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cahiers voltaire 15

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cahiers voltaire

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Cahiers VoltaireRevue annuelle de la

société voltaire

15

Ferney-Voltaire

2016

Nous remercions le Centre international d’étude du XVIIIe siĂšcle (Ferney-Voltaire) et le Centre de recherche sur les sciences de la littĂ©rature française

(Université Paris Nanterre) de leur participation.

La préparation de ce numéro a été facilitée par les services de la BibliothÚque de GenÚve

et de l’Institut et MusĂ©e Voltaire.

Correspondance, manuscrits, ouvrages pour compte rendu

Cahiers Voltaire, 26 Grand’rue, F-01210 Ferney-Voltaire, courriel [email protected] ouvrages pour compte rendu doivent ĂȘtre envoyĂ©s sans dĂ©dicace personnelle.

© SociĂ©tĂ© Voltaire et Centre international d’étude du XVIIIe siĂšcle 2016

DiffusĂ© par Amalivre, 62 avenue de Suffren, F-75015 Paris, pour le Centre international d’étude du XVIIIe siĂšcle,

26 Grand’rue, F-01210 Ferney-Voltaire

ISBN 978-2-84559-125-7

ISSN 1637-4096

Imprimé en France

Études et textes

Au recto. François Bouchot (1800-1842), Voltaire à la Bastille composant La Henriade, gravé par Louis-François Charon (1783-1831 ?) et publié par François Bulla. Sans papier, selon la tradition, Voltaire doit composer La Henriade sur les murs de sa prison.

Institut et Musée Voltaire, GenÚve, CH IMV MS 10.

Qui pourrait cependant exprimer les ravages Dont cette nuit cruelle Ă©tala les images ? La mort de Coligny, prĂ©mices des horreurs, N’était qu’un faible essai de toutes leurs fureurs.D’un peuple d’assassins les troupes effrĂ©nĂ©es,Par devoir et par zĂšle au carnage acharnĂ©es, Marchaient, le fer en main, les yeux Ă©tincelants, Sur les corps Ă©tendus de nos frĂšres sanglants. Guise Ă©tait Ă  leur tĂȘte, et, bouillant de colĂšre,Vengeait sur tous les miens les mĂąnes de son pĂšre.Nevers, Gondi, Tavanne, un poignard Ă  la main, Echauffaient les transports de leur zĂšle inhumain ;Et, portant devant eux la liste de leurs crimes, Les conduisaient au meurtre, et marquaient les victimes. Je ne vous peindrai point le tumulte et les cris,Le sang de tous cĂŽtĂ©s ruisselant dans Paris, Le fils assassinĂ© sur le corps de son pĂšre, Le frĂšre avec la sƓur, la fille avec la mĂšre, Les Ă©poux expirant sous leurs toits embrasĂ©s, Les enfants au berceau sur la pierre Ă©crasĂ©s :Des fureurs des humains c’est ce qu’on doit attendre. Mais ce que l’avenir aura peine Ă  comprendre, Ce que vous-mĂȘme encore Ă  peine vous croirez, Ces monstres furieux, de carnage altĂ©rĂ©s, ExcitĂ©s par la voix des prĂȘtres sanguinaires,Invoquaient le Seigneur en Ă©gorgeant leurs frĂšres ;Et, le bras tout souillĂ© du sang des innocents, Osaient offrir Ă  Dieu cet exĂ©crable encens.

La Henriade, chant II

henri Duranton

Voltaire 1711-1722 ou les tribulations d’un jeune poĂšte pressĂ©1

Les recherches voltairistes ont de tout temps dĂ©plorĂ© la disproportion dans la documentation entre les premiĂšres annĂ©es du poĂšte et les derniĂšres. L’une est plĂ©-thorique, souvent redondante, tandis que l’autre est rĂ©duite Ă  la portion congrue. Voltaire en ce dĂ©but de siĂšcle Ă©crit peu ; ses correspondants ne se soucient guĂšre de conserver les missives de ce dĂ©butant. Quant aux sources secondaires, elles sont maigres, dispersĂ©es, sujettes Ă  caution, fondĂ©es souvent sur de lointains souvenirs ou d’invĂ©rifiables racontars.

Un grand Ă©crivain existe au premier chef par ses Ɠuvres. Or dans le cas du jeune Voltaire, pour des raisons sur lesquelles il faudra revenir, en dresser la liste exhaustive est entreprise vouĂ©e d’emblĂ©e Ă  l’échec, malgrĂ© toute la diligence des spĂ©cialistes. Un seul exemple pour l’instant suffira. Au moment du saccage de la Bastille, dans le dossier Voltaire conservĂ© depuis la pĂ©riode 1717-1718, J.-L. Carra, a la chance de mettre la main sur un document qu’il juge particuliĂšrement prĂ©-cieux. Il se dit heureux et fier de publier la liste de « douze piĂšces de vers » qui « sont de lui [
] d’autant qu’elles pourraient n’ĂȘtre pas connues ». Certes, car si certains poĂšmes ont en effet toute chance d’ĂȘtre de sa main, il en va bien autrement pour d’autres. Pour s’en tenir Ă  deux, un Julii Mazarini Epitaphium latin est ici tout Ă  fait incongru, de mĂȘme qu’un autre qui ridiculise le ministre Chamillart ne devant sa faveur qu’à son art du billard, ce qui a dĂ» bien faire rire les gens de cour
 avant le tournant du siĂšcle2.

MĂȘme la liste des textes effectivement retenus par l’édition moderne au prix d’une sĂ©vĂšre sĂ©lection serait encore matiĂšre Ă  discussion. Peut-on honnĂȘtement croire, pour s’en tenir Ă  ce seul cas, que l’ode intitulĂ©e La Chambre de justice Ă©tablie

1. Les bornes chronologiques retenues sont celles des deux premiers volumes des ƒuvres complĂštes de Voltaire (IA, IB), publiĂ©es Ă  Oxford. L’établissement critique minutieux de ces premiĂšres Ɠuvres a Ă©tĂ© Ă©videmment de la plus grande utilitĂ©. Le rĂ©cent numĂ©ro de la Revue Voltaire (16, 2016) consacrĂ© au « Premier Voltaire » a Ă©tĂ© Ă©galement trĂšs stimulant. Et la toile de fond demeure, comme il se doit, l’irremplaçable Voltaire en son temps de RenĂ© Pomeau (1995, 2 vol.). On ne peut que renvoyer Ă  ces synthĂšses pour les dĂ©monstrations de dĂ©tail qu’il n’était pas possible de reprendre ici faute de place.

2. [J.-L. Carra], MĂ©moires historiques et authentiques sur la Bastille, Londres; Paris, 1789, 3 vol., t. II, p. 148-176.

8 henri Duranton

au commencement de la RĂ©gence en 17153 dont le certificat d’authenticitĂ© repose sur un seul tĂ©moignage, Ă  la fois tardif et suspect, soit de lui ? Tout, la disposition des strophes, le choix du vocabulaire, des mĂ©taphores, et surtout la vĂ©hĂ©mence hystĂ©-rique du ton, Ă©voque irrĂ©sistiblement Les Philippiques de Lagrange-Chancel, Ă  tel point qu’on est fortement tentĂ© d’en attribuer la paternitĂ© Ă  ce dernier.

Il en va de mĂȘme du rĂ©cit biographique qui heureusement s’appuie souvent sur des documents irrĂ©futables, mais qui, en d’autres instants, est bien obligĂ© de faire fond sur des anecdotes douteuses. Un seul exemple, mais essentiel : les rap-ports du poĂšte avec le RĂ©gent. Il nous est rapportĂ© que les deux hommes se sont Ă  plusieurs reprises rencontrĂ©s, donnant Ă  chaque fois l’occasion au poĂšte de placer un bon mot4. Mieux mĂȘme, Philippe d’OrlĂ©ans, quelque peu gĂȘnĂ© d’avoir fait embastiller un si prometteur sujet, lui aurait fait parvenir une « gratification de cinquante louis pour le consoler de cette punition5 ». Il suffit de mettre en regard les dĂ©marches, de fait infructueuses, mais celles-lĂ  authentiques, tentĂ©es par Vol-taire pour approcher le RĂ©gent pour rendre bien peu vraisemblable une telle fami-liaritĂ©. Encore s’agit-il en l’espĂšce de racontars bienveillants ; ce serait bien pis si l’on faisait fond sur les bruits rapportĂ©s par ses premiers ennemis, qui se feront un plaisir, dĂšs cette Ă©poque, mais Ă©videmment bien davantage aprĂšs la mĂ©saventure du chevalier de Rohan, de dĂ©crire les maintes occasions oĂč Voltaire aurait fait connaissance avec le bĂąton6.

D’autant que, dans l’incertitude, on ne saurait faire confiance Ă  l’intĂ©ressĂ© lui-mĂȘme. Pour bien des textes, il ne semble pas leur avoir attachĂ© grande importance. Autant de petits pĂątĂ©s, pour reprendre une de ses mĂ©taphores, vite consommĂ©s, vite oubliĂ©s. Pour d’autres, on le dĂ©couvre parfois mentant avec aplomb. À tout le moins a-t-il fait le silence sur des textes potentiellement dangereux. Il les rĂ©pand Ă  l’origine sous forme manuscrite au travers de circuits sĂ©curisĂ©s, pour ensuite les dĂ©laisser, au mieux ne les reprendre que tardivement, noyĂ©s dans la masse d’édi-tions des Ɠuvres complĂštes, au pire les oubliant complĂštement laissant aux Ă©rudits le soin de les exhumer, parfois longtemps aprĂšs sa mort7.

Au total, on connaĂźt assez mal ces annĂ©es d’apprentissage qui vont de l’entrĂ©e dans le monde au triomphe d’ƒdipe, et ce peu n’est pas toujours trĂšs sĂ»r. Le dis-cours critique, par ailleurs irrĂ©prochable dans sa dĂ©marche, est bien obligĂ©, pour construire un rĂ©cit suivi, de procĂ©der parfois par approximations. Avec les prĂ©cau-tions d’usage, on admet comme Ă©tabli ce qui ne l’est qu’à moitiĂ©.

3. OC, t. IB, p. 336-343.4. RenĂ© Pomeau, Voltaire en son temps, t. I, p. 70. Ou encore, quand le poĂšte, tout juste sorti de la

Bastille, aurait remerciĂ© le RĂ©gent de sa gĂ©nĂ©rositĂ©, mais en prĂ©cisant avec humour qu’il le tenait quitte du gĂźte.

5. L’anecdote est reproduite par Luchet en son Histoire littĂ©raire de M. de Voltaire (1781), qui ne cite pas ses sources ; elle est reprise en IB, p. 354. Il y a visible confusion avec la gratification effectivement accordĂ©e aprĂšs le succĂšs d’ƒdipe, geste assez coutumier du pouvoir, dont on a d’autres tĂ©moignages.

6. Voir Henri Duranton, « Voltaire et la calotte : histoire d’un exorcisme », Cahiers Voltaire 3, 2004, p. 7-23.

7. C’est le cas d’à peu prùs tous les poùmes retenus par IB.

François jacob et justine mangeant

Zaïre, actes II (fin) et III : un manuscrit oublié. Présentation, établissement du texte et notes

C’est le mercredi 20 mai 2015 que l’Institut et MusĂ©e Voltaire de GenĂšve a ac-quis, Ă  l’espace Tajan, une Ă©dition de La Pucelle d’OrlĂ©ans en deux forts volumes in-folio (À Paris, de l’imprimerie de Didot le Jeune, l’an troisiĂšme [1795]), le second de ces volumes Ă©tant enrichi d’un certain nombre de manuscrits montĂ©s sur onglet ou emmargĂ©s. Lot no 78 de la vente, l’ensemble a Ă©tĂ© immĂ©diatement cataloguĂ© et rendu disponible Ă  la consultation : il est aujourd’hui accessible sous la cote CH IMV MS 10.

Des dix-huit piĂšces manuscrites offertes Ă  la sagacitĂ© du chercheur, c’est Ă©vi-demment la deuxiĂšme qui retient surtout l’attention. Les responsables de l’Espace Tajan ne s’y sont pas trompĂ©s, qui en ont reproduit un large extrait en couverture du catalogue de vente. La description offerte par JĂ©rĂŽme Cortade, expert, est en soi succincte, mais laisse espĂ©rer de fructueuses dĂ©couvertes : « Extrait d’un manus-crit de la tragĂ©die de ZaĂŻre, avec ratures et corrections autographes de Voltaire. 22 pp. Âœ in-folio. Fin du 2e acte et dĂ©but du 3e acte de la tragĂ©die. Collage et nom-breuses corrections, passages biffĂ©s de Voltaire
 ». Suivent quelques exemples de modifications, d’ajouts, voire de suppressions de vers. Pierre Frantz a rĂ©cemment mentionnĂ© cette acquisition dans son Ă©dition de ZaĂŻre pour le compte de la collec-tion « Folio thĂ©Ăątre »1 et il ne fait guĂšre de doute que de futurs Ă©diteurs de la piĂšce sauront en tirer tous les enseignements nĂ©cessaires.

Les Ă©diteurs ayant collaborĂ© Ă  l’édition signĂ©e par Eva Jacobs, il y a bientĂŽt trente ans, inauguraient leur relevĂ© des manuscrits de ZaĂŻre en dĂ©plorant l’absence de tĂ©moignage de la rĂ©daction originale de la piĂšce, mais en signalant « a fragment with holograph corrections2 ». Ils rappelaient, quelques pages plus loin, aprĂšs l’avoir dĂ©signĂ© sous la cote MS 6 3, que ledit fragment Ă©tait passĂ© dans trois salles des ventes Ă  la fin du XIXe siĂšcle : d’abord lors de la dispersion de la collection Gratet-Duplessis, le 10 dĂ©cembre 1855 (Catalogue d’une trĂšs belle collection de lettres autographes et manuscrits, Charavay, p. 110, no 999) ; puis lors de celle du cabinet du baron de Girardot (Catalogue de lettres autographes, documents historiques, curiositĂ©s

1. Voltaire, Zaïre, édition de Pierre Frantz, [Paris], Gallimard, 2016 (Folio théùtre, 166).2. Voltaire, OC, t. VIII, p. 329.3. OC, t. VIII, p. 332-333.

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rĂ©volutionnaires, livres, sceaux, etc. composant le cabinet de M. le baron de Girardot an-cien secrĂ©taire-gĂ©nĂ©ral de la prĂ©fecture de la Loire-InfĂ©rieure, Charavay, Paris, 13-14 juin 1879, p. 30, no 259) ; et enfin lors de celle du marquis de Queux de Saint-Hilaire (Catalogue de l’importante collection de lettres autographes composant le cabinet de feu M. le marquis de Queux de Saint-Hilaire, Charavay, Paris, 5-6 janvier 1891, p. 44, no 259).

Il aura donc fallu attendre cent vingt-quatre ans pour voir ressurgir un manus-crit dont il est peu probable qu’il soit, durant toute cette pĂ©riode, restĂ© dans les mĂȘmes mains : rien n’interdit en effet d’imaginer un voire plusieurs dons intermĂ©-diaires, et, si l’on prend comme hypothĂšse que la famille de l’acquĂ©reur de 1891 est la mĂȘme que celle du vendeur de 2015, ce sont au moins trois gĂ©nĂ©rations voire quatre qui se seraient dĂ©jĂ  succĂ©dĂ© dans la transmission de cet important patri-moine. Les descriptions par trop sommaires des derniĂšres ventes connues, Ă  la fin du XIXe siĂšcle, et l’absence de traces notables durant tout le XXe siĂšcle rendent la tĂąche du catalogueur – le premier, avant mĂȘme le chercheur, Ă  prendre possession du prĂ©cieux document – particuliĂšrement difficile.

Or plusieurs questions se posent qui, si elles ne peuvent qu’accessoirement servir Ă  l’étude du manuscrit, n’en intĂ©ressent pas moins l’archiviste chargĂ© de le rendre accessible Ă  la communautĂ© des chercheurs : comment l’ensemble du re-cueil factice a-t-il Ă©tĂ© constituĂ© ? Quelles furent les motivations des propriĂ©taires successifs pour un tel investissement ? La prĂ©paration du recueil a-t-elle Ă©tĂ© moti-vĂ©e par une logique d’acquisition sous-jacente ou est-elle le simple produit d’une collection faite au hasard ? La prĂ©sence d’une piĂšce signĂ©e du comte de Suffolk et datĂ©e du 10 mai 1421 semblerait aller dans cette deuxiĂšme direction : mais alors, comment expliquer l’étonnante homogĂ©nĂ©itĂ© d’un ensemble assez cohĂ©rent, fina-lement, sur le plan chronologique, plusieurs piĂšces datant d’une mĂȘme pĂ©riode de production voltairienne ?

