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AUGUSTE COMTE ET LA PSYCHIATRIE Jean-François Braunstein Presses Universitaires de France | Les Cahiers du Centre Georges Canguilhem 2008/1 - N° 2 pages 259 à 282 ISSN 1962-1086 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-les-cahiers-du-centre-georges-canguilhem-2008-1-page-259.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Braunstein Jean-François, « Auguste Comte et la psychiatrie », Les Cahiers du Centre Georges Canguilhem, 2008/1 N° 2, p. 259-282. DOI : 10.3917/ccgc.002.0259 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 200.158.160.142 - 20/02/2015 23h47. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 200.158.160.142 - 20/02/2015 23h47. © Presses Universitaires de France

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  • AUGUSTE COMTE ET LA PSYCHIATRIE

    Jean-Franois Braunstein

    Presses Universitaires de France | Les Cahiers du Centre Georges Canguilhem

    2008/1 - N 2pages 259 282

    ISSN 1962-1086

    Article disponible en ligne l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    http://www.cairn.info/revue-les-cahiers-du-centre-georges-canguilhem-2008-1-page-259.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Braunstein Jean-Franois, Auguste Comte et la psychiatrie , Les Cahiers du Centre Georges Canguilhem, 2008/1 N 2, p. 259-282. DOI : 10.3917/ccgc.002.0259--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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  • AUGUSTE COMTE ET LA PSYCHIATRIE

    Jean-Franois Braunstein

    Rsum / Abstract

    Cet article cherche explorer les liens entretenus par Auguste Comteavec la folie. En revenant dabord sur lexprience personnelle que Comte afaite de la folie au cours de plusieurs crises, nous montrons ensuite commentla folie occupe une place non ngligeable dans le systme positif labor parComte, la fois comme preuve empirique de la loi des trois tats,comme lment central de son analyse de la pathologie et dans sa rflexionsur le lien entre biologie et sociologie. Nous revenons ensuite sur la positionambigu que Comte a entretenue avec la psychiatrie de son temps, laquelle il rservait des critiques acerbes tout en rservant une place dcisive une psychiatrie rgnre dans une socit positiviste.

    This article deals with the relationships between Auguste Comte andmadness. Beginning with a description of Comtes own experience of mad-ness, we show then that madness has an important status inside Comtespositive system. It stands as an empirical proof of the three states lawand as a central element of his inquiry into pathology and the link betweenbiology and sociology. We conclude with a study of the ambiguous beha-viour of Comte toward the psychiatric science of his time. He criticized itvivaciously but at the same time considered that a regenerate psychiatryshould be a key element inside a positivist society.

    On a quelquefois soulign, la suite de Georges Canguilhem,quAuguste Comte tait contemporain de la naissance de la biologieet avait parfaitement su penser lindpendance de cette nouvelle disci-pline. Il serait sans doute possible de faire la mme remarque pro-

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  • pos de la psychiatrie. Auguste Comte vcut en effet lpoque ocelle-ci se dveloppait en France, sous le nom dalinisme ou demdecine mentale, en particulier depuis le Trait sur lalination mentaleou la manie de Pinel, en 18001. Comte accorde cette nouvelle disci-pline une place centrale dans son systme. Mais, avant mme dtreun thoricien de la psychiatrie, Comte en fut un usager malheureux,en particulier lors de sa crise de dmence de 1826, qui le vit sjournerdans la maison de sant dEsquirol.

    La question de la folie de Comte occupait une place centrale chezses successeurs et ses premiers commentateurs, la fin du XIXe et audbut du XXe sicle. On se souvient que lancienne pouse de Comte,Caroline Massin, soutenue par Littr, demanda lannulation de sontestament au motif que le testateur tait fou . En 1893, cest JohnStuart Mill, dans Auguste Comte et le positivisme, qui ne pouvait semp-cher de pleurer devant cette triste dcadence dun grand esprit dont tmoignerait une seconde carrire marque par la folie2.En 1905, le philosophe et psychiatre Georges Dumas, dans son livrePsychologie de deux messies positivistes, Saint-Simon et Auguste Comte, estimaitque toute luvre de Comte tait un effort pour chapper la plusirrmdiable des ruines par un retour possible de la folie 3. Enrevanche, la plupart des commentateurs rcents ont prfr passersous silence cette folie, qui risquait sans doute, de leur point de vue,de compromettre leurs tentatives pour rhabiliter luvre deComte. Ces dernires annes, seuls deux livres, dinspiration psycha-nalytique, sont revenus sur cette question. En 1978, Sarah Kofman,dans Aberrations. Le devenir-femme dAuguste Comte, avait trs habilementcompar les dlires paranoaques de Comte et du Prsident Schreber.Elle avait montr que, pour Comte, la cration dune uvre, penseen termes de conception et d accouchement , tait un moyende devenir-femme et quainsi son systme philosophique lui

    260 No 2 LES MALADIES MENTALES

    1. Le terme de psychiatrie napparat en franais quen 1842, mme si celui de psy-chiatre est employ, mais de manire trs isole, ds 1802.

    2. John Stuart Mill, Auguste Comte et le positivisme (1868), Paris, Alcan, 7e d., 1903, p. 199.3. Georges Dumas, Psychologie de deux messies positivistes, Saint-Simon et Auguste Comte, Paris, Alcan,

    1905, p. 254.

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  • permit de faire ou du moins de tenter de faire lconomie dudlire dont il tient lieu 1. Plus rcemment, Raquel Capurro, dans Lepositivisme est un culte des morts, a dmontr combien le travail de deuilfreudien trouve son exact inverse chez Comte, dans ses tentativessans cesse renouveles pour faire revivre Clotilde de Vaux. En clini-cienne, elle diagnostique chez Comte un dlire mlancolique, quiindique sans doute une psychose maniaco-dpressive2.

    Sil convient de sintresser cette folie de Comte, cest quil avaitlui-mme dcid de la rendre publique et de lui donner un sens dansson uvre. Sa vie, dans la mesure o elle tait celle dun grandpontife fondant la religion de lHumanit , avait en effet par elle-mme une valeur philosophique. Comme la not Henri Gouhier, ilny a point de vie prive dAuguste Comte [...]. Sa formule vivreau grand jour signifie que tous les instants de sa vie sont histo-riques 3. Ds lors, lvnement central que fut sa crise de dmenceest au cur de la prface personnelle quil donne au siximevolume du Cours de philosophie positive. Comte ne se contente pas defaire cette confidence hardie pour se prmunir contre toute infme insinuation , mais il lui donne galement une place essen-tielle au cur de son systme4. Quant la psychiatrie, quil estimeavoir pu juger lors de son sjour chez Esquirol, il va lui donner unsens prcis au cur dune mdecine rgnre .

    LA FOLIE DANS LA VIE DE COMTE

    Lorsquil fait tat de sa crise de dmence, dans la prface per-sonnelle au sixime volume du Cours de philosophie positive, Comte

    AUGUSTE COMTE ET LA PSYCHIATRIE 261

    1. Sarah Kofman, Aberrations. Le devenir-femme dAuguste Comte, Paris, Aubier-Flammarion, 1978.2. Raquel Capurro, Le positivisme est un culte des morts. Auguste Comte, Paris, EPEL, 2001.3. Henri Gouhier, La vie dAuguste Comte, Paris, Gallimard, 1931, p. 16.4. Auguste Comte montre aussi sa volont de vivre au grand jour , dans certaines limites

    nanmoins, lorsquil annonce, dans l addition secrte son testament, quil avait pousune prostitue.

