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André SIEGFRIED [1874-1959] Membre de l'Académie française (1958) De la IVe à la Ve République Au jour le jour Un document produit en version numérique par Réjeanne Toussaint, ouvrière bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec Page web. Courriel: [email protected] Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales" Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

De La IVe a La Ve Republique

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André Siegfried, 1875-1959sociologue, historien et géographe français, pionnier de la sociologie électorale

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André SIEGFRIED [1874-1959]

Membre de l'Académie française

(1958)

De la IVeà la Ve République

Au jour le jour

Un document produit en version numérique par Réjeanne Toussaint, ouvrièrebénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec

Page web. Courriel: [email protected]

Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales"Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay,

professeur associé, Université du Québec à ChicoutimiSite web: http://classiques.uqac.ca/

Une collection développée en collaboration avec la BibliothèquePaul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi

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Cette édition électronique a été réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole,courriel: [email protected], à partir de :

André SIEGFRIED

De la IVe à la Ve République. Au jour le jour.

Paris : Bernard Grasset, Éditeur 1958, 321 pp.

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Times New Roman, 14 points.Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 23 février 2015 à Chicoutimi,Ville de Saguenay, Québec.

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André SIEGFRIED (1940)

De la IVe à la Ve République.Au jour le jour

Paris : Bernard Grasset, Éditeur 1958, 321 pp.

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REMARQUE

Siegfried André [1985-1959]

Ce livre est du domaine public au Canada parce qu’une œuvrepasse au domaine public 50 ans après la mort de l’auteur(e).

Cette œuvre n’est pas dans le domaine public dans les pays où ilfaut attendre 70 ans après la mort de l’auteur(e).

Respectez la loi des droits d’auteur de votre pays.

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DU MÊME AUTEUR

Tableau des partis en France (Grasset).

Géographie poétique des cinq continents (La Passerelle).

Géographie humoristique de Paris (La Passerelle).

De la IIIe a la IVe République (Grasset).

Tableau des États-Unis (Armand Colin).

Les Voies d'Israël (Hachette).

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Table des matières

Introduction [7]

I. « L'Année politique », de 1946 à 1958 [11]

1946 [13]

1947 [23]

1948 [30]

1949 [39]

1950 [47]

1951 [56]

1952 [66]

1953 [78]

1954 [88]

1955 [99]

1956 [115]

1957 [126]

II. Le fonctionnement du régime de la IVe République [147]

I. Le problème des assemblées et la Constitution [149]

II. D'une République à l'autre : nouvelle procédure, nouvel esprit ?[154]

III. Défense du département et du préfet [159]

IV. L'instabilité ministérielle [164]

V. Ils croient que [168]

VI. La querelle des sièges [171]

VII. Pour une droite (intelligente) [174]

VIII. Pourquoi ils croient que… [178]

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IX. Quand comprendront-ils ? [182]

X. Ai-je compris ? [186]

XI. Perversion de l'esprit parlementaire [190]

XII. 350 ministres ! [194]

XIII. La Présidence [198]

XIV. René Coty, citoyen du Havre [203

XV. Le président Auriol s'en va [206]

XVI. Majorités en sauts de mouton [210]

XVII. Les sources du mal constitutionnel. Les bancs vides [214]

XVIII. Qui gouverne la France ? [219]

XIX. Gouverner... administrer : La ligne de partage [224]

XX. Encore le vote communiste ? [228]

XXI. Physiologie et antécédents du Poujadisme [233]

XXII. Le comportement politique du monde paysan : Cinq millions de ru-raux, proie tentante pour les extrémistes [237]

XXIII. Parlementaires à plein ou à mi-temps [242]

XXIV. Irresponsabilité [246]

XXV. Une mauvaise droite [250]

XXVI. Ce régime d'Assemblée peut-il durer toujours ? [254]

III. La chute de la IVe : passage de la IVe à la Ve République [259]

I. Analyse d'une chute [261]

II. Avant le référendum : Conditions d'une révision [266]

III. Avant le référendum : Président qui préside ou président qui gou-verne ? [270]

IV. Avant le référendum : Responsabilité parlementaire et stabilité gou-vernementale [274]

V. L'avant-projet constitutionnel devant l'opinion [279]

VI. Nouvelles réflexions [284]

VII. Vers la nouvelle Constitution : examen du rapport [289]

VIII. Devant le choix [294]

IX. Demain, après-demain [296]

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X. Signification du référendum [302]

XI. Géographie du référendum [306]

Conclusion [311]

Regard d'ensemble sur la IVe [313]

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De la IVe à la Ve République.Au jour le jour.

INTRODUCTION

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La IVe République était frappée à mort le 13 mai ; son certificat dedécès date du 28 septembre 1958 : il s'agit d'une période révolue denotre histoire. Depuis que, fin 1946, un référendum réticent avait con-senti au texte issu de la seconde Constituante une minorité de faveur,le régime avait mis sur pied, dès les débuts de l'année suivante, l'en-semble de ses organes politiques : en possession d'un président de laRépublique, d'une Assemblée nationale, d'un succédané de Sénat, ilexistait. Ce régime a donc duré douze ans, brève mortalis aevispatium, même pour les constitutions.

La période transitoire de la Libération et de son immédiat lende-main relève d'une psychologie différente, dans une persistanced'ambiance guerrière, une température de fièvre, une atmosphère nonéquivoque de révolution. La IVe en revanche, a vu la France se refaireavec une étonnante rapidité, atteindre même dans les dernières an-nées une indiscutable prospérité, en fonction d'une expansion indus-trielle dont notre histoire économique ne connaît pas de semblableexemple. En dépit de ces résultats, dont il faut lui faire crédit, le ré-gime demeurait précaire : s'il vivait, il n'aboutissait pas à se consti-

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tuer en gouvernement digne de ce nom, exagérant au contraire avecles années le vice initial de sa conception, ce système d'assembléeunique n'acceptant ni frein ni contrepoids. Dans un équilibre instable,pareille République pouvait exister, mais le premier choc sérieux de-vait avoir raison [8] d'elle. Si la IIIe, victime elle aussi d'un choc, estmorte de l'invasion, c'est du contrecoup de la crise algérienne que laIVe s'est effondrée, sans presque se défendre.

Maintenant qu'elle n'est plus, il est plus facile d'en prendre une vued'ensemble, sans méconnaître cependant qu'elle n'était plus en 1958ce qu'elle avait été en 1947, de telle sorte qu'il convient de distinguerplusieurs périodes dans ses efforts, finalement infructueux, pour seconsolider en organisme stable et durable. Si nous pouvons donc lajuger, ceci ne nous dispense pas de l'analyser dans son développe-ment au jour le jour. Tel est le sujet de ce livre, qui se compose en ef-fet d'études écrites « au jour le jour », sous l'angle de l'actualité dumoment, toujours cependant avec la préoccupation de situer les évé-nements dans un ensemble. En en prenant connaissance, on saisira cedestin dans son développement, qui aboutit, on le sait, à la substitu-tion, révolutionnaire mais en somme consentie, d'une Ve République àla précédente.

Les pages qui suivent comportent trois parties et une conclusion.La première, en une vue cavalière, se compose des introductions que,chaque année, j'ai écrites pour l'annuaire bien connu de l'Année poli-tique : j'essayais, chaque fois, dans les événements des douze mois quivenaient de s'écouler, de discerner ceux qu'il convenait de retenircomme significatifs et éventuellement gros de conséquences ulté-rieures. Dans la mesure où j'ai pu y réussir, le régime se reflète dansune suite de tableaux correspondant à ses douze années de durée.Dans une seconde partie, qui comprend des articles écrits pour le Fi-garo, c'est le fonctionnement du système qu'à l'occasion de quelques-unes de ses péripéties, à mes yeux les plus révélatrices, j'ai tenté deprésenter, de commenter, éventuellement de juger, et ceci me mènejusqu'à la crise de 1958. Je réserve enfin une troisième partie pourcette liquidation, qui se déclenche avec autant de soudaineté que deviolence en mai de cette année-là, pour aboutir, le Ier juin, à la fineffective de la [9] IVe et le 28 septembre à son remplacement officielpar un régime nouveau. Peut-être était-il trop tôt pour envisager unjugement d'ensemble dans une brève conclusion ? J'ai cru pouvoir

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l'essayer, sans vouloir m'engager ensuite dans la considération dusystème nouveau que l'année 1959 va voir s'établir.

Il ne s'agit donc pas ici d'une synthèse, qui ne se justifiera, mesemble-t-il, qu'avec un certain recul, mais d'une vue « au jour lejour », ne s'interdisant jamais cependant l'effort d'embrasser un hori-zon plus étendu. Les arbres occupent, dans cette étude, le devant de lascène, mais j'ai toujours tâché qu'ils ne me cachent pas la forêt.

[10]

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Première partie« L’ANNÉE POLITIQUE »

DE 1946 À 1958

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[12]

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[13]

Première partie.« L’Année politique » de 1946 à 1958

1946

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Quand nous nous reportons, à peine à plus d'une année de distance— c'était le 20 janvier 1946 —, à la sensationnelle démission du géné-ral de Gaulle, il nous semble aujourd'hui qu'elle est déjà infinimentlointaine et même qu'elle relève d'une autre époque, dont sans douteelle aura marqué la fin. La personnalité du général avait, depuis la Li-bération, dominé la politique française. Son immense prestige, le rôle,plus que politique, national, historique même qu'il avait joué dans lalutte contre l'Allemand, la reconnaissance que lui vouait le pays sansdistinction de parti ni de classe, tout cela constituait, dans le jeu despartis, dans le fonctionnement du gouvernement, un facteur de pertur-bation. Les vieux routiers politiques ne reconnaissaient plus leur ter-rain. Le général représentait la nation au plus haut degré, la correctionde ses sentiments à l'égard de la République (quatrième du nom)n'était pas mise en doute, mais la place hors cadre tenue par sa per-sonnalité faussait tous les rouages traditionnels d'un système qui sevoulait républicain, non seulement dans sa lettre mais dans son esprit.Le régime de Gaulle était, en vertu d'une sorte de logique, essentiel-lement personnaliste. Le général une fois rentré, définitivement outemporairement, dans la vie privée, l'atmosphère ne pouvait que chan-ger du tout au tout : avec des chefs de formation ancienne, dont plu-sieurs portaient des noms inspirant confiance à la Démocratie, on re-venait à une [14] sorte de normalité politique ou parlementaire, rappe-

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lant davantage quelque chose de déjà connu. C'est sans doute cet as-pect qui, par rapport à 1945, marque en 1946, dans la vie politique dupays, le plus grand changement.

Avec le départ du général, ce qui prend fin c'est donc la périodeinitiale de l'après-guerre, indissolublement liée à la Libération et danslaquelle les préoccupations de la résistance, avec son personnel, de-meurent encore au premier plan. Il s'agit ensuite, non seulement deliquider le passé, mais de donner au pays une constitution. Ons'éloigne de l'actualité de la guerre et, de ce fait, on retrouve, commeune habitude, quelque chose d'un passé plus lointain, qui reparaît.L'atmosphère est autre.

Il est rare que les hommes qui font la guerre fassent aussi la paix.Ni Clemenceau, ni Churchill, ces vainqueurs, ne sont restés au pou-voir après la victoire. Le général de Gaulle, un vainqueur comme euxet dont la place est dès maintenant inscrite dans l'Histoire, dans la lé-gende même, n'échappe pas à cette cruelle loi d'exclusion. Mais sau-ver un pays et le gouverner, surtout le reconstruire, sont choses diffé-rentes. Après cette démission, la France continue sa route, seule : ellea débarqué son pilote, ou du moins ne l'a pas retenu quand celui-ci,estimant — prématurément peut-être — le navire en eaux suffisam-ment profondes, est descendu de la passerelle. Du navire de l'État —si c'est un navire, car d'ordinaire c'est un char — on peut dire : Fluc-tuat nec mergitur. Ce serait faire preuve d'optimisme que de dire da-vantage : les eaux restent troublées, le remou de la guerre n'est pasapaisé.

Privé du jour au lendemain d'un chef de gouvernement qui était enmême temps chef de l'État, le pays se trouvait tout d'un coup aban-donné à lui-même, sans institutions, sans organes constitutionnelsstables. Le désarroi était d'autant plus grand que les pouvoirs du [15]général, mal définis, lui laissaient une autorité personnelle considé-rable, justifiée du reste par les services éminents rendus par lui à lanation. En tant que tel, le chef du gouvernement démissionnaire étaitévidemment irremplaçable, et ce n'était pas l'élection d'un nouveauprésident du gouvernement provisoire qui pouvait combler le videlaissé par son départ. Le besoin d'une présidence de la République, oudu moins d'un succédané de pareille institution, était si instant que leprésident de la Chambre était amené, avec l'approbation de tous, à enassumer les fonctions, devançant ainsi la magistrature que, quelques

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mois plus tard, il devait être officiellement appelé à remplir. LaFrance entrait ainsi, et par une sorte de nécessité, dans le régime despartis, qui allait devenir le trait marquant de son système de gouver-nement.

C'est en effet sous le signe des partis que le pays s'est donné uneconstitution, et c'est aussi sous le signe des partis que cette constitu-tion semble devoir être appliquée dans la pratique. Là est la véritablenouveauté politique de l'après-guerre. Beaucoup de traits de la Consti-tution de 1946 rappellent sans doute celle de 1875 : une sorte de re-tour au type se produit, qui fait rentrer instinctivement la IVe Répu-blique dans les ornières de la IIIe. On peut soutenir, à plusieurs égards,que le régime nouveau n'est qu'une continuation de l'ancien. Il y apourtant une différence fondamentale : hier le parti était inorganique,faible, sans autorité sur ses membres ; il est devenu discipliné, destructure rigide, possesseur d'un pouvoir propre, qu'il exerce sansdoute par délégation du suffrage universel, mais en fait, dès que l'élec-tion a eu lieu, en dehors de lui et sans responsabilité directe vis-à-visde lui.

