98
INSTITUT SUPER Mém En vue de l’ob Référent de mémoire : Sylvie Danser e ou com RIEUR DE REEDUCATION PSYCHOMO moire présenté par Tiphanie VENNAT btention du Diplôme d’Etat de Psychomotrici e AUDIN en Psychiatrie ad mment Etre en Cor OTRICE ien Juin 2009 dulte, rps?

Danser en Psychiatrie adulte, ou comment Etre en …extranet.isrp.fr/memoires/pdf/09-093-Danser-en-psychia...INSTITUT SUPERIEUR DE REEDUCATION PSYCHOMOTRICE Mémoire présenté par

  • Upload
    dodang

  • View
    224

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

INSTITUT SUPERIEUR DE REEDUCATION PSYCHOMOTRICE

Mémoire présenté par Tiphanie VENNAT

En vue de l’obtention du D

Référent de mémoire : Sylvie AUDIN

Danser en Psychiatrie adulte,

ou comment Etre en Corps?

INSTITUT SUPERIEUR DE REEDUCATION PSYCHOMOTRICE

Mémoire présenté par Tiphanie VENNAT

En vue de l’obtention du Diplôme d’Etat de Psychomotricien

: Sylvie AUDIN

Danser en Psychiatrie adulte,

ou comment Etre en Corps?

INSTITUT SUPERIEUR DE REEDUCATION PSYCHOMOTRICE

iplôme d’Etat de Psychomotricien

Juin 2009

Danser en Psychiatrie adulte,

ou comment Etre en Corps?

« La danse est un jet de vie pour sortir de l'ornière. »

Daniel Sibony.

REMERCIEMENTS

Je souhaiterais remercier :

Sylvie Audin, pour ses bons conseils, ses encouragements et sa confiance.

Jocelyne Vaysse, d’avoir pris le temps de me guider, avec gentillesse, exigence et justesse.

Caroline et Sylvie, qui pour des raisons personnelles ont souhaité que je respecte leur

anonymat, pour leur professionnalisme et leur humanité.

Les patients adultes, que j’ai accompagnés et qui m’ont fait naître psychomotricienne. Pour

m’avoir éveillée à une autre forme de normalité.

Mes enseignants, ces psychomotriciens ayant su faire naître et grandir en moi le goût du

métier, m’accompagnant dans les questionnements, les difficultés et les exaltations. Tous

ceux ayant magnifié notre nature humaine et façonné mon identité de psychomotricienne.

Mes parents, grâce auxquels j’ai pu vivre cette formation et me réaliser.

Ma sœur, pour tout ce qu’elle est.

Enfin pour tous ceux dont j’ai ici croisé la route, sur mon chemin de traverse. Ceux qui ont

pris la main que je leur tendais, à la force de leur amitié.

TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION…………………………………………………………………………….….1

THEORIE

1 LA DANSE : DE L’UNIVERSEL A L’INDIVIDU………………………… ….………..3

1.1 DANSE ET UNIVERSALITE………………………………….… …………….….3

1.1.1 Historique de la danse………………………………………...…………….....3

1.1.2 Conceptions de la danse……………………………………..………….…......5

1.1.2.1 Introduction à la danse par Benoît Lesage……………..………….….….6

1.1.2.2 La danse témoignée par les danseurs…………………..……………........7

1.1.2.3 La danse selon Rudolph Von Laban………………….………….…….....9

1.2 LA DANSE AU CŒUR DE L’INDIVIDU ET DE SES SPECIFICIT ES…..…9

1.2.1 Danse et normalité……………………………………………………....….....9

1.2.2 Danse : différence, transgression et pathologie……….…………………......10

1.2.3 Danse et thérapie…………………………………….…………….…….…...11

1.2.4 Danse et psychomotricité………………………….……………….…….......12

1.2.4.1 La danse comme articulation entre le corps et l’esprit………….…........12

1.2.4.2 La danse et son rapport à la psychomotricité……………….….……….13

1.2.4.3 La danse comme « médiation psychomotrice »………………..…….....13

2 LA SCHIZOPHRENIE : PSYCHOSE AUX CARACTERISTIQUES

PSYCHOCORPORELLES……………………………………………………..…...…..14

2.1 QU’EST-CE QUE LA PSYCHOSE ?.................................................................... 14

2.1.1 Historique…………………………………………………………..…...……14

2.1.2 Définition……………………………………………………………….....…15

2.2 LA SCHIZOPHRENIE…………………………………………………… ...….…16

2.2.1 Définition……………………………………………………….…….…..….16

2.2.2 Symptomatologie……………………………………….…………….…..….17

2.2.2.1 Le syndrome dissociatif……………………………………..…….….…17

2.2.2.2 L’autisme secondaire………………………………………..…….….…18

2.2.2.3 Le syndrome délirant…………………………………………..….….…18

2.2.2.4 Les troubles du comportement……………………….…………..….….19

2.2.3 Etiologie et modèles explicatifs……………………………..…………….…19

2.2.3.1 Perspective de l’organogenèse………………………………………..…20

2.2.3.2 Perspective de la psychogenèse…………………………………….…...20

2.2.4 Prise en charge…………………………………………………………….....21

2.3 L’ADULTE SCHIZOPHRENE ET SON RAPPORT AU CORPS……….…. 22

3 INTERET DE LA DANSE COMME MEDIATION PSYCHOMOTRICE DANS LA

PRISE EN CHARGE D’ADULTES SCHIZOPHRENES……………….………….23

3.1 SEMIOLOGIE PSYCHOMOTRICE DE L’ADULTE

SCHIZOPHRENE……………………………………………..…………….…….23

3.1.1 Le tonus chez l’adulte schizophrène……………………………….…….…..23

3.1.2 La posture chez l’adulte schizophrène……………………….………….…...24

3.1.3 La motricité chez l’adulte schizophrène (présentant un épisode aigu

particulièrement grave)…………………………………………………..…..24

3.1.4 Le schéma corporel et l’image du corps chez l’adulte schizophrène…….….25

3.1.5 L’espace-temps chez l’adulte schizophrène………………………….……...25

3.2 LECTURE PSYCHOMOTRICE DE LA DANSE…………….…… ….………..26

3.2.1 La danse, manifestation du tonus…………………………………………….26

3.2.2 La danse, expérience sensible du schéma corporel et de l’image du corps.....26

3.2.3 La danse, art de l’espace et du temps………………………...………………27

3.2.4 La danse, ouverture à la relation……………………………..………………29

3.3 COMMENT LA DANSE LES AIDE-T-ILS A SE VIVRE COMME « ETRES

PSYCHOMOTEURS » ?......................................................................................... 29

CLINIQUE

1 PRESENTATION DU STAGE..............................................................................................35

1.1 LIEU DE STAGE……………………………………………………………...35

1.2 POPULATON………………………………………………………..……...…35

1.3 EQUIPE PLURIDISCIPLINAIRE………………… ….…………………….36

1.4 PROJET INSTITUTIONNEL………………………… ….………………….36

2 ATELIER PSYCHOMOTEUR A MEDIATION DANSE : « CORPS, MOUVEMENT ET

EXPRESSION »…………………………………………………………………….……….37

2.1 CONCEPTION DE L’ATELIER…………………………………… ….…….37

2.2 PRESENTATION DU PROJET…………………………………….…….….38

2.2.1 Cadre…………………………………………………………….……….38

2.2.2 Déroulement d’une séance……………………………………….………38

2.2.3 Objectif………………………….…………………………….………….39

2.2.4 Contenu…………………………………………………….…………….39

3 ETUDES CLINIQUES………………………………….…………………………………..40

3.1 CAS DE DENIS………………………………………………………...………40

3.1.1 Contexte familial et conditions de vie………………………………...….40

3.1.2 Histoire de la maladie………………………………………………...…..40

3.1.3 Evolution……………………………………………….………….…..…41

3.1.4 Evaluations psychomotrices……………………………………….…..…41

3.1.4.1 Bilan d’observation………………………………………………..….41

3.1.4.2 Bilan psychomoteur…………………………………………….……..43

3.1.5 Déroulement de la prise en charge……………………………………….45

3.1.5.1 « De la dépouille de nos bois, l’automne avait jonché la

terre…»…………………………………………………………….….45

3.1.5.2 « Sous le soleil blanc des matins d’hiver, donner son

poids…»………………………………………………………….…...45

3.1.5.3 « Au printemps d’éclore les forces brisées… »……………………….46

3.1.6 Conclusion de la prise en charge………………………………………....47

3.2 CAS DE LOUIS………………………………………………………………...48

3.2.1 Contexte familial et conditions de vie…………………………………....48

3.2.2 Histoire de la maladie………………………………………………….....49

3.2.3 Evolution………………………………………………………………....49

3.2.4 Bilans et évaluation psychomotrice……………………………………....50

3.2.4.1 Bilan infirmier……………………………………………………...…50

3.2.4.2 Bilan psychologique………………………………………………..…50

3.2.4.3 Bilan psychomoteur…………………………………………………...50

3.2.5 Déroulement de la prise en charge……………………………………….52

3.2.5.1 « De la dépouille de nos bois, l’automne avait jonché la

terre… »…………………………………………………………….... 52

3.2.5.2 « Sous le soleil blanc des matins d’hiver, donner son

poids… »……………………………………………………………...52

3.2.5.3 « Au printemps d’éclore les forces brisées… »…………………….....53

3.2.6 Conclusion de la prise en charge………………………………………....53

DISCUSSION

1 REFLEXION THEORICO-CLINIQUE……………………………………… …..……54

1.1 L’APPORT DE LA DANSE AU PSYCHOMOTRICIEN / L’APPORT DE LA

DANSE AU PATIENT…… ………………………………………………………54

1.2 FAUT-IL ETRE NECESSAIREMENT DANSEUR ?.........................................57

1.3 QU’EST-CE QUI EST THERAPEUTIQUE ?.....................................................58

1.4 L’IMPROVISATION DANSEE ET SA DIMENSION

THERAPEUTIQUE………………… ……………………………………………59

1.5 L’EXPERIENCE DU GROUPE : LE MEME ET L’AUTRE……………... .....61

1.6 LIMITES DE LA DANSE COMME MEDIATION PSYCHOMOTRICE

AUPRES D’ADULTES SCHIZOPHRENES…………………………………....63

2 VECU EXISTENTIEL………………………………………………………………..…66

2.1 PORTER UN REGARD NEUF SUR CE QUE L’ON CROIT

CONNAITRE……………………………………………………….…… …..……66

2.2 S’ADAPTER A L’AUTRE………………………………………….……… ….....66

2.3 TROUVER SA PLACE……………………………………………………...……67

2.4 EN QUETE D’UTILITE, CEDER A L’AGIR…………………………… ……..69

2.5 APPRENDRE A TRAVAILLER « AVEC » L’EQUIPE « POUR » L E

PATIENT…………………………………………………………………… ……..70

2.6 COMMENT ETRE « SOIGNANT » ?..................................................................72

2.7 LA PROBLEMATIQUE DU PASSAGE……………………………… …...……75

CONCLUSION……………………………………………………………………………...…..77

BIBLIOGRAPHIE

ANNEXES

~ 1 ~

INTRODUCTION

Ce mémoire naît de vingt années de vie dansée, mais aussi de nombreuses réflexions et

expériences ayant jalonné ma formation psychomotrice. Il s’inscrit donc dans un itinéraire de

vie singulier, soucieux de concilier une passion pour la danse et l’intérêt porté à l’autre dans

une perspective thérapeutique.

La danse est pour la danseuse que je suis un temps fort, suspendu entre deux lassitudes. C’est

de l’électricité non statique, une palpitation. C’est un abandon, un précipice, un lâcher prise.

C’est un espace de liberté, pour s’extraire au sol mouvant de nos idées noires. C’est un pluriel,

par, avec et pour l’autre. C’est un nouveau cordon ombilical, une dépendance. C’est le

zygomatique de mon corps tout entier.

Parce qu’elle me touche, parce qu’elle me parle, parce qu’elle m’aide, parce que je l’aime, je

choisis d’en débattre.

Je souhaite ici porter un nouveau regard sur la danse, manifester non la danseuse que je suis

mais la psychomotricienne que je deviens. L’envisager autrement, au-delà même d’un vécu de

danseuse subjectif, loin des conventions performatives et esthétiques, mais à travers ses

ambitions thérapeutiques. Une danse qui s’affirme dans le consentement de toutes les formes

de danse où, en deçà d’une technique, seule l’impérativité d’un corps senti peut contraindre le

mouvement. Une danse improvisée, libératrice et socialisante, pour une certaine vacuité de

l’existence.

Afin de concrétiser cette conception de la danse comme médiation psychomotrice, j’ai choisi

de réaliser mon stage long de troisième année en psychiatrie adulte au sein d’un hôpital de

jour. Je présenterai donc ce mémoire dans un contexte particulier de prise en charge

psychomotrice auprès d’adultes schizophrènes, à travers un groupe thérapeutique où la danse

est « Corps, Mouvement et Expression ».

~ 2 ~

Pourquoi et comment la Danse peut-elle s’inscrire dans une perspective psychomotrice,

comme médiation à visée thérapeutique auprès d’adultes schizophrènes?

Afin de répondre à cette problématique, j’aborderai tout d’abord les aspects théoriques de ce

questionnement.

J’y présenterai les caractéristiques de la danse, en ce qu’elle touche à l’universel et à

l’individu, à travers sa constitution historique, ses différentes conceptions, mais aussi son

rapport à l’homme et ses spécificités.

Puis je développerai une réflexion sur la schizophrénie, dans ce qu’elle engage à la fois du

corps et de la psyché, au travers de ses manifestations cliniques, ses étiologies et modalités de

prise en charge.

Je préciserai ensuite l’apport de la danse comme médiation psychomotrice dans la prise en

charge d’adultes schizophrènes.

Dans un développement clinique, je présenterai le lieu de stage, l’atelier « Corps, Mouvement

et Expression », mais aussi mon expérience auprès de deux patients au sein de ce groupe

thérapeutique.

Enfin dans une dernière partie, je questionnerai cette étude théorico-clinique en discutant les

fondamentaux de la prise en charge, puis évoquerai un vécu existentiel, les réflexions qu’a fait

naître en moi cette expérience de stage et d’élaboration de mémoire.

~ 3 ~

THEORIE

1 LA DANSE : DE L’UNIVERSEL A L’INDIVIDU

1.1 DANSE ET UNIVERSALITE

« La danse est une technique du corps universelle » (Schott-Billmann F., 2001).

Alors la danse se fait discours, le corps se fait langage, un langage universel, compris de tous.

Cette fois-ci, la langue n’est plus une barrière à la communication, au contraire, elle est le lien

qui unit tous les danseurs de la planète en une grande famille. Une langue qui n’a pas besoin

d’être sous-titrée ou sur-titrée pour être comprise. Ainsi, celui qui danse n’est pas enfermé

dans son groupe, dans son pays, mais est un maillon d’une même famille, qui, par-delà les

espaces, se parle et se comprend grâce à la même expression : le corps.

Le premier à rendre universelle la notion de techniques du corps en l’étendant à notre propre

culture a été Marcel Mauss en 1934. Ces dernières correspondent à un stock fini de formes

basiques ou iconiques ayant un sens universel.

1.1.1 HISTORIQUE DE LA DANSE

Il est impossible de préciser à quelle époque l'être humain a commencé à danser, mais compte

tenu du caractère spontané du mouvement expressif, de l'universalité de la danse et de ses

liens intimes avec les autres aspects de toute culture, il est probable que son développement

ait suivi l'évolution de l'espèce humaine. Selon Paul Bourcier (1999), historien de la danse, le

premier danseur aurait 14000 ans. Ses danses évoluent et sont fonction de sa culture, de sa

civilisation, des aspirations sociales, religieuses et philosophiques.

Les danses sacrées sont les premières dont nous ayons trace. Certains auteurs avancent que

n'ayant pas de logique scientifique, les hommes du paléolithique confrontés à l'observation

des phénomènes naturels qu’ils ne maîtrisaient pas, utilisaient alors la danse comme moyen

~ 4 ~

d'attirer l'attention des dieux sur les hommes. Comme une convocation mystique pour aider à

la condition humaine.

Beaucoup plus tard le ballet classique s’impose en héritage de la Renaissance italienne, et

vectorise une certaine forme d’élitisme, un académisme et une esthétique du mouvement

dansé, toujours perfectible. La danse figure alors dans d'opulents spectacles faisant la

démonstration des richesses princières. Les rois bénéficient alors de l’enseignement d’un

Maître à Danser, qui modèle en eux les attitudes et gestes de la Cour, et leur compose des

chorégraphies. Il est chargé de rendre acceptables à la Cour les danses communes reçues du

passé et d’en composer de nouvelles selon la perfection de l’Art. Pierre Beauchamp, Maître à

Danser de Louis XIV, a décrit et écrit à la demande de ce dernier tous les pas classiques. La

complexification de la danse classique légitime la création d’écoles de danse pour former les

interprètes et créer une nouvelle profession. Cette codification des pas et des gestes du ballet

classique permet leur transmission et leur préservation.

Au 19ème siècle, et dans la continuité de la Renaissance, la beauté du ballet classique propose

une diversion aux dures réalités quotidiennes. Mais c’est aussi l’avènement de la danse à

caractère théâtral, dont l’évolution historique varie selon les sociétés car requérant une

certaine prospérité économique et une fondation urbaine assez avancée afin d’accompagner

les réjouissances publiques. Cette danse ouvre ensuite la voie aux danses de société, véritables

danses récréatives et participatives qui fédèrent les hommes dans une mouvance commune.

Le 20ème siècle, marqué par de grands bouleversements sociaux, devient l’aire du

Modernisme. Il rejette le puritanisme de l'époque victorienne et met l'accent sur la liberté,

l'individu et le progrès. Cette nouvelle conception de la danse s’illustre à travers les

interprètes d'avant-garde, cherchant à mettre en forme un mouvement plus pur, plus viscéral,

puisant leur inspiration dans des formes plus anciennes.

Dans les années 1960, une révolution « post-moderne » donne naissance à la danse

contemporaine. L’émergence de cette nouvelle danse est avant tout une conquête du geste, qui

s’affranchit des formes à priori qui s’imposaient à lui dans le ballet classique. La danse

contemporaine ne se revendique d’aucune filiation en particulier, mais emprunte à l’ensemble

~ 5 ~

des courants modernes ou classiques des techniques qu’elle actualise ou détourne, métisse

d’expression théâtrale, littéraire ou plastique. L’improvisation apparaît alors centrale pour

penser le geste dansé dans la mesure où celui-ci, dans sa liberté, ne semble plus devoir

emprunter à un quelconque modèle mais procéder de soi.

Aujourd’hui la danse donne à voir une diversité, dans ses formes tribales, de société,

classiques, jazz, modernes et contemporaines, faisant trace de sa longue histoire.

1.1.2 CONCEPTIONS DE LA DANSE

Comme nous venons de le voir, la danse est considérée depuis l’Antiquité comme « symbole

de l’acte de vivre ». Elle s’est enracinée dans toutes les expériences vitales des sociétés ou des

individus. Elle n’est pas seulement une virtuosité technique, mais aussi un moyen

d’expression dramatique et de communication.

Afin de saisir ce qu’est la danse, éclairons d’abord ce qu’elle n’est pas.

Selon les auteurs de l’ouvrage « Corps et Psychiatrie » (2004, p.194), la danse diffère du

mime dans le sens où le mime se compose de mouvements représentatifs d’une réalité déjà

existante ou de son concept. Le geste du mime est descriptif, alors que celui du danseur est

projectif. Il induit une expérience non conceptualisable, non réductible par la parole. La même

différence existe entre le mime et la danse, qu’entre le concept et le mythe qui dépasse ce qui

est pour suggérer un possible. La danse ne raconte pas une histoire, elle est comme le mythe,

un indicatif de transcendance.

De même, la danse diffère de l’expression corporelle. Elle est plus encore. L’expression

corporelle correspond à l’évolution dans différents domaines du concept même du corps. De

corps instrument il devient corps vivant ayant son propre signifiant. Cette conception nouvelle

s’oppose à toute idée de technique, de codification normative. Précisément, l’expression

corporelle se définit comme « le moyen de jouissance, de libération cathartique indicible,

échappant à toute expression verbale » (Choque J., 2007). Elle est en fait le prélude à la danse.

~ 6 ~

La danse n’est pas véritablement un sport. Le terme « sport » dérive du mot « desport » qui

signifiait en vieux français «divertissement, plaisir physique ou de l’esprit ». Depuis lors

(1838), le sport désigne exclusivement l’activité physique. La danse dans une considération

sportive, serait une activité physique requérant un entraînement rigoureux, une maîtrise du

mouvement et des émotions laissant peu de place à l’expressivité, ainsi qu’un engagement

dans la compétition où se jouent les démonstrations de force.

Seule fait exception la « danse sportive », danse en couple portée au regard de l’autre à

l’occasion de nombreuses compétitions et exhibitions.

La danse, si tant est qu’elle puisse être véritablement définie, est particulièrement difficile à

présenter. En raison de son caractère subjectif, il existe souvent autant de définitions que

d’auteurs.

Il ne s’agit donc pas ici de présenter la danse de façon exhaustive, mais d’en donner les

grandes caractéristiques afin d’aider à la compréhension de ce qui va suivre.

1.1.2.1 Une introduction à la danse d’aprés Benoît Lesage

J’introduis ici quelques points signifiants développés par Benoît Lesage, médecin et danse-

thérapeute, dans son ouvrage « La danse dans le processus thérapeutique » (2006).

Danser, c’est avant tout bouger, se mouvoir. Mais on peut aussi entrevoir la danse dans

l’immobilité, si cette dernière est pleine, habitée et habitante. Ceci concerne donc à priori le

corps, ce qui laisse à penser en fonction du rapport singulier que nous entretenons avec notre

corps.

Danser, c’est aussi mettre en œuvre le mouvement en dehors d’une finalité instrumentale.

C’est lorsque le mouvement échappe à l’instrumentation, s’ouvre à une autre dimension, que

l’on peut véritablement parler de danse. Le but du geste n’en est plus que le prétexte, l’intérêt

et la conscience sont ailleurs, dans le geste lui-même.

Danser, c’est aussi mettre en forme le corps, tracer des formes motrices.

~ 7 ~

Danser, c’est encore mettre en jeu le geste dans ses qualités spécifiques que l’on spécifie

classiquement au travers de trois paramètres : l’espace, le temps et l’énergie (Dalcroze). Ce

qui est spécifique à la danse, c’est encore une fois le rapport non instrumental à ces trois

composantes.

Enfin danser, c’est explorer notre propre subjectivité, mais aussi expériencer

l’intersubjectivité (danse collective).

1.1.2.2 La danse témoignée par les danseurs

Qui peut mieux parler de la danse que le danseur lui-même ? J’introduis ici le concept de

danse au travers de témoignages de nombreux danseurs et chorégraphes relatés dans l’ouvrage

collectif « Les cris du corps » (Zana P. & Omori Y., 2004).