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  • souligne l intime connexit de [son] existence prive avec ltatgnral de la raison humaine au XIXe sicle et il poursuit : Dureste, il a toujours paru convenable que le fondateur dune nouvellephilosophie ft directement connatre au public lensemble de samarche spculative et mme aussi de sa position individuelle. 1

    Sagissant de ses crises crbrales , Comte reconnat en avoirtravers quatre principales au cours de sa vie. Celle de 1826 est laplus srieuse et dure deux ans : son souvenir restera toujours commeune menace prsente lhorizon de Comte. Il prendra ainsi par lasuite toute une srie de prcautions contre la folie, dont la principaleest de ne jamais faire concider excitation crbrale , cest--diretravail excessif, et sentiments extrmes, en particulier amoureux. La crise intermdiaire de 1838, moins grave, est lie la parution duquatrime volume du Cours et lintroduction de l lment sociolo-gique dans la philosophie de Comte : elle se serait manifeste sur-tout par une vive excitation permanente de [son] got naturel desdivers beaux arts, surtout de la posie et de la musique, qui reutalors un notable accroissement habituel 2. La crise de 1842 est due la parution du sixime et dernier volume du Cours. La dernire crise,plus srieuse, est celle de 1845, et tient, selon Comte, dune part larencontre de Clotilde de Vaux, qui bouleverse sa vie, dautre part l laboration initiale du Systme de politique positive : Comte recon-nat avoir alors connu des insomnies opinitres, avec mlancoliedouce, mais intense, et oppression profonde, longtemps mle duneextrme faiblesse. Jai d suspendre quinze jours tous mes devoirsjournaliers et rester mme huit jours au lit 3. Il faudrait, bien sr,ajouter ces crises ouvertement reconnues par Comte lensemble desaspects dlirants de sa deuxime carrire , notamment lorsquil

    262 No 2 LES MALADIES MENTALES

    1. Auguste Comte, prface personnelle, in Cours de philosophie positive, t. II, Physique sociale, Paris,Hermann, 1975, p. 466. Le Cours de philosophie positive sera cit daprs cette dition en deuxvolumes.

    2. A. Comte, Lettre Clotilde de Vaux du 5 aot 1845, Correspondance gnrale et confessions, t. III,avril 1845 - avril 1846, Paris-La Haye, EHESS-Mouton, 1977, p. 83.

    3. A. Comte, Lettre Stuart Mill du 27 juin 1845, Correspondance gnrale et confessions, t. III,op. cit., p. 51.

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  • fonde la nouvelle religion dont il se proclame grand pontife et sonculte de Clotilde, ou lorsquil crit au gnral des Jsuites ou au tsarde Russie pour leur proposer une alliance1.

    Il convient de revenir sur la premire crise, la plus grave, quiclate quelques jours aprs le dbut du cours de philosophie posi-tive , que Comte avait commenc professer son domicile le2 avril 1826. Comte senfuit de chez lui et se rfugie dans uneauberge Montmorency. Lorsque sa femme vient le retrouver, iltente de lentraner dans le lac dEnghien, car il est assur de ne passe noyer, alors mme quil ne sait pas nager. Caroline arrive le faireramener de force Charenton puis dans la maison de sant duclbre psychiatre Esquirol, quelle a pu contacter par lentremise deBlainville. Esquirol diagnostique un tat de manie et prescrit untraitement base disolement, de douches froides et de saignes. Eneffet, on ne peut pas, selon lui, entreprendre de traitement moral avant que Comte ne se soit calm. Durant son sjour, Comte planteune fourchette dans la joue dun domestique et critique louvrage surle systme nerveux crit par Georget, lassistant dEsquirol qui soccu-pait de lui2. la fin de 1826, la demande de sa femme, il sort de lamaison de sant, mais non guri , comme latteste le registre, rem-pli de la main dEsquirol : 1826. Comte, Auguste, 28 ans. Hommede lettres. Montpellier (Hrault). Paris (rue du Faubourg Montmartreno 13. Manie. 18 avril 1826 - 2 dcembre 1826 NG. 3 Durant sonretour vers Paris, passant sur le pont dAusterlitz, il se croit Cons-tantinople, et gifle son ami Mellet, qui veut le dtromper. peinearriv, un prtre lattend pour le marier religieusement son domi-cile, la demande de sa mre, aide dans ses dmarches par Lamen-nais : Comte tient des discours antireligieux durant toute la cr-

    AUGUSTE COMTE ET LA PSYCHIATRIE 263

    1. Sur ces aspects biographiques, voir le grand livre dj cit dHenri Gouhier, La vie dAugusteComte, et celui de Mary Pickering, Auguste Comte. An Intellectual Biography, vol. I, Cambridge,Cambridge University Press, 1993.

    2. Comme le remarque Mary Pickering, Comte changera ensuite davis et placera le livre deGeorget, De la physiologie du systme nerveux et gnralement du cerveau, dans sa Bibliothque prin-cipale (Mary Pickering, Auguste Comte. An Intellectual Biography, op. cit., p. 385 n.).

    3. Cit par Georges Dumas, Psychologie de deux messies positivistes, Saint-Simon et Auguste Comte,op. cit., p. 144 n.

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  • monie et signe lacte de mariage Brutus Bonaparte Comte . Cesera dsormais sa femme qui soccupera de lui. Il passe la premiremoiti de lanne 1827 dans un tat de profonde dpression. Enavril 1827, il se jette dans la Seine, mais est sauv par un garderoyal : de ce seul vnement, il ne parlera jamais ensuite, sauf Clo-tilde de Vaux. Cest la fin de 1827 quil commence aller mieux.Comme le note Henri Gouhier, pour clbrer son retour la vie delesprit, il publie en aot 1828 un examen du livre de Franois Brous-sais sur Lirritation et la folie 1. Comte estime en effet que la preuve desa gurison est dmontre par le fait quil est capable dcrire uncompte rendu du clbre ouvrage de Broussais sur lirritation et lafolie 2 : sil peut crire sur la folie, cest bien le signe quil nest plusfou. Il reprendra lenseignement public de son Cours de philosophie posi-tive le 4 janvier 1829, devant un public qui comprend Esquirol.

