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centre d’étude conférences mellon 8 mai 2004 5 Pour Phyllis Lambert « Wolken kann nicht «bauen»..Und darum wird die «ertraumte» Zukunft nie wahr. » - Ludwig Wittgenstein, Vermischte Bemerkungen 1. Le nuage de Weston Durant l’été 1923, lors d’une escale du vieux rafiot qui les emportait paresseusement, Tina Modoti et lui, vers le Mexique, en longeant la côte de la Baja California, le photographe Edward Weston prit un cliché d’un grand nuage dont la forme avait retenu son attention : “ un nuage ensoleillé qui s’élevait, lit-on dans son Journal, au-dessus de la baie de Mazatlán, en revêtant la forme d’une très haute colonne blanche ”. Quelques jours plus tard, il se rendit compte que la pellicule avait été endommagée, ce qui ne l’empêcha pas, sitôt établi à Mexico, de s’employer à réparer les dégâts et de procéder à plusieurs agrandissements d’une image qui, loin de se réduire, selon ses propres termes, à une banale prise de vue, répondait à une intention qu’il se garda cependant de préciser 1 . Et comment l’aurait-il pu, dès lors que le nuage est ce phénomène - ce phénomène, non cet objet - qui échappe à toute visée intentionnelle comme à toute position d’essence, et n’a d’autre réalité qu’accidentelle et transitoire, fonction qu’il est de causes et de conditions strictement externes, toute liberté étant laissée par ailleurs au spectateur d’y projeter ses fantasmes (là où Weston voyait une colonne, nous serions plutôt portés aujourd’hui à reconnaître l’esquisse, hors son chapeau, du champignon atomique) ? Effacer l’architecture? Hubert Damisch

DAMISCH H. Effacer l'Architecture

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Historiador da arte analisa aspectos da arquitetura contemporânena

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centre dtude confrences mellon8 mai 2004 5Pour Phyllis Lambert Wolken kann nicht bauen..Und darum wird die ertraumte Zukunft nie wahr. - Ludwig Wittgenstein, Vermischte Bemerkungen1.Le nuage de WestonDurant lt 1923, lors dune escale du vieux rafot qui les emportait paresseusement, Tina Modoti et lui, vers le Mexique, en longeant la cte de la Baja California, le photographe Edward Weston prit un clich dun grand nuage dont la forme avait retenu son attention : un nuage ensoleill qui slevait, lit-on dans son Journal, au-dessus de la baie de Mazatln, en revtant la forme dune trs haute colonne blanche . Quelques jours plus tard, il se rendit compte que la pellicule avait t endommage, ce qui ne lempcha pas, sitt tabli Mexico, de semployer rparer les dgts et de procder plusieurs agrandissements dune image qui, loin de se rduire, selon ses propres termes, une banale prise de vue, rpondait une intention quil se garda cependant de prciser1. Et comment laurait-il pu, ds lors que le nuage est ce phnomne - ce phnomne, non cet objet - qui chappe toute vise intentionnelle comme toute position dessence, et na dautre ralit quaccidentelle et transitoire, fonction quil est de causes et de conditions strictement externes, toute libert tant laisse par ailleurs au spectateur dy projeter ses fantasmes (l o Weston voyait une colonne, nous serions plutt ports aujourdhui reconnatre lesquisse, hors son chapeau, du champignon atomique) ?Effacer larchitecture?Hubert DamischHubert Damisch : Effacer larchitecture? / 2 Confrences Mellon au CCA2.Le miroir de BrunelleschiLes semaines passant, et si intense et dramatique que lui part la vie au Mexique, Weston ne devait pas cesser dtre fascin autant par les murs baigns de soleil que par les nuages, les merveilleux nuages que clbrait Baudelaire : Ils suffsent, crivait-il, vous occuper pendant des mois, sans jamais lasser2. Mais le fait que le photographe ait pu sintresser simultanment aux effets de texture lis aux jeux de la lumire sur des surfaces maonnes ou en pis, et ceux, dune toute autre nature, auxquels prtaient les formations nbuleuses, laisse penser quon est l en prsence dun jeu dopposition rgl entre llment architectural, ou constructif, et llment atmosphrique. Si Marc Wigley a pu crire qu il semble que latmosphre commence prcisment l o sarrte la construction3 , ctait pour opposer cette assertion lide dune architecture de latmosphre qui se fonderait sur une notion de cette mme atmosphre autre que strictement mtorologique : ainsi celle qui peut maner dun btiment, ou de son image, de sa reprsentation, pour ne rien dire de sa ruine. Libre Le Corbusier de condamner, en matire de dessin architectural, toute recherche de leffet qui ne ft pas astreinte un trac quasiment stnographique : il ntait pas jusquau culte de la ligne abstraite qui ne gnrt lui-mme son atmosphre spcifque4. Dans cette optique, quel sens y aurait-il sarrter un lment arien, et en apparence aussi tranger que le serait le nuage toute ide de construction, graphique ou autre, autant qu larchitecture elle-mme, dfnie, suivant la formule encore de Le Corbusier, comme le jeu savant des volumes dans la lumire ?Weston comparait le grand nuage de Mazatln une colonne : il reste qu la diffrence dun membre darchitecture, non seulement un nuage ne saurait assumer de fonctions constructives mais, en termes graphiques, il ne se laisse pas cerner ou dliner, et moins encore dtourer suivant un contour bien dfni, ce mme contour, comme on le lit dans le Della pittura dAlberti, qui donne leur nom aux surfaces et aux volumes quon peut gnrer partir delles : cest par leur bord (lorlo) autant que par leur dos (il dorso), leur peau , leur enveloppe extrieure, que se dfnissent cercles, carrs et triangles aussi bien que sphres, cubes ou pyramides5. Ainsi entendu (et cest bien ainsi quen usera Lonard de Vinci, dans des textes justement clbres), le nuage est comme une tache (a blur) qui chappe aux prises, essentiellement graphiques, de la gomtrie euclidienne, et met du mme coup en relief, par dfaut, le lien fondateur, caractristique de la culture occidentale, qui se sera nou dans la Grce ancienne, il y a plus de deux millnaires, entre lart et la gomtrie. Dans son opuscule clbre sur LOrigine de la gomtrie, le philosophe Edmund Husserl na pas manqu de souligner comment, ne quelle