Miss Zaeo de l’article d1880, Julia Forsell ne vient pas du métier et qu’elle ne peut donc pas se vanted’une lignée noble. Adoptant tout à fait la mythologie du cirque, Mirbeau

    prétendait en 1880 qu’il est rare qu’un acrobate ne soit pas né dans le métier,puisque, dans le monde du cirque, «on est presque toujours saltimbanque de père en fils et de mère en fille » (« Miss Zaeo » 32). Roland Auguet, commepresque tous les historiens du cirque des dix-neuvième et vingtième sièclesse fait l’écho de cette conviction, quand il affirme : «La proportion d’artistesvenus au cirque est relativement faible. On y naît. C’est le monde des dynties, un monde fermé où tout se transmet par héritage (133). » Quoique MissZaeo soit évidemment une autre source importante dans la construction dupersonnage de Julia Forsell, il est fort probable que Mirbeau s’est égalemeninspiré de la vie d’Élisa Petzold. Selon le baron de Vaux, elle était la « petite-fille d’un marchand de savons de Toeplitz», qui se sentait attirée par le cirquedepuis qu’elle était toute jeune, particulièrement par l’équitation savante, dite« haute école ». Sa famille a bien essayé de décourager cette passion en expédiant le jeune fille dans un couvent, mais, quand elle en est sortie un an plustard avec sa passion intacte, ils se sont laissés fléchir. Julia est aussi la premide sa famille à entrer dans le monde hermétique du cirque et son ascensionlégitime au tout premier rang des artistes de cirque est similaire à son ascension sociale, depuis des origines plus que modestes jusqu’à son entrée dans uautre monde, également hermétique, grâce à un mariage avec l’héritier d’unegrosse fortune. Étant donné les mariages « mixtes » qu’on rencontre dans cercle de la Princesse Vedrowitch – celui du marquis d’Anthoirre ruiné avec fille d’un sucrier fort riche en est un exempleemblématique –, Julia a bien autant de droit àaccéder à une haute position sociale.

    En appelant écuyère son acrobate de cir-que, Mirbeau choisit de ne pas évoquer les ar-tistes aériennes, qui étaient devenues les idolesdu cirque fin-de-siècle, et célèbre plutôt unefacette du spectacle de cirque qui se faisaitéclipser de plus en plus par les numéros aé-riens depuis les années 60 – à commencer parle spectacle impressionnant de Jules Léotardau trapèze volant en 1859. Son héroïne estune écuyère d’école, et non une de ces écuyè-res de panneau dont le numéro était défini pardes acrobaties exécutées sur le dos d’un oude plusieurs chevaux21. En revanche, la haute

    école était incontestablement le numéro leplus noble dans le répertoire du cirque jusqu’à Jules Léotard.

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    la fin du dix-neuvième siècle. L’écuyère de haute école s’habillait en amazonélégante et faisait exécuter à son cheval des manœuvres difficiles. «Qu’est-ceque la Haute École en effet », soutient l’historien du cirque, Roland Auguet,

    « si ce n’est la projection visuelle, la mise en scène d’un idéal de classe, cede l’aristocratie ?» La haute école n’était pas simplement un divertissementcomme tant d’autres : «ce fut un symbole social ». Cette valeur symboliques’impose en tout premier lieu par sa «rigueur» et son «élégance », ce quin’est «rien d’autre que le principe de base de l’éducation aristocratique » (19).De fait, ce sont «la rigueur » et «l’élégance » de l’équitation de Julia qui fontnaître l’estime et l’approbation de la princesse Vedrowitch, dont la promenade du matin, comme celle de la plupart des aristocrates du roman, relèvede l’équitation et qui, parlant de Julia, établit un parallèle entre elle-même el’écuyère : «Et elle aime le cheval comme moi, elle est blonde comme moielle est belle… non, pas comme moi. Mais je l’adore » (802)22. Ce sont aussi«la rigueur » et «l’élégance » révélées dans les exercices de Julia Forsell quiattirent la crème de la crème de la société parisienne au cirque, lors de sesdébuts. Même quand a commencé le déclin du numéro équestre commenec plus ultra des numéros de cirque, l’écuyère est restée un symbole puissant del’esthétique du cirque, et la haute école est devenue, précisément au début deson déclin, un symbole puissant aussi pour une aristocratie, qui en est arrivée son chant du cygne en tant que force socio-politique. Quand Mirbeau évoquela performance de Julia, il ne met pas vraiment en relief les manœuvres ducheval, mais il insiste continuellement sur le talent avec lequel elle maintienun contrôle absolu sur ses mouvements et sur ceux de son cheval, et il opposl’animation croissante des tours et des sauts du cheval à l’immobilité de pluen plus parfaite de Julia sur sa selle. Si les aristocrates, constate Roland Augupatronnaient la haute école, c’était parce qu’elle «flattait[leurs]manies », par-ce que c’était «un peu comme le miroir de [leur]mode de vie » (Auguet 20).

    Sur cette affinité idéologique entre les deux aristocraties, Mirbeau remarquait en 1880 que «le cirque ne pouvait mieux s’établir qu’au milieu de cemonde, et les pensionnaires du cirque, écuyers et écuyères, ne pouvaient nu part trouver un meilleur accueil, étant, comme lui, du métier, et, comme luayant un commun amour des chevaux» (« Miss Zaeo » 30). Ce lien, établi parun amour partagé pour les chevaux, est significatif. Depuis le Moyen Âge, podes raisons uniquement militaires d’abord et symboliques par la suite, l’imagde l’homme à cheval était celle d’un homme noble possédant «l’autorité surceux qui allaient à pied » et ayant « le pouvoir de la leur imposer » (Powis 84).Et, comme le rappelle Christian de Bartillat dans son histoire de la noblessfrançaise, le cheval était un symbole puissant : premièrement, parce que lesgarçons nobles n’avaient qu’un véritable ami pendant toute leur vie : leurs che

    vaux ; et, deuxièmement, parce qu’on mettait les filles nobles en selle dès l’âgde quinze ans. Bartillat va jusqu’à suggérer que, si «les mères étaient chargées

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    de transmettre la vertu, on pensait peut-être, non sans raison, que lecheval se chargeait d’enseigner la

    grâce et le maintien » (94). Certes,au début deL’Écuyère, le général dePoilvé, bouffon du romancier, quise souvient des jours qu’il a passés àl’école de cavalerie comme preuvede sa connaissance des chevaux etde l’équitation savante, en profitepour discréditer la performance de Julia, où il ne voit que de la pure«fantasia », relevant «de la basseécole, pas de la haute ». Mais tousles autres membres aristocratiquesde son cercle, que leur éducation arendus aptes à reconnaître la grande adresse, rejettent unanimement sa critiqueDominique Jando affirme que, si on veut vraiment avoir aujourd’hui une idédu talent possédé par ces écuyers et écuyères, «il est préférable d’assister à unereprésentation des écuyers du Cadre Noir de Saumur ou de l’École EspagnolVienne » (147). De même, Henri Thétard voit dans le cirque du dix-neuvièmesiècle le «temple de l’équitation », titre qui n’a pas encore été surpassé parles « grands écuyers de Saumur et du manège espagnol de Vienne » (II 165)23.Si l’acquisition d’une telle grâce, d’une telle élégance et d’une aussi parfaitmaîtrise ne témoignait de rien de plus que d’un truc acrobatique ingénieux, learistocrates du roman ne se donneraient pas tant de mal pour détruire Julia.