    Lorsque Comte rflchit sur cette crise, il estima quelle rsultaitdu fatal concours de grandes peines morales avec de violents excsde travail 3. La prparation du Cours se conjugue avec la conduite desa femme dont il vient effectivement de se sparer, aprs que celle-cia quitt le foyer plusieurs reprises et tent dimposer Comte lesvisites de son ancien souteneur , M. Cerclet : Lindigne pouseattribua mon dvouement ma faiblesse et commena ses turpitudesen voulant bientt mimposer les visites de M. Cerclet, ce qui suscitasa premire sparation, immdiatement suivie de mon explosioncrbrale, quatorze mois aprs le fatal mariage. 4 En mme temps,Comte reconnat que ce sont les affectueux soins domestiques desa femme qui lont guri, et non le traitement suivi chez Esquirol,traitement qui aurait au contraire bien failli le rendre fou, sil navaitjoui dune bonne organisation : il dplore la dsastreuse inter-vention dune mdication empirique, dans ltablissement particulierdu fameux Esquirol, o le plus absurde traitement me conduisit rapi-

    264 No 2 LES MALADIES MENTALES

    1. Henri Gouhier, La vie dAuguste Comte, op. cit., p. 166.2. A. Comte, prface personnelle, Cours, t. II, op. cit., p. 468 n.3. Ibid., p. 467 n.4. A. Comte, Addition secrte, Testament dAuguste Comte avec les documents qui sy rapportent, Paris,

    Fonds typographique de lexcution testamentaire dAuguste Comte, 2e d., 1896, p. 36 f.

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  • dement une alination trs caractrise. Aprs que la mdecinemeut enfin, heureusement, dclar incurable, la puissance intrin-sque de mon organisation, assiste daffectueux soins domestiques,triompha naturellement en quelques semaines, au commencement delhiver suivant, de la maladie et surtout des remdes 1. Cest ce quilrpta tout au long de sa vie, comme en tmoigne Charles Robin,dans une lettre Littr : M. Comte, qui aimait me parler mde-cine, et mdecine mentale en particulier, ne manquait jamais depoursuivre de ses sarcasmes le traitement de la folie par les douches etautres moyens analogues : tout en exposant sa manire de voir dunefaon vraiment spirituelle, et, en nous voyant rire, il en vint se citercomme exemple, et nous dire formellement et trs nettement de lamanire la plus srieuse et la plus calme, que, si en 1826 sa femme nelavait pas retir de chez Esquirol, il y serait certainement mort, nonpas de la maladie des mninges, pour laquelle on lavait mis danscette maison, mais du traitement, et que cette action tait dautantplus mritoire de la part de Mme Comte quil tait sorti certainementplus malade quil ntait entr. 2

    Un des tmoignages les plus curieux de cette crise est la lettredlirante quil adresse son ami Blainville le 15 avril 1826 :

    Mon cher monsieur de Blainville,

    Voici leffet.Hier matin (de 10 h 11 h) jai cru mourir, et de fait, il a tenu rien ?

    Que je devinsse subitement bien pis quun mort. Je me suis trait moi-mme vu que jtais absolument isol ; cest cette heureuse et inflexiblencessit que jattribue ma gurison.

    Quant la CAUSE je navais pas le temps de vous la dire. Si vous nela devinez pas et que vous teniez la savoir de suite, M. de Lamennais,mon confesseur et mon ami, vous la fera connatre, aussitt que vous luien aurez manifest le dsir, quoique je ne len aie pas prvenu.

    Vous saurez, si vous voulez quelque dtail immdiat, que je seraidemain dimanche Montmorency (au Cheval blanc) et probablementaussi lundi et mme mardi ; en tout cas, je vous donne la trace.

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    1. A. Comte, prface personnelle, Cours, t. II, p. 467-468 n.2. Cit par mile Littr, Auguste Comte et la philosophie positive, Paris, Hachette, 2e d., 1864, p. 143.

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  • Aujourdhui je viens de faire mon plan de convalescence ; demain ouce soir (ou mme prsent) lexcution commencera. Mercredi, troisheures, vous jugerez ma capacit mdicale, si vous avez le temps dassister la dmonstration que je ferai chez moi.

    Adieu, mon cher M. de Blainville. Montmorency ou ailleurs,demain ou tous les jours, croyez-moi bien sincrement votre affectueuxet tout dvou,

    A. Comte

    PS. Mtant trouv OBLIG ici dtre et mme de paratre unVRITABLE mdecin malgr lui, cela ma fait natre ce matin une lubie fortoriginale que je ne puis mempcher de vous laisser voir, au risque devous entendre dici rire comme un dieu dHomre.

    A. C.

    Mon sobriquet lcole polytechnique tait Sganarelle. Mes camaradesauraient-ils alors t prophtes comme jtais hier mdecin.

    Si ma lubie vous fait simplement sourire (aprs votre dner), vous fixeriezarbitrairement lpoque et le mode de la crmonie. Je ne lesprais pas avantdeux ans et je ne la dsire pas avant la prochaine rentre. Jai un petitvoyage faire cet t chez mon pre et jen profiterai pour voir MAMRE qui demeure aussi dans le mme endroit. Prenez toujours cecicomme un symptme, et me ladministrez comme calmant. En ce sens ilny a pas de rve. Merci.1

    Le mme jour, il crit, son ami dEichthal :

    Mon cher Monsieur Adolphe,

    Vous savez la cause, vous sentez leffet. Point dinquitude jusqumercredi 3 heures. Silence, Votre dvou

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    266 No 2 LES MALADIES MENTALES

    1. Auguste Comte, Correspondance gnrale et confessions, t. I, 1814-1840, Paris-La Haye, Mouton,1973, p. 194-195. propos de Sganarelle, il faut rappeler que Molire tait un auteur trsapprci de Comte et quil y a chez Molire deux Sganarelle, celui du Mdecin malgr lui, quipermet de critiquer le ridicule de la mdecine, mais aussi celui de Sganarelle ou le cocu imagi-naire, qui connat quelques problmes de mnage.

    2. A. Comte, Lettre dEichthal du 15 avril 1826, Correspondance gnrale et confessions, t. I, op. cit.,p. 195. Les initiales D. M. signifient Doctor Medicus .

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  • Quelques jours plus tt, Comte avait crit une longue lettre Blainville dans laquelle il voquait dj la crise nerveuse quiltraversait. Il envisageait de refondre totalement son uvre afinquelle soit plus systmatique, la manire de celle de son corres-pondant, quil estimait tre un modle en matire de systmatisme : Vous rappelez-vous, mon cher monsieur, mavoir bnvolementcritiqu il y a environ deux ans, sur le titre de systme donn montravail, et mavoir dit que si cette qualification exprimait une intentionrelle et profonde, elle nexprimait pas encore un fait ? 1 Comtereconnat laction durable que cette remarque a eue sur sa rgionfrontale . Il estime avoir progress depuis lors et tre dsormais parvenu ltat vraiment systmatique 2. Ds lors, il demande Blainville : Aurai-je enfin acquis vritablement le droit dintitulercet ouvrage SYSTME de philosophie positive ? Telle est, rduite sa plussimple expression, la question fondamentale que je vous soumets.Elle doit exercer une influence puissante sur toute ma vie, sous lesrapports les plus importants. 3 Il demande ainsi Blainville une consultation au sens quasi mdical du terme : il sagit dune vritable exprience physiologique dont vous seul au monde pou-vez tre le juge comptent , car votre avis est suprieur celui detoutes les acadmies de lEurope runies en concile scientifique pourdcider la question 4.