Revenons Ă  ZaĂŻre. Le manuscrit se prĂ©sente en 23 pages in-folio, les six premiĂšres produisant les scĂšnes 3 et 4 du deuxiĂšme acte et les dix-sept suivantes l’intĂ©gralitĂ© du troisiĂšme acte. S’il est Ă©vident, Ă  premiĂšre vue, qu’il s’agit lĂ  d’un ensemble dĂ©tachĂ© d’un corpus plus consĂ©quent, on n’en remarque pas moins que la mention liminaire « Acte 2, scĂšne 3 » a Ă©tĂ© ajoutĂ©e aprĂšs coup, et que ce qui Ă©tait d’abord la scĂšne 5 du mĂȘme acte est devenu scĂšne 4 aprĂšs rature. D’oĂč une interrogation sur la structure mĂȘme de la piĂšce : ces vingt-trois pages auraient-elles pu ĂȘtre sous-traites d’un ensemble plus vaste Ă  la suite, prĂ©cisĂ©ment, d’une refonte du canevas dramatique ? La correction manuscrite « Acte 2, scĂšne 3 » indique Ă  tout le moins que la rĂ©daction de cette copie et sa relecture par Voltaire datent au plus tard de l’étĂ© 1732, moment de la crĂ©ation de la piĂšce : aucune hĂ©sitation postĂ©rieure sur la distribution des scĂšnes du deuxiĂšme acte n’est en effet connue. Il est vrai qu’on pourrait objecter, de la part du copiste, un simple lapsus calami : nous en sommes hĂ©las rĂ©duits, sur ce point, Ă  de simples conjectures.

S’agissant du manuscrit d’une piĂšce appelĂ©e Ă  ĂȘtre crĂ©Ă©e sur la scĂšne de la rue des FossĂ©s Saint-Germain, un nom vient immĂ©diatement Ă  l’esprit : celui de Jean-Baptiste Minet, souffleur et secrĂ©taire, plusieurs dĂ©cennies durant, de la

62 François jacob et justine mangeant

(c) Scene 4 : le manuscrit du souffleur indique dans la didascalie initiale, en plus de ces personnages, la présence de figurants muets : « Corasmin. Nérestan. Lusignan. Zaïre. Chù-tillon. Deux Chevaliers François. Esclaves. »

(d) « le soudan » : dans l’ensemble du manuscrit, Voltaire a fait remplacer « sultan » par « soudan » et, dans les diffĂ©rentes Ă©ditions ainsi que dans le manuscrit de la ComĂ©die-Fran-çaise, c’est le terme de soudan qui est systĂ©matiquement employĂ© pour dĂ©signer Orosmane. Nous pouvons nous interroger sur les raisons de cette rectification, d’autant plus que, dans le rĂ©sumĂ© de la piĂšce que Voltaire fait paraĂźtre dans le Mercure de France, en novembre 1732, il utilise les deux termes comme Ă©quivalents. De la mĂȘme maniĂšre, la plupart des diction-naires d’époque donnent soudan comme synonyme de sultan. Le terme ne constitue une entrĂ©e dans le Dictionnaire de l’AcadĂ©mie française qu’à partir de sa troisiĂšme Ă©dition, en 1762 : « SOUDAN. s.m. Nom qu’on donnait autrefois aux GĂ©nĂ©raux des armĂ©es du Calife. Dans la suite, Saladin ayant tuĂ© le Calife, s’éleva au trĂŽne, sous le nom de Soudan, que ses succes-seurs ont conservĂ©. »

(e) « Et de ces Etrangers sur tout vous sĂ©parer » : Palissot, dans son Ă©dition de ZaĂŻre en 1792, fait observer que toutes les Ă©ditions comportent l’expression « ces vils ChrĂ©tiens » mais que les ComĂ©diens-Français continuent de dire « ces Etrangers ». C’est en effet la formule ins-crite dans le manuscrit du souffleur, qui a pris acte des corrections demandĂ©es par Voltaire dans le MS 10.

(f) « Soyez fidelle, allez, le Ciel fera le reste. » : la fin de l’acte a Ă©tĂ© rĂ©Ă©crite dans la copie du souffleur pour y ajouter une rĂ©plique par laquelle ZaĂŻre fait le serment de garder secrĂšte sa filiation avec Lusignan :

Lusignan O vous que je n’ose nommer, Jurez-moi de garder un secret si funeste.

ZaĂŻreJe vous le jure.

LusignanJe vous le ju e. Allez, le ciel fera le reste.

Par l’ajout de cette promesse solennelle, Voltaire contourne les critiques prompts Ă  re-marquer qu’il suffirait que ZaĂŻre, lors de son entretien avec Orosmane, lui rĂ©vĂšle qu’elle est chrĂ©tienne pour que l’intrigue tragique se dĂ©noue. Voir notamment la « Lettre Ă  Madame la Comtesse de F*** au sujet de la tragĂ©die de ZaĂŻre », Ă©crite par l’abbĂ© Nadal aprĂšs la premiĂšre reprĂ©sentation de la tragĂ©die.

(g) Orosmane : le souffleur de la ComĂ©die-Française ajoute dans le manuscrit qu’Oros-mane entre en scĂšne « une lettre Ă  la main. »

(h)« desers de l’aride Arabie » : dans le chapitre 53 de l’Essai sur les mƓurs (premiĂšre paru-tion dans le Mercure de France en septembre 1750) Voltaire insiste sur l’ariditĂ© de ce pays pour proposer un « vrai portrait de la Palestine » (OC, t. XXIII, p. 276), prenant ainsi le contrepied de l’évocation biblique (« un pays qui regorge de lait et de miel », Exode, III, 8).

(i) « Louis, des bords de Chipre Ă©pouvante l’Asie » : l’évocation de l’appareillage de Saint-Louis pour l’Égypte fournit un repĂšre historique Ă  l’action de la tragĂ©die puisque la sep-tiĂšme croisade quitte Chypre le 30 mai 1249.

(j) Mamelus : (ici employĂ© pour « Mameluk ») milice d’esclaves trucs et circassiens for-mĂ©e pour renforcer l’armĂ©e Ă©gyptienne et assurer la garde du sultan.

natalia speranskaya

Les armoiries de Voltaire : marque de noblesse ?

L’analyse de trois reliures d’ouvrages de la bibliothĂšque de Voltaire, conservĂ©s Ă  la BibliothĂšque nationale de Russie, nous invite Ă  soulever la question des armoi-ries de Voltaire. Une reliure armoriĂ©e, dont le premier plat reprĂ©sente l’ex-libris du propriĂ©taire de la bibliothĂšque, relĂšve souvent d’un prĂ©sent honorifique. Or, Voltaire ne possĂ©dait pas d’ex-libris ni d’autre façon de marquer l’appartenance de ses livres. Nous avons alors constatĂ© l’absence de toute Ă©tude spĂ©cifique sur le problĂšme des armoiries de Voltaire.

La RĂ©volution française a aboli les armoiries en tant que signe de privilĂšges fĂ©o-daux. Maints roturiers dĂ©tenaient des armes, selon les experts qui affirment de sur-croĂźt la banalitĂ© du phĂ©nomĂšne, quand bien mĂȘme cette gĂ©nĂ©ralisation reste dis-cutable. D’aprĂšs l’opinion commune, au XVIIIe siĂšcle et encore plus de nos jours, les armoiries sont la marque insigne de noblesse. Les biographes n’ont pour autant jamais rĂ©ellement Ă©clairĂ© la question de l’appartenance de Voltaire Ă  ce corps. Nous nous sommes efforcĂ©e, autant que faire se peut, de combler ces deux lacunes.

Le monogramme « ADV » figure sur le premier plat de la reliure de The History of reign of Charles V (London, 1769), offert Ă  Voltaire par son auteur, William Robert-son1. Ce monogramme ne se trouve dans aucun autre livre de sa bibliothĂšque : il est donc, de toute Ă©vidence, l’Ɠuvre du relieur – que nous n’avons pas pu identifier, la reliure n’étant pas signĂ©e – agissant sur commande de l’auteur (fig. 1). Ces initiales dĂ©signent « Arouet de Voltaire », nom que Voltaire ne pouvait que dĂ©sapprou-ver dans les annĂ©es 1760, mĂȘme s’il avait pu l’adopter dans les annĂ©es 1720, cette forme reprĂ©sentant un Ă©tat intermĂ©diaire entre son nom de baptĂȘme et son nom de plume. On sait le peu d’affection qu’il portait Ă  son patronyme natal, « Arouet », nom roturier, Ă©voquant en plus Ă  l’oreille Â« rouĂ© » et « Ă  rouer ». Les hommes de lettres et le public Ă©taient certes conscients de son vrai nom – « le cĂ©lĂšbre Arouet » est la maniĂšre dont Rousseau, par exemple, l’interpellait dans le Discours sur les

1. William Robertson, The History of the reign of the emperor Charles V, with a view of the progress of society in Europe, from the subversion of the Roman empire, to the beginning of the sixteenth century, London, printed by W. and W. Strahan, for W. Strahan, T. Cadell and J. Balfour, 1769, 3 vol. (cote : 9-275 ; BV, no 2996). Concernant le don de ce livre, voir Mme Du Deffand Ă  Voltaire, 20 dĂ©cembre 1769 et 4 fĂ©vrier 1770 (D16051, D16133).

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sciences et les arts – mais, depuis les annĂ©es 1720, Voltaire utilisait rarement la forme « Arouet de Voltaire » en dehors des documents officiels ou juridiques.

Les deux autres reliures armoriĂ©es ornent la seconde Ă©dition du traitĂ© de F. J. de Chastellux, De la fĂ©licitĂ© publique, et l’Éloge de messire Guy-Louis-Henri, marquis de Valory par C.-C. Courtin, l’un et l’autre parus en 17762. Compte tenu de la haute opinion en laquelle Voltaire tenait l’ouvrage de Chastellux, confirmĂ©e par leur Ă©change Ă©pistolaire, on ne saurait douter que l’exemplaire de la seconde Ă©dition, garni d’une reliure de maroquin aux armes du patriarche, ait Ă©tĂ© offert par l’auteur lui-mĂȘme3. L’apparence de l’autre livre Ă  reliure armoriĂ©e – maroquin vert, page de garde en soie – appelle Ă  la mĂȘme conclusion.

Les armoiries foulĂ©es en or de ces deux livres reprĂ©sentent les armes de Voltaire : trois flammes sur un Ă©cu ovale. Sur la reliure de Chastellux, l’écu est supportĂ© par deux lĂ©vriers et surmontĂ© d’une couronne de marquis. Sur celle de Courtin, l’écu est accostĂ© d’un motif dĂ©coratif, sous une couronne de comte (fig. 2, 3).

Le catalogue de la bibliothĂšque dĂ©crit ses deux reliures ainsi : « d’or, Ă  trois flammes de gueules4 ; surmontĂ© d’une couronne de marquis ; deux chiens d’arrĂȘt pour supports » ; « mĂȘme armoirie, sous une couronne de comte, sans supports »5. Cette description est inexacte : « d’or, Ă  trois flammes de gueules » est le blason du pĂšre de Voltaire, François Arouet. De plus, la couleur du champ de l’écu n’est pas marquĂ©e sur les reliures.

En comparant ces deux ex-libris, nous nous sommes demandĂ© quelles Ă©taient les vraies armoiries de Voltaire. Était-il mĂȘme autorisĂ© Ă  les arborer ? Et que signifient ces couronnes correspondant Ă  des titres nobiliaires diffĂ©rents ? Aucune recherche, parmi la vaste littĂ©rature voltairienne, n’éclaire ce sujet.

Le premier ouvrage qui, Ă  notre connaissance, fait Ă©tat des armoiries de Vol-taire est le Dictionnaire hĂ©raldique de Charles de Grandmaison (1852). Son article « Flamme » cite, parmi les exemples, « Arouet de Voltaire – d’azur, Ă  trois flammes d’or. Île de France6 ». C’est sans doute de cette notice que provient l’indication

2. François-Jean de Chastellux, De la fĂ©licitĂ© publique, ou considĂ©rations sur le sort des hommes dans les diffĂ©rentes Ă©poques de l’histoire. Nouvelle Ă©dition, revue, corrigĂ©e, & augmentĂ©e par l’auteur, Bouil-lon, imprimerie de la SociĂ©tĂ© typographique, 1776, 2 vol. (cote : 5-10 ; BV, no 723) ; Claude-Christophe Courtin, Éloge de messire Guy-Louis-Henri, marquis de Valory, lieutenant-gĂ©nĂ©ral des armĂ©es du roi prononcĂ© en l’audience du bailliage d’Étampes, le 24 avril 1775, par M. G.***, s. l., 1766 [sic pour 1776] (cote : 7-1 ; BV, no 890).

3. Notons que la premiĂšre Ă©dition de cet ouvrage, Ă©galement prĂ©sente dans la bibliothĂšque de Voltaire, est aussi remarquable, par le sort qu’elle connut : richement annotĂ©e par le patriarche, elle changea Ă  un moment donnĂ© de propriĂ©taire et fut remplacĂ©e sur les rayons de l’Ermitage par un autre exemplaire, avec les marginalia copiĂ©es par J.-L. WagniĂšre ; voir Corpus des notes marginales de Voltaire, Berlin, Akademie-Verlag, 1983, t. II, p. 871, note 344.

4. Terme hĂ©raldique pour le rouge.5. BibliothĂšque de Voltaire : catalogue de livres, Moscou, Leningrad, AcadĂ©mie des sciences de l’URSS,

1961, p. 1166-1167.6. Charles de Grandmaison, Dictionnaire hĂ©raldique contenant l’explication et la description des termes et

figures usitĂ©s dans le blason, des notices sur les ordres de chevalerie [
] Suivi d’un AbrĂ©gĂ© chronologique d’édits, dĂ©clarations, rĂšglements [
] concernant le fait de la noblesse ; par L.-N.-H. ChĂ©rin, Petit-Montrouge, J.-P. Migne, 1852, col. 373.

stéphanie géhanne gavoty & ulla kölving

Les lettres de Voltaire Ă  Damilaville : Ă©tat des lieux

L’édition critique en cours de la Correspondance littĂ©raire de Grimm nous a ame-nĂ©es Ă  nous intĂ©resser de plus prĂšs Ă  l’histoire des lettres adressĂ©es par le patriarche de Ferney Ă  son correspondant attitrĂ© Ă  Paris, Damilaville, commerce largement diffusĂ© par les feuilles de Grimm, que ce soit sous forme de copie originale ou secondaire.

Les lettres adressĂ©es par Voltaire Ă  Étienne-NoĂ«l Damilaville constituent un des ensembles les plus marquants de la correspondance de Voltaire – par la quantitĂ© de lettres Ă©changĂ©es comme par les sujets abordĂ©s – et reprĂ©sentent dans la derniĂšre Ă©dition procurĂ©e par Theodore Besterman 5461 lettres, allant du 11 juillet 1760 au 16 avril 1768. Par contraste, des nombreuses lettres adressĂ©es par Damilaville au philosophe de Ferney, dix seulement ont Ă©tĂ© conservĂ©es. Cet ensemble, qui sert souvent de source d’informations factuelles et d’appui, reste cependant un des plus mal connus : peu de lettres originales ont survĂ©cu, et parmi les copies qui nous sont parvenues, plusieurs ont Ă©tĂ© caviardĂ©es ou trafiquĂ©es par les rĂ©dacteurs ou Ă©diteurs successifs. Le nombre de lettres effectivement envoyĂ©es par Voltaire Ă  Damilaville reste d’ailleurs encore difficile Ă  dĂ©terminer.