    Bartillat cite le duc de Gramont, selon lequel la société de la fin du dix-neuvième siècle constituait «un groupement dont les membres se connaissent etqui, par leurs alliances, formaient un ensemble familial qui admettait rareml’étranger en son sein » (83). Mirbeau évoque aussi l’insularité de la noblessedans son article sur « Miss Zaeo » : pour lui, ce qui reste de «Tout-Paris » duquartier des Champs-Élysées est un groupe dont les membres «ont un langageà eux, clair, rapide, concis, qui peut se jeter d’une fenêtre, d’une voiture, d’cheval. Ils ont leur tailleur, leur bottier, leurs journaux et leurs opinions. On pêtre un grand homme hors du quartier, mais on n’est pas du quartier » (30).Dans son étude sur la distinction, Pierre Bourdieu, a montré que les grouped’élite qui se protègent contre l’extérieur ne s’efforcent pas tant d’empêchel’entrée d’un arriviste que de l’interdire à des personnes venant des «frac-tions » qui fonctionnent comme si elles étaient à l’intérieur de la même classeLa personne à qui on barre l’entrée est tout simplement celle qui dispose

    des meilleures chances d’y accéder. Or c’est justement le cas de Julia Forselécuyère consommée, qui, à bien des égards, appartient à une «fraction » pa-

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    rallèle. Quoique les membres de la bonne société, dans le roman, essaient derejeter Julia comme si elle n’était qu’une artiste de cirque infime, ils font, poul’exclure, un trop grand effort, révélateur de leurs craintes.

    Dans « Miss Zaeo », Octave Mirbeau prétend que, si les acrobates étaienautrefois «les parias de l’art », ils sont actuellement reconnus pour des «ar-tistes ». Parallèlement à leur ascension sociale, ils ont acquis les avantageaccessoires de la célébrité, qui étaient réservés jusque-là aux grandes chanteuses d’opéra : ils «voyagent comme de grands seigneurs et vivent commedes banquiers ». Mirbeau ajoute qu’ils «ont une cour, comme autrefois lesrois, composée de gentilshommes, de jockeys et de marchands de chevaux q s’inclinent respectueusement devant leur souveraineté en maillot étoilé d’o »(29)24. S’ils ne se piquent pas de posséder des terres et des titres, ils possèdenun nom et se pensent «comme une élite » : «la conscience de la supérioritérepose sur un sentiment “de race“ plutôt que “de classe” », confirme Auguet(140). Pour Mirbeau, personne ne sait mieux recevoir et apprécier les grandartistes de cirque que les membres du grand monde, qui vivent en apparenceselon un code d’éthique similaire. DansL’Écuyère, il s’inspire de ce modèled’aristocratie du cirque pour opposer l’une à l’autre deux sociétés ferméesd’où il ressort une comparaison peu flatteuse pour la noblesse française, cynquement lâche et parfaitement indigne des honneurs sociaux dont elle jouit. Àla différence d’autres romans de l’époque (par exemple,La Petite Lambton deDaryl etLe Cirque solaire de Kahn), qui se concentrent aussi sur le code moralcommun aux deux aristocraties, du cirque et du sang, Mirbeau offre le portrad’une noblesse rapace, totalement dépourvue de responsabilité morale, etdont les mobiles sont la quête de l’argent, ou la satisfaction de leurs vils désirou encore la violence de leurs mesquines jalousies : lacontessa Giusti, fort ap-pauvrie, essaie de vendre ses filles au plus offrant ; Mme Henryot, son aînéeconspire avec l’ignoble marquis d’Anthoirre pour qu’il viole Julia ; et, avec parfait cynisme, le reste du groupe parie gros sur ce crime… Tournant à leuavantage le solide code d’honneur de Julia, les membres du cercle Vedrowitcse moquent bien de ces valeurs qu’ils ne professent que pour la forme, alorque Julia, elle, les respecte pour de bon, au point d’en mourir, comme si lavraie aristocratie ne se trouvait qu’au cirque : se heurtant à des doutes sur sonhonneur, elle choisit la mort contre le déshonneur.

    Il est problématique que Mirbeau ait jugé nécessaire de surdéterminer lesforces éthiques en jeu dans la psyché de Julia, en insistant sur sa formatioreligieuse et le paysage finlandais de sa jeunesse, qui exercent sur ses actionune influence puissante : c’est là le signe d’un romancier en formation, audébut de sa carrière. En fait, les exigences de pureté chez Julia sont aussinextricablement liées à son métier d’acrobate de cirque qu’aux symboles

    spirituels de la foi luthérienne ou qu’à la blancheur du paysage finlandais. Àelles seules, les prescriptions du cirque auraient pu suffire à motiver la décisio

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    de Julia de se tuer – d’autant que Mirbeau ne pouvait manquer de connaîtreLes Frères Zemganno d’Edmond de Goncourt, paru trois ans auparavant, et ilpourrait être un peu contre-productif de séparer le code du cirque des codes

    religieux et des codes symboliques. Pourtant, puisque l’espace choisi par Julidans son geste final pour reconquérir sa pureté, est la piste du cirque – unepremière tentative en pleine campagne n’a pas réussi –, on a là la preuve del’importance de l’opposition développée par Mirbeau entre les deux aristocraties. Bien sûr, l’institution religieuse, comme Pierre Michel l’a montré dans préface, constitue une des cibles du romancier, mais Mirbeau semble réserveà l’aristocratie la pleine force de son venin.

    Pour Jonathan Powis, «la mort plutôt que le déshonneur » – devise de lamorale aristocratique depuis des siècles – impliquait que l’honneur était unequestion de conduite correcte : un code existait, et le déshonneur était le prixà payer pour l’avoir violé. Mais si, selon Powis, les soucis de l’aristocratie se ptageaient également entre la famille, le rang et l’honneur une valeur égale, lfortune n’étant pour elle qu’un moyen de conserver sa position sociale, dans lroman de Mirbeau-Bauquenne, c’est l’inverse qui se produit : l’acquisition derichesses constitue l’objectif principal des nobles mis en scène, cependant qula famille, le rang et l’honneur ne sont plus que des moyens d’arriver à leurfins. La vraie noblesse, on la trouve chez l’héroïne du roman, Julia Forsell, dol’honneur est tellement violé que la mort devient son seul recours.

    Jennifer F ORREST Texas State University, San MarcosŒuvres citées

    Auguet, Roland,Histoire et légende du cirque, Paris, Flammarion, 1974.Banville, Théodore de,Contes, souvenirs et portraits, poésies, théâtre, Paris,

    Éditions G. Grès, 1925.— — —. « La Vieille funambule : Hébé Caristi »,Esquisses parisiennes : scènes

    de la vie, Paris, Poulet-Malassis et de Broise, 1859, pp. 133-167.Bartillat, Christian de,Histoire de la noblesse française de 1789 à nos jours.

    Vol. 2. Les nobles du Second Empire à la fin du XX e siècle, Paris, Albin Mi-chel, 1991.Bourdieu, Pierre,La Distinction : critique sociale du jugement, Paris, Éditionsde Minuit, 1979.

    Elias, Norbert,La Société de cour, trad. de Pierre Kamnitzer, Paris, Calmann-Lévy, 1974.

