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L'ÉCRITURE EST UN VOIR. CONSTRUCTION DU PSYCHIQUE Céline Masson ERES | Cliniques méditerranéennes 2005/2 - no 72 pages 281 à 298 ISSN 0762-7491 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-cliniques-mediterraneennes-2005-2-page-281.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Masson Céline, « L'écriture est un voir. Construction du psychique », Cliniques méditerranéennes, 2005/2 no 72, p. 281-298. DOI : 10.3917/cm.072.0281 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour ERES. © ERES. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 94.209.194.136 - 13/12/2012 15h59. © ERES Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 94.209.194.136 - 13/12/2012 15h59. © ERES

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L'ÉCRITURE EST UN VOIR. CONSTRUCTION DU PSYCHIQUE Céline Masson ERES | Cliniques méditerranéennes 2005/2 - no 72pages 281 à 298

ISSN 0762-7491

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-cliniques-mediterraneennes-2005-2-page-281.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Masson Céline, « L'écriture est un voir. Construction du psychique »,

Cliniques méditerranéennes, 2005/2 no 72, p. 281-298. DOI : 10.3917/cm.072.0281

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Distribution électronique Cairn.info pour ERES.

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Céline Masson

L’écriture est un voir Construction du psychique

« Une écriture, comme le rêve lui-même, peut-être figurative, elle esttoujours, comme un langage articulée symboliquement […] 1. »

« […] l’inconscient est structuré comme un langage, seulement c’est unlangage au milieu de quoi est apparu son écrit. […] « l’archiécriture », l’écri-ture qui est là depuis toujours dans le monde 2… »

Dans son livre sur Ibsen, Binswanger écrit que « l’écriture est en fait unvoir » et que le poète est celui qui voit en avance « les formes anthropolo-giques 3 ». Il me paraît important de reprendre cette proposition et d’en fairela problématique de cet article. En quoi l’écriture est-elle un voir, en quoi per-çoit-elle les images des objets par la vue et comment ce mode de perception(la vue) contribue-t-il à la construction d’un appareil psychique ? Noussavons avec Freud que l’écriture qui reçoit le mieux les formations de l’in-conscient (formation est pris dans son sens géologique) est celle qui apparaîtau rêveur, à savoir l’écriture figurale des rêves. Cette écriture n’est pas si éloi-gnée de celle du poète, écriture qui est en soi un véritable petit appareil

Cliniques méditerranéennes, 72-2005

Céline Masson, psychologue-psychanalyste (Maison d’enfants de l’OSE), maître de conférences à l’Uni-versité Paris 7, Centre de recherches médecine et psychanalyse (École doctorale de recherches en psycha-nalyse), 107 rue du Fbg Saint-Denis, BP 120, 75463 Paris cedex 10. 1. J. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 470.2. J. Lacan, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Séminaire de 1971, publication hors com-merce, Association freudienne internationale, p. 90-91. 3. Binswanger parle justement de « régions non claires » qui « sont amenées à la lumière ». Ilécrit : « […] la création artistique est une marche productive aventureuse, incertaine, pour sortirde la non-clarté insupportable de l’existence et entrer dans une existence supportable éclairée.La forme spécifique d’éclairement de l’existence par l’art, c’est la forme artistique ou esthétique[…] », L. Binswanger, dans Henrik Ibsen et le problème de l’autoréalisation dans l’art (Henrik Ibsen unddas Problem der Selbstrealisation in der Kunst), trad. de l’allemand par Michel Dupuis, postface deHenri Maldiney, De Boeck Université, Bibliothèque de pathoanalyse, Bruxelles, 1996, p. 25-26.

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optique à voir les « formes anthropologiques ». Ce qu’il voit par l’écriture est,me semble-t-il, ses propres formations inconscientes qui viennent au jour, ouà la lumière des mots du texte. Tentons de définir dans un premier temps cequ’est une « forme anthropologique ».

VOIR LES « FORMES ANTHROPOLOGIQUES »

Revenons à Larmack qui, à partir de 1800, propose une théorie de latransformation des espèces que l’on peut résumer par deux principes : lanature a produit successivement toutes les formes vivantes en commençantpar les plus simples et en terminant par les plus compliquées et d’autre part,les animaux et les plantes en se répandant à la surface du globe se sont trouvéplacés dans des circonstances différentes, ce qui leur a donné des habitudesdifférentes et a modifié leur organisation en conséquence (c’est ce qu’onappellera plus tard l’hérédité des caractères acquis). Cette notion de « forme »qui désigne rappelons-le, l’apparence, l’aspect visible, les contours d’un objetest corrélative du vivant. Maïmonide écrit au XIIe siècle que la matière ne sau-rait exister sans forme, de même qu’une forme physique qui naît et périt nepeut exister sans matière : « Donc, la naissance et la destruction des éléments,ainsi que de tout ce qui naît de ces derniers et s’y résout en périssant, suivent(en quelque sorte) un mouvement circulaire […] 4. » Pour lui, la matière esten mouvement à travers les formes qui lui surviennent successivement.

Un organisme vivant est avant tout une forme en formation c’est-à-direen perpétuel mouvement. Une forme vivante est une forme qui se modifie,change d’aspect, évolue : c’est le propre même du vivant. Qu’est-ce qu’alorsune forme anthropologique ? C’est une forme modifiée par le temps qui luttepour l’existence 5 en préservant, si nous nous référons à Darwin, les variationsqui lui seront avantageuses dans son milieu de vie soumis lui à des varia-tions. Cette sélection naturelle, répétée sur un grand nombre de générationsaboutit à la production de nouvelles formes. Les formes subissent des modi-fications puisqu’elles sont, et c’est aussi ce qui les caractérise, en contact avecun milieu. Si nous déplaçons ce modèle de la formation des formes nouvellesà la nature psychique, nous pourrions alors dire que les formes psychiquesanthropologiques sont des formes survivantes de formes soumises à unmilieu en continuel remaniement : ce milieu est la mémoire, réceptacle des

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4. M. Maïmonide, Le guide des égarés, traduit de l’arabe par Salomon Munk, Éditions Verdier,Paris, 1979, p. 184. 5. Se référer à C. Darwin, L’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle ou la préservation desraces favorisées dans la lutte pour la vie, traduit de l’anglais par Edmond Barbier, GF Flammarion,Paris, 1992.