Pour commencer, citons Ushio Amagatsu, danseur et chorégraphe japonais : « Concernant le

mot « danse », d’après ce que j’ai cherché et entendu, l’étymologie du mot danse serait

« danse », et auparavant « deizen » et à l’origine « tension », je pense donc qu’on peut

traduire le mot « danse » par « tension » ».

Au sens premier du terme, la danse est donc une tension, une force vive qui prend naissance

dans le corps, un facteur de motricité. Cette conception réfère à la mécanique du geste, aux

changements de l’état tonique du corps en mouvement.

Mais le danseur David Earle précise que « la danse, c’est bien plus que le mouvement des

muscles. C’est une façon pour chacun de nous d’être brave et de permettre à nos parties

muettes de s’exprimer ». Cette réflexion souligne la valeur expressive de la danse. Cette

dernière est alors envisagée comme le moyen de faire émerger quelque chose de nous même,

auparavant forclos.

De nombreux danseurs considèrent la danse comme l’expression de notre intériorité. Marie

Wigman, chorégraphe allemande de l’après-guerre, affirme ainsi que « la danse met le

danseur à nu et révèle son être intime ». Danser, c’est parler de soi, avec vérité. C’est être nu,

avec ses faiblesses, ses forces. Exposer ses profondeurs. Isadora Duncan, danseuse américaine

à l’origine de la « danse libre », parlait d’ « effort pour exprimer en gestes et en mouvements

~ 8 ~

la vérité de l’être ». Merleau Ponty disait d’ailleurs du corps dansant qu’il était un corps

pensant, issu de l’expérience intérieure.

La danse est donc l’expression d’une intériorité. Précisément, elle révèle les émotions, les

sentiments, les états d’âmes, etc. Isadora Duncan dit d’elle qu’elle « exprime les émotions et

les sentiments de l’humanité ». La danse est donc un lieu à partir duquel le danseur trouve

l’occasion sensible de se poser comme « être éprouvant et communiquant », comme sujet

pensant sa relation au monde (Commeignes D., 2005). Par elle il signifie les émotions qu’il ne

parvient pas toujours à mettre en mots. Nicolas Leriche, danseur français de l’Opéra de Paris,

dit de la danse qu’elle est « un langage indirect qui conduit directement à l’émotion ». Marie

Wigman résume alors la dimension expressive et émotionnelle de la danse en

disant : « lorsque l’émotion de l’homme dansant libère le désir de rendre lisibles des images

encore invisibles, c’est par le mouvement du corps que ces images manifestent leur première

forme d’expression ».

Mais la danse est aussi souvent associée à l’expérience de la souffrance. Carolyn Carlson,

danseuse américaine, disait de la danse qu’ « elle vous déchire en plaies silencieuses qui ne se

ferment pas ». De nombreux danseurs évoquent les forces fêlées, le dépassement, la résistance

au cœur des fragilités, les plaies, l’endurance, l’infini désir de poursuivre. Pour beaucoup,

danser, c’est « apprendre la douleur, l’usure progressive, le corps comme porte-manteau de

fer qui érafle les angles morts » (Queffélec L., 2004). La danse est un art courageux. Elle met

à l’épreuve l’existence du danseur. Même si cette douleur reste bien souvent sous son

contrôle, « elle est un corps à corps personnel, intime avec la suffocation, la nausée, la tension

des muscles » (Lebreton D., 2006). Maurice Béjart disait de la souffrance du corps dansant :

« Détruire mon corps, le reconstruire… Travailler, transpirer, ne pas penser. Ne rien espérer,

devenir une pierre, une barre de bois, un verre d’eau, un miroir, un peu de crasse, se souvenir

avec le ventre, avec les cuisses, compter avec les articulations, prier avec les coudes, mourir.

Etre ! ».

Enfin Marie-Claude Pietragalla disait repousser toujours plus loin les limites de son propre

corps, dans un défi quotidien. Happée par la danse, elle en oubliait la souffrance, un instant, et

les limites qu’elle croyait connaître volaient en éclats.

La danse est alors aussi transcendance. Elle appelle au dépassement de soi. « Quand tu

danses… tu sors de toi-même, tu deviens plus grand et plus puissant, plus beau. Pendant

~ 9 ~

quelques minutes tu es héroïque. C’est la puissance. C’est la gloire sur terre. Et cela

t’appartient, chaque soir » (Agnès de Mille).

1.1.2.3 La danse selon Rudolph Von Laban

La danse correspond à une certaine forme de maîtrise du mouvement. Rudolph Von Laban

(1994, p.108-118) conceptualisa les lois du corps régissant le mouvement dansé. Selon lui, la

danse s’étaie sur quatre « Effort Shape », quatre dimensions du mouvement : l’espace, le

temps, le poids et le flux. L’espace est un élément fondamental de la danse. Il est un lieu dans

lequel elle s’investit et se déploie. Le temps donne à la danse sa durée, son rythme, sa vitesse,

mais aussi toutes les dispositions émotionnelles qu’on peut lui associer (ex. le doux, la

sérénité, l’urgence, le soudain, le nerveux, etc.). La notion de poids en danse, fait référence à

un éprouvé, une réponse subjective à cette loi de la pesanteur qui nous travaille et nous

organise depuis notre naissance. Enfin le concept de flux, qui renvoie à une notion

d’écoulement, explicite l’intuition d’une quantité de mouvement et surtout la façon dont il

« traverse » le corps.

1.2 LA DANSE AU CŒUR DE L’INDIVIDU ET DE SES SPECIFICITES

1.2.1 DANSE ET NORMALITE

L’enfant au cours de son développement, fait l’expérience de mouvements qui ne sont au

départ pas porteurs d’un message pour l’extérieur, mais correspondant à une recherche active

de sensations internes, de plaisir et de découverte de son corps. Ces mouvements, apparentés à

des mouvements dansés, peuvent être induits par des rythmes extérieurs (musique) ou internes

(rythmes cardiaques, digestifs, respiratoires, etc.). A mesure de son développement, l’enfant

perfectionne la maîtrise de son corps au travers de multiples habiletés psychomotrices :

balancements, régulation motrice, coordination/dissociation, extériorisation de contenus

psychiques à valence émotionnelle, reproduction de rythmes, etc. Il se prépare à naître

« danseur ».

~ 10 ~

Laurence Vaivre-Douret, docteur en psychologie du développement, précise que l’enfant

commence à danser à la demande, en se dandinant et en tournant, vers l’âge de 23 mois.

La danse fait donc partie intégrante de la vie de l’homme, et ce depuis les premières phases de

son développement. Daniel Sibony (1995) dira à ce sujet : « J’ai vu à tout âge des enfants

danser, tantôt pour la parade, tantôt pour le vertige et l’excès ».

1.2.2 DANSE : DIFFERENCE, TRANSGRESSION ET PATHOLOGIE

Historiquement, la danse a souvent été associée à la transgression, qu’elle soit morale ou

sexuelle. Une façon de contrecarrer les exigences normatives d’une société de masse appelant

au conformisme citoyen.

Parfois dans la danse, le corps se dépasse, performe presque au-delà du registre humain : le

corps possédé dans l’état de transe, ou encore la danse butô ou « danse des ténèbres », qui

manifeste parfois violemment le passage de la Mort à la Vie (notion de re-naissance) par une

lenteur extrême des mouvements, des vibrations internes, des crispations organiques, un

épurement profond de la Forme, pour accéder à l’être profond (« c’est frapper ou griffer le sol

du pied pour en faire jaillir les esprits, grande enfouisseur de nos ancêtres »). Biétrix Schenk,

chorégraphe et danseuse butô, disait d’elle : « Ecoute de la peau, écoute des os, notre part

d’ombre, regarder, fragilité, être à l’intérieur de cette zone fragile, ça se dérobe, ça se brise,

j’utilise ces brisures, ces tremblements, ces interstices, c’est là qu’est la matière éphémère

vivante. L’infinitésimal. Le plus petit geste contient tout le vécu du monde ».

Le corps dansant peut donc manifester l’état de folie, de maladie, de mort, d’extase jouissive

ou mystique. Les « Derviches tourneurs », religieux d’une communauté mystique musulmane

née au XIIème siècle, ont acquis leur notoriété grâce à la transe extatique provoquée par leur

danse sacrée tournoyante et expression d’un symbolisme cosmique et mystique. Le danseur

russe d’origine polonaise des grands Ballets Russes, Vaslav Nijinski, souffrait d’une

schizophrénie à début dysthymique et à évolution déficitaire. Sa danse, dans ses derniers

instants, était empreinte d’imaginaire morbide et témoignait dans une énonciation folle de cet

état d’être au bord… du mot, du geste, du saut, de la chute, du cri du « devenir toujours

quelque chose pour ne jamais troquer la vie contre la mort ».

~ 11 ~

Daniel Sibony, à l’instar d’autres auteurs, parle de « la danse comme moyen d’émergence du

chaos » (1999, p.141), d’où l’idée que « la danse peut même soigner les fous, les extraire de la

folie qu’elle renomme ou recompose autrement » (1999, p.223).

1.2.3 DANSE ET THERAPIE

Dans les années 1940, la danse moderne est pratiquée dans certains hôpitaux aux Etats Unis et

très vite ses effets thérapeutiques sont constatés. Cette dernière assure le renforcement des

aptitudes physiques, l’intégration sensorielle, l’équilibre, la conscience du corps et la

souplesse des mouvements, l’épanouissement de soi, et canalise l’agressivité.

C’est dans ce contexte que naît la danse thérapie, conduite par des danseurs professionnels qui

fondent les premières méthodes à partir de leurs expériences personnelles, dans les années

1960.

D’après la définition de la Société Française de la danse-thérapie reprise par Jocelyne Vaysse

(2006, p.37), cette dernière « reprend une fonction universelle et traditionnellement courante

de la danse qui s’appuie sur la dynamique corporelle et symbolique de la danse, pour aider

l’Homme à intégrer harmonieusement les différents registres qui le constituent : physique,

psychique, mental et social. La danse-thérapie utilise le mouvement comme médiateur d’une

relation dont elle assure le cadre et les limites. A l’origine du travail préexiste une alliance

thérapeutique entre le soignant et le soigné où la danse fait tiers. Au centre de la pratique,

l’évolution psychique ou « mouvement interne », selon l’implication du patient, devient

lisible à travers le mouvement dansé. La danse-thérapie s’applique avec profit à toutes sortes

de pathologies psychiques, psychosomatiques, somatiques et relationnelles ».

De nombreux danse thérapeutes comme France Schott Billmann la conçoivent comme

« l’ensemble des pratiques de la danse permettant aux participants d’accéder à un ou plusieurs

des bénéfices suivant : le plaisir fonctionnel, l’amour de soi et la séparation de l’autre et la

symbolisation corporelle » (Rodriguez J. & Troll G., 2004, p. 231).

La finalité de la danse-thérapie est d’amorcer, par les processus de changement et de

créativité, des remaniements intérieurs (prise de conscience du corps par les connexions entres

sensations, affects et représentations, accès à la symbolisation, travail sur une image du corps

~ 12 ~

fragile ou morcelée, revalorisation narcissique, restructuration psychomotrice, etc.), et

l’émergence de sens à relier avec l’histoire personnelle de chacun.

1.2.4 DANSE ET PSYCHOMOTRICITE

1.2.4.1 La danse comme articulation entre le corps et l’esprit

« La danse n’est pas le sentiment de quelque chose, c’est un coup de fouet sur l’esprit et le

corps qui les engagent dans une action si intense que, pendant le court moment concerné,

l’esprit et le corps ne font qu’un » (Merce Cunningham).

La danse est donc comme un trait d’union entre le corps et l’esprit. Longtemps envisagés dans

une dichotomie cartésienne, l’être et l’avoir, la chair et l’esprit, le corps et l’âme, ont été

clivés à tort dans la considération de ce qui nous constitue.

« Mouvement de destitution et de constitution de soi, le geste dansé soulève la question

philosophique classique des rapports entre le corps et l’esprit » (Anne Boissière, 2006).

Cette conception de la danse comme faisant lien entre le corps et l’esprit, renvoie à la

dialectique « mouvement extérieur / mouvance intérieure ». Elle vectorise, met en écho le

mouvement corporel et sa réalisation psychique. Le danseur et chorégraphe allemand Rudolph

Laban, conscient de cette évidence, précise qu’à travers la danse l’expression de la

personnalité et les composantes dynamiques du mouvement s’expriment l’un à travers l’autre

et réciproquement.

Elle permet véritablement à l’esprit de s’incarner.

La danse invite chacun à une expression dansée, où le corps et l’esprit renouent un dialogue

riche en découvertes de soi. Cette expression peut naître d’improvisations où l’écoute de ce

qui vibre à l’intérieur génère un mouvement au plus proche de son ressenti.

~ 13 ~

1.2.4.2 La danse et son rapport à la psychomotricité

Afin d’introduire le lien entre la danse et la psychomotricité, je choisis de citer Rose

Gaetner (citée par Vaysse J., 2006) : « Comme toutes les techniques corporelles, la danse est

une activité psychomotrice indissociablement liée à la musique. Elle ne peut en aucun cas être

comparée à une forme d’apprentissage ou de rééducation. Il s’agit d’un traitement

thérapeutique au même titre que la relaxation ou les traitements psychothérapeutiques

d’inspiration psychanalytique. Le but de notre activité est de provoquer la naissance du

narcissisme. Cette activité s’adresse uniquement aux malades psychotiques ou névrosés

n’ayant aucune atteinte neurologique ».

Rose Gaetner, ayant démarré vers 1945 son activité dansée à caractère thérapeutique au centre

de formation de méthodes éducatives CEMEA, introduit la danse (danse folklorique, de

société et de ballet) dans l’hôpital de jour pour enfants psychotiques Santos Dumont à Paris en

1956. Psychomotricienne, elle se réfère notamment à Wallon et De Ajurriaguerra, intégrant

les notions de stade du miroir et de dialogue tonico-émotionnel.

Mais d’autres auteurs ont aussi pensé la danse à travers la psychomotricité.

Le Camus s’est notamment intéressé aux chemins par lesquels « le monde de la

psychomotricité et le monde de la danse en viennent à se rejoindre ou même à interférer » (Le

Camus J., 1984, p.149). Il conclut que la danse peut faire partie de « l’arsenal thérapeutique

du psychomotricien » (Le Camus J., 1984, p.89), et n’a pas comme objectif d’atteindre

l’efficience technique mais de solliciter la création improvisée.

La danse et la psychomotricité ont en commun le corps, corps en mouvement dans l’espace et

le temps.

1.2.4.3 La danse comme « médiation » psychomotrice

Qu’est-ce qu’une médiation ? Une médiation est par essence ce qui médiatise la relation

patient soignant, qui s’interpose pour mieux articuler, accéder à la transitionnalité et

développer l’expressivité. Il s’agit d’un « espace entre » transférentiel, où se projettent

~ 14 ~

librement les états d’être là où une relation trop directe pourrait être vécue comme

confusionnelle ou intrusive. Selon de nombreux auteurs, « toute médiation s’inscrit dans une

oscillation entre créativité et destructivité et permet au sujet d’explorer sans s’y perdre ».

Daniel Sibony dit de la danse qu’elle fait interface, comme un « arc-bouté entre soi et

l’Autre ».

2 LA SCHIZOPHRENIE : PSYCHOSE AUX CARACTERISTIQUES

PSYCHOCORPORELLES

2.1 QU’EST-CE QUE LA PSYCHOSE ?

2.1.1 HISTORIQUE

Le terme « psychose » dérive du grec « psyché » (esprit) et « osis » (condition maladive ou

anormale). Il fut employé pour la première fois par le baron autrichien Ernst von

Feuchtersleben en 1845, comme alternative aux termes de folie et manie. Mais il ne se

distingue pas alors de celui de « névrose » ou « vésanie », signifiant seulement « maladie de

l’esprit ». C’est progressivement qu’il va définir les affections mentales les plus graves,

laissant au terme « névrose » tout le domaine de celles considérées comme plus légères et

dont le patient garde conscience de leur caractère morbide. C’est d’ailleurs par rapport à la

névrose que la psychose va se caractériser, selon les oppositions sémiologiques et

psychopathologiques depuis longtemps exagérément prononcées. Afin de manifester le

caractère arbitraire de ce clivage nosographique et de le nuancer, ont été envisagées de

nouvelles entités morbides, à l’interface de ces deux structures : les « états limites ».

~ 15 ~

2.1.2 DEFINITION

Le terme « psychose » a été créé par Ernst von Feuchtersleben (1847) pour désigner l’aspect

aigu de la folie. L’usage du terme a été élargi, et s’applique aujourd’hui aux patients

présentant un délire et/ou une importante altération du sens de la réalité et de soi.

Classiquement, la psychose correspond à une structure de la personnalité caractérisée par la

perte de contact avec la réalité, l’altération du lien inter humain, une problématique des

limites (de différenciation Moi-non Moi, dedans-dehors), une angoisse de morcellement, un

sentiment de toute puissance, une ignorance totale ou partielle des troubles, un retrait du sujet

au monde, et par l’expérience caractéristique du délire.

Mais cette définition générique de la psychose, pour ne pas devenir fausse, ne peut se

satisfaire de ces généralités. Les critères nosographiques pré cités ne se manifestent pas de la

même façon selon le trouble psychotique. Cette définition doit donc être pensée, nuancée,

précisée au regard de la psychose à laquelle nous faisons référence.

Plutôt que de considérer la « psychose », il serait en effet plus juste d’envisager « les »

psychoses. Cette affection psychiatrique grave n’est en réalité pas une catégorie clinique

homogène à l’étiologie et au profil psychopathologique uniques. Elle réfère en fait à diverses

entités nosographiques, illustrant l’extrême hétérogénéité des formes cliniques psychotiques.

Le DSM IV dans sa forme révisée répertorie les psychoses sous l’acceptation « schizophrénie

et autres troubles psychotiques », et en partie dans ce qu’il qualifie de « troubles de

l’humeur ».

Sont considérés comme psychoses :

- La schizophrénie et les troubles schizophréniformes

- Le trouble bipolaire ou « psychose maniaco-dépressive »

- Les troubles délirants, anciennement « délires chroniques paranoïaques »

- Les troubles psychotiques brefs, anciennement « bouffées délirantes aigues » sans

évolution vers une pathologie chronique

- Les troubles psychotiques dus à (toxiques, affection médicale générale)

- Les troubles psychotiques non spécifiés au sein desquels s’inscrivent certaines formes

de psychose puerpérale.

~ 16 ~

Par souci de clarté et de cohérence à l’égard de ma clinique, je choisis de développer

précisément le syndrome schizophrénique, affection psychotique dont souffrent mes patients.

2.2 LA SCHIZOPHRENIE

2.2.1 DEFINITION

Il n’existe pas aujourd’hui de définition universellement admise de la schizophrénie.

Néanmoins, L’OMS reconnaît l’universalité de la schizophrénie au travers de 4 symptômes

communs à toutes les cultures : les hallucinations, le délire, le retrait social et les troubles

affectifs.

Elle existe sur tous les continents et touche environ 1% de la population mondiale.

La schizophrénie, introduite par E. Bleuler (1911), est définie par le Grand Dictionnaire de la

Psychologie (1999, p.820) comme une « psychose grave survenant chez l’adulte jeune,

habituellement chronique, cliniquement caractérisée par des signes de dissociation mentale,

de discordance affective et d’activité délirante incohérente, entraînant généralement une

rupture de contact avec le monde extérieur et un repli autistique ».

Le psychiatre Julien-Daniel Guelfi, la définit comme « psychose de l’adulte jeune,

caractérisée par un ensemble de symptômes psychiques diversement associés selon les cas et

dominés par la discordance idéo-affective, l’incohérence, l’ambivalence, l’autisme, des

hallucinations et idées délirantes mal systématisées. Les troubles évoluent le plus souvent vers

une dissociation psychique avec une profonde désorganisation, d’allure déficitaire, de la

personnalité ».

~ 17 ~

2.2.2 SYMPTOMATOLOGIE

2.2.2.1 Le syndrome dissociatif

Ce syndrome réfère à divers troubles tels que la dépersonnalisation, les troubles du cours de la

pensée, les troubles du langage, les troubles des affects et les troubles psychomoteurs

(enseignement de psychiatrie dispensé par Mr De Sainte Maréville).

Le sentiment de dépersonnalisation est un trouble subjectif de la conscience de soi. Il

correspond à la perte du sentiment d’individualité qui affecte l’intégrité somatique, psychique

et sociale. Il conduit à un sentiment d’étrangeté, de perte du caractère familier du monde

extérieur, vécu comme déréel : « Inquiétante Etrangeté » (Freud). Mais il induit également un

trouble de l’activité motrice, caractérisé par une altération du contrôle moteur, des attitudes

figées intermittentes, et de fréquentes stéréotypies gestuelles (André P. et al., 2004). Le

patient schizophrène fait l’expérience d’angoisses de morcellement, de néantisation ou

d’explosion, dans un sentiment de déréalisation.

Les troubles du cours de la pensée témoignent de la difficulté du sujet à donner sens à ses

pensées, à les coordonner et les faire saisir à l’autre. Le discours est dit « difluent », ponctué

par de nombreux changements de thèmes et sou tendu par un raisonnement logique et déductif

incohérent. Le sujet peut également manifester des persévérations verbales, un « fading

mental » (pensée en perte d’intensité), un « barrage schizophrénique » (s’arrêter net de

parler), ou une « rationalisation morbide » (explication pseudo logique). Notons néanmoins

que si ces troubles du langage concernent une majorité de sujets, de nombreux autres parlent

normalement mais avec des associations d’idées bizarres en dehors d’états de crise aigue.

Les troubles du langage peuvent se manifester par un mutisme ou semi mutisme, un

hermétisme au contact. Le langage n’ayant pas pris de valeur symbolique (pas de lien

signifiant-signifié), le sujet s’exprime souvent par des néologismes ou néolangages au travers

d’une syntaxe perturbée, et comprend souvent les mots qu’on lui adresse dans leur sens

premier (« aux pieds de la lettre »).

Les troubles des affects renvoient à l’ambivalence émotionnelle, au paradoxe de la

coexistence de sentiments contraires comme le désir et la crainte, l’amour et la haine, etc.

~ 18 ~

Nous observons souvent une « athymormie », émoussement affectif donnant le sentiment

d’une pseudo indifférence à l’autre.

Les troubles psychomoteurs désignent la discordance du corps, et réfèrent à la catatonie (perte

de l’initiative motrice), à l’imprécision du geste, aux stéréotypies, au maniérisme (adoption

caricaturale d’attitudes sociales) et paramimies (sourires immotivés).