    Goncourt, Edmond et Jules de, Journal – Mémoires de la vie littéraire, 1851-1865, éd. Robert Ricatte. Paris, Robert Laffont, 1989, 3 volumes.

    Goncourt, Edmond,Les Frères Zemganno, Paris-Genève, Éditions Slatkine,1996.

    Hotier, Hugues,Signes du cirque : approche sémiologique, Bruxelles, Éditions AISS-IASPA, 1984.

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    Jando, Dominique,Histoire mondiale du cirque, Paris, Jean-Pierre Delarge,1977.

    Le Roux, Hugues,Les Jeux du cirque et de la vie foraine, Paris, Plon, 1899.

    Mirbeau, Octave,L’Ecuyère, inŒuvre romanesque, tome I, éd. Pierre Michel,Paris, Buchet/Chastel, 2000, pp. 773-967.— — —. « Miss Zaeo », inParis déshabillé, éd. Jean-François Nivet et Pierre

    Michel, Caen, L’Échoppe, 1991, pp. 28-34.Powis, Jonathan, Aristocracy , Oxford, Basil Blackwell, 1984.Thétard, Henri,La Merveilleuse histoire du cirque, 2 volumes, Paris, Prisma,

    1947.Vaux, baron de,Écuyers et écuyères : Histoire des cirques d’Europe (1680

    1891), Paris, Rothschild, 1893.

    NOTES1. En outre, plusieurs romans de l’époque contiennent des scènes ou des chapitres où l’ac-

    tion a lieu au cirque, commeNoris : mœurs du jour, de Jules Claretie (1883) et À Rebours, de J.-K. Huysmans (1884).

    2. Les frères Zemganno du roman éponyme de Goncourt négocient un contrat avec« ledirecteur des Deux-Cirques », qui n’était autre que Victor Franconi, les deux cirques étant leCirque d’Été et le Cirque d’Hiver (147). Le Cirque d’Été était alors, « pour tous les artistes uneconsécration » (Auguet 124).

    3. Le roman de Mirbeau est sorti au cours du mois qui a vu la mort de Loisset.4. Roland Auguet explique que l’image qu’on avait de l’écuyère à la fin du dix-neuvième

    siècle était d’une femme «virginale et farouche, qui ne sort en ville qu’accompagnée d’un grosbouledogue » (32).5. L’impératrice d’Autriche lui avait donné Lord Byron en cadeau. Julia Forsell, aussi, a re

    trois chevaux de l’impératrice.6. Le narrateur du roman de Mirbeau parle du « sourire de sphinx » de Julia Forsell (927,

    933).7. Tandis que la plupart des historiens identifient le prince [de] Hatzfeld (Haszfeld selon l

    baron de Vaux [135]) comme l’aristocrate à qui Émilie Loisset était fiancée, Roland Auguet ofune autre version, sans, pourtant, citer sa source. Alors qu’elle faisait partie du Cirque Renz«elle s’y fait un admirateur de marque, le prince de Hatzfeld. Il est vaguement question de fiaçailles. Il en sera encore question quelques années plus tard, avec un comte cette fois » (124).S’allier à la noblesse par le mariage était une affaire de famille : la sœur d’Émilie, Clotilde, qfaisait l’exercice de panneau à l’Hippodrome de l’Alma, s’est mariée au Prince de Reuss (Thtard, II 179). Leur tante, Louise Loisset, également célèbre comme écuyère, a épousé le comteRossi, fils de la chanteuse d’opéra, Henriette Sontag (Thétard, I, 97).

    8. Parmi les autres personnes nobles qui sont devenues étoiles du cirque, il y avait une comtesse hongroise Georgina d’Oroszy (Thétard, I 256-257).

    9. Chose ironique, la Mame Zélie de Mirbeau, «la vieille étoile de Franconi », nourrit lesmêmes ambitions pour son fils, Brutus, en décourageant les flirts avec la jeune fildefériste, Catanette : «Pourquoi n’épouserait-il pas une princesse ? Est-ce qu’il n’était pas fils d’un prince… dmarquis peut-être bien… à moins que ce ne fût qu’un duc et pair » (841, 845).

    10. « La noblesse » et « l’aristocratie » sont des termes qui sont nécessairement utilisés ass

    librement dans cet essai pour pouvoir décrire l’hétérogénéité d’un groupe, dont les membreschangeaient constamment. Dans son étude de la noblesse française au dix-neuvième siècle,

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    David Higgs identifie trois types de nobles : la noblesse stricto sensu, ou l’ancien deuxième étatantérieur à 1789 ; les titrés, ou les gens nouvellement titrés (après 1789) ; et les aristocrates, oufamilles titrées qui avaient été proches des sources du pouvoir «de Versailles jusqu’à la cour desTuileries de Napoléon » (xvi). Les rangs nobles, en particulier ceux qui étaient menacés de déclin,soit par extinction, soit par suite de leurs dettes, pouvaient souvent se reconstituer ou renouveleleurs ressources grâce à un mariage avec l’héritier ou héritière d’une grosse fortune non-nobleEt, inversement, les personnes possédant une grosse fortune pouvaient entrer dans les rangs de lnoblesse, soit par le mariage avec une personne noble, soit en recevant un titre. Comme le noteHiggs, leur «croyance en leur distinction était le lien commun », qui unissait tous les membres dela noblesse, vieille et nouvelle. Les gens nobles de Mirbeau reflètent cette hétérogénéité. (Toutles traductions de l’anglais en français dans cet essai sont de l’auteur.)

    11. Henri Thétard note qu’«il arrive souvent, dans toutes les branches de l’activité humaine,que la période d’apogée marque le début du déclin. En 1880, on comptait six grandes écuyèred’école et une dizaine d’autres candidates au premier rang. Après 1890, nous trouvons peu dnoms nouveaux et aucune des nouvelles venues n’obtient le succès d’une Thérèse Renz ou d’uElvira Guerra» (Thétard II, 199-200). Thérèse Renz et Elvira Guerra venaient toutes les deux degrandes dynasties du cirque.

    12. Un côté amusant de cette concurrence est l’idée que ces aristocrates essayaient de re-prendre le pouvoir politique et social grâce à la régénération physique. Dans sa critique duCirque Molier dansLe Radical du 25 mai 1886, Laerte a interprété les activités de ces aristo-crates comme un signe certain du déclin de leur classe : «C’est le commencement de la fin». Ildécrit leur flirt avec l’acrobatie comme un effort ridicule et mal placé pour rehausser leur sende la supériorité : «Il n’est pas difficile de saisir cependant le but de ces aristocrates travaillantainsi devant le public. Ils s’élèvent au-dessus de lui par leurs bonds. Quand un duc saute à tromètres de hauteur, il affirme bien sa supériorité, quand il saute à quatre mètres, il nous dominà tout jamais » (cité par Molier, 190). Aristide, dansLa Tribune, ironise aussi sur les rangs de laRestauration orléaniste qui sont pleins d’aristocrates régénérés par les acrobaties de cirque «Tout est prêt et il n’y a plus qu’à souffler sur la République », et il nous fait rire avec l’image des« sympathiques d’Orléans allant à l’assaut de nos institutions avec une troupe de clowns titrés »(cité par Molier, 191). Molier réplique : «Il ne m’est jamais venu à l’idée, en faisant du cirque,de créer une classe dirigeante assez solide pour rosser les autres, et nous ne pensions guère, mcamarades et moi, en nous livrant à des sports tels que l’équitation, la gymnastique, la force l’escrime, voire même l’acrobatie et le dressage d’animaux, à porter atteinte au prestige de noblesse et à compromettre ses destinées politiques » (192).