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formes les plus anciennes. Et dans la mémoire, rien ne se perd. Les formes lesplus anciennes vont être modifiées au contact des formes qui arrivent. Lesformes les plus anciennes, les formes anthropologiques sont celles quidemeurent et qui sont convoquées par certaines activités comme l’écriturepour produire de nouvelles formes : formes esthétiques par exemple. Cesformes sont des formes qui voient en avant (en se présentant, darstellen) dufait même de leur nature (le psychique et sa puissance scopique). Elles fontsortir l’image graphique d’une image vivante d’un réel en ce sens que cesformes « grammatiques » (du grec gramma, lettre, écriture) possèdent un pou-voir du trait et des ressources figuratives voire visionnaires d’une épure. Cequi fait dessin, ce sont les grandes lignes de formes qu’il s’agit de transcriredans un logos esquissant et sans précision littérale. Avant le trait et la lettre, ily a une figure en formation, un dessin psychique, lieu « autoptique » commedirait Pierre Fédida, de la parole d’avant la lettre, c’est-à-dire celle de l’infans.C’est dans la parole que seront perceptibles les tracés invisibles qui ne sontautres que les gestes corporels anticipant la lettre. La potentialité de figura-bilité (visualisation des formes anthropologiques) est présente avant laparole mais ne sera véritablement active qu’à partir du moment où le sujet sedéploiera dans la parole. La parole comme d’ailleurs l’écrit poétique sont for-mateurs de figures, les mots étant une projection d’images visuelles,d’images vues de la chose. L’appareil psychique a pour fonction de voir enavance pourrait-on dire les formes d’avant les formes, ces formes anthropolo-giques constitutives de la mémoire de l’infantile et d’une histoire humaine.

L’ÉCRITURE EST UN VOIR : LES PREMIÈRES TRACES

L’écriture prend sa source dans un acte de volonté, un désir de commu-niquer. Les Sumériens mettent en place un système sémiotique qu’ils carac-térisent comme « l’art du scribe, la tablette irisée de signes d’écriture, lecalame et le « moule (?) à tablettes 6 ». Le sumérien dispose de deux verbespour dire l’acte d’écrire : sar, « aller vite et droit » et hur « tracer des traits,dessiner » : « Le premier entre dans le mot composé dubsar, « scribe » ; lesecond évoque, certes, le geste du scribe, mais il dit surtout, tout au longd’une tradition plusieurs fois millénaire, le tracé des lignes de la main ou leprésage que les dieux inscrivent sur un support 7. » Levi-Strauss indique queles Nambikwara se servent d’un mot pour désigner l’acte d’écrire qui est« faire des raies ». Le grec gráphein, « écrire » a pour équivalent l’anglais to

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6. Cité par J.-J. Glassner, Écrire à Sumer. L’invention du cunéiforme, Paris, Le Seuil, avril 2000, p. 140. 7. Ibid., p. 140.

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carve, « graver, sculpter », le latin scribere est à rapprocher du grec skariphas-tai, « gratter, graver ». Glassner nous dit que ces faits comparatifs vont dansle sens de hur pour dire écrire au 4e millénaire en Mésopotamie. Ce qui nousmène à penser les rapports entre le scriptural et le pictural et l’écriture est uneexpérience de tracé de traits et des relation entre les traits (Derrida). LesSémites de Mésopotamie (les akkadiens) choisissent des mots désignant « ali-gner, tracer des lignes », font usage d’autres mots qui peuvent avoir le mêmesens, « effleurer », « scarifier, inciser », « estampiller » ou « imprimer ».

L’écriture nécessite un support, une surface pour s’inscrire et représen-ter des signes ; celle-ci se déplace et se présente pour sa lecture. Pour lesMésopotamiens, le véritable papier est l’argile même s’ils connaissent les ins-criptions sur pierre ou métal ou l’emploi du parchemin, les tablettes de boisenduites ou non de cire, l’écorce ou le papyrus. Dès lors qu’elle a été inscrite,elle est séchée au soleil ou cuite au four. La matière du support donner sensà la forme que les signes graphiques adoptent. Les premiers textes sont écritssur de l’argile, la pierre étant réservée à l’enregistrement d’événementsimportants. L’association entre le signe et la tablette remonte à la genèsemême de l’écriture. Les Mésopotamiens se servent pour écrire d’une tige deroseau appelé un calame dont une extrémité se présente sous forme cylin-drique, l’autre étant taillée en biseau. L’écriture cunéiforme naît de « la diffi-culté de reproduire sur de l’argile fraîche des tracés sinueux et de la nécessitéconjointe de briser les contours des signes en traits et en segments qui sontautant de petites incisions rectilignes amorcées par une tête triangulaire, brefde la meilleure adéquation du calame à la matière du support 8 ».

L’alphabet hébraïque présente trois différentes formes d’écriture : l’écri-ture assyrienne, dite sacrée (ktav achouri) ; chaque lettre est interprétée par leskabbalistes en fonction de sa forme, de sa valeur numérique et de son imageoriginaire qui a été préservée par le nom même de la lettre (par exemple lealeph (correspondant au A) a une forme d’homme qui marche, son image estla tête de taureau et désigne la force, l’énergie, l’être humain…, le bèt (B) signi-fie maison et désigne l’intériorité, l’accueil, le couple, l’intimité, etc.). Laseconde écriture est l’écriture cursive qui est utilisée pour écrire rapidementet pour les textes non liturgiques. Cette dernière vient d’une écriture plusancienne appelée protosinaïtique : cette troisième forme d’écriture, la plusancienne date de l’époque où les lettres étaient constituées par des images. Lasimplification de cette écriture a donné ce que l’on nomme ktav ivri ou écri-ture hébraïque. Les kabbalistes se réfèrent souvent à l’image de la lettre. Cettealphabet originaire a été découvert en 1904-1905 par un archéologue anglais

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8. Ibid., p. 159. Souligné par nous.

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lors des fouilles de Sérabit-El-Khadem, dans le désert du Sinaï. Cet alphabetdérive des hiéroglyphes égyptiens et note une écriture sémitique qui corres-pond à la fin de l’esclavage des Hébreux en Égypte. Cette écriture proto-sinaïtique se compose de pictogrammes (dessins) qui ont une valeur deconsonne. De cette écriture dérivent l’écriture cananéenne, araméenne,paléohébraïque et hébraïque, le nabatéen, l’écriture grecque, arabe, le latin etl’étrusque jusqu’à nos alphabets modernes. La découverte de cette écriture etnotamment ce lien lettre-image consiste dans l’importance d’une mémoired’image qui sous-tend chaque lettre et chaque mot. Il existe une forme gra-phique originaire des lettres, une forme-image entre le pictogramme et lesigne. Dès lors la lettre contient une mémoire picturale.