« Le grand syndrome catatonique » est définit par l’existence d’une catalepsie (corps pris en

masse, perte d’initiative motrice, persévération d’attitudes), un négativisme psychomoteur

(refus de tout contact), et une impulsivité motrice (décharges motrices brusques, auto et hétéro

agressivité).

2.2.2.2 L’autisme secondaire

Développé par N. Anderson, le concept d’autisme schizophrénique évoque le repli sur soi et

le retrait du monde du sujet schizophrène. Bleuler l’identifie comme un « repli sur soi-même

dans un monde pour soi ». L’autisme secondaire se manifeste par une perte de contact avec la

réalité, un désintérêt pour le monde, ainsi qu’une prédominance relative ou absolue de la vie

intérieure, fantasmatique et imaginaire.

2.2.2.3 Le syndrome délirant

Le délire est la reconstruction intellectuelle morbide de la réalité, dont le patient est convaincu

et qui aliène ses attitudes et comportements.

Il se manifeste au travers de divers mécanismes. En général, il prend forme en

hallucinations psychiques (voix intérieures, « automatisme mental » de Clerambault) et/ou

sensorielles (acoustico-verbales, visuelles, tactiles, olfactives, gustatives, cénesthésiques,

cénesthopathiques, etc.), correspondant à des perceptions sans objets réels. Mais il peut s’agir

aussi d’interprétations, raisonnements faux qui ont un point de départ réel mais prennent une

signification personnelle pour le sujet. Le délire peut également procéder de l’illusion,

~ 19 ~

perception déformée d’un objet ; l’intuition, apparaissant comme une donnée immédiate, une

révélation ; et de processus imaginatifs qui le nourrissent et le subordonnent.

Selon de nombreux psychiatres, ces manifestations psychotiques ne sont pas les effets

immédiats d’une cause donnée, mais les conséquences dérivées de la lutte engagée par le Moi

contre des représentations ou affects pénibles voire insupportables. Christian Bobin, écrivain,

confirme cette idée : « La maladie n’est jamais une cause. La maladie est une réponse, une

pauvre réponse que l’on invente à une souffrance ».

2.2.2.4 Les troubles du comportement

Les troubles du comportement des sujets schizophrènes sont la conséquence du vécu morcelé,

autistique et délirant et n’ont rien de spécifique.

Il s’agit le plus souvent de conduites de retrait, d’aboulie (incapacité à décider, agir),

d’apragmatisme, de fugues impulsives et voyages pathologiques, d’auto agressivité (conduites

d’automutilation, amputation, scarification, tentative de suicide, conçues comme témoignant

d’une recherche de sens à l’intérieur du corps), et plus exceptionnellement d’hétéro

agressivité, violence, paricide.

2.2.2.5 Etiologies et modèles explicatifs

Cet exposé général sur l’étiologie des psychoses ne préjuge pas de causes uniques et plus

légitimes que d’autres, qui révèlent le plus souvent à la fois de l’organogenèse et de la

psychogenèse. Il renvoie au contraire à un ensemble d’explications possibles,

hypothétiquement avancées, sur l’origine de cette maladie. Cette dernière est donc

certainement multifactorielle. « L’association de facteurs personnels et/ou d’un contexte

familial, socio-éducatif ou traumatique défavorable, déclenchent l’expression de la maladie, à

l’issue de l’adolescence » (Vaysse J., 2006).

~ 20 ~

2.2.2.6 Perspective de l’organogenèse

Il existe des tableaux d’allure psychiatrique secondaires à de réels troubles somatiques

(atteintes endocriniennes, toxiques, etc.), et des tableaux psychiatriques qui seraient en partie

dus à une origine génétique.

2.2.2.7 Perspective de la psychogenèse

Il s’agit là d’une explication possible de la psychose au travers de théories psychanalytiques et

systémiques : « la projection délirante » de Freud, « la forclusion du nom de Père » de Lacan,

« les clivages de l’objet et du moi dans la régression à la phase schizoparanoïde » de Mélanie

Klein, la « faillite de l’environnement » de Winnicott, théorie du « double lien » de Bateson,

etc.

La « projection délirante » de Freud est un mécanisme de défense aidant à la compréhension

de la psychose. Cette dernière traduit une domination du ça, véritable pôle pulsionnel de la

personnalité, en conflit avec la réalité extérieure. La projection délirante serait comme une

forme de réparation narcissique et tentative de restauration d’une certaine réalité, de

communication avec le monde. Le délire est alors considéré comme une défense mobilisée

pour réduire le conflit entre le ça et la réalité.

La « forclusion du nom du Père » de Lacan est une théorie de l’échec de la métaphore

paternelle, à l’origine de tout processus psychotique. Elle met à jour la condition d’un père

forclos, qui n’existe pas symboliquement dans l’esprit de l’enfant, ne fait pas tiers dans la

relation dyadique « mère enfant ». Elle sous entend l’impossible triangulation Oedipienne,

nécessaire aux identifications primaires et à la manifestation de la loi du Père pour organiser

le discours. Investi d’une fonction de séparation, le Père réarticule la relation mère enfant par

le langage qui vient mettre à distance et poser du sens sur ce qui se vit. Un Père forclos est

dans l’incapacité de transmettre à l’enfant ces « points de capitonnage » (lien entre signifiant

et signifié) du discours. De nombreux symptômes, proprement psychotiques, illustrent cette

faille du système symbolique : l’altération de la parole, l’écholalie, les néologismes, les

hallucinations, etc.

~ 21 ~

La « position schizoparanoïde » de Mélanie Klein est une des deux positions qui organisent le

développement du psychisme. Elle correspond aux six premiers mois de la vie, caractérisés

par des mécanismes de défenses primaires (clivage, projection, déni). L’enfant clive alors

l’objet « sein » qu’il personnalise à travers une construction fantasmatique. Le sein qu’il

incorpore peut l’apaiser (« bon sein ») ou le persécuter (« mauvais sein »). Le sein, cet

« autre », entre en lui. Il le vit de l’intérieur. Pour Mélanie Klein, dans ce jeu perpétuel

d’introjection de bons et mauvais objets à l’intérieur du corps sous-tendu par l’agressivité et

l’angoisse inhérentes à la libido (qu’elle désigne « position schizoparanoïde »), la psychose

est la fuite vers le bon objet intérieur.

La « faillite de l’environnement » de Winnicott dénonce le désinvestissement prématuré de la

mère, ne permettant pas la substitution de bons objets et fixant l’enfant dans cette position

schizoparanoïde. Cet échec des fonctions maternelles fondamentales de « holding »,

« hangling » et « object presenting » légitime l’importance de l’objet transitionnel dans la

conquête d’indépendance du jeune enfant.

La théorie du « double lien » de Bateson centre l’étiologie de la schizophrénie sur un trouble

de la communication. La psychose serait le symptôme d’un système familial qui

dysfonctionne. Précisément, elle serait la conséquence d’une « injonction paradoxale » : la

mère émet des messages contradictoires d’importance vitale à son enfant, et que celui-ci est

dans l’impossibilité de clarifier. Ne sachant pas lequel des deux messages choisir, s’opère

l’annulation de la valeur symbolique de la communication.

2.2.3 PRISE EN CHARGE

Dans l’ensemble, les thérapeutiques modernes ont beaucoup amélioré le pronostic des

psychoses. Elles associent un traitement médicamenteux (antipsychotiques, Lithium), à une

psychothérapie individuelle ou collective aux modalités variées, des prises en charge

psychocorporelles comme la psychomotricité, voire une hospitalisation à temps complet ou

partiel comme l’hôpital de jour, l’hôpital de nuit ou le Centre d’Aide Thérapeutique à Temps

Partiel (CATTP). Le concours de la famille est toujours sollicité, là où l’émergence d’une

psychose est bien souvent la résultante de multiples causes génétiques ou acquises, en relation

avec l’entité familiale.

~ 22 ~

2.3 L’ADULTE SCHIZOPHRENE ET SON RAPPORT AU CORPS

Rappelons que le corps ne peut se réduire à une seule dynamique mécanique d’échanges

physico-chimiques : il est le lieu de cristallisation de la souffrance. « Pour le psychotique ou

le schizophrène, il peut être le lieu d’hallucination ou de morcellement, une terre d’émigration

ou un risque continuel d’implosion imminente ». (Mornet J., 2004).

D’après les auteurs de l’ouvrage « Corps et Psychiatrie » (2004, p 129-130), le patient

schizophrène vit son corps de façon morcelée. Cette segmentarisation rend compte des

différents aspects de la discordance. Elle s’exprime au travers d’une gestualité souvent

maniérée et hermétique, une grande désorganisation praxique, un éclatement de l’acte moteur,

et des dysharmonies toniques renforçant l’impression d’étrangeté. Les patients évoquent

fréquemment cette fragmentation du corps, dans laquelle chaque partie du corps semble vécue

indépendamment des autres.

A ce vécu du corps morcelé s’accompagne un sentiment de perte d’intégrité corporelle. Le

sujet schizophrène ne parvient pas à saisir l’unité de son corps. Les limites de ce dernier sont

floues, les perceptions sensorielles sont énigmatiques, renforçant le caractère discontinu de

l’enveloppe corporelle. Le corps est vécu avec le sentiment d’un éclatement intérieur

imminent.

Par ailleurs, de nombreux auteurs s’accordent à penser l’existence d’une chosification du

corps du schizophrène. Ce dernier en ferait une utilisation fonctionnelle, ne parvenant pas à

l’investir d’affects et d’imaginaire. Dans ce rapport au corps instrumentalisé, « telle partie

n’évoque pas tant une possibilité qu’un acte : les jambes servent à marcher, les mains à saisir,

les bras à lancer, etc. » (André P. et al., 2004).

Enfin, si le corps ne parvient pas à donner un sens à l’existence, le schizophrène sollicite son

entourage afin d’accéder à des codes de compréhension et d’intégration de la réalité. Ce

« formalisme de l’existence » rend ainsi compte des tentatives d’appel à l’aide, de la

chronicisation fréquente de ces patients, de la délégation aux autres quant aux soins, aux

décisions et à l’élaboration de représentations.

~ 23 ~

3 INTERET DE LA DANSE COMME MEDIATION

PSYCHOMOTRICE DANS LA PRISE EN CHARGE D’ADULTES

SCHIZOPHRENES

3.1 SEMIOLOGIE PSYCHOMOTRICE DE L’ADULTE SCHIZOPHRENE

3.1.1 LE TONUS CHEZ L ’ADULTE SCHIZOPHRENE

Le tonus correspond à « l’état de tension permanente des muscles, active et involontaire,

variant en intensité selon les diverses actions syncinétiques ou réflexes qui le renforcent ou

l’inhibent » (Foix et Rondeau).

Nous constatons chez l’adulte psychotique un niveau de tonus généralement élevé. Cette

hypertonie résulterait selon Alain Le Bars (1989), d’une double quête : se sentir exister et se

protéger par cette « carapace tonique ». Ceci peut s’envisager si l’on considère les angoisses

d’effraction corporelle et de morcellement du Moi, comme indissociablement liées aux limites

corporelles très incertaines du sujet psychotique (particulièrement chez le sujet schizophrène)

et nécessitant la mise en jeu d’une hypertonie venant protéger le corps et lui donner une unité

(comme si l’hypertonie scellait les parties du corps parcellisées).

Ainsi l’hypertonie serait pour lui une véritable défense musculaire contre l’angoisse de

morcellement et l’intrusion de stimulations extérieures particulièrement anxiogènes. De plus,

selon G. Pous (1995), l’hypertonie augmente la perception du corps et de ses sensations,

participant au sentiment d’exister.

Notons par ailleurs que l’hypertonie peut être vécue comme une sensation rassurante (par

laquelle « il tient »), connue, maîtrisable, permanente et protectrice d’une trop grande

souffrance. En conséquence, il incombe nécessairement au psychomotricien « de respecter

autant que possible cette construction défensive ». (Pous G., 1995, p.50).

~ 24 ~

3.1.2 LA POSTURE CHEZ L ’ADULTE SCHIZOPHRENE

Rappelons que la posture est la base même de tout mouvement, qui part et se termine par une

posture. Elle marque la fin d’une unité d’action et le début d’une nouvelle séquence motrice.

Elle est une position que l’individu conserve pendant un laps de temps suffisamment long

pour que le corps conserve une certaine forme d’immobilité.

Nous constatons des postures particulières à certains adultes psychotiques, leur conférant bien

souvent des attitudes peu adaptées donnant un sentiment d’étrangeté à l’environnement.

3.1.3 LA MOTRICITE CHEZ L ’ADULTE SCHIZOPHRENE (PRESENTANT UN EPISODE AIGU

PARTICULIEREMENT GRAVE )

En physiologie, la motricité désigne l’ensemble des fonctions permettant le mouvement. Par

extension, elle réfère à la faculté motrice liée à l’activité musculaire, c’est à dire la propriété

des centres nerveux de provoquer la contraction musculaire.

La motricité de l’adulte schizophrène en phase aigue de la maladie est en générale très

réduite. Cette limitation de l’investissement du corps dans l’espace semble être liée à une

volonté de se protéger du monde extérieur. Notons également que certains traitements

médicamenteux (ex. Haldol) peuvent avoir des incidences sur cette motricité. Il est établi

qu’ils peuvent secondairement induire une dyskinésie voire akinésie (lenteur et perte de

l’initiative motrice) tardives.

S’agissant de la qualité de la motricité, nous pouvons référer à l’ouvrage « Corps et

Psychiatre », co-écrit par André P., Benavides T., & Giromini F en 2004. Ces derniers en

donnent une description très informative : la gestualité est hermétique, maniérée et mal

adaptée. Il existe pour certains une désorganisation praxique, où le mouvement est peu

harmonieux, peu efficace et difficile à coordonner.

~ 25 ~

3.1.4 LE SCHEMA CORPOREL ET L ’ IMAGE DU CORPS CHEZ L ’ADULTE SCHIZOPHRENE

Le schéma corporel, « édifié sur la base des impressions (sensations et perceptions) tactiles,

kinesthésiques, labyrinthiques et visuelles, réalise dans une construction active constamment

remaniée des données actuelles et passées, une synthèse dynamique qui donne à nos actes

comme à nos perceptions le cadre spatial de référence où ils prennent leur signification » (de

Ajurriaguerra). Il renvoie donc à des éléments neurophysiologiques puisqu’il existe des aires

corticales dévolues à l’intégration des données sensorielles, nous donnant une connaissance

plurisensorielle de notre corps et de notre environnement.

Cette connaissance immédiate du corps à l’état statique et dynamique est en général perturbée

chez l’adulte schizophrène. Ce trouble du schéma corporel est marqué par une connaissance

aléatoire des parties du corps, qui semblent n’être pas reliées les unes aux autres

(méconnaissance des articulations, qui font lien). Ces perturbations sont à corréler avec le

désinvestissement corporel de l’adulte psychotique, qui en dehors des prises en charge,

mobilisent que très peu leur corps.

L’image du corps, « incarnation symbolique inconsciente du sujet désirant » selon Dolto, est

elle-même déstructurée. Selon Gisella Pankow (1993, p.271), « l’univers de la psychose

apparaît comme un univers morcelé : chaque fragment est souvent ressenti comme un monde

séparé et ayant perdu toute connexion interne avec les autres fragments ». Le psychotique

semble donc vivre son corps de façon parcellaire, anormale et inquiétante, et peut parfois ne

pas le considérer comme son propre corps.

3.1.5 L’ ESPACE-TEMPS CHEZ L ’ADULTE SCHIZOPHRENE

C’est à partir de la construction du schéma corporel, dont l’étape élémentaire est la distinction

entre soi et l’autre, que va se constituer l’espace. Ce dernier correspond au « cadre physique,

perceptif, représentatif ou conceptuel à l’intérieur duquel, des objet réels ou représentés,

mobiles ou immobiles, sont situés ou déplacés activement ou passivement dans un système de

relation spatio-temporelle ». La perception de celui-ci est une construction active qui se fait à

partir du corps propre. Or comme nous venons de le développer, l’adulte schizophrène n’est

~ 26 ~

pas différencié de l’objet extérieur. Cette mauvaise structuration du corps propre perturbe la

structuration spatiale. Il investit peu l’espace, s’y oriente et s’y adapte difficilement.

Concernant le temps, « durée marquée par la succession des évènements, à la fois durée,

intervalle, ordre et succession », nous constatons généralement des difficultés de structuration

rythmique, particulièrement perceptibles dans l’activité dansée.

3.2 LECTURE PSYCHOMOTRICE DE LA DANSE

3.2.1 LA DANSE, MANIFESTATION DU TONUS

La danse est avant tout la mobilisation tonico-posturale de l’être psychomoteur.

Le tonus constitue la toile de fond de toutes les activités motrices et posturales préparant le

mouvement, fixant l’attitude, sous-tendant le geste, maintenant la statique et l’équilibre.

La danse, suite de mouvements rythmés, alternés de postures, engage la constitution

tonicoposturale du danseur à tous les niveaux de la réalisation motrice du mouvement dansé.

3.2.2 LA DANSE, EXPERIENCE SENSIBLE DU SCHEMA CORPOREL ET DE L ’ IMAGE DU CORPS

La danse permet d’établir l’expérience de la réalité du corps à travers le travail sur le schéma

corporel.

Dans l’expérience de la danse, et pendant chaque séance, chaque partie du corps est nommée

puis mise en mouvement. Puis ces parties sont progressivement mises en lien, unifiant le

corps à travers un mouvement global. Le mouvement situe les limites du corps et l’oriente

dans l’espace.

Mais l’intégration du schéma corporel est aussi fonction de l’expérience du sujet, « se

structurant parallèlement à l’apprentissage et l’expérience » (Dolto F., 1984, p.23). Elle est

indissociable de l’image du corps, construction personnalisée à partir de données invariantes

~ 27 ~

neurophysiologiques caractérisant tout cerveau humain, conçue comme « l’incarnation

symbolique inconsciente du sujet désirant » (Dolto F., 1984).

Dés lors qu’une interaction soignante est engagée à partir du corps, elle se diffuse comme une

onde intérieure à l’ensemble de ce qui nous constitue, et particulièrement à l’image du corps.

La danse comme médiation thérapeutique repose donc sur l’exercice de ce corps fruit d’un

processus psychodynamique, représentation internalisée en partie inconsciente de soi-même,

participant à assurer la permanence du sentiment identitaire autant que la conscience de soi.

3.2.3 LA DANSE, « ART DE L ’ESPACE ET DU TEMPS »

La danse inscrit le corps dans l’espace. Elle l’investit dans différents niveaux et au travers

différentes directions et plans de cet espace.

Nous distinguons classiquement trois niveaux de réalisation du geste : bas/haut/moyen,

indissociables de trois masses du corps : bassin et jambes, tronc et bras, tête et mâchoires.

Chaque niveau de l’espace a fait l’objet d’un investissement privilégié lors des phases de

développement psychomoteur. Les processus de rassemblement du bébé se vivent au niveau

« bas », la phase du quatre pattes investit le niveau moyen, et la marche ouvre sur la conquête

du niveau « haut », également relative au langage.

La danse, en mobilisant le corps à travers ces niveaux d’espace, réactualise la mémoire du

corps quant à ces différentes étapes de la construction de l’enfant, et renvoie souvent des

vécus émotionnellement forts.

D’un point de vue plus dynamique, l’espace s’organise selon trois plans : sagittal, frontal et

horizontal. Ces trois plans, organisés autour de trois axes, définissent des directions de

mouvements fortement connotées. Retenons ici la valeur symbolique des mouvements vers le

haut ou vers le bas, qui renvoie souvent aux métaphores « monter au ciel », « s’élever

socialement », mais aussi « descendre aux enfers », etc. L’axe avant-arrière est aussi

hautement symbolique, et supporte de nombreuses métaphores temporelles de l’ordre de

« l’avenir devant nous » et « du passé derrière nous ». Quant à la troisième direction,

gauche/droite, elle engage la dialectique du bien et du mal (la gauche renvoyant au pêché et à

la souillure, la droite référant à la faveur divine).

~ 28 ~

La danse rend possible l’exploration de ces différentes directions.

Mais la danse mobilise aussi le corps dans son propre espace. Elle l’engage dans ce que l’on

nomme « kinesphère ». Il s’agit d’un espace d’investissement personnel, que Laban désigne

comme « partie de l’espace qui peut être atteinte par les extrémités des membres ». Il s’agit

donc de la zone immédiatement accessible sans déplacement, par le déploiement du corps

dans les différentes directions de l’espace. « Les quatre membres en extension délimitent une

bulle péricorporelle fictive, un espace dans lequel s’inscrit et se rassemble une infinité de

postures et d’équilibres » (Laban, 1994, p.65).

La danse module également l’espace « entre », intermédiaire entre soi et l’autre. Il est ici

question de proxémie, concept développé par Edouard Hall en 1966, au combien fondamental

en psychomotricité. La danse permet donc d’explorer la distance intime, personnelle, sociale

et publique.

Enfin la danse ouvre un espace imaginaire, l’espace des représentations.

La danse mobilise également le corps dans le temps. Elle place le danseur dans un rapport au

temps, selon qu’il est mu par une forme d’urgence, requérant des impulsions du mouvement

dans une qualité de soudaineté, ou bien qu’il s’abandonne à la durée dont il dispose, dans un

déroulement tranquille. La vitesse et la durée du mouvement dansé portent une véritable

charge émotionnelle. Un mouvement soutenu est généralement décrit et vécu comme doux,

serein, tranquille, alors que le soudain est souvent qualifié d’anxieux, nerveux, excité.

La danse inscrit donc le corps dans un rythme. Fondamentalement, tout vivant pulse,

s’organise en alternances et périodes. Il s’agit des rythmes moléculaires, cellulaires,

organiques, hormonaux, émotionnels, sociaux, etc. Le rythme est en fait « une émotion qui se

décharge en mouvements ordonnés » (Platon). La danse joue du rythme, à travers l’exercice

de mise en tension, de rétention (silence dynamique) et de détente.

~ 29 ~

3.2.4 LA DANSE, OUVERTURE A LA RELATION

La danse ouvre à la relation. Elle s’enracine dans la rencontre avec le corps d’autrui, en

produisant des échanges de corps à corps régis par une « empathie kinesthésique » (Vaysse J.,

2006, p.212-219).

Elle offre une circularité d’échanges entre donner et recevoir, sur un mode corporel et

émotionnel. Elle nous engage dans un dialogue inter-corporel, entre les corps des patients,

mais aussi entre le corps du patient et du thérapeute.

Elle implique un véritable « dialogue tonico-émotionnel », empathique et transférentiel. Il

s’agit d’un « échange sensorimoteur créant un ajustement des états toniques et émotionnels

des partenaires en relation, ajustement tonique, postural et sensoriel qui a valeur relationnelle

primordiale et de parole structurante » (Wallon et De Ajurriaguerra, cités dans les cours de

première année de Psychomotricité dispensés par Mme Békier).