fut avec Thals au pied des Pyramides, la gomtrie aura suppos, comme sa condition pralable, la constitution dun socle dexprience sensible qui sera elle-mme passe, entre autres, par llaboration et la production de volumes architecturaux rguliers, aux artes nettement dfnies, comme pouvaient ltre les dites pyramides6. Valry ne pensait pas autrement : dans Eupalinos, Phdre rappelle Socrate les constructions quils avaient vu faire, de leur vivant, au Pire, et les engins, les efforts, les ftes qui les tempraient de leur musique, toutes ces oprations si exactes, ces progrs la fois si mystrieux et si clairs , de toute vidence lis ceux de la gomtrie : Quelle confusion, tout dabord, qui sembla se fondre dans lordre! Quelle solidit, quelle rigueur naquirent entre ces fls qui donnaient les aplombs, et le long de ces frles cordeaux tendus pour tre affeurs par la croissance des lits de brique7. Dans LOrigine de la perspective8, dont le titre parodie dlibrment celui de lopuscule de Husserl, jai tent de montrer comment, de Brunelleschi Desargues, le travail des perspecteurs aura rpt, un tout autre niveau, ce mme scnario, et prpar son tour le terrain, par dautres voies, aux dveloppements de la gomtrie moderne, sous ses espces descriptive et projective. Dans ce contexte, force est, une fois de plus, de faire retour au mythe fondateur que constitue en la matire la premire des dmonstrations de Brunelleschi. Je rappellerai seulement comment, - si lon en croit ce qui pourrait bien ntre quune fable ou une fction, mais de la plus grande consquence -, aprs avoir peint sur un petit panneau carr une vue en perspective du baptistre San Giovanni de Florence, tel quil apparat, aujourdhui encore, qui se tient lintrieur du portail de la cathdrale de Santa Maria dei Fiori, Brunelleschi aurait perc la tavoletta dun trou de forme conique correspondant au point de fuite de la construction pour, la retournant et plaant un il son revers, considrer limage au miroir. On ne dira rien ici des implications thoriques de ce qui se prsentait en fait moins comme une exprience que comme une dmonstration en bonne et due forme : essentiellement, la concidence projective du point de vue et du point de fuite qui en est limage dans le plan du tableau, soit une proposition qui nous parat aujourdhui aller de soi, mais qui revtit alors, ft-ce, je le rpte, par le dtour de la fction, les allures dune dcouverte Hubert Damisch : Effacer larchitecture? / 3 Confrences Mellon au CCAFig. 1Fratelli Alinari, studio photographique: Baptistre de San Giovanni, Florence, sans date, dun album contenant diverses vues des villes de Florence, Pise, et Sienne (preuve argentique lalbumine), PH1979:0105:008, Collection Centre Canadien dArchitecture / Canadian Centre for Architecture, Montralqui devait savrer dcisive sur le plan mathmatique autant que philosophique. Ce qui importe, et qui est partie intgrante de cette autre fction quon va avoir connatre, cest quune fois le baptistre et ses entours reprsents en perspective dans tous leurs dtails et avec la plus grande prcision, il restait Brunelleschi non pas fgurer le ciel mais, comme lnonce fortement son biographe, le montrer ou, littralement, le dmontrer (a dimostrarlo), tel quil stendait au-dessus de la ligne de fate des toits. quoi il russit en ayant recours ce subterfuge qui consistait en linsertion, en son lieu et place, dun miroir dargent bruni o se reftaient lair et le ciel, tout autant que les nuages qui sy donnaient voir - je cite toujours Manetti -, pousss par le vent, quand il souffait9 . (Et comment ne pas penser ici, en fait de piges nuages , aux faades miroitantes et bleutes de larchitecture moderniste, et dans une optique radicalement inverse, aux miroirs que Robert Smithson disposait en des sites reculs du Yucatan pour y capter, ml aux cendres et la boue qui les entachaient, quelque chose des cieux et des nuages du Mexique10, chers Edward Weston ?)Le temps devait bientt venir o les nuages trouveront sinscrire directement dans le plan, sous lespace pictural, voire sous des dehors plus proprement graphiques et comme en dcoupe, ou en rserve, dans la trame serre des points et des lignes dont est fait le ciel, suivant une convention dont Roy Lichtenstein a tir un parti spectaculaire. Sans doute un nuage nest-il pas tout fait sans forme, telle enseigne quon soit parfois tent dy reconnatre des fgures zoomorphes ou anthropomorphes, voire des paysages ou des architectures elles-mmes fctives, sculptes par le vent, ainsi quil en va dans tel tableau de Mantegna, o les formations nbuleuses rivalisent en intensit avec les amas de ruines antiques. Mais si formes ou fgures il y avait, ou leur esquisse, elles taient explicitement marques comme transitoires, ainsi que ltaient les nuages qui passaient dans le miroir de Brunelleschi, pousss par le vent, quand il souffait . Cest ce titre de forme imprvisible, sans rien de permanent, en constant dplacement et en perptuelle transformation, que le nuage doit davoir retenu, dans la premire moiti du XXe sicle, aprs celle des peintres, lattention de nombre de photographes et de cinastes11. Mais que des architectes en soient venus, plus rcemment, user leurs propres fns dun lment en apparence aussi tranger au rgne de la chose btie, voil qui revt, une fois encore, les allures dune fable, sinon celles dune fction qui vaut quon sy arrte.Hubert Damisch : Effacer larchitecture? / 4 Confrences Mellon au CCAFig. 