L’ÉCRITURE SUMÉRIENNE, PREMIER SYSTÈME DE SIGNES

Comment les signes naissent ? D’un rapport entre la marque et la chosequ’elle représente. L’écriture première dispose de deux moyens pour sa réa-lisation, l’imitation et la convention. Les sumériens commencent par inven-ter une sémiologie, des signes qui sont des formes physiques matériellesqu’ils nomment mul, gù. sum ou santak (idée d’impression, « frapper, estam-piller, imprimer » sur la surface de l’argile. Pour la notation des nombres quiest la plus ancienne, sur le plan graphique, les inventeurs posent deux signes,une encoche et un cercle. Les sumériens dessinent aussi des objets concrets,comme les parties du corps humain ; ces représentations sont de trois sortesselon qu’elles reproduisent l’objet entier, une partie de celui-ci ou qu’elles enoffrent une image abrégée : la majorité des signes sont simplifiés et schéma-tisés. Par ailleurs, ils dessinent des signes qui ne présentent aucun rapportavec le réel et se distinguent par un haut degré d’abstraction (conventions).Ils manipulent ces signes en les associant dans des combinaisons variéespour créer d’autres signes. Ils jouent de la position d’un signe en l’inclinant,le couchant pour créer un signe nouveau. Une surcharge (hachures, traitsenchevêtrés) suffit à créer un signe en opérant une légère modification sur unsigne primitif (trait unique, traits parallèles, pointillés, cercles épais). En com-binant hachures et traits, plus d’une trentaine de signes peuvent être créés(soit par doublement d’un même signe par superposition ou imbrication soitpar triplement d’un signe primitif, par association de deux signes primitifsdifférents, ou encore juxtaposition de trois signes primitifs différents, ouimbrication de deux ou plusieurs signes primitifs). Cependant, ce quiimporte au-delà de la « substance » (Helmslev) des signes, c’est leur valeuret le sens qu’ils ont dans les processus de création. Les Sumériens invententdes pratiques qui vont leur permettre de rendre ces signes signifiants.

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Les Sumériens commencent par représenter le réel. Avant de dessinerune chose, il s’agit d’abord de l’identifier et la nommer, l’isoler de soncontexte et l’élaborer en concept. L’écriture révèle cette activité de pensée quisuppose un véritable travail sur la chose en ce sens qu’il n’y a pas une écri-ture aléatoire des choses reproduites (par exemple la tête seule sert à repré-senter un mammifère). Dans les productions de signes, les Sumériensmélangent des dessins « réalistes » à des dessins « abstraits » et leurs « pic-togrammes-signes » sont souvent des représentations analogiques des objetsqu’ils nomment. La ressemblance passe dès lors au second plan, ce sont lesprocédés de la métaphore et de la métonymie qui priment. Les chercheursobservent que les signes de l’écriture sumérienne sont des logogrammespolysémiques et traduisent en un langage visible plusieurs mots de lalangue. Les Sumériens, d’après Glassner, n’ont pas pour objectif d’imiterd’emblée la réalité avec laquelle ils entretiennent une relation médiée par ungrand nombre de puissances. Leur préoccupation n’est pas de comparer unsigne et une chose pour savoir si le premier est la représentation de laseconde mais « d’établir la validité de ressemblances instituées, car les signesd’écriture sont les marques visuelles d’analogies invisibles 9 ». Ce quiimporte, c’est le sens de leur désignation : « Tout repose donc sur les moti-vations qui assurent la validité des similitudes. Motiver, c’est jouer de la simi-litude pour chercher le sens 10. »

L’écriture s’établit sur des signes visibles et les archéologues pensentparfois que les signes d’écriture sumérienne sont commun au scribe et à l’ar-tiste et suggèrent que des signes isolés qui ressembleraient à des futurs signesd’écriture peuvent en être les préfigurations (exemples d’un triangle pubien,têtes d’un bœuf et d’une vache reproduites à l’identique dans le corpus dessignes d’écriture et dans celui des arts figuratifs). Il semblerait qu’il existe desreprésentations communes à différents systèmes sémiologiques et le présup-posé est que les signes d’écriture sont créés par imitation de choses vues.Cependant, « ce serait une erreur de croire que les inventeurs de l’écriture secontentent de puiser dans des collections d’images pour en concevoir lessignes graphiques, car l’écriture ne peut se développer à partir du seul des-sin ou de la seule représentation figurée. Le fait de créer un système de signes[…] implique une opération mentale de captation et de motivation qui, lors-qu’il s’agit d’une marque inspirée d’ailleurs, consiste nécessairement à latransformer 11 ». Il s’agit de distinguer le dessin en tant que marque visuelle

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9. Ibid., p. 201-202. 10. Ibid., p. 202. 11. Ibid., p. 223.

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et spatiale et la valeur qu’il acquiert quand il est intégré dans le systèmed’écriture. Le geste intéressant l’une et l’autre pratique est celui de tracer destraits. L’écriture s’origine de cette mise en lien ou association entre le signevisuel (la figure) et la langue (le mot) et ce désir de visualiser ce qui reste pliédans l’image. A Sumer, écrire consiste à dessiner la figure et le mot, atteindrele mot par la figure. L’écriture permet le détachement des mots du signevisuel, elle est alors un autre langage. Toutefois, dès son invention, le systèmed’écriture appartient au monde de l’image ainsi qu’à celui de la langue touten ayant le souci de l’advenue du signe graphique dissocié alors du dessin.

VERS UN « LANGAGE “MYTHOGRAPHIQUE” » : CONSTRUCTION D’UNE MÉMOIRE

L’écriture se singularise par rapport aux différentes techniques inventéespar l’homme car son apprentissage se fait par la parole et suppose une dis-tance réflexive. Deux hypothèses existent concernant la fonction de l’écrituredans la société au moment de son invention. La première (V.G. Childe) l’en-visage comme un outil comptable à visée économique et administrative.L’écriture est alors la réponse à une nécessité de gestion au service du pro-grès de la civilisation urbaine. Elle servirait alors à compter et comparer desquantités, à noter la présence d’objets physiques. La seconde hypothèse suitla proposition de J. Derrida pour lequel la genèse de l’écriture serait liée à« l’inquiétude généalogique » et au besoin de « classification sociale » étantdonné que la mémoire orale connaît des limites dont l’écriture permet des’affranchir.

De véritables récits vont être mis par écrit qui ont pour but de légitimerleurs auteurs. Ces récits écrits donnent à voir une mise en forme d’événe-ments qui doivent être retenus, en somme ces écrits contribuent à la construc-tion d’une mémoire. Ils sont aussi l’occasion d’énumérer des généalogies etd’établir un lien avec les ancêtres. Dès son invention, l’écriture appartient aumonde de l’image mais se plie à la rigueur abstraite des signes linguistiques.