Par ce dialogue sensible qu’est la danse, nous ouvrons à une disponibilité réciproque, un

accordage où chacun puisse sentir un peu de la réalité du corps et des émotions de l’autre sans

s’y perdre. « Une empathie inter-corporelle s’installe, potentialise l’expression psychomotrice

des patients, facilite la circulation des énergies et des émotions entre eux ». (Vaysse J., 2006,

p.218).

Par ailleurs, France Schott-Billmann (2001) disait du groupe dansant qu’il conviait le danseur

à un jeu de son corps avec celui des autres, dans une dialectique ressemblance/différence entre

soi et l’autre (« je fais comme toi mais ne suis pas toi »), et dans le rapport soi/groupe (« je

fais comme tous mais suis moi-même avec ma différence, ma signature »).

3.3 COMMENT LA DANSE LES AIDE-T-ILS A SE VIVRE COMME « ETRES

PSYCHOMOTEURS » ?

Voici ce que j’ai pu saisir plus largement de la problématique psychotique et l’intérêt de la

danse à son égard.

~ 30 ~

Comme nous venons de le voir au travers du chapitre précédent, la problématique psychotique

se caractérise par de nombreuses difficultés psychomotrices de l’ordre du tonus, du schéma

corporel et de l’image du corps, de l’espace-temps, et de la relation.

Par la danse, mobilisant chaque fonction psychomotrice, nous allons pouvoir donner

naissance à des situations psychocorporelles venant mettre en jeu le tonus, le dialogue tonico-

émotionnel, les coordinations dynamiques générales, le schéma corporel, l’image du corps,

l’espace-temps et la relation.

Nous avons précédemment développé l’importance de la tonicité, en partie sa fonction

contenante et son rôle dans le ressenti et l’expression émotionnelle et affective du sujet

psychotique. Dans la pathologie psychotique, la modulation tonique est particulièrement

restreinte. Par la danse, nous travaillons en eux cette capacité à faire varier l’investissement

du tonus dans la réalisation du geste. Les muscles agissent sur deux modes : tonique ou

phasique. L’activité phasique renvoie à la « mélodie cinétique », la contraction telle qu’on

peut la percevoir, qui détermine le déplacement visible, la forme du mouvement, ce qui est

conscient et intentionnel. L’aspect tonique quant à lui, réfère à la toile de fond, la

réorganisation posturale plus difficile à percevoir. La danse, au travers du rythme, de la

respiration et du dialogue tonico-émotionnel, exerce cette fonction de régulation tonique.

Le rythme en danse mobilise en effet le tonus dans un jeu d’alternance tensions, rétentions, et

détente. La pulsation est donc à concevoir comme un cycle tonique qui articule des positions

complémentaires et rejoue un instant le processus de naissance/maturation/déclin, depuis la

densification, le rassemblement, jusqu’à l’expansion, l’ouverture.

La respiration contribue également à cette régulation tonique et émotionnelle. La danse éveille

à une conscience de ce premier mouvement du corps, souvent difficile chez les sujets

psychotiques.

En conséquence la danse, en ce qu’elle permet l’expression d’un dialogue sensible infra

verbal, de l’ordre du corps et de ses expressions toniques et rythmiques, participe du travail de

régulation tonique auprès de nos patients.

La danse mobilise également les capacités de coordinations dynamiques générales (« conduite

motrice de base »), au travers de mouvements articulant les différentes parties du corps de

~ 31 ~

manière à engager celui-ci dans sa globalité. Cette notion de coordination est fondamentale

dans la prise en charge de ces adultes qui se vivent souvent dans un sentiment de dissociation

corporelle. Au regard de cette problématique de morcellement, l’enjeu de la danse est donc de

créer du lien, d’articuler et réunifier les parties du corps vécues comme morcelées. Ces

mouvements dansés, coordonnés, « s’accordant pour créer chez le psychotique un sentiment

d’unité » (Gaetner R., 1979), vont progressivement dégager le patient de ses angoisses de

morcellement en créant une véritable cohésion corporelle. Ces coordinations dynamiques

générales permettent l’unification du corps dans le mouvement. « Ce dernier agit alors comme

un orchestre où chaque groupe est en rapport avec chaque autre et fait partie de l’ensemble »

(Laban, 1988).

Nous sollicitons le schéma corporel au travers de la discrimination perceptive des différentes

parties du corps au cours du temps d’échauffement ou dans le mouvement. Il s’agit d’être

sensible aux différents systèmes du corps (os, squelette, muscles, peau), mais aussi à ses

différentes parties (axe corporel et membres). Cette prise de conscience de la constitution du

notre corps participe d’une véritable structuration psychocorporelle.

Pour nos patients dont le schéma corporel est parfois peu structuré ou mal intégré, la danse, en

sollicitant chaque matière du corps, aide donc à une meilleure représentation de ce qu’ils sont.

Revenons un instant sur ces systèmes du corps.

L’os, véritable zone de sécurité, est notamment appréhendé au travers de touchers profonds,

percussions ou pressions vibrées au cours des échauffements en danse. Cette intégration de

l’os constitue un garde-fou, en raison de ses qualités essentielles de solidité et d’intériorité.

« Car l’os est l’instance solide du corps, un système remarquable par sa constance et sa

cohérence, dont la rigidité ne varie pas au gré des états affectifs ». (Lesage B., 2006, p.33).

Les os formalisent une charpente, un édifice par lequel on tient. Notons également que la

perception des appuis, c’est-à-dire des points de rencontre du squelette avec le sol, ou avec un

partenaire, permet d’aborder la dialectique fondamentale soutien/appui, par laquelle le sujet

psychotique trouve une véritable sécurité de base. Enfin le système articulaire, agence,

articule et relie les os, les met en lien de façon harmonieuse. On articule son corps comme les

mots ou les pensées, tout comme on s’articule à l’autre.

~ 32 ~

Les muscles sont la manifestation active de la vie, de l’action, la mise en tension. La prise de

conscience de ce système à travers la danse, permet aux patients de manifester leur présence

au monde et d’y réagir.

Enfin la peau, dont les grandes fonctions ont été théorisées par Didier Anzieu (1985), réfère à

une problématique relationnelle et identitaire. Par ses propriétés de maintenance, contenance,

constance, signifiance, correspondance, individuation, sexualisation et énergisation, la peau

soutient l’intégration de la distinction soi/autrui, au combien difficile à appréhender pour

certains patients psychotiques. Mais elle donne aussi matière à notre première limite propre, et

formalise l’existence du dedans et du dehors. Au cours du mouvement dansé, la peau porte de

nombreuses informations, sans cesse étirée et relâchée. Cette expérience de prise de

conscience de la peau au travers de la danse, inévitablement sensuelle et érotisée, implique

d’être particulièrement cadrée et ritualisée.

Quant aux différentes parties du corps, elles sont chaque fois sollicitées et nommées au cours

de l’échauffement et au travers de la matière danse.

La danse met inévitablement en jeu l’image du corps des sujets psychotiques, par le regard

bienveillant, renarcissisant et réunifiant du psychomotricien et des autres partenaires de la

danse.

Mais la danse investit aussi le corps dans l’espace et le temps, dimensions particulièrement

difficiles à appréhender pour le patient psychotique.

Le rapport à l’espace est exploré à travers les différents niveaux et directions d’investissement

spatial (droite, gauche, devant, derrière, en haut, en bas, etc.), au vue d’une meilleure

structuration spatiale.

Le temps est quant à lui présent dans la matière danse à travers le rythme d’un support sonore

et la propre musicalité du corps dansant. Le rythme induit un lien dynamique entre des

opposés, dans une alternance d’appels-réponses réciproques entre deux termes. Le rythme est

en ce sens « matrice symboligène ». Selon France Schott-Billmann (1994), la danse est une

activité privilégiée pour rejouer le jeu rythmique du « for-da », et soutenir ainsi un travail

psychique de symbolisation de la dialectique soi/autre, et d’accès au langage. Au regard de la

pathologie psychotique et de sa problématique des limites, ce travail du rythme comme

étayage du statut de sujet, bien différencié de l’autre, paraît fondamental.

~ 33 ~

Enfin la danse ouvre à la relation, la relation à soi-même et à l’autre. Par le groupe et ses

possibilités d’interactions (interpersonnelle et transpersonnelle), elle offre à vivre de nouvelles

façons d’être à l’autre, dans un autre mode que celui de la symbiose.

La danse par elle-même, en sa qualité de tiers, de médiation, participe déjà au processus de

« dé-fusion ». Elle permet l’accession à une reconnaissance de l’existence de la loi (au sens

Lacanien du terme) qui permet l’ouverture à l’autre, envisagé comme différent de soi.

Certaines propositions dansées concernent chaque individu, dans un rapport à soi, visant une

expérience personnelle. Dans ce travail individuel, le sujet apprend à s’éprouver, et se

construit ou re-construit narcissiquement.

Précisons la dynamique interpersonnelle. La danse permet de jouer la relation du sujet aux

autres personnes du groupe. Les relations interpersonnelles, particulièrement en binômes,

conduisent à se situer par rapport au désir de l’autre, et renvoient inévitablement aux

premières relations mère/enfant et à la gestion de l’incomplétude fondamentale. Sont alors

explorées les diverses possibilités appui/soutien, accepter/refuser, souvrir/se fermer, guider,

négocier, donner, etc.

S’agissant des interactions transpersonnelles, c’est-à-dire du rapport de l’individu à son

groupe, les travaux de Benoît Lesage sont riches d’enseignements. Au sein de l’entité groupe,

la matrice, le corps groupal, vont se jouer des problématiques de limites bien spécifiques et/ou

d’identification Oedipienne (Lesage B., 2006, p.110). La danse engage dans un processus de

« différenciation-individuation », c’est-à-dire dans une dynamique par laquelle chacun

conquiert son individualité et devient « soi », dans une dynamique moi-groupe. Par de

nombreuses propositions identificatoires, la danse permet d’inscrire le patient tantôt au sein

du groupe, enveloppé et protégé, tantôt différencié, mis en valeur ou affronté au groupe. Ces

propositions permettent d’explorer différentes positions de l’individu au sein du groupe.

Enfin dans sa dimension collective, la danse ouvre également la possibilité d’un travail de

communication et de contenance. Très souvent élaborée en cercle, elle offre un espace

radiaire aidant au processus de contenance et de symbolisation des deux polarités du dedans et

du dehors (constitutives de la problématique des limites du psychotique adulte).

~ 34 ~

Ces niveaux de relation oscillent de l’individuel au groupal, en passant par l’interpersonnel,

pour générer une « altérité socialisante » (Vaysse J., 2006, p.239).

Pour conclure, la danse envisagée dans le cadre d’une prise en charge psychomotrice, permet

d’offrir aux adultes schizophrènes un espace contenant, structurant et étayant, support à une

enveloppe psychocorporelle souvent fragilisée, où ils puissent faire l’expérience nouvelle et

différente de leur corps, et se le réapproprier ainsi dans une dimension de plaisir et de

confiance. Ils peuvent par là même ré intérioriser des limites plus solides à partir de

l’articulation de ces nouvelles sensations avec les représentations mobilisées à travers la

matière danse.

~ 35 ~

CLINIQUE

1 PRESENTATION DU STAGE

1.1 LIEU DE STAGE

J’ai réalisé ce stage au sein d’un hôpital de jour parisien.

L’hôpital de jour est une structure des soins intégrée dans le dispositif psychiatrique de

secteur. Il fonctionne en articulation avec les autres structures du secteur (hôpital, CMP,

CATTP), le CMP restant le pivot de la prise en charge du patient. Il participe à la continuité

de la prise en charge, représentant une modalité particulière de cette prise en charge au cours

d’une étape de la maladie.

L’hôpital de jour s’oriente plus particulièrement vers la prise en charge des pathologies

psychiatriques au long cours dont la stabilisation de la symptomatologie permet un travail de

réhabilitation psychosociale.

Les indications sont posées par le médecin traitant à partir du CMP ou par le médecin

hospitalier qui a eu le patient en charge, et articulées avec le médecin traitant.

L’adhésion aux soins est un préalable indispensable à la prise en charge à l’hôpital de jour.

1.2 POPULATION

Ce sont en très grande majorité des patients psychotiques dont la pathologie évolue depuis de

nombreuses années. Un certain nombre de ces patients ont une trajectoire de soins marquée

par des épisodes aigus nécessitant des ré hospitalisations à temps plein, et chez lesquels

persistent des éléments dissociatifs, ou une activité délirante à bas bruit pouvant perturber les

relations avec l’entourage, la vie quotidienne. Mais les symptômes prédominants sont surtout

des symptômes négatifs de la psychose, le repli, l’isolement, l’appauvrissement des relations

~ 36 ~

sociales, la rupture ou la distorsion des liens familiaux, la perte des intérêts et des initiatives,

la perte d’autonomie, ainsi que la dépendance aux institutions intra et/ou extra hospitalières.

1.3 EQUIPE PLURIDISCIPLINAIRE

L’équipe soignante est composée d’un médecin chef psychiatre, un cadre de santé, cinq

infirmières, un temps de psychologue, un temps d’ergothérapeute, un temps de

psychomotricien, un temps d’orthophoniste, un temps d’assistante sociale, un secrétaire et un

agent hospitalier. Cette équipe pluridisciplinaire travaille au bon fonctionnement institutionnel

au travers de nombreuses réunions soignants/soignés, de synthèse, cliniques, institutionnelles

et de coordination.

1.4 PROJET INSTITUTIONNEL

Le travail de l’hôpital de jour s’articule autour des concepts de soin et de réhabilitation. Il doit

assurer aux patients un minimum de « sécurité psychique » indispensable à la mise en œuvre

d’un travail de réhabilitation.

Ce dernier doit se faire dans un « espace de transition ouvert sur le monde extérieur, mais

suffisamment protégé pour que la pression sociale s’y trouve réduite ». L’hôpital de jour

devient donc un lieu où les patients pourront vivre des relations significatives avec les autres,

un lieu d’expériences nouvelles dans un contexte protégé.

On y travaille la prise de traitement et l’adhésion aux soins ; la reconnaissance des troubles,

l’accompagnement infirmier afin de prévenir les éventuelles décompensations ; la

coordination avec le médecin traitant ; le mieux être dans la vie quotidienne, relationnelle et

sociale ; la réinsertion socioprofessionnelle ; ainsi qu’un véritable partenariat avec les familles

et le milieu associatif. Ce travail implique l’élaboration d’un projet individualisé pour chaque

patient adressé à l’hôpital de jour. Le projet thérapeutique se construit avec le patient en

tenant compte de ses capacités et de ses désirs, et évolue dans le temps en s’adaptant à

l’évolution du patient.

~ 37 ~

Au regard des axes de travail définis dans le projet institutionnel, la prise en charge à l’hôpital

de jour doit mettre en œuvre des actions thérapeutiques visant à l’autonomisation du patient

dans sa vie quotidienne, au rétablissement du lien social et sa réintégration dans la société.

Les différentes activités thérapeutiques proposées en groupes fermés ou ouverts aident les

patients à la réappropriation de leur histoire personnelle, l’expression de leur vécu et

l’ouverture à l’autre.

2 ATELIER PSYCHOMOTEUR A MEDIATION DANSE : « CORPS, MOUVEMENT ET EXPRESSION »

2.1 CONCEPTION DE L’ATELIER

L’atelier « Corps, Mouvement et Expression » réfère à trois dimensions essentielles de la

danse. Il engage le corps, qui en nous donnant un conditionnement propre, nous engage à la

vie. Ce dernier, conçu comme « la représentation figurée de tous nos actes » (E. Chartier),

pétri de sens, d’imaginaire et d’inconscient, donne à la danse la matière pour se manifester. Le

mouvement est aussi caractéristique de la danse, dont Jocelyne Vaysse (2006) parle en termes

d’« art mouvementé ». Plus encore, la danse, au-delà de mobiliser le corps dans le

mouvement, ouvre à la dimension de l’expression. Cette dernière renvoie à la fonction

narrative de la danse, par laquelle les choses du corps cherchent à se dire.

Cet atelier est ici envisagé comme moyen de prise de conscience corporelle, à travers de

nombreuses propositions venant nourrir le « corps matière ». Il s’agit d’accompagner

l’exploration de soi dans l’espace, le temps et la relation, pour une meilleure intégration de ce

qui nous constitue. Nous travaillons donc l’espace corps pour ensuite s’ex-porter, entrer

véritablement en relation.

~ 38 ~

2.2 PRESENTATION DU PROJET

2.2.1 CADRE

Nous proposons cet atelier « Corps, Mouvement et Expression » à raison d’une fois par

semaine tous les vendredis de 11 heures à midi, d’octobre 2008 à juin 2009. Il s’agit

d’accompagner un groupe fermé constitué de 6 patients et 3 accompagnants, sur indication

médicale. Cette prise en charge psychomotrice est assurée par Caroline, psychomotricienne en

formation de danse-thérapie, Sylvie, danseuse professionnelle, psychologue clinicienne et

danse-thérapeute, et moi-même en qualité de stagiaire psychomotricienne. Nous proposons

cet atelier dans une salle de psychomotricité compatible avec l’activité dansée.

2.2.2 DEROULEMENT TYPE D ’UNE SEANCE (ANNEXES 1-2 ET 3)

Le déroulement des séances suit un cadre structuré. Il permet d’offrir une régularité dans le

canevas des séances et de donner aux patients des repères spatio-temporels. L’atelier

s’organise autour de différents temps forts. Il s’agit d’abord d’inviter chacun à prendre place

autour d’un cercle afin de contenir, sécuriser et fédérer le groupe thérapeutique.

Nous proposons un temps d’écoute et de partage sur ce qui a été vécu la dernière séance, un

espace où chacun puisse s’autoriser à l’expression d’éventuelles attentes ou inquiétudes avant

de commencer.

Suit alors un temps d’échauffement, par lequel nous éveillons le corps à ses dimensions

musculaires, articulaires et osseuses, et le préparons à accueillir véritablement l’expérience. Il

s’agit d’un éveil sensori-moteur et de la conscience du corps. Nous réalisons de petites

percussions ou pressions de l’ensemble du corps, puis l’accompagnons progressivement dans

le mouvement. Enfin nous insistons sur la respiration, premier mouvement du corps,

manifestant le passage et la différence intérieur/extérieur.

Nous proposons ensuite une entrée en matière, une accessibilité à la danse par l’évocation de

thèmes inspirateurs. Ces derniers peuvent être les quatre éléments (eau, air, terre, feu), les

~ 39 ~

quatre saisons (printemps, été, automne, hiver), les quatre qualités du mouvement (espace,

temps, poids, flux), etc.

Puis nous évoluons à travers une exploration personnelle, interpersonnelle et transpersonnelle

des sensations dansées, portés par la musique. Il s’agit de laisser le mouvement advenir, aller

puiser dans les provisions de l’être, partir à sa découverte. Nous progressons ensuite vers un

processus de créativité sur consignes venant nourrir l’expressivité. Chacun peut alors

s’improviser, se manifester à travers l’inédit de sa danse. Enfin nous préparons la séparation

au travers d’une proposition dansée ritualisée, qui vient symboliser la fin de la séance et

accompagner vers un retour au calme.

Nous terminons le groupe par un nouveau temps de verbalisation qui vient expliciter le vécu

de chaque participant.

2.2.3 OBJECTIFS

L’objectif de cet atelier est de découvrir son corps à travers le mouvement, l’espace et le

temps, composantes essentielles de la matière Danse. Mais c’est aussi favoriser l’expression

de soi en mouvement dans une dimension de plaisir et développer la créativité. C’est encore

éprouver différentes qualités de relation à l’autre à travers des dynamiques inter et

transpersonnelles. Enfin c’est trouver à mettre en forme les explorations et les porter au regard

de l’autre à travers une véritable recherche chorégraphique.

2.2.4 CONTENU

Les quatre saisons sont choisies comme support à différentes inspirations, énergies et

manières de se mouvoir. Nous proposons l’utilisation de médiateurs en lien avec les

explorations (tissus, chaises, ballons…), une sortie à l’extérieur à chaque saison pour nourrir

le passage intérieur/extérieur et enrichir l’expression du mouvement (paysages de nature,

architecture, musées, etc…), ainsi qu’une transmodalité des moyens d’expression pour

voyager à travers différentes matières (modelage, trace plastique, photographique, etc…).

~ 40 ~

3 ETUDES CLINIQUES

3.1 CAS DE DENIS

3.1.1 CONTEXTE FAMILIAL ET CONDITIONS DE VIE

Denis a 42 ans. Sa mère est assistante sociale à la retraite, son père secrétaire des services

généraux dans une PME. Il a une sœur de deux ans plus jeune que lui. Il vit seul à Paris et ne

les voit que très rarement (à raison d’une fois par an ces dernières années).

3.1.2 HISTOIRE DE LA MALADIE

Denis fait l’expérience d’une première décompensation délirante à l’âge de 18 ans, en prise

avec des idées délirantes autour du tabac et de l’alcool. Il est alors hospitalisé pour la première

fois en hôpital psychiatrique. Il arrête ses études vers 18 ans, et trouve un travail à la rédaction

d’un journal du milieu boursier. A 22 ans, il fait une tentative de suicide par phlébotomie, et

manifeste de sévères troubles du sommeil. C’est à 29 ans que Denis consulte un psychiatre

qui l’adresse à un médecin sur le Centre Médico Psychologique du secteur. A 37 ans, il fait

une demande d’orientation professionnelle et de reconnaissance de travailleur handicapé, et se

présente à la « Commission Technique d’Orientation et de Reclassement Professionnel »

l’année suivante. En 2005, à l’aube de ses 38 ans, Denis est confronté à la tentative de suicide

de sa mère, dépressive. Il réintègre l’hôpital de jour le 10 mars 2008 et demande à

reconsidérer son temps de présence du fait de sa fatigue et de sa volonté à investir son temps

libre pour des démarches personnelles (rendez-vous médicaux, pressing, courses, etc.). La

modification de son contrat de soins fait état de quatre jours de présence à l’hôpital.

Denis bénéficie aujourd’hui de nombreuses prises en charge en groupes fermés, et suit un

traitement neuroleptique (Haldol).

~ 41 ~

3.1.3 EVOLUTION

Ré hospitalisé en mars 2007, février 2008 et mars 2008 suite à des décompensations délirantes

liées à des ruptures de traitements, Denis semble être stabilisé depuis sa dernière

hospitalisation.

Il participe à plusieurs groupes fermés, contenants et structurants, favorisant des échanges

avec les autres : atelier « Je me souviens », atelier « Lecture », ateliers psychomoteurs

« Corps, Mouvement et Expression », « Structuration psychocorporelle », « Rythme,

Mouvement et Voix ». Plus calme, plus détendu, Denis manifeste des échanges avec les autres

de bonne qualité. Les demandes en vue de travailler semblent adaptées, et le médecin référent

ainsi que l’assistante sociale du CMP travaillent à la clarification de ses projets d’orientation

professionnelle. En concertation avec le CMP, l’équipe médicale de l’hôpital de jour travaille

l’adhésion aux soins et aux traitements.