2Diller + Scofdio, architectes : Blur planant au-dessus du lac de Neuchtel, avec nuages sur les montagnes suisses. Photo Hubert Damisch 20023.La Cloud Machine de Diller et ScofdioIl y a un peu moins dun an, durant lt 2002, jai moi-mme photographi Yverdon-les-Bains, en Suisse, sur les bords du lac Neuchtel, une trange nue de forme oblongue, et qui semblait fotter quelque distance de la rive, au-dessus de la surface des eaux. Qui semblait fotter, ou pour mieux dire, le choix des termes tant dimportance en laffaire, qui semblait en tat de lvitation sur le lac. y bien regarder, on voyait par instants transparatre en tel ou tel point de la nue, et en merger comme son dtour ou sur ses entours sans cesse changeants, les aperus fragmentaires dune structure mtallique qui en tait comme enveloppe, la faon dun corps cleste dot dune atmosphre nbuleuse plus ou moins opaque.Renseignements pris auprs de ceux que je nommerai les auteurs de la chose (de la chose , non de lobjet, ou du phnomne), Liz Diller et Rick Scofdio, linvite desquels nous nous tions rendus sur les lieux pour y visiter ce quils avaient dabord nomm leur Cloud Machine, avant de sen tenir au titre plus succinct et programmatique de Blur, il sagissait l dun dispositif qui aura au dpart t conu comme lune parmi dautres des attractions appeles prendre place sur lun des sites retenus pour ce qui se prsentait sous le titre dExpo 2002. Peu importe ici le propos auquel obissait une manifestation dun humour du meilleur aloi, et qui, tout en jouant sur une gamme mdiatique tendue, faisait une place notable des objets architecturaux pour le moins incongrus et dont la porte emblmatique le disputait la fonction ludique et critique, ainsi quil en allait en dautres lieux de ceux conus par Jean Nouvel ou Coop Himmelblau. Comme il nest pas besoin de dire la suite de quelles vicissitudes fnancires les contours du projet initial se seront progressivement brouills et dilus pour accorder sa pleine autonomie cette machine de nuages , prvue lorigine pour sintgrer ce qui se voulait un paysage mdiatique , quoi quon entendt par l. Deux traits demandent cependant tre pris en considration : le premier, qui semble impliquer une manire dchappe tangentielle hors du rseau des dterminations structurales auxquelles larchitecture peut tre astreinte, sur le plan conceptuel autant que constructif. Et lautre, qui correspondrait un dplacement calcul du medium sur lequel travaille larchitecture aux oprations formelles autant que mdiatiques auxquelles elle peut prter.Hubert Damisch : Effacer larchitecture? / 5 Confrences Mellon au CCAFig. 3Diller + Scofdio, architectes : Dtail de Blur. Photo Hubert Damisch 2002Fig. 4Diller + Scofdio, architectes : Montant lescalier de Blur. Photo Hubert Damisch 20024.Le travail du conceptLentreprise de Diller + Scofdio laquelle je fais ici rfrence prsente en effet nombre de traits ou daspects dune uvre conceptuelle : commencer par le fait quelle aura donn lieu la publication dun livre intitul Blur: The Making of Nothing12 qui en est comme larchive, et qui assure cette ralisation phmre une forme de prennit la fois textuelle et iconique comparable celle laquelle peuvent prtendre nombre de productions contemporaines, quelles relvent ou non de la performance : la prennit dune fable ou, mieux encore, celle dune fction.Je reviendrai sur le problme que pose ce terme, Blur, lequel peut sentendre en divers sens et sous diffrentes espces, substantives ou verbales, ce qui touche, comme on verra, au fond mme de la question. Mais il me faut auparavant lever une hypothque. On peut en effet prendre la lgre le propos de Diller + Scofdio, et ne voir dans leur Cloud Machine rien dautre quun gadget sans doute astucieux autant que spectaculaire, mais en dfnitive dordre ludique, sans relle porte spculative ni architecturale. Jai pour ma part choisi le parti inverse, celui-l qui conduit sinquiter de la pense qui peut tre l au travail, dans ce qui prsente moins comme un objet que comme une machination du rien ou de labsence (The Making of Nothing). Ce qui nous renvoie au paradoxe dont on a fait tat : en quoi larchitecture pourrait-elle faire alliance avec les nuages, sans sexposer tre elle-mme le jouet de dterminations strictement trangres son ordre propre ?Le mme Wittgenstein qui pouvait crire (en usant des guillemets) qu on ne saurait construire (bauen) des nuages , et y voyait la raison pour laquelle lavenir dont nous rvons ne saurait advenir13 (ce qui implique que le rve nait pas plus de consistance que nen ont les nuages, et quon ne sache rien btir qui soit dessence onirique ou fantasmatique, ce qui laisse entire la question de lutopie, autant que celle de la fction), ce mme Wittgenstein sinterrogeait, dans un tout autre contexte, sur les modalits suivant lesquelles un concept peut en venir descendre dans ce quon voit, y laisser son empreinte et, la lettre, linformer ( la faon dont Jacques Lacan comparait linstauration du Signifant la descente de lEsprit saint14) : commencer, pour ce qui nous regarde, par le concept de contour, ds lors que rien nexiste dans la nature comme des lignes ou des traits. Mais la question ne se limite pas celle de linscription du concept dans le champ du sensible. Elle porte, je le rpte, sur la faon Hubert Damisch : Effacer larchitecture? / 6 Confrences Mellon au CCAdont il peut y tre mis au travail, et pour mieux dire en travail. Blur en est la manifestation, sinon le manifeste, la performance, sinon, comme jaurai le dire, le performatif.La fction commence prcisment l : ce point o ce qui fait question nest rien de moins que le sens donner au verbe construire (bauen). On retiendra, titre dexemple dun travail de pense conduit selon les voies qui sont celles de larchitecture, le sort fait par les auteurs de Blur lide de structure, au registre aussi bien de la conception et de la construction proprement dite de la machine qu celui des effets que celle-ci tait cense produire, et qui ntaient pas seulement dordre visuel, non plus que constructifs. Une rapide description montrerait comment une structure mtallique ovode suspendue sur quatre piles tubulaires au diamtre tonnamment rduit senfonant une grande profondeur dans leau et le fond cet endroit particulirement meuble du lac, et travaillant quant elle pour lessentiel la tension, se doublait dun rseau de tubulures perces intervalles rguliers de valves do manait, sous pression, la vapeur deau dont laccumulation sur la priphrie de la structure produisait, au contact de lair ambiant, le brouillard ou la nue travers laquelle les visiteurs taient invits dambuler, une fois revtus des impermables bleus distribus lentre de la passerelle qui allait du rivage la machine. Le tout impliquait une machinerie considrable, tandis que la circulation de leau et le dbit de sa vaporisation taient censs tre rgles par ordinateur, compte tenu des conditions