Le terme de parti est trompeur, car il ne répond plus à la même no-tion qu'autrefois. Sous le IIIe République, il y avait d'autant moins dediscipline et d'organisation [16] qu'on s'éloignait davantage de lagauche. Le parti communiste était déjà constitué comme il l'est au-jourd'hui ; socialistes et radicaux formaient des groupements solides,permanents, ayant des cadres ; mais du côté de la droite c'était un ka-léidoscope de comités, de groupements, de mouvements mal unifiés,même quand il s'agissait de préconiser ou de défendre des principescommuns. L'individualisme français, disons gaulois, le plus authen-tique se donnait carrière. L'explication de ce fait, si important pour lacompréhension du régime, c'est que le député, élu au scrutin d'arron-dissement, dépendait de ses électeurs (ou du moins de ses comités lo-caux) plus que de la structure administrative de son parti. Quand ils'agissait pour lui de voter, au Parlement, c'est du côté de sa circons-cription qu'il regardait, sans trop se préoccuper des instructions parti-sanes qu'il pouvait recevoir. Il savait bien que le parti, incapable de lefaire élire (et qui même ne réussissait pas toujours à faire élire sespropres leaders) ne serait pas davantage capable de le faire battre. Lareprésentation, dans ces conditions, était géographique, locale, per-sonnelle, sensible de façon assez souple aux suggestions de l'opinion.

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Les relations de l'élu et du parti sont désormais d'une autre nature : cesont des relations d'étroite dépendance. On en discerne aisément deuxraisons essentielles. Rendons-nous compte d'abord que la notion departi unique s'est insinuée parmi nous. Qu'il s'agisse de fascisme ou denational-socialisme, la discipline partisane a reçu en Europe une leçond'efficacité dans l'obéissance qui n'a pas été oubliée. Certaines con-ceptions, préconisées par les cadres des partis, relèvent au fond du to-talitarisme ; elles eussent épouvanté les parlementaires d'antan, leureussent paru scandaleuses, ou simplement réactionnaires, ce qui àleurs yeux était synonyme. C'est ainsi qu'une disposition adoptée parla commission constitutionnelle de la première Constituante accordaitau [17] parti le pouvoir de révoquer, en cours de législature, un députédont les votes seraient indisciplinés : il serait exclu, non seulement duparti mais du Parlement ! L'idée, finalement, n'a pas été retenue, maiselle demeure latente et on pourrait la voir reparaître. Elle est après toutdans la logique des choses, car le parti pourrait dire au représentant :« Qui t'a fait roi ? » Avec le scrutin de liste, accompagné de représen-tation proportionnelle, tel qu'il fonctionne actuellement, le député nesera réélu que s'il est inscrit sur la liste établie par son parti. Mais celane suffit pas encore, car il faut de surcroît qu'il y soit placé en bonrang : premier, il sera sûr de passer ; second, peut-être ; mais troi-sième, il aura toute chance de rester sur le carreau. En vue de cetteinscription, qui est la condition indispensable du succès, peu importequ'il ait donné satisfaction à ses électeurs ; il est bien plus essentielqu'il se soit comporté en machine à voter disciplinée. On comprendtrès bien, dès lors, que le scrutin d'arrondissement ait été systémati-quement écarté, car il eût permis le rétablissement d'une liaison plusdirecte entre le député et son arrondissement.

Si nous insistons sur ce point, c'est qu'il explique, mieux que ne leferait une discussion des textes, le fonctionnement d'une Constitutionqui, par ailleurs, ressemble en beaucoup de points à l'ancienne. Il fautdu reste se rappeler qu'elle est l'œuvre des partis eux-mêmes. Si letexte de la première Constituante a été repoussé par le référendum du5 mai 1946, c'est sans doute sous l'influence d'un indéniable mouve-ment d'opinion, mais au fond parce que le M.R.P., se séparant descommunistes et des socialistes, recommandait un vote négatif. Si laseconde Constituante, reprenant quand même le texte initial, en a re-tenu les dispositions essentielles, c'est parce que les partis de la

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gauche se sentaient suffisamment maîtres de la situation pour [18]imposer leur conception. Dans le second référendum, celui du15 octobre 1946, le vote ne faisait plus doute, en dépit de la condam-nation prononcée par le général de Gaulle, dès l'instant que le M.R.P.s'inscrivait cette fois dans la colonne des votes approbatifs.

Dans cette atmosphère nouvelle les crises ministérielles changentde caractère. Ce n'est plus en séance, comme autrefois, qu'elles pren-nent naissance ou se déclenchent. Ce n'est pas non plus dans des né-gociations individuelles que se constituent les cabinets. Ceux-ci sontle résultat de négociations savantes et compliquées entre les partis,évoquant la diplomatie ou le concile et aboutissant à des dosages aussisubtils que ceux des laboratoires. L'approbation de l'Assemblée n'estensuite qu'un entérinement, implicitement acquis par avance. Il estvraisemblable que, dans l'avenir, les crises se produiront surtout pardésagrégation interne des combinaisons ministérielles, le centre desdépressions politiques se déplaçant du Palais Bourbon vers le siège duparti.

Celui-ci apparaît donc, dans toutes ces démarches, comme le fac-teur essentiel de la vie politique et c'est l'expérience principale qui sedégage de l'année 1946. Son action pénètre tous les rouages du sys-tème et les efforts tentés pour soustraire à sa pression quelques can-tons au moins de la puissance publique ont échoué. La IVe Répu-blique, pas plus du reste que la IIIe, n'accepte pas qu'une question,quelle qu'elle soit, échappe au contrôle du pouvoir politique. Le pou-voir politique, c'était autrefois le Parlement ; c'est encore lui, mais parderrière se dresse le parti, qui intervient dans tous les domaines, sansexception. La logique latine, ici, ne connaît pas de bornes. C'est ainsique le Conseil suprême de la Magistrature reflète, par sa composition,l'équilibre des forces politiques. L'idée que quelque chose puisse êtresoustrait aux représentants du suffrage universel, [19] fût-ce la justice,n'est pas une idée relevant de la tradition démocratique française, maison la trouverait dans la tradition jacobine.

La Constitution de 1946 reste marquée de cette inspiration initiale.Sans doute est-elle parlementaire, mais les plus ardents de ceux quil'ont inspirée et votée l'eussent voulue régime d'assemblée, ne com-portant aucun de ces contrepoids que la pratique, en tous pays, a révé-lés nécessaires au fonctionnement normal des institutions démocra-tiques. L'introduction de pareils contrepoids s'est imposée, sous la

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forme d'une présidence de la République et d'un Conseil de la Répu-blique, mais on sent qu'une méfiance persistante a cherché à limiter etmême à rogner leur rôle. Il n'appartenait pas à l'Année politique de1946 de nous dire comment la nouvelle Constitution se pratique,puisque ses organes n'ont été complets qu'après l'élection du présidentde la République, au mois de janvier 1947, mais nous savons, par lalecture de ses pages, si détaillées à cet égard, dans quelles conditionselle a été étudiée, proposée, repoussée, remise sur le chantier et fina-lement adoptée par la Nation elle-même. L'année 1947 nous diracomment le Conseil de la République conçoit son action et sil'Assemblée nationale est disposée à lui laisser quelque place dans lafonction législative. Cette même année nous diras également si la pré-sidence de la République retrouve la position qu'elle avait antérieure-ment. Le choix de M. Vincent Auriol, parlementaire expérimenté,formé sous le régime précédent, signifie sans doute qu'une tradition sepoursuit en sa personne, mais il est encore trop tôt pour en juger. Lesorganes d'un régime parlementaire existent en somme, et une sorted'instinct tend à leur permettre de s'exprimer. Dans quelle mesure lepourront-ils ? C'est ainsi sans doute que se pose maintenant le pro-blème de la Constitution.

Il faut toujours cependant se demander où réside [20] effective-ment la réalité du pouvoir : c'est parfois dans tels organes que la Cons-titution ne mentionne même pas. Les gens avertis sont fort hypocritesen l'espèce, quand ils affectent de croire que l'autorité appartient àceux que la Constitution désigne à cet effet. Dans n'importe quel pays,quand il s'agit de prendre des décisions essentielles — ces décisionsd'où dépend la paix ou la guerre —, celles-ci ne se prennent en faitqu'après consultation, éventuellement officieuse, généralement se-crète, de personnalités ou de groupements sans lesquels l'exécutionrisquerait de demeurer vaine. C'est l'axe, c'est le saint des saints d'unrégime. Il s'agit, ici d'une banque, là d'une église, d'un état-major, d'unsyndicat ou groupement de syndicats, parfois de quelque grande ad-ministration, servante de l'État mais puissante en dehors de lui et ef-fectivement indépendante.

La question qui se pose, dans la France actuelle, c'est de savoir sic'est le cabinet qui gouverne. Nous savons qu'il reçoit les directivesdes partis, mais ceux-ci, à leur tour, par qui sont-ils actionnés ? Paral-lèlement à leur action s'exercent d'autres influences. Le gouverne-

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ment, dira-t-on, détient la force armée, mais, en dernier ressort, quicette force armée suivrait-elle ? Ceci nous remémore une fable de LaFontaine, La Souris métamorphosée en fille (IX, 7). Cette fille devraépouser le plus puissant. C'est le soleil, dit-on ! Non, puisqu'un nuagepeut le cacher ; mais ce nuage lui-même fuit devant la force du vent ;et le vent, la montagne l'arrête...

Nous sommes évidemment dans une phase de transition politique :certains organes de gouvernement, officiellement investis, possèdentle pouvoir issu d'une affirmation verbale ; mais d'autres, non officiel-lement reconnus, tiennent une large part, et parfois la part décisive, dupouvoir réel. Pareille équivoque n'a rien d'étonnant dans une sociétéqui, après tant d'épreuves et de chocs, se cherche elle-même, travail-lant instinctivement à se [21] donner une forme et un équilibre, enrapports avec les conditions modernes de la production, selon les pos-sibilités d'un concert, non plus européen mais mondial, transformé.Dans la nature — et les sociétés humaines appartiennent à la nature —, il y a constamment au travail un effort d'ordre dans le désordre et unferment de désordre dans l'ordre, de telle façon qu'à tout instantquelque chose est en train de se faire et quelque chose en train de sedéfaire. Nous restons attachés à un verbalisme ancien, vénérable, pleindu reste de signification et dont le dynamisme est loin d'être épuisé : ildemeure visible presque à chaque ligne de la Constitution de 1946.Mais en même temps il faut bien que la structure politique et socialedu pays s'adapte à des conditions nouvelles, comportant un équilibrenouveau entre les éléments divers qui constituent la société. La IVeRépublique, en vertu d'une sorte de nécessité qui s'imposait à elle, aramassé les morceaux de la Constitution de 1875 ; elle les a joints en-semble dans un système mal cohérent, dont il sera peut-être possible,du moins souhaitons-le, de tirer un régime politique viable.

Le commentaire qui s'impose, c'est qu'en dépit de polémiques sou-vent passionnées, la France a traversé l'année 1946 sans que l'ordre yait été troublé. Une constitution a été votée, le pays possède mainte-nant tous les organes essentiels d'un gouvernement, nous pouvons es-pérer qu'à cet égard il est sorti du provisoire. Ce résultat cependant n'apu être obtenu qu'au prix de concessions qui, entre des idéologies dif-férentes et même contraires, rendent extrêmement difficile l'adoptiond'une politique cohérente. Le système tripartite, qui dissimule derrièrel'unité superficielle d'un ministère des divergences parfois fondamen-

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tales, rend difficile au gouvernement les initiatives hardies, les prisesde position nettes. Quand la France, exceptionnellement et temporai-rement, a possédé, sous Léon Blum, un cabinet [22] homogène, elle aréalisé de suite ce que vaut l'unité de direction, sous un chef aux vueslarges, au plafond élevé. Ce n'était malheureusement qu'une solutionpassagère, mais elle a souligné pour nous les conditions d'un gouver-nement efficace.

Les difficultés qu'éprouve la France à se donner une assiette nou-velle ne peuvent après tout nous étonner. La crise que nous traversonsdépasse en portée la crise de liquidation d'une guerre, quelque cruelleet catastrophique qu'elle soit. Nous sommes, avec l'humanité tout en-tière, embarqués dans la grande aventure de la révolution industrielle,qui transforme du tout au tout les conditions de la production : c'estune nouvelle éducation technique, un nouvel équilibre social à trou-ver. Nous sommes d'autre part engagés dans la crise des continents :l'Europe a cessé d'être le centre de gravité incontesté de la planète, lepouvoir a passé en d'autres mains que les nôtres, de nouveaux pôlesd'attraction se sont constitués, qui ne sont même plus dans notre vieuxcontinent. Il s'agit de trouver, de déterminer notre place parmi cesconstellations politiques, correspondant à des foyers géographiquesdifférents, à des idéologies d'inspirations opposées. La France, occi-dentale par sa civilisation, continentale par sa position et ses solidari-tés géographiques, souhaiterait ne pas être mise en demeure de seclasser dans l'une ou l'autre allégeance. Une politique habile a, de sapart, tendu à retarder l'heure d'un choix. Mais le problème reste posé,au seuil d'une année nouvelle, et l'on voit alors à quel point le pro-blème est un et dans quelle mesure notre politique intérieure est indis-solublement liée à notre politique extérieure.