    13. Même le livre de Molier,Cirque Molier, 1880-1904 (1905), essayait de faire concurrenceà d’autres histoires et chroniques du cirque publiés pendant le dernier quart du dix-neuvièmesiècle, en imitant le format des livres de cirque, en offrant des photos des artistes en costumedes illustrations des programmes annuels, et même des extraits de critiques de journaux qui certifiaient la haute qualité et la légitimité du travail des artistes, tout comme les livres de cirque.

    14. Gaston de Martigues et Ernest Molier ont en commun leurs origines : selon Molier lumême, son père à lui était bien bourgeois, un «trésorier-payeur de la bonne ville du Mans » (ii).Comme Martigues, sa famille avait monté l’échelle sociale une génération plus tôt : « J’avais biendes parents dans la magistrature et dans l’armée ; il y en avait même de nobles et de décorés… »DansL’Écuyère, Martigues est le « petit-fils de l’entrepreneur des jeux de Saxon » et il possède«une écurie de chevaux de course » (794). Molier, aussi, avait sa propre écurie (où il entraînaitses chevaux), était membre du Jockey-Club et fréquentait aussi les salles d’armes, où il ferraillavec ses amis riches et titrés.

    15. Julia a peur parce que, si Gaston de Martigues se bat en duel pour la défendre et se fait

    tuer, « son nom, son corps serait traîné dans ce sang ! » Elle imagine son sang, qui devient unsang symbolique, sur « sa robe blanche de vierge » (855). Même pendant qu’elle songe au parti

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    à prendre pour empêcher le duel imminent, elle voit du sang partout : «Elle se releva sur uncoude, l’œil collé au tapis de la chambre à semis de palmes d’un rouge de sang. Oui, elle voyabien : il y avait là du sang, et c’était elle qui venait de le répandre » (859).

    16. Les Franconi, sur qui Mirbeau a fait ses recherches, sont ceux-là mêmes que Henri Thétar

    appelle «les plus grands et les plus racés qui furent jamais dans l’histoire du cirque » (I 66).17. Il est certain qu’il y a eu un noble dans sa jeunesse, celui qui est probablement le pèrede son fils, Brutus. Elle reçoit en effet «les 600 en viager que lui servait le duc de… ou le princede…, elle n’était pas sûre, car, vous savez, elle était brouillée avec les noms » (845).

    18. Ce passage du Journal commence par les phrases suivantes : «Nous n’allons qu’à unthéâtre. Tous les autres nous ennuient et nous agacent. Il y a un certain rire de public à ce qui evulgaire, bas et bête, et qui nous dégoûte. Le théâtre où nous allons est le cirque. » La princesseVedrowitch deL’Écuyère partage cette préférence des Goncourt : « J’ai de la comédie par-dessusles yeux : pour moi il n’y a plus que le Cirque ; je ne rêve plus que Cirque… » (801).

    19. Il est à croire, vu ses efforts pour justifier ses actions, que Mme Henryot ne savait pas quc’était la marquise, la femme dont elle a peur de perdre la protection, qui a fourni les cent mille

    francs pour encourager le crime. Il était pourtant évident, tôt dans le roman, que la marquisese ferait la complice du crime, quoique la nature précise et les conditions de la gageure n’aienpas encore été établies : « – Ma foi ! Mesdames ! avait lâché la princesse Vedrowitch à sonfiveo’clock tea , puisque cette jolie personne nous prend nos maris, ce qui est bien, et nos amants, cequi est mal, ne serait-il pas de bonne guerre de la leur reprendre… et de la garder pour nous ?La marquise d’Anthoirre, présente, avait eu un étrange sourire. » (814)

    20. Bien que le romancier n’ait pas signalé les origines de la princesse Vedrowitch, à l’exception de son mariage avec le prince, on est porté à la mettre sur le même pied que «l’archidu-chesse », la marquise d’Anthoirre, fille d’un sucrier riche mariée à un noble pour son titre, quandelle traite Julia comme si elle s’était prostituée pour de l’argent et pour le standing. Après que lnouvelles des fiançailles de Julia à Gaston eurent fait le tour du cercle de la princesse Vedrowitccette dernière, «cynique, l’avait cinglée en plein visage d’un : — Eh bien ! ma belle, vous avedonc fait comme tout le monde ?» (124).

    21. Clotilde Loisset, la sœur d’Émilie, était écuyère de panneau à l’Hippodrome de l’Alma.22. En 1899, Henri Toulouse-Lautrec est entré dans un sanatorium, où il a fait de mémoire

    39 dessins au crayon de couleurs représentant des artistes de cirque. Huit des dessins – six sula piste, deux en plein air – dépeignent des écuyers et des écuyères de haute école. Sans lecontexte des autres dessins, le spectateur identifierait les cavalières des deux scènes de plein aicomme des dames nobles faisant une promenade à cheval au Bois de Boulogne.

    23. Le talent de dressage des trois plus grands écuyers de cirque les a menés à des carrièresformant les meilleurs cavaliers. Laurent Franconi, fils du patriarche de la famille, Antoine, ét«le précepteur des fils de Louis-Philippe » (Thétard II, 187). James Fillis, étoile du cirque Fran-coni, du Nouveau Cirque, et de l’Hippodrome de l’Alma, et père de la grande écuyère de hauteécole, Anna Fillis, a fini sa carrière comme «écuyer en chef de la Cour Impériale de Russie »(Thétard, II 189). Un autre écuyer célèbre, François Baucher, étoile du Cirque Olympique, esdevenu instructeur à l’École de Cavalerie de Saumur (Auguet 20).

    24. Roland Auguet explique que «le prestige des écuyères d’École authentiques fut consi-dérable, supérieur à celui des écuyères de panneau, et d’ailleurs de nature différente. Ce genrd’écuyères fréquente le même monde que les autres, c’est le monde “du cheval”, l’aristocrat – et les snobs qui l’imitent. Mais, devant sa science et sa maîtrise, les hommes s’inclinent. Evit de plain-pied dans l’univers viril. Elle est l’exception : ils la considèrent comme une égaleont d’ailleurs tendance à lui prêter une psychologie toute faite, dont on se demande jusqu’à qu point elle reflète la réalité ou les rêves un peu troubles du désœuvrement masculin. On décrl’écuyère comme une “dompteuse”, plus virile et plus dure que les hommes» (31-31).

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    D’OCTAVE MIRBEAU À MICHEL HOUELLEIl n’est sans doute pas inutile d’expliquer dans quelles circonstances j’a

    été amenée à établir un parallèle (littéraire) entre Octave Mirbeau et MicheHouellebecq.

    Premier point, essentiel : ce sont deux auteurs dont j’aime les ouvrages Signalons une connivence toute particulière avec Octave Mirbeau, puisque j’ai la chance d’habiter depuis deux ans la ville où il est né : Trévières. Cet« cohabitation » m’a naturellement poussée à relire tout ce que je pouvaistrouver de et sur Octave Mirbeau, cela m’amenant d’ailleurs tout aussi naturellement à faire partie de la Société Octave Mirbeau, qui publie ces remar-quablesCahiers.