Notons tout de suite que le nombre prĂ©cis de lettres indiquĂ© par la suite pour les diffĂ©rentes sources peut ĂȘtre trompeur : ces chiffres ne sont pas toujours stric-tement comparables entre eux, des lettres ayant Ă©tĂ© amalgamĂ©es dans certaines sources, ou au contraire scindĂ©es en deux dans d’autres, ou encore reproduites deux fois. En outre, l’identitĂ© du destinataire a pu Ă©voluer, certaines lettres adres-sĂ©es Ă  Thieriot dans l’édition de Kehl Ă©tant considĂ©rĂ©es par Th. Besterman comme destinĂ©es Ă  Damilaville ou conjointement aux deux amis, sans que cette distinction soit toujours trĂšs nette.

1. Nous incluons les cinq lettres adressées à Damilaville par WagniÚre, qui écrit de toute évidence au nom de Voltaire (D13767, D14337, D14852, D14865, D14966).

84 stéphanie géhanne gavoty et ulla kölving

Damilaville – auxiliaire et Ă©chotier de Voltaire

Étienne-NoĂ«l Damilaville naĂźt Ă  Paris en 1723 dans un milieu relativement mo-deste2. Son pĂšre fut successivement officier passeur d’eau, maĂźtre rĂŽtisseur, mar-chand fripier, et de ces corporations il Ă©tait passĂ© dans les Gardes de la porte du roi, faisant ainsi partie des commensaux de troisiĂšme catĂ©gorie de la Maison du roi, des roturiers ayant le droit de se qualifier du titre honorifique d’écuyer3. On ignore tout de sa scolaritĂ©, mais orphelin Ă  15 ans, il Ă©tait sous la tutelle de sa grand-mĂšre maternelle avant d’entrer dans les Gardes du roi, prenant part Ă  la guerre de Suc-cession d’Autriche. En 1748, il Ă©pousa Marianne La CavĂ©e, une veuve de 40 ans – il en avait lui-mĂȘme 25 – avec laquelle il entra en sociĂ©tĂ© avec un autre couple pour exercer le commerce de marchand de vin traiteur, entreprise qui aurait abouti Ă  un Ă©chec. Le couple habite alors rue des NonaindiĂšres, paroisse de Saint-Paul, et plus tard quai de Bourbon, dans l’üle Saint-Louis, toujours en bon voisinage avec Nicolas-Denis Pinon Duclos et son Ă©pouse Jeanne-Madeleine Le Glaive. Jusqu’en aoĂ»t 1756, Damilaville fut le secrĂ©taire de Dominique-Jacques Barberie, marquis de Courteilles, conseiller d’État et intendant des finances (1696-1767)4, tandis que son ami Duclos occupait le mĂȘme poste auprĂšs de l’intendant gĂ©nĂ©ral des Postes et relais de France, Philibert-François Thiroux de Gerseuil (1691-1755). GrĂące Ă  l’appui de Courteilles, Damilaville put entrer comme premier commis au Bureau gĂ©nĂ©ral du VingtiĂšme lors de la crĂ©ation du second vingtiĂšme en 1756 au dĂ©but de la guerre de Sept Ans, poste qu’il occupera jusqu’à sa mort, malgrĂ© ses tentatives, appuyĂ©es par ses amis, notamment Voltaire, d’accĂ©der au poste de directeur du VingtiĂšme.

La vie privĂ©e de Damilaville fut, semble-t-il, passablement compliquĂ©e. Une sĂ©paration d’avec sa femme, Ă  laquelle le contrat de mariage stipulait qu’il devait verser « un douaire prĂ©fix de huit cents livres de rentes », Ă©tait intervenue vers 1756. Entre-temps Mme Duclos Ă©tait devenue sa maĂźtresse. Au dĂ©part de cette der-niĂšre en 1765 pour ChĂąlons-sur-Marne, elle fut remplacĂ©e par Jeanne-Catherine Quinault-Dufresne, Mme de Maux, une amie de Mme d’Épinay. Mme Duclos lui restait cependant trĂšs attachĂ©e5. Quand Damilaville meurt en 1768, il est banque-routier : ses hĂ©ritiers se voient obligĂ©s de renoncer Ă  l’hĂ©ritage. Parmi ses crĂ©anciers figurait l’imprimeur libraire Joseph Merlin, dont on connaĂźt le rĂŽle dans l’impres-sion et la distribution de certains opuscules de Voltaire. Damilaville semble avoir vĂ©cu nettement au-dessus de ses moyens – sans doute n’a-t-il pas voulu l’avouer Ă 

2. Dans ce qui suit, nous nous appuyons sur les donnĂ©es nouvellement Ă©tablies (sur la base de recherches d’archives) par Emmanuel Boussuge et Françoise Launay, dans leur rĂ©cent article, « L’ami D’Amilaville », RDE 49, 2014, p. 179-195. Par souci d’homogĂ©nĂ©itĂ©, cette derniĂšre graphie du patro-nyme n’a pas Ă©tĂ© retenue.

3. Voir Bosquet, Dictionnaire raisonné des domaines et droits domaniaux, Rouen, J.-J. Le Boullenger, 1762, t. I, p. 426 et suiv., art. « Commensaux ».

4. Ce dernier constituera par la suite un relais dans la correspondance entre Voltaire et Damilaville.5. Voir sa lettre à Voltaire en date du 26 janvier 1769 (D15449), qui témoigne, au moins par sa clau-

sule, de sa grande intimité avec Damilaville.

alain sager

Voltaire et l’abbĂ© de Tilladet : la vĂ©ritĂ© au miroir d’un pseudonyme

Pour Andrew Brown, qui nous a inspirĂ© l’idĂ©e initiale de cet article

Quoi de commun entre le Dialogue du douteur et de l’adorateur et Le Philosophe ignorant publiĂ©s en 1766, l’article « Évangile » du Dictionnaire philosophique et la quatriĂšme Diatribe de La DĂ©fense de mon oncle, datant de 1767, Tout en Dieu (1769) et Il faut prendre un parti, ou le principe d’action (1775) ? Voltaire a attribuĂ© la paternitĂ© de tous ces ouvrages Ă  un certain abbĂ© de Tilladet. Quelles sont les raisons qui ont pu l’amener Ă  emprunter le patronyme de cet inoffensif ecclĂ©siastique ? Et au-delĂ , peut-on identifier des interrogations ou des thĂšses communes Ă  l’ensemble de ces Ă©crits ?

DĂšs l’origine, une identitĂ© incertaine et menacĂ©e

Mais d’abord, qui est cet abbĂ© de Tilladet ? On trouve un Ă©loge posthume de notre homme dans le troisiĂšme tome (1723) de l’Histoire de l’AcadĂ©mie royale des ins-criptions et belles-lettres, par Claude Gros de Boze. L’abbĂ© a appartenu Ă  cette insti-tution, dont les travaux ont retenu en gĂ©nĂ©ral la plus grande attention de Voltaire1. Celui-ci commande mĂȘme expressĂ©ment, dans une lettre Ă  Jacques Lacombe du 17 juillet 17672, l’ouvrage de Gros de Boze, au titre des « Ă©loges prononcĂ©s dans les diffĂ©rentes acadĂ©mies ». Il est donc raisonnable de penser que l’éloge consacrĂ© Ă 

1. Claude Gros de Boze, « Éloge de M. l’abbĂ© de Tilladet », dans l’Histoire de l’AcadĂ©mie royale des inscriptions et belles-lettres, Paris, Imprimerie nationale, 1723, t. III, p. xliv-xlvii ; repris dans l’Histoire de l’AcadĂ©mie royale des inscriptions et belles-lettres, Paris, Hyppolite-Louis GuĂ©rin, 1740, t. II, p. 55-64 (dĂ©sor-mais : « Éloge »), Ă©dition procurĂ©e par Gros de Boze et Claude-Pierre Goujet. En quelques occasions, nous avons complĂ©tĂ© les Ă©lĂ©ments biographiques contenus dans cet « Ă©loge », Ă  l’aide de la notice parue sur l’abbĂ©, dans le Nouveau dictionnaire historique et critique, pour servir de supplĂ©ment ou de continuation au Dictionnaire historique et critique de M. P. Bayle, par Jacques-Georges de ChauffepiĂ©, Amsterdam, etc., 1750-1756, t. IV, p. 431. « Que de platitudes, que d’inutilitĂ©s dans la prĂ©tendue continuation de Bayle par un nommĂ© ChaufepiĂ© », Ă©crit nĂ©anmoins Voltaire dans une lettre Ă  Gabriel Cramer du 31 mars 1770 (D16267).

2. D14283. Voltaire possĂ©dait l’édition de La Haye, Veuve d’Abr. Troyel, 1718-1773, en quinze vo-lumes (BV, no 1548).

122 alain sager

l’abbĂ© de Tilladet par l’Histoire de l’AcadĂ©mie royale des inscriptions en 1723 n’a pas Ă©chappĂ© Ă  Voltaire.

Fils de François de La Marque et d’AngĂ©lique RiviĂšre, Jean-Marie de La Marque de Tilladet est nĂ© en Armagnac, au chĂąteau de Tilladet, vers 1650 ou 1651. Il partage avec Voltaire certaines incertitudes relatives Ă  sa naissance (mĂȘme si elles ne sont pas du mĂȘme ordre). Les registres de la paroisse qui avaient enregistrĂ© son acte de naissance ont Ă©tĂ© brĂ»lĂ©s lors des troubles qui agitent la Guyenne au XVIIe siĂšcle, et notre futur ecclĂ©siastique fut trĂšs tĂŽt orphelin de pĂšre et de mĂšre.

Cette obscuritĂ© portant sur ses origines lui vaudra quelques difficultĂ©s, notam-ment au moment d’accĂ©der Ă  la prĂȘtrise. Incapable de produire un extrait de bap-tĂȘme, Jean-Marie de La Marque de Tilladet doit se soumettre Ă  des enquĂȘtes juri-diques, pour savoir, Ă  dĂ©faut de son Ăąge exact, s’il a atteint celui qui est prescrit pour le sacerdoce3. Un certain flou entoure donc la personnalitĂ© du futur abbĂ©, et les contours un peu incertains de son identitĂ© semblent Ă  l’avance prĂȘter le flanc Ă  des dĂ©tournements ou des usurpations potentiels4.

Il fait ses humanitĂ©s, puis suit un cours de philosophie Ă  Auch. De lĂ  il passe Ă  l’AcadĂ©mie de Toulouse, mais c’est le mĂ©tier des armes qu’il commence par choi-sir. Au retour de ses campagnes militaires, dont une Ă  la tĂȘte d’une compagnie de cavalerie, il se trouve accablĂ© de divisions, de dettes et de procĂšs dans ses affaires domestiques, ce qui finit par le dĂ©goĂ»ter du monde. Il vend alors sa terre de Til-ladet, et se rend Ă  Paris pour entrer chez les PĂšres de l’Oratoire, et y prendre les ordres. C’est l’occasion pour lui de se remettre aux Ă©tudes, et de devenir enseignant de philosophie et de thĂ©ologie. LĂ  encore, la personnalitĂ© de l’abbĂ© de Tilladet rĂ©vĂšle une faille, puisqu’au « mondain » déçu succĂšde le dĂ©vot discret et retirĂ©. Le schĂ©ma est classique, mais dans le cas de notre homme, il ajoute aux incertitudes qui minent subrepticement son identitĂ©.

Quand sa santĂ© s’altĂšre, l’abbĂ© de Tilladet se retire au SĂ©minaire des Bons- Enfants. Dans l’art de la prĂ©dication, dit le rĂ©dacteur de son Ă©loge posthume, il dĂ©ploie un zĂšle comparable Ă  son talent de « dĂ©biter les rĂ©flexions les plus sublimes sur les matiĂšres qui sont le moins soumises Ă  nos sens5 ». L’abbĂ© de Tilladet est suc-cessivement appelĂ© comme « associĂ© », puis, en 1705, comme « pensionnaire » de l’AcadĂ©mie royale des inscriptions et belles-lettres, qui se dĂ©nommait alors AcadĂ©-mie royale des inscriptions et mĂ©dailles. Il perçoit Ă©galement une pension au titre d’« examinateur de livres », en clair de censeur.

Mais cette activitĂ© multiforme finit par avoir dĂ©finitivement raison de sa santĂ©. « Il en est peut-ĂȘtre de la plupart des sciences abstraites auxquelles on se livre avec tant de plaisir », dit Gros de Boze, « comme de ces animaux si familiers, si doux en apparence, qui se prĂ©sentent aux caresses du premier venu, mais avec qui, quelque

3. « Éloge », p. 58. 4. « C’est probablement le caractĂšre effacĂ© du personnage qui fit trouver commode Ă  Voltaire de

prendre le pseudonyme de l’abbĂ© de Tilladet », Ă©crit JosĂ©-Michel Moureaux dans l’annotation qui ac-compagne l’article « Évangile » du Dictionnaire philosophique (OC, t. XXVI, p. 86, note 23).

5. « Éloge », p. 59.

vincent lesage

Entre art et religion : l’imagination chez Voltaire, de l’EncyclopĂ©die aux Questions sur l’EncyclopĂ©die

La postĂ©ritĂ© a souvent opposĂ© deux facettes de la personnalitĂ© de Voltaire. D’abord celle, encensĂ©e, du combattant de la tolĂ©rance : c’est le Voltaire qui « Ă©crase l’infĂąme », l’intellectuel engagĂ© qui dĂ©fend les Calas. Ensuite, celle de l’auteur du Mondain, objet d’une certaine mĂ©fiance : c’est le Voltaire jouisseur, qui aime le luxe et le raffinement lorsqu’ils rendent la vie douce ; c’est le mĂȘme Voltaire qui dĂ©fend les arts et en particulier le thĂ©Ăątre. Il est possible de rapprocher ces deux facettes de la personnalitĂ© de Voltaire. Dans bien des textes, ne semble-t-il pas suggĂ©rer que seul l’art de vivre puisse Ă©carter l’homme de certains livres qui recommandent « d’égorger tout, de massacrer tout, hommes, femmes, vieillards, enfants, animaux, pour la plus grande gloire de Dieu1 » ? Dans l’article « Imagination » des Questions sur l’EncyclopĂ©die, Voltaire estime en effet que le mĂȘme instinct conduit les hommes Ă  « s’émouvoir tantĂŽt aux sermons, tantĂŽt aux spectacles, tantĂŽt Ă  la GrĂšve, tantĂŽt au sabbat2 ». Les beaux-arts ne pourraient-ils pas concurrencer l’attrait des textes sacrĂ©s ? Alors qu’il doit lui-mĂȘme affronter la censure, Voltaire suggĂšre dans sa Vie de MoliĂšre que la mĂ©fiance des hommes d’Église face au Tartuffe pourrait ĂȘtre liĂ©e Ă  une vulgaire question de « part de marchĂ© » :

Aujourd’hui bien des gens regardent comme une leçon de morale cette mĂȘme piĂšce, qu’on trouvait autrefois si scandaleuse. On peut hardiment avancer que les discours de ClĂ©ante, dans lesquels la vertu vraie et Ă©clairĂ©e est opposĂ©e Ă  la dĂ©votion imbĂ©cile d’Orgon, sont, Ă  quelques expressions prĂšs, le plus fort et le plus Ă©lĂ©gant sermon que nous ayons en notre langue ; et c’est peut-ĂȘtre ce qui rĂ©volta davantage ceux qui parlaient moins bien dans la chaire que MoliĂšre au thĂ©Ăątre3.

Le thĂ©Ăątre guide l’homme vers la vertu et dĂ©veloppe une sociabilitĂ© semblable Ă  celle que favorise la communautĂ© religieuse. Cependant, cette sociabilitĂ© rendue possible par l’art dramatique n’est pas fondĂ©e sur un dogme commun mais sur une Ă©motion commune. C’est pourquoi Voltaire Ă©crit au marquis Albergati Capacelli

1. Art. « Lois », Questions sur l’EncyclopĂ©die, OC, t. XLIIB, p. 120-121.2. Art. « Imagination », Questions sur l’EncyclopĂ©die, OC, t. XLII A, p. 373.3. La Vie de MoliĂšre, OC, t. IX, p. 447.