3.1.4 EVALUATIONS PSYCHOMOTRICES

3.1.4.1 Bilan d’observation

Je fais la connaissance de Denis au cours d’un entretien réalisé conjointement par le

psychiatre et la psychomotricienne de l’hôpital.

J’ai face à moi un homme de grande taille, mince, aux cheveux bruns et courts, le visage pâle

aux traits saillants, creusé par l’angoisse et les traumatismes de la vie. La morphotypologie du

psychiatre Kretschner (abordée en cours de psychomotricité avec Mme Audin) l’identifierait

au type « leptosome », caractérisé par les qualificatifs « grand », « mince », « introverti » et

« anxieux », profil psychomoteur qu’il attribue souvent au schizophrène.

Cette rencontre a pour but d’échanger avec lui sur l’actualité de ce qu’il vit, et de questionner

son désir de participer à l’atelier psychomoteur « Corps, Mouvement et Expression ». Denis

semble y avoir pris beaucoup de plaisir l’an passé (« on se sent coupé du monde et ça fait du

bien ») et souhaite reconduire l’expérience cette année. Je perçois déjà à la manière dont il se

présente à moi une hypertonie de fond massive, probablement majorée par cette situation de

relation particulièrement anxiogène.

~ 42 ~

La rencontre suivante inaugure la reprise de l’atelier. J’observe alors Denis à travers les

différentes dimensions psychomotrices de la matière danse.

Tonus : Sur le plan tonique, Denis manifeste une hypertonie généralisée à tout le corps.

J’observe peu de ballant aux membres supérieurs, des persévérations d’attitude lorsqu’on

sollicite en lui le mouvement, de nombreuses syncinésies à diffusion tonique, des maxillaires

particulièrement contractés (et dont il se plaint souvent), une hyperextension de l’axe corporel

relative à une prédominance de la chaîne musculaire PostéroAntérieure (en référence à la

théorisation de Godelieve Denys-Struyf relative aux chaînes musculaires et articulaires), et

une marche sur flexion des jambes peu prononcée.

Motricité : Denis évolue dans une dynamique corporelle « monobloc », où les mouvements

semblent peu coordonnés. Il donne la sensation d’un corps qui ne livre aucun passage, ne

laisse pas véritablement circuler le mouvement. Ce dernier semble comme enferré par cette

« carapace tonique ». Les mouvements semblent peu harmonieux, et réalisés dans une

maîtrise et une concentration quasi constantes. Denis limite l’investissement de son corps

dans l’espace (dyskinésie).

Schéma corporel et image du corps : Denis manifeste une bonne somatognosie, sachant

nommer les différentes parties du corps (peau, muscles, articulations) explorées à travers le

temps d’échauffement.

Espace : Denis explore l’espace au travers de déplacements rectilinéaires (en correspondance

avec la rectitude de son axe). Il évolue dans un rapport à l’espace direct, sans investir les

diagonales, les latérales, et toutes les sinuosités des trajets possibles entre deux points.

Temps : Denis témoigne d’un rapport cohérent au temps : il se repère dans la semaine et dans

le temps de la séance, est sensible aux saisons et rapporte des évènements passés. Il parle et

met en geste sur un tempo spontané plutôt lent (à corréler aux effets secondaires du traitement

antipsychotique), et propose peu de variations rythmiques dans sa danse.

Attitude générale : Denis manifeste une belle qualité de présence, d’investissement et

d’écoute. Il semble créatif et impliqué, osant prendre des initiatives.

~ 43 ~

3.1.4.2 Bilan psychomoteur

Afin de préciser ces observations et en concertation avec l’équipe soignante, j’ai réalisé un

nouveau temps d’évaluation, moins formel qu’un bilan psychomoteur classique, mais tout

aussi informatif. Ce choix d’évaluation peu conventionnelle répondait à la difficulté de

réaliser un bilan psychomoteur en psychiatrie adulte. Ce contexte institutionnel implique en

effet l’exercice du soin auprès d’une population peu accessible aux différentes épreuves du

bilan, soit au regard des effets secondaires des médications, soit en considération des

« moments féconds » peu propices à ce type d’évaluation. Ce nouveau temps d’échange avait

surtout fonction de préciser mes observations du début de prise en charge, et de faire le point

sur le vécu psychomoteur de Denis au travers de ses verbalisations et du jeu libre. Cette

évaluation fut menée conjointement avec une autre stagiaire psychomotricienne, qui suit

Denis au travers de l’atelier psychomoteur « Structuration psychocorporelle ».

Nous commençons par un temps d’échanges, destiné à expliquer le pourquoi de cette

rencontre, mais aussi de rendre compte du vécu de Denis au sein de l’hôpital de jour et

précisément au sein des groupes psychomoteurs auxquels il participe. Nous lui précisons qu’il

n’est pas question pour nous d’attendre de lui de bonnes ou mauvaises réponses, dans un

jugement quelconque, mais bien d’apprendre à le connaître, dans ses difficultés, ses

satisfactions et ses attentes, afin d’y répondre au mieux dans nos prises en charge. Il ne s’agit

pas d’évaluer un « bien faire », mais simplement d’être là, présent à soi-même et à l’autre.

Denis nous confie son appréhension, le regard fuyant, et manifeste de nombreuses réactions

tonico-émotionnelles de l’ordre des réactions de prestance (gêne, embarras), états tensionnels

(état d’alerte et de vigilance) et de l’incontrôle émotionnel (sudation, rougeurs, voix

tremblante).

Denis évoque un vécu douloureux au sein de l’hôpital de jour. Il dit se sentir seul, et ne pas

être en sécurité. Il évoque un sentiment de persécution, consécutif aux attitudes de certains

patients qui (selon lui) lui veulent du mal, et selon ses propres termes « le mettent à

l’amende ». Nous reprenons avec lui ce vécu douloureux à caractère délirant en lui proposant,

s’il le souhaite, d’en discuter en équipe.

~ 44 ~

Enfin Denis me confie que depuis quelques semaines, je lui dis en pensée lors des prises en

charge : « tu es mon égal ». Il nous paraît important de reprendre une nouvelle fois avec lui

cette interprétation délirante, en précisant qu’il ne s’agissait pas de voix, mais peut être d’une

qualité soignante d’empathie et d’écoute, ayant générer (à raison) en lui le sentiment d’une

telle considération de ma part. Il finit l’entretien en nous précisant que cette voix l’a surpris,

rassuré, et mis en confiance.

Nous lui proposons ensuite de se dessiner lui-même. Sa production est pauvre et peu

informative quant à la constitution de son schéma corporel et la nature de son image du corps.

Il dessine un « bonhomme » au centre de la feuille, prototypique d’une production d’un enfant

de classe préparatoire. Au vue de l’état de tension de Denis, il nous paraît peu pertinent

d’évaluer son tonus dans la dimension du corps à corps (extensibilité, ballant). Nous

choisissons donc de questionner son vécu du corps à partir de ce dessin, en lui faisant

verbaliser les parties du corps qu’il sent ou non en tension. Il dit sentir sa mâchoire contractée,

mais n’en dira pas d’avantage.

Pour finir nous l’invitons à un jeu libre, au travers duquel nous souhaitons observer

l’investissement de l’espace-temps et des objets, son organisation praxique, et sa capacité à

mobiliser un imaginaire pour créer. Nous mettons à sa disposition une grande malle à

l’intérieur de laquelle nous organisons de nombreux objets tels que des balles, masques,

bâtons de pluie, tissus, poupées, petits cerceaux, anneaux, boîte de Pandore, etc. Ce choix

d’objets est pensé de manière à mobiliser chez le patient des états d’être particulier. Chaque

objet est porteur d’un sens dont le patient peut se saisir pour jouer. Nous proposons à Denis

10 minutes pour créer un jeu et lui précisons qu’il peut s’il le souhaite nous y inclure. Denis

explore brièvement et méthodiquement le contenu de la malle et se saisit d’objets qu’il

dispose de part et d’autre : à un côté de la malle une poupée et un tissu, de l’autre, un ballon et

un anneau. Il choisit les deux derniers et se met en scène en figurant une activité de

musculation qui dit-il, « fait travailler mes pieds». Il investit ces objets dans une dimension

sportive, un rapport au corps manifestement instrumental, sans parvenir véritablement à jouer.

Denis ne sollicite la participation d’aucune d’entre nous, mais cherche à nous décrire en mots

ce qu’il est entrain de faire. Logorrhéique, tout à la fois dedans et dehors, il n’arrive pas à

s’inscrire dans le jeu.

~ 45 ~

Au cours du dernier temps d’échanges, Denis dit avoir apprécié ce moment, ce temps pour

s’autoriser.

En conclusion de ce bilan, Denis semble présenter une hypertonie massive, et vivre son corps

« en force », sans véritable plaisir à se mouvoir. Son regard est le plus souvent évitant, et la

façon dont il évolue laisse à supposer un vécu d’angoisses latent. Il semble parfois plus

appliqué à bien faire, qu’à se laisser vivre par de nouvelles sensations.

3.1.5 DEROULEMENT DE LA PRISE EN CHARGE

3.1.5.1 « De la dépouille de nos bois, l’automne avait jonché la terre »…

Dans les premiers temps de la prise en charge, Denis manifestait une hypertonie massive et

peu de capacités de régulation tonique. Dés l’échauffement, je constatais un blocage de la

respiration, une crispation des mâchoires, ainsi que de nombreuses paratonies d’action. Au

cours des explorations dansées, Denis s’étayait sur les autres membres du groupe mais surtout

sur la psychomotricienne, la danseuse et moi même, et cherchait à nous imiter dans une

gestuelle plaquée et peu investie de représentations ou d’affects. Son axe était peu

mobilisable, dans les torsions comme dans l’enroulement. J’observais une appréhension de

l’espace limitée au niveau « haut » (pas d’explorations spontanées du sol ou du niveau

médian) et à la direction « face à » ; ainsi qu’un rapport au temps peu flexible : peu de

modulations rythmiques, et une grande préoccupation des heures de début et de fin de séance.

Denis semblait mobiliser une très grande attention aux explorations proposées, une

concentration constante à vouloir « bien faire », et paraissait ne pas véritablement vivre

l’expérience dans une dimension de plaisir. Cependant, il était partie prenante de l’activité,

participatif, et verbalisait ses satisfactions au cours de nos échanges en fin de séance.

3.1.5.2 « Sous le soleil blanc des matins d’hiver, donner son poids »…

Après quelques semaines, précisément au cours de séances autour de l’hiver et du travail sur

le poids, Denis manifesta une plus grande aisance corporelle, de meilleures coordinations

~ 46 ~

dynamiques générales, un meilleur ancrage au sol et équilibre, ainsi qu’un véritable vécu

psychocorporel de plaisir et de confiance. A travers un travail autour poids, de la conscience

des appuis du corps dans le sol, des schèmes d’enroulement, de l’expérience du portage et de

la respiration, du dialogue tonico-émotionnel, nous avons pu accompagner Denis dans une

capacité de résolution musculaire volontaire et de régulation tonique. Nous avons aussi

travaillé avec lui le schème d’enroulement. La flexion perturbe son attitude d’alerte constante,

dans une rigidification tonique et en extension. Par un jeu d’alternance de gestes dansés

d’ouverture et de fermeture, l’axe corporel de Denis s’est progressivement assouplit. Par

ailleurs, l’exploration dansée au sol, par le travail de proprioception qu’il engage, semblait

permettre à Denis une meilleure prise de conscience de son schéma corporel. Il en évoquait

d’ailleurs certains détails au cours du temps de verbalisation, précisant son bien être à pouvoir

sentir sa tête et ses mâchoires se relâcher. Ses improvisations venaient s’enrichir de ces

nouvelles perceptions, et semblaient moins « plaquées » qu’à l’origine. Il semblait profiter du

travail au sol comme d’une véritable sécurité de base, nécessaire à son expression

psychomotrice. Enfin Denis continuait à se montrer participatif et volontaire, ne manquant pas

de proposer de nouvelles explorations.

3.1.5.3 « Au printemps d’éclore les forces brisées »…

Depuis février, au retour d’un stage en Etablissement Spécialisé d’Aide par le Travail au

cours duquel il a fait plusieurs décompensations délirantes autour du tabac, Denis manifeste

beaucoup d’angoisses (notamment en début et fin de séance). Ces dernières se révèlent dans

son expression tonique, à nouveau caractérisée par une hypertonie difficilement mobilisable

dans le mouvement dansé. Denis se présente aujourd’hui comme aux premiers temps de la

prise en charge, et interagit moins qu’auparavant avec les autres membres du groupe. Par

ailleurs, il nous fait part de sa difficulté à partager l’expérience avec un autre patient du

groupe, qu’il dit vouloir « le mettre à l’amende ». Il précise se sentir seul, et dans l’insécurité

depuis son retour à l’hôpital de jour. Nous avons fait part de ce vécu douloureux à l’ensemble

de l’équipe, qui réfléchit à ce jour à de nouvelles propositions psychothérapeutiques.

Concernant la prise en charge psychomotrice, Denis souhaite poursuivre l’activité, précisant

que cette dernière lui fait du bien. Nous tentons aujourd’hui d’envisager de nouvelles

situations psychomotrices, au travers desquelles il pourra retrouver une sécurité et une

~ 47 ~

confiance et s’actualiser pleinement. Nous abordons un travail autour du printemps, du sol et

du rythme, du rebond pour explorer le saut. Au vue de la problématique actuelle de Denis,

nous prenons le temps de réinvestir le travail du sol, afin qu’il puisse retrouver cette sécurité

de base. Bien s’ancrer pour ensuite pouvoir s’élever, et avancer dans la maladie.

Après quelques semaines, nous apprenons le départ de Denis qui dit avoir été guéri par Sainte

Thérèse. Ayant arrêté de se soigner, Denis fait une tentative de suicide et est hospitalisé

plusieurs semaines. A son retour, il nous confie appréhender son retour dans l’atelier « Corps,

Mouvement et Expression », et nous révèle être attiré par un autre patient du groupe (le même

qu’il disait « vouloir le mettre à l’amende »). Nous entendons ses difficultés et de les

discutons une nouvelle fois en équipe. Denis ne participe plus au groupe depuis, mais

manifeste le souhait de le réintégrer le jour où il se sentira prêt. Nous profitons des jours fériés

du mois de mai (qui impliquent l’arrêt momentané de la prise en charge du groupe) pour

donner le temps à Denis d’envisager sa réintégration, mais aussi pour nous permettre

d’élaborer la façon de l’organiser.

3.1.6 CONCLUSION DE LA PRISE EN CHARGE

Denis semble demandeur de ce travail psychocorporel, et y est très investi. Cette prise en

charge psychomotrice « Corps, Mouvement, et Expression » semble nourrir ses capacités de

régulation tonique et son schéma corporel, mobiliser son rapport à l’espace temps, ainsi que

lui permettre de vivre un nouveau rapport à l’autre, plus adapté à la réalité mais aussi plus

serein. Cependant nous avons du considérer les difficultés de Denis consécutives à son

expérience professionnelle en ESAT. Cette nouvelle décompensation délirante vient

confirmer toute la difficulté de la prise en charge d’adultes psychotiques, où l’on ne peut rien

considérer comme acquis. L’accompagnement psychomoteur est un travail de chaque instant,

à adapter sans cesse au vécu du patient.

~ 48 ~

3.2 CAS DE LOUIS

3.2.1 CONTEXTE FAMILIAL ET CONDITIONS DE VIE

Louis a 34 ans. Sa mère est avocate, juriste dans une compagnie d’assurance. Elle a cessé son

activité professionnelle à la naissance de Louis, et l’a reprise lorsqu’il a eu 20 ans. Ce dernier

la décrit comme souffrant de dépression, mais ne se soignant pas, et précise qu’ « ils ne se

sont jamais très bien entendus ». Il semblerait qu’il soit sans nouvelles d’elle depuis plusieurs

mois, et qu’il ne sache pas où elle habite. Son père, lui-même avocat à la retraite, vit avec

Louis. Leur relation est fusionnelle et conflictuelle. Ses parents se séparent en 2000. Louis est

alors persuadé d’en être la cause, sans que cela n’ai été jamais véritablement discuté entre

eux.

Louis a une sœur plus jeune âgée de 28 ans, conseillère juridique. Cette dernière a une petite

fille de deux ans et demie.

Louis a vécu dans une famille repliée sur elle-même, où régnait une difficulté dans le couple

parental, auprès d’une mère dépressive et d’un père fragile et dépendant. Par aillers, le

contexte familial est marqué par une histoire transgénérationnelle traumatique, faite de

persécutions, de deuils, de pertes, de ruptures tant dans l’histoire maternelle que paternelle.

Le parcours scolaire et professionnel de Louis semble lui aussi difficile. En échec dans les

apprentissages scolaires, il n’a pas suivi de formation particulière. Il évoque des propositions

d’activités trop « pointilleuses » (placages en ébénisterie au millimètre prés, dosages précis

d’encre en imprimerie, etc.). Il a fait quelques mois de piano, qu’il a interrompus lorsque son

père a voulu l’inscrire au conservatoire pour l’apprentissage du solfège. Enfin il a pratiqué de

la natation pendant quelques temps, obtenu quelques récompenses en compétition, puis a

arrêté. Louis précise « se lasser vite ».

Cette anamnèse semble indiquer un contexte de vie marqué par un important investissement

de la sphère intellectuelle (au regard des professions des proches), qui contraste avec les

nombreuses propositions d’activités corporelles envisagées pour Louis. Ces dernières ne

semblent pas adaptées à lui, et ont probablement influencé la façon dont il vit son corps.

A Louis de conclure son parcours en disant : « (…) depuis dix ans je suis chez moi à regarder

la télé douze heures par jour (…) ».

~ 49 ~

3.2.2 HISTOIRE DE LA MALADIE

Le père décrit son fils comme « psychotique de naissance ». Le diagnostic aurait été posé à

ses 6 ans.

Louis est hospitalisé pour la première fois en HDT à l’adolescence, en réponse à des crises

clastiques et des passages à l’acte auto-agressifs : « je tapais partout avec un marteau sur les

murs… ». Il y restera 20 jours. S’en suivront cinq autres hospitalisations durant l’année 1999.

Il intègre l’hôpital de jour le 31 mars 2008. Louis évoque alors plusieurs tentatives de suicide

à l’époque de ses premières hospitalisations. La première par étouffement (sac en plastique

sur la tête et câble autour du cou), la seconde par pendaison. Il disait vouloir mourir, et sans

associer de lien direct, évoque dans la foulée que sa mère voulait qu’il quitte la maison, pour

« aller n’importe où pourvu que ce soit ailleurs ». Louis est aujourd’hui habité par des

angoisses massives d’annihilation, un sentiment d’existence menacé, une crainte de

l’effondrement, et des idées délirantes autour de la sexualité.

En conclusion, Louis présente une personnalité caractérisée par une immaturité affective, une

conduite de passivité, d’inertie, de désintérêt, alternant avec des comportements de violence et

de destructivité. Il manifeste une incapacité à communiquer de façon adéquate, ainsi qu’une

conduite d’isolement majeur.

3.2.3 EVOLUTION DE LA MALADIE

A ce jour Louis est beaucoup moins adhésif qu’à son arrivée. Relativement bien accepté par

les autres patients, il émet le souhait de participer à toujours plus de groupes. Il semble

aujourd’hui profiter des soins et activités proposées par l’hôpital de jour, et prend parfois

conscience du chemin parcouru depuis son arrivée.

~ 50 ~

3.2.4 BILANS ET EVALUATION PSYCHOMOTRICE

3.2.4.1 Bilan infirmier

Louis est aujourd’hui stable sous Zyprexa (7,5 mg 2 cp par jour). Il ne présente plus de

troubles du comportement, auto-agressif ou clastique, depuis plusieurs années. Il est

incurique, apragmatique, réticent à tout changement, et présente une tendance à l’inversion de

rythme nycthéméral.

3.2.4.2 Bilan psychologique

Louis présente une dysharmonie évolutive de structure psychotique à caractère

schizophrénique. Il manifeste des positions adhésive et autoérotique, des angoisses

archaïques, des stéréotypies motrices, des difficultés à s’ouvrir à la relation, et des

mécanismes de défense de l’ordre des identifications projectives. Aucun affect ne transparaît à

l’évocation des traumas familiaux.

3.2.4.3 Bilan psychomoteur

Au regard des difficultés de Louis, je privilégie l’observation à l’évaluation psychomotrice sur

épreuves ou tests quottés.

Je réalise ce bilan d’observation au cours des premières séances de l’atelier « Corps,

Mouvement et Expression ».

Louis est un homme de corpulence et de taille moyennes, incurique et prognate, au visage

caché par d’épaisses lunettes.

Tonus et motricité : Louis présente une attitude hypertonique. J’observe chez lui une grande

désorganisation praxique. Il éprouve des difficultés de coordinations dynamiques générales,

eu égard aux coordinations hémicorps supérieur- hémicorps inférieur, et droite-gauche. Le

mouvement est donc peu harmonieux, difficile à coordonner. Il évolue dans une dynamique

corporelle « monobloc », où le corps semble pris en masse. Il ne manifeste pas de possibilité

~ 51 ~

de dissociation des ceintures, de torsions et d’enroulement. Je constate par ailleurs une

impulsivité motrice (brusques décharges motrices, auto-agressivité), qui vient parasiter ses

explorations dansées.

Schéma corporel et image du corps : Louis semble avoir des difficultés à reconnaître et

nommer les différentes parties de son corps. La somatognosie semble se limiter à la prise de

conscience de la tête, des bras et des jambes. Le bassin de Louis paraît verrouillé et non

intégré au schéma corporel.

Espace : Louis, du fait de sa pathologie, présente des difficultés d’intégration spatiale. Il

parvient difficilement à s’orienter dans une direction précise, à structurer l’espace et l’adapter

aux différentes contraintes du mouvement. Louis ne semble pas toujours concevoir « l’espace

entre » : il se tient souvent à faible distance des autres patients du groupe, de façon parfois

presque adhésive.

Temps : Louis présente une difficulté d’adaptation au rythme externe.

Attitude générale : Louis a conscience de ses difficultés et peut les exprimer. Ses capacités

d’attention sont limitées, mais ses efforts de concentration sont constants. Il manifeste peu de

créativité, une pauvreté de l’imaginaire, ainsi que peu de capacités à jouer. Louis semble avoir

besoin d’un cadre rassurant, étayant, pour investir et structurer ses pensées.