    Deuxième point : en 2005, Michel Houellebecq est passé très près du prixGoncourt, avecLa Possibilité d’une île, l’absence de ce prix ne m’ayant pasempêchée d’apprécier le livre, que j’ai trouvé remarquablement « articulé »Et, à sa lecture, il me venait de curieuses réminiscences, je pensais souvent Mirbeau, je m’amusais à tisser des liens entre les deux auteurs. Une mêmefaçon de concevoir la vie et l’être humain, unmême regard sur les femmes, un même amourpour les chiens…

    J’ai donc écrit à Michel Houellebecq, poursavoir s’il était d’accord pour que j’établisseune comparaison entre lui et Mirbeau, com-paraison qui pouvait lui déplaire pour milleraisons ignorées de moi. Il eut la gentillessede me téléphoner, et me demanda aussitôt siOctave Mirbeau, qu’il connaissait mal, pouvaitêtre qualifié de « schopenhauerien ». Sur maréponse affirmative, il parut satisfait…

    J’avais donc un nouveau lien entre Mirbeauet Houellebecq, en la personne de Schopen-hauer. Je relus avec délices certains textes deSchopenhauer, tels que sonEssai sur les fem-

    mes, et tout particulièrementL’Art d’avoir tou- jours raison, qui me permettra donc ici d’avoirCaricature de Schopenhauer.

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    raison ! Il me semblait retrouver dans ses « stratagèmes » la façon même doMichel Houellebecq construisait ses livres et plantait à la face du public seaffirmations provocatrices. Un des premiers textes de Michel Houellebec

    s’appelait d’ailleurs Articuler, car « la structure est le seul moyen d’échapper au suicide». Et si le premier « stratagème » de Schopenhauer est «l’extension », iln’est pas indifférent que le premier roman de Houellebecq s’intitule Extensiondu domaine de la lutte.

    Enfin, je trouvai, dans la correspondance de Mirbeau (dont les premierstomes sont publiés grâce au remarquable travail de Pierre Michel, avec l’aidde Jean-François Nivet), de nombreuses références à Schopenhauer ; il paraîmême qu’il se plaisait à lire à haute voix à sa femme des extraits de ses textes… sur les femmes, justement !

    Nul besoin, sans doute, de redonnerici les grandes dates de la vie de Mirbeau,bien connues des « mirbeauphiles ». MichelHouellebecq leur étant peut-être moins fami-lier, on se contentera de dire qu’il est né un2 février (en 1956 ou en 1958, les opinionsdivergent…), et qu’il traça de lui-même cebref portrait, en 1988 : «Enfance chaotique,déménagements fréquents. Famille provenantd’un peu partout. Pas de racines précises. Aubout du compte, élevé par sa grand-mère. Jeunesse studieuse. Études d’ingénieur agro-nome, sans conviction. A travaillé, non sansdégoût, dans l’informatique de gestion. »

    Les similitudes entre Mirbeau et Houellebecq ne sont pas tant dans le stylou la forme, que dans la façon de concevoir et d’apprécier (ou plutôt, de nepas apprécier) la race humaine, et particulièrement l’espèce féminine. Tousdeux décrivent la même incompatibilité profonde et rédhibitoire, leur semblet-il, entre les hommes et les femmes dans leurs relations amoureuses. Dans cerelations, vécues et décrites par eux comme des combats, il y a toujours unperdant, et c’est l’homme… DansLe Calvaire, Octave Mirbeau décrit la longuedescente aux enfers de Jean, amoureux de Juliette, qui ne l’aime pas… pasplus d’ailleurs qu’Esther n’aime Daniel dansLa Possibilité d’une île. La mêmevision schopenhauerienne unit les deux écrivains, pour qui l’amour serait uleurre, une aspiration à un état finalement inaccessible, un désir jamais assouv Jean et Daniel sont sans force devant Juliette et Esther, et, tandis que Mirbeafait dire à Jean de Juliette : « Je l’aimais de tout ce qui faisait ma souffrance, jel’aimais de son inconscience, de ses futilités, de ce que je soupçonnais en e

    de perverti », cette Juliette qu’il décrit ainsi : «ce joli animal inconscient, cebibelot, ce bout d’étoffe, ce rien », Houellebecq écrit de son côté : « une très

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    jolie jeune fille devient naturellement une espèce de monstre d’égoïsme et vanité insatisfaite». Comment ne pas penser à Schopenhauer, dotant la femmede beauté physique, et la privant de bon sens ou de réflexion, ajoutant « la

    dissimulation est innée chez la femme», ce qui lui permet donc d’être infidèle,ingrate ou parjure en toute sérénité. De ce déséquilibre fondamental et de cecombat sans merci entre l’homme et la femme, Houellebecq tire la conclusiologique : «L’amour rend faible, et le plus faible des deux est opprimé, torturé finalement tué par l’autre, qui, de son côté, opprime, torture et tue sans pensà mal, sans même éprouver de plaisir, avec une complète indifférence. »

    Et, quand Houellebecq déplore « cette subordination de l’individu à l’es- pèce», ne fait-il pas écho à Schopenhauer, constatant que les hommes seront« impitoyablement écrasés», car les femmes privilégient, elles, l’espèce audétriment de l’individu…

    C’est sans doute en raison de cette vision schopenhauerienne de l’amourqu’Octave Mirbeau et Michel Houellebecq consacrent de nombreuses pa-ges à des « compagnons canins », car l’amour des chiens, ces «machines àaimer », selon l’expression de Houellebecq, est, lui, inconditionnel. Là où unefemme change, se refuse, fait semblant, se donne et puis se reprend, le chienaime sans conditions et sans limites. Octave Mirbeau a longuement décriDingo, puisqu’il a consacré unlivre éponyme à cet animal sym-pathique et indépendant ; maisil avait déjà, dansLe Calvaire,flanqué Juliette d’un chien, dont Jean évoque l’apparition : « Et jevis un minuscule animal, au mu- seau pointu, aux longues oreilles,qui s’avançait, dansant sur des pattes grêles semblables à des pattes d’araignée, et dont tout lecorps, maigre et bombé, frisson-nait comme s’il eût été secoué par la fièvre. Un ruban de soierouge, soigneusement noué sur lecôté, lui entourait le cou en guisede collier.» La relation de Jeanavec ce petit chien nommé Spysera fort ambivalente, suivant sessentiments pour Juliette, allant del’attendrissement ou la pitié à la

    colère et à la haine. DansLa Pos- sibilité d’une île, c’est vers Esther Dingo, par Bonnard.

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    que va d’abord aller Fox, ainsi décrit par Michel Houellebecq : «un petitbâtard blanc et roux, aux oreilles pointues, âgé de trois mois au maximum,mit à ramper vers elle. C’est ainsi que Fox fit son entrée dans nos vies »… Spy

    et Fox vont servir d’intermédiaire, ou peut-être de révélateur, des sentimentamoureux des couples qui se déchirent autour d’eux, atténuant par leur fidélitéla tentation du désespoir.

    Michel Houellebecq n’hésite d’ailleurs pas à évoquer Schopenhauer :« “Lorsque l’instinct sexuel est mort, écrit Schopenhauer, le véritable noyde la vie est consumé” ; ainsi, note-t-il dans une métaphore d’une terrifianviolence, “l’existence humaine ressemble à une représentation théâtrale qcommencée par des acteurs vivants, serait terminée par des automates revêtdes mêmes costumes”.»