138 vincent lesage

que le spectacle est « la plus belle Ă©ducation qu’on puisse donner Ă  la jeunesse, le plus noble dĂ©lassement du travail, la meilleure instruction pour tous les ordres des citoyens : c’est presque la seule maniĂšre d’assembler les hommes pour les rendre sociables4 ». Plus les annĂ©es passent, plus Voltaire s’attache Ă  la dimension dĂ©sin-tĂ©ressĂ©e de l’émotion esthĂ©tique. La beautĂ© suscite un ravissement que les hommes partagent en un Ă©branlement commun de leur humanitĂ©. Dans l’article « Amour de Dieu » des Questions sur l’EncyclopĂ©die, Voltaire va jusqu’à affirmer que seul l’art peut donner une idĂ©e juste de l’amour dĂ©sintĂ©ressĂ© dĂ» Ă  Dieu :

[
] il paraĂźt clair qu’on peut aimer un objet sans aucun retour sur soi-mĂȘme, sans aucun mĂ©lange d’amour-propre, intĂ©ressĂ©. Nous ne pouvons comparer les choses divines aux terrestres, l’amour de Dieu Ă  un autre amour. Il manque prĂ©cisĂ©ment un infini d’échelons pour nous Ă©lever de nos inclinations hu-maines Ă  cet amour sublime. Cependant, puisqu’il n’y a pour nous d’autre point d’appui que la terre, tirons nos comparaisons de la terre. Nous voyons un chef-d’Ɠuvre de l’art en peinture, en sculpture, en architecture, en poĂ©sie, en Ă©loquence, nous entendons une musique qui enchante nos oreilles et notre Ăąme, nous l’admirons, nous l’aimons sans qu’il nous en revienne le plus lĂ©ger avantage, c’est un sentiment pur ; nous allons mĂȘme jusqu’à sentir quelquefois de la vĂ©nĂ©ration, de l’amitiĂ© pour l’auteur ; et s’il Ă©tait lĂ  nous l’embrasserions. C’est Ă  peu prĂšs la seule maniĂšre dont nous puissions expliquer notre pro-fonde admiration et les Ă©lans de notre cƓur envers l’éternel architecte du monde. Nous voyons l’ouvrage avec un Ă©tonnement de respect, et d’anĂ©antis-sement ; et notre cƓur s’élĂšve autant qu’il le peut vers l’ouvrier5.

L’imagination permet Ă  Voltaire de lier la critique de la religion qui impose des dogmes archaĂŻques Ă  l’apologie de l’art qui sensibilise l’homme Ă  la beautĂ© du monde.

En novembre 1756, au moment oĂč il rejoint l’entreprise encyclopĂ©dique, Vol-taire manifeste auprĂšs de D’Alembert son intĂ©rĂȘt pour l’imagination : « Vous ou M. Diderot, vous ferez sans doute IdĂ©e et Imagination ; si vous n’y travaillez pas, et que la place soit vacante, je suis Ă  vos ordres6 ». Si le premier article Ă©chut au Gene-vois Charles-Benjamin de LubiĂšres7, Voltaire a bien donnĂ© l’article « Imagination » Ă  l’EncyclopĂ©die ; quant Ă  l’article « IdĂ©e », il en composera un pour son Dictionnaire philosophique. Comme on pouvait s’y attendre, Voltaire se place sous le patronage du sensualisme de Locke, affirmant que l’imagination compare les perceptions pour former les idĂ©es : « Qu’est-ce qu’une idĂ©e ? C’est une image qui se peint dans mon cerveau. Toutes vos pensĂ©es sont donc des images ? AssurĂ©ment ; car les idĂ©es

4. 23 dĂ©cembre 1760, D9492.5. Art. « Amour de Dieu », Questions sur l’EncyclopĂ©die, OC, t. XL, p. 460-461.6. 29 novembre [1756], D7067.7. C’est du moins l’hypothĂšse fort vraisemblable dĂ©fendue par Jean-Daniel Candaux dans « Un

auteur (et mĂȘme deux) pour IdĂ©e, Induction, ProbabilitĂ© : Monsieur de LubiĂšres encyclopĂ©diste », Re-cherches sur Diderot et sur l’EncyclopĂ©die 15, 1993, p. 71-96.

jean golDzink

L’Histoire de Jenni : quel bilan ?

Le no 14 des Cahiers Voltaire (2015) a publiĂ©, Ă  l’initiative de Colas Duflo et de ses amis de Nanterre, un riche dossier de sept articles sur le dernier rĂ©cit fic-tionnel de Voltaire, Histoire de Jenni (1775). Mon propos n’est pas d’ajouter une autre contribution, je voudrais esquisser un bilan. On me dira qu’il n’est guĂšre recommandĂ© de se faire juge quand on est aussi partie. Mais je n’ai pas l’intention de distribuer bons et mauvais points, et surtout, il me semble depuis longtemps qu’il serait temps, en critique littĂ©raire, de s’essayer Ă  un exercice spirituel trop peu pratiquĂ© (c’est un euphĂ©misme dictĂ© par la politesse) : l’état public des comptes. Il ne suffit pas d’aligner les colloques, il faudrait aussi Ă©valuer leurs rĂ©sultats. Si cette prĂ©occupation grandissait, elle entraĂźnerait aussitĂŽt la nĂ©cessitĂ© de transformer l’organisation mĂȘme desdits colloques : Ă  l’heure de l’informatique, est-il encore indispensable de rassembler des participants pour Ă©couter des communications qu’on pourrait lire Ă  l’avance ? Ne devrait-on pas consacrer l’essentiel du temps Ă  les discuter ensemble en bonne et due forme ? À cet Ă©gard, il faut saluer la journĂ©e nanterroise sur Jenni, qui va dans le bon sens : les participants ont pu, avant l’envoi pour publication, disposer des autres contributions1. Bien entendu, j’ignore dans quelle mesure cela a pu influer sur l’état dĂ©finitif des textes, n’ayant pas participĂ© Ă  la journĂ©e, ni lu les avant-derniĂšres versions. Il serait intĂ©ressant de disposer des diffĂ©rents Ă©tats : celui de la journĂ©e, celui du premier envoi pour les Cahiers, l’ultime version. Faut-il lancer un appel Ă  confessions publiques ?

Comment procéder ? Je propose de comparer, donc de décrire les réponses de ces sept contributions à quelques questions qui traversent ces diverses approches du récit voltairien2.

1. Je me suis abstenu de les consulter, faute d’avoir pu participer Ă  cette journĂ©e, et aussi pour pro-poser, Ă  partir de cette circonstance, une approche si solipsiste qu’elle a mĂȘme prĂ©fĂ©rĂ© ignorer l’édition critique de R. DĂ©moris ! Il s’agit d’une lecture volontairement dĂ©sinformĂ©e, en vue d’un possible usage Ă©pistĂ©mologique : que manque-t-on d’important en lisant Jenni sans discours d’escorte savants ?

2. J’accole Ă  chaque auteur, par Ă©conomie, un numĂ©ro de dossard, selon l’ordre d’entrĂ©e en scĂšne : Duflo (1) ; Stenger (2) ; Sandrier (3) ; Vanoflen (4) ; Fourgnaud (5) ; Pujol (6) ; Goldzink (7).

154 jean golDzink

1. Sens et formes textuelles

Jenni a d’emblĂ©e et constamment déçu ; il importe donc de repĂ©rer les Â« choix d’écriture voltairiens [
], dans leur logique, Ă  la fois littĂ©raire et philosophique » (1, p. 10). Ce point de dĂ©part est aussi celui de 3, 4, 5, 6, 7 (mĂȘme si no 7 fait mine d’esquiver les jugements de valeur).

Quelles hypothĂšses en dĂ©coulent sur l’approche formelle ? No 1 Ă©voque une phi-losophie faible, une argumentation circulaire et une narration dĂ©cevante pour expliquer le manque d’attrait avĂ©rĂ© du texte, mais souligne que la dĂ©ception des lecteurs tient sans doute Ă  leur attente programmĂ©e par les grands contes. Or Voltaire passe ici d’une posture sceptique Ă  une narration militante, qui implique de supplĂ©er aux impasses spĂ©culatives par l’expĂ©rience fictive des personnages. Il s’agit de « philo-sopher par fiction », c’est-Ă -dire dans une alliance de l’argumentation et du rĂ©cit as-sez problĂ©matique pour mettre Ă  l’épreuve le genre mĂȘme du conte philosophique (1, p. 21).

Pour no 3, la rĂ©union de bribes narratives et d’abondants dialogues renvoie moins au conte philosophique qu’à l’indistinction gĂ©nĂ©rique, au dĂ©cousu mĂ©langĂ© et dĂ©sinvolte des textes voltairiens d’aprĂšs 1770, avant tout polĂ©miques ; et rĂ©ci-proquement, il y a une impuretĂ© acceptĂ©e de l’argumentation conceptuelle. Jenni « vĂ©hicule une forme de mĂ©diocritĂ© assumĂ©e », tant littĂ©raire que philosophique. C’est pourquoi no 3 va comparer Jenni avec un autre roman « mĂ©diocre » et « mal ficelĂ© », la Confidence philosophique du pasteur Vernes (3, p. 43-45).

« Questions de forme : narration adressĂ©e et recherche de communautĂ© ? », de-mande le titre de no 4. Jenni paraĂźt reposer sur la « construction d’une figure de lecteur idĂ©al », Ă  mĂȘme de doubler les dialogues rapportĂ©s par un dialogue « avec le lecteur virtuel », procĂ©dĂ© inĂ©dit dans les contes voltairiens, peut-ĂȘtre importĂ© de la Confidence philosophique (1771). Cette forme d’adresse Ă  un lecteur, qui ouvre et ponctue Jenni, prĂ©dispose le lecteur virtuel Ă  entrer en sympathie avec le sage thĂ©iste, en vue de rejouer la fondation fictive d’une communautĂ© rĂ©conciliĂ©e (Ă  la fois intra-philosophique et universelle), avec des accents typiques du roman senti-mental. Le choix de la forme Ă©pistolaire est donc « stratĂ©gique »3 (p. 55-63).

No 5 constate que Freind parle pour Voltaire et en tant que personnage dĂ©calĂ© de son auteur. « Mais c’est surtout la composition emboĂźtĂ©e du conte qui crĂ©e un dĂ©calage entre la narration et les discours : alors que les paroles prĂŽnent le thĂ©isme, les corps des personnages sont mus par leurs dĂ©sirs », leurs rĂ©actions dictĂ©es par l’environnement ; la thĂšse dĂ©iste passe davantage par l’expĂ©rience intersubjective que par le discours : voilĂ  le paradoxe Ă  creuser (p. 67-68). L’emboĂźtement narratif,

3. Cette approche suscite deux questions. 1. Tout lecteur de Jenni, empirique ou idĂ©al, est tenu de mettre Ă  distance ironique les admirations et rĂ©pulsions vertueuses du narrateur. Il faut donc s’interro-ger sur cette maniĂšre, Ă  premiĂšre vue paradoxale, de construire l’assentiment gĂ©nĂ©ral. 2. Va-t-il de soi que Jenni appartienne au genre du rĂ©cit Ă©pistolaire, ou Ă  ce genre seul ? Comme beaucoup des interve-nants l’ont soulignĂ©, il mĂȘle divers genres et tons.

alain sager

L’Histoire de Jenni : un conte prĂ©-kantien, stimulant et rĂ©ussi

RatĂ© et dĂ©cevant. Tels sont les prĂ©supposĂ©s de dĂ©part auxquels s’est rĂ©fĂ©rĂ©e la journĂ©e d’études consacrĂ©e Ă  l’Histoire de Jenni, dont les prĂ©cĂ©dents Cahiers Voltaire ont livrĂ© les contributions. Certes ces prĂ©misses – hĂ©ritĂ©es d’une tradition antĂ©-rieure d’analyse – ont Ă©tĂ© reconsidĂ©rĂ©es, rĂ©Ă©valuĂ©es ou partiellement remises en cause lors de la journĂ©e. Mais les qualificatifs employĂ©s peuvent demeurer trĂšs surprenants. Aux yeux d’un philosophe, ce conte voltairien paraĂźt au contraire particuliĂšrement stimulant et rĂ©ussi. Pour de bonnes ou de mauvaises raisons ? Qu’on en juge.

Notre propos concernera prioritairement la « dispute » entre Freind et Birton autour de la question de l’athĂ©isme. Timidement, certains contributeurs de la jour-nĂ©e d’études ont consenti Ă  cet Ă©gard une rĂ©fĂ©rence Ă  Kant, gĂ©nĂ©ralement en note de bas de page. Ne pourrait-on hisser une telle rĂ©fĂ©rence Ă  la dignitĂ© d’un « haut de page » ? Et peut-ĂȘtre aller au-delĂ  de la sempiternelle citation englobant majes-tueusement la loi morale et le ciel Ă©toilĂ©. À tort ou Ă  raison, l’Histoire de Jenni peut apparaĂźtre comme un jalon essentiel sur le chemin qui mĂšne au criticisme kantien. ConsidĂ©rons successivement sous cet angle la quatriĂšme antinomie de la raison pure, l’impossibilitĂ© de prouver l’existence de Dieu, le « saut » dans la croyance, et enfin la divinitĂ© comme garantie d’une morale universelle.

Analysant la « dispute » entre Freind et Birton, RenĂ© DĂ©moris la prĂ©sente ainsi : « il n’y a pas de vaincu, les deux discours restent parallĂšles, sans que l’un entame la valeur en vĂ©ritĂ© de l’autre1 ». On ne peut imaginer dĂ©finition plus parfaite des deux derniĂšres « antinomies de la raison pure » kantienne. ConsidĂ©rons la quatriĂšme qui oppose (comme les autres) une « thĂšse » et une « antithĂšse ». La thĂšse soutient qu’« au monde appartient quelque chose qui, soit comme sa partie, soit comme sa cause, est un ĂȘtre absolument nĂ©cessaire ». L’antithĂšse soutient qu’il Â« n’existe nulle part aucun ĂȘtre absolument nĂ©cessaire, ni dans le monde, ni hors du monde, comme sa cause2 ».

Dans ce cas, Kant soutient que thĂšse et antithĂšse « peuvent ĂȘtre vraies toutes

1. RenĂ© DĂ©moris, introduction Ă  l’Histoire de Jenni, OC, t. LXXVI, p. 8. 2. Kant, Critique de la raison pure, « Dialectique transcendantale », ƒuvres philosophiques (dĂ©sormais :

OP), t. I, Gallimard, BibliothÚque de la Pléiade, 1980, p. 1108-1109.

160 alain sager

deux3 ». La thĂšse est vraie concernant l’usage transcendantal de la raison, qui pose l’existence d’une « condition nĂ©cessaire » purement intelligible. L’antithĂšse est vraie concernant l’usage empirique de la raison, qui s’attache Ă  l’étude des phĂ©no-mĂšnes et Ă  leurs lois. RĂ©trospectivement, nous comprenons pourquoi les discours de Freind (le sage) et celui de Birton (l’athĂ©e) restent « parallĂšles », et pourquoi leur valeur de vĂ©ritĂ© respective demeure inentamĂ©e. Les deux discours ne peuvent se rencontrer, parce qu’ils ne se situent pas sur le mĂȘme plan. Mais chacun de ces plans comporte une valeur de vĂ©ritĂ© qu’il est impossible Ă  l’autre de contester. Bien entendu, Voltaire lui-mĂȘme ne nous livre pas une telle explication, mais l’éclairage kantien permet de donner sa pleine signification Ă  un dispositif polĂ©mique qui pourrait sembler schĂ©matique ou maladroit.

De mĂȘme, on retrouvera dans la quatriĂšme antinomie kantienne des Ă©lĂ©ments qui figurent au centre de la « dispute » entre Freind et Birton. La « thĂšse » (il y a un ĂȘtre absolument nĂ©cessaire) comporte un intĂ©rĂȘt pratique (c’est-Ă -dire moral, au sens kantien), comme posant autant « de pierres fondamentales de la morale et de la religion ». Au contraire, avec l’ Â« antithĂšse » (pas de cause premiĂšre), « les idĂ©es morales mĂȘmes et les principes perdent toute valeur et s’évanouissent avec les idĂ©es transcendantales qui forment leurs appuis thĂ©oriques4 ».

Mais, de mĂȘme qu’on trouve des propositions voltairiennes sous les propos de l’athĂ©e Birton, Kant partage certaines prĂ©occupations de l’« antithĂšse ». Celle-ci serait mĂȘme prĂ©fĂ©rable si son dĂ©fenseur se contentait de « rabattre l’indiscrĂšte curiositĂ© et la prĂ©somption de la raison » en rompant le fil qui la relie « Ă  des idĂ©es transcendantales qui ne font proprement rien connaĂźtre sinon qu’on ne sait rien5 ».