En conclusion de ce bilan, Louis présente une hypertonie massive ainsi qu’une grande

difficulté de régulation tonique. Il semble peu repéré dans l’espace temps, et s’identifie de

façon adhésive aux autres membres du groupe. Cependant et malgré ses difficultés, Louis

investit beaucoup cet atelier psychomoteur et semble faire de son mieux pour se saisir ce que

nous lui proposons. Ses capacités de compréhension paraissent bien supérieures à ses

capacités de réalisation.

~ 52 ~

3.2.5 DEROULEMENT DE LA PRISE EN CHARGE

3.2.5.1 « De la dépouille de nos bois, l’automne avait jonché la terre »…

Les premiers temps de la prise en charge, Louis présentait une hypertonie de fond massive,

ainsi qu’une motricité parfois explosive et désorganisée. Il était peu autonome en séance, et

dansait en majorité sur imitation des autres. Il semblait peu repéré dans le temps et dans

l’espace, et sollicitait de notre part une attention et un étayage constants. L’improvisation lui

était difficile, et parfois lorsqu’il s’y essayait, il s’agissait plus d’un passage à l’acte que d’une

réelle mise en acte. Il laissait cours à une grande impulsivité motrice, se jetant par exemple au

sol et se mettant facilement en danger, ou venant chercher le corps à corps. Louis était dans

une relation à l’autre quasi fusionnelle, procédant d’une identification adhésive aux autres

patients et aux thérapeutes. Il verbalisait peu au terme de la séance, mais semblait profiter de

la médiation.

3.2.5.2 « Sous le soleil blanc des matins d’hiver, donner son poids »…

Après quelques semaines, précisément au cours de séances autour de l’hiver et du travail sur

le poids, Louis commença à canaliser sa motricité et à accéder véritablement à l’expérience

proposée. Ce travail de poids dans le sol, a permis à Louis de se « poser » littéralement. A

travers la prise de conscience des appuis du corps dans le sol, des schèmes d’enroulement, de

l’expérience du portage et de la respiration, du dialogue tonico-émotionnel, nous avons pu

accompagner Louis dans une capacité de résolution musculaire volontaire et de régulation

tonique. Par ailleurs, l’exploration dansée au sol, par le travail de proprioception qu’il engage,

semblait permettre à Louis une meilleure prise de conscience de son schéma corporel. Enfin

nous avons également pu rejouer son rapport à l’autre, fusionnel. Par l’exploration du sol, il a

pu prendre conscience de son propre corps dans une dimension de confiance, et se distancer

un peu du corps de l’autre. Le sol était comme « l’espace entre », l’intermédiaire nécessaire à

la différenciation soi-autre. Louis semblait profiter du travail au sol comme d’une véritable

sécurité de base, nécessaire à son expression psychomotrice. Plus tard, lors des improvisations

inspirées de ce travail au sol, Louis était moins impulsif, et semblait se nourrir de ces

nouvelles sensations pour créer.

~ 53 ~

3.2.5.3 « Au printemps d’éclore les forces brisées »…

Depuis mars, nous travaillons autour du printemps et de la dimension du rythme. Après avoir

travaillé l’ancrage à travers la qualité de poids, nous abordons aujourd’hui une exploration de

la pulsation, du rebond et du saut. Par l’exploration du rythme, qui suit celui du sol (en hiver),

Louis peut négocier son rapport au sol, y trouver ses appuis et son équilibre, mais aussi

habiter ce vide médian qui relie deux frappes de pieds ou deux élans du geste, et déployer sa

présence dans le temps. Or ce mode de présence manifesté au travers du rythme est celui de la

réactivité et de l’impulsivité. Le rythme fait donc écho à l’impulsivité psychomotrice de

Louis, et nécessite de nombreuses précautions afin de la contenir et l’accompagner. Il s’agit

alors de lui permettre de travailler l’inhibition de geste et la régulation tonique, son rapport à

l’espace et au temps. A ce jour, Louis semble d’avantage contenu dans son expression

motrice. Les manifestations d’éclatement de l’acte moteur (se jeter au sol, brusques décharges

motrices, etc.) sont plus exceptionnelles. Il parvient à modérer son impulsivité motrice,

prendre le temps d’investir en pensées les propositions dansées. Il révèle ainsi de nombreuses

capacités de compréhension, d’appréhension de l’espace-temps, de proposition et d’adaptation

relationnelle. Louis tend à s’engager d’avantage dans l’espace et la relation, mais requiert un

accompagnement et une vigilance quasi constants. Son autonomie reste aujourd’hui encore à

construire, mais ces derniers temps de prise en charge laissent augurer une évolution positive

de son vécu psychomoteur et de sa capacité à faire seul.

3.2.6 CONCLUSION DE LA PRISE EN CHARGE

Au terme de cette prise en charge, il semble que Louis ait trouvé un réel bénéfice à la

médiation, tant au regard de ses difficultés motrices que de sa problématique psychique

d’angoisses archaïques, et de vécu du corps morcelé. Il a pu se saisir de nombreuses

propositions psychomotrices et nous manifester son plaisir et ses difficultés au terme des

séances. Louis a su également s’inscrire dans le groupe, dans une juste distance, un rapport à

l’autre plus adapté qu’à l’origine (dans le sens d’une distanciation, une reconnaissance de la

limite soi/autre). Cette prise en charge psychomotrice de Louis a été à l’image de son parcours

de vie et de soin : faite de difficultés, d’accidents, de résistances et de force vive.

~ 54 ~

DISCUSSION

1 REFLEXION THEORICO CLINIQUE

« Penser, réfléchir ce qu’on fait. Toujours ».

1.1 L’APPORT DE LA DANSE AU PSYCHOMOTRICIEN / L’APPORT DE LA

DANSE AU PATIENT

La danse à mon sens, satisfait ces deux partenaires de soin.

Pour commencer, je dirais que la danse est une pratique intéressante pour tout

psychomotricien. En tant que médiation corporelle, elle l’éveille à son propre corps, à

l’origine et médiateur de toute activité psychomotrice. Elle lui permet de vivre ce corps

sensible et mouvant, dans ses qualités anatomiques, ses états toniques, ses manifestations

émotionnelles, son rapport à l’espace-temps et à l’autre, etc. La danse sollicite donc

l'engagement corporel du psychomotricien, dans ses aspects fonctionnels mais aussi

émotionnels, et fait prendre conscience d'être présent à soi, habité par soi, existant pour soi en

relation à l'autre. Cet engagement du corps dans le mouvement dansé lui fait saisir toute la

dimension du plaisir à s’incarner, plaisir qui va être l'un des points d'appui du travail auprès

de son patient. Cette idée de « corps plaisir », fondamentale dans la conception

psychomotrice, doit aussi être éprouvée par le psychomotricien lui-même.

Mais si la danse parle à la future psychomotricienne que je suis, de par mon expérience de

danseuse, elle n’est pas une évidence pour tout psychomotricien. Elle demande à être

comprise, sentie, ressentie et traversée. Elle s’apprend.

Conscientes de l’apport de la danse aux futurs psychomotriciens, les institutions de formation

à la Psychomotricité dispensent très souvent des enseignements à cette médiation corporelle.

Mme Soubiran, inspirée par son vécu de danseuse, proposait à ses étudiants une « danse

psychomotrice », en laquelle chacun cherchait à trouver son propre « style moteur » en

rapport à une musique de leur choix. Il s’agissait d’improvisations dansées sur propositions

d’éveil sensoriel (consigne de type « dansez avec seulement le bras, seulement la tête,

~ 55 ~

seulement la jambe », etc.), autour d’une grande diversité de styles chorégraphiques (danse

classique, contemporaine, africaine, de salon, etc.). Cette mise en jeu du mouvement expressif

était souvent réalisée au sein d’un groupe, dans une forme d’échoïsation du mouvement de

l’autre, dans l’intention de lui prolonger quelque chose. Elle disait de cette approche dansée :

« Au lieu d’étudier les danses folkloriques, faute de temps, nous pensons plus utile, parce que

plus actuel et plus riche, d’utiliser les danses modernes qui contiennent des possibilités

innombrables d’expression personnelle, spontanée et libératrice ». Cette approche (au même

titre que celle de Rose Gaetner et Marie-Louise Orlic), a façonné la place de la danse au sein

des formations à la psychomotricité.

La danse nous fait donc vivre le corps dans son organisation tonique, son rapport à l’espace-

temps, mais aussi au travers d’un dialogue tonico-émotionnel. Elle mobilise également le

schéma corporel et l’image du corps, nos représentations et notre imaginaire. En investissant

le corps dans toutes ces dimensions, la danse nous fait appréhender les grands concepts

psychomoteurs. En ce sens, elle nous donne les matières indispensables à l’exercice de notre

métier.

Mais aussi importante soit-elle à la pratique psychomotrice, la danse n’en n’est pas pour

autant la seule illustration. Elle s’inscrit dans un vaste arsenal thérapeutique, constitué de

nombreuses autres médiations corporelles telles l’expression dramatique, le mime ou le

cirque. La danse est donc une médiation psychomotrice parmi d’autres. Elle constitue pour le

psychomotricien un des moyens dont il dispose pour accompagner le patient dans sa

problématique psychocorporelle. Si elle satisfait le praticien, elle doit aussi surtout être pensée

pour le patient. Je crois en effet nécessaire que la danse « parle au corps du

psychomotricien », le satisfasse suffisamment pour qu’il ressente en lui l’envie de la partager

dans une relation thérapeutique. Mais cela ne doit pas faire oublier que le choix d’une

médiation ne peut être envisagé dans la seule considération de son propre bénéfice. La danse

doit donc apporter au psychomotricien autant qu’elle apporte au patient.

L’apport de la danse au patient a été longuement développé au travers de ce mémoire. Je

dirais qu’il est important, pour qu’elle lui soit bénéfique, de l’envisager comme prétexte à se

mouvoir autrement, et non dans l’ambition de faire de lui un danseur. Il ne s’agit pas

d’apprendre au patient à danser, à « savoir faire », mais bien à « savoir être » différemment

dans son corps. Comme précisé dans mon développement théorique, la danse permet au

~ 56 ~

patient, quelque soit la pathologie dont il souffre, de se vivre comme être psychomoteur. En

mobilisant toutes les « fonctions psychomotrices » (communes à tout être humain), elle va au-

delà, ouvrir à l’« expressivité psychomotrice » (propre à l’individu).

La danse trouve sa légitimité auprès de toutes les populations, qu’il s’agisse d’enfants,

adolescents, adultes ou personnes âgées. Nous pouvons en effet l’envisager à tous les âges de

la vie.

Dans le cadre de la prise en charge d’enfants, le plus souvent dans une problématique

d’inhibition ou d’instabilité psychomotrice, la danse fait éprouver le mouvement dans une

dynamique de structuration. Il s’agit de vivre le corps dans une dimension de plaisir, où le

mouvement n’est plus anarchique ou forclos, mais prend forme dans l’espace, le temps, une

direction, une intention, et se partage. Auprès de personnes âgées, la danse permet aussi de

vivre le corps autrement. Elle le fait envisager différemment du corps souffrance, usé,

diminué, parfois malmené par les longues années. Souvent proposée en couple, la danse

réactualise les possibilités du corps en relation. Elle renvoie bien souvent à un passé parfois

oublié (les bals par exemple), où le corps se manifestait dans sa force vive.

Mais la danse, au travers des modifications métaboliques qu’elle génère dans le corps, apporte

aussi sur un plan organique. Le mouvement dansé modifie notre état de vigilance. Il place le

corps dans un état d’« éveil actif » (Challamel M. J. & Thirion M., 1993) qui le rend

disponible et lui permet de manifester des gestes fréquents, rapides et précis, réalisés dans une

intention de communiquer et d’apprendre. Par ailleurs, le mouvement dansé active la

sécrétion d’hormones impactant le « circuit du plaisir » (structure du système limbique), telles

que la Dopamine (hormone du plaisir, de la récompense et de la motivation) et les

Endorphines (morphines endogènes dont la fonction antalgique concourt au sentiment de

plaisir). Ce fonctionnement neurophysiologique, dont l’incidence émotionnelle est de l’ordre

du plaisir et du bien-être, permet donc lui aussi d’expliquer le bénéfice à danser.

Enfin, eu égard à la population de mon mémoire, la danse paraît d’utilité pour les patients

dont le corps est vécu dans un profond sentiment d’angoisse. L’angoisse est une peur sans

objet. La danse peut être cet objet par lequel l’angoisse peut se dire et s’élaborer. En réalité, le

processus dansé mobilise les représentations morbides (vécu d’angoisses, déréalisation, etc.)

et les transforme en expériences symboliques structurantes et porteuses de sens.

~ 57 ~

Enfin précisons que la danse apporte au patient, et est capable de soigner sous réserve de

quatre conditions, développées par France Schott-Billmann (1994, p.256).

La danse soigne si elle s’effectue en groupe, en créant des échanges interindividuels (niveau

social) ; si elle mobilise le corps dans le mouvement et engage une réelle dépense musculaire

(niveau physique) ; si elle vise autre chose qu’une simple libération cathartique anarchique,

sollicite les apprentissages, l’intégration des règles, la mémoire (niveau mental) ; enfin si elle

constitue pour le sujet qui danse un langage par lequel il puisse exprimer ses émotions et ses

désirs dans un véritable processus de changement (niveau psychique).

1.2 FAUT IL ETRE NECESSAIREMENT DANSEUR ?

Nous étions trois danseuses. Simple constatation.

Alors faut-il être nécessairement danseur, avoir soi-même fait l’expérience de la danse pour

être capable de transmettre quelque chose d’elle? Est-ce plus légitime, plus pertinent, plus

confortable aussi, de proposer une médiation que nous faisons d’avantage que connaître, que

nous vivons en nous-mêmes ?

Je dirais pour commencer que l’expérience est le garant de toute connaissance. On ne connaît

bien les choses que lorsqu’on les vit, de l’intérieur, en intimité et en conscience. Prenons

l’exemple de la relaxation. Au cours de notre formation, nous apprenons la technique, par le

« faire », mais aussi en la vivant nous même, dans l’« être » relaxé. C’est par l’expérience

personnelle de la relaxation que cette dernière en nous prend sens, et qu’on en saisit l’intérêt

pour l’autre dans une perspective thérapeutique. Car apprendre, ce n’est pas seulement

acquérir un « savoir » ou « savoir faire », concrets et objectivables, mais c’est aussi se laisser

traverser par l’expérience sensible, « savoir être », véritablement.

Alors apprendre à utiliser la danse comme médiation psychomotrice, c’est aussi en avoir une

pratique personnelle et didactique. C’est avant tout « être » danseur.

Mais je n’entends pas par « être danseur », le fait d’avoir été spécifiquement formé à la

technique et l’esthétique de la danse, d’en avoir le diplôme. La danse n’est à mon sens pas la

seule propriété des danseurs professionnels. Le diplôme n’est pas ce qui conditionne le

~ 58 ~

sentiment d’être danseur. « Etre danseur », c’est simplement être dans la danse, se laisser

vivre par elle.

Pour proposer la danse comme médiation psychomotrice, il n’est donc pas obligatoire d’être

danseur professionnel, mais bien d’avoir une bonne connaissance, aisance et organisation

psychomotrices.

Cependant être danseur professionnel ou bon danseur-amateur ne suffit pas pour pratiquer la

danse comme médiation de la thérapie psychomotrice. Le terme « thérapie » suppose en effet

des références à des théories psychologiques reconnues et non la prise en charge d’un groupe

selon ses inspirations et ses idées personnelles (c’est alors une forme de groupe d’expression

corporelle ou de danse comme il en existe partout en ville et en centre de danse pour

amateurs).

1.3 QU’EST-CE QUI EST « THERAPEUTIQUE » ?

Mes diverses expériences de stage en thérapie psychomotrice (« technique collective ou

individuelle qui, dans une approche clinique et professionnelle, utilise la non-directivité ou le

jeu, et vise à restructurer l’ensemble de la personnalité à travers une réassurance affective et

motrice ») ont en moi questionné le sens de ce qui est par essence « thérapeutique ».

Toute relation humaine doit être thérapeutique.

Pour commencer, le terme « thérapie », dérivé du grec ancien « therapeia » (cure), provient de

« therapeuein » signifiant « servir », « prendre soin de », et par extension « soigner »,

« traiter ». Cette idée de « veiller à », « s’occuper de », implique celle de l’accompagnement

et de la durée, et ne se réduit pas à la guérison.

Etre thérapeutique, c’est donc prendre soin, donner une place de sujet, contenir, soutenir,

étayer, tendre vers un mieux être. C’est au contraire de juger, accompagner, nourrir et investir.

C’est utiliser ce que le patient propose pour comprendre avec lui. C’est partager en se

différenciant, être avec soi en accord.

~ 59 ~

Céline Béraud, sociologue, dit de la fonction de « soigner » qu’elle consiste à « servir,

chercher à libérer, faire renaître et vivre l’espérance, aider celui qui souffre à construire un

projet, et offrir des choix de vie ».

Etre thérapeutique, c’est « faire advenir ce qui peut / doit s’exprimer, livrer ce qui en résulte

aux apports croisés de la réflexion psychologique et théorique, satisfaire les exigences

qu’impose la thérapie, travailler sur soi et aller à la rencontre des autres » (Vaysse J., 2006,

p.16).

Benoît Lesage évoque la fonction parentale du thérapeute (2006, p.111). Selon lui, le

thérapeute assure tout d’abord une fonction maternelle, en tant que réceptacle et garant de ce

qu’exprime le patient, mais aussi en tant que pare-excitation (en référence au concept de

« Moi auxiliaire » de Bion) et pourvoyeur de holding, handling et object presenting énoncées

par Winnicott. La fonction paternelle du thérapeute, quant à elle, se rapporte aux lois du

processus thérapeutique, de non passage à l’acte agressif ou sexuel. Ce dernier point est

d’autant plus important en matière de thérapie à médiation corporelle que l’engagement de

chacun est corporel et implique souvent une exaltation de la pulsion de vie. Par ailleurs, le

thérapeute doit aussi déranger le patient, aller parfois à l’encontre de son fonctionnement

habituel afin de l’accompagner dans un véritable processus de changement. Il s’agit de lui

proposer autre chose, de travailler avec lui le sentiment d’immuabilité pour lui faire accéder à

une autre façon d’être au monde et lui permettre d’évoluer.

Enfin toujours selon Benoît Lesage, « le thérapeute, investi d’une fonction surmoïque, doit

assumer une fonction de rassembleur et de différenciateur, capable d’empathie, inséré dans le

groupe mais suffisamment à distance pour donner sens à ce qui peut se jouer ».

Enfin ce qui est thérapeutique, ce n’est pas l’acte lui-même, mais le regard que l’on pose sur

l’autre pendant l’acte.

1.4 L’IMPROVISATION DANSEE ET SA DIMENSION THERAPEUTIQUE

Nous aurions pu faire le choix d’une danse écrite, ne laissant place à aucune liberté, aucune

excentricité. Nous aurions pu conditionner à la danse, la faire apprendre dans une directivité

et au travers de corrections techniques et esthétiques. Mais l’objectif n’était pas de proposer

~ 60 ~

un cours de danse auprès de personnes psychotiques, comme cela se fait beaucoup, mais bien

d’inviter chacun à vivre sa propre danse.

A ce titre, nous avons pensé la danse au travers de l’improvisation. Cette dernière est une

composition instantanée, inédite, par laquelle on se découvre et s’accidente. Elle est une

possibilité de se mouvoir dans les provisions de l’être, de façon nouvelle et singulière. Nous

pensons souvent de l’improvisation qu’elle est un lâcher-prise, un abandon, un simple

exutoire. Or l’improvisation, bien qu’autorisant une véritable liberté, est néanmoins inscrite

dans un cadre. Il n’est pas question d’agir le corps dans le vide, sans considération de ce qui

se joue et peut advenir, mais bien de faciliter le mouvement dans un cadre, dans l’espace-

temps, la relation à l’autre, etc. Il ne s’agit pas d’un simple « défouloir », inorganisé, mais

bien d’une expression de soi soutenue, accompagnée par un objectif thérapeutique et la

conscience de ce que l’on mobilise. Il y a toujours quelque chose qui tient…

L’improvisation n’assujettit pas le mouvement à des formes définies, répertoriées et codifiées.

Elle autorise au contraire leur transformation dans toutes les directions que le corps peut

explorer, dans toutes les divergences.

« Elle n’est plus une variation sur des schémas dansés préexistants, elle a une valeur

constituante. Elle tisse une forme en acte à laquelle rien ne préexiste, une forme s’inventant à

partir d’elle-même, dans une forme de commencement absolu qui lui donne son évidence et sa

pureté » (Boissière A., 2006). Les mouvements dansés improvisés sont donc libres, non

asservis par un apprentissage, authentiques en tant qu’ils sont chargés de l’expressivité

spontanée du sujet, de son histoire et de son inconscient.

José GIL disait de l’acte d’improviser qu’il consistait à « s’ouvrir à un mouvement imparable

qui laisse passer des contenus inconscients ».

L’improvisation dansée est donc en ce sens thérapeutique. Par elle, émergent ou ré-émergent

des choses qui cherchent à se dire. Trudi Schoop (1974) citée par Jocelyne Vaysse (2006, p.

209), dit de ses improvisations auprès de patients psychotiques : « C’est un processus

d’associations libres non verbales… Eliminer le contrôle du mental provoque l’irruption de

sentiments dans le corps, jusque là enfermés dans le subconscient. Ces performances

physiques conduisent à une conscience subjective de soi. … Ces sentiments, libres, prennent

une forme explicite avec le corps comme instrument de composition ».

~ 61 ~

1.5 L’EXPERIENCE DU GROUPE : LE MEME ET L’AUTRE

Proposer une prise en charge groupale, c’est faire émerger la conscience de soi, en tant qu’être

singulier, différent de l’autre, mais aussi signifier son appartenance à un collectif, être parmi

ces autres qui nous ressemblent. C’est à la fois se différencier et s’identifier à l’autre. Il s’agit

dans le cadre de notre atelier, de proposer une danse consentie, où chacun, dans sa singularité,

peut s’inscrire dans une dimension collective. Alors comment exister en tant qu’être unique et

différencié de l’autre, tout en prenant conscience d’appartenir à un groupe ? Pour nous

thérapeutes, comment prendre en charge l’individu et tout à la fois le groupe ?

Le même. L’indication du groupe répond au besoin de partager quelque chose avec l’autre

qui nous ressemble. Elle atomise les électrons libres. Cette entité groupe permet au patient de

s’identifier comme existant parmi les autres, et d’accepter d’« être avec ». Pour s’y intégrer et

d’y sentir bien, il faut se mettre au diapason, être en phase avec les autres. Ceci suppose un

certain effacement de l’égo, le sacrifice d’une partie de son narcissisme. L’adhésion collective

génère un corps groupal, qui, à l’image du corps de la mère, est support à de nombreux

étayages identificatoires, mais aussi au sentiment d’être contenu, entendu, compris et sécurisé.