L’évolution des écritures linéaires depuis les écritures suméro-akka-diennes (moins 3000), le phénicien (écritures de consonnes), l’alphabet grec,fait traverser les étapes de la représentation réaliste d’un objet pour traduirele mot qui s’y réfère, de la représentation similaire pour transcrire dansd’autres mots le son équivalent suivant le système rébus, de la simplificationqui fait de l’objet un symbole phonétique et de leur assemblage pour trans-crire des sons en associant des lettres. La main inaugurait un rôle dans lacréation d’un mode d’expression graphique équilibrant le langage verbal. Lamain devient ainsi créatrice d’images, de symboles pas forcément dépendantdu langage verbal. C’est à cette étape que se constitue ce que Leroi-Gourhannomme un langage « mythographique » car la nature des associations men-

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tales qu’il suscite est d’un ordre parallèle à celui du mythe verbal. À l’origine,l’écriture conserve une vision pluri-dimensionnelle. Elle est capable de sus-citer des images mentales plus précises. Quand la figuration graphique appa-raît, la main a son langage qui se rapporte à la vision, la face à l’audition. Lelangage écrit se subordonnera au langage verbal, phonétique et linéaire. Ledualisme verbal-graphique disparaît et l’homme dispose d’un appareil lin-guistique unique qui servira d’instrument d’expression et de conservation dela pensée. L’écriture n’est plus qu’un moyen d’enregistrer phonétiquement ledéroulement du discours en éliminant les images qui lui étaient associéespour plus d’efficacité. L’écriture tend alors vers un resserrement des imageset une linéarisation des symboles.

Parmi les signifiants dits archaïques, on peut évoquer les pictogrammesde Piera Aulagnier (1981) qui a initié les recherches sur les processus origi-naires. À cette étape très précoce du développement s’opère un décollemententre sujet et objet. En effet, au début de la vie psychique, le dedans et ledehors, le moi et non-moi mais aussi le corps et son image ou sa représenta-tion ne sont pas distingués. Le pictogramme fait intervenir la dialectiqueentre la zone sensorielle et l’objet cause de l’excitation. Aulagnier a analyséles rapports de complémentarité entre la zone et l’objet, la fonction autore-présentative des pictogrammes et l’illusion selon laquelle toute zone auto-engendre l’objet qui lui est conforme. Dans son livre La violence del’interprétation 12, elle propose de considérer l’activité psychique au regard del’activité de représentation. Elle écrit ceci : « Par activité de représentation,nous entendons l’équivalent psychique du travail de métabolisation propre àl’activité organique. Ce dernier peut se définir comme la fonction parlaquelle un élément hétérogène à la structure cellulaire est rejeté ou, à l’in-verse, transformé en un matériau qui lui devient homogène 13. » Dans le casdu travail psychique de métabolisation, l’équivalent du « corps physique »est un « élément d’information ». Le but de la représentation (activité propreau psychisme) est de métaboliser en un élément homogène à la structure dechaque système, un élément de nature hétérogène. La notion d’élémentdésigne deux sortes d’objets, à la fois ceux dont l’apport est nécessaire aufonctionnement du système et ceux dont la présence s’impose au système.Pour Aulagnier, l’activité psychique est constituée par l’ensemble de troismodes de fonctionnement ou processus de métabolisation : le processus ori-ginaire au niveau d’un espace originaire (représentation pictographique oupictogramme, instance : le représentant), le processus primaire au niveau d’un

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12. P. Aulagnier, La violence de l’interprétation. Du pictogramme à l’énoncé, Paris, PUF, coll. « Le filrouge », 1975, 5e éd. 1995, 363 p. 13. Ibid., p. 25-26.

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espace primaire (représentation phantasmatique ou le phantasme, instance :le phantasmant ou metteur en scène) et le processus secondaire au niveaud’un espace secondaire (représentation idéique ou énoncé, instance : l’énon-çant ou le Je). Ces trois processus apparaissent et sont actifs à partir dumoment où la psyché prend connaissance d’une propriété de l’objet extérieurà elle : « L’information que l’existence d’un hors-psyché impose à cette der-nière continuera à être métabolisée en trois représentations homogènes à lastructure de chaque processus 14. » Les « objets » psychiques issus de l’origi-naire sont aussi hétérogènes à la structure du secondaire que l’est la structuredes objets du monde physique que le « Je » rencontre. Toute représentationconfronte à une « mise-en-forme » de la relation imposée aux élémentsconstitutifs de l’objet représenté et mise-en-forme de la relation présenteentre le représentant et le représenté. « Connaître le monde équivaut pour leJe à se le représenter de manière à ce que la relation liant les éléments qui enoccupent la scène lui soit intelligible 15. » L’activité de représentation devientpour le Je l’équivalent d’une activité d’interprétation. Le processus originairefonctionne à partir du postulat de l’auto-engendrement, le primaire à partirdu postulat que tout existant est un effet du tout-pouvoir du désir de l’Autreet enfin le secondaire à partir du postulat que tout existant a une cause intel-ligible dont le discours pourrait donner connaissance. Pour ces trois proces-sus, la visée de l’activité de représentation est de métaboliser un matériauhétérogène de manière à ce qu’il puisse prendre place dans une représenta-tion. La psyché est plongée d’emblée dans un espace hétérogène et la situa-tion de rencontre est ce qui lui permet d’éprouver la différence et ce sont leseffets de cette rencontre qui la constituent.

LE RÊVE, UNE ÉCRITURE DU VOIR

C’est bien le rêve qui a permis de rapprocher écriture et psychanalyse.Le rêve comme écriture figurative avant tout dit Freud et « langage articulésymboliquement ». Le rêve est le « lieu d’éclosion des images » (Bonnefoy) etpour John E. Jackson il est « ce moteur, cette énergie imaginante sans laquellel’art ou la littérature n’existeraient pas ». Le rêve comme « écriture du voir »nous interroge sur la fonction même de la vue car en contrepoint d’un projetconscient qui organise une œuvre et qui use notamment du voir, il est cettepart de l’involontaire, du non su, du non vu qui n’en contribue pas moins. Etle rêve comme écriture et métaphore de l’œuvre amène nécessairement à

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14. Ibid., p. 27. 15. Ibid., p. 28.