atmosphriques et de la direction des vents.Il nous faut tre attentifs lusage qui peut tre fait ici du concept de structure, quon lentende en un sens strictement constructif, tectonique, ou quon le prenne dans son acception pistmologique, sous la bannire du structuralisme. De quelle consquence peut-tre cet gard lide dune cloud structure, et plus encore, de quel effet peut tre, sur le concept mme de structure, ce quil faut bien nommer le fantasme (ou la fction) dune construction dont les composantes premires seraient lacier et le brouillard ? Comme lnoncrent Diller + Scofdio devant les ingnieurs avec lesquels ils discutaient des termes dans lesquels demandait tre pens ce qui se donnait comme un nuage de points : Nous nentendons pas construire un volume despace couvert de brouillard. Nous entendons construire un difce de brouillard intgrant du mdia15. Fig. 5Diller + Scofdio, architectes : construction de Blur, vue de nuit. Photo Diller + Scofdio 2002Fig. 6Diller + Scofdio, architectes : Blur au-dessus du lac et son pont des anges dans les nuages . Photo Diller + Scofdio 2002Hubert Damisch : Effacer larchitecture? / 7 Confrences Mellon au CCAMais construire , nest-ce pas trop dire, ou mal traduire ? prendre le texte la lettre, il ne sagirait l que de faire (to make a building of fog), lide de la btisse tant directement associe la prise en compte de ce matriau paradoxal que serait le brouillard, un matriau dont la production relve dsormais, comme on lapprend dans Blur, dune vritable industrie, particulirement active en Suisse, avec ses ingnieurs, ses techniciens et sa machinerie. Et cela, dans loubli, ou faut-il dire le brouillage, lestompage (ce sont l dautres quivalents possibles du mot Blur) de cet autre matriau, associ quant lui de faon privilgie lide dune structure btie, quest lacier ? Le paradoxe veut en effet quen fait de matriaux dclars primaires , priorit soit donne dans Blur, phnomnologiquement parlant, llment nuage , larchitecture russissant l o avait chou la perspective telle tout le moins que la concevait Brunelleschi : jentends, battant en brche lassertion de Wittgenstein, construire un nuage, sinon construire en nuage , comme on parle de construire en bois, en brique ou en pierre, pour ne pas dire en acier. Ou pour formuler la chose sans plus de mtaphore, user du nuage comme dun matriau destination structurale. Ce qui semble aller de soi pour lacier, mais impose, une fois le nuage introduit dans le jeu, de repenser le concept de structure et, sans le rpudier pour autant, de semployer lui confrer un semblant dlasticit, une part de fou, ce qui, l encore, est loin daller de soi. Blur na rien de post-structuraliste , et moins encore de post-structural . Mais pour autant quun rle insigne doive tre assign larchitecture dans la gnalogie de lide mme de structure, on est en droit dattendre des dveloppements, pour une part imprvisibles, de lactivit constructive, qui naillent pas sans effets en retour sur lconomie de la pense structurale, ni sur son devenir.Que lon mentende bien : si lon est fond parler en loccurrence dune structure de nuage , cest moins dans une perspective constructive ou fonctionnelle, queu gard au jeu dopposition dans lequel est pris llment /nuage/, un jeu dont la dimension symbolique est patente (linscription du mot entre deux barres obliques visant ltablir en position de signifant). On la vu pour ce qui regardait Weston, et lattention quil portait simultanment aux murs et aux nuages dont le Mexique faisait grand talage. Dans le mme sens, je citerai le beau livre dans lequel le biologiste Henri Atlan sest efforc de penser la notion de systme et lorganisation du vivant en rfrence ces deux ples extrmes que constitueraient le cristal et la fume16. quoi jajouterai, pour lanecdote ou le symptme, une amusante dcouverte que jai faite en me promenant, via internet, dans le catalogue de la bibliothque du Centre Canadien dArchitecture, Montral : un pamphlet intitul Steel for Bridges (Lacier pour les ponts), lu loccasion dune runion de lInstitut amricain des ingnieurs des mines, Philadelphie, en 1881, par un certain John W. Cloud17. Je reconnais dans le fait quun tel patronyme, John Cloud (Jean Nuage), ait pu aller de pair, chez son porteur, avec un intrt marqu pour la construction en acier, lindice dune dtermination symbolique fonde sur cette mme relation dopposition structurale entre lacier et le nuage dont ont entendu jouer Diller + Scofdio.Pour ce qui me concerne, je vois bien quelles dterminations rgles a pu obir, par-del la beaut que je qualiferai de pneumatique de la chose, lintrt que jaurai port, dentre de jeu, au projet de Diller + Scofdio, au point davoir accept den crire avant mme de lavoir vu, travers, respir . Cette chose (plutt que cet objet) se situe en effet au carrefour de deux des axes principaux de ce qui a pu tre mon travail : dune part lapproche comparative de la fortune que je tiens pour paradigmatique qua connue le signe ou llment /nuage/ dans lart dOccident et dans celui de lExtrme-Orient; et de lautre, la rfexion sur les dterminations et les rsonances proprement architecturales de la pense structuraliste telle quelle aura trouv chez Viollet-le-Duc lune de ses premires expressions systmatiques. Si la fction architecturale conue par Diller + Scofdio mimporte, cest quelle joue prcisment sur larticulation entre ces deux axes de rfexion en apparence opposs, sinon incompatibles.5.PavillonsPour surprenante quelle ft, lentreprise de Diller + Scofdio nallait pour autant pas sans chos ni prcdents, de Mies van der Rohe, lequel entendait cogner au travers des nuages (to punch through the clouds), et dont les faades nont en effet rien de miroitantes, Coop Himmelblau, ne en 1968 du dsir de faire une architecture aussi fottante et changeante que les nuages18 et, au premier chef, au pavillon Pepsi-Cola pour la Foire internationale dOsaka, en 1970 - un dme godsique recouvert dun voile de brouillard artifciel d Fugiko Nakaya, dont on pouvait attendre quelle le traitt comme une sculpture. Si lon approche ici au plus prs du jeu de Diller + Scofdio, la donne nen demeure pas moins trs en retrait : non seulement, comme insistent les auteurs de Hubert Damisch : Effacer larchitecture? / 8 Confrences Mellon au CCAFig. 