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Première partie.« L’Année politique » de 1946 à 1958

1947

I

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La Constitution de 1946 est entrée en vigueur et fonctionne régu-lièrement. Le régime de la IVe République possède désormais tous sesorganes, un président de la République, une Assemblée nationale, unConseil de la République, sans oublier plusieurs Institutions nou-velles, le Conseil supérieur de la Magistrature, le Conseil économique,et surtout l'Assemblée de l'Union française, expression d'une concep-tion évoluée de notre Empire colonial. Il faut admettre que le systèmefonctionne normalement, sans heurts : ses adversaires continuent desentir ses défauts et ses déficiences, mais le pays, dans son ensemble,s'en accommode ; on peut se dire avec raison que des corrections, desmises au point sont possibles, tant en amendant la lettre des textesqu'en assouplissant dans la pratique leur interprétation. Ceux qui esti-ment le régime entièrement inopérant ne sont certainement pas unemajorité, même s'ils sont en mesure de réunir une minorité éventuel-lement importante. Le fait qu'il faut retenir, après l'expérience d'uneannée, c'est que les divers organes politiques du régime prennent peu àpeu leur place, aboutissant par une sorte de tassement à un équilibrede fait qui répond après tout aux conditions de la vie. Cette adaptation,qui devra sans doute trouver quelque jour son complément dans unerévision, a ceci de particulier qu'elle [24] incline instinctivement laConstitution de 1946 dans le sens de sa devancière, la doyenne de

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1875. En dépit de différences fondamentales, la IVe rentre, sans l'avoirconsciemment voulu, dans la tradition de la Ille

Le parti communiste avait voulu supprimer la Présidence de la Ré-publique, mais les événements eux-mêmes, alors que la discussionconstitutionnelle continuait encore, s'étaient chargés de prouver, avecévidence, qu'il fallait une présidence : en l'absence d'un chef de l'État,le président de la Chambre avait dû en assumer les fonctions. LaConstitution de 1946 nous a donc donné un président de la Répu-blique, dont la gauche de l'Assemblée constituante avait essayé de li-miter les pouvoirs. La pratique d'une première année d'exercice nousenseigne qu'en dépit de quelques restrictions, le chef de l'État possèdeen fait les mêmes moyens d'action qu'autrefois et il a même entre lesmains des possibilités d'intervention que ses prédécesseurs n'avaientpas. Sans doute ne désigne-t-il pas le président du Conseil et ne fait-ilque le proposer, mais la nuance est apparue sans portée. Les crisesministérielles et la façon dont elles naissent lui donnent au contraireune occasion de les prévenir que le régime de 1875 lui refusait : sousla IIIe, les cabinets tombaient sans avertissement et il arrivait quel'Elysée fût averti de leur chute par la visite des ministres démission-naires qui venaient d'être renversés. Dans le système actuel, un délais'impose pendant lequel la réflexion est possible : nous constatons quel'intervention, éventuellement apaisante, du chef de l'État devient ainsiefficace dans une circonstance où antérieurement il était désarmé.L'utilité de la fonction n'est du reste pas contestée, elle l'est d'autantmoins que son premier titulaire est un parlementaire expérimenté,connaissant à fond le milieu politique, décidé à se servir de ses droitsprésidentiels, occupant son poste [25] avec intelligence, dévouementet conviction. Il a même des occasions d'influence nouvelles, du faitpar exemple de la constitution du Conseil supérieur de la Magistra-ture, qu'il préside et qui a déplacé du côté de l'Elysée une partie del'activité du ministère de la Justice. Et n'oublions pas — mais nous yreviendrons tout à l'heure — qu'il est président de l'Union française.

Il est difficile par contre d'entrevoir quelle pourra être, dans nosInstitutions, la place du Conseil de la République. La Constituante nevoulait à aucun prix d'un Sénat et, comme l'existence d'une secondeChambre s'imposait malgré tout, elle s'est attachée à ne lui donner quedes droits de pure forme : le délai de son veto suspensif est réduit pra-tiquement à rien si l'Assemblée nationale proclame l'urgence. Une

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première expérience a montré que la première Chambre ne tient aucuncompte des avis de la seconde, dont le travail, considérable du reste,peut apparaître comme vain. Mais nous devons signaler une secondeexpérience, encore partiellement virtuelle en sens contraire et quiprouve, comme nous l'indiquions plus haut, qu'instinctivement la IIIe

République tend à renaître dans la IVe. Les prochaines élections duConseil de la République se feront dans et par les conseils munici-paux : l'intérêt pris par l'opinion aux dernières élections municipalesnous est témoin que le choix des membres de la seconde assemblées'exercera dans des conditions de nature à en faire une assembléevraiment représentative et il est inévitable dès lors que son influencene s'accroisse pas. Le fait qu'elle siège au palais du Luxembourgexerce d'autre part sur son comportement une action qu'il convient dene pas ignorer : la majesté du lieu entraîne une tradition de dignitédont les conseillers ressentent inconsciemment l'effet ; les adversairesde l'Institution n'étaient pas mal inspirés de leur point de vue quand ilsvoulaient fixer son siège à la Maison de la Chimie. [26] Ce qu'il fautretenir, c'est qu'une forme quelconque de bicamérisme tendra à s'éta-blir de nouveau.

Une troisième orientation, dans le même sens que les précédentes,s'est manifestée au cours de l'année 1947, celle d'un déclin dans lapuissance de fait des partis. Les élections municipales ont confirméqu'il existe en France une opinion politique consciente, largement in-dépendante des partis organisés, supportant impatiemment les restric-tions que le mode de scrutin actuel impose à son expression. L'élec-teur veut voter pour des hommes, connus de lui et choisis par lui ; onl'oblige à voter pour des listes bloquées, dans des conditions telles quela désignation des députés appartient en fait à des bureaucraties departis dont l'existence se déroule en dehors de lui. Ce régime impopu-laire, les députés ont sans doute le pouvoir de le maintenir, mais ilssentent que l'opinion le condamne. Dès maintenant, plus d'un élu sedit que, dans sa prochaine campagne, c'est moins sur le parti que surlui-même qu'il lui faudra compter : on a vu, dans plusieurs scrutins, ladiscipline s'affaiblir et d'assez nombreux dissidents se séparer de leurgroupe. Là encore il y a retour vers un régime de représentation plusconforme à l'esprit véritable du pays : c'est chose que nous n'eussionspas songé à écrire il y a un an.

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II

Si nos Institutions se tassent, le groupement des partis tend à pren-dre également un équilibre nouveau et à cet égard l'année 1947 auramarqué nettement la fin d'une période, celle où les majorités, compor-tant la collaboration communiste, n'avaient aucune limitation àgauche. Le remaniement ministériel du mois de mai, qui élimine lescommunistes du cabinet Ramadier, doit être considéré, dans l'histoireparlementaire de l'après-guerre, [27] comme un événement de toutepremière importance, car il transforme fondamentalement l'équilibredes partis et oriente le courant politique dans un sens nouveau. Il n'estpas excessif de suggérer que, depuis lors, la France est politiquementsur un autre versant.

Les conditions dans lesquelles le pays est gouverné sont deve-nues toutes différentes de ce qu'elles étaient précédemment. Sous lerégime des majorités dites tripartites, tout acte d'autorité avait finipar devenir impossible, dès l'instant qu'il était impossible d'obtenirdes communistes, des socialistes et des membres du M.R.P. une atti-tude commune et cohérente. On aboutissait à une paralysie du gou-vernement. Les majorités et les ministères ne sont devenus ni homo-gènes ni cohérents, mais une majorité s'est constituée, d'abord en de-hors des communistes, puis, par nécessité, elle a trouvé une sorted'unité négative dans l'obligation de leur résister. Si nous laissons decôté les contre-courants, les hésitations, les velléités de compromisqui se sont manifestés depuis cette orientation nouvelle, c'est le faitessentiel de cette séparation d'avec les communistes qu'il faut retenir.

Sous le régime de la participation, le parti communiste remplissaitles administrations, du moins certaines administrations, de ses créa-tures, mais il lui fallait, au moins dans une certaine mesure, tenir lelangage de l'État, ce que certains de ses membres faisaient du restefort bien. Rejeté dans l'opposition, c'est une tout autre couleur, révolu-tionnaire désormais, que prennent ses propos. Par simple esprit de dé-fense, le gouvernement est amené à parler le langage de l'autorité, del'ordre public, avec tout le degré d'attitude conservatrice, c'est-à-diregouvernementale, que cette position comporte, et c'est ainsi qu'une

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étape nouvelle se dessine dans la politique de l'après-guerre. Depuis laseconde moitié de l'année 1947, la température du pays est [28] autre,ou si l'on préfère, sa pression barométrique. En dépit des crises éco-nomiques et monétaires qui retardent son retour à la santé, il manifesteune évidente volonté de retour à l'ordre et le désir très net de ne paslaisser les partis, ou plus exactement un parti, se servir des difficultéssociales pour tendre à des fins politiques : tel est du moins le sens desélections du 24 avril relativement à la gestion des institutions de laSécurité sociale et surtout la signification de la résistance au mouve-ment de grèves, de caractère nettement communiste, du mois de dé-cembre 1947. Il se peut qu'à la faveur des difficultés quotidiennes,dont la gravité ne s'atténue pas, l'emprise communiste s'accroisse ànouveau, mais il n'en reste pas moins que le coup d'arrêt apparaîtcomme décisif.

Une de ses expressions les plus significatives aura été le scrutinmunicipal du 2 mai 1947, dont la portée, soulignons-le, dépasse debeaucoup l'horizon municipal proprement dit, d'où il ressort qu'enFrance il est difficile et au fond illusoire de prétendre séparer l'admi-nistration communale de la politique. Mais si le sens de ces élections adébordé le cadre local, c'est justement parce que l'électeur, contraire-ment à ce qui s'était passé pour les élections législatives, y avait piedsur le sol, en contact étroit avec les réalités et les personnalités encause. L'opinion s'exprimait authentiquement, mais que disait-elle ?Essentiellement sa volonté de résistance au communisme, son insis-tance en faveur d'un retour à une politique d'ordre, de sérieux, d'auto-rité gouvernementale. Au profit de qui ? Là subsistait une équivoque,car si le Rassemblement du Peuple Français, en l'espèce le général deGaulle, réunissait en moyenne 40% des votants, on pouvait se deman-der si ces 40% voulaient effectivement le retour du général au pou-voir, avec la conception du gouvernement qu'on sait être la sienne, oubien se souciaient surtout de manifester sur [29] son nom leur hostilitéau désordre, à la révolution, au communisme. 60% des votants tien-nent pour un redressement du pays en dehors des méthodes sovié-tiques, mais s'agit-il de confier ce redressement au R.P.F. ou bien à la« Troisième Force », c'est le problème qui reste posé. En somme lependule, qui avait incliné à gauche, revient vers le centre. S'il s'y ar-rête, c'est la solution dite de la « Troisième force » ; s'il continue plus

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loin, c'est que l'heure du Rassemblement du Peuple Français aura son-né.

Quoi qu'il en soit, si l'on essaie de faire le point, il faut conclureque l'orientation politique qui avait débuté en août 1944 a pris fin,qu'elle s'est même renversée. En dépit de résistances puissantes, il y aen même temps une réaction contre le dirigisme intégral qu'une doc-trine cohérente, doublée d'une sorte de passion, avait imposé lors de laLibération. Il n'y a plus eu de nouvelles nationalisations et il est vrai-semblable qu'il n'y en aura pas d'autres. Avec beaucoup de retours enarrière, de réticences, la tendance est plutôt de revenir à plus de liber-té, de relâcher le dirigisme plutôt que de le renforcer. Ce courant defait met assurément dans l'embarras plus d'un parti, dont le libéralismecontredit la doctrine, mais il est incontestable. Dans la vie quotidienneon s'aperçoit mal du changement : il n'en existe pas moins commetendance de fond, de nature à changer bien des choses dans l'esprit etles procédés du gouvernement.

Celui qui lira, dans l'Année politique, la suite quotidienne des évé-nements de notre politique intérieure sera frappée de leur complexité,de leurs contradictions. La vie est ainsi faite, mais il discernera, jecrois, comme nous-même, la direction générale et profonde qui se dé-gage de cette année 1947, dont nous n'hésitons pas à redire que sa si-gnification aura été décisive.

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Première partie.« L’Année politique » de 1946 à 1958

1948

I

Retour à la table des matières

Quand nous considérons, à longue échéance, le développement denotre politique intérieure, le fait essentiel, depuis la Libération, c'estl'éviction du pouvoir des communistes, depuis que Ramadier, orienta-tion décisive, les a éliminés de son ministère. Depuis lors, ils ont été, àleur corps défendant semble-t-il, dans l'opposition, et, conséquencenon moins importante, une majorité, négative d'abord mais de plus enplus positive, s'est dessinée et affirmée contre eux.

En même temps, et à mesure que les passions de la Libération ten-daient à s'estomper dans le passé, les nécessités élémentaires du gou-vernement, du fait de leur propre poids et de leur propre logique, s'im-posaient aux gouvernants : il fallait faire vivre le pays, tenter demettre l'équilibre dans ses comptes, maintenir l'ordre, considérer lesindustries nationalisées, non plus comme une affirmation de principeou un geste symbolique, mais comme un organe de la production.Dans ces conditions, les cabinets qui se sont succédé se sont vu placésen face de cette nécessité de se comporter en gouvernements, plusqu'en agents d'une idéologie ou en représentants d'un parti. Cettetransformation psychologique, née d'une situation tactique, marqueprobablement le plus grand changement par rapport aux années qui

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ont directement succédé à la Libération. La température, [31] si nousosons nous exprimer ainsi, n'est plus la même ; le pays avait eu lafièvre, cette fièvre est tombée, on se trouve en présence de problèmesurgents ne permettant plus (à supposer qu'ils l'eussent jamais permis)le luxe de pratiquer exclusivement une politique de principes.

Valéry, d'un mot profond, a écrit : « Le monde ne vaut que par lesextrêmes et ne dure que par les moyens. Il ne vaut que par les ultras etne dure que par les modérés. » La maxime de ce penseur génial, dontnous sommes encore loin de mesurer la grandeur, prend toute sa por-tée quand nous la méditons à la lumière de notre récente histoire poli-tique. Il y a eu une période, héroïque et tragique, pendant laquelle cesont les extrêmes — les résistants, quels qu'ils fussent — qui ont don-né le ton de l'action nationale. Puis il a fallu que le pays vive, qu'ildure, et alors l'heure des modérés a sonné, non par le fait d'une volon-té particulière de leur part, mais parce qu'il fallait, pour que l'orga-nisme national ne mourût pas, que les problèmes fussent envisagés,non plus sous l'angle de la passion mais de la raison, ou plus simple-ment du gouvernement.

Valéry parle des « moyens ». Ce serait une erreur de dire que leshommes qui nous gouvernent soient des moyens. S'il n'y a pas, parmieux, de vedettes comme un Clemenceau, un Briand ou un Poincaré,plusieurs d'entre eux sont des hommes de gouvernement, de valeurcertaine mais que les nécessités mêmes de la situation soulèvent au-dessus d'eux-mêmes. Il faut la passion partisane, qui aveugle les parti-sans, pour dire que ces hommes n'existent pas et qu'en ce qui les con-cerné on se trouve en face du néant. Si nous les comparons avec leursprédécesseurs, ce n'est pas du point de vue de leur supériorité ou d'uneinfériorité quelconque qu'il convient de les juger, mais du point de vuedu bon sens, de l'esprit de gouvernement qui [32] maintenant s'imposeà eux et dont ils acceptent la leçon.