    Faut-il en rire, faut-il en pleurer, de ce théâtre ? Le dernier mot restera, c’es justice, à Mirbeau : « Est-ce qu’ils rient, ceux-là qui ont quelque chose dans lecerveau, quelque chose dans le cœur, et qui possèdent ce privilège doulourede pénétrer l’humanité, et de constater le néant du plaisir, de l’amour, de l justice, du devoir, de l’effort, le néant de tout !»

    Dominique BUSSILLET

    BibliographieMichel Houellebecq,La Possibili-

    té d’une île, Fayard ;Extensiondu domaine de la lutte, Mau-rice Nadeau ;Rester vivant,Flammarion.

    Octave Mirbeau,Le Calvaire ; Dingo ; Combats littéraires.

    Arthur Schopenhauer,L’Art d’avoirtoujours raison, Mille et unenuits ;Essai sur les femmes édi-tions des Mille et une nuits.

    Le Calvaire,par Hermann-Paul.

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    SÉBASTIEN ROCH,OU LES TRAITS DE L’ÉLOQUENCE

    Sébastien Roch1 ! Répétez à vous-même le titre du roman et une paire desaints surgira dans votre l’esprit : saint Sébastien et saint Roch. À bon entedeur, le titre résonne assez loin pour qu’on soit tenté d’établir un parallèleentre la vie du protagoniste mirbellien et la vie des saints. Lecture à laquellinvite l’arbre généalogique de Sébastien : son père se targue de descendre desaint Roch et compte parmi ses aïeux Jean Roch, un pieux tailleur de pierrqui mourut des mains des révolutionnaires. Et le dévot quincaillier d’exhorteson fils : « Jean Roch fut un grand martyr, mon enfant… Tâche de marcher su ses traces » (p. 567). Lourde ascendance du personnage que Mirbeau a soind’étaler dans le premier chapitre du roman.

    Un auteur anticlérical nous enjoindre à une lecture hagiographique ! Voilàqui peut surprendre ceux qui auraient oublié que le titre d’un autre romande Mirbeau ne fait pas autre chose. Narrant l’existence tourmentée de JeanMintié,Le Calvaire (1886) pourrait bien se lire comme un long martyre de lachair torturée par un désir inassouvissable2.

    * * *Mirbeau n’est certes ni le seul ni le premier à postuler l’accord entre un

    personnage et ses nom et prénom. Ceux qui pratiquent lenomen atque omen des Anciens sont légion. Au dix-neuvième siècle, il y a Balzac, qufait quelquefois correspondre les noms aux êtres de son invention

    3

    . Il y aaussi Flaubert, qui baptise « Hippolyte » le valet d’écurie qui galope sur uéquin «large comme un pied de cheval4 ». Et il y a Barbey d’Aurevilly, quicrée un personnage obéissant «à la consigne de son nom impérieux5 ». Peuprobable dans la vie, l’affinité entre le destin de l’homme et le nom qu’iporte vaut en littérature, où les écrivains s’octroient souvent des pouvoirdémiurgiques6.

    Au respect de la tradition onomastique de l’auteur s’ajoute la motiva-tion consciente d’un de ses personnages. Savez-vous pourquoi le père Roch

    nomme son fils Sébastien7

    ? Vous hésitez ? Évidente au dix-neuvième siècle, laraison peut de nos jours paraître obscure. La voici : en baptisant son fils Séba

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    tien, le marchand de ferraille place son héritier sous la protection du patrondes archers promu, à l’âge industriel, patron des quincailliers8 !

    Le nom du protagoniste fait figure de Fatalité narrative pour ceux seule

    ment qui connaissent la vie des saints de l’Église catholique. À la parution dSébastien Roch, le problème se pose rarement : les personnes éduquées parles frères jésuites, maristes et autres ignorantins ne manquent pas. Dogmesrituels et fêtes religieuses font par ailleurs partie de l’héritage culturel commun. En ce début du vingt et unième siècle, ce n’est plus le cas : rares se fonles férus de Mirbeau qui auraient la curiosité de se plonger dans les Actes des saints, tellement ces domaines semblent différents, voire incompatibles. Avanune lecture hagiographique deSébastien Roch, une incursion dans la vie dessaints paraît donc de mise. Voici l’essentiel de ce que j’ai pu glaner dansLa Légende doréede Jacques de Voragine, les Actes des saints et quelques publi-cations pieuses du dix-neuvième siècle destinées à rallier les fidèles à la causde l’Église9.

    Sébastien est né en Gaule, à Narbonne.Élevé par sa mère, il devient le centurionde la garde prétorienne de Dioclétien.Dénoncé pour avoir exhorté ses compa-gnons chrétiens dans leur foi, Sébastien estd’abord attaché à un poteau au milieu duChamp de Mars et criblé de flèches. Irène,une crypto-chrétienne, veut récupérer soncorps, s’aperçoit qu’il respire encore et soi-gne ses plaies, lui sauvant la vie. Après saguérison, le saint harangueur reproche àDioclétien sa cruauté envers les chrétiens.Son second martyre a alors lieu : il est fla-gellé, assommé dans le cirque, et son cada-vre est jeté dans le cloaque de Rome.

    En vertu d’une logique associative, Sé-bastien est le premier saint anti-pesteux :de même que, pour les Grecs, la flèchedécochée par Éros faisait naître l’amour, demême, pour les chrétiens, la flèche symbo-liquement décochée par l’esprit du Mal en-gendrait la peste10. L’iconographie du saint ?C’est sans doute à Mantegna que l’on doitles représentations les plus célèbres du cen-turion martyr. LeSaint Sébastien du Louvre

    (vers 1480) montre un homme nu attachéà une colonne en ruine. Pareil à une statueMantegna,Saint Sébastien.Le Louvre, (illustration 1).

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    antique, son corps monumental est littéra-lement criblé de flèches. Au premier plan,à droite, on aperçoit les figures tranchées

    de deux archers qui, une fois la tâche ma-cabre accomplie, s’apprêtent à quitter lascène du supplice (illustration 1).

    Saint Roch est connu par des légendesde la fin du quinzième siècle. Il est névers 1300, à Montpellier, fils d’un richemarchand. À vingt ans, il vend ses biensau profit des pauvres, quitte sa ville nataleet fait plusieurs pèlerinages dans sa vie. Ilguérit des pestiférés au cours d’un séjourà Rome. Atteint à son tour, il s’isole dansune forêt. Un ange le soigne, le chien duvoisinage lui porte du pain et il guérit.Il mourra en prison à Montpellier, nonreconnu des siens et pris pour un espion.Son culte se développe au quinzième siè-cle, suscitant confréries, œuvres théâtra-les et picturales (Tintoret, le cycle de laScuola di San Rocco à Venise). La tradi-tion iconographique évoque un hommemûr, vêtu du costume de pèlerin : cape,chapeau, bâton, gourde et besace. Surla cuisse dénudée du saint anti-pesteux,on aperçoit une plaie ouverte. Un chiennourricier complète souvent le tableau.