7R. Buckminster Fuller, Fuller and Sadao Inc., architectes; Geometrics Inc., architectes associs; Cambridge Seven Associates Inc., architectes associs; Joseph Messana, photographe, Le pavillon des tats-Unis, Expo 67, Joseph Messana Image Collection University of Nebraska-Lincoln, University of Nebraska-Lincoln LibrariesBlur, on navait pas affaire l, proprement parler, un brouillard construit, comme pouvaient ltre les structures tendues en manire de ciels conues par Coop Himmelblau, mais, ce qui importe bien davantage, le pavillon Pepsi-cola, pour ptillant quil fut, nen rpondait pas moins encore la norme dun abri fermement arrim au sol aux fns de servir de thtre pour toute une srie de performances et de reprsentations19.Pour autant quil ait sa place dans la ligne des pavillons dexposition, Blur ne sinscrit ni dans celle des structures provisoires destines servir de vitrines pour la production marchande, la faon du Crystal Palace ou pavillon de Melnikov pour lexposition des arts dcoratifs de 1925, ni dans celle des pavillons conus comme autant de panneaux publicitaires pour un type ou un autre de logement. Blur ntait certes pas habitable au sens o pouvait ltre, toujours en 1925, la cellule dimmeuble-villa prsente par Le Corbusier dans le pavillon de LEsprit nouveau, en association avec les dioramas du plan Voisin et de la Ville contemporaine de trois millions dhabitants. Et pourtant il y avait bien l une proposition qui avait quelque chose voir avec lide dun lieu habitable, un lieu o il ferait bon respirer, et respirer autrement, en inhalant un air autre, charg dune eau des plus pures, comme vaporise. Et si rien ne trouvait sy exposer, ni sy montrer, encore pouvait-on monter jusquau bar pour y dguster encore de leau, cette fois minrale, plate ou gazeuse, de toutes les varits possibles, tout se jouant sur la jointure entre les deux lments, aquatique et arien, sans que sy mlt rien de terrestre.Si lon tient toute force trouver des prcdents cette entreprise, je nen vois gure dautre, abstraction faite du dme dOsaka, que le pavillon de lAllemagne conu par Mies van der Rohe pour lExposition internationale de Barcelone en 1929, lequel, sans avoir rien de nbuleux, nen rompait pas moins avec larchtype de la maison conue comme un cube, pour imposer lide dune clture qui naurait plus rien de linaire, ainsi que le montre magnifquement la srie de photographies du pavillon reconstruit de Barcelone, publies par Thomas Florschuetz en 2001, sous le titre dEnclosures. Sans compter que, mise part une statue de Goerg Kolbe, le pavillon de lAllemagne nexposait, ne donnait rien dautre voir que lui-mme, les deux Barcelona Chairs, qui avaient servi pour la rception du couple royal lors de linauguration, y demeurant comme une fgure de labsence, ou dune attente toujours diffre.Hubert Damisch : Effacer larchitecture? / 9 Confrences Mellon au CCANouvel et rare exemple de pavillon dexposition destination strictement autorfrentielle, voire rfexive, Blur allait plus loin encore dans la mesure o lauto-exhibition sy doublait, comme on la dit, dune autorgulation en termes mtorologiques. Sans compter que de strictes raisons dconomie ayant conduit renoncer toute attraction mdiatique telle que des projections sous-marines, etc., la machine aura fnalement rpondu au propos initial qui visait intgrer, sous le titre de nuage , le concept d architecture-mdia . Lopration qui trouve sinscrire sous le titre de Blur sgale en effet une fable ou une fction quon peut qualifer de mdiatique, au sens o le terme implique ltablissement dun rseau de connexions pour une part alatoires, et qui ne se peuvent analyser que dans une optique performative, en termes deffets.6.Larchitecture, in absentiaJai dit comment, lide du nuage (la Cloud Machine) se sera progressivement substitu dans le discours de Diller + Scofdio le mot Blur, lequel peut sentendre, indiffremment, sous la forme substantive ou verbale. Le substantif dnote leffet produit par la stricte conjonction entre la structure dacier et le brouillard qui en manait pour en estomper les contours, chaque lment linaire se doublant pour ainsi dire de sa ngation en acte (le fait quil ait fallu redoubler le dispositif au lieu de voir la structure elle-mme produire le nuage pouvant tre tenu pour une faille sur le plan conceptuel, sans grande rsonance au registre phnomnal). Et quant au verbe, il revt les allures dun performatif : ce quaccomplissait Blur ne faisait quun avec ce quil disait ou dcrivait. la faon dj dont les nues qui envahirent lpoque baroque votes et coupoles en brouillaient larchitectonique, lestompage des lignes et de toute volumtrie trop prcise a pour premire consquence sinon la dissolution, tout le moins le desserrement des liens que larchitecture peut entretenir avec la gomtrie, sinon leur transformation, dans loptique de nouvelles gomtries qui sauraient faire sa part au fou, comme divers effets de surface et de texture, ainsi quil en va dores et dj pour le moir20 . Ira-t-on jusqu y reconnatre une manifestation de lutopie non pas dune absence darchitecture, mais de celle, autrement radicale, dune architecture in absentia, une architecture absente ,ou en passe de sabsenter delle-mme : une architecture comme en suspens, au propre comme au fgur, et dautant plus sophistique dans son opration autant que dans ses effets, que lune et les autres Fig. 8Thomas Florschuetz, photographe : Enclosure III (vue de la reconstruction du Pavillon de Bar-celone), PH2002:0003, Collection Centre Canadien dArchitecture/Canadian Centre for Architecture, Montral Thomas Florschuetz 2001Hubert Damisch : Effacer larchitecture? / 10 Confrences Mellon au CCAconcourraient son effacement ? Curieusement, le mme Walter Gropius qui se sera fait, au moins dans ses crits, laptre dune architecture fuide et transparente aura cd, en un moment quon peut tenir pour crucial de lhistoire, au fantasme dune architecture qui conspirerait sa propre dissimulation, son propre camoufage, en se noyant non pas dans les nuages, mais dans la vgtation, quand, de passage en Angleterre