Cette leçon, les hommes qui tenaient le gouvernail l'ont acceptée,parce qu'ils étaient immédiatement en présence des responsabilités,mais il a été beaucoup plus difficile aux membres de la majorité qu'ilfallait constituer pour les soutenir, de l'admettre et de se l'assimiler.C'est ainsi que s'est posé, tout au cours de l'année qui vient de s'écou-ler, le problème de ce qu'on a appelé la Troisième force. Les adver-saires de cette « force » n'ont pas eu de peine à montrer sa faiblesse,son absence de consistance, le caractère en quelque sorte négatif de sa

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constitution. Effectivement, les majorités qui ont soutenu les diverscabinets de l'année 1948 n'ont jamais été homogènes et l'on serait em-barrassé de leur trouver un programme commun, sous réserve de ceprogramme qui est leur raison d'être et qui consiste simplement à as-surer la vie du pays. Contre les partis extrêmes qui combattent, àgauche et à droite, la majorité de la Troisième force, celle-ci n'a debase réelle que dans sa résistance à des forces centrifuges dont elleestime que le succès entraînerait les plus graves conséquences. C'estdu reste dans ce même sens qu'on a défini la vie comme l'ensembledes forces qui résistent à la mort. De cette négation sort une affirma-tion, et c'est sans doute, en dépit de toutes ses faiblesses, ce qui a per-mis à une majorité de se constituer en vue de pareil programme. Laconstitution de cette majorité est, dans l'histoire de la IVe République,un événement d'importance, qu'il faut souligner. Quand nous lisons,dans l'Année politique 1948, la suite compliquée, confuse, parfoismême inextricable, des votes, des crises, des intrigues parlementaires,quand nous constatons de trop fréquentes chutes de ministères, noussommes portés à conclure, selon le mot de Clemenceau, que c'estl'incohérence qui triomphe. En réalité, dans ce labyrinthe, un fil con-ducteur nous permet de saisir quelque signification, car il [33] y a unepersistance. Clemenceau, quand on lui reprochait de tomber indéfini-ment les ministères, répondait que c'était toujours le même ; on pour-rait, à propos des cabinets de l'année écoulée, faire une observationanalogue. Au jour le jour on ne discerne que désordre et intrigues, à lalongue il se dessine une tendance.

Ce qui fait que la Troisième force ne peut guère se constituer quesur des affirmations négatives, ou si l'on veut de résistance à la dé-composition, c'est que les deux partis essentiels qui en forment la basesont eux-mêmes divisés et surtout, en raison soit de leur passé soit deleur évolution, ne représentent pas pleinement ce qui constitue actuel-lement l'axe d'une République, qui n'a sans doute pas la même per-sonnalité que sa devancière mais qui cependant représente, dans lepays, un attachement analogue à certaines conceptions fondamentalesde la politique.

Que la France ne soit pas communiste, nous le savons. Il se peutque près de 30% des voix se portent sur des candidats communistes,mais cela prouve que 70% des électeurs ne partagent pas cette ma-nière de voir. Par ailleurs du reste, il est bien évident que les gens qui

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votent communiste ne sont pas tous, ni même en majorité, commu-nistes. La France n'est pas davantage marxiste. D'abord elle ne sait pasce que c'est que le marxisme, et si elle le savait il est vraisemblablequ'elle n'en voudrait à aucun prix, la conception étant, de notre pointde vue national, complètement étrangère à notre tempérament d'indi-vidualistes et de propriétaires. Attention, et c'est ici que la difficultéapparaît, car le parti socialiste est, par sa doctrine, attaché au mar-xisme. Il a été, à l'origine, un parti révolutionnaire et il conserve, dansune large mesure, le vocabulaire et les principes de sa jeunesse. Or,c'est maintenant un vieux parti, qui a une longue existence derrière luiet qui, bien naturellement, a évolué. Il garde dans son sein une section[34] avancée qui est restée intégralement fidèle à son esprit initial,mais la masse de ses membres, accoutumés de longue date à la parti-cipation au pouvoir et à ses avantages, se sont accommodés des condi-tions d'une société, du reste largement transformée par eux, mais quireste dans son ensemble fondée sur la propriété, la concurrence etl'individualisme. Quand on gouverne il faut nécessairement composer,tout gouvernement est par nécessité opportuniste : c'est chose que leparti a quelque peine à admettre et il est difficile de lui faire approuverdes mesures, éventuellement inévitables mais qui contredisent la doc-trine affirmée par les militants. De ce point de vue, le socialisme, de-venu partiellement conservateur d'un régime qu'il a contribué à socia-liser, s'inquiète d'avoir perdu sa pointe révolutionnaire et son organi-sation d'extrême gauche : il est mal à son aise dans le gouvernement,encore qu'il se soit accoutumé à bénéficier de ses avantages.

Même difficulté avec le parti M.R.P., issu de milieux qui, sous laIIIe République, n'appartenaient pas aux dirigeants du régime et que laIVe a placé dans une position dominante, dépassant probablement debeaucoup la place réelle de ses membres dans le pays. Il s'agit de ca-tholiques qui sont républicains et qui sont, en pleine conviction, « degauche », incontestablement. Le drame de la IIIe, c'est qu'il était diffi-cile à un catholique de s'y faire considérer par les purs comme un ré-publicain authentique. Cette anomalie appartient maintenant au passé,mais, encore que le M.R.P. ne soit pas un parti confessionnel, nombrede ses membres sont des catholiques militants, qui ne peuvent évi-demment se rallier, autrement que par raison, à une législation laïque.Or, l'axe du pays est incontestablement dans le sens de la laïcité. Leparti M.R.P. ne l'ignore pas et, comme il est un des éléments actuel-

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lement indispensables d'une majorité gouvernante, il lui faut, lui [35]aussi et tout comme le parti S.F.I.O., contraindre quelque chose de sespenchants instinctifs pour accepter des notions qui ne sont passiennes.

Si l'on ajoute que les socialistes sont dirigistes, que la plupart desM.R.P. sont inclinés dans le même sens, on comprend que, dès l'ins-tant que les nécessités mêmes de la situation obligent le gouvernementà atténuer ce dirigisme, ou même à en envisager la correction dans unsens plus libéral, les uns et les autres ne suivent le mouvement qu'avecune extrême hésitation. La faiblesse profonde de la combinaison semanifeste ainsi en pleine lumière et il faut vraiment qu'elle s'imposepour pouvoir simplement exister. C'est en somme par un jeu de forcescontraires qui s'opposent et s'équilibrent que la Troisième force réussità tenir : opposition au communisme, d'une part, résistance à des pres-sions de droite confuses, et néanmoins existantes, de l'autre. Le ré-gime actuel tend ainsi à retrouver les positions qui marquaient la to-pographie de son prédécesseur. Il y a une droite, qu'on peut appelerréactionnaire, et qui groupe, sans qu'ils s'affirment toujours sousleurs propres couleurs, les anciens partisans de Vichy. Il y a, sansqu'on puisse dire qu'elle est tout à fait à droite, une opposition gaul-liste, fondée sur la conception d'un État fort, soustrait aux pressionsparlementaires et s'exprimant dans une personnalité représentativedominante. Sous cet aspect, le R.P.F. n'est pas un mouvement qu'onpuisse strictement qualifier de droite, car tous les mouvements ana-logues que nous avons connus antérieurement ont eu besoin, commelui, d'un appoint de gauche, recruté dans les milieux des républicainsautoritaires ou plébiscitaires. Dans ces conditions, la majorité est obli-gée de faire face de tous les côtés, ce qui est une position stratégique-ment difficile à tenir. Cependant, jusqu'ici, les efforts pour associerles Gaullistes à la majorité ont échoué et, en fait, les voix commu-nistes et les voix [36] gaullistes se sont généralement associées dansune attitude d'opposition, comme, dans la législature de 1885, les voixradicales et royalistes se groupaient dans une coalition anti-opportuniste.

À tous les tournants, nous retrouvons ainsi des analogies avec lerégime précédent et, en vertu d'une sorte de retour au type, les adapta-tions et les reconstitutions tendent à refaire la IIIe République, ce qui,naturellement, est de nature à mécontenter ceux qui avaient espéré de

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la catastrophe de la guerre l'occasion d'une refonte totale de nos insti-tutions. La pratique journalière de la nouvelle Constitution laisseapercevoir, dans ce sens, des adaptations intéressantes que, dans unevue de l'année écoulée, il faut signaler. Le Conseil de la République,d'une part, voit chaque jour son autorité s'accroître et l'on sent que sesmembres, qui ont choisi du reste de se qualifier eux-mêmes de séna-teurs, souhaiteraient retrouver, dans le régime nouveau, l'influenceque possédait l'ancien Sénat. Son élection par les conseils municipaux,dans un pays où la vie politique communale est forte, lui en donneévidemment le droit et sans doute l'évolution dans ce sens serait plusforte si le nouveau Conseil de la République n'avait choisi de se servirdes armes, restreintes mais efficaces, qu'il possède, pour pratiquer unepolitique d'opposition n'évoquant pas la sagesse traditionnelle despères conscrits. Nous voyons, d'autre part, certaines dispositionsconstitutionnelles, nouvelles par rapport à 1875, tomber en fait en dé-suétude, les assemblées ayant éprouvé le besoin et ayant eu par desartifices de procédure la possibilité de les tourner ou de les éluder.L'expérience a prouvé que l'approbation donnée par l'Assemblée na-tionale au président du Conseil proposé par le président de la Répu-blique n'a pas de valeur en elle-même tant que le ministère, dans sacomplexité et sa composition, n'a pas été achevé : la « confiance » vé-ritable ne se produit que [37] lorsque le cabinet, une fois constitué, estconnu, non seulement dans la personne de son chef mais dans l'équi-libre que ce chef a su lui donner. Et, d'autre part, la procédure consis-tant à ne permettre le vote de confiance ou de défiance qu'après undélai de réflexion apparaît de plus en plus comme susceptible d'êtreignorée, de façon à éviter des conséquences éventuellement gravespour l'Assemblée, menacée de dissolution si les crises sont trop nom-breuses. Nous voyons qu'on peut renverser les ministères sans quel'opération compte dans les conditions devenues nécessaires pour unedissolution.

Nous devons ajouter, d'autre part, que, si le corps général des fonc-tionnaires continue de se ressentir des bouleversements qu'il a subisdu fait de la défaite, de l'occupation, de la Libération, des essais dereconstitutions de l'après-guerre, il est cependant un certain nombred'assises dans la haute structure administrative qui, non seulementsubsistent, mais manifestement se renforcent. Le Conseil d'État prend,non seulement dans ses fonctions traditionnelles mais dans la prépara-

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tion des lois, une importance plus grande que dans le passé. La Courdes Comptes, d'autre part, faisant preuve d'une activité et d'une rapidi-té inaccoutumées, a marqué sa présence par une action de contrôledont la portée dépasse de beaucoup l'efficacité à laquelle sa traditionnous avait accoutumés. Une expérience antérieure se confirme ainsi,en vertu de laquelle les anciennes administrations se comportent plussainement que les nouvelles. L'observation s'applique également auxdépartements ministériels : ceux d'entre eux qui ont une existence sé-culaire continuent de se mieux comporter que les nouveaux venus,dont l'attitude récente montre à quel point, dans ce domaine, la conti-nuité est une condition de succès.

Si l'on considère, au jour le jour, la suite des événements [38] denotre politique intérieure dans l'année qui vient de se terminer, l'im-pression est celle du désordre, de l'incertitude, presque de la pagaïe.Cependant, si l'on prend une vue d'ensemble, on constate que le pays aconnu un minimum de gouvernement, un minimum d'ordre et que ceminimum, sans être satisfaisant, a cependant été suffisant pour assurerla survie. Des grèves répétées, certaines d'entre elles étendues etgraves comme celles de l'automne, ont échoué, non seulement parceque l'État a affirmé la nécessité de résister à l'anarchie, mais parce queles Français eux-mêmes, et notamment la majorité des ouvriers, ontrefusé de s'associer au mouvement. C'est dans ce sens que nous avonspu constater, au début de cette préface, que le pays continue et que,dans l'instabilité du rajustement d'après-guerre, une virtualité de stabi-lité s'affirme.

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1949

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La loi de nature, en vertu de laquelle la vie n'est pas un équilibre,mais une série de perpétuels déséquilibres en voie d'ajustement, est lameilleure référence qu'on puisse suggérer s'il s'agit de situer 1949dans la suite, déjà presque respectable, des années de l'après-guerre.Qu'il s'agisse en effet de notre politique intérieure ou des affairesétrangères en général, il est aisé de trouver, ici des points de consoli-dation répondant à une action constructive, et là des zones de trouble,génératrices de crises. Les raisons d'optimisme ne manquent pas abso-lument et, malgré tout, le monde, l'Europe occidentale en particulier,se relèvent plus vite qu'on ne pouvait l'espérer du bouleversementformidable de la guerre, mais les raisons de pessimisme sont plusnombreuses encore, du fait des problèmes qui subsistent non résolus,sans parler des problèmes nouveaux qu'on voit se dessiner à l'horizon.

L'année écoulée a vu se produire de grands événements, dontl'exacte portée n'est pas toujours apparue à une opinion dominée parl'information quotidienne. Sans doute a-t-on mesuré l'importance dupacte Atlantique, de la victoire aérienne remportée par les États-Unisà Berlin, de la constitution du Conseil de l'Europe et de la réunion del'Assemblée de Strasbourg, mais a-t-on réalisé le changement d'équi-libre qui résulte en Asie de la conquête communiste en Chine, et serend-on compte que l'hostilité croissante que témoigne l'O.N.U. [40]contre les systèmes coloniaux européens met en péril le destin même

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de la civilisation occidentale dans le monde ? À cet égard, la présenta-tion quotidienne ou même mensuelle des événements ne donne vrai-ment pas la portée réelle de leur signification : le fond des choses estinquiétant, même si leur apparence peut quelquefois nous rassurer...