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questionner cette tension entre ombre et lumière, su-non su, conscient etinconscient. Et c’est cette tension entre l’ombre et la lumière qui contribue àla formation des figures et à leur dramatisation. Si le rêve est, selon la formulefreudienne consacrée, la voie royale qui permet d’accéder à l’inconscient, ellel’est d’autant plus qu’elle est une voie d’écriture (je le répète figurative) quidonne comme le poète, les formes survivantes dans ce clair-obscur sommeil durêve. Les formes visuelles viennent dans le sommeil du rêve en relevantcomme le miroir courbe pour l’anamorphose, la vie psychique inconsciente.Le rêve est ce support visuel des formes, une mise en figures (Darstellung)d’un « présent réminiscent » (Fédida) qui témoigne de la fonction d’un appa-reil psychique optique. Le rêve est ce virtuel visuel dont parle Freud (car il estun objet de perception interne) qui est une écriture même en tant que pro-cessus (utilisation de motifs, de scènes…) et non en tant qu’événement. Lerêve voit donc ce que le rêveur ne voit pas lui-même à l’état de veille maisn’oublions pas que c’est justement avec ce qu’il croit ne pas voir qu’il fabriqueson rêve (même si le motif scopique est déformé par le travail du rêve). Etc’est le « ne pas voir » qui me paraît être la matière première de son voir vir-tuel en rêve. L’écriture du rêve est une écriture négative, une écriture d’unnon-voir, une restitution par l’écriture d’une hallucination négative (je n’aipas vu ce qui se montre) et qui devient une réalisation hallucinatoire de désir(donc son envers, son autre face). Le rêve est, non pas l’envers du visible maisl’autre face du non visible dans le visible, il revisibilise ce qui s’absente dansle jour. En ce sens, il est l’écriture des formes diurnes, absentéisées du champscopique, dans la nuit. Présence de l’image et conflictualité pulsionnelle quiprovoque une projection sur écran de figures dramatisées. La figure porteabsence et présence, elle est en continuel mouvement et c’est bien la plasti-cité de cette figure qui est caractéristique du matériel du rêve. Cette figure atoute la potentialité d’une mise en scène c’est-à-dire d’une dramatisation.Apparition phanique de ce qui n’est encore que la figure de l’objet présent-absent et c’est dans la lumière même de cette apparition que se joue toutel’intensité de la scène. Intemporalité et superposition d’images qui sollicitentla mémoire vive du rêveur qui en fait un lecteur recréatif de sa propre histoire.L’écriture du rêve nous montre qu’il y a quelque chose de plus archaïque queles impressions sensorielles et qui est cette capacité scénique qui engage unsujet – le rêveur – sur la scène de son histoire c’est-à-dire sur la scène des évé-nements qui arrivent. En ce sens, le rêve est une phénoménologie des événe-ments dramatisés optiquement. Elle donne une importance au visuel carl’image porte en elle-même le pouvoir symbolique de la représentation dechose. C’est la chose qui l’emporte sur le mot, le visuel sur la parole afin d’in-tensifier le pouvoir de la figure et notamment des figures de mort. La mise enfigures est dénaturation des mots comme si la mémoire infantile qu’elle solli-

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citait vivement dans le rêve s’opticalisait produisant cette dimension ana-chronique. Ce texte du rêve est à la fois écriture et lecture d’un événemententendu/vu rendu vu et fort de sa dimension immédiate (synchronie) etparadoxale (travail de la condensation et du déplacement).

Le rêve est donc une écriture du voir au sens où il dévoile, révèle, étantpourvu d’une fonction pédagogique au service d’une visée scientifique.Monique Schneider écrit : « L’illusion panoramique – illusion d’un regardpouvant plonger au sein d’un paysage que ses opérations visuelles laisse-raient intact – se profile d’ailleurs, métaphoriquement et symboliquement, àla fois dans un des points culminants de L’interprétation des rêves et dans cer-taines particularités concernant la production du rêve princeps, le rêve de“l’injection faite à Irma”. Au moment où Freud débouche hors du tunnel quereprésente la pénétration dans le labyrinthe associatif entourant le rêved’Irma, il a directement recours à la métaphore du panorama pour exprimerla position qu’il vient de faire sienne 16 […]. » Rappelons-nous que lorsqueFreud imagine une inscription gravée dans le marbre, destinée à célébrer sadécouverte, il écrit : « Ici se dévoila le 24 juillet 1895 au Dr Sigmund Freud lesecret du rêve. » En somme, c’est encore la métaphore de la vision quidésigne le mieux le travail de l’interprétation. Il est intéressant de noter quel’œil et la vision sont des motifs très fréquents des « grands » rêves de Freudprésentés sous forme d’aveugles, de cyclopes, du père opéré d’un glaucome,des ophtalmologues qui privent Freud de sa découverte sur les propriétésanesthésiantes de la cocaïne utilisée en chirurgie oculaire. Et un nombreconséquent des rêves que Freud choisit d’analyser ont trait à la vision. C’estle cas de « Mon fils myope », « On est prié de fermer les yeux/un œil » (rêvequi surgit au moment de la mort de son père où ce dernier apparaît sous lestraits d’un homme « aveugle, en tout cas d’un œil »), ou encore « Père, nevois-tu pas que je brûle 17 ? ». On peut aussi noter que Freud fait un usagefréquent du verbe übersehen (über, au-delà et sehen, voir) : d’une part c’estembrasser du regard, avoir une vue d’ensemble et d’autre part, ne pas voir,fermer l’œil sur quelque chose. Cette double acception indique que l’on passeaisément d’une vision d’ensemble à un aveuglement complet et inversement.Céder sur le voir en sachant précisément qu’il y a là une chose importante àvoir qu’il vaut mieux ne pas voir. En somme, ne pas voir est encore unemanière de voir par défaut, en biffant la chose à voir, en l’ignorant (fermerl’œil). Voir et ne pas voir ne sont pas deux actes contradictoires mais sont

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16. M. Schneider dans « Père, ne vois-tu pas… », Le père, le maître, le spectre, L’interprétation desrêves, Denoël, Paris, 1985, p. 9. 17. M. Schneider, op. cit.

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deux attitudes différentes face au désir de connaissance. Pour connaître il nefaut pas toujours tout voir mais adopter certains points de vue. L’événementde vérité ne surgit qu’au seuil de l’ombre et de la lumière au point de leurimprobable rencontre. L’obscur comme une clarté impratiquable est aussi cepoint de vue sur la chose qu’elle dissimule et qu’elle révèle à la fois. L’aveu-glement rendu par la nuit est une condition du regard en tant qu’il est à venir(et cela de rêves en témoignent) et en tant qu’il sera un regard rendu au jourpar la nuit donc un regard nouveau, revu. On peut dire encore que ce regardlà est le propre du regard des rêves (regard dans la nuit du sommeil mais aujour du rêve). Ce regard est un regard infans, un regard sans mots, advenu àla lumière des rêves. C’est bien par ce jeu de regard/non regard que le rêvese fabrique et l’enfant nu des rêves est celui qui va redonner le regard aurêveur.