Ensemble, Birton et Freind ne s’emploient-ils pas, au dĂ©but du chapitre VIII de l’Histoire de Jenni, Ă  dĂ©gonfler pareillement les baudruches de la mĂ©taphysique traditionnelle ? Écoutons le premier : « je hais les sophismes : les disputes mĂ©taphy-siques ressemblent Ă  des ballons remplis de vent que les combattants se renvoient. Les vessies crĂšvent, l’air en sort ; il ne reste rien ». Freind ne le contredit pas : en se faisant « commentateur de Dieu », peut-ĂȘtre Clarke « a-t-il imitĂ© quelquefois les commentateurs d’HomĂšre, qui lui supposent des idĂ©es auxquelles HomĂšre ne pensa jamais6 ». Pour la raison humaine, la place de Dieu est un lieu vide, dont elle ne pourra jamais cerner ni les contours ni le contenu. « Vous me demandez oĂč Dieu est », rĂ©pond Freind Ă  Birton, « je n’en sais rien, et je ne dois pas le savoir7 » (au sens de : ma raison est constituĂ©e de telle sorte que je suis contraint de l’igno-rer).

Pourtant, une diffĂ©rence essentielle semble sĂ©parer Voltaire de Kant. Par la bouche de Freind, le premier prĂ©tend avoir « prouvĂ© » ou « dĂ©montrĂ© » l’existence

3. Kant, Critique de la raison pure, OP, t. I, p. 1167 et 1189. 4. Kant, Critique de la raison pure, OP, t. I, p. 1120-1121. 5. Kant, Critique de la raison pure, OP, t. I, p. 1123. 6. Voltaire, Histoire de Jenni, OC, t. LXXVI, p. 93. 7. Voltaire, Histoire de Jenni, OC, t. LXXVI, p. 99.

nicolas morel

ƒdipe de Voltaire, aprùs Voltaire : Flaubert à l’Ɠuvre

Les manuscrits que Flaubert consacre au thĂ©Ăątre de Voltaire sont depuis long-temps connus. Ils font partie de la collection de l’Institut et MusĂ©e Voltaire de GenĂšve depuis fĂ©vrier 1965 et l’achat par Theodore Besterman, en dĂ©pit des efforts de la SociĂ©tĂ© des Amis de Flaubert1, pour la modique somme de 7100 francs fran-çais de l’époque, des 426 pages in-folio du manuscrit vendu Ă  l’HĂŽtel Drouot. Cet ensemble est conservĂ© sous la cote MS 70, et consiste en un recueil incomplet des notes prises par Flaubert au moment de sa lecture du thĂ©Ăątre de Voltaire. C’est Besterman lui-mĂȘme qui en a assurĂ© l’édition en 19672. Toutefois, si l’on part du principe, peu discutable semble-t-il, que Flaubert a bien lu et commentĂ© tout le thĂ©Ăątre de Voltaire, l’analyse d’une dizaine de piĂšces de thĂ©Ăątre de Voltaire manque Ă  cette premiĂšre publication. Et non des moindres, puisqu’ƒdipe, La Mort de CĂ©sar, Alzire, ou SaĂŒl font notamment dĂ©faut.

La collection de l’Institut et MusĂ©e Voltaire a depuis Ă©tĂ© complĂ©tĂ©e. François Jacob a pu, en 2005 et pour la somme de 7500 euros3, faire l’acquisition auprĂšs du li-braire parisien BenoĂźt Forgeot de l’une des principales piĂšces manquantes : ƒdipe, Ă  laquelle Flaubert consacre 18 pages manuscrites grand in-4o (30,5 x 19,1 cm). Ce manuscrit autographe est classĂ© sous la cote MS 71. Le document est consti-tuĂ© d’un feuillet principal pliĂ© Ă  la moitiĂ© et dans lequel sont insĂ©rĂ©s sept feuillets recto-verso. Le papier et la plume sont vraisemblablement du mĂȘme type que ceux utilisĂ©s pour le MS 70 Ă©ditĂ© par Besterman, bien que les feuilles soient ici Ă  peine plus petites. La disposition, la prĂ©sentation et la structure en cahiers restent en revanche parfaitement identiques Ă  l’ensemble principal. Les deux piĂšces appar-tiennent trĂšs vraisemblablement Ă  un seul et mĂȘme corpus de notes que Flaubert a lui-mĂȘme intitulĂ© « ThĂ©Ăątre de Voltaire4 ». Soit que les diffĂ©rents cahiers qui com-posent le fonds complet aient Ă©tĂ© sĂ©parĂ©s au moment de la vente des archives, soit que Flaubert lui-mĂȘme en ait dĂ©posĂ© diffĂ©rentes parties en des endroits distincts,

1. Les Amis de Flaubert, Rouen, Association des amis de Flaubert, 1965, no 26, p. 44. 2. Gustave Flaubert, Le Théùtre de Voltaire, éd. Theodore Besterman, SVEC 50-51, 1967 (désormais :

B, suivi du numéro de la page).3. Les chiffres ne changent pas, contrairement aux devises
4. B, p. 10.

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voire qu’il les ait donnĂ©s Ă  lire Ă  l’un de ses amis, nous ne savons pas pourquoi ƒdipe manquait au recueil des autres piĂšces de Voltaire. Nous ne savons pas non plus, pour le moment, oĂč se trouvent les autres extraits manquants.

Preuve de l’intĂ©rĂȘt trĂšs relatif que suscitent les travaux de Flaubert sur le thĂ©Ăątre de Voltaire, tant auprĂšs des voltairistes que des flaubertistes d’ailleurs, dix ans ont Ă©tĂ© nĂ©cessaires, malgrĂ© la publication d’une notice explicite sur Volage, catalogue en ligne des manuscrits de l’Institut et MusĂ©e Voltaire, pour que la publication d’ƒdipe soit envisagĂ©e. Ce dĂ©sintĂ©rĂȘt rĂ©sulte sans doute de la nature trĂšs descrip-tive de ces manuscrits, dans lesquels Flaubert ne cherche nullement Ă  masquer son manque d’enthousiasme Ă  l’égard du thĂ©Ăątre de Voltaire. Reste que la mise Ă  jour de ce manuscrit sur ƒdipe n’est pas sans importance. C’est d’abord l’occasion, sinon de lire sous un jour nouveau le rapport que Flaubert entretient au thĂ©Ăątre de Voltaire, du moins de faire une synthĂšse des travaux qui lui ont Ă©tĂ© consacrĂ©s. Il s’agira alors de questionner, Ă  la lueur des commentaires inĂ©dits que nous prĂ©-sentons ci-aprĂšs, les diffĂ©rentes hypothĂšses qui ont Ă©tĂ© avancĂ©es pour expliquer l’intĂ©rĂȘt sans suite et le travail mĂ©canique de Flaubert. Quant au sujet, ce n’est sans doute pas un hasard si Voltaire a publiĂ© une premiĂšre piĂšce consacrĂ©e au mythe d’ƒdipe, mais qu’en est-il pour Flaubert ? S’il a lu tout le thĂ©Ăątre de Voltaire, a-t-il commencĂ© par ƒdipe ? Est-ce un choix dĂ©libĂ©rĂ©, imposĂ© ou inconscient ? Le motif d’ƒdipe permet alors d’envisager une digression, sans doute plus amusante que pertinente, autour du mythe lui-mĂȘme : il permet d’approcher un point de tension entre le dĂ©sir d’écrire, la nĂ©cessitĂ© d’une profession et le statut social imposĂ© par la famille. Enfin, ce manuscrit nous permet d’interroger, en filigrane, la rĂ©ception de Voltaire et de son thĂ©Ăątre dans les derniers temps de la Monarchie de Juillet.

C’est au milieu des annĂ©es 1840, au moment de son Ă©tablissement Ă  Croisset, aprĂšs une grave crise d’épilepsie qui l’a poussĂ© Ă  abandonner des Ă©tudes de droit (qui ne l’intĂ©ressaient de toute façon pas) et les premiers temps de sa relation avec Louise Colet, que Flaubert choisit de façon inexpliquĂ©e de s’astreindre Ă  la lecture et au commentaire du thĂ©Ăątre complet de Voltaire. Et encore, s’astreindre semble un terme un peu faible. Flaubert ne parle-t-il pas dans sa correspondance d’un travail « ennuyeux » ? Ne trouve-t-il pas dans le thĂ©Ăątre de Voltaire « des vers Ă©ton-namment bĂȘtes »5 ? Les commentaires qui tĂ©moignent d’une part importante de ce travail achĂšvent de noircir le tableau : « Quel froid 6 ! » ; « On est Ă©tonnĂ© de trouver quelque chose de tendre et doux au milieu de tant de sentiment criard7 » ; « Cela est pauvre, et ennuie parce que c’est toujours sur le mĂȘme ton [
]8 ». Le ton est donnĂ© : Flaubert ne se montre pas transportĂ© par l’art de la tragĂ©die voltairienne.

5. Gustave Flaubert Ă  Alfred Le Poittevin, [Croisset, juillet 1845], Correspondance, Gallimard, Biblio thĂšque de la PlĂ©iade, 1973, p. 247 : « J’analyse toujours le thĂ©Ăątre de Voltaire, c’est ennuyeux, mais ça pourra m’ĂȘtre utile plus tard. »

6. B, p. 20. À propos de l’acte I, scùne 5 de Mariamne.7. B, p. 68. À propos de l’acte III, scùne 3 de Zaïre.8. B, p. 155. À propos de l’acte I, scùne 2 de Mahomet.

DĂ©bats

Au recto. Si la plupart des portraits qui ont Ă©tĂ© reliĂ©s dans les deux volumes de La Pucelle acquis par l’Institut et MusĂ©e Vol-taire en 2015 repĂ©sentent Voltaire, celui-ci, anonyme, peut ne pas ĂȘtre de l’auteur du poĂšme. À dĂ©battre...

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DĂ©bat. Voltaire face Ă  sa propre mort (III)

Coordonné par Marc Hersant

Le tĂȘte-Ă -tĂȘte de Voltaire avec sa mort, motif inoubliable de sa correspondance, est cĂ©lĂšbre, et mĂ©rite un approfondissement dont ces « dĂ©bats » sont le cadre, autour de quelques questions simples, dont certaines seront abordĂ©es dans des numĂ©ros ultĂ©-rieurs des Cahiers Voltaire, et par exemple : comment Voltaire parle-t-il de sa propre mort ? Pourquoi en parle-t-il si souvent, au point que ce prĂ©tendu « dernier des Ă©cri-vains heureux » apparaisse comme un cas limite d’obsession de la mort et de ressas-sement sur le sujet ? Ses tragĂ©dies, ses contes et ses autres textes fictionnels nous per-mettent-ils d’observer une image mĂ©diatisĂ©e du rapport de Voltaire Ă  sa propre mort ? Les images terrifiantes qui le hantent de la mort d’autrui (des victimes du fanatisme Ă  cet « autrui » absolu que sont les animaux) ont-elles, dans leur violence mĂȘme, un lien avec son vertige de sa mort propre ? Le « mal », cette grande fixation nĂ©gative de Vol-taire, est-il la mort elle-mĂȘme ? Et, Ă  un niveau plus anecdotique, mais qui peut s’avĂ©rer prĂ©cieux de maniĂšre oblique, les contemporains de Voltaire ont-ils Ă©tĂ© frappĂ©s par sa hantise de la mort et offrent-ils des formes de tĂ©moignage sur ce sujet ? Les proposi-tions de contributions pour la continuation de ce dossier dans les futurs numĂ©ros des Cahiers Voltaire sont Ă  adresser Ă  Marc Hersant, [email protected].

Dans le dossier de ce numĂ©ro, Julien MĂ©tais montre que le rapport Ă  la mort de Voltaire est un Ă©lĂ©ment structurel de sa crĂ©ation, la mort Ă©tant l’auxiliaire majeur d’un Ă©crivain qui sait affronter les questions essentielles, ne jamais les perdre de vue. Domi-nique Triaire observe un Voltaire « jouant » en 1754, dans sa correspondance, avec la fausse nouvelle de sa propre mort. Jean Goldzink interroge les lettres du vieux Voltaire dans ses derniers mois, oĂč il ne parle presque que de sa mort, et y voit une magnifique affirmation de vie. Alain Sandrier se concentre lui aussi sur les ultimes Ă©crits de Vol-taire, observant une Ă©criture poĂ©tique de la mort Ă©mouvante et authentique, d’une grande dĂ©licatesse de touche. StĂ©phanie GĂ©hanne Gavoty propose la lecture attentive d’une lettre insĂ©rĂ©e par Voltaire dans l’annexe Ă©pistolaire de son Commentaire historique, adressĂ©e « Ă  un inconnu, sur la mort » et y voit une fascinante illustration de ce « Mou-rir libre » dont nous parlait AndrĂ© Magnan dans la prĂ©cĂ©dente livraison de ce dossier.

✒ Julien MĂ©tais, Voltaire et la pensĂ©e de la mort

Toute la vie de Voltaire a Ă©tĂ© gouvernĂ©e par la pensĂ©e obsĂ©dante de la mort. Son Ɠuvre elle-mĂȘme peut ĂȘtre interprĂ©tĂ©e Ă  bon droit comme une glose sur la violence suscitĂ©e par la rencontre inĂ©vitable de la mort. Aussi le but de cette contribution sera de montrer que la confrontation indirecte avec la mort a Ă©tĂ© le meilleur moyen pour Voltaire de ne pas reculer devant la mort et mĂȘme de se maintenir solidement campĂ© face au mystĂšre suprĂȘme que reprĂ©sente la fin d’une vie. C’est pour soupeser ce mystĂšre Ă  travers le cristal pur de la pensĂ©e que Voltaire a tant Ă©crit, et c’est aussi pour en conju-rer les puissants effets que lors des pĂ©riodes de maladie qui menaçaient de l’anĂ©antir,

208 DĂ©bats

il n’a cessĂ© de renaĂźtre Ă  la beautĂ© du monde avec une vigueur Ă©tonnante. Car l’homme obsĂ©dĂ© par la mort se tient dans une posture de dĂ©fi qui lui fait Ă  la fois craindre et espĂ©-rer le moment fatal qui rĂ©glera son sort. Il y a Ă  l’origine de la peur de la mort, dans le processus obsessionnel qui croit dĂ©celer sa prĂ©sence Ă  travers chaque perturbation de la machine, un dĂ©sir cachĂ© mais tenace de mimer sa mort pour en Ă©prouver par avance la force de terrassement. C’est ce que Voltaire a fait dĂšs sa jeunesse, ce dont atteste de façon magistrale sa correspondance oĂč il se met en scĂšne sur le point de rendre l’ñme ou mĂȘme dĂ©jĂ  mort. C’est donc un examen circonspect de la puissance de la mort sur la pensĂ©e qu’il faudra mener en se demandant dans quelle mesure l’écriture ne reprĂ©sente pas le dernier moyen d’expression face Ă  la violence de ce mal singulier qui prĂ©cipite les ĂȘtres au nĂ©ant avec une tranquillitĂ© dĂ©concertante.

Toute sa vie Voltaire a usĂ© de sa plume comme d’une arme redoutable, capable d’ac-complir de grands exploits parce qu’animĂ©e par le sentiment intense de la profonde injustice prĂ©sente dans le monde. Pourquoi ce tremblement de terre Ă  Lisbonne qui en quelques secondes fait des milliers de victimes, pourquoi ces hommes qui n’ont rien fait attendent-ils au fond de leur cachot qu’on leur inflige les pires sĂ©vices, pourquoi les animaux pleins d’innocence sont-ils ouverts en deux et laissĂ©s lĂ  au bord du chemin, leurs entrailles encore chaudes et fumantes ? C’est qu’il y a chez les hommes une pas-sion de la cruautĂ© qui sous prĂ©texte de se conformer Ă  l’ordre de la nature les conduit Ă  commettre des actes d’une violence inouĂŻe. Toutefois ce n’est pas la mort comme telle que Voltaire poursuit mais les circonstances particuliĂšres qui entourent sa manifesta-tion, lesquelles n’ont rien de naturel puisqu’elles rĂ©sultent le plus souvent de dĂ©cisions humaines arbitraires. L’ennemi Ă  abattre, ce n’est pas la mort, qui a sa place lĂ©gitime et nĂ©cessaire dans l’ordre naturel, mais le besoin invĂ©tĂ©rĂ© chez l’homme d’exercer sans raison son instinct de puissance. C’est donc au nom mĂȘme de la raison que Voltaire part en guerre contre ce qui introduit dans l’équilibre des forces Ă  l’Ɠuvre dans l’univers un principe de pesanteur mortifĂšre. Il veut en dĂ©coudre tout de suite avec le spectacle de cette violence sourde et aveugle qui frappe des innocents, il veut contrecarrer les effets de cette violence qui se reproduit dans tous les Ă©tats de la sociĂ©tĂ© et prend Ă  mesure des formes diffĂ©rentes. Car c’est bien l’ordre du monde qui en dĂ©finitive se trouve menacĂ©, de sorte que diffĂ©rer d’agir, c’est avoir sur la conscience la mort d’individus dont le seul crime est, en venant au monde, d’avoir satisfait aux lois de la nature. De lĂ  l’activitĂ© effrĂ©nĂ©e de notre philosophe qui, Ă  la premiĂšre occasion, prend sa plume et part en guerre contre le dĂ©sordre du monde.