Relèvement du pays dans l'instabilité.

Depuis que je suis en âge d'observer la politique de mon pays, etc'est déjà, comme disaient les Anciens, grande mortalis aevi spatium,je ne me rappelle pas avoir ressenti autre chose qu'une impressiongénérale de « pagaïe » ! Je considère l'observation comme encoura-geante, puisqu'en dépit de ce gâchis chronique la IIIe Républiqueavait réussi à faire de grandes choses : construire un empire colonial etgagner une guerre. Peut-être pourrions-nous faire, à propos de 1949,une remarque analogue ? Le nombre des problèmes posés et non réso-lus ne se compte plus, les réponses données aux plus urgents d'entreeux n'ont pas été des solutions, mais de hâtives et superficielles adap-tations, les crises suscitées par le déséquilibre des prix et des salairessont revenues périodiquement et ont empoisonné l'atmosphère, et ce-pendant c'est une impression de retour à une vie plus normale quenous laisse l'année écoulée. Manifestement le pays revit, il retrouvepeu à peu des conditions qui peuvent, à la rigueur, lui rappeler l'avant-guerre, sinon celle de 1914, du moins celle de 1939. Dans cette nationd'individus, où la vie privée est plus sérieuse que la vie publique, toutce qui ne se voit pas est infiniment plus encourageant que ce qui sevoit : ceux qui ont quitté la France depuis de longs mois sont frappésde la rapidité de sa convalescence quand ils la revoient aujourd'hui.

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Le cabinet Queuille et sa majorité.

En politique même, le cabinet Queuille a réalisé une sorte de com-promis parlementaire correspondant à un régime de gouvernement.Encore qu'il soit finalement tombé, il ne peut nous échapper qu'il n'apas été renversé, que sa chute est due à une manœuvre regrettable d'un

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de ses membres et que le ministère qui lui a succédé peut, dans unecertaine mesure, être considéré comme sa continuation. Dans le dé-sordre et la complexité des incidents électoraux et parlementaires de1949, un fait d'importance se dessine donc de ce fait, à savoir la per-sistance d'une majorité axée sur le centre et capable de résister auxattaques venant de l'extrême-droite comme de l'extrême-gauche. S'ilfaut dégager l'essentiel, dans l'année politique qui finit, c'est, mesemble-t-il, cet aspect qu'il faut mettre en vedette.

Au début de 1949, le cabinet Queuille existait déjà depuis plusieursmois. Les élections cantonales des 20 et 27 mars ont montré qu'unepolitique de centre, relativement autonome et capable de faire front dedeux côtés, pouvait être comprise de l'électeur. C'est presque une nou-veauté dans notre histoire politique car, nous n'avions guère connutraditionnellement que des cartels de défense républicaine coalisanttoute la gauche contre la droite, ou des redressements de défense so-ciale s'appuyant sur la droite contre l'extrême-gauche. Le centre, dansces mouvements, pouvait sans doute conserver son importance de pi-vot, mais le centre de gravité, passant de gauche à droite ou de droite àgauche par une sorte de roulis, réduisait l'axe géométrique à unesimple arête, jouant plutôt le rôle d'une ligne de partage que d'uneépine dorsale. Quand la pente était mal marquée, l'impression devenaitcelle d'un marais. Et, au second tour, quand se nouaient les accords deballottage, [42] il devenait éventuellement difficile de passer sans unappoint de communistes ou de royalistes, qui pesait ensuite pendanttoute la législature sur le vote des élus. Les esprits politiques, préoc-cupés de réaliser les meilleures conditions de gouvernement, souhai-taient un équilibre fondé sur le centre, mais c'était toujours en vain.

C'est à l'opinion de centre qu'exprimaient les élections cantonalesque répondait la majorité sur laquelle s'appuyait M. Queuille. Si l'onanalyse les conditions dans lesquelles s'est constitué, sinon formelle-ment, du moins pratiquement, ce groupement politique, on aboutit àcette conclusion qu'il est né de la nécessité. C'est parce qu'il fallait quele pays vive, qu'il vive tout de suite et non pas demain, qu'on a étécontraint d'envisager les problèmes qui se posaient au jour le jour,moins sous l'angle de la doctrine ou de la passion que de la raison :peut-être est-ce simplement, après tout, ce qui s'appelle gouverner ? Ily avait là une nouveauté par rapport aux semestres erratiques qui ontsuivi la Libération.

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Sans doute les partis qui constituaient cette majorité, située aucentre de l'Assemblée (je dis seulement : située), n'avaient-ils pas deprogramme commun : la raison qui associait socialistes, M.R.P. et ra-dicaux était simplement l'urgente nécessité de faire vivre le pays. Pa-reil programme se suffit à la rigueur à soi-même sous la forme d'unerésistance aux forces de désagrégation, et c'est dans ce sens qu'on a pudéfinir la vie comme l'ensemble des forces résistant à la mort. Lepays, dans la seule manifestation qu'il a pu, en 1949, donner de sapensée, a montré que cette position était celle qui a ses préférences.C'est manifestement l'opinion des éléments les plus stables du peuplefrançais, soucieux de pouvoir travailler en paix à la reconstruction,dans l'ordre et le sérieux retrouvés.

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Si le cabinet Queuille est tombé, en octobre dernier, c'est surtout enraison d'un incident qu'il eût été possible de réduire à néant si seule-ment le président du Conseil l'avait vraiment voulu. Mais peut-êtrefaut-il retenir une explication moins circonstancielle : l'échéance desélections générales finissant après tout par s'approcher, bien desmembres de la majorité cessaient de penser parlementairement pourcommencer, de loin, à réagir électoralement. Ceci soulève la questionde savoir si une politique de centre, c'est-à-dire de gouvernement,peut, de combinaison parlementaire, se transformer efficacement encombinaison électorale.

La politique de centreet les attractions centrifuges.

Si nous considérons les deux principaux partis qui constituent l'es-sentiel d'une majorité axée sur le centre, nous ne pouvons nous éton-ner que des forces centrifuges aient eu finalement raison d'un équi-libre, éventuellement logique et cependant précaire. Les socialistes,mal dégagés d'un marxisme devenu pour beaucoup d'entre eux théo-rique, et pénétrés d'un anticléricalisme hérité des anciens radicaux,s'opposent naturellement, dans les départements, à des M.R.P., socia-lement orientés à gauche, mais attachés à un libéralisme catholiqueque les vieux militants républicains continuent d'estimer réactionnaire.

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En apparence, tout contredit une association aussi disparate et il avraiment fallu qu'elle s'imposât pour pouvoir simplement exister. Ils'agit au fond d'un jeu de forces contraires qui, en s'opposant, créentun équilibre : opposition au communisme d'une part, résistance à despressions de droite d'autre part, pressions confuses peut-être, maisnéanmoins existantes, dès l'instant qu'il tend obscurément à se recons-tituer une droite.

La personnalité arbitrante d'un Queuille, formé par [44] l'expé-rience d'un régime de forte tradition politique et par celle d'un partipossédant derrière soi une longue habitude du pouvoir, maintenait à larigueur cet attelage. Mais il n'a pu empêcher sa dissociation : les so-cialistes, débordés à gauche par les communistes, ne pouvaient renon-cer à la prétention de continuer à représenter les revendications so-ciales de la gauche, et c'est l'explication du pétard déposé par M. Da-niel Mayer ; les M.R.P., soucieux de conserver, à côté de leurs élec-teurs catholiques, des électeurs socialement orientés à gauche, necroyaient pouvoir se rallier à une politique économique comportantquelque relâchement dans la pratique de l'économie dirigée. C'étaitrendre difficile le maintien dans la majorité de radicaux ralliés de plusen plus à une politique de relatif libéralisme et de sagesse financière.

Le cabinet Bidaultet le groupement des partis.

La logique de la combinaison qui avait fait la force du ministèreQueuille s'imposait à tel point que le cabinet Bidault, en grande par-tie composé des mêmes hommes, ne pouvait guère qu'en reprendrela suite. Toutefois, la possibilité de résistance aux forces centrifugesest certainement moindre de la part d'un président du Conseil M.R.P.que de la part d'un radical. Il s'ensuit que le système, s'il dure, n'a plusla solidité qu'il avait eue ou avait paru avoir antérieurement. Ce qui leprouve, c'est la difficulté qui s'est manifestée dans la formation de toutcabinet autre que celui qui venait de tomber. Il y a là aussi la preuveque certaines positions tirent leur équilibre d'une tactique valable auParlement, mais que ces mêmes positions, portées devant l'électeur, nesont plus que difficilement acceptées par lui.

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L'ombre des élections générales commence à se dessiner [45] surl'horizon. Si elles se font selon le mode de scrutin actuel, qui ne per-met guère qu'à des abstractions de sortir des urnes, il est peu probablequ'une majorité susceptible de s'axer sur le centre puisse en être le ré-sultat. Le jeu des pentes dans le pays aboutirait plutôt, soit à une coali-tion anticommuniste appuyée sur la droite et entraînant l'électeur àdroite plus loin qu'il ne voudrait aller, soit à une coalition rappelant les« défenses républicaines » d'autrefois et l'entraînant également beau-coup plus loin à gauche qu'il ne le souhaiterait. Alors que Gaullisme etcommunisme ont été en fait mis en sourdine depuis un an, ces deuxincontestables forces reprendraient une action et un poids que le gou-vernement de centre leur avait enlevés.

L'opinion, la Constitutionet le fonctionnement du régime.

Il faut conclure de ces événements que la France vit l'instabilité,mais dans une instabilité toute relative, qui, le fait est d'importance,n'a à aucun moment troublé l'atmosphère extraordinairement pacifiquedans laquelle nous avons vécu. Lors de la longue crise ministérielle del'automne dernier, le calme le plus complet n'a cessé de régner, et c'està peine si les dernières nouvelles de la crise étaient considéréescomme relevant de ce que les Américains appellent News, c'est-à-direde la sensation. Faut-il voir là une preuve de la sagesse du pays, ducontrôle qu'il sait exercer sur lui-même ? Faut-il y voir, au contraire,une preuve de son scepticisme à l'égard de ses institutions et de sesreprésentants ? Je crains de devoir opiner pour la seconde interpréta-tion. L'opinion, qui n'est pas aveugle, est fatiguée des agitations et elletend souvent à considérer que les préoccupations des parlementairesse rapportent à des questions qui ne l'intéressent qu'à demi.

Ce qui pourrait être plus grave, c'est qu'on se rend [46] compteobscurément que le Parlement n'est plus l'endroit où se prennent lesdécisions, mais simplement celui où elles s'entérinent, les solutionsétant discutées et imposées ailleurs, dans des groupements extra-parlementaires assez forts pour dominer les partis. Si l'on considère lefonctionnement visible de la Constitution, elle paraît se pratiquer de

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plus en plus selon les traditions de la IIIe République : les innovationstendant à limiter le choix du président de la République quand il s'agitde désigner le président du Conseil se sont manifestées inopérantes ouvaines, puisque à plusieurs reprises le « président du Conseil dési-gné » n'a pu, encore qu'approuvé par l'Assemblée nationale, réussir àconstituer son ministère. De même la notion de « crise ministérielle »semble avoir perdu sa signification, puisqu'il est possible de renverserun ministère sans l'avoir effectivement mis en minorité par un vote, cequi rend inutilisables les dispositions de la Constitution permettantune dissolution.

Les changements constitutionnels sont donc à la fois plus et moinsimportants qu'il ne paraît, car, sous une façade qui ressemble beau-coup à celle du régime précédent, ce sont en réalité des forces nou-velles, relevant d'un équilibre différent, qui sont à l'œuvre. Il est toute-fois une chose qui subsiste, la sagesse foncière du pays dès qu'il réus-sit à s'évader de la tunique de Nessus de ses principes politiques et dela logique fatale que ceux-ci lui imposent. La France semble avoir unétonnant mécanisme d'équilibre, qui la remet toujours, tant bien quemal, sur le droit chemin.

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Dans cette préface, comme les années précédentes, nous essaieronsde discerner, dans l'extrême complexité de la vie politique quoti-dienne, les tendances de fond qui se dessinent et les événements desti-nés à survivre à la fugace actualité. C'est dans la politique extérieurequ'il y a cette année le plus de sensations : nous avons l'impressiond'être entrés à cet égard dans une période de crise. La politique inté-rieure en ressent le contrecoup, tout en ayant beaucoup de peine à sedégager de préoccupations électorales qui nous apparaissent, avouons-le, sans commune mesure avec la gravité de la révolution en train dese précipiter dans le monde.

La révision constitutionnelle.

Dans la mesure où nous nous éloignons des années de fièvre, et di-sons-le de folie, au cours desquelles fut conçue et votée la Constitu-tion, ses faiblesses, ses insuffisances et ses fautes apparaissent avecplus de clarté. L'année 1950 a mis particulièrement en lumière l'ineffi-cacité de la procédure instaurée en 1946 pour la désignation du pre-mier ministre. À plusieurs reprises, le « président du Conseil dési-gné » n'a pas retrouvé, son cabinet une fois constitué, la majorité qu'ilavait réunie sur sa personne. La préoccupation des constituants, en

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l'espèce des communistes, était de limiter la liberté de choix du [48]président de la République : ils méconnaissaient que, quelle que soitl'importance de la personnalité de son chef, le cabinet correspond àune individualité collective, résultant de la savante proportion de sesmembres. En fait, dans la façon dont fonctionne actuellement le sys-tème, la place du président de la République ne s'est en rien trouvéediminuée, mais les complications inhérentes à une procédure compli-quée ont retardé la solution des crises, au détriment de l'intérêt natio-nal. Au mois de juillet notamment, à une heure où il eût été particuliè-rement important que la France fût représentée autrement que par desintérimaires, elle est restée de ce fait plusieurs semaines sans gouver-nement. L'instabilité ministérielle reste un des vices essentiels, nonseulement du régime actuel, mais de tous les régimes parlementairesessayés en France. Il faut craindre qu'il ne s'agisse là d'un trait profondde notre caractère politique, contre lequel les réformes constitution-nelles, quelles qu'elles soient, ne pourront pas grand-chose. Disons-nous cependant que rien ne nous fait juger plus sévèrement par l'opi-nion étrangère.