L’autre . Par l’expérience du collectif, nous pouvons accompagner le patient dans la

reconnaissance de l’autre et l’aider à s’en différencier. Cette conscience d’un autre différent

de soi permet d’envisager le limite Moi/non Moi, au combien fondamentale dans la

problématique psychotique.

Le même et l’autre. L’expérience du groupe conduit à la reconnaissance de la différence

(« je ne suis pas toi »), et à celle du partage d’une ressemblance essentielle, fondamentale, qui

définit la condition humaine (« je suis comme toi »). Entre ces deux pôles, le même et l’autre,

l’homme danse et y trouve le bonheur.

Dans le cadre de notre prise en charge, nous sollicitons cette double conscience au travers du

travail du rythme dans la danse. En créant une synchronie, nous faisons émerger en eux le

sentiment de participation (Schott Bilmann F., 2001), état paradoxal où l’individu s’éprouve à

la fois uni au groupe et pourtant indifférencié. C’est ainsi qu’il accède à l’identité de « sujet

collectif ».

~ 62 ~

La prise en charge groupale permet donc un va et vient entre soi et l’altérité, dans un jeu

d’identification/distance par lequel le patient trouve sa place entre la fusion et la séparation.

(Schott Billmann F., 2001). Le patient se vit donc en séance dans un rapport à soi et au

groupe.

C’est un des points développés par Laura Sheleen, danseuse et chorégraphe américaine, dans

ses dispositifs de danse-thérapie inspirés des techniques psychanalytiques de Jung et des

conceptions de Campbell et Laban. Il s’agit d’apprendre à « être là avec », en même temps

que d’autres, sans perdre son projet, son individualité. C’est trouver des possibilités à co-

exister, c’est-à-dire d’être à côté de l’autre, sans en être dépendant. Mais c’est aussi co-opérer,

savoir s’inscrire dans une dynamique collective, dans la considération de l’autre et du groupe

(dans l’expérience du portage collectif par exemple). C’est enfin se différencier, vivre un

processus d’émergence, sortir de l’unisson. « Il s’agit donc de se déphaser pour développer

consciemment une écoute personnelle » (Lesage B., 2006, p.125).

Réflexion autour de la difficulté d’être en groupe.

S’il est vrai que le groupe peut être source de bien être, et donc indiqué à la prise en charge de

certains patients, il peut aussi être vécu comme menaçant sa propre intégrité, l’unité de sa

personnalité. « L’enfer, c’est les autres » (Sartre, 1947). Car le groupe crée une situation où

chaque individu doit renoncer à une partie de ses désirs. Il est parfois difficile d’accepter

d’être au groupe, tant notre solitude est grande. Cette dernière, condition permanente de

l’existence humaine, est souvent vécue comme l’impossibilité de comprendre et communiquer

avec les autres, la difficulté de se décentrer, et d’accepter, sans condition, la singularité de

l’autre. Appartenir à un groupe n’est donc pas facile, précisément pour les patients

psychotiques s’éprouvant difficilement dans la relation aux autres. Dans un groupe, chaque

individu vit plus ou moins consciemment les nécessités d’être, marquées par la recherche de

son indépendance, de son autonomie et de son individualité, avec celles d’être-avec-autrui,

caractérisées par la dépendance, la subordination et l’identification (Hogue J-P., Lévesque D.

& Morin E., 1988, p.28). Pour nos patients, « être » et « être avec » est une double existence à

accompagner.

Pour nous thérapeutes, il s’agit de savoir considérer le groupe et les individualités. Nous

devons penser le patient et le collectif, articuler les projets thérapeutiques individualisés et

~ 63 ~

ceux du groupe. Ceci demande beaucoup de temps, d’élaborations en équipe, et d’écoute de

ce qui se joue en séance.

1.6 LIMITES DE LA DANSE COMME MEDIATION PSYCHOMOTRICE AUPRES

D’ADULTES SCHIZOPHRENES

La danse improvisée autorise une certaine liberté, qui ne doit pas faire oublier le cadre. Là est

toute la difficulté du travail auprès d’adultes dont la pathologie réfère à un défaut de limites.

La limite de la danse improvisation, serait celle du « passage à l’acte », à défaut de la « mise

en acte » (Vaysse J., 2006).

Il est donc fondamental de veiller au cadre et au dispositif.

Le terme anglo-saxon correspondant à la notion de cadre est celui de « setting », émergeant du

champ de la psychanalyse pour décrire initialement les règles formelles de la rencontre

thérapeutique : lieu, temps, rythme, organisation de l’espace et du temps de la séance. Le

terme s’est ensuite étendu au dispositif, c’est-à-dire ce qui est proposé au sein du cadre.

Le cadre en psychomotricité, revêt deux acceptations. Il s’agit d’abord du cadre physique, sou

tendu par une réalité, de l’ordre du concret : matériel, lieu, horaires, règles sociales, secret

professionnel, etc. Mais il aussi psychique, en ce qu’il implique d’étayage, de contenance, de

projections, de représentations, d’alliance thérapeutique. Ce cadre psychique s’étaie sur le

cadre physique, de la même manière que « le Moi psychique d’étaie sur le Moi corporel »

(Freud).

Ce cadre, dans une métaphore de l’os, doit être solide sans être rigide. Il doit pouvoir

permettre à chacun d’émanciper son vécu du corps et ses pensées, mais aussi prévenir toute

transgression de cette « loi thérapeutique ». En effet, pour accueillir les patients, accompagner

leurs difficultés identitaires ou existentielles, et leur permettre de s’y mobiliser pour évoluer,

la séance doit être à la fois contenante, sécurisante, pour éviter le morcellement ou la

dispersion, suffisamment souple pour permettre les explorations et l’expérience de

transformations. Mais elle doit aussi pouvoir surprendre, déranger parfois un certain ordre

dans lequel les patients se confinent (Lesage B., 2005).

D’autres difficultés encore, peuvent concerner la façon de mobiliser le corps des patients que

nous accompagnons.

~ 64 ~

La première réflexion renvoie aux possibles difficultés de l’improvisation, envisagée comme

une libération du geste dansé. « Un travail sur le mouvement va lever une inhibition, re-

mobiliser ses impulsions. Il nous semble important que cette re-mobilisation se fasse de

manière progressive, en tenant compte du rythme et des craintes du patient afin de ne pas le

mettre en danger. En effet, cela peut angoisser le patient qui craindra un « débordement », la

mise en acte étant alors vécue comme un passage à l’acte culpabilisant et destructeur ».

(Musitelli C., 2002).

Notre atelier fait aussi explorer le corps dans un rapport à l’espace et au corps de l’autre. Il est

donc essentiel de prendre en considération la distance dont le patient a besoin pour vivre

sereinement l’expérience de son corps. Car « pénétrer la bulle « péri-corporelle » est

généralement vécu comme une intrusion en l’absence de consentement (…). Ce sentiment se

transforme vite en sentiment angoissant d’effraction corporelle avec morcellement du moi

chez les patients psychotiques aux limites corporelles très importantes » (Vaysse, 1988). Sans

cette préoccupation, le travail d’ex-pression (littéralement « laisser-aller ») peut être vécu

comme dangereux, car réalisé vers un extérieur considéré comme potentiellement hostile.

Mais la danse peut aussi mettre à mal le vécu de nos patients, au travers de sa fonction

d’unification du corps dans le mouvement. Rappelons qu’un des mécanismes de défense des

sujets psychotiques consiste à cliver le corps et la psyché, en deux entités qui s’ignorent.

Alors cette unification, qui induit un réinvestissement du corps comme « premier objet

significatif et comme premier objet du retour du réel » (Delacroix cité par Claire Musitelli),

peut parfois susciter des craintes ou appréhensions.

Enfin la danse, en ce qu’elle offre de possibilités d’interactions, de corps à corps entre les

patients et les thérapeutes, n’est pas sans risque pour la structuration psychocorporelle du

sujet psychotique. Ce contact physique n’est pas un acte neutre. Pour qu’il soit vécu du mieux

possible, mais aussi qu’il permette une véritable « appropriation de soi à travers l’autre »

(Pujade, 1970, cité par Claire Musitelli), « le corps du thérapeute doit être perçu comme un

support à la fois solide (pouvant supporter leurs assauts, projections) et accessible (possible

élément d’identification, d’introjection) » (Musitelli C., 2002). C’est dans cette qualité de

présence au patient, que ce dernier pourra réinvestir son corps et la relation dans une

dimension de plaisir et de confiance.

Les limites sont donc également relatives à la réalité de la pathologie dont souffre notre

patient.

~ 65 ~

Nous sommes tout d’abord confrontés à la pauvreté gestuelle de nos patients. Face à la perte

de l’initiative motrice manifestée par certains patients schizophrènes, il faut pouvoir engager

le corps dans la danse sans le contraindre, l’accompagner sans l’assister. Il s’agit de solliciter

la danse en s’adaptant aux possibilités corporelles des patients, de « partir de là où ils en sont

et non de là où ils devraient être ». Je dirais ici que si les possibilités du corps sont bien

souvent limitées, il faut être convaincu qu’il est toujours possible de mobiliser quelque chose

en eux. Nous devons je crois faire confiance, et savoir se saisir de ce qu’ils savent faire et que

l’on ne voit pas toujours.

Nous sommes aussi face à la difficulté de certains patients à verbaliser leurs ressentis. Le

psychomotricien doit pouvoir mettre en mots le vécu du patient qui aurait du mal à se dire,

sans interpréter ou lui prêter des sentiments qui ne lui appartiennent pas (problématique

contre-transférentielle). Mais ceci questionne également la pertinence d’un temps de parole en

fin de séance. Verbaliser les ressentis revient à considérer la danse comme un prétexte à la

verbalisation. Mais la danse ne peut-elle pas être considérée comme un réel texte en soi ? Est-

il toujours nécessaire de chercher à parler de l’expérience dansée ?

Notons pour finir que notre prise en charge psychomotrice à médiation danse n’a pas vocation

de guérir la maladie. Elle ne le pourrait pas. Elle n’est pas non plus envisagée comme une

urgence vitale, comme une pratique psychocorporelle qui « changera la vie » de notre patient.

Avec humilité, nous pouvons simplement l’envisager comme un moyen de le faire tendre à un

mieux être.

Par ailleurs discuter les limites de notre approche, c’est aussi évoquer la dépendance

pharmacologique des patients. Les effets secondaires aux traitements médicaux parfois lourds,

n’aident souvent pas à la pratique psychomotrice. Pourtant essentiels au mieux être du patient,

ces traitements en limitent bien souvent l’efficacité.

Enfin les limites de ma pratique psychomotrice sont aussi d’ordre institutionnel. Elle est en

effet inscrite dans un projet de soins, dépendant de la structure institutionnelle, qui en précise

le cadre et les limites. La conception de l’atelier « Corps, Mouvement et Expression » n’aurait

pu être concrétisée sans l’adhésion du corps médical et paramédical. Certaines modalités de

prise en charge ont d’ailleurs été discutées en équipe et parfois modifiées, en raison de la

« politique institutionnelle ».

~ 66 ~

2 VECU EXISTENTIEL

2.1 PORTER UN REGARD NEUF SUR CE QU’ON CROIT CONNAITRE

Ce thème de mémoire est né d’un parti pris, d’une connaissance présumée de la danse et de la

psychomotricité. Je pensais par lui confirmer ce que je croyais savoir, dans une démarche

aboutie et confortable. Mais j’ai appris bien plus encore.

J’ai appris à me servir des connaissances acquises au cours de ma formation à la

psychomotricité, mais aussi à y renoncer parfois, pour m’ouvrir à un autre regard, à celui des

individualités originales que j’ai pu accompagner cette année et qui elles ne s’apprennent pas

dans les livres… J’ai parfois accepté de perdre pour mieux m’enrichir. Plutôt que d’appliquer

scolairement des savoirs acquis dans un contexte empirique, j’ai dépassé les « pré jugés »

théoriques afin de me laisser traverser par l’expérience pratique, au plus prés de la réalité du

métier de psychomotricien.

2.2 S’ADAPTER A L’AUTRE

J’ai pu par cette expérience de stage, me saisir de tout le sens de la capacité d’adaptation,

attitude fondamentale dans l’exercice de la psychomotricité.

L’adaptation est une manifestation de la vie, qui donne à l’Homme son intelligence.

S’adapter, c’est transformer quelque chose en nous pour être plus en adéquation avec l’autre.

Au regard de cette expérience, je dirais que s’adapter, c’est se décentrer de soi-même,

« s’alléger de soi » pour laisser une place à la réalité de l’autre.

C’est ce à quoi je me suis appliquée au cours de ce stage.

Auprès des patients pour commencer. J’ai du faire avec ceux qu’ils étaient, et non avec ceux

que j’aurais aimé qu’ils soient. J’ai du accepter de n’être parfois pas comprise, leur donner le

temps, les accompagner à leur rythme, répéter souvent, décomposer parfois, les écouter

vraiment. J’ai du accepter de prendre un autre chemin, de me saisir d’une autre direction, celle

~ 67 ~

qu’ils m’indiquaient. Voyager et parfois me laisser guider par eux, me laisser surprendre… à

m’émerveiller. Trudi Schoop, danse-thérapeute américaine, disait toute l’importance

d’apprendre à « être flexible : ne pas préparer trop précisément les séances, mais s’adapter

aux propositions des malades comme une forme positive de leur expression, que l’on veut

justement susciter, puis varier et élargir » (1978, p.30).

J’ai aussi eu à m’adapter au cadre même de cette prise en charge. J’ai du accepter les

différents regards, celui de ma maître de stage psychomotricienne et celui de la danseuse

professionnelle. Mais aussi m’adapter à la façon de les articuler en séance, de manière à ce

que cette diversité n’empêche pas la cohérence, mais donne au contraire une richesse, du lien

et du sens à nos prises en charge. J’ai du m’adapter à cette dynamique particulière, dans

laquelle je devais rebondir à leurs propositions en venant nourrir la séance avec quelque chose

de nouveau tout en gardant la continuité du processus thérapeutique que nous engagions.

Enfin j’ai du m’adapter à l’institution et son fonctionnement, respectant ses rythmes et la

disponibilité du personnel soignant.

2.3 TROUVER SA PLACE

Ou comment s’inscrire dans une co-thérapie, prendre place dans une dyade thérapeutique qui

nous préexiste ? Comment exister dans le psychisme de l’autre, être identifié ? Comment être

à la fois dehors (observer) et dedans (expériencer) ?

Trouver sa place au sein d’une relation préétablie peut être difficile. Au début, c’est peiner

à s’inscrire, trouver sa place au cœur de quelque chose qui tient sans nous, et se vivre comme

une « pierre désolidarisée de l’édifice ». Trouver sa place de tiers, et par là même construire

une nouvelle relation, demande du temps, de la douceur et de l’écoute. Il s’agit de comprendre

les regards des deux partenaires de soin, et leur façon de les articuler en séance.

Comment trouver une place en l’autre ? Se savoir exister dans le psychisme de l’autre,

occuper une place, même éphémère, est fondamentale à toute expérience humaine. Et au

combien dans la relation thérapeutique...

~ 68 ~

Auprès des autres partenaires de soin pour commencer. J’ai du trouver ma place auprès de

deux soignants, habitués à travailler ensemble et constituant à eux seuls une véritable équipe

thérapeutique. Il m’a fallu prendre le temps, observer, comprendre la façon dont ils

fonctionnaient. Prendre place, c’était un peu comme observer ces deux soignants, comme

deux roues d’un même rouage, fonctionnant harmonieusement et de façon autonome, et,

doucement, trouver un point d’ancrage pour m’inscrire dans cette circularité d’échanges.

Auprès des patients bien sûr. Prendre place auprès d’eux, c’était avant tout apprivoiser. Afin

de trouver les mots pour le dire, je choisis ceux d’un autre : « On ne connaît pas les choses

que l’on apprivoise…il faut être patient. Tu t’assoiras d’abord un peu loin de moi, comme ça,

dans l’herbe. Je te regarderai du coin de l’œil et tu ne diras rien. Le langage est source de

malentendus. Mais, chaque jour, tu pourras t’asseoir un peu plus près… » (De Saint Exupéry,

Le Petit Prince).

Comment se placer tout à la fois « dans » et « en dehors » de l’expérience ? Il faut

pouvoir être tout à la fois acteur et observateur, s’impliquer corporellement dans l’expérience,

mais aussi savoir être à distance, pour regarder et comprendre.

Agir et observer sont deux attitudes fondamentales à l’exercice de la psychomotricité.

Agir, c’est vivre dans son corps l’expérience dans l’ici et maintenant. C’est partager la réalité

concrète, palpable, des patients en séance. C’est s’engager, assumer d’être là dans ses actes, sa

voix et son regard.

Observer, c’est avoir « l’esprit mobile dans un corps immobile », exercice difficile pour la

psychomotricienne que je deviens. C’est parfois penser que l’on subit, que l’on ne contrôle

pas, et que l’on ne sert à rien. Comme le miroir solidement fixé au mur blanc de la salle de

psychomotricité, c’est aussi recevoir la lumière crue des jours en pleine face. C’est parfois

recevoir les projections des patients, leurs difficultés, leurs angoisses, leur souffrance sans

pouvoir y répondre dans l’instant. Mais observer, c’est aussi mettre l’expérience à distance

pour mieux l’envisager. C’est en marge, dans « une aire de calme au centre de la tempête »,

pouvoir apprécier ce qui se joue en séance.

Pour être à la fois « dans » et « en dehors », agir et observer, il faut une écoute constante et de

l’expérience. Je l’apprends encore.

~ 69 ~

2.4 EN QUETE D’UTILITE, CEDER A L’AGIR

Cette expérience de stage pré professionnel a réactualisé en moi la problématique du « se

sentir capable », « être utile », sous-tendue par l’idée d’être nécessairement dans l’agir.

Nous agissons parfois, voire « sur-agissons », pour ne pas penser les choses qui nous font

peur, ou encore pour chercher à dire ou se prouver à soi-même que nous sommes capables,

que « nous servons à quelque chose ». L’utilité est un des besoins fondamentaux de l’être

humain, avec l’amour et la sécurité. Le sentiment d’être utile à quelque chose ou à l’autre,

nous donne le sentiment de l’existence, d’avoir une place. Nous recherchons bien souvent cet

état d’« être pour l’autre » en essayant d’agir, de faire, quitte à faire trop.

En faisant toujours et encore plus, dans une démonstration d’un « savoir faire » (somme toute

relatif), nous manquons je crois l’essentiel. Nous ne sommes plus le « Je pense donc je suis »

de Descartes, mais le « J’agis donc je suis ». Nous ne laissons ni le temps ni la place au fait

même de penser, de « savoir être ». Penser, c’est réfléchir à nos doutes, aux incertitudes, aux

difficultés, à ces états d’âmes fragiles qui font si peur. Or les doutes font je crois aussi partie

de l’expérience. C’est en fait eux qui nous questionnent, et nous permettent d’avancer.

J’ai donc appris à accepter les silences, les temps béants qui bien souvent nous renvoient à

une angoisse de mort : « je ne disparais pas entre temps, j’existe dans ce silence ». J’y suis

livrée à moi-même, je me livre à moi-même, et dois retenir quelque chose de mon intériorité.

Alors j’ai accepté de ne rien avoir à dire, de ne rien entendre de l’adulte, de ne pas

comprendre dans « l’ici et maintenant ». Il m’a fallu prendre le temps, apprendre la patience.

J’ai du accueillir ces « temps de rien » comme faisant partie de l’expérience, ces temps de

vide qui ouvrent un espace pour contacter l’autre, créer du lien. Plutôt que d’imposer de fait

un geste, une danse, d’être immédiatement dans l’agir (à défaut de l’inter-agir), je me suis

autorisée à tâtonner, sentir dans le corps et dans le cœur ce que le patient cherchait à me dire.

C’est un peu comme « partir de lui » pour « aller vers lui ». C’est en cheminant ainsi que je

pense m’être rendue véritablement utile.

~ 70 ~

2.5 APPRENDRE A TRAVAILLER « AVEC » L’EQUIPE « POUR » LE PATIENT

Cette expérience de stage en hôpital de jour m’a appris le travail en équipe, l’importance d’y

faire sa place, et l’intérêt fondamental d’une réflexion institutionnelle autour de projets

individualisés des patients.

Qu’est-ce qu’une équipe ? « Equipe » viendrait du vieux français « esquif », qui désignait à

l’origine une suite de chalands attachés les uns aux autres et tirés par des hommes, à l’image

des bateliers tirant sur la même corde ou celle de bateaux attachés ensemble. Par extension,

est naît l’idée d’équipe de travailleurs pour réaliser une œuvre commune. Il y a donc dans ce

mot une idée de lien, un but commun, une organisation, un double dynamisme, une victoire à

gagner ensemble. L’équipe n’est donc pas la simple juxtaposition de professionnels, mais une

entité en laquelle s’entrecroisent et s’articulent les regards et les compétences.

L’équipe soignante est un collectif qui fait soin, se nourrit des regards et des compétences de

chacun, crée des synergies, impulse une dynamique d’analyse transversale de la

problématique du patient pour l’accompagner dans sa globalité.

Il est fondamental de pouvoir travailler avec l’ensemble des professionnels de

l’institution . Le travail en équipe doit donc créer du lien, de la cohérence entre les différents

acteurs du soin. A fortiori en psychiatrie adulte, où la problématique du morcellement des

patients est bien souvent une réalité, l’équipe doit assurer une fonction d’enveloppe

psychique, de contenant de pensée, créer du lien pour encourager et soutenir un meilleur

devenir des patients.

Le bon fonctionnement d’une équipe nécessite de l’écoute, de la générosité, de la confiance et

de la loyauté. Plus encore, elle requiert à mon sens une coresponsabilité des efforts et des

résultats du travail entrepris par les professionnels. Il s’agit d’assumer ensemble les

conséquences et les inconséquences du travail de l’équipe, et non d’incriminer un

professionnel dans la réussite ou l’échec d’une thérapeutique. Pour reprendre la signification

princeps du concept d’équipe, c’est prendre conscience d’appartenir au même bateau, dans les

aires d’eau calme comme au cœur de la tempête.

Une équipe ne navigue pas à vue. Elle travaille au projet institutionnel, dont la déclinaison

opérationnelle correspond au projet d’établissement. Il s’agit de réfléchir à des buts, qui

~ 71 ~

donnent une direction, une finalité au travail de l’équipe, mais aussi des objectifs, véritables

étapes, par lesquelles sont mis en œuvre des outils, des moyens thérapeutiques spécifiques.

Pour atteindre son but, une équipe doit pouvoir identifier et reconnaître la place et les rôles

des professionnels qui la constituent, questionner le sens de leur fonction et penser la

complémentarité de chaque compétence. L’activité de chacun doit être identifiée, clarifiée et

consentie par l’ensemble de l’équipe.