    Deux thmes sont ainsi prsents tout au long de cette crise, qui seretrouveront galement au cur de luvre ultrieure de Comte,celui de la mdecine et celui du systme. La mdecine sera au curde luvre car elle permet larticulation entre biologie et sociologie,entre mthode objective et mthode subjective. LAuguste Comte doctor medicus est celui qui porte un diagnostic sur la maladie occi-dentale qui affecte les socits de son temps et qui sefforce de lagurir, en tirant toutes les consquences politiques du principe de

    AUGUSTE COMTE ET LA PSYCHIATRIE 267

    1. A. Comte, Lettre Blainville du 27 fvrier 1826, Correspondance gnrale et confessions, t. I,op. cit., p. 187.

    2. Ibid., p. 188.3. Ibid., p. 189.4. Ibid., p. 190.

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  • Broussais. Quant la proccupation systmatique, elle est prsentedu dbut la fin de luvre de Comte dont toutes les uvres impor-tantes ont t qualifies par lui, un moment ou un autre, sys-tme : l opuscule fondamental , le Plan des travaux scientifiquesncessaires pour rorganiser la socit de 1822 est dabord paru sous le titrede Systme de politique positive, t. I. Le Cours de philosophie positive ne seraplus dsign par Comte, aprs la parution du Systme de politique posi-tive, que comme Systme de philosophie positive. La Synthse subjective a poursous-titre Systme universel des conceptions propres ltat normal de lHuma-nit, t. I, Systme de logique positive. Cette vritable obsession systma-tique peut, bien sr, voquer le systme paranoaque . Cestautour de cette intrication des thmes de la mdecine et du systmeque Comte va chafauder son uvre.

    LA SIGNIFICATION DE LA FOLIE

    Dans la prface personnelle au sixime volume du Cours,Comte explique comment il a, ds 1828, tir une utilit philoso-phique de son exprience personnelle : Ce succs, essentiellementspontan, se trouvait dix-huit mois aprs tellement consolid, que,en 1828, apprciant, dans un journal, le clbre ouvrage de Broussaissur lirritation et la folie, jutilisais dj philosophiquement les lumi-res personnelles que cette triste exprience venait de me procurer sichrement envers ce grand sujet. 1

    Selon Comte, le principal apport de cette crise est quelle permetde vrifier ce qui est selon lui sa dcouverte principale, la loi des troistats. On se souvient que lune des deux preuves historiques de laloi des trois tats est le fait que le dveloppement intellectuel de cha-cun dentre nous parcourt les mmes tapes que le dveloppementgnral de lhumanit : Chacun de nous, en contemplant sa propre

    268 No 2 LES MALADIES MENTALES

    1. A. Comte, Cours de philosophie positive, t. II, op. cit., p. 468 n.

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  • histoire, ne se souvient-il pas quil a t successivement, quant sesnotions les plus importantes, thologien dans son enfance, mtaphysiciendans sa jeunesse et physicien dans sa virilit ? 1 Il nest cependant sansdoute pas toujours possible dobserver ainsi sa propre jeunesse.Mieux encore que cette observation, la crise de folie de Comte luipermet de parcourir dans les deux sens, et ainsi de vrifier, la loi destrois tats. Cest ce quil explique dans une page tonnante du Systmede politique positive : Je me borne seulement consigner ici la pr-cieuse observation, dj cite dans mes cours publics, sur ma propremaladie crbrale de 1826, mentionne dans la prface finale de monouvrage fondamental. Une empirique mdication ayant prolong cetrouble pendant huit mois, il en rsulta la possibilit de mieux appr-cier mes divers tats. Or lensemble de cette oscillation exceptionnelleme fit doublement vrifier ma rcente dclaration envers la principaleloi de lvolution humaine, dont je parcourus alors toutes les phasesessentielles, dabord en sens inverse, puis en sens direct, sans que leurordre changet jamais. Le trimestre o linfluence mdicale dve-loppa la maladie me fit graduellement descendre du positivisme jus-quau ftichisme, en marrtant dabord au monothisme, puisdavantage au polythisme. Dans les cinq mois suivants, mesure que,malgr les remdes, ma spontanit ramena lexistence normale, jeremontai lentement du ftichisme au polythisme, et de celui-ci aumonothisme, do je revins promptement ma positivit pralable.En me procurant aussitt une confirmation dcisive de ma loi destrois tats, et me faisant mieux sentir la relativit ncessaire de toutesnos conceptions, ce terrible pisode me permit ensuite de midentifierdavantage avec lune quelconque des phases humaines, daprs mapropre exprience. Le profit continu que jen ai tir pour lensemblede mes mditations historiques me donne lieu desprer que mes lec-teurs convenablement prpars pourront utiliser aussi cette sommaireindication dune anomalie mmorable. Dailleurs la parfaite conti-nuit des travaux qui la suivirent avec ceux qui lavaient prcdedmontre clairement que cette grave perturbation ne constitua, dans

    AUGUSTE COMTE ET LA PSYCHIATRIE 269

    1. A. Comte, Cours de philosophie positive, t. I, Philosophie premire, Paris, Hermann, 1975, p. 22.

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  • mon volution totale, quune simple oscillation, laquelle des influen-ces exceptionnelles procurrent plus damplitude qu celle des rveset des passions. 1

    La crise de folie est donc dune certaine manire la preuve la plusclatante de la loi fondamentale du positivisme. Elle est au cur dusystme comtien. La folie nest en outre pas quelque chose de radica-lement tranger ltat normal, elle est plutt dcrite comme une simple oscillation , un aller et retour entre ltat positif et ltatthologique. La folie ne peut en effet tre correctement comprisequen fonction dun principe de biologie plus gnral que Comtequalifie de principe de Broussais : il est impossible de rien com-prendre aux diffrents genres de folie, si leur examen scientifiquenest continuellement dirig par ce grand principe 2.

    Dans la quarantime leon du Cours de philosophie positive, consacre la philosophie biologique , Comte lexpose ainsi : Suivant leprincipe minemment philosophique qui sert dsormais de base gn-rale et directe la pathologie positive, et dont nous devons ltablisse-ment au gnie hardi et persvrant de notre illustre concitoyen,M. Broussais, ltat pathologique ne diffre point radicalement deltat physiologique, lgard duquel il ne saurait constituer, sous unaspect quelconque, quun simple prolongement plus ou moins tendudes limites de variation, soit suprieures, soit infrieures, propres chaque phnomne de lorganisme normal, sans pouvoir jamais pro-duire de phnomnes vraiment nouveaux. 3

    Ce principe de Broussais est la marque dun optimisme certain,puisque la maladie na, au fond, pas de ralit positive : Canguilhemparlera ce sujet de conviction doptimisme rationaliste quil ny apas de ralit du mal 4. Ce principe a chez Comte une porte trsgnrale, puisquil songe en particulier aux applications sociales etpolitiques quil pourrait en faire afin de soigner la maladie occiden-

    270 No 2 LES MALADIES MENTALES

    1. A. Comte, Systme de politique positive, t. III (1853), Paris, Au sige de la socit positiviste,1929, p. 75. Le Systme de politique positive sera cit daprs cette dition en 4 volumes.