L’INCONSCIENT, UNE ÉCRITURE IMAGÉE

« Une image qui ne s’efface pas veut que l’on continue à s’occuperd’elle 18. »

L’écriture ramène les images, les cerne et explore leur consistance. Ellevoit les formes mnésiques et les dispose en un récit qui en dissimule l’origine.Pour pouvoir écrire, il faut pouvoir oublier et faire travailler l’absence. L’écri-ture s’invente dans la nostalgie des formes et les réinvente dans le passé immé-diat. Présent nostalgique des formes non encore visualisables, inconnues etpourtant elles pressent le pas pour entrer dans le champ du connu. Formesparadoxales de confrontation de temporalités hétérogènes qui constituent lamémoire. Ce qui s’écrit c’est du réel. Le texte engendre une organisation del’espace qu’il habite. Cet espace c’est le textuel où s’inscrit le signifiant.

La psychanalyse se réfère en premier lieu à l’écriture qui lui est donnéeà lire, à savoir le texte de l’inconscient. Cet inconscient structuré comme unlangage mais il ne faudrait pas oublier ce que dit Lacan c’est-à-dire commeun langage au milieu de quoi il y a de l’écrit ou plutôt de l’« archiécrit », uneforme d’écriture fondamentale présente chez tout un chacun (même chezcelui qui ne parle pas).

Freud a employé la métaphore du texte pour décrire l’inconscientcomme système de représentations et lieu de l’appareil psychique : ce sont les« traces mnésiques inconscientes » qui s’y inscrivent et s’y ordonnent selonune logique du désir. Ce qui s’écrit, c’est le réel d’un événement libidinal qui

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18. S. Freud, « Psychothérapie de l’hystérie », chapitre 5, dans Études sur l’hystérie, traduit de l’al-lemand par Anne Berman, 1895, Paris, PUF, 1956, 1975, 5e édition, p. 240.

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ne peut s’effacer, réel nécessairement traumatique par son coup de force etson coup de grâce qu’il impose à l’organisation littérale signifiante. La dou-leur ou le plaisir qui surgit suite à cette empreinte du réel démantèle le réseausignifiant qui sert de point d’appui. Le passage du réel met l’appareil psy-chique en crise. Ce qui reçoit cette marque, cette entaille ou brisure c’est la finepellicule qui tapisse le « bloc-note magique » qui servit à Freud de métaphorepour désigner l’appareil psychique. Fine pellicule souple qui reçoit l’em-preinte du réel et sur quoi ça s’écrit, sur quoi s’inscrivent les enregistrements-inscriptions de la trace mnésique inconsciente. C’est le système de traces quiconstitue la surface d’écriture et l’écriture elle-même. Le texte inconscient estconstitutif du corps érogène comme topoi d’éventuelles excitations sexuelles.L’acte d’écrire est une tentative de reproduire ou re-présenter le texte incons-cient. Dans le fantasme, formation inconsciente par excellence, un objet(enfant, pénis, sein) se conjugue à un verbe (battre, manger, dévorer) afin deproduire du texte qui ordonne l’activité libidinale du sujet. Cet objet estindexé au réel et le clivage subjectif ne peut se concevoir que si l’objet est prisdans la coupure même fondatrice du sujet. L’écriture, l’inscription de lettres,tente inconsciemment de reproduire la rupture qu’est l’inscription incons-ciente et réalise ainsi une suture de cette coupure, retissage par le texte de labrisure. La lettre en re-présentant la coupure retravaille le défaut c’est-à-direle référent du texte inconscient qui assure l’ordre libidinal. La lettre vise àprendre la place de l’objet et l’écriture est l’opération qui tente de résoudre lerapport à l’objet en barrant de son trait la faille du réel ou plutôt en la voi-lant. Tout texte s’ordonne comme voilement du défaut et l’acte même d’écri-ture est d’abord une tentative impossible pour maîtriser le texte inconscient.Dans une lettre à Fliess du 15 octobre 1897, Freud écrit : « Sans penser auxintentions conscientes de Shakespeare, je suppose qu’un événement réel apoussé le poète à écrire ce drame, son propre inconscient lui ayant permis decomprendre l’inconscient de son héros 19. »

Dans ses Études sur l’hystérie, texte remarquable par son incursion en celieu stratifié qu’est l’inconscient comme écriture imagée, Freud a saisi l’im-portance de la métaphore qui tourne autour de la chose, s’en approche auplus près et la saisit alors toujours très justement. Dans son texte « Nouvellesremarques sur les névropsychoses-de-défense 20 », Freud aborde un cas deparanoïa chronique 21 d’une femme de 32 ans qui, entre autres symptômes,

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19. S. Freud, La naissance de la psychanalyse, Lettres à Wilhelm Fliess (Aus den Anfängen der Psy-choanalyse, Imago Publishing, London, 1950), Paris, PUF, 1956, 1986 (5e édition), p. 198. 20. S. Freud, « Nouvelles remarques sur les névropsychoses de défenses (Neue Bemerkungen überdie Abwehrneuropsychosen) », 1896, dans Sigmund Freud, Œuvres complètes, vol. III, 1894-1899, tra-duction collective, Paris, PUF, 1989, 1998, p. 121-146. 21. Ibid., p. 136.

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voyait des images dont elle était épouvantée, des hallucinations de femmesnues et en particulier le bas-ventre d’une femme dénudée avec sa pilosité.Elle voyait l’image du bas-ventre poilu avec une sensation organique dans lebas-ventre (comme on ressent une main lourde). Les images devinrent per-turbantes car elle les avait en compagnie d’une femme et elle interprétaitqu’elle voyait la femme dans sa nudité comme celle-ci de la même façon lavoyait. À propos de ces hallucinations visuelles, Freud parle d’imagesvivaces. Celles-ci ont surgi dans l’établissement hydrothérapique quelquesheures après que la malade eut vu des femmes dénudées dans la salle debains. Freud conclut que ces hallucinations étaient de simples reproductionsd’une impression réelle : « On était alors en droit de présupposer que cesimpressions n’avaient été répétées que parce qu’il s’y était rattaché un grandintérêt 22. » La patiente reproduisit des scènes anciennes où elle avait euhonte, au bain, de sa nudité devant sa mère, sa sœur et le médecin. On voitl’importance de ces images inscrites au lieu de l’inconscient et qui ne cessentde faire parler d’elles. Freud a alors raison de dire qu’elles n’attendentqu’une chose, c’est que l’on s’occupe d’elles.