Il est apparu également, à la lumière même du jeu parlementaire,que la seconde Chambre a un rôle important à jouer, mais que le Con-seil de la République, qui n'est pas une Chambre Haute, n'est pas enmesure de le jouer utilement. Il peut repousser globalement un projetde loi ou de budget, par un veto suspensif dont le délai se réduit éven-tuellement à rien, mais sans que la discussion soit possible entre lesdeux assemblées sur les articles, sans que s'établisse entre elles unenavette, comme sous la IIIe République. De ce fait, les solutions decompromis, les plus pratiques en l'espèce, se trouvent écartées,l'Assemblée nationale faisant valoir massivement sa suprématie, sansvouloir ni pouvoir tenir compte de suggestions éventuellement perti-nentes. Une ou deux fois, la Chambre du suffrage universel [49] a re-tenu des corrections proposées par le Conseil de la République, maisle cas est resté exceptionnel. La leçon des faits s'est manifestée cepen-dant si évidente que l'Assemblée nationale s'est ralliée à l'idée de larévision, émettant le 30 novembre dernier un vote dans ce sens. Laproposition est maintenant soumise à la seconde Assemblée. Le pro-gramme de celle-ci, tel qu'exprimé par le président Monnerville, auraitassurément plus de force encore si le Conseil de la République avaittoujours su se libérer des passions partisanes. Lorsque la Haute As-

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semblée (c'est ainsi que nous voudrions la considérer) est en mesurede montrer que telle dépense est excessive, tel impôt excessif ou aucontraire insuffisant, telle loi dangereuse pour l'ordre, il est bien diffi-cile de ne pas écouter ses avis s'ils sont donnés dans l'intérêt, non d'unparti mais de la nation entière. On n'a pas toujours trouvé au Luxem-bourg la sérénité qu'on eût attendue de législateurs portant le titre, sihautement coté sous la IIIe République, de sénateurs. Néanmoins laquestion de la révision constitutionnelle est désormais officiellementposée. Elle reste malheureusement au second plan, car, plus urgente,plus délicate encore est celle du régime électoral.

L'équilibre des partis.

Dans la série confuse des événements parlementaires, dans cetteforêt que les arbres de l'intrigue quotidienne nous empêchent de voir,une vérité se dégage en ce qui concerne les majorités possibles, à sa-voir que, dans cette Chambre, il ne peut y avoir de majorité que fon-dée sur le double appui des socialistes et des M.R.P., avec adjonctionde radicaux. Tous les efforts pour constituer une majorité en dehors decette base se sont révélés vains, et il a fallu, par nécessité, y revenir.Le cabinet Bidault a pu, tant bien que mal, vivre quelques [50] moisavec le simple « soutien » socialiste, mais il ne l'a fait que dans lesconditions d'une existence précaire. Puis, quand, les socialistes se reti-rant sur le mont Aventin, M. Queuille a tenté de constituer un minis-tère sans eux, l'expérience a prouvé que, le centre de gravité se trou-vant porté trop à droite, l'équilibre était rompu : le leader radical,quelle que fût son autorité personnelle, n'a pu, quoique « président duConseil investi », faire vivre, même un jour, sa combinaison. L'expé-rience était si probante que le cabinet Pleven est revenu, par nécessité,au régime antérieur, qui comporte la présence des socialistes dans leministère. La combinaison est peu solide, nous le savons, mais il n'yen a pas d'autre, depuis que les communistes ont été exclus, en 1947,de la participation au gouvernement.

Les bases de la majorité sont donc redevenues en 1950 ce qu'ellesétaient avant le cabinet Bidault, l'équilibre parlementaire résultantd'une double résistance, aux communistes sur la gauche, au R.P.F. sur

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la droite, en vue d'un programme élémentaire mais indispensable :faire vivre la nation. Ce programme consiste à maintenir cohérentesles diverses fonctions de l'État : préserver l'ordre, lever l'impôt, orga-niser une force armée, représenter la France au dehors. L'associationd'hommes aussi différents que les S.F.I.O. et les M.R.P. ne se faitdonc que sur des nécessités urgentes, faute de quoi la vie du payscesse d'être assurée. Pareille union est largement négative, mais au-cune autre n'est actuellement possible.

Pourquoi ? Parce que la nécessité de vivre et de survivre est la plusimmédiate et qu'on ne pourrait, sans risquer la mort, la négliger oul'ignorer. Là est la raison profonde de ce groupement, qu'on a quelque-fois appelé la Troisième force. Pareil groupement est délicat, doncprécaire, et surtout parce que les associés sont aussi différents quepossible les uns des autres. La seule chose [51] qu'ils aient vraimenten commun, c'est qu'ils ne sont ni révolutionnaires, ni réactionnaires(encore même y aurait-il quelques réserves à faire !). Hors de celachacun d'eux a ses principes, ses méthodes, son tempérament, son vo-cabulaire, d'autant plus que les uns et les autres vivent dans le passéautant que dans le présent et beaucoup plus que dans l'avenir. Leurspassions sont encore largement celles de la IIIe République. Je disaisqu'ils ne vivent pas dans l'avenir ? Se n'est pas tout à fait vrai dès l'ins-tant que, dans l'avenir et même dans un avenir prochain, se place laréélection des députés sortants. Rien de nouveau dans cette observa-tion me dira-t-on ? Il faut faire remarquer que le personnel parlemen-taire du régime précédent, fortement enraciné dans ses circonscrip-tions, possédait d'assez sérieuses garanties de réélection. Celui de laIVe République, fréquemment sans liens avec l'électeur, se sent dé-semparé devant la menace de néant que signifierait pour lui l'échecélectoral. De là un ensemble de préoccupations qui, depuis longtempsdéjà, domine toute la vie parlementaire.

La difficulté et jusqu'ici l'impossibilité où l'on se trouve de déter-miner un mode de scrutin pour la prochaine consultation populaireprovient de cette circonstance. L'année 1950 n'a fait que confirmer leshésitations antérieures de partis qui sentent le terrain faillir sous leurspieds, et ce sont justement ceux sans lesquels aucune majorité ne peuts'établir et s'affirmer.

Le parti socialiste est devenu depuis longtemps, dans ses chefs,dans ses cadres administratifs, dans les innombrables bénéficiaires

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ayant profité de sa longue possession du pouvoir, un parti effective-ment conservateur de positions acquises. Il a largement réalisé sonprogramme, notamment en matière de nationalisations, et l'on n'a pasl'impression qu'il souhaite présentement pousser beaucoup plus loin cegenre d'expérience. Il s'est d'autre [52] part enflé d'une foule d'élec-teurs qui sont venus à lui parce qu'il était plus à gauche que le radica-lisme. Or, ces électeurs sont, dans une large mesure, restés ce qu'ilsétaient : des radicaux, souvent même des radicaux de l'ancienne ma-nière, hommes de gauche, préoccupés de réformes sociales, surtoutpeut-être anticléricaux. On peut se demander si le foyer de l'anticléri-calisme ne se trouve pas aujourd'hui dans ce même parti socialiste qui,à ses débuts, dérobait maint siège aux radicaux de l'époque grâce àl'appoint d'une droite cléricale faisant la politique du pire. De ce pointde vue le socialisme appartient un peu au passé ; il se recrute du restede plus en plus dans des couches sociales qui ne sont pas celles dumonde ouvrier et dans des provinces qui initialement ne votaient paspour lui. Mais, attention, le parti a toute une gauche militante qui tientbeaucoup à lui conserver son caractère de parti marxiste et révolution-naire. Cette gauche voit avec inquiétude le glissement vers le centrequ'implique inévitablement la participation au gouvernement. Le radi-calisme, avant le socialisme, avait connu, dans ses propres rangs,l'incompatibilité d'une attitude gouvernementale nécessaire et d'unetradition d'opposition fondée sur des principes plus que sur l'opportu-nisme. Cette gauche du parti socialiste pèse sur lui, moins à laChambre que dans les Congrès, où les militants, regardant instincti-vement vers la gauche comme les Musulmans vers La Mecque, nes'opposent au communisme qu'avec une sorte de mauvaise conscience.Il n'est pas facile, pour un parti qui veut être de gauche, d'avoir quel-qu'un sur sa gauche, et il ne faudrait pas beaucoup de glissement versla droite pour reconstituer quelque édition nouvelle de la vieille « dé-fense républicaine », dans laquelle communistes et socialistes se réu-niraient dans une commune résistance à la « réaction ».

Les choses étant ainsi, le socialisme ne peut se résoudre [53] à lais-ser le centre de gravité du groupement glisser par trop vers le centre :quand un gouvernement s'oriente dans cette direction — ce fut lacause de l'échec de la combinaison Queuille —, le parti l'abandonne etl'on comprend qu'il ne puisse pas ne pas l'abandonner. En matière descrutin, il serait difficile d'obtenir que ces éléments avancés, et même

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la masse du parti, se désistent en faveur d'un M.R.P. plus favorisé. Levieil anticléricalisme reparaîtrait, en dépit de l'orientation sociale desdémocrates populaires. Ce fait souligne que telle combinaison parle-mentaire qui réussit au Palais-Bourbon n'est plus à sa place dans lesdépartements.

Le M.R.P. souffre de la même contradiction interne, car il est diffi-cile de dire s'il s'agit d'un groupement de gauche ou de droite. Les so-cialistes, les radicaux de la tradition le considèrent comme de droite,en raison notamment de son attitude dans la question de l'école ; maisla droite, de son côté, s'inquiète de son attirance vers la gauche so-ciale. Toute maison divisée contre elle-même périra, dit l'Évangile.Les démocrates populaires ne peuvent bénéficier à la fois du doubleappui de la droite et de la gauche. S'agit-il de l'école libre, socialistes,et radicaux de l'ancienne manière leur refuseront leurs voix. S'agit-ilpar contre de politique sociale, tout conservateur authentique les esti-mera aussi dangereux que des socialistes.

Il n'y a en France que deux sources massives de voix électorales :l'extrême-gauche socialiste ou communiste, ou même simplement lagauche républicaine, en tant qu'elle résiste à la réaction ; et l'Églisecatholique, quand elle fait donner toutes ses forces en faveur d'un seulet même parti. Le M.R.P. serait-il sûr d'avoir toutes les forces de ladroite, certainement non, car la hiérarchie catholique pourrait hésiterentre lui et d'autres groupements, tel le R.P.F., plus attachés à cettenotion élémentaire de l'autorité vers quoi Rome se sent au [54] fondtoujours attirée. Ne faudrait-il pas parler également du P.R.L., qui,n'ayant pas été au pouvoir, est en mesure de se montrer plus intransi-geant sur l'École libre ? On se rend bien compte, dans ces conditions,pourquoi le M.R.P. reste hostile au second tour : il n'est sûr d'y recru-ter ni toutes les voix de la droite, ni toutes celles de la gauche. Là en-core, la solution parlementaire qui fait du M.R.P. un facteur essentielde toute majorité n'apparaît pas comme une solution électorale. Il sesentirait peut-être plus rassuré si l'un des siens occupait, au momentdes élections, le ministère de l'Intérieur, ce vieux fief radical ou socia-liste.

En raison de ces oppositions de fond entre des partis sur lesquels ilfaut cependant asseoir la majorité, il ne faut pas s'étonner qu'on re-coure, pour la présidence du Conseil, à des personnalités n'appartenantni à la S.F.I.O., ni au M.R.P. : le président Queuille par exemple, ou,

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cette année, le président Pleven. La IIIe République avait déjà fourninombre d'exemples analogues de groupes, relativement peu nombreuxmais de haute qualité et bénéficiant d'une position stratégique, four-nissant une proportion presque paradoxale de ministres.

Le mal fondamental vient du fait qu'aux deux extrémités de l'hémi-cycle le régime ne bénéficie plus d'une acceptation vraiment complète,d'un loyalisme semblable à celui que tous les Anglais éprouvent àl'égard de la couronne. À gauche, les communistes ne se cachent pasde vouloir renverser le régime, au besoin par la violence, sans se sou-cier au fond de l'opinion. À droite, dans le pays plus il est vrai qu'à laChambre, un pourcentage important de voix, resteraient disposées àrenverser la République, sous sa forme actuelle, si l'occasion s'en pré-sentait. Le souvenir de Vichy devrait, à cet égard, demeurer dans lamémoire de chacun : d'un mouvement instinctif toute une droite anti-républicaine, [55] en grande partie latente, s'est précipitée vers le ma-réchal. Il est probable que les éléments de cette droite existent encore,sans qu'il soit aisé de dire où on peut les repérer.

Nous avons raisonné jusqu'ici comme si la France était une sorted'île heureuse, ou relativement telle, indépendante du dehors et n'ayantpas à se préoccuper de ce qui se passe au-delà de ses frontières : l'atti-tude des représentants de la nation, jusqu'à la crise de Corée, et mêmequelque peu plus tard, pourrait nous le laisser croire. Mais, si nous nenous occupons pas des autres, les autres risquent de s'occuper de nous,de sorte qu'à partir de l'automne 1950, guère avant, la politique exté-rieure a tendu à devenir un facteur important, sinon encore primordial,de notre politique intérieure. Avec quelque peine, et au milieu de mul-tiples contradictions une politique nationale, fondée sur une majoritéqu'on peut en somme qualifier de nationale, finit par se dégager, de-vançant en l'espèce l'opinion plutôt qu'elle ne se sent poussée par elle.

Voilà sans doute la nouveauté la plus intéressante d'une année qui,parlementairement, ressemble beaucoup aux précédentes. Après laLibération, la France avait vécu dans la quiétude de la paix retrouvéeet qu'on estimait assurée pour longtemps. C'était une illusion, qu'unecrise qui met le pays en face de l'abîme est en train de détruire.