    2. Cours de philosophie positive, t. I, op. cit., p. 877.3. Ibid., p. 695-696.4. Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique (1966), Paris, PUF, 1999, p. 61.

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  • tale qui frappe, selon lui, les socits europennes depuis la Rvolu-tion franaise.

    Il convient surtout de noter ici que le principe de Broussais autoriseComte interprter la maladie comme lquivalent, pour la biologie,de lexprimentation. Lexprimentation est impossible sur le vivant,car elle briserait le consensus propre au vivant et risquerait ainsi dele dtruire, mais la maladie procure une sorte dexprimentationspontane 1, qui permet de connatre de manire indirecte ltat nor-mal. Cest la folie qui illustre le mieux ce principe de Broussais : cestdailleurs dans l Examen du trait , crit aprs la crise de 1826, queComte a pour la premire fois formul ce principe.

    Dun point de vue non plus diachronique mais synchronique,Comte dfinit galement la folie en termes d oscillations autourdun point fixe qui serait ltat mental normal . Cest en particulierdans le Systme de politique positive quil prsente une thorie de la folie quise fonde pour une bonne part sur ladmirable composition de Cer-vants. Comte estime que Cervants caractrise profondment lamanire dont nos motions modifient nos sensations, bauchant ainsila vraie thorie de la folie avant aucun biologiste. Ses tableaux heureu-sement exagrs indiquent assez le vritable tat normal aux yeux detout penseur qui applique convenablement le principe fondamental deBroussais sur la religion gnrale de la maladie la sant 2. Cervantsa en effet su comprendre comment limputation de folie est lie desconditions sociales qui sont variables suivant les poques, remarquedont Foucault saura se souvenir dans Les mots et les choses : Ladmirabletableau de Cervants permet aussi de saisir la variabilit ncessaire durapport normal entre la subjectivit et lobjectivit selon ltat corres-pondant de lexistence sociale. Car leur proportion rgulire doit natu-rellement suivre le cours de la civilisation humaine [...]. Les affectionsqualifies de folie, en certain cas, constituent ailleurs un tat vraimentnormal. 3 Le point fixe, la normalit, varie donc suivant les poques.

    AUGUSTE COMTE ET LA PSYCHIATRIE 271

    1. A. Comte, Cours de philosophie positive, t. I, op. cit., p. 695.2. Systme de politique positive, t. I (1851), op. cit., p. 712.3. Ibid., t. II (1852), p. 456-457.

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  • Autour de ce point fixe existent deux formes de folie, une folie parexcs et une folie par dfaut, excs ou dfaut de subjectivit . Lafolie proprement dite est toujours caractrise par lexcs de subjecti-vit, comme lidiotisme par le dfaut. Le dehors ne cesse point alors defournir tous les matriaux des constructions du dedans. Dans les rveset les dlires les plus prononcs, on peut toujours dmler lorigineextrieure des lments propres aux conceptions crbrales. La pertur-bation consiste seulement en ce que les souvenirs deviennent plus vifset plus nets que les sensations, par suite de la surexcitation interne. 1

    La sant mentale rside dans un bon quilibre entre le dedans etle dehors . Dans le Catchisme positiviste de 1852, Comte explique quela raison est un degr moyen entre l excs de subjectivit causpar une activit dmesure du cerveau, qui caractrise la folie etl excs dobjectivit qui caractrise lidiotisme, quand notre cer-veau devient trop passif 2. Il insiste ici aussi sur le fait que ce degrmoyen est trs difficile dterminer du fait des variations rguliresquprouve toute existence humaine tant sociale que personnelle . Lanormalit varie en effet en fonction de lvolution personnelle de cha-cun tout autant quen fonction de considrations gographiques ou his-toriques : Lapprciation de la folie est dautant plus dlicate quilfaut avoir gard aux temps, aux lieux, aux situations. 3

    Un troisime enseignement de la folie, et en particulier desuvres de Franois Broussais, est que la folie est toujours localise, etlocalise principalement dans le cerveau. Il a ainsi mis en vidence le vide et la nullit de la psychologie , prtendue science entire-ment indpendante de la physiologie, suprieure elle et laquelleappartiendrait exclusivement ltude des phnomnes spcialementappels moraux 4. Franois Broussais est le vritable fondateur de

    272 No 2 LES MALADIES MENTALES

    1. Ibid., t. III (1853), p. 20.2. A. Comte, Catchisme positiviste (1852), Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 86.3. Ibid.4. A. Comte, Examen du trait de Broussais sur lirritation (aot 1828), repris dans Systme

    de politique positive, t. IV, appendice gnral, op. cit., p. 217-218. Sur cette critique de la psy-chologie, voir Jean-Franois Braunstein, Antipsychologisme et philosophie du cerveau chezAuguste Comte , Revue internationale de philosophie, 1, 1998.

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  • la pathologie positive, cest--dire de la science qui rattache les per-turbations des phnomnes vitaux la lsion des organes ou des tis-sus 1. Sagissant de la folie, il a su mieux encore que Gall placer lesige de la folie dans le cerveau, en caractrisant trs prcisment ltat dirritation crbrale qui dtermine lalination 2. En mmetemps, il a compris la grande influence sympathique exerce par lesviscres digestifs sur tous les organes, et particulirement sur le cer-veau 3. On peut sur ce point sinterroger avec Raquel Capurro : Ilserait intressant de savoir si lappropriation de cette doctrine a tdterminante dans la nouvelle symptomatologie de Comte (des dou-leurs destomac qui viennent la place des maux de tte) ou bien sicette thorie lui a servi de grille de lecture pour ce changement. 4

    Ds lors que la folie est locale, Comte se trouve conduit accepterune thrapeutique physique de la folie : alors quEsquirol secontentait de bains tides et dantispasmodiques, Comte saccordeavec Broussais pour trouver le traitement ordinaire trop inactif [...].De fortes saignes, pratiques propos, au dbut de la maladie, peu-vent enlever subitement une folie commenante, comme il arrivepour une pripneumonie ou une gastrite aigu 5.

    Enfin, un quatrime enseignement de la folie, telle que Comte lavcue et que Broussais linterprte, est que celle-ci peut fort bien affec-ter une seule et non lensemble des facults mentales. Et lesprit, ou lecerveau, est donc caractris par la pluralit des facults. La notion demonomanie, forge par Jean-Dominique Esquirol et tienne-JeanGeorget, qui furent les mdecins de Comte, est ici essentielle et setrouve confirme par le livre de Franois Broussais, indpendammentmme des doctrines de Franz Joseph Gall et des phrnologistes : Rien ne serait plus propre que ltude judicieuse de ltat de folie dvoiler ou confirmer les vritables facults fondamentales de la naturehumaine, que cette triste situation tend faire si nergiquement ressor-

    AUGUSTE COMTE ET LA PSYCHIATRIE 273

    1. Ibid., p. 222.2. Ibid., p. 225.3. Ibid., p. 226.4. Raquel Capurro, Le positivisme est un culte des morts : Auguste Comte, op. cit., p. 47.5. A. Comte, Examen du trait de Broussais sur lirritation , op. cit., p. 227.