aprs avoir fui lAllemagne nazie, il crut pouvoir crire qu avec le dveloppement de laviation, larchitecte aura prter autant dattention la perspective vol doiseau de ses maisons qu leur lvation. Lutilisation des toits plats en terrasses nous offre la possibilit de r-acclimater la nature parmi les dserts de pierre de nos grandes villes; car les lotissements dont elle a t chass par les constructions peuvent lui tre rendus en hauteur. Vus du ciel, les toits feuillus des cits de lavenir auront lair dinterminables chanes de jardins suspendus21. Un tel propos prend aujourdhui une rsonance singulire dans la mesure o il en appelle une exprience de larchitecture qui chapperait aux limites terrestres de la promenade architecturale, autant qu celles de la pesanteur, pour souvrir la dimension arienne, sinon atmosphrique de lexprience. Certes, il naura pas fallu attendre la conqute de lair et les dveloppements de la navigation arienne pour que simpost lide dune vue vol doiseau des volumes architecturaux : des maquettes en trois dimensions aux restitutions axonomtriques, la distance tait dores et dj prise par rapport une perception frontale, lhorizontale. Il resterait mesurer jusqu quel point une pareille vise a pu tre affecte, voire radicalement altre, sinon forclose, dans ce qui faisait son objet mme, par lattentat du World Trade Center, dans la mesure o larchitecture serait dsormais considrer comme une cible potentielle, expose dans sa structure, sinon son tre mme, dans ce quil peut avoir de provocateur, aux coups les plus destructeurs, ainsi que voudrait nous en persuader une critique qui naura pas manqu de profter sans vergogne de loccasion pour taler sa haine de la densit, du gratte-ciel et de la construction en hauteur, tenue pour en partie responsable de lvnement sur le plan symbolique. Soit une forme singulirement perverse de terreur rhtorique, et de ban mis sur la pense, quil importe de dnoncer sans appel.7.Une fable chinoise ?Pas plus que Gropius nimaginait que des dluges de bombes allaient bientt sabattre sur les dserts de pierre des grandes villes dEurope, Fig. 9Giovanni Battista Gaulli (Il Baciccio) : Il trionfo del nome di Ges, glise du Ges, Rome, 1674-1679. Photo Michael Greenhalgh, Australian National University 1994Hubert Damisch : Effacer larchitecture? / 11 Confrences Mellon au CCAFig. 10Father Matteo Ripa, View of the Chinese Imperial Palace, 1713, etching with burin work, 31 x 32 cm, DR1981:0072:015, Collection Centre Canadien dArchitecture / Canadian Centre for Architecture, MontralFig. 11Cit du Palais, Beijing, dbut de la dynastie Ming (1368-1644), peinture su soie, 169,5 x 100 cm, Muse nationale de la Chine, Beijing. Photo Muse nationale de la Chine, 2005Hubert Damisch : Effacer larchitecture? / 12 Confrences Mellon au CCAFig. 12Demi-coupe dun pavillon chinois montrant le systme de corbeaux, du livre Li Ming-chung ying tsao fa shih : san shih liu chuan [La construction de btiments chinois et dessins de dtails architecturaux de Lee Ming-Chung, A.D. 960-1280, dynastie Sung], vol. V., vers 1925, Call no. NA1543.4.L4 (ID:97-B2253), Collection Centre Canadien dArchitecture/Canadian Centre for Architecture, Montralalors que, rfugi en Angleterre, il crivait The New Architecture and the Bauhaus, Diller + Scofdio nauront conu Blur et la nue qui en manait en termes de cible et de camoufage. Leffet de contexte tant ignorer, cest dun tout autre ct quil nous faut regarder, la recherche de connexions insouponnes et dans une optique comparative, comme telle dlibrment non terroriste, ce qui sufft lui confrer, ici et maintenant, une porte stratgique : la faon dont larchitecture semble seffacer et rompre ses liens avec le sol pour entrer en lvitation nest en effet pas sans rapport avec celle dont les peintres chinois de lpoque Ming se seront plu reprsenter, dans un premier temps, des architectures palatiales vues en perspective arienne, sur fond de nues au-dessus desquelles paraissaient fotter les montagnes. Le pre jsuite Matteo Ripa, auquel lEmpereur avait command - cet art tant alors inconnu en Chine - une suite de gravures sur lun de ses palais dt, a bien vu le parti quil pouvait en tirer22 : la zone vide, traite en rserve, laquelle se rduit la nue blanche qui stend de part en part de la feuille au-dessus dune vue de quelques pavillons de plaisir correspond, dans sa fonction de pur espacement, lun des traits les plus constants de la peinture chinoise de paysage. En attendant pour ce genre de vues darchitecture dtre envahies par un fot de nues qui en noient ou dissolvent en partie les contours tracs en stricte perspective et dont mergent, comme si elles fottaient leur surface ou volaient au-dessus delles, ainsi que le faisaient les montagnes dans les paysages de lpoque Song, les hautes toitures incurves caractristiques de larchitecture chinoise. Ces mmes toitures o daucuns, cdant un entranement zoomorphique qui refait aujourdhui surface, voudraient reconnatre limage de loiseau totmique de la dynastie elle-mme pour partie mythique des Shang (vers 1600-1046 av. JC23), et qui semblent - pour citer Oswald Sirn, lun des premiers grands connaisseurs occidentaux, non seulement de la peinture, mais de larchitecture chinoise - planer au-dessus des colonnades24 .Franois Jullien sest attach montrer comment le schme de la respiration a contribu structurer la pense chinoise, tout en faisant barrage au clivage prsence/absence qui fait lordinaire de la pense occidentale. Au sein de linspiration est implique lexpiration, comme au sein de lexpiration, linspiration25 : autant quelle sessaie rendre visible, la peinture tend cacher. Mais elle naura pas t la seule jouer des brumes et nuages pour drober la vue les fancs de la montagne et nen laisser apercevoir que la cime : larchitecture elle-mme se sera prise au jeu, dans les formes et en usant des moyens qui taient les siens et qui Fig. 13Deux varits de tuofeng, du livre Li Ming-chung ying tsao fa shih : san shih liu chuan [La construction de btiments chinois et dessins de dtails architecturaux de Lee Ming-Chung, A.D. 960-1280, dynastie Sung], vol. V., vers 1925,Call no. NA1543.4.L4 (ID:97-B2253), Collection