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Première partie.« L’Année politique » de 1946 à 1958

1951

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Dans la politique intérieure de la France, l'année 1951, non pastant en raison des élections générales que de la réapparition de laquestion scolaire, marque surtout la fin du régime de la Troisièmeforce. Tant bien que mal, c'est ce groupement de centre qui s'étaitmaintenu jusqu'alors, s'imposant à toute une série de ministères, tou-jours différents mais toujours semblables, qu'il s'agît de Ramadier, deBidault, de Queuille, de Pleven. Or, l'Assemblée nouvelle n'a pas demajorité stable, car elle se divise différemment selon que lui sont po-sées des questions sociales, ou bien au contraire des questions poli-tiques relevant de ces passions séculaires qui touchaient au cœur de laIIIe République. La réapparition de ces passions, avec toute leur viru-lence antérieure, montre à quel point tels problèmes, qu'on avait pucroire résolus et périmés, conservent, même après deux guerres, toutleur caractère explosif.

Il apparaît singulièrement malaisé, dans ces conditions, de consti-tuer une majorité stable, ou même une majorité tout court, car le gou-vernement, quel qu'il soit, ne peut pas compter sur l'appui des mêmespartis, s'il s'agit de politique religieuse ou de politique financière parexemple. On notera que, dans ces discussions, la politique étrangèrene joue pas de rôle décisif, non qu'il y ait unanimité, mais parce que,dans la hiérarchie des préoccupations, une sorte d'inconscience

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semble voiler à l'opinion et même aux milieux parlementaires [57] lagravité persistante de la situation mondiale. Ce n'est pas la premièrefois dans notre histoire que la France laisse les passions de la politiqueintérieure lui cacher les périls, éventuellement mortels, qui l'entourent.Il y a là une éducation qui n'a pas été faite. L'étranger, à cet égard,nous juge sévèrement, et l'on ne peut dire qu'il ait tort.

La majorité du centre et les élections.

Le système de la Troisième force ne réalisait une majorité de gou-vernement que par le jeu d'une double résistance, à gauche et à droite,aboutissant à la constitution d'un centre. Les deux partis qui formaientle double pilier du système, M.R.P. et S.F.I.O., n'étaient d'accord quesur un commun penchant vers une politique sociale et économique dedirigisme. Ils ne l'étaient plus s'il s'agissait de la politique laïque selonl'esprit du régime précédent. Les deux partis se divisaient alors, l'unattiré à gauche, l'autre à droite. Une complication supplémentairenaissait du fait que les deux formations parlementaires n'étaient pasassez nombreuses à elles seules pour faire une majorité : l'appointd'éléments radicaux ou modérés demeurait indispensable. Et, là en-core, il y avait division, car on n'était d'accord que sur un libéralismeantidirigiste, mais non uniformément sur le laïcisme. Si la majoritéétroite se divisait par exemple sur l'école, la majorité élargie se divi-sait, elle, sur sa conception de l'État et la limite de ses interventions.Si, en dépit de l'instabilité ministérielle, un système de majorité ensomme durable réussissait quand même à s'établir, avec stabilité de lapolitique suivie, c'est parce que le danger d'une opposition au régimes'imposait à tout instant, soit de la part des communistes, soit de lapart du Rassemblement du Peuple Français. On arrivait à maintenirun gouvernement [58] parce qu'il le fallait, par simple instinct élémen-taire de survie.

L'année 1951 étant une année d'élections générales, le problème dumode de scrutin devait nécessairement se poser. Mais les conditionsd'entente entre les groupes de la majorité ayant le caractère de précari-té et même de confusion que, nous venons de dire, il était quasi im-possible aux M.R.P. et aux S.F.I.O. de se mettre d'accord sur un sys-

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tème de consultation populaire. Le désaccord portait sur le secondtour, plus encore que sur le caractère majoritaire ou proportionnalistedu vote. Les M.R.P. ne pouvaient ignorer, en effet, qu'en cas de ballot-tage il leur serait difficile de recueillir les voix socialistes, méfiantesde leur cléricalisme, cet « ennemi » au sens gambettiste du terme.C'est pourquoi le parti M.R.P. se déclarait avec intransigeance hostileau second tour, d'autant qu'il n'était pas sûr d'arriver toujours, au pre-mier tour, en tête d'autres formations de droite.

Les radicaux, les socialistes, d'autres encore souhaitaient un sys-tème majoritaire uninominal à deux tours, mais n'étaient pas davan-tage en mesure de le faire voter. Si l'on était cependant d'accord sur unpoint, c'était sur la nécessité de se rallier à un système éliminant autantque possible la présence communiste, intolérable, on en avait faitl'épreuve, dans une assemblée sérieuse. Il fallait donc que les M.R.P.renonçassent à la proportionnalité, mais que de leur côté, radicaux etsocialistes sacrifiassent le second tour. Cette coalition anticommu-niste, plus instinctive que consciemment voulue, correspondait à unetendance profonde de l'opinion. Si la question laïque était restée ab-sente, soit des discussions, soit des préoccupations, il est vraisem-blable qu'une solution eût été plus aisément trouvée ; mais l'école libreétait une présence latente que l'on ne pouvait ignorer.

[59]

On s'explique ainsi que, tous les systèmes ayant été successive-ment repoussés par la Chambre, on en soit arrivé à la transaction pré-conisée par le cabinet Queuille et consistant dans le scrutin de listedépartemental à un tour, donnant la totalité des sièges à toute listeayant obtenu la majorité, mais recourant à la proportionnelle si cettemajorité n'était pas réalisée. Ajoutons, et c'est là la nouveauté essen-tielle, que plusieurs listes peuvent s'apparenter pour le calcul de la ma-jorité. Ce compromis a fini par recevoir l'adhésion des S.F.I.O., desM.R.P., avec appoint de radicaux et de modérés, ce qui constituait en-fin une majorité. Ce qu'on avait voulu, c'était rendre possible dans lepays ce groupement de Troisième force qui avait permis, à l'Assem-blée nationale, l'établissement d'une majorité fonctionnant sans lescommunistes ni le Rassemblement. C'était en somme la vieille for-mule : « Ni réaction, ni révolution. »

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L'apparentement était, dans notre histoire politique, une nouveauté.On avait connu la coalition du second tour, basée sur les données po-sitives du premier tour. Or, l'apparentement est préalable et résulte,non des indications données par le suffrage universel, mais des déci-sions ou combinaisons des partis. De ce fait, il paraissait choquant,immoral même, à certains orthodoxes de la Démocratie. Beaucoup nes'y résignaient qu'à leur corps défendant, se demandant en outre sil'opinion comprendrait. D'autres éprouvaient une sorte de scrupule àse dire que l'apparentement allait permettre des combinaisons pure-ment opportunistes, justifiées par la seule nécessité de la tactique. Enfait, sans enthousiasme et par simple nécessité, les partis intéressésn'ont pas tardé à comprendre que ce recours s'imposait si l'on voulaitbarrer la route au communisme. On ne tardait même pas à voir que lesystème permettait des coalitions temporaires qu'au grand jour desélections les électeurs n'eussent sans doute jamais acceptées. [60]Dans ce genre de luttes les combattants ramassent, quelles qu'ellessoient, les armes qu'on met à leur disposition où qu'ils trouvent sur lechamp de bataille. C'est ce qui explique que des apparentements aussinombreux se soient produits, le plus généralement dans le cadre descombinaisons antérieures de la Troisième force. L'erreur du R.P.F. estd'avoir cru que l'innovation serait condamnée par l'électeur et d'avoirrefusé d'en profiter.

Le résultat de la consultation s'est donc trouvé être le renvoi à laChambre d'un nombre suffisant de députés qui, n'étant ni commu-nistes, ni R.P.F., pouvaient reconstituer une majorité de centre. Cettemajorité n'eût pas existé si les voix additionnées des deux partis ex-trêmes eussent équivalu à une majorité : dans ce cas toute formationde gouvernement fût devenue impossible et le président de la Répu-blique se serait trouvé acculé à une impasse. C'est ce que redoutaientles responsables du régime, aussi peut-on dire que c'est avec une sortede soulagement qu'ils ont pris connaissance de résultats confirmantl'existence d'une majorité attachée au régime.

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Les raisons de l'instabilité politique.

Or, cette majorité n'a pu se former, par suite de l'intrusion de laquestion de l'école libre. On avait pu s'en apercevoir déjà pendant lacampagne électorale. C'était le seul sujet qui semblait passionner desélecteurs par ailleurs quelque peu amorphes. C'est sur ce point, à peuprès exclusivement, que l'on demandait aux candidats des engage-ments précis. Il s'est trouvé ainsi que les élus ayant pris ces engage-ments formaient une majorité : non pas une majorité au sein de la ma-jorité, mais une majorité au sein de l'Assemblée, et en dehors de lamajorité qu'on avait eu l'espoir de réunir.

[61]

Dès la rentrée, il était évident que ce facteur de division allaitjouer. On pouvait envisager plusieurs types de majorités : soit une ma-jorité de centre, comportant tous les partis en dehors du R.P.F. et descommunistes ; soit une majorité axée sur la droite et comportant tousles députés non communistes, non socialistes et non radicaux degauche.

C'est en présence d'un choix à faire entre ces diverses possibilitésque s'est trouvé de suite tout président du Conseil essayant de consti-tuer un cabinet. Il lui était aisé de grouper une majorité de centre,semblable à celle de la Troisième force, mais à condition que la ques-tion scolaire ne fût pas posée. Si elle l'était, et qu'il se prononçât pourune aide à l'école libre, il perdait aussitôt les socialistes et les radicauxde gauche, de telle sorte qu'il lui fallait par compensation s'appuyer,ou bien sur le R.P.F., ou bien, en s'en passant, se contenter d'une ma-jorité réduite et donc singulièrement précaire. Un cabinet peut à la ri-gueur gouverner sans les socialistes, mais il ne le peut sans les socia-listes et les M.R.P. à la fois. Or, le cas éventuel de cette double abs-tention ou même d'une double hostilité se présente si la politiqueadoptée est la mise en ordre des affaires de l'État par réorganisationdes industries nationalisées, de la S.N.C.F., de la Sécurité sociale. Onsait, en effet, qu'en pareil cas le gouvernement ne peut plus compter nisur les M.R.P. ni sur les S.F.I.O. On a ainsi, en quelques phrases, l'en-

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semble des conditions, impossibles à remplir, s'imposant à tout gou-vernement soucieux de gouverner.

C'est sur ces difficultés qu'ont butées plusieurs présidents du Con-seil désignés ou investis, et c'est uniquement par une souplesse de tousles instants que M. Pleven, ayant constitué un cabinet, a réussi à vivrequelques mois, mais pour finir par succomber. Le problème, au débutde 1952, n'est donc pas résolu et il est à craindre [62] que toute la légi-slature ne souffre de cette même incertitude...

Le résultat des élections avait d'abord donné lieu à des commen-taires optimistes, justifiés par le fait qu'en vertu d'une sorte d'instinctde survie le pays se groupait sur le centre, à l'exclusion des deux op-positions au régime. Les élections cantonales ont été dans le mêmesens, mais, dès l'instant que la vieille lutte anticléricale reparaissait, lapolitique du centre, possible sans doute, ne pouvait plus être faite quepar des équilibristes. Il ne semble pas cependant que les dirigeantsaient renoncé à se placer sur cet axe. Ils résistent à la conception d'unemajorité fondée sur la droite, dont l'effet serait de rejeter toute laclasse ouvrière dans l'opposition. Il semble de même que les S.F.I.O.aient, de leur côté, éprouvé quelque scrupule à rendre impossible legroupement sur le centre, puisque, sans entrer dans le gouvernement,ils ont cependant adopté l'attitude du soutien.

Cette situation incertaine peut s'améliorer, ou au contraire s'aggra-ver, suivant l'attitude du R.P.F. Celui-ci table sur l'échec de la majoritéissue des élections : on ferait alors appel à lui. Il n'a donc pas intérêt ace que les choses s'arrangent et se voit en conséquence tenté par lapolitique du pire. Cependant l'attraction parlementaire, toujours sipuissante sur les élus, agit là comme ailleurs, de sorte qu'individuel-lement un grand nombre des membres du parti souhaitent être appelésà faire partie des équipes gouvernementales. Au centre, on espère queplus d'un député R.P.F., lassé d'attendre, se joindra individuellement àla majorité. La discipline massive du parti a empêché jusqu'ici qu'il ensoit ainsi, mais ses dissensions intérieures n'ont pas échappé à l'opi-nion.

À l'intérieur de la majorité, quelque précaire qu'elle soit, des re-groupements et des déplacements de centres [63] de gravité se dessi-nent. Si les laïcisants ne sont pas disposés à céder à ce nouvel « espritnouveau », il y a aussi, aux environs du centre droit, une résistance

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grandissante aux prétentions dirigistes. Le parti radical, de même quel'U.D.S.R., est libéral économiquement. Si l'on tient compte en outredes divers groupes modérés, il est en train de se former un pôle d'at-traction, non pas réactionnaire mais décidément conservateur. Aumieux, dans ces conditions, un gouvernement ne peut se maintenirqu'avec des majorités de rechange, en portant, suivant la formule deCharles Dupuy, l'arme tantôt sur l'épaule gauche et tantôt sur l'épauledroite. Il faut pour cela des virtuoses, mais nous en avons.

Un gouvernement d'Assemblée.

Après cinq ans d'existence, le régime issu de la Constitution de1946 est en voie de prendre forme. Au début, une attraction singulièrel'orientait, comme en vertu d'un retour au type, vers l'exemple de laIIIe République, mais à la longue cette ressemblance ne s'accentuepas. Nous avons eu assez de crises ministérielles pour nous rendrecompte que, même si on l'a souhaitée — et il semble que le souhait aitété sincère —, la stabilité n'a pas été réalisée. On peut même dire qu'àcet égard les plus mauvais records de la IIIe République ont été battus.La dissolution s'est révélée une fois de plus pratiquement imprati-cable. Le problème de l'exécutif reste donc posé, non résolu.