Mais ce dĂ©sordre ne survient peut-ĂȘtre jamais de façon aussi intime que dans la trame ordinaire des jours, quand l’imagination frappĂ©e par une crainte d’abord diffuse, s’échauffe et redoute pour elle-mĂȘme les pires consĂ©quences. On sait que Voltaire a vĂ©cu chacune de ses maladies, indĂ©pendamment de leur degrĂ© de gravitĂ©, comme une occasion de voir surgir en personne la mort sur la scĂšne de l’esprit. RongĂ© par l’inquiĂ©-tude d’une fin imminente, se voyant mourir et annonçant Ă  ses destinataires que tout est fini, le voilĂ  confessant l’instant d’aprĂšs qu’il a oubliĂ© de se faire enterrer. Comme il l’écrit dans sa lettre du 1er juin 1731 Ă  Thieriot, si souvent citĂ©e : « Toujours un pied dans la tombe, / Et l’autre faisant des gambades1 ». Car la peur de la mort se nuance toujours chez Voltaire d’un trait de plaisanterie, d’un bon mot qui en consacre la rĂ©alitĂ© en mĂȘme temps qu’il permet de faire un pas de cĂŽtĂ© et de se dĂ©faire de son emprise. De façon paradoxale, on pourrait dire que la mort comme possibilitĂ© la plus intime et la

1. D414.

EnquĂȘtes

Au recto. L’épreuve d’une eaux-forte inachevĂ©e, signĂ©e « TouzĂ© aqua f. ». La version terminĂ©e, dessinĂ©e par Alexandre- Joseph Desenne (1785-1827), est reproduite ci-dessus.

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Cahiers Voltaire 12 (2013) Ă©preuve 2016-09-16 06:55 page 243

EnquĂȘte sur la rĂ©ception de Candide (XIV)CoordonnĂ©e par StĂ©phanie GĂ©hanne Gavoty

LancĂ©e en 2003 et poursuivie sans interruption d’annĂ©e en annĂ©e, l’enquĂȘte sur la rĂ©ception de Candide livre aujourd’hui son quatorziĂšme opus, que je signe seule, comme AndrĂ© Magnan l’a sou-haitĂ©. L’ambition de cette enquĂȘte, aprĂšs ce passage de tĂ©moin, est toujours la mĂȘme : documenter une mĂ©moire des lectures de Candide et illustrer l’influence et la vitalitĂ© du plus cĂ©lĂšbre conte de Voltaire, depuis son apparition en 1758 jusqu’à nos jours.Les notices qui suivent, rangĂ©es par ordre chronologique (de 1760 Ă  2016), confirment plusieurs des lignes de force dĂ©gagĂ©es, au fil des annĂ©es, Ă  travers cette enquĂȘte. Signalons d’abord ces lectures immĂ©diates, celles du Voltaire vivant, auquel les petits poĂštes lĂ©gers adressent leurs Ă©pĂźtres en vers et leurs lettres. Le marquis de Villette l’an passĂ©, Dorat, cette annĂ©e, montrent Ă  quel point celui qui est devenu le fabuleux conteur et le philosophe militant Ă©tait en son temps tout autant poĂšte, voire davantage. Il fut en tout cas le mentor de ces nombreux versificateurs qui le chantĂšrent et firent rĂ©sonner, ou ses vers qu’ils rebrodaient, ou la prose de son cĂ©lĂšbre conte. La matiĂšre textuelle de Candide s’est ainsi muĂ©e en matĂ©riau ponctuel de la piĂšce de vers, poĂ©sie de circonstance qui alimente le culte du grand Ă©crivain et participe Ă  l’invention de sa cĂ©lĂ©britĂ©.Du vivant de Voltaire, mais de l’autre cĂŽtĂ© du Rhin, tĂ©moignant indirectement et de l’Europe fran-çaise, et de la richesse des Ă©changes culturels franco-allemands, on retrouve Kant (voir CV 13, p. 216-219), qui perçut et sut reconnaĂźtre en Voltaire le philosophe, et en Candide l’incarnation d’une raison pratique propre Ă  lui inspirer la distance critique nĂ©cessaire. C’est peut-ĂȘtre ce qui manque Ă  l’abbĂ© Guyon, lorsqu’il se saisit du cas « Voltaire », en apologiste convaincu que cet « oracle des nouveaux philosophes » doit mobiliser les forces antiphilosophiques _ ClĂ©ment XIII l’en fĂ©licita. Rien n’échappait alors Ă  l’Ɠil panoptique de la thĂ©ologie, Ă  son droit de regard mĂȘme sur un roman _ car c’est ainsi qu’est toujours dĂ©signĂ© Candide sous la plume de l’abbĂ©. Les pages qu’il lui consacre prĂ©figurent peut-ĂȘtre celles d’un Bergier, d’un GuĂ©nĂ©e ou mĂȘme d’un Barruel, et annoncent, nous l’espĂ©rons, d’autres recensions sur la singuliĂšre lecture de Candide par les antiphilosophes, domaine encore minorĂ© dans cette enquĂȘte _ peut-ĂȘtre Ă  l’image du peu de cas que faisait Voltaire de Guyon et des autres apologistes : « N’en parlons plus », Ă©crira-t-il pour clore la vingt-quatriĂšme des HonnĂȘ-tetĂ©s littĂ©raires (1767), consacrĂ©e Ă  Ă©reinter l’auteur de l’Oracle (OC, t. LXLII B, p. 153-154).Les deux derniĂšres notices rĂ©percutent notre actualitĂ©. La premiĂšre atteste la survivance d’une expression fameuse, ces quelques arpents de neige que nos amis du QuĂ©bec et du Canada n’ont jamais pleinement pardonnĂ©s Ă  l’illustre penseur. Cette nouvelle occurrence, tĂ©moignage rare d’un processus de proverbialisation non figĂ© (l’expression est devenue locution, mais une locution dont la lettre souffre, comme d’une citation mal restituĂ©e), est un cas de parĂ©miologie intĂ©ressant. L’en-quĂȘte s’achĂšve sur une adaptation thĂ©Ăątrale remarquĂ©e de Candide, qui a valu au metteur en scĂšne de monter depuis un spectacle pour la ComĂ©die-Française et d’ĂȘtre invitĂ©e cet Ă©tĂ© au Festival d’Avi-gnon : la mise en scĂšne de MaĂ«lle PoĂ©sy corrobore, s’il le fallait encore, l’extraordinaire vitalitĂ© de ce texte, susceptible d’adaptations protĂ©iformes, et presque sublimĂ© par ces adaptations scĂ©niques oĂč se rĂ©vĂšle pleinement la thĂ©ĂątralitĂ© de l’Ɠuvre du conteur.Nous remercions vivement les contributeurs qui ont participĂ© Ă  l’enquĂȘte et faisons appel aux bonnes volontĂ©s pour nourrir les livraisons suivantes. Ceux qui rejoindront cette entreprise collec-

244 enquĂȘtes

tive sont invitĂ©s Ă  respecter le schĂ©ma de prĂ©sentation, qui n’exclut pas la briĂšvetĂ©. On en retrouvera le dĂ©tail sur le site de la SociĂ©tĂ© Voltaire, oĂč figure Ă©galement une liste des entrĂ©es dĂ©jĂ  traitĂ©es.Terminons en rappelant que l’on peut participer Ă  cette enquĂȘte sans rĂ©diger formellement des notices complĂštes, par exemple en signalant des rĂ©fĂ©rences rares ou peu connues, en proposant des esquisses qui pourront ĂȘtre complĂ©tĂ©es, en rĂ©agissant Ă  des notices dĂ©jĂ  publiĂ©es et en ouvrant notre horizon Ă  d’autres formes d’art et d’expression.Pour toute demande de prĂ©cision et toute contribution, s’adresser Ă  StĂ©phanie GĂ©hanne Gavoty ([email protected]).

1760 Claude-Marie Guyon, Suite de l’Oracle des nouveaux philosophes

1 « L’Optimisme de M. de V. rĂ©pondis-je, est peut-ĂȘtre le plus impie et le plus pernicieux ouvrage qui soit jamais sorti de sa plume. C’est le manichĂ©isme tout pur, et bientĂŽt vous en convien-

drez » (p. 25).

2 Ce jugement est extrait de la Suite de l’Oracle des nouveaux philosophes, pour servir de suite et d’éclaircissement aux Ɠuvres de M. de Voltaire, Berne, 1760, 504 p. Son auteur est l’abbĂ© Claude-

Marie Guyon (1699-1771), oratorien Ă  l’origine, historien, et collaborateur de l’abbĂ© Desfontaines. Guyon avait publiĂ© l’annĂ©e prĂ©cĂ©dente L’Oracle des nouveaux philosophes (Berne, 1759), ce faux pro-phĂšte dĂ©signant Voltaire comme l’incarnation et le modĂšle des adeptes d’une pensĂ©e impie et sub-versive. Comme L’Oracle de 1759, la Suite de 1760 se prĂ©sente sous forme de « conversations ». La dixiĂšme (p. 3-63), dont notre citation liminaire est tirĂ©e, s’intitule « Sur le Candide ou l’optimisme », et ce roman va en faire les frais. L’entretien se dĂ©roule par ailleurs entre gens de bonne compagnie. Outre l’abbĂ© Guyon, l’auteur-narrateur de la rencontre prĂ©sumĂ©e, figurent le maĂźtre de maison, puis un jeune homme qui se veut le dĂ©fenseur de « M. de V. », et enfin une jeune dame, dĂ©cidĂ©e au contraire Ă  en dĂ©coudre avec le philosophe honni. C’est elle qui donne au dialogue l’impulsion et la vigueur qu’il manifeste quelquefois.

3 La conversation commence par un rĂ©sumĂ© de Candide. C’est l’occasion de mettre l’accent sur les invraisemblances de l’intrigue, preuve « que l’imagination de l’auteur a passĂ© les annĂ©es

de la fĂ©conditĂ© » (p. 21). Au vu des multiples pĂ©ripĂ©ties, les interlocuteurs auraient pu en tirer une conclusion tout opposĂ©e. Mais le fameux dĂ©nouement du conte engendre seulement chez la jeune dame cette remarque dĂ©sabusĂ©e : « c’était bien la peine de dresser un si beau thĂ©Ăątre, de faire naĂźtre de si grands Ă©vĂ©nements, de ressusciter des morts pour amener tous les acteurs de la piĂšce Ă  planter des choux et Ă  mourir de faim » (p. 22). SuggĂ©rant d’abord un rapprochement intĂ©ressant entre Candide et don Quichotte, Cacambo et Sancho Panza, elle renvoie finalement les deux ouvrages aux contes pour enfants de « l’admirable recueil de la BibliothĂšque bleue », c’est-Ă -dire une littĂ©ra-ture populaire de colporteurs (p. 22-23).L’abbĂ© entre alors vĂ©ritablement en scĂšne pour prĂ©senter le manichĂ©isme, pierre angulaire du conte, selon lui. Il existe dans l’univers deux principes, ou ĂȘtres intelligents, qui sont des ennemis irrĂ©ductibles. L’un a formĂ© le bon, l’autre « ce qui nous paraĂźt mauvais », depuis la « chair » jusqu’à la totalitĂ© des « Ă©vĂ©nements fĂącheux qui arrivent aux hommes ». Bien sĂ»r, le premier principe est Dieu, l’autre le Diable, jouissant l’un et l’autre « d’un pouvoir Ă©gal ». Dans ce « systĂšme horrible », une rigoureuse et « aveugle fatalitĂ© » s’applique, tandis que le hasard suffit Ă  expliquer « la cause

Actualités

Au recto. Dessin par Claude-Louis Desrais (1746-1816) pour la gravure ci-dessus du couronnement de Voltaire, gravure qu’on peut attribuer Ă  Charles-Pierre-Joseph Normand (1765-1840). PubliĂ©e par Le Dru, elle fut dĂ©diĂ©e Ă  Reine-Philiberte Rouph de Varicourt, marquise de Villette (1757-1822), la « Belle et bonne » de Voltaire.

Institut et Musée Voltaire, GenÚve, CH IMV MS 10.

Relectures

Apprendre la rhétorique et la poétique avec Voltaire : de Gaillard à Johanneau (1745-1828)

Si l’on cite encore parfois aujourd’hui Éloi Johanneau (1770-1851), grammairien spĂ©cialiste des Ă©ty-mologies, professeur, latiniste et archĂ©ologue passionnĂ© des Gaulois et des Celtes1, c’est surtout pour quelques-uns de ses nombreux travaux dans le domaine de la littĂ©rature du XVIe siĂšcle, qui gardent quelque utilitĂ© : il fut l’un des pionniers de l’édition savante de Montaigne (1818), de Charron (1820) et de Rabelais (1823), avant de s’intĂ©resser au Cymbalum mundi de Bonaventure Des PĂ©riers2. Le XVIIIe siĂšcle, quant Ă  lui, n’apparaĂźt guĂšre que marginalement dans la bibliographie abondante de ce forçat de la librairie, avec une Ă©dition de Lesage (1829) et, bien sĂ»r, avec les presque 500 pages de sa RhĂ©to-rique et poĂ©tique de Voltaire, publiĂ©e en 1828 chez un librairie parisien – Alexandre Johanneau – sans doute apparentĂ© au compilateur3. L’ouvrage, dĂ©diĂ© Ă  Abel-François Villemain (1790-1870), titulaire de la chaire d’éloquence française Ă  la Sorbonne, n’eut apparemment qu’un retentissement limitĂ©4 : il se prĂ©sentait, du reste, comme l’avant-coureur d’une ambitieuse publication par souscription, annoncĂ©e comme sous presse dans le prospectus qui fait suite Ă  son liminaire, d’une Histoire littĂ©raire des siĂšcles de Louis XIV et de Louis XV, par Voltaire, D’Alembert et le roi de Prusse, en six volumes, compilĂ©s essentiellement Ă  partir de la correspondance du philosophe, qui ne vit apparemment pas le jour. Signe, sans doute, de l’insuccĂšs d’un ballon d’essai aux objectifs, principalement didactiques, peut-ĂȘtre trop vastes pour atteindre l’un ou l’autre des publics visĂ©s. Johanneau, Ă  considĂ©rer le titre complet – interminable – de son ouvrage, visait trĂšs large : RhĂ©torique et poĂ©tique de Voltaire, appliquĂ©es aux ouvrages des siĂšcles de Louis XIV et de Louis XV, ou Principes de littĂ©rature, tirĂ©s textuellement de ses Ɠuvres et de sa correspondance, rĂ©unis et classĂ©s en un seul corps d’ouvrage, d’aprĂšs le conseil qu’il a donnĂ© lui-mĂȘme, pour former le goĂ»t des maĂźtres et des Ă©lĂšves, et de tous ceux qui veulent se perfectionner dans l’art d’écrire en prose et en vers. Il ne s’agissait donc de rien moins que de produire un manuel complet de l’art d’écrire – une rhĂ©torique et une poĂ©tique – Ă  destination des collĂ©giens, de leurs professeurs et mĂȘme d’un vaste public, en un temps oĂč la tendance gĂ©nĂ©rale, dans ce type d’enseignement, Ă©tait Ă  l’allĂšgement et Ă  la simplification et, progressivement, Ă  la substitution de l’exposĂ© historique mĂȘlĂ© de jugements de goĂ»t aux prĂ©ceptes jargonnants
 Un peu comme si le savant compilateur, Ă  la maniĂšre de certains de ses contemporains d’ailleurs – Pierre Fontanier, par exemple5 â€“, Ă©tait plutĂŽt en retard sur les conceptions de son temps, qui n’allait pas tarder Ă  voir, avec la rĂ©forme Cousin du baccalaurĂ©at6 en 1840, le triomphe officiel de la « littĂ©rature » sur la

1. Voir Vergnaud-RomagnĂ©si, Notice sur la vie et les ouvrages de M. Éloi Johanneau, OrlĂ©ans, Imprimerie de Pagnerre, 1852.2. Voir Guy Bedouille, « Le Cymbalum mundi au XIXe siĂšcle », dans Le Cymbalum mundi, Ă©d. Franco Giacone, GenĂšve,

Droz, 2003, p. 129-137.3. D’aprĂšs la notice de la BnF.4. Annonce confraternelle, plutĂŽt que recension, dans le Bulletin des sciences historiques, antiquitĂ©s, philologie de Cham-

pollion, t. X, 1828, p. 37-38.5. Voir Jean-Noël Pascal, « Fontanier et Lepan éditeurs de La Henriade en 1823 », Cahiers Voltaire 9, 2010, p. 219-226. Le

Manuel classique de Fontanier, Ă  destination des collĂšges et des pensionnats de jeunes filles, est de 1821.6. Paradoxalement, Villemain, dĂ©dicataire de l’ouvrage de Johanneau, fut en grande partie l’inspirateur de cette rĂ©-

forme !