Centre Canadien dArchitecture / Canadian Centre for Architecture, MontralHubert Damisch : Effacer larchitecture? / 13 Confrences Mellon au CCAnavaient rien de pictural. Si lon considre de plus prs telle vue de la Cit interdite, Pkin, datant de lpoque Ming, on observera quoutre les nues dores dans lesquelles sabsentent ou se dissolvent les perspectives architecturales, lintervalle entre le rebord des toits et les poutres qui font offce darchitrave est lui-mme rempli par une apparence dtoupe ou de coton dune autre couleur, celle-l bleute, aux allures de nuages boucls, et qui justife la comparaison entre les deux types de structures, aussi bien quentre les effets auxquels elles prtaient lune et lautre. Si la construction en bois telle quelle a t pratique en Chine pendant plus de trois millnaires reposait sur la combinaison de colonnes et de poutres, elle ne procdait pas par empilement, sur le mode du temple grec, mais travaillait en tension, ainsi quil en allait de la structure mtallique qui faisait lassise de Blur. Comme le note encore Sirn, les poutres ne reposaient pas sur les colonnes, mais les traversaient de part en part ou y taient fxes par mortaises et tenons, sans emploi daucuns clous - lesquels taient rservs dautres usages, tenus pour permanents, tels la fermeture des cercueils26 - tout en offrant lextrieur lapparence dune architrave reliant toute la colonnade, elle-mme rduite, conceptuellement parlant, la fonction subordonne de simple support. Dans les grands btiments, il arrivait que ladite architrave part reposer sur des corbeaux (en chinois : lianzhu dou) associs aux colonnes; mais ce qui constituait proprement parler le systme des corbeaux, et qui correspondait lun des membres en mme temps qu lune des articulations principales de larchitecture chinoise, prenait place au-dessus delle, avec pour fonction de soutenir les pannes infrieures de la toiture, tout en introduisant une distance supplmentaire entre larchitrave et les poutres matresses. Plus tard, ces corbeaux se multiplirent plaisir, non plus seulement laplomb des poteaux, mais sur toute la longueur de larchitrave, et en ordre parfois si rapproch quils prsentaient eux-mmes les apparences dune corniche. Et Sirn de conclure: Ils [les corbeaux] perdent leur fonction, et deviennent un pur ornement, une sorte de barbe sous le toit. [Je souligne.]Ce qui importe, dans une optique encore une fois comparative, cest que non seulement les corbeaux, ainsi rduits pour la plupart une fonction prtendument dcorative, mais les blocs (tuofeng) eux-mmes disposs lextrmit dune poutre pour en supporter une autre, devaient revtir lpoque Ming et lpoque Qin lapparence de nuages ou de feurs de lotus. Sirn sen autorisait pour crire : On emploie des pices qui nont plus aucune raison dtre matrielle, et qui dissimulent les vritables procds de la construction. Les formes sont les mmes quautrefois, mais nont plus gure de sens. Au point pour lui destimer que l o larchitecture en bois de la Chine ancienne avait pour mrite principal dtre minemment logique et approprie ses fns, rgie quelle tait par les lois du matriau, elle aurait perdu ce qui faisait son ressort immmorial quand les principes premiers de la construction commencrent tre clipss par ce quil nomme les tendances dcoratives . la rserve prs que si tendances dcoratives il y avait, elles saccordaient en tous points au propos qui tait, de laveu mme de Sirn, celui de larchitecture chinoise de plus haute poque : Au sommet de son dveloppement, la toiture semble libre de ses supports, car plus elle dborde le btiment, plus les taches dombre qui lisolent sont profondes. Loin dtre dpourvu de sens, et de se rduire un simple ornement sans consquence, le motif dcoratif du nuage aurait ainsi plutt pch par excs ou surenchre dans loblitration active de toute articulation entre parois et toitures, les unes tant spares des autres par simple espacement, ainsi quy aura tendu ds labord la construction elle-mme. Linterprtation que Sirn propose de lvolution de la construction en bois est un bon exemple de lidologie fonctionnaliste qui rgnait alors jusque dans le champ archologique. Jai dit ailleurs combien cette idologie, qui aura trouv dans les Entretiens sur larchitecture de Viollet-le-Duc son expression lpoque la plus acheve, me paraissait en retrait par rapport linspiration proprement structuraliste du Dictionnaire raisonn de larchitecture franaise : avec pour consquence, sur le plan conceptuel, lopposition tranche marque entre la structure et le dcor, rgulirement conu comme un masque ou un voile jet sur la ralit constructive. Do limportance que revt le propos de Diller + Scofdio : avec eux, il ne sagit plus de dissimuler la structure, de la camoufer, mais de faire en sorte quelle paraisse entrer en lvitation. quoi aidait, dans le cas de Blur, le fait que les auteurs sen soient tenus obstinment lide dune structure implante sur les eaux, et apparemment dlie de tout ancrage. Cest assez dire que rien ne serait plus contraire la morale quon peut tirer de la fable comme on le voit quelque peu chinoise concocte par Diller + Scofdio que den appeler aux catgories hrites de lhistoire de lart, et de considrer le nuage qui manait de la structure et en estompait les contours, comme un lment surajout, une manire de Hubert Damisch : Effacer larchitecture? / 14 Confrences Mellon au CCAdcor ou dornement. Si supplment il y a, il faisait partie intgrante de la structure, au sens quon a dit, laquelle navait de sens qu le produire pour en retour sy abmer. Ce qui saccorde au mieux avec ce qua pu crire Robert Smithson, dont jai pris soin dvoquer plus haut les excursions catoptriques au Yucatan : loppos des affrmations qui sont le fait de la nature, lart incline aux faux-semblants et aux masques [...] Seules sont fertiles les apparences; elles donnent accs au primordial. Il nest pas dartiste qui ne doive son existence de tels mirages. Les pesantes illusions de solidit, la non-existence des choses, sont ce que lartiste prend pour matriaux. Cest labsence de matire qui pse si lourdement sur lui, lincitant invoquer la gravit. Et ceci encore, pour en fnir avec la problmatique