Le « dispositif optique » de la cure est le lieu le plus à même de s’occuperd’une telle écriture d’images. Pierre Fédida écrit : « Le dispositif optique de lasituation analytique reposant sur le cadre – à la fois visuel et linguistique –serait comme pour le dessin non pas une perspective mais l’anamorphose decelle-ci, qui déconstruit toute perspective. Dessiner comme nommer faitvenir de l’avant la projection sur un instant de la surface. Le fond pas plus quel’arrière ne saurait s’imaginer – même s’ils sont fantaisie de l’« espace analy-tique » – comme l’antériorité du passé de l’enfance : [notons le passage quisuit comme tout à fait fondamentale] l’image est cet instant de la surface quise forme de l’air phonique du mot. L’air phonique est le seul support de l’imagevisuelle […]. » 23 Il donne très judicieusement la comparaison avec les blancsde l’espace dans les dessins de Giacometti qui viennent comme support deslignes de projection venant de l’extérieur. Il parle du blanc comme « abîmede la construction ». Ce plan de l’air est puissance de figurabilité et d’engen-drement des figures, il en est le vide constitutif. Si dessiner contribue àentendre comme le tracé des lignes invisibles engendre le voir, alors voir etentendre relèvent d’un même acte d’écriture hiéroglyphique. Le dessin ditFédida, nous dirions le tracé, est écriture des choses dans la langue, il est latrame de l’écriture hiéroglyphique des rêves (Fédida écrit qu’elle est la mimé-sis du rêve quant aux Dingvorstellungen de l’inconscient). « Dessiner-écrire est

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22. Ibid., p. 139. 23. P. Fédida, Le site de l’étranger. La situation psychanalytique, Paris, PUF, 1995, p. 66.

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un seul et même acte s’il procède de l’étranger, s’il est engendré par le site dulangage où se forme le nom 24. »

La langue utilisée par le patient se lève en elle-même dans l’espace de lacure. L’analyse met en œuvre une langue déterminée qui crée son proprefond. Cette langue se relève d’un lieu où son mouvement n’était possible.Entre le possible d’un dire que permet la langue et la disposition de dire secreuse un écart qui rend effectif la parole et le sujet comme être parlant. Cetterelève de la langue ouvre les images de mots et les ramène aux images dechoses toujours ouvertes mais pas toujours reliées aux représentations demots caractérisant le système préconscient-conscient. Les représentations demot sont introduites par Freud dans une conception qui lie la verbalisation etla prise de conscience. C’est en s’associant à une image verbale que l’imagemnésique acquiert « l’indice de qualité » caractéristique de la conscience.Cette conception est fondamentale car elle permet de comprendre le passagedu processus primaire au processus secondaire ou encore de l’identité deperception à l’identité de pensée.

Cette parole dans la cure rappelle l’origine de la langue par ce retour àla déchirure de l’événement premier. L’événement qui fait trauma et romptles liens entre images de mots et images de choses. La parole vraie prendnaissance au seuil d’ouverture de la langue maternelle, dans la mamanlangueou lalangue (Lacan) qui, fébrilement, se fait entendre et rend les mots à leurdimension de formes ouvertes.

ÉCRIRE POUR SE REFAIRE UNE FACE DANS LA LUMIÈRE

Par l’écriture, l’écrivain tente de sauver ses rapports aux autres maisaussi de retrouver, par des sillons qu’il explore, des souvenirs endormis.Écrire, c’est tenter de reprendre la parole pour dire ce qui ne peut cesser deparler, le murmure par lequel le langage en s’ouvrant devient image, la pré-sence de l’absence, à l’absence comme absence. Écrire, c’est user du langagepour entourer la chose, la dompter et la faire devenir image, redevenir figurevisible, c’est-à-dire contour formel. L’écriture est salvatrice (je pense ici à unephrase de Kafka dans son Journal « Hier incapable d’écrire, fût-ce un seulmot. Pas mieux aujourd’hui. Qui me sauvera ? »), redonne le filet à celui qui« aspire à tomber » (Kafka).

L’écriture inscrit les souffles de la langue, les gestes et ce qu’ils supposentd’érotique dans une projection énigmatique du corps. Le style est la marquedu corps, il est tout autant stilus, poinçon servant à écrire et qui n’est pas sanslien avec ce geste du corps, corps de lettres qui fait empreinte sur la surface et

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24. Ibid., p. 67.

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qui vient du dessous. La langue est devenue matière par ce travail d’écriturequi se modifia depuis les sumériens. L’acte d’écrire compose un texte qui esttoujours autre que celui que l’on croyait écrire, les ponctuations modifient cetrajet d’écriture et en dévient le sens. Écrire, c’est déjà être porteur d’un textedéjà écrit en une langue autre, si personnelle qu’il s’agit de redéplier pourrendre une lecture possible par un lecteur qui entendra aussi probablementcette autre langue (la langue de l’inconscient). Cette autre langue est com-mune à celle des rêves, elle lui en donne la matière, la texture. L’écriture tentede contrôler le débit de la langue, son rythme, tente de traduire un regard, unerespiration, le battement pulsionnel d’une existence singulière. Écrire, c’esttoucher, prendre contact avec la réalité intérieure. Mais encore prendre contactavec l’enfant laissé là en tout un chacun et que l’écriture vient rechercher etréinterroger. En ce lieu de l’enfance, le travail d’écriture vient puiser samatière, son motif de fiction. Ce retour sur les lieux de l’origine va tenter dela retrouver et de la reposséder car là il trouvait un mode d’être proche de lavérité : « Il [l’écrivain] s’adonne à l’écriture comme au mode d’être le plusproche de la vérité de sa relation au monde, telle qu’il lui semble l’avoir vécuede la façon la plus pure au moment de l’enfance […] 25. Écrire implique dèslors l’enfant laissé avec ses rêves et ses désirs, ses projets et ses avatars. L’écri-ture produit un vertige qui menace de précipiter le sujet dans un vide paréclatement des limites et perte des repères. Écrire expose encore le sujet à tousles dangers internes et intensifie une certaine douleur psychique existentielledavantage repérable chez celui qui opère un tel travail de mémoire et ouvreles voies d’accès à l’inconscient. Écrire met l’inconscient à vif et occasionne untravail de deuil qui réinitialise les données de la perte, de la séparation et dela mort. Toute séparation arrache si brutalement une part de soi en confron-tant le sujet au vide qu’il s’agit de créer des stratégies d’occupation du vide.L’écriture, qui contient le cri, tente une rééquilibration en donnant appui là oùtoutes les digues ont cédé. En ce sens, elle fonctionne pour certaines structurespsychiques, comme sinthome (voir l’analyse de Lacan sur l’écriture de Joyce).L’écriture est également une téra-peutique en ce sens qu’elle redéploie lesmonstres de l’enfance et les réen-visage dans l’écriture de fiction, manièred’apprivoiser les angoisses par la formation de figures contrôlables dans l’es-pace littéraire qui est aussi un espace de représentations. D’une certainemanière l’écriture règle ses comptes aux figures d’enfance qui faisaient la partbelle aux monstruosités de tous genres et qui ne manquaient de terroriser l’en-fant impuissant face à elles (d’où les phobies, les terreurs nocturnes et autresangoisses typiques de l’enfance). Écrire, c’est se refaire une face, une face quiregarde les monstres de front, véritable combat pour certains écrivains qui