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  • tir, en manifestant successivement chacune delles dans une exaltationprpondrante, qui la spare nettement de toutes les autres. 1 Comtereconnat que les mdecins alinistes vont dans ce sens dans ltudede ce quils ont nomm les monomanies 2. On a effectivement punoter une augmentation trs sensible des diagnostics de monomanie Charenton de 1826 1833. Mais, en mme temps, Comte regretteque les alinistes ninsistent pas davantage sur la pluralit des facul-ts. Effectivement, Esquirol, dans un article fameux de 1819, dfinit lamonomanie comme une espce intermdiaire entre la lypmanie etla manie 3, sans insister sur le caractre de dlire partiel quin-dique ltymologie. Georget sera sans doute celui qui prendra le mieuxen compte cet aspect, mais pour une bonne part du fait de sa lecture deGall et de Broussais.

    LA PSYCHIATRIE, PARTIE TRANSCENDANTE DE LART MDICAL

    Sagissant des praticiens de la folie que sont les psychiatres, quelon nommait alors alinistes , le jugement de Comte est pour lemoins ngatif, notamment la suite de son sjour chez Esquirol.Mais il oppose aux graves dfauts de la psychiatrie de son tempslide de ce que pourrait tre une psychiatrie rgnre .

    Tout dabord, sagissant du traitement moral invent par Phi-lippe Pinel, Comte dplore quil ne soit pas vritablement pratiqupar ses successeurs. Il tend ainsi opposer Esquirol son matre, lillustre mdecin Pinel4. Il ne partage donc ni le jugement lo-gieux de Franois Broussais qui faisait dEsquirol le digne succes-seur de Pinel, ni celui de Franz Joseph Gall qui critiquait svre-

    274 No 2 LES MALADIES MENTALES

    1. A. Comte, Cours de philosophie positive, t. I, op. cit., p. 877.2. Ibid.3. Jean-Dominique Esquirol, art. Monomanie , in Dictionnaire des sciences mdicales par une socit

    de mdecins et de chirurgiens, Paris, Panckoucke, 1819, p. 115.4. A. Comte, Cours de philosophie positive, t. I, op. cit., p. 877.

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  • ment les thses de Pinel. Pourtant, tout organicistes quils soient, niBroussais ni Comte ne sopposent au traitement moral : M. Brous-sais insiste justement, comme tous les auteurs qui ont crit depuisPinel, sur limportance du traitement moral. 1 Mais Comte note queBroussais ne connat pas la situation relle dans les asiles dalins : Sil les et tudis par lui-mme, il se serait convaincu que, malgrles promesses de leurs directeurs, toute la partie intellectuelle et affec-tive du traitement sy trouve, de fait, abandonne par eux lactionarbitraire dagents subalternes et grossiers, dont la conduite aggravepresque toujours la maladie quils devraient contribuer gurir. 2

    Dans le Cours, Comte note que, plus encore que les autres mde-cins, les psychiatres, presque toujours, sont, encore moins que laplupart des autres, sous le rapport intellectuel, ou mme sous le rap-port moral, au niveau de leur importante mission 3. Ils sont plusoccups dordinaire rgenter grossirement leurs malades qu enanalyser judicieusement les phnomnes 4. De mme, dans le Systme,il dplore le dsastreux empirisme, qui livre trop souvent le plus dif-ficile des offices mdicaux aux esprits et aux curs les moinsdignes 5. Il regrette que ltude des maladies crbrales, soit men-tales, soit surtout morales, cette partie transcendante de lart mdi-cal [...] se trouve ordinairement abandonne aux esprits les plusmdiocres unis aux curs les plus vulgaires 6.

    Les insuffisances thoriques des psychiatres tiennent dabord cequils ne disposent pas du principe de Broussais : faute de ce principe,leurs monographies sont d inintelligibles accumulations de prten-dues merveilles, qui loignent toute ide de rapprochement positif

    AUGUSTE COMTE ET LA PSYCHIATRIE 275

    1. Examen du trait de Broussais sur lirritation , op. cit., et Systme de politique positive, t. IV,appendice gnral, op. cit., p. 227.

    2. Ibid. On pourrait noter ici quil ne sagit que dun retour lorigine du traitement moral, silon accepte lide de Franois Bing et Jacques Postel que celui-ci fut mis au point conjointe-ment par Pinel et le surveillant Pussin ; Franois Bing, Jacques Postel, Philippe Pinel et lesconcierges , in lisabeth Roudinesco et al., Penser la folie. Essais sur Michel Foucault, Paris,Galile, 1992.

    3. A. Comte, Cours de philosophie positive, t. I, p. 877.4. Ibid.5. Systme de politique positive, t. I, op. cit., p. 733.6. Ibid., t. I, p. 567-568.

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  • avec ltat normal . Ils nont dailleurs pas su dterminer au pra-lable ce quest ce vritable tat normal 1. Leurs insuffisances morales tiennent ce quils nont pas su comprendre limportancedu moral dans la vie humaine : ils commettent lerreur de croireque lhomme peut se rduire au physique . Cette critique vautdailleurs pour lensemble de la profession mdicale, qui ignore, pourreprendre lexpression de Cabanis, les rapports du physique et dumoral de lhomme . Cest ce que Comte note dans un passageclbre : Les mdecins qui ntudient en nous que lanimal et nonlhomme dgnrent en vtrinaires ou mme pire : nos prtendusmdecins ne constituent rellement que des vtrinaires, mais plusmal levs que ceux-ci ne le sont maintenant, du moins en France, etds lors aussi peu capables ordinairement de gurir les animaux queles hommes. 2 Les psychiatres ont galement tendance sous-estimerle rle des facults affectives, du cur , et ne voir dans les mala-dies mentales que des troubles des facults rationnelles. Sur ces diff-rents points, la critique des psychiatres rejoint celle de ces mdecinsmatrialistes, de ces purs biologistes , qui rduisent le suprieur linfrieur, le moral au physique, et qui ne comprennent pas lunitde lme et du corps, cest--dire du cerveau et du corps.

    Une autre moquerie, plus traditionnelle, des psychiatres consiste dire que ceux-ci sont bien souvent influencs par leurs malades eteux-mmes fous, et Comte tire de cette remarque des consquencessur le fait que chaque esprit dpend toujours des autres : Daprs la triste influence des alins sur leurs mdecins, on peutjuger combien nous branle toute nergique conviction, mme quandnous la reconnaissons errone, trouble que les meilleurs esprits subis-sent en frquentant les alins. 3

    La psychiatrie devrait pourtant avoir une place minente dans lamdecine rgnre que Comte envisage de construire, notammenttout au long de sa correspondance avec son disciple Audience, qui fut

    276 No 2 LES MALADIES MENTALES

    1. A. Comte, Cours de philosophie positive, t. I, p. 877.2. A. Comte, Systme de politique positive, t. II, p. 436.3. Ibid., p. 386.