Notre place de psychomotricienne est donc à construire, à communiquer, à justifier. Pour

s’inscrire véritablement au sein d’une équipe, il faut être bien au clair avec ce que nous

voulons et pouvons faire, mais aussi savoir ce que l’on attend de nous.

Enfin l’équipe institutionnelle tient son existence de la réalité du patient. Il s’agit de

travailler pour et avec lui, de le placer véritablement au centre des réflexions et des

thérapeutiques. Les patients sont à considérer comme « sujets de droit », sujets de leurs

parcours de soin. Pour le Grand Dictionnaire de la Psychologie Larousse, concevoir l’individu

comme « sujet », c’est l’envisager comme être désirant qui établit seul sa propre vérité. Les

patients ne sont donc pas « objets de soin », soumis à la vérité de l’autre, mais « sujets de

soin ». Par ailleurs, l’équipe doit en faire des « acteurs institutionnels », leur permettre d’agir

leur vie dans l’institution. C’est en pensant le patient dans cette humanité que l’équipe

s’assure de sa « bientraitance ». La relation entre l’équipe soignante et le patient, pour relever

de la « bientraitance », doit être un réel acte de partage, une alliance thérapeutique

envisageant chacun dans un rapport d’égal à égal. Non sans en faire oublier la place de

chacun, dans une juste distance, il s’agit de reconnaître à l’autre le droit d’exister tel qu’il est,

d’être digne d’être là.

Précisément, travailler en équipe « pour » le patient, c’est bien souvent l’aider à accéder à un

mieux être, en faire un être réconcilié avec les autres. C’est pour les soignants, être « au bord

d’eux mêmes » pour s’ouvrir au patient et s’en approcher. C’est dans la rencontre, lui

accorder une dignité, une reconnaissance, un respect, le sentiment d’être entendu et considéré.

C’est aussi parfois lui restituer un sentiment d’utilité, en sollicitant l’altruisme, la solidarité et

le partage au sein des groupes thérapeutiques. C’est l’aider à toujours plus avancer, légitimer

ses difficultés, impulser de la vie, donner de l’espoir sans illusionner. C’est enfin s’adapter

constamment à la réalité de ce qu’il vit, prendre avec lui les chemins, faire demi-tour, s’arrêter

~ 72 ~

sur le bas côté, reprendre son souffle et repartir. C’est accepter d’accompagner, dans les

progrès comme dans les difficultés.

Enfin c’est rarement faire bien, mais toujours faire au mieux.

2.6 COMMENT ETRE « SOIGNANT » ?

Ce qui précède ouvre la réflexion sur la façon d’être soignant. Etre soignant, c’est une façon

d’être pour l’autre, prendre soin, encourager l’existence.

Alors comment bien soigner, comment accompagner le souffrant sans être trop dedans au

risque de la fusion ou trop dehors au risque de l'exclusion? Comment être dans l’empathie,

aider sans pour autant « prendre » la souffrance de l’autre ? Comment concilier nos désirs et

celui du patient, comment articuler nos idéaux et la réalité, celle du sujet dans son âme et son

corps? Comment faire le deuil d’un Idéal de soin, et accepter de n’être que « suffisamment

bons » (Winnicott) ?

Ces enjeux de « l’être soignant » questionnent ma pratique de thérapie psychomotrice.

Comment accompagner le patient sans être trop dedans au risque de la fusion, ou trop

dehors au risque de l’exclusion ? Ceci questionne notre rapport à l’autre, l’idée de distance

thérapeutique, de la « bonne » distance entre le patient et le soignant.

La distance thérapeutique a pour fonction d’asseoir la place de chacun, et doit être connotée

dans un sens positif, en tant qu’outil pour la continuité et la stabilité de la relation. Loin d’être

figée, en perpétuelle évolution dans la relation, la distance thérapeutique est dotée d’une

élasticité, d’une malléabilité à moduler et réajuster au travers du vécu du patient. En réalité la

distance ne peut donc être d’emblée bonne ou mauvaise, mais à adapter sans cesse dans la

considération des deux partenaires de la relation. Car il s’agit en effet d’être à l’écoute de la

distance adaptée à ce que vit patient, mais aussi pour nous soignant, de nous positionner de la

façon qu’il nous convient. Dans le cadre de la prise en charge d’adultes schizophrènes, pour

lesquels il est souvent difficile de trouver une juste distance pour vivre sereinement la relation

à l’autre, la distance thérapeutique paraît de première importance. Souvent dans un rapport à

l’autre fusionnel ou évitant, l’adulte schizophrène doit être investi dans une relation

~ 73 ~

d’équilibre. Il est donc important de n’être ni trop dedans au risque de la fusion, ni trop en

marge au risque de l’exclusion. La distance thérapeutique doit être suffisante pour permettre

un « espace entre », d’expression et de partage, sans être trop importante, au risque de s’y

perdre, d’être en rupture. Pour résumer, la distance thérapeutique peut être ainsi considérée,

comme « une distance, un vide métaphysique qui sépare irréductiblement deux absolues,

passerelle jetée irréductiblement d’un univers à l’autre dans un monde déchiré » (Paul

Ricoeur). Une distance en laquelle nous créons du lien, rencontrons la souffrance de l’autre et

tentons d’y répondre.

Comment être dans l’empathie, aider sans pour autant prendre la souffrance de

l’autre ? Ceci ouvre la réflexion d’une différence fondamentale entre l’empathie et la

sympathie.

L’empathie naît du préfixe « en », élément du latin « in » signifiant «dans », et du suffixe

« pathie » du grec « pathos » signifiant « ce qu’on éprouve ». Elle est par définition la faculté

à s’identifier à quelqu’un, à comprendre ce qu’il ressent. Elle consiste à saisir avec autant

d’exactitude que possible, les représentations et le vécu émotionnel d’une autre personne et à

les comprendre comme si elles étaient siennes. Il ne s’agit pas de ressentir, de prendre en soi

la souffrance de l’autre (car nous ne pouvons pas en réalité nous charger d’un poids qui ne

nous appartient pas), mais bien de comprendre avec lui ce qu’il vit et ce qu’il est. En

phénoménologie, Husserl fait de l'empathie le phénomène décisif sur la base duquel une

intersubjectivité s'établit pour constituer un monde commun.

La sympathie consiste à appréhender la souffrance de l’autre du fait d’une proximité affective,

d’une identification émotionnelle. Elle est une empathie exacerbée qui, comme l'indique

l'étymologie grecque, signifie "souffrir avec". Dans ce cas la présence à l’autre est spontanée,

effective et bien sûr affective. A travers l'empathie, l’attention est tout aussi sincère mais plus

distanciée, et souvent motivée par la volonté de communiquer.

Lauren Wispé résume bien cette différence : « L’objet de l’empathie est la compréhension.

L’objet de la sympathie est le bien-être de l’autre. En somme l’empathie est un mode de

connaissance, la sympathie est un mode de rencontre avec autrui ».

Il faut à mon sens se garder de « souffrir avec », de prendre en soi la souffrance de l’autre,

sans quoi nous ne pouvons être véritablement en mesure d’aider l’autre.

~ 74 ~

Comment concilier nos désirs et celui du patient, sa réalité ? Soigné et soignant sont les

deux acteurs d’une relation dans laquelle le désir de l’un et de l’autre est engagé.

Mais est-ce en réalité possible ? Notre désir de soignant peut il se satisfaire de la réalité du

patient ? N’est-il pas voué à être systématiquement insatisfait ? Le désir n’est-il pas

structurellement opposé à la réalité ? Je crois que c’est possible. Car être soignant, c’est savoir

accepter la réalité de celui dont on prend soin, l’admettre et s’en satisfaire. C’est accepter

l’altérité, le fait que nos désirs soient autres que ceux de notre patient. Il faut pouvoir faire

avec cette différence, composer avec. Ceci je crois demande à être pleinement soi, face au

patient à qui l’on accorde d’être pleinement lui.

Comment faire le deuil d’un idéal de soin ? Faire le deuil d’un idéal, c’est accepter la

réalité telle qu’elle est, et non comme nous voudrions qu’elle soit. C’est je crois par

l’expérience que l’on renonce à l’idéal de soin. Parce que la réalité du métier est souvent

moins simple, moins belle, moins idyllique que l’image que l’on se fait d’elle dans les livres.

Nous faisons ce deuil à travers les difficultés, les désillusions (le renoncement à la « toute

puissance » soignante), les leçons d’humilité.

Alors qu’en est-il de notre premier questionnement, de « l’être soignant » ?

En qualité de soignant, nous sommes véritablement dans une « préoccupation soignante

primaire ». Notre relation au patient est à l’image du lien entre l’enfant et sa mère (ses

parents) : à notre Idéal de soins (Idéal du Moi) se conjugue du côté du patient un soigné Idéal

(Moi Idéal). Alors comment faire ? Le temps nous apprend certainement à être là, à accepter

le patient tel qu'il est et pas tel qu’il devrait être.

Je crois que l’on devient soignant en donnant la possibilité de faire du temps de la maladie un

moment de vérité, de progression, et de renaissance. En faisant sentir à nos patients qu’ils sont

en vie. On le devient dans le désir de la relation, dans l’acceptation du patient comme

véritable sujet, dans l’écoute, le respect, l’empathie, la compréhension, la bienveillance et la

disponibilité.

Enfin pour répondre et conclure ce questionnement, je dirais que l’on parvient à devenir

soignant lorsque l’on saisit la différence entre « prendre soin » et « donner du soin ».

~ 75 ~

2.7 LA PROBLEMATIQUE DU PASSAGE

« J’ai fini par acquérir durablement le sentiment de l’éphémère ». (Jean Rostand)

Etre de passage. Accepter cette réalité implacable que rien ne peut durer.

La difficulté d’un stage est je crois d’accepter d’être de passage, de n’exister que

momentanément dans la vie du patient et des professionnels que nous rencontrons. C’est

accepter de croiser, vivre avec puis quitter l’autre, suivre une autre direction.

Passer, c’est franchir le seuil de la salle de psychomotricité, y entrer, commencer sachant qu’il

faudra finir, en sortir. C’est prendre conscience que le temps passe, et que dans l’heure

suivante ce « nous » ne sera plus, je serai moi avec un autre. La difficulté d’être de passage,

c’est aussi souvent n’avoir d’autre choix que de vivre l’instant, de n’exister parfois que dans

l’ici et maintenant, sans pouvoir véritablement investir le passé et l’avenir du patient. C’est

peut-être aussi, rencontrer pour la seule et unique fois. C’est enfin la réalité de ce que vit un

psychomotricien, par essence présence éphémère dans l’existence de son patient.

Prendre conscience et accepter ce passage, c’est apprendre à se séparer, faire son deuil. Je

crois qu’il questionne en effet notre rapport à la perte, la séparation. Nous avons largement

développé l’idée de lien, de l’importance de « créer du lien », notamment auprès d’une

population psychotique. Mais qu’en est-il de ce point de rupture, de la fin de l’« être en

relation »?

Se séparer, c’est quitter, se désunir de l’autre.

Pour accepter la séparation, supporter l’absence, il faut pouvoir garder en nous le souvenir, le

patient tel qu’il a marqué notre expérience de soignant. Il faut introjecter un peu de l’autre,

continuer à le faire exister en soi. Il faut garder en mémoire, combler le vide de son absence

par ce que nous avons appris de lui, de nous, de notre métier. C’est je crois par le souvenir

que nous réparons la perte.

~ 76 ~

Mais accepter la séparation, c’est aussi peut être admettre qu’en notre absence, le patient

continue d’exister, d’être en lien, avec d’autres. C’est comprendre qu’elle n’est pas une fin,

mais le début vers un ailleurs.

Enfin il est des circonstances où la séparation nous est plus ou moins acceptable. Nous

acceptons plus facilement la séparation d’avec un patient, dans le sentiment du devoir

accompli, du travail bien fait ou fait au mieux, de réussite de notre prise en charge. Nous

quittons le patient, en sécurité et en confiance, le sachant (ou le « pensant ») par nous mieux

armé dans la vie. Mais il en est différemment de rompre un lien dont on sait qu’il est encore le

fil pour ne pas tomber. Certains patients, encore fragiles, font le choix d’arrêter une prise en

charge, ou n’ont plus les ressources à poursuivre le travail. Tout arrêt de prise en charge,

quelle qu’en soit le motif ou la motivation, lorsqu’il n’est pas consenti, peut être une

séparation difficile à vivre. Difficile à vivre dans la considération de ce qui peut advenir du

patient sans nos soins, mais aussi dans le sentiment d’échec qu’il peut faire naître en nous.

Enfin un autre passage, celui qui nous fait devenir Autre. Depuis la chrysalide de nos trois

années de vie étudiante, éclore professionnelle un jour d’été 2009.

~ 77 ~

CONCLUSION

La danse, envisagée comme médiation psychomotrice auprès d’adultes schizophrènes, a

permis à chacun d’évoluer dans un meilleur rapport au corps. En leur offrant de découvrir leur

corps autrement, mais aussi de rendre possible un investissement corporel et un nouveau

regard sur eux-mêmes, la danse a fait émerger en eux le « désir d’être ». Elle a pu les

accompagner dans une écoute du mouvement qui les habite, le célébrer et lui donner l’espace

et le temps pour se dire.

Cette approche de l’autre m’a questionnée et enrichie. Il m’a fallu passer par les difficultés,

les sentiments d’échec, les remises en question, mais aussi apprendre la qualité d’empathie,

d’écoute et d’adaptation. Mais j’ai pu aussi comprendre les richesses de mon métier, tour à

tour conduire, accompagner et passer. Apporter quelque chose, laisser trace.

C’est aussi en donnant le temps au temps que j’ai façonné mon identité de psychomotricienne.

Un temps pour saisir la réalité du métier, réaliser mon incomplétude et accepter de

n’être que psychomotricienne « suffisamment bonne ».

BIBLIOGRAPHIE

André P., Benavides T. & Bourcier P. (1978), Histoire de la danse en Occident, Paris, Seuil.

André P., Benavides T. & Giromini F. (2004), Corps et psychiatrie, Paris, Heures de France.

Anzieu D. (1985), Le moi-peau, Paris, Dunod.

Bloch H. et al. (1999), Le Grand Dictionnaire de la Psychologie, Paris, Larousse-Bordas.

Boissière A. (2006), Approche philosophique du geste dansé, Paris, Presses Universitaires du

Septentrion.

Bordier G. (1992), Anatomie appliquée à la danse, Paris, Amphora.

Calza A. & Contant M. (2002), Psychomotricité, Paris, Masson.

Carric J.C. (2001), Lexique du psychomotricien, Paris, Editions Vernazobres-Grego.

Choque J. (2007), L’expression corporelle, Nice, Editions de la Traverse.

Commeignes D. (2005), Plaidoyer pour la danse contemporaine, Revue Hyper.

Dolto (2004), L’image inconsciente du corps, Paris, Seuil.

Fortin S. (2008), Danse et santé, Québec, Presses de l’Université du Québec.

Grau A. & Wierre-Gore G. (2005), Anthropologie de la danse, Pantin, Recherches Centre

national de la danse.

Hall E.T. (1971), La dimension cachée, Paris, Editions du Seuil.

Helke W. (2005), Toucher l’âme par le corps, Barret-sur-Méouge, Le Souffle d’Or.

Hogue J.P., Lévesque D. & Morin E. (1988), Groupe, pouvoir et communication, Québec,

Presses de l’Université du Québec, p. 28.

Kepner J. (2004), Le corps retrouvé en psychothérapie, Paris, Retz.

Laban R. (1994), La maîtrise du mouvement, Paris, L’Art de la danse Actes Sud.

Le Bars A. (1989), Manifestations schizophréniques et psychomotricité, Thérapie

Psychomotrice, 84, p. 65-76.

Le Camus J. (1984), La danse en psychomotricité, Bruxelles, Mardaga, p. 147-151.

Lesage B. (2003), Dialogue corporel et danse-thérapie, Paris, UFR Paris VI.

Lesage B. (2006), La danse dans le processus thérapeutique, Paris, Erès.

Louisel-Buet C. (2004), La danse à l’écoute d’une langue naufragée, Ramonville Saint-Agne,

Erès.

Marzano M. (2007), Dictionnaire du corps, Paris, Puf.

Mornet J. (2006), Le corps et la psychose, l’objet invisible, Nîmes, Champ social éditions.

Musitelli C. (2002), Mouvements externes, mouvements internes : expérience de danse

thérapie avec des adultes psychotique, 55, 28-37.

Pankow G. (1993), L’homme et sa psychose, Paris, Flammarion.

Pous G. (1995), Thérapie corporelle des psychoses, Paris, L’Harmattan.

Rodrigez J. (2004), L’art thérapie Pratiques, techniques et concepts, Paris, Les éditions

Ellébore.

Scheleen L. (1983), Théâtre pour devenir… autre, Paris, Epi.

Schoop T. (1978), « Won’t you join the dance ? », Thérapie psychomotrice, n°37, p. 25-47.

Schott-Billmann F. (2001), Le besoin de danser, Paris, Odile Jacob.

Schott-Billman F. (1994), Quand la danse guérit, Paris, la recherche en danse.

Sibony D. (1995), Le corps et sa danse, Paris, Editions du Seuil.

Vaysse J. (2006), La danse-thérapie, Paris, L’Harmattan.

Zana P. & Omori Y. (2004), Les cris du corps, Paris, Editions Alternatives.

Annexes

Annexe 1

Les quatre Eléments

Les quatre éléments ont constitué un support à notre travail. Précisons les grandes

caractéristiques de ce que la philosophie Bouddhiste considère comme les quatre grandes

composantes de la matière corps, mais aussi ce que leur travail implique au niveau

psychomoteur.

L’élément terre renvoie à l’idée de solidité, d’ancrage et de poids.

Le travail autour de la terre engage notre rapport au sol, considéré comme une véritable

sécurité de base, une matière qui porte, mais renvoie aussi à la réalité et à la métaphore

maternelle (la terre « mère nourricière »). D’un point de vue psychomoteur, l’exploration des

qualités de mouvement en référence à cet élément terre, permet au patient de donner son poids

dans une dimension de confiance, mais aussi de faire l’expérience du rythme.

L’élément eau réfère à la fluidité et la cohésion.

C’est cet élément qui permet la cohésion entre deux choses sèches. Par extension, le travail

autour de l’élément eau permet d’engager le corps dans un mouvement unifiant. Il est en ce

sens psychomoteur. Au regard de la problématique psychotique, caractérisée par le

morcellement, l’exploration de l’élément eau participe du processus de réunification du corps

du psychotique. Par ailleurs, évoluer dans une qualité de mouvement relative à l’eau implique

une résistance dans le corps. Les patients qui cherchent à danser cet élément, doivent

contrôler la charge tonique qu’il engage dans le mouvement. Il s’agit donc d’un véritable

travail de régulation tonique.

L’élément air caractérise la légèreté et le mouvement.

Il implique une libre circulation du flux, dans un minimum de résistance. En proposant un

travail psychomoteur autour de cet élément, nous ciblons la problématique hypertonique de

nos patients. Etre plus léger dans son corps, c’est apprendre à se relâcher, travailler la capacité

de résolution musculaire volontaire.

L’élément feu mobilise le corps dans sa dynamique, ses tensions, sa force vive. Dans une

considération psychomotrice, il illustre le corps dans son hypertonie, ses variations

rythmiques, l’impulsivité motrice, etc.

Annexe 2

Annexe 3

Compte-rendu d’une séance type

Nous proposons une dernière séance autour de l’automne, construite à partir de photographies

prises la semaine passée au Parc des Batignolles. A cette occasion nous avions invité les

patients à contempler la nature, se laisser traverser par toutes les sensations émanant de ce

lieu, et en laisser trace au travers du média photographie.

Pour commencer cette séance, nous disposons aléatoirement les photographies (Annexe 2) au

sol. Ces dernières renvoient aux quatre éléments (air, terre, eau, feu), matière explorée depuis

plusieurs semaines. Nous proposons un échauffement autour de ces clichés, dans une

exploration libre de l’espace. Ce temps est l’occasion d’un travail sur la respiration, mais

aussi de prise de conscience de l’espace de la salle à travers tous les sens (aller au contact du

sol, des murs, et expériencer différents appuis, sentir les odeurs, regarder les éléments de

l’espace mais aussi les autres partenaires de la danse, écouter le bruit des pas et des

respirations, etc.). Ils évoluent alors librement en explorant leur kinesphère, à travers

différentes directions et rythmes.

Nous leur demandons ensuite de s’arrêter face à une photographie et de danser ce qu’elle leur

inspire.

Puis chacun choisit deux photographies et les fixe au mur à deux points de l’espace bien

différenciés. Ces dernières matérialisent un point de départ et un point d’arrivée. Les patients

doivent se saisir du sens de l’image, de ce qu’elle illustre, pour adopter une posture de début

et de fin. A l’intermédiaire, ils créent une phrase dansée selon un trajet et une qualité de

mouvement particuliers. La phrase chorégraphique ainsi construite et dansée, peut ensuite être

mise en composition avec celle d’un autre. Nous les invitons alors à réaliser leur danse trois

par trois, en cherchant à entrer en relation avec l’autre, par le contact ou le regard. Cette

évolution de soi vers l’autre permet de nourrir sa propre intériorité afin d’avoir ensuite

matière à partager avec l’autre.

Nous terminons notre session de travail autour de l’automne par une signature gestuelle par

laquelle chacun pose son identité au sein du groupe, et réitère sa différence.

RESUME

Ce mémoire traite des apports de la danse comme médiation psychomotrice auprès de patients

schizophrènes adultes.

Il fait état des grandes caractéristiques psychomotrices de l’improvisation dansée et de la

pathologie psychotique en référence à la littérature actuelle.

Puis il développe l’expérience clinique d’une prise en charge groupale nommée « Corps,

Mouvement et Expression ». Cette dernière montre que la danse n’est pas une simple

rééducation des fonctions psychomotrices perturbées, mais permet à travers le mouvement un

réinvestissement corporel par la découverte de nouvelles sensations.

Enfin il discute les aspects théorico-cliniques de cette thérapeutique et questionne mon

identité de psychomotricienne.

Mots clefs : Thérapie psychomotrice, Danse improvisation, Schizophrénie, Corps, Psyché,

Médiation, Groupe.

SUMMARY

This paper deals with the dance’s contributions as psychomotor mediation towards adults

schizoid patients.

It relates to the dancing improvisation and psychotic pathology’s main psychomotor

characteristics in response to actual literature.

It develops the group care’s clinical experience called “Body, Movement and Expression”.

And all comes down to saying that dance not only enables the therapy of disrupted

psychomotor functions, but using the movements allows corporal therapy via the acquisition

of new feelings.

Finally it discusses this therapeutic’s clinical theorical sides and questions my identity as

psychomotricity professional.

Key Words: Psychomotor therapy, Improvisation dance, Schizophrenia, Body, Psyche,

Mediation, Group.