    Un centurion de Dioclétien et un pèlerin du Moyen Âge finissant ! Rienne permet de les assimiler, rien, sinon la peste qui ravage périodiquementl’Europe. Et, lorsque sévit le fléau, les images des saints anti-pesteux se mtiplient, car, comme on aime à le répéter, deux précautions valent mieuxqu’une. Bientôt fidèles et artistes n’hésiteront plus à rapprocher Sébastien eRoch. Chez le Titien (1510) et Lorenzo Lotto (1522), le centurion et le pèleroccupent le même espace pictural. Et on détecte çà et là une sorte de polli-nisation réciproque entre les représentations typiques des saints anti-pesteux(illustrations 2 et 3).

    Voyez leSaint Sébastien du Sodoma, au Pitti de Florence (1525). Présentsau pied de la colonne chez Mantegna, les archers du peintre siennois ontdéjà quitté la scène du supplice. C’est à peine si on les aperçoit dans un vaste

    paysage ponctué de ruines romaines. L’image canonique du martyr criblé deflèches laisse ici la place à une représentation hybride. Certes, le Sodoma n’

    Titien,Saint Marc entre saint Cosmeet saint Damien, saint Sébastien

    et saint Roch (1510).Venise, église Santa Maria della Salute

    (illustration 2).

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    pas oublié la volée de flèches, mais il on dirait que ses archers ont eu du mal toucher leur but. Voyez la multitude de traits qui se sont logés dans le tronc dl’arbre auquel il est attaché. Seules deux sagettes ont atteint le prédicateur la première a percé la gorge, le réduisant au silence ; la deuxième a traverséla cuisse à l’endroit même où figure d’ordinaire le bubon de saint Roch (illutration 4). Chez le Siennois, la figure du pèlerin a modifié celle du centurionSemblable amalgame dansSébastien Roch de Mirbeau : la vie du protagonistes’inspire librement de la légende de saint Sébastien ; alors que l’auteur multplie tout au long du roman références et allusions à saint Roch.

    Il va sans dire que l’hagiographie mirbellienne est ancrée dans les réalitédu Second Empire et qu’elle exploite les traits psychologiques et physiologques du protagoniste. Mirbeau imagine un héros hypersensible, qui ressendans son corps la peine morale et physique d’autrui. Sébastien souffrait paexemple «d’une réelle souffrance physique à voir la manière dégradante don son père traitait l’apprenti » (p. 565). Pareille douleur à propos de Marguerite,sa jeune campagne de jeu : «lorsqu’elle se cognait à l’angle d’un meuble, et se piquait les doigts à la pointe d’une aiguille, il éprouvait immédiatemendouleur physique de ce choc et de cette piqûre » (p. 562).

    Mais, à l’inverse du saint patron qui sait manier les paroles comme unearme, Sébastien Roch n’est ni éloquent, ni volubile. Très timide, c’est bien l

    qui est d’ordinaire victime de la loquacité des autres. Chez Mirbeau, ce nesont pas les flèches décochées, mais les paroles blessantes sorties de la bouch

    Lorenzo Lotto,Madone avec l’Enfant entre saint Roch et saint Sébastien (1522).Collection Bonacossi, Florence (illustration 3).

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    de personnages abjects qui mortifientSébastien Roch. Les traits de l’archeret les traits de l’orateur : l’analogie n’a

    pas d’âge et vient tout naturellementà l’esprit.La longue, très longue torture par

    la parole commence chez son père,à Pervenchères. «M. Roch, naturel-lement éloquent et dédaigneux desfamiliarités de la conversation, ne s’exprimait jamais que par de solen-nelles harangues » (p. 554). Et c’est,son fils, Sébastien, qui est le pointde mire des divagations paternellesque le garçon assimilera longtempsaux bruits naturels, «au ronflementdu vent dans les arbres, ou bien au glouglou de l’eau, coulant sans cesse, par le robinet de la fontaine munici- pale» (p. 555). Tout change le jouroù son père lui adresse un discourssur le collège des Jésuites auquel ille destine : «Cela tombait sur soncorps avec des craquements d’ava-lanche, des heurts de rochers roulés,des lourdeurs de trombes, des fracas de tonnerre » (p. 555). Lors des prépa-ratifs du départ se multiplient promenades, visites, tête-à-tête avec son pèredont «l’éloquence grandissait, s’exubérait » (p. 560). Le flot continu de parolespaternelles devient pour Sébastien «un intolérable supplice» (p. 560).

    Et ce n’est pas tout : pendant les semaines qui précèdent le départ deSébastien chez les Jésuites de Vannes, M. Roch «le condamne à un autre sup- plice » (p. 563). Tous les jours le garçon doit rendre visite à sa tante paralyséqui prend un malin plaisir à remuer le fer dans la plaie :

    — Des Jésuites !… il lui faut des Jésuites… criait la tante Rosalie à la vuede son neveu… Je vous demande un peu, à ce gamin !… Ah ! c’est moi quit’aurais mis en apprentissage, mon garçon ! Des Jésuites !… Non ! Mais c’estincroyable !(p. 564).

    Et la tante Rosalie de poursuivre :Regardez-moi ça !… Et qu’est-ce qu’il feront de toi, les Jésuites ? Tu crois

    peut-être qu’ils te garderont chez eux, avec ton air godiche ? Et tourné

    comme tu l’es ! Ah ! bien oui !… Mais sitôt qu’ils t’auront vu, ils se mettrontà rire et te ramèneront ici(p. 564).

    Giovanni Antonio Bazzi, dit Le Sodoma,Saint Sébastien.

    Palazzo Pitti, (illustration 4).

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    Et la femme acariâtre de conclure :Eh bien, ton père, le cher cœur, ton père est un imbécile, un gros imbécile,

    tu entends ! et tu le lui diras de ma part !… Tu lui diras : « Tante Rosalie a ditque tu étais un imbécile ! »(p. 564)

    Les méchancetés de tante Rosalie plantent, dans l’esprit candide de Sébastien, doutes, inquiétudes et appréhensions (p. 562). Et il s’agit ici d’un éveilla réflexion brutal et douloureux. «Ce brusque viol de sa virginité intellectuellelui infusait […]le germe de la souffrance humaine» (p. 560).

    Hélas, les souffrances subies à Pervenchères ne préparent pas le garçon autraitement brutal qu’il essuiera au collège de Vannes. Quand les camaradestous fils de nobles, apprennent son patronyme, il devient la cible de railleries :

    C’est épatant, tu sais, de s’appeler comme ça !… Et ton chien ?… Tu asoublié ton chien !… Où est-il ton chien ?… Je me disais bien que je t’avaisvu quelque part, mon vieux Saint Roch !… C’était au-dessus de la porte denotre jardinier, dans une niche… Seulement tu étais en pierre, et tu avais tonchien… Dis donc ?(p. 576)11.

    Et quand les collégiens apprennent le métier de son père, c’est une voléede regards perçants, une salve de paroles féroces :

    Quincaillier ! Ha ! ha ! ha ! quincaillier ! Tu es venu ici pour rétamer descasseroles, dis ?… Tu repasseras mon couteau, hein ?… Qu’est-ce qu’on te paie par jour, pour nettoyer les lampes ?… Quincaillier ! Hé là-bas ! Il estquincaillier ! Hou !…hou !… hou !…(p. 584).