des mdias (mais non avec celle du medium) : Les artistes ne sont pas motivs par un besoin de communiquer. Voyager au-dessus de linsondable est la seulecondition27. La rfrence larchitecture chinoise conduit mettre en valeur la qualit dune architecture sans relle permanence lchelle des sicles, et qui seffacerait sans laisser de ruines, ce qui correspond par ailleurs lun des flons les plus purs et les moins contestables de lhritage moderniste. Sirn notait encore que la seule architecture prenne quait connu la Chine est celle de la Grande Muraille, la nettet du contour qui a donn sa fgure lEmpire du Milieu nayant en rien t entame par lhistoire. Lassertion appellerait sans doute quelques nuances. Mais pour dmontable quelle ft elle-mme, et sans plus dassises terrestres, la Cloud Machine nen tait pas moins dune grande beaut, laquelle sapparentait dtrange faon, dans ce quelle avait de rayonnant, limage qua donne de ce concept un autre Ripa - prnom : Cesare - dans son Iconologie (1593), sous lespce dune femme dvtue dont la tte se perd dans une nue de forme analogue : Car, crit Ripa, il ny a pas de chose de laquelle on puisse plus diffcilement parler dans une langue mortelle et quon ne saurait regarder sans en tre bloui28 ni, ajouterai-je, sans en tre affect dans son tre corporel, physiologique. Jai parl, toujours propos de Blur, dune beaut pneumatique (du Grec pneuma, souffe ) : lallgresse tout ensemble physique et spirituelle quon prouvait traverser ce brouillard sans paisseur pour merger par endroits lair libre ne pouvait se comparer qu celle des premiers aviateurs auxquels il fut donn de naviguer ciel ouvert parmi les nuages. Cette allgresse ntait en effet pas seulement de nature optique, mais pneumatique, procdant comme elle le faisait de ce que lesthtique Fig. 14XX. Beaut cleste, dtail dune planche extraite de lIconologie de Cesare Ripa, trad. Jean Baudouin, Paris 1644, et annote par Gilles-Marie Oppenord vers 1720, DR1991:0007:022 recto, Collection Centre Canadien dArchitecture / Canadian Centre for Architecture, MontralHubert Damisch : Effacer larchitecture? / 15 Confrences Mellon au CCAcarts, prface dHubert Damisch, Paris, 1990, p. 126-137.[12]Diller + Scofdio, Blur: The Making of Nothing, New York, 2002.[13]Ludwig Wittgenstein, Vermischte Bemerkungen. Remarques mles, texte all. et trad.fr. de Grard Granel, Mauvezin, 1984, p. 54.[14]Jacques Lacan, Le Sminaire, Livre IV, La Relation dobjet, Paris, 1994, p. 48.[15] We do not intend to make a volume of space covered with fog. We intend to make abuilding of fog with integrated media , Diller + Scofdio, Blur op. cit., p. 3.[16]Henri Atlan, Entre le cristal et la fume. Essai sur lorganisation du vivant, Paris,1979.[17]John W. Cloud, Steel for Bridges, Philadelphie, 1881.[18]Cf. Wolf Prix et Helmut Swiczinsky, Coop Himmelblau Austria: From Cloud toCloud, Biennale de Venise, 1996, et, des mmes, Construire le ciel, Paris, Centre Georges Pompidou, 1993.[19]Cf. E.A.T. (Experiments in Art and Technology), Pavilion, sous la dir. de Billy Klver,Julie Martin et Barbara Rose, New York, 1972.[20]Je fais ici rfrence aux travaux conduits par mon ami Pierre Rosenstiehl au Centre demathmatiques sociales de lcole des hautes tudes, Paris, sous le titre de la taxiplanie .[21]Walter Gropius, The New Architecture and the Bauhaus, Londres, 1935, p. 29-30; trad.fr. dElonore Bille-de-Mot, Bruxelles, 1969, p. 108.[22]Matteo Ripa S.J., Vues du palais et des jardins impriaux chinois Jehol, enMandchourie, 1713. Huit exemplaires sont connus de cet album, dont un de grande qualit fgure dans les collections du Centre Canadien dArchitecture, Montral.[23]Lam Lai Sing, Origins and Development of the Traditional Chinese Roof, dans MellenStudies in Architecture, 5, Lewiston, 2001.[24]Oswald Sirn, Histoire des arts anciens de la Chine, vol. IV: LArchitecture, Paris,1929, p. 24.[25]Franois Jullien, La grande image na pas de forme, ou du non-objet par la peinture,Paris, 2003, p. 33.[26]Sing, op. cit., p. 51.[27]Smithson, art. cit, p. 132.[28]Cesare Ripa, Iconologia, overo Descritione delle imagine universali cavatedallantichita e da altri luoghi, Rome, 1593.chinoise nommait les rvolutions du souffe : des rvolutions qui ne se rduisaient pas des effets nbuleux ou vaporeux, mais qui pouvaient se manifester, aussi bien, comme y insistaient les peintres lettrs, par le moyen du trait et de son vanescence, de son estompage, sinon de son effacement, tenus pour constitutifs en termes de structure, ainsi que Blur en propose la fable, quant elle ineffaable puisque toute de fction, jusque dans ce quelle peut avoir de construit.[Note: Cette confrence a t publie en anglais sous le titre Blotting Out Architecture? A Fable in Seven Parts. dans Log 1 (Fall 2003): 9-26, et en franais sous le titre ffacer larchitecture ? Une fable. dans Les Cahiers du Muse nationale dart moderne 87 (Printemps 2004): 19-33.] NOTES[1]The Daybooks of Edward Weston, sous la dir. de Nancy Newhall, 2e dition, New York,1990, p. 14; trad. fr. (ici lgrement modife) dEdward Weston, Journal mexicain (1923-1926), Paris, 1995, p. 21.[2]Ibid., p. 21; trad. fr., p. 31-32.[3]Mark Wigley, The Architecture of Atmosphere , Daidalos, 68 (1998), p. 18.[4]Ibid., p. 27.[5] Adunque lorlo e dorso danno suoi nomi alle superfcie , Leon-Battista Alberti, Dellapittura, Livre I, chapitre 5.[6]Edmund Husserl, Die Ursprung der Geometrie. Trad. fr. et introduction de JacquesDerrida, LOrigine de la gomtrie, Paris, 1962.[7]Paul Valry, Eupalinos ou larchitecte, dans Oeuvres, t. II, Bibliothque de la Pliade,1976, p. 82.[8]Hubert Damisch, LOrigine de la perspective, Paris, 1987.[9]Antonio di Turchio Manetti, Vita di Filippo Brunelleschi, sous la dir. de DomenicoRobertis et Giuliano Tanturli, Milan, 1976. Cf. Hubert Damisch, Thorie du nuage. Pour une histoire de la peinture, Paris, 1972, p. 157-171.[10]Robert Smithson, Incidents of Mirror-Travel in the Yucatan (1969), The CollectedWritings, sous la dir. de Jack Flam, Berkeley, 1993, p. 117-133.[11] commencer par les quivalences du mme Weston. Cf. Rosalind Krauss,Weston/Equivalents, trad. fr. parue dans Le Photographique. Pour une thorie des