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25. P. Drevet, Le vœu d’écriture, petites études, Paris, Gallimard, NRF, 1998, p. 157.

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désormais sont armés… d’une plume. Écrire n’est pas dissociable de l’idée delaisser une trace qui perdure au-delà du sujet et c’est là encore le désir qui faitla force du vivant de s’opposer à l’anéantissement, à la perte de toute trace quisingularise un sujet. Il y a urgence à dire et cette pratique pathétique qu’estl’écriture prélève sa dîme sur le vivant toujours plus importante à mesure quele travail d’écriture devient plus intense. Les écrivains travaillent la violenceet l’angoisse toujours aux limites du possible en témoignant de leurs impres-sions, perceptions et affects. Par l’écriture, le sujet s’invente des voies nou-velles d’exploration et crée ainsi des cohérences et des associations nouvelleset insoupçonnées. Elle n’est pas seulement dire mais travail d’une matièrequ’est la langue avec ses outils propres et son support. Davantage que decommuniquer, elle sonde les abysses et prélève quelques échantillons quidonneront une idée du bouillonnement pulsionnel. Elle devient création lors-qu’elle s’invente ses formes langagières et ses images propres par-delà lesgenres littéraires. L’ouvrage laisse percevoir les rythmes, les lignes, les aspéri-tés d’une matière si intense qui surgit pour l’occasion (l’événement del’œuvre) et avec elle les angoisses et vertiges que l’écriture engendre.

L’écriture propose une expérience singulière de la langue qui est celle dujeu des signifiants pour l’obtention d’une satisfaction. P. Drevet parle de tra-vailler la langue comme une matière et d’en faire, je le cite, un objet harmonieuxdans sa structure et dans sa matière. Être au plus proche par la matière-écritureet sa mise en forme du désir. Il dit au cours d’un entretien : « Je crois que lesujet de mes livres, c’est le désir. Il me semble qu’il y a dans le désir un désirqui n’est jamais assouvi par la satisfaction du désir. C’est-à-dire : on peut sedonner les moyens de satisfaire un désir sexuel ; il n’empêche, au fond de cedésir sexuel il y a encore un désir qui n’est pas satisfait, qui reste toujours là,ou qui renaît comme le phénix de ses cendres. C’est là, je crois, le sujet fonda-mental de mes livres, qu’ils prennent l’aspect du désir de voir, ou du désird’appréhender la réalité, ou du désir de créer une réalité dans laquelle ce désir soitsatisfait 26. » L’écrivain mais tout créateur se donne les moyens par sa matièreet la création d’une réalité nouvelle mais déjà en travail sur une autre scène, desatisfaire un désir. L’écriture vient comme une borne, un repère sur lequel ledésir est indexé : à l’y perdre (de vue) le sujet entre dans des phases d’angoissevoire de dépression : « […] j’ai connu vraiment une phase de dépression,même plus que ça, d’angoisse existentielle, parce que je me suis aperçu quel’écriture était une façon de se donner une borne, un but avant le sautultime 27. » La toile comme la page blanche sont aussi des temps de gel affec-

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26. P. Drevet, op. cit., p. 145. Souligné par nous. 27. Ibid., p. 150.

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tal caractéristiques des états de dépression et qui ne laissent poindre aucunepromesse de satisfaction du désir. Ces états que je qualifierais d’imagesblanches protègent probablement le psychisme de trop vifs afflux d’imagesqui serviraient davantage des bouffées hallucinatoires que des constructionscréatives. Ces « temps morts » que connaissent bien les créateurs.

RésuméÀ partir de la proposition de Binswanger que « l’écriture est en fait un voir », nousproposons d’interroger cette forme du voir. Que signifie que l’écriture est un voir ?D’autre part, comment ce mode de perception qu’est la vue contribue-t-il à laconstruction d’un appareil psychique. Nous examinerons dans cet article les premierssystèmes de signes, les modes premiers de représentation du réel souvent d’abord« dessiné » en figures reproduisant ce qui est vu puis évoluant vers des simplifica-tions et des conventions qui sont des intégrations de ces modes premiers. Dans le des-sin comme dans l’écriture proprement dite, il s’agit de tracer des traits, un gesteéminemment important qui inscrit le sujet dans la culture et dans la cité. Nous inter-rogerons ensuite, à partir de cette notion de trace, les traces mnésiques et les modali-tés de construction de la mémoire pour continuer notre route vers l’inconscientcomme écriture imagée. Les images produites par le sujet (rêves, fantasmes, rêveries,fictions, créations visuelles) sont véritablement une voie d’accès dans le « présentréminiscent » (Fédida) à un passé immédiat.

Mots-clésÉcriture, voir, image, inconscient, trace, mémoire.

WRITING AS A WAY OF SEEING. CONSTRUCTION OF THE PSYCHIC

SummaryWorking from Binswanger’s proposition that « writing is in fact a way of seeing », wesuggest that we question this form of seeing. What does it mean to say that writing isa way of seeing ? Furthermore, how does the form of perception of seeing contributeto the construction of a psychic working ? In this article, we shall examine the firstsystems of signs, the first methods of representation of reality often first « drawn » asfigures reproducing what is seen then changing towards simplifications and conven-tions that are integrations of these first methods. In the drawing, as in writing as such,this means tracing lines, an eminently significant gesture that inscibes the subject inculture and in the city. Using the idea of traces, we then go on to question mnestictraces and the methods for construction of memory to continue our route towards theunconscious as imaged writing. The images generated by the subject (dreams, phan-tasms, reveries, fictions and visual creations) are truly a means of access in the « remi-niscent present » (Fédida) to an immediate past.

KeywordsWriting, seeing, image, unconsciousness, trace, memory.

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