268 actualités

rhĂ©torique, de plus en plus rĂ©duite Ă  des prĂ©ceptes de style, et sur la poĂ©tique, orientĂ©e plutĂŽt dĂ©sormais vers l’histoire que vers l’énoncĂ© des prĂ©ceptes. La fin d’une Ă©poque, donc, que les spĂ©cialistes peuvent voir se dessiner, lentement7, depuis les annĂ©es 1740, qui virent l’essor des manuels destinĂ©s Ă  accompa-gner les cours dictĂ©s des professeurs ou Ă  les supplĂ©er Ă  destination d’un public – notamment fĂ©minin – qui n’avait pas accĂšs Ă  des Ă©tudes solides, ce qui explique sans doute en partie la place de plus en plus grande que les textes littĂ©raires – morceaux de poĂ©sie, extraits d’Ɠuvres dramatiques – y occupent, au dĂ©triment des orateurs judiciaires et religieux, trop arides pour un lectorat non spĂ©cialisĂ© et, du reste, considĂ©rĂ©s comme de moins en moins pertinents dans une sociĂ©tĂ© oĂč la pratique du discours Ă©tait en pleine mutation
 De maĂźtresse absolue qu’elle Ă©tait, la rhĂ©torique, progressivement colonisĂ©e par la littĂ©rature, qu’elle hĂ©berge, finit par n’ĂȘtre plus qu’un chapitre secondaire dans des cours de littĂ©rature8 qui englobent la poĂ©tique – les genres et leurs rĂšgles –, l’éloquence – l’argumentation et ses structures, le style – les figures et leur destination – et mĂȘme, de plus en plus, l’histoire littĂ©raire, c’est-Ă -dire l’énu-mĂ©ration et l’évaluation louangeuse des chefs-d’Ɠuvre.

On reviendra pour finir Ă  Johanneau, dont on verra d’ailleurs qu’il n’atteint pas vraiment le but visĂ©, laissant de cĂŽtĂ© pour l’essentiel la rhĂ©torique stricto sensu, mais il n’est pas mauvais de tracer dans ses grandes lignes le chemin dont son livre sur Voltaire constitue, en quelque sorte, l’aboutissement. Par souci de clartĂ©, on fera sur la route trois haltes principales avant notre destination finale, auprĂšs de Gaillard (1746), de Lacombe (1766) et de Batteux (1780), dont on va voir que les ouvrages sont de nature trĂšs diffĂ©rente.

Un ouvrage pionnier : la Rhétorique de Gaillard (1746)Gabriel-Henri Gaillard (1726-1808) avait tout juste vingt ans quand il publia son Essai de rhétorique

française Ă  l’usage des jeunes demoiselles, avec des exemples tirĂ©s, pour la plupart, de nos meilleurs orateurs et poĂštes modernes9, qui fut deux ans plus tard l’objet d’une « seconde Ă©dition, revue corrigĂ©e et augmen-tĂ©e » sous le titre de RhĂ©torique française Ă  l’usage des jeunes demoiselles, avec des exemples tirĂ©s pour la plupart de nos meilleurs orateurs et poĂštes modernes10. On sait le succĂšs de cet ouvrage, constamment rĂ©imprimĂ© jusqu’aux annĂ©es 1830. La prĂ©face de l’édition princeps entendait instiller aux jeunes lectrices le goĂ»t de la belle littĂ©rature et les dĂ©tourner de la frĂ©quentation des romans frivoles, en mettant sous leurs yeux des exemples tirĂ©s des grands auteurs et en Ă©vitant l’abus des prĂ©ceptes et l’ennui du « ton grave et didactique ». Gaillard, en somme, entendait proposer une rhĂ©torique de bonne compagnie, aussi Ă©loignĂ©e des pratiques scolaires que de la thĂ©orie trop compliquĂ©e, en s’appuyant sur une anthologie audacieusement renouvelĂ©e, oĂč cohabiteraient les fragments oratoires traditionnels et les morceaux plus lĂ©gers : une stratĂ©gie nouvelle pour un public nouveau. Cela posĂ©, son livre – d’une structure gĂ©nĂ©-

7. Voir Jean-NoĂ«l Pascal, « La leçon des exemples : sur l’évolution de l’enseignement de la rhĂ©torique dans les manuels, de Gaillard Ă  GĂ©rusez (1745-1840) », dans Analyser les manuels scolaires, Ă©d. Laetitia Perret-Truchot, Rennes, PUR, coll. Paideia, 2015, p. 55-68.

8. Cours de littĂ©rature, Principes de littĂ©rature, Cours de belles-lettres : ces titres, qui dĂ©signent tous le mĂȘme ouvrage pĂ©dago-gique monumental de l’abbĂ© Batteux, paru pour la premiĂšre fois en 1747-1748, font florĂšs dĂšs les annĂ©es 1750, mais surtout aprĂšs la parution du LycĂ©e (sous-titrĂ© Cours de littĂ©rature ancienne et moderne, rappellons-le) de La Harpe, entre 1799 et 1805. Voir Sonia Branca-Rosoff, La Leçon de lecture : textes de l’abbĂ© Batteux, Paris, Ă©d. des Cendres, 1990. On signalera que certains abrĂ©gĂ©s du LycĂ©e, dont le dĂ©veloppement est principalement historique, n’hĂ©sitent pas Ă  placer dans le cours du rĂ©sumĂ© du propos de La Harpe un traitĂ© de rhĂ©torique en rĂ©duction (voir par exemple l’AbrĂ©gĂ© du LycĂ©e par un ancien membre de la congrĂ©gation de l’Oratoire, Avignon et Montpellier, Seguin, 1816, 2 vol.). On notera encore que, sous le titre d’ensemble de Principes gĂ©nĂ©raux des belles-lettres, Domairon englobe Ă  la fois, en 1785, une grammaire, une rhĂ©torique et une poĂ©tique.

9. L’ouvrage (in-12, piĂšces liminaires, 348 p.), imprimĂ© par Pierre Prault, se trouve sous diffĂ©rentes adresses parisiennes, ce qui indique une association de libraires, Ă©numĂ©rĂ©s dans le privilĂšge : Huart (dĂ©tenteur du privilĂšge), Barois fils, Despilly, Ganeau, Le Clerc aĂźnĂ©, Le Clerc jeune, Nyon pĂšre et Nyon fils, Savoye.

10. Différentes adresses aussi pour cette édition imprimée par Simon fils (in-12, piÚces liminaires, 468 p.).

Manuscrits en vente en 2015

Cette rubrique est assurĂ©e par Jean-Daniel Candaux, avec le concours d’Ulla Kölving et d’Andrew Brown. Nous remercions de son aide François Jacob de l’Institut et MusĂ©e Voltaire. PriĂšre de commu-niquer toutes informations sur les documents et voltairiana passĂ©s en vente Ă  Jean-Daniel Candaux, 24 Bourg-de-Four, CH-1204 GenĂšve, ou par courriel Ă  cahiers@societe-voltaire-org.

i . manuscrits D’ƒuvres

ZaĂŻre, 1732

Ms d’une grosse Ă©criture de copiste avec d’importantes corrections autogr. de la fin de l’acte II et de tout l’acte III, 22 p. demi-fol.

Tajan, Manuscrits et livres, vente aux enchĂšres publiques, Paris, Espace Tajan, mercredi 20 mai 2015, lot 78, no 2 des manuscrits reliĂ©s Ă  la suite d’un exemplaire in-folio de La Pucelle d’OrlĂ©ans, Paris, Didot le jeune, an III. EstimĂ© 30000-40000 €, adjugĂ© 43493 â‚Ź.

Pour plus de détails, voir ci-dessus, p. 35-64.

[Brouillon d’un fragment en vers non identifiĂ©]

Brouillon autogr. fortement raturé, 1 p. in-4o.

Tajan, Manuscrits et livres, vente aux enchĂšres publiques, Paris, Espace Tajan, mercredi 20 mai 2015, lot 78, no 5 des manuscrits reliĂ©s Ă  la suite d’un exemplaire in-folio de La Pucelle d’OrlĂ©ans, Paris, Didot le jeune, an III.

« 
Que ces bataillons indomptĂ©s / FrĂ©missez de leurs destinĂ©es / Et tendez vos mains enchaĂźnĂ©es / Aux mains qui vous ont terrassez. »

« Réponse aux lettres que Maupertuis a écrites à Paris contre moy », [décembre 1752]

Ms avec notes autogr., 4 p. in-4o ; Ă©d. M. Beuchot, Voltaire, ƒuvres, Paris, 1834, t. L, p. 614-620 ; voir Voltaire, OC, t. XXXII B, p. 259.

Thierry Bodin, Paris, Les Autographes, cat. 140, juillet 2015, no 295, 8500 €.

La Pucelle d’OrlĂ©ans, [avant 1755]

Brouillon autogr. fortement corrigĂ© du dĂ©but du chant XII, 1 p. petit in-fol. Voir Moland, t. IX, p. 200.

Tajan, Manuscrits et livres, vente aux enchĂšres publiques, Paris, Espace Tajan, mercredi 20 mai 2015, lot 78, no 6 des manuscrits reliĂ©s Ă  la suite d’un exemplaire in-folio de La Pucelle d’OrlĂ©ans, Paris, Didot le jeune, an III.

Bibliographie voltairienne 2015Sous la responsabilitĂ© d’Ulla Kölving, cette bibliographie se poursuit d’annĂ©e en annĂ©e. Les an-

nĂ©es prĂ©cĂ©dentes sont consultables sur <societe-voltaire.org>. Sont exclus les ouvrages imprimĂ©s sur demande et les publications Ă©lectroniques de textes anciens. Nous serions reconnaissants Ă  ceux qui voudraient bien nous signaler ses lacunes et les nouvelles parutions d’intĂ©rĂȘt voltairien ([email protected]). Nous remercions de leur aide Marie Fontaine, StĂ©phanie GĂ©hanne Gavoty, Gianluigi Goggi, BenoĂźt Melançon, et François Jacob et Catherine Walser de l’Institut et MusĂ©e Voltaire de GenĂšve.

textes De voltaire

L’Affaire Sirven. Édition de Jacques Van den Heuvel. [Paris], Gallimard, 2015 (Folio. Classique). 85 pages. ISBN 978-2-07-046846-1. (Contient Avis au public sur les parricides imputĂ©s aux Calas et aux Sirven).

Candide ou l’optimisme. Manuscrit. [Cambremer], Éditions des Saints PĂšres, 2015. [184] pages. Gravures de Moreau le Jeune. ISBN 978-2-9542687-50. (Le manuscrit original de Candide conservĂ© Ă  la BnF, BibliothĂšque de l’Arsenal, sous la cote 3160).

Candide ou l’optimisme (1759), suivi d’une anthologie sur le conte philosophique. PrĂ©face de Mathieu Larnau-die. Édition annotĂ©e et dossier par Bertrand Darbeau. Paris, Hatier, 2015 (Classiques & Cie. LycĂ©e, 13). 238 pages. ISBN 978-2-218-99134-9.

Candide, ou, L’optimiste [sic pour optimisme]. Paris, Éd. J’ai lu, 2015 (Librio, 31. LittĂ©rature). 96 pages. ISBN 978-2-290-11864-1.

De l’horrible danger de la lecture et autres invitations Ă  la tolĂ©rance. Édition Ă©tablie et annotĂ©e par Jacques Van den Heuvel. [Paris], Gallimard, 2015 (Folio. Sagesses). 78 pages. ISBN 978-2-07-044808-1. (Textes extraits des MĂ©langes, premiĂšre Ă©dition : 1961).

ÉpĂźtre de la modĂ©ration en tout : dans l’étude, dans l’ambition, dans les plaisirs. Paris, Mazeto square, 2015 (Ab initio, 7). 16 pages. ISBN 978-2-919229-18-5.

Le Fanatisme, ou Mahomet le prophùte. Paris, Éditions de l’Herne, 2015 (Carnets de l’Herne). 128 pages. ISBN 978-2-85197-300-9.

L’IngĂ©nu. Dossier thĂ©matique : l’engagement. PrĂ©sentation, dossier et notes de Sylvie Servoise. Paris, La librairie gĂ©nĂ©rale française, 2015 (Le livre de poche, 33885 : Les classiques pĂ©dago). 220 pages. ISBN 978-2-253-18307-5.

Micromégas : histoire philosophique. Dossier par Elsa Faure. [Paris], Belin ; Gallimard, 2015 (Classico-lycée, 117). 95 pages. ISBN 978-2-7011-9306-9.

MicromĂ©gas ; L’IngĂ©nu. Ouvrage publiĂ© sous la direction de Marie-HĂ©lĂšne Prat. Édition prĂ©sentĂ©e par Jacques Popin. Paris, Bordas, 2015 (Les classiques Bordas). 231 pages. Illustrations. ISBN 978-2-04-735375-2.

Les ƒuvres complùtes de Voltaire, tome 13A. Siùcle de Louis XIV. Sous la direction de Diego Venturino. Tome 3. Chapitres 1-12. Oxford, Voltaire Foundation, 2015. XXXI 407 pages. Illustrations. ISBN 978-0-7294-0965.0 ; – tome 13B. Tome 4. Chapitres 13-24. xxix 453 pages. Illustrations. ISBN 978-0-7294-1156-1.

Les ƒuvres complùtes de Voltaire, tome 26C. Essai sur les mƓurs et l’esprit des nations. Sous la direction de

ThÚsesCette rubrique est coordonnée par Stéphanie Géhanne Gavoty, à qui on peut envoyer toutes infor-

mations sur les thĂšses relatives Ă  Voltaire, soutenues ou en cours ([email protected]).

Aurore ChĂ©ry, L’Image de Louis XV et Louis XVI, entre tradition et crĂ©ation : stratĂ©gies figuratives et inscription dans l’espace public, thĂšse de doctorat en histoire moderne sous la direction de Ber-nard Hours, UniversitĂ© Jean Moulin-Lyon 3 (novembre 2015).

La question de l’image de Louis XIV a suscitĂ© l’intĂ©rĂȘt de nombre de chercheurs, ce qui est bien moins le cas pour les deux rĂšgnes suivants. Cette thĂšse souhaitait donc s’intĂ©resser Ă  cette pĂ©riode dĂ©laissĂ©e pour tenter d’en comprendre la spĂ©cificitĂ© et ne pas se contenter d’y voir une longue pĂ©riode de dĂ©cadence conduisant irrĂ©mĂ©diablement Ă  la RĂ©volution. Suite Ă  une phase de latence, pendant la premiĂšre partie du rĂšgne de Louis XV, cette image royale s’est rĂ©inventĂ©e selon de nouvelles modalitĂ©s qui lui ont permis de se distancer du modĂšle louis-quatorzien. La crise provoquĂ©e par la dĂ©faite dans la guerre de Sept Ans a agi en cela comme un rĂ©vĂ©lateur. Voltaire, qui est historiographe du roi entre 1745 et 1750, soit Ă  l’apogĂ©e de la popularitĂ© de Louis XV, ne joue pas de rĂŽle direct dans la crĂ©ation de cette nouvelle image royale. Charles Pinot Duclos, qui lui succĂšde dans cette tĂąche, aura un rĂŽle plus actif. NĂ©anmoins, l’influence de Voltaire est majeure pour l’invention des nouveaux paradigmes dont cette image s’inspire Ă  partir des annĂ©es 1760.