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  • runie lpoque sous le titre de Lettres sur la maladie 1. En effet,la mdecine mentale est la partie transcendante de lart mdical qui connat le plus directement la subordination de la biologie lasociologie, de lhomme lHumanit2. Elle devrait faire comprendre la mdecine limportance des considrations sociales : Lapplica-tion mdicale, si elle tait mieux conue, rprouverait elle-mme cetempirique isolement de la biologie entre la cosmologie et la socio-logie. Car ltude des maladies crbrales, soit mentales, soit surtoutmorales, indique ncessairement lirrationalit ncessaire des concep-tions relatives lhomme individuel, tant quelles ne sont pas ten-dues systmatiquement jusqu la vie sociale, qui seule est pleinementrelle. Aussi cette partie transcendante de lart mdical, plus empi-rique quaucune autre, se trouve-t-elle ordinairement abandonneaux esprits les plus mdiocres unis aux curs les plus vulgaires. Lesmotifs pratiques concourent donc avec lapprciation thorique pourjustifier la dcision positiviste qui place le salut de la biologie dans sajuste subordination encyclopdique, objectivement envers la cosmo-logie, et subjectivement envers la sociologie. 3

    La psychiatrie, redfinie comme tude positive des fonctionsintellectuelles et morales ou crbrales , se situe la jointure entrebiologie et sociologie : elle se rattache la biologie, puisquelle est unetude du cerveau, mais elle ne peut tre vritablement constituequaprs linstitution de la sociologie, puisque les maladies mentalessont toujours des maladies sociales. Elle devient ainsi une voie daccs la mdecine rgnre : Les maladies crbrales et mmebeaucoup dautres montrent limpuissance de toute mdicationborne aux plus grossiers organes. 4 Il faut, selon Comte, en finiravec la sparation entre lme, confie la religion, et le corps,

    AUGUSTE COMTE ET LA PSYCHIATRIE 277

    1. Ces lettres ont t publies notamment par Eugne Robinet dans sa Notice sur luvre et la viedAuguste Comte, Paris, Dunod, 1860, et par Georges Audiffrent dans son Appel aux mdecins,Paris, Dunod, 1862. Sur cette correspondance, voir Jean-Franois Braunstein, AugusteComte et la philosophie de la mdecine , in Annie Petit (dir.), Auguste Comte. Trajectoires positi-vistes, 1798-1998, Paris, LHarmattan, 2003.

    2. A. Comte, Systme de politique positive, t. I, op. cit., p. 567.3. Ibid., p. 567-568.4. A. Comte, Catchisme positiviste, op. cit., p. 61.

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  • objet de la mdecine, ainsi quavec lide absurde dun homme isol :la plupart des maladies ont une origine sociale et sont localises pri-mitivement dans le cerveau.

    Les vritables mdecins, et en premier lieu les psychiatres, serontdes mdecins synthtiques , sous trois points de vue. Ils doiventcomprendre que lhomme est un tout, quil est impossible de dcom-poser, et doivent donc tre conscients, linstar de Broussais, curieu-sement rattach par Comte lcole de Montpellier, du rle des sym-pathies et des synergies. Il faut galement quils comprennentl intime connexion entre lme, cest--dire pour Comte le cer-veau1, et le corps. Linteraction existe non seulement dans le sens quiva du physique au moral, mais aussi en sens inverse, du moral vers lephysique. Les mdecins seront synthtiques, enfin, sils prennentconscience de lirrationalit ncessaire des conceptions relatives lhomme individuel 2. Lhomme nest jamais seul, et la plupart desmaladies ont une origine sociale : Il faut dsormais carter laconception de lhomme isol comme une abstraction aussi vicieuse enmdecine quen politique. 3 Ainsi, Comte soutient que la plupart despidmies succdent des commotions politiques ou sociales, commele cholra de 1832 fait suite la rvolution de 1830. Plus largement,il diagnostique dans les socits europennes une maladie occiden-tale , quil caractrise comme le refus de la tradition, la rupture avecle pass de lHumanit, linsurrection continue des vivants contreles morts 4. Cest dailleurs propos de cette maladie occidentale que le mot d alination trouve, selon Comte, son meilleur usage : Crbralement analyse, la maladie occidentale constitue relle-

    278 No 2 LES MALADIES MENTALES

    1. Auguste Comte passe les dernires annes de sa vie tablir un tableau crbral , quilnomme galement classification positive des dix-huit fonctions intrieures du cerveau outableau systmatique de lme (Systme de politique positive, t. I, op. cit., p. 726). De ce point devue, lme nest pas seulement rduite au cerveau, le cerveau bnficie de bon nombredes attributs de lme traditionnelle, dont limmortalit.

    2. A. Comte, Systme de politique positive, t. I, op. cit., p. 567.3. Lettre Audiffrent du 21 dcembre 1854, Correspondance gnrale et confessions, t. VII, 1853-

    1854, Paris, EHESS-Vrin, 1987, p. 284.4. Lettre Audiffrent du 12 janvier 1855, Correspondance gnrale et confessions, t. VIII, 1855-1857,

    Paris, EHESS-Vrin, 1990, p. 5.

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  • ment une maladie chronique [...]. Jamais le mot dalination, tymolo-giquement apprci, ne put convenir davantage que dans ce tristecas, o lensemble des populations objectives mconnat brutalementle noble joug du pass, mme en rvant lavenir. 1

    Cette conception dune mdecine qui prend en compte la foislimportance du cerveau et celle de la socit est rsume par Comtedans sa doctrine du cerveau social . Le cerveau est selon lui unorgane trs particulier, interface entre lhomme et lHumanit, qui tra-duit les frmissements du monde social et conserve la mmoire delHumanit, dfinie comme lensemble des tres passs, futurs et pr-sents qui concourent librement perfectionner lordre universel 2. Lecerveau est extrmement sensible aux moindres variations sociales.Comte le dfinit comme appareil de laction des morts sur lesvivants ou, en termes subjectifs , comme double placenta permanententre lhomme et lHumanit 3, double dsignant les relations soit avec lepass, soit avec lavenir de lHumanit. Le cerveau est ainsi un organequi ne relve plus seulement de la biologie mais aussi de la sociologie.

    Dune certaine manire, les mdecins positivistes devraient tous seconduire comme des psychiatres rgnrs , dans la mesure o ilssont conduits envisager toujours la maladie comme ayant un sigeessentiellement crbral 4. Cette approche indissolublement moraleet physique fait que ces mdecins vont convertir leur pratique en sacerdoce : Les mdecins positivistes [...] transforment leuroffice en sacerdoce, en y comprenant le moral autant, et mme plus,que le physique. 5 Ils doivent en finir avec la sparation entre lecorps, dvolu la mdecine, et lme, qui serait du domaine de lareligion. Ces dignes praticiens sont devenus les prcurseursnaturels du sacerdoce sociocratique , dans la mesure o ils manifes-

    AUGUSTE COMTE ET LA PSYCHIATRIE 279

    1. A. Comte, Systme de politique positive, t. II, op. cit., p. 458.2. Ibid., t. IV, p. 30. Sur cette doctrine du cerveau social , voir Jean-Franois Braunstein,

    Antipsychologisme et philosophie du cerveau chez Auguste Comte , Revue internationale dephilosophie, 1, 1998.

    3. Lettre Audiffrent du 12 janvier 1855, Correspondance gnrale et confessions, t. VIII, op. cit., p. 5.4. Lettre Audiffrent du 1er novembre 1855, Correspondance gnrale et confessions, t. VIII, op. cit.,

    p. 135.5. Ibid.