    Et Mirbeau de préciser que «toutes les voix, tous les regards, le petit Sé-bastien les sentit peser sur lui, infliger à son corps la torture physique d’umultitude d’aiguilles, enfoncées dans la peau » (p. 584). Et, dans un geste quifait penser à l’image classique de son saint patron, «la tête molle, les membreslâches, Sébastien s’accota contre un arbre et il pleura » (p. 586).

    Les Jésuites ne mettent pas fin à la persécution : au contraire, ils l’approuvent tacitement. Sébastien se cuirasse peu à peu contre les injures des camarades et l’indifférence des maîtres. Fermé à l’enseignement sclérosé des Père– «une cacophonie de mots barbares, un stupide démontage de verbes latins»(p. 606) et à «la langue froide, rampante, rechignée de ses livres de classes »(p. 636), il s’ouvre à «la langue chaude, colorée et vibrante » (p. 636) de VictorHugo et d’Auguste Barbier proscrits par les Jésuites. S’ensuivent confiscatioarrêts, mises au pain sec qui, loin de vaincre, raffermissent la résistance dSébastien.

    Autre supplice : l’obligatoire confession où l’adolescent doit répondre auquestions flétrissantes du père Monsal :

    Il l’interrogeait sur sa famille, sur les habitudes de son père, sur tout l’en-tour physique et moral de son enfance, écartant le voile des intimités mé-nagères, forçant ce petit être candide à le renseigner sur des vices possibles,

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    sur des hontes probables, remuant avec une lenteur hideuse la vase qui sedépose au fond des maisons les plus propres, comme des cœurs les plushonnêtes(p. 609).

    Et Mirbeau de préciser que «les paroles lentes, humides » du confesseur« se condensent », s’agglutinent sur le corps de Sébastien «en baves gluantes »(p. 609). Voilà comment l’acte religieux flétrit le garçon au lieu de le purifie

    Sébastien Roch a pour seul compagnon de misère Bolorec, stigmatisé, luaussi, pour ses origines roturières. Dans le roman, le disgracieux Bolorec sede repoussoir à Sébastien dont la grâce juvénile éveille l’intérêt d’un prêtrpédophile, le père de Kern. Outre la beauté de l’adolescent, c’est sa sensibilitqui fait de lui une proie facile. Bien qu’il affiche d’ordinaire une indifférenccalculée, il ne parvient pas toujours à contrôler ses émotions. À la chapelle«les voix supra-humaines des orgues, et les séraphiques chants des maîtrisredisant les admirables invocations de Haendel, de Bach, de Porpora» (p. 618)lui font verser des larmes silencieuses. Mais c’est lors de la première commnion que se manifeste librement l’hypersensibilité de Sébastien. Sanglots, prires ferventes, cris déchirants n’échappent pas à l’attention du père de Kern.

    Le pédophile exploitera à ses fins criminelles l’exceptionnelle émotivitde l’adolescent. Pour percer sa carapace, il transforme sa voix en une armeredoutable. «Sébastien fut vite conquis par la douceur de cette voix, au timbrmusical d’une suavité prenante » (p. 642). Sur l’esprit blessé et le cœur endo-lori de son élève le Révérend Père verse «le baume des paroles enchanteresseset consolatrices » (p. 648). Il dit des vers romantiques, évoque le sort fabuleuxdes grands hommes, raconte les légendes de l’histoire. Ramollissent la défende Sébastien «les paroles berceuses », «le ton ineffable » (p. 650) et «le regardobsesseur » (p. 642) du Jésuite qui entre en lui «comme une vrille» (p. 649).

    Après le «viol d’une âme délicate et passionnée », (p. 652), le viol du corpsgracieux de l’adolescent. Sébastien est livré au père de Kern « saturé de poésie,chloroformée d’idéal » (p. 652) et, au moment crucial, anesthésié par un «breu-vage fort et parfumé » (p. 656). Blindé contre les paroles blessantes, il reconnaîttrop tard l’arme contre laquelle il s’est montré impuissant : les douces paroledu prêtre qui ont préparé le crime. La preuve ? Quelques jours après l’acte criminel, Sébastien écrit au père de Kern de ne plus jamais lui adresser la paroleLe bourreau réduit au silence, la victime aura enfin le courage de l’accuser :

    En phrases courtes hachées, sursautantes, avec une sincérité qui ne ména- geait plus les mots, avec un besoin de se vider d’un seul coup, de ce secret pesant, étouffant, il raconta la séduction, les causeries au dortoir, les poursui-tes nocturnes, la chambre !…(p. 692).

    Tout comme la harangue que le centurion adresse à Dioclétien, le récit duviol que Sébastien fait au père de Marel ne provoque pas le triomphe de l’inno

    cence. Loin de là : le père «laissa Sébastien se dépenser en cris, en menaces, eneffusions tumultueuses, sachant bien qu’un abattement succéderait vite à ce

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    crise, trop violente pour être durable, et qu’alors, il pourrait le manier à sa guen obtenir tout ce qu’il voudrait par le détour capricieux des grands sentimen »(p. 264). En effet, Sébastien finit par promettre de garder le silence sur ce qu

    s’est passé. Par prudence, les révérends pères expulsent Sébastien et son amBolorec au motif fallacieux d’attouchements impurs. Car il faut «empêcher ladivulgation de ce secret infâme, même au prix d’une injustice flagrante, mêau prix de l’holocauste d’un innocent et d’un malheureux » (p. 693).

    Ainsi s’accomplit le premier supplice de Sébastien Roch qui répète, àsa manière, le martyre de son saint patron. Les instruments du supplice ?Divagations paternelles, conseils rabâchés, intarissables péroraisons, propocyniques, prêches abrutissants, commentaires désobligeants, moqueries méprisantes, persiflages insolents, clameurs féroces, questions flétrissantes, pomes sirupeux, accusations mensongères blessent Sébastien au moral et auphysique. Multiples, intarissables et perçantes, les paroles rappellent la voléde flèches qui traversent le corps de saint Sébastien.

    Et, tout comme dans la légende du saint centurion, c’est une femme quiprendra soin de l’adolescent endolori. Dans l’hagiographie mirbellienne, Maguerite, la compagne de jeu de Sébastien, jouera le rôle d’Irène, qui soigna leplaies du centurion et lui sauva la vie. Amoureuse et dévouée, la jeune fill

    fait penser à la troublante Irène deGeorges de La Tour qui incarne à lafois charité et érotisme (illustration 5).Patiente, obstinée et infatigable, Mar-guerite efface l’image du prêtre pédo-phile, rappelle Sébastien à la vie de lachair, lui faisant découvrir l’acte sexuelentre un homme et une femme. Mais,comme dans la légende, il ne s’agitpour Sébastien Roch que d’un répitpendant lequel il tient un journal bou-leversant. Il y note pensées noires etcauchemars récurrents où il revit lesupplice enduré au collège.

    Piètre répit, certes, mais répit puis-que, après l’Église, c’est l’Armée quis’empare de Sébastien Roch. Après legoupillon, le sabre : mobilisé pendantla guerre de 1870, envoyé au frontoù il retrouve Bolorec, son secondmartyre s’accomplit quand un obus

    prussien lui fracasse le crâne.* * *

    Georges de La Tour,Saint Sébastien

    pleuré par sainte Irène(1649).Le Louvre, (illustration 5).

  • 8/9/2019 Cahiers Octave Mirbeau, n° 14

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    Il nous reste à nous demander pourquoi Mirbeau fait de son livre unehagiogr