Pendant toute la premiĂšre partie de son rĂšgne, Louis XV Ă©prouve des difficultĂ©s Ă  imposer sa propre image Ă  cĂŽtĂ© de celle de son glorieux ancĂȘtre Louis XIV. Ainsi, Ă  Versailles, le dĂ©cor loue plus aisĂ©ment le cardinal de Fleury, principal ministre du roi de 1726 Ă  1743, que le roi lui-mĂȘme. Dans une lettre Ă  FrĂ©dĂ©ric II du 26 janvier 1740, c’est Voltaire qui ironise sur le choix iconographique d’une ApothĂ©ose d’Hercule, un des prĂ©noms du cardinal, pour dĂ©corer ce salon du chĂąteau qui prend dĂšs lors le nom de Salon d’Hercule.

Par ailleurs, dans ses Lettres philosophiques de 1734, Voltaire s’est fait l’un des premiers apologistes du culte des grands hommes. Il soulevait lĂ  l’une des principales problĂ©matiques concernant l’image du roi Ă  cette Ă©poque. En effet, que devenait le roi face Ă  ces grands hommes ? Devait-il s’inscrire parmi eux, favoriser leur cĂ©lĂ©bration ? La question n’est vĂ©ritablement tranchĂ©e que sous le rĂšgne de Louis XVI, quand on dĂ©cide de cĂ©lĂ©brer les vertus personnelles du monarque et de glorifier des personnalitĂ©s connues pour leur dĂ©vouement Ă  leur roi et Ă  la monarchie, plus particuliĂšrement Ă  partir de 1776 Ă  travers la commande des grands hommes sculptĂ©s du comte d’Angiviller.

Les idĂ©es du philosophe inspirent parfois les artistes chargĂ©s de sculpter le roi. Ainsi, en 1763, Vol-taire se rĂ©jouit que Pigalle ait suivi un des conseils qu’il dispensait dans le SiĂšcle de Louis XIV en 1751. Sur le piĂ©destal de la statue de Louis XV destinĂ©e Ă  la place royale de Reims, on ne voit plus d’esclaves mais « des citoyens libres et heureux », qui tĂ©moignent des effets du bon gouvernement du monarque. Toutefois, la glorification du Roi-Soleil que Voltaire offre Ă  ses contemporains s’avĂšre plutĂŽt embar-rassante pour Louis XV qui se voit encore une fois renvoyĂ© Ă  une comparaison avec son ancĂȘtre, une comparaison qu’il s’efforçait d’autre part de cultiver. Ainsi, c’est vraisemblablement en se fiant au SiĂšcle de Louis XIV, et Ă  ses « Anecdotes » (chap. XXV) qui peignent le Roi-Soleil se rendant au Parlement en habit de chasse en 1655, que Louis XV choisit Ă©galement de revĂȘtir l’habit de chasse, en 1766, lors de la sĂ©ance de la Flagellation. Or, il n’est pas certain que la rĂ©fĂ©rence louis-quatorzienne ait Ă©tĂ© bien com-prise par des contemporains qui reprochaient justement Ă  Louis XV de dĂ©laisser les affaires de l’État

Comptes rendus

Cette rubrique est coordonnĂ©e par Alain Sandrier. Pour proposer un ouvrage pour compte rendu, merci de le contacter au 167 rue de Bagnolet, F-75020 Paris ([email protected]). Les ouvrages non sollicitĂ©s devraient ĂȘtre envoyĂ©s Ă  la SociĂ©tĂ© Voltaire, 26 Grand’rue, F-01210 Ferney-Vol-taire, sans dĂ©dicace personnelle.

Les opinions exprimées sont celles de leurs auteurs.

Olivier Ferret, Voltaire dans l’EncyclopĂ©die, Paris, SociĂ©tĂ© Diderot, coll. « L’Atelier », 2016, 413 p.

Le titre annonce un sujet qui s’impose par sa pertinence avec une telle Ă©vidence qu’on est presque Ă©tonnĂ© de voir qu’on ne s’en Ă©tait pas prĂ©cisĂ©ment emparĂ© auparavant. C’est qu’en fait la simplicitĂ© apparente du sujet cache des complications sans nombre, en termes notamment d’identification et de dĂ©limitation du corpus, qui ont dĂ» dissuader plus d’un chercheur. Il est heureux que l’auteur avec la clartĂ©, la tĂ©nacitĂ© mais aussi l’humilitĂ© qui le caractĂ©risent, se soit lancĂ© ce dĂ©fi relevĂ© avec mĂ©thode. Plus prĂ©cisĂ©ment le titre de Voltaire dans l’EncyclopĂ©die dĂ©place et, par lĂ , poursuit et prolonge, c’est-Ă -dire aussi discute et complĂšte, le sujet du travail ancien menĂ© par Raymond Naves, grand voltairien au par-cours attachant, dans son Voltaire et l’EncyclopĂ©die en 1938. Le propos est ici, d’une certaine façon, plus resserrĂ© et consiste Ă  repĂ©rer et Ă©valuer le poids de Voltaire dans l’EncyclopĂ©die, non seulement en auteur avĂ©rĂ© et trĂšs officiel de l’entreprise (objet de la troisiĂšme partie) mais aussi comme rĂ©fĂ©rence pour ne pas dire source de nombreux articles (aspect explorĂ© dans les deux premiĂšres parties) : double mode de prĂ©-sence, donc, pour cet invitĂ© de marque, qui prend directement la parole ou qu’on fait parler. La mĂ©thode est rigoureusement dĂ©finie et, apport dĂ©cisif, elle bĂ©nĂ©ficie d’une appropriation critique de l’outil infor-matique – outil fondamental autant que potentiellement trompeur dans l’exploration d’une masse aussi touffue que celle de l’EncyclopĂ©die, Ă  l’intertextualitĂ© foisonnante pour ne pas dire dĂ©courageante. Ce sont d’ailleurs les considĂ©rations de mĂ©thode centrĂ©es sur le dĂ©veloppement des donnĂ©es numĂ©riques qui ouvrent le bal (p. 15-27). Elles paraĂźtront peut-ĂȘtre trop austĂšres, appuyĂ©es et techniques pour ceux qui ne sont pas coutumiers des enjeux de ce qu’il est convenu dĂ©sormais d’appeler les digital humanities. Mais elles permettent aussi d’identifier les piĂšges qui guettent un traitement des donnĂ©es purement quantitatif et automatisĂ©. La pertinence de la lecture rapprochĂ©e, articulĂ©e Ă  des repĂ©rages sĂ©riels facili-tĂ©s par l’outil informatique, double principe de l’étude, n’en ressort qu’avec plus de relief.

La premiĂšre partie s’attache Ă  Ă©valuer le traitement des mentions de Voltaire prĂ©sentes dans plus de 300 articles. Le bilan aurait profitĂ© sans doute, comme l’auteur le reconnaĂźt lui-mĂȘme, de recoupements et de comparaisons avec d’autres Ă©crivains et rĂ©fĂ©rences rĂ©currentes de l’EncyclopĂ©die (on peut penser Ă  Bayle, Montesquieu ou Ă  des sources aussi abondamment mises Ă  contribution que l’Histoire gĂ©nĂ©rale des voyages de PrĂ©vost par exemple) : tĂąche en soi immense Ă  laquelle on comprend que l’auteur ait choisi de se soustraire. Pour en revenir au seul Voltaire, c’est le poĂšte et l’historien qui domine, non sans nuance. C’est Ă  lui qu’on puise d’ailleurs pour agrĂ©menter des biographies Ă  partir de ses notices du SiĂšcle ou fournir des citations poĂ©tiques qui donnent l’exemple si rare en France d’une Ă©popĂ©e rĂ©ussie, originale et, du coup, selon le jugement de Diderot qui consacre un article Ă  La Henriade, non dĂ©nuĂ©e d’ambition « philosophique ». Mais la valeur ornementale des citations de Voltaire ne fait pas de doute : il s’agit en s’appuyant sur les rĂ©ussites littĂ©raires du grand Ă©crivain de trouver des moyens amplifiĂ©s de susciter l’intĂ©rĂȘt du lecteur. Surtout les dĂ©veloppements historiques de l’Essai sur les mƓurs offrent des morceaux

ContributeursAndrew Brown, prĂ©sident du Centre international d’étude du XVIIIe siĂšcle, Ferney-Voltaire,

secrĂ©taire de la SociĂ©tĂ© VoltaireNicolas Brucker, Centre Écritures, UniversitĂ© de LorraineJean-Daniel CanDaux, chercheur associĂ©, BibliothĂšque de GenĂšveAurore ChĂ©ry, chercheuse associĂ©e au LARHRA, UniversitĂ© Jean Moulin-Lyon 3Henri Duranton, UniveritĂ© de Saint-ÉtienneBĂ©atrice Ferrier, maĂźtre de confĂ©rences, UniversitĂ© d’Artois, ArrasStĂ©phanie GĂ©hanne Gavoty, maĂźtre de confĂ©rences, UniversitĂ© Paris-SorbonneJean GolDzink, ParisMarc Hersant, professeur, UniversitĂ© de Picardie Jules Verne (CERCLL/ CERR)François Jacob, UniversitĂ© de Franche-ComtĂ©, BesançonUlla Kölving, directeur de recherches, Centre international d’étude du XVIIIe siĂšcle,

Ferney-Voltaire, rĂ©dacteur des Cahiers VoltaireVincent Lesage, UniversitĂ© de NantesJustine Mangeant, doctorante en littĂ©rature française, École normale supĂ©rieure de LyonBenoĂźt Melançon, professeur de littĂ©rature française, UniversitĂ© de MontrĂ©alAbderhaman MessaouDi, chercheur ; ex. Alliance française de KarachiJulien MĂ©tais, enseignant en français et en philosophieNicolas Morel, assistant/doctorant, Institut de langue et de littĂ©rature françaises,

Université de BerneJean-Noël Pascal, professeur de littérature française, Université Jean JaurÚs de

Toulouse-Le Mirail, vice-prĂ©sident de la SociĂ©tĂ© VoltaireMarie-Liesse Pierre-Dulau, agrĂ©gĂ© de l’universitĂ© honoraire, docteur en histoire de l’art,

Université de StrasbourgStéphane Pujol, maßtre de conférences, Université Paris Nanterre, directeur de programme au

CollÚge international de philosophieAlain Sager, philosophe, Nogent-sur-OiseAlain SanDrier, maßtre de conférences, Université Paris NanterreNatalia Speranskaya, BibliothÚque de Voltaire, BibliothÚque nationale de Russie,

Saint-PétersbourgGerhardt Stenger, maßtre de conférences, Université de NantesDominique Triaire, professeur, Université Montpellier 3

Table des matiĂšres

Ă©tuDes et textes

Henri Duranton, Voltaire 1711-1722 ou les tribulations d’un jeune poĂšte pressĂ© 7

François Jacob et Justine Mangeant, Zaïre, actes II (fin) et III : un manuscrit oublié. Présentation, établissement du texte et notes 35

Natalia Speranskaya, Les armoiries de Voltaire : marque de noblesse ? 65

Stéphanie Géhanne Gavoty et Ulla Kölving, Les lettres de Voltaire à Damilaville : état des lieux 83

Alain Sager, Voltaire et l’abbĂ© de Tilladet : la vĂ©ritĂ© au miroir d’un pseudonyme 121

Vincent Lesage, Entre art et religion : l’imagination chez Voltaire, de l’EncyclopĂ©die aux Questions sur l’EncyclopĂ©die 137

Jean Goldzink, L’Histoire de Jenni : quel bilan? 153

Alain Sager, L’Histoire de Jenni : un conte prĂ©-kantien, stimulant et rĂ©ussi 159

Nicolas Morel, ƒdipe de Voltaire, aprùs Voltaire : Flaubert à l’Ɠuvre 167

DĂ©bats

Voltaire face a sa propre mort (III). CoordonnĂ© par Marc Hersant. Julien MĂ©tais, Voltaire et la pensĂ©e de la mort (207) ; Dominique Triaire, Voltaire est mort le 9 janvier 1754 (216) ; Jean Goldzink, Mourir pour rire : Voltaire devant sa mort au tome dernier de la correspondance (220) ; Alain Sandrier, Voltaire mangĂ© des vers (225) ; StĂ©phanie GĂ©hanne Gavoty, Vivant jusqu’à la mort (233) 207

enquĂȘte

Sur la rĂ©ception de Candide (XIV). CoordonnĂ©e par StĂ©phanie GĂ©hanne Gavoty. Contributions de StĂ©phanie GĂ©hanne Gavoty, BenoĂźt Melançon, Abderhaman Messaoudi et Alain Sager 243

actualités

Relectures (Jean-Noël Pascal, Apprendre la rhétorique et la poétique avec Voltaire : de Gaillard à Johanneau (1745-1828)) 267

Manuscrits en vente en 2015 (Jean-Daniel Candaux, Ulla Kölving et Andrew Brown) 275

Bibliographie voltairienne 2015 (Ulla Kölving) 287

ThĂšses (rubrique coordonnĂ©e par StĂ©phanie GĂ©hanne Gavoty, contributions d’Aurore ChĂ©ry, Justine Mangeant, Nicolas Morel et Marie-Liesse Pierre-Dulau) 301

324 table Des matiĂšres

Comptes rendus (rubrique coordonnĂ©e par Alain Sandrier, contributions de Nicolas Brucker, BĂ©atrice Ferrier, StĂ©phane Pujol et Alain Sandrier) 309

Contributeurs 321

cahiers voltaireLes Cahiers Voltaire, revue annuelle de la Société Voltaire,

sont publiĂ©s par le Centre international d’étude du XVIIIe siĂšcle

Rédacteur Ulla Kölving

Comité de rédaction François Bessire, Andrew Brown, Roland Desné, Ulla Kölving, André Magnan, Jean-Noël Pascal, Alain Sager, Alain SanDrier, Françoise Tilkin

sociĂ©tĂ© voltaireConseil d’administration

PrĂ©sident François Bessire PrĂ©sident d’honneur AndrĂ© MagnanVice-prĂ©sident Jean-NoĂ«l Pascal Vice-prĂ©sident d’honneur Roland DesnĂ© SecrĂ©taire Andrew Brown

RĂ©dacteur des Cahiers Voltaire Ulla Kölving Responsable du Bulletin Françoise TilkinMembres FlĂĄvio BorDa D’Água, Jean-Daniel CanDaux, BĂ©atrice Ferrier, Marie Fontaine,

Stéphanie Géhanne Gavoty, Marc Hersant, Renan Larue, Pierre LeuFFlen, Stéphane Pujol, Alain Sager, Alain SanDrier, Gerhardt Stenger, Dominique Varry

Correspondants

Belgique Françoise Tilkin, DĂ©partement de langues et de littĂ©ratures romanes, 3 place Cockerill, B-4000 LiĂšge ([email protected])

Canada David Smith, 9 Deer Park Crescent #1104, Toronto, Ontario M4V 2C4, Canada ([email protected])

Grande-Bretagne Richard E. A. Waller, Department of French, University of Liverpool, P. O. Box 147, Liverpool L69 3BX, G. B. ([email protected])

Italie Lorenzo Bianchi, Via Cesare da Sesto 18, I-20123 Milano ([email protected])

SuĂšde Sigun DaFgĂ„rD NorĂ©n, Pilgarten 19B, S-11223 Stockholm ([email protected])

Tunisie Halima OuanaDa, Bloc 58, app. 1002, Village mĂ©ditĂ©rranĂ©en, 2018 Rades, Tunisie ([email protected])

USA Renan Larue, 5320 Phelps Hall, Department of French & Italian, University of California, Santa Barbara, CA 93106-4140, U.S.A. ([email protected])