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  • tent leurs aspirations sociales et leurs tendances synthtiques : ilssont le meilleur appui du positivisme naissant 1. Comte espre queson disciple mdecin Georges Audiffrent offrira le premier typedun mdecin assez rgnr pour se transformer en digne prtre delHumanit 2. Laction de ces mdecins positivistes permettra dedvelopper les facults altruistes dont la phrnologie a montrlexistence et limportance dans le cerveau : la sociabilit est ainsifonde en nature, dans le cerveau humain. Si la mdecine rintgreainsi le domaine sacerdotal du positivisme religieux, lhistoire dela mdecine sera boucle : partie de la mdecine sacerdotale delgypte ancienne, la mdecine finira par le sacerdoce sociocratique.

    En ce sens, la mdecine annonce cette science finale ,apparue dans le Systme de politique positive, quest la morale : la mde-cine finira par rentrer dans la morale, dont elle est normalementinsparable 3. Dabord parce que, comme la morale, la mdecinetend combiner biologie et sociologie. Ainsi, le trait de moralepositive , que Comte avait prvu de publier en 1859 sous le titre deTrait de morale thorique, devait porter pour lessentiel sur la mdecine,avec un premier chapitre sur le tableau crbral et un chapitremoyen consacr une thorie gnrale de lhomme en sant et enmaladie . Ensuite, parce que la mdecine, comme la morale, est tout la fois thorique et pratique : Au fond, la mdecine est toujoursreste, comme la morale, rebelle toute vaine sparation entre lathorie et la pratique. 4 Enfin, parce que la mdecine, comme lamorale, prsente loriginalit, et la difficult, de recourir des pro-cds gnraux dans des cas spciaux 5.

    Comte met galement beaucoup despoir dans laction politiquedu mdecin synthtique , ni rtrograde ni rvolutionnaire. Le

    280 No 2 LES MALADIES MENTALES

    1. Systme de politique positive, t. IV, op. cit., p. 427.2. Lettre Audiffrent du 21 dcembre 1854, Correspondance gnrale et confessions, t. VII, op. cit.,

    p. 283.3. Lettre Audiffrent du 2 septembre 1855, Correspondance gnrale et confessions, t. VIII, op. cit.,

    p. 112.4. Ibid.5. A. Comte, cit par Eugne Robinet, Notice sur luvre et la vie dAuguste Comte, Paris, Dunod,

    2e d., 1864, p. 317.

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  • mdecin rgnr pourra prcher la doctrine positiviste dans les cam-pagnes et remplacer ainsi le prtre ou le matre dcole : Comteexalte le rle du digne mdecin, surtout rural, entre le cur catho-lique et le magister sceptique, quil doit savoir tenir en subalterne,mais paternellement, en utilisant leurs influences respectives, daprsune conduite aussi sympathique que synthtique, comme conseillernaturel du maire 1.

    Ce nest en effet gure quauprs des mdecins que la prdicationpositiviste rencontra un certain succs2. Comte lui-mme en taitconscient lorsquil notait quil faut regarder les mdecins, surtoutfranais, comme la seule classe o le positivisme comporte des succsvraiment collectifs 3. Comte projetait de sadresser encore plus direc-tement aux mdecins : il avait prvu de publier en 1862 un Appel auxmdecins, qui sera ralis aprs sa mort par son disciple Audiffrent, quiestime lui aussi que les vrais mdecins se trouvent appels spciale-ment, par la nature de leurs fonctions, diriger la transition actuelleet mettre fin lanarchie moderne 4. Parmi ces mdecins, oncompte de nombreux psychiatres ou criminologues, comme Audif-frent, Paul Dubuisson, mdecin chef Sainte-Anne, Eugne Smerie,Alexandre Lacassagne, professeur de mdecine lgale Lyon, ouAntoine Ritti, mdecin Charenton. Mais ce succs collectif dupositivisme ne dura gure.

    On se souvient que Michel Foucault, dans lHistoire de la folie, ren-dait le positivisme responsable du silence qui se fait sur la folie audbut du XIXe sicle, avec la naissance de l asile positiviste : il

    AUGUSTE COMTE ET LA PSYCHIATRIE 281

    1. Lettre Audiffrent du 2 septembre 1855, Correspondance gnrale et confessions, t. VIII, op. cit.,p. 113.

    2. Selon W. M. Simon (European Positivism in the Nineteenth Century. An Essay in Intellectual History,Ithaca, Cornell University Press, 1963, p. 69-70), il y a dans le groupe positiviste organis49 mdecins, 51 artisans et ouvriers, 26 fonctionnaires, 23 officiers, 20 juristes, 17 ingnieurs,12 professeurs.

    3. A. Comte, Lettre Audiffrent du 29 janvier 1857, Correspondance gnrale et confessions, t. VIII,op. cit., p. 395.

    4. G. Audiffrent, Appel aux mdecins, Paris, Dunod, 1862, p. 151.

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  • apprciait que Freud ait repris la folie au niveau de son langage ,reconstituant un des lments essentiels dune exprience rduite ausilence par le positivisme 1. On remarque pourtant que Comte esttrs disert sur la question de la folie, peut-tre dailleurs pour ne paslentendre vraiment, dans la mesure o cette folie est toujours iden-tifie ltat normal. Il est curieux de noter que Foucault et Comte serfrent ici tous deux Cervants. Cest ce quavait not GeorgesCanguilhem : Les doigts dune seule main suffisent pour compterles philosophes qui ont reconnu au Don Quichotte de Cervants laporte dun vnement philosophique. notre connaissance ils sontdeux, Auguste Comte et Michel Foucault. Sil avait crit une histoirede la folie il aurait pu le faire , Comte y aurait fait place Cervan-ts, car il sest rfr plus dune fois Don Quichotte pour dfinir lafolie comme excs de subjectivit et passion de rplique aux dmentisde lexprience par incessante complication des interprtations quellepeut recevoir. 2 Mais, alors que pour Comte le personnage de DonQuichotte illustre la variabilit historique de la raison, il est lemeilleur exemple de la radicale altrit de la folie selon Foucault : Chez Cervants ou Shakespeare, la folie occupe toujours une placeextrme en ce sens quelle est sans recours. Rien ne la ramne jamais la vrit et la raison. 3 Comte, dont la folie est avre, tente, detoutes ses forces, de rintgrer la folie dans la raison, sans pourtant yparvenir vritablement. Foucault essaie une autre mthode, quiconsiste exclure radicalement la folie de la pense, et qui est sansdoute plus efficace.

    282 No 2 LES MALADIES MENTALES

    1. M. Foucault, Histoire de la folie lge classique (1972), Paris, Gallimard, 1978, p. 360.2. G. Canguilhem, Mort de lhomme ou puisement du cogito ? , Critique, t. XXIV, no 242,

    juillet 1967, p. 599.3. M. Foucault, Histoire de la folie lge classique, op. cit., p. 50. Shakespeare est en effet aussi pr-

    sent au cur des deux apprciations divergentes de la folie que procurent Comte etFoucault.

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