Le mal vient de ce que la Constitution, sous l'influence des com-munistes, a voulu un gouvernement d'Assemblée : c'est ce régimed'exécutif que nous possédons. La nécessité de réunir la majorité ab-solue pour obtenir l'investiture suscite, dans ce jeu de l'Oie parlemen-taire, une difficulté supplémentaire, d'autant plus que le président duConseil investi n'est nullement sûr de voir son ministère [64] approu-vé. Mais le vice vient surtout de la conception que l'Assemblée se faitde son rôle : elle a pris l'habitude de ne considérer le ministère quecomme un délégué au gouvernement, et encore en vertu d'une déléga-tion parcimonieuse, sans cette remise en question. Dans ces condi-tions, le cabinet doit être en communion étroite et constante avec uneAssemblée essentiellement instable et mobile. Il se produit ainsi unregroupement perpétuel des cabinets, de façon que leur axe soit tou-jours exactement le même que celui de la Chambre à un moment don-né. Il faut dès lors que le ministère se refasse, se remodèle indéfini-

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ment, pour chaque circonstance, pour chaque question à résoudre.Dans les crises qui en résultent il se peut que l'on ne change pasgrand-chose, car ce sont toujours les mêmes équipes, se répartissantles portefeuilles de façon différente, et pourtant il y a chaque fois unléger déplacement du centre de gravité, pour adapter l'équilibre auxcirconstances de l'instant. On pense aux navires à voiles dont le capi-taine modifie à tout instant la voilure pour tenir compte des sautes devent et même du « moindre vent qui, d'aventure »...

L'avantage — car il y en a un — c'est que le gouvernement peuttoujours parler au nom d'une majorité dont il est la vivante et chan-geante image. L'inconvénient c'est que, d'un cabinet à l'autre, il y a delongues périodes de vacances du pouvoir, pendant lesquelles les mi-nistres ne font plus qu'expédier les affaires courantes. S'il n'y avait pasle président de la République, la notion même de l'exécutif s'évanoui-rait ; elle s'évanouirait même tout à fait si le choix du président devaitultérieurement se porter, et justement parce qu'il serait tel, sur unepersonnalité sans caractère, ne se considérant lui-même que commeun élu passif du Parlement. Ce qu'il faudrait, ce serait une révision dela conception même de l'exécutif, contrôlé sans doute mais existantpar lui-même et non pas seulement comme un reflet. La IIIe Répu-blique [65] avait hérité du passé cette conception du gouvernement ;la IVe l'a perdue. Nous avons abouti à un régime où l'autorité se négo-cie, non pas pour un bail ménageant sa dignité, mais au jour le jour,chaque fois, pour chaque affaire, pour chaque mouvement. On sem-blait décidé, à la veille des élections, à procéder à une révision. Laquestion semble être tombée en sommeil. La France, une fois encore,n'a donc pas su trouver le régime qui lui donnera le gouvernementstable et fort dont elle aurait besoin dans les circonstances graves quenous traversons. Elle semble préférer une semi-anarchie contre le poi-son de laquelle elle s'est pour ainsi dire vaccinée, de sorte que les mé-faits en sont malgré tout réduits. Mais ce n'est pas une solution...

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Première partie.« L’Année politique » de 1946 à 1958

1952

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Comme dans ces opéras où les chœurs chantent « Marchons, mar-chons », sans avancer, il est des années où les événements semblentpiétiner. L'année 1952 relève de cette classification. Nous y voyonsles mêmes problèmes reparaître sans être résolus, les mêmes situa-tions, semble-t-il sans issue, continuer d'exister. La France se cherchetoujours une majorité, les guerres de Corée et d'Indochine s'éternisent,la guerre froide se poursuit sans qu'il soit possible d'en imaginer la fin.Cette apparente immobilité n'est cependant que d'apparence, car si l'onenvisage les questions à l'ordre du jour à un an de distance, l'angle devision sous lequel il y a lieu de les considérer n'est plus le même.Avec quelque optimisme on pourrait même dire que certaines d'entreelles se sont rapprochées de leur solution. Bref, choses, gens et situa-tions mûrissent, que ce soit pour s'avancer vers la maturité ou glisservers l'usure, de telle sorte que le temps, marquant sa place, n'a pas en-tièrement coulé en vain.

Essayons de dégager ce que l'année écoulée a apporté de nouveau.Comme résultats positifs, c'est peu de chose. Pourtant n'est-ce pasquelque chose de survivre, à l'âge de la bombe atomique ? N'est-cepas un bienfait, négatif mais appréciable, d'avoir retrouvé, grâce à dessubterfuges dans la définition des belligérants, la possibilité de con-naître des guerres séparées n'entraînant pas le déclenchement de la

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guerre totale ? La rudesse des temps ne permet guère d'autre opti-misme.

[67]

Les élections générales de 1951 avaient laissé l'impression quel'axe de la politique française s'était déplacé vers la droite et qu'unemajorité dans ce sens allait essayer de se dégager. On connaît la for-mule fameuse : « Il se cherche, il se trouve, il se surpasse. » Cette ma-jorité de droite n'en est pas à se surpasser, car si elle s'est effective-ment cherchée pendant l'année qui vient de s'écouler, nul ne sauraitprétendre qu'elle se soit trouvée. Au mieux, il s'agit d'une année d'at-tente. On avait comparé jadis les Chambres issues du scrutin d'arron-dissement à un miroir brisé où le pays ne reconnaissait plus sonimage. La comparaison vaudrait pour notre présente Assemblée natio-nale, tant les reflets qu'elle fait miroiter à nos yeux sont divers. Il fautcraindre que ce kaléidoscope ne réponde à une profonde et complexedivision de l'opinion dans le pays. Chaque groupe possède en fait unedroite, un centre et une gauche, la complication s'exagérant encore dufait que les divisions issues de la politique étrangère viennent s'ajouterà celles de la politique intérieure. Dans ces conditions les partis seclassent de telle façon qu'ils ne semblent capables que de combinai-sons négatives, pour refuser quelque chose, cependant qu'aucunecombinaison positive ne s'avère possible ou du moins durable. Telleest la conclusion, relativement pessimiste, qui ressort d'une vue glo-bale de l'année 1952.

Le problème de la majorité.

Si le cabinet Pleven ne devait qu'avec peine doubler le cap de lanouvelle année, pour succomber aussitôt après, sa chute avait aumoins le mérite de poser avec clarté le problème de la majorité : despentes, des versants, des lignes de partage se dessinaient de ce fait,dans une topographie parlementaire où le poids des masses [68] etl'importance des fissures ne pouvaient manquer d'apparaître en pleinelumière.

La partie la plus modérée de la Chambre, celle qui voulait êtrel'axe de la majorité, demandait que l'ordre fût mis dans la maison

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avant que de nouveaux appels fussent faits à l'impôt : de grandes ad-ministrations, soupçonnées d'être devenues de véritables féodalités,devraient être réorganisées, en vue d'une gestion plus économique. Laprocédure des lois-cadres, préconisée par le gouvernement, eût permisà cet égard des réformes plus effectives et plus rapides. Mais, vers lecentre ou la gauche, ni M.R.P. ni S.F.I.O. n'envisageaient sans craintepareille orientation : dans la clientèle politique du M.R.P., nombreuxsont les membres de la Confédération française des Travailleurs chré-tiens, tandis que les socialistes ont en général l'appui de la Force Ou-vrière, double circonstance commandant à ces deux partis une pru-dence synonyme d'opposition. On discernait dans ces conditions unetendance dirigiste à gauche, hostile à tout ce qui semblerait la moindrecritique des nationalisations, tandis que s'indiquait à droite une sortede libéralisme, sans doute fort peu libéral au sens authentique duterme, fait surtout d'opposition à toute nouvelle intervention de l'Étatdans les affaires privées, sinon pour les subventionner ou les protéger.

Comment constituer une majorité suffisamment homogène avecdes éléments aussi divergents ? La difficulté s'accroissait encore dufait que la question de l'école libre séparait, en frères ennemis, lesdeux groupes partisans d'une politique sociale plus active. Les com-munistes formant à l'extrême-gauche un bloc évidemment inutilisable,il s'ensuivait que toute politique de gauche, ou même simplement ap-puyée sur la gauche, devait se révéler impossible. L'alternative d'unemajorité de gauche étant exclue, le jeu parlementaire ne pouvait plusjouer normalement. Mais la majorité de droite pâtissait [69] elle-même de graves handicaps. D'une part l'appui M.R.P. ne lui était ac-cordé que de façon précaire, les démocrates populaires étant toujourstentés de se retirer sous leur tente si la politique sociale devenait troptimide ou surtout trop conservatrice. L'autre obstacle venait de la pré-sence à l'extrême-droite (encore qu'il contestât cette localisation topo-graphique) d'un fort groupe R.P.F. hostile au régime de la IVe Répu-blique, dans la mesure du moins où il représentait l'esprit de son chef.

Une majorité de droite serait possible si les membres du Rassem-blement acceptaient d'en faire partie. Le Rassemblement, comme laplupart des partis français, contient des militants qui ne sont pas par-lementaires, et des parlementaires qui, tout en étant éventuellementmilitants, sont tentés de devenir surtout parlementaires. Une évolutiondans ce sens s'était manifestée dès les débuts de la législature chez

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nombre de parlementaires R.P.F. qu'on devinait désireux d'entrer dansla majorité, mais au moment de la chute du cabinet Pleven elle n'étaitpas achevée. Celui-ci, ne pouvant compter, ni sur les partisans du gé-néral à droite ni sur les socialistes à gauche, devait donc se trouversans majorité, et encore avait-il eu grand-peine à retenir dans le campgouvernemental des M.R.P., hostiles aux lois-cadres mais fort sou-cieux de maintenir l'un des leurs au Quai d'Orsay. La solution pratiquefaisait défaut. Tout au plus peut-on dire, comme fiche de consolation,que la question était au moins bien posée.

La tentative d'Edgar Faure.

Elle était en fait si bien posée que c'est sur elle que va buter à sontour le cabinet Edgar Faure, présidé par un chef singulièrement bril-lant, éloquent et averti, mais auquel toutes ses qualités personnelles nepermettront quand même pas de surmonter un vice de constitution[70] organique de la majorité cherchée. Après un bref passage auxaffaires, il retrouve, en effet, les mêmes obstacles que son prédéces-seur : socialistes et démocrates populaires accepteraient de voter desimpôts mais ne veulent pas d'articles-cadres, cependant que la droitese refuse à de nouveaux efforts fiscaux. C'est des radicaux et des in-dépendants que vient cette fois la défection, et si communistes etR.P.F. continuent de donner des votes négatifs, comment envisagerune majorité ? L'Assemblée nationale, dont l'axe est, nous le disions,modéré, juge que la combinaison Edgar Faure est trop à gauche pourson goût.

L'expérience Pinay.

Vient alors ce qu'on a appelé « l'expérience Pinay ». M. Pinay estinconnu du grand public mais estimé à la Chambre, cependant que leprésident de la République a pu apprécier, au Conseil des ministres,l'habituelle sagesse de ses avis. Comme indépendant, il est nettement àdroite de ses prédécesseurs, les Pleven, les Edgar Faure.

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L'expérience Pinay est une nouvelle tentative d'expression de ladroite, sous la forme non encore essayée d'un conservatisme libéral,dont il faut sans doute remonter à la IIIe République pour retrouverl'équivalent. Dans la pensée du président du Conseil, il s'agit de ga-gner le monde des affaires et de l'épargne (à supposer qu'il y ait en-core un monde de l'épargne) par la confiance, sans lui demander desacrifices fiscaux, en l'amadouant par l'offre d'une amnistie et d'unebonne administration ; il s'agit en même temps de provoquer unebaisse des prix, fondée, en dehors de tout dirigisme, sur la concur-rence des producteurs et la pression de l'opinion. M. Pinay passe pourêtre soutenu par certains éléments de la haute industrie, mais son pro-gramme n'est pas sans soulever de sérieuses inquiétudes dans les [71]milieux parlementaires, surpris d'un vocabulaire et d'un complexe debaisse ou de déflation auxquels ils ne sont plus accoutumés.

L'hostilité socialiste ne peut, dans ces conditions, nous étonner.Quant aux démocrates populaires, restés dirigistes et pour beaucoupd'entre eux socialisants, ils n'acceptent de donner au cabinet un appuiparcimonieux que pour maintenir, une fois encore, M. Robert Schu-man aux Affaires étrangères. Sur sa gauche le terrain de la majoritéPinay reste donc strictement mesuré et par ailleurs précaire, puisque leM.R.P. peut en somme à tout instant l'abandonner. Mais, et c'est choseautrement grave, le premier ministre n'est même pas sûr de ses propresamis : indépendants et paysans ne voient pas en effet sans méfiancepréconiser un libéralisme qui n'a jamais été leur fait. Sans doute ap-prouvent-ils que l'État ne se mêle pas de leurs affaires — leur libéra-lisme ne va pas plus loin —, mais ils se réservent de recourir à sonappui quand ils ont besoin de protection douanière, de subventions, desoutien des cours. Pinay veut la baisse des prix ? On peut se deman-der si ses plus proches amis la souhaitent également. La vérité est que,sur semblable programme, on ne le suit pas de bon cœur. Si l'on votepour lui, si l'on continue pendant plusieurs mois à le faire, c'est parcequ'on le sent soutenu par l'opinion, non celle des partis organisés, maisdu grand public, de l'homme de la rue, de la ménagère qui fait sonmarché, bref de cette armée immense mais amorphe de consomma-teurs que les partis négligent d'habitude, dans la mesure où ils l'esti-ment sans action directe sur les votes. Le président du Conseil sentbien quant à lui la force qu'il peut en tirer. La Chambre le sent aussi,mais elle lui en veut obscurément, car elle voit dans cet appel par-

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dessus sa tête quelque chose comme une sorte de lèse-majesté : s'ap-puyer sur le peuple, en dehors de ses élus, c'est, étant donné la tradi-tion séculaire de nos [72] Assemblées, une manière de scandale ! Onne le dit pas ouvertement, mais cet argument joue secrètement contrele cabinet.

L'expérience n'échoue pas, car les prix, s'ils ne baissent pas, sontnéanmoins stabilisés dans une certaine mesure, mais elle n'aboutit pasnon plus à un succès suffisamment éclatant pour gagner complètementune droite qui reste soupçonneuse, cependant que la gauche condamnepar principe cette politique qui ne veut pas demander de sacrifices auxclasses les plus aisées. Décidément, cette fois-ci, l'axe est trop àdroite. Jamais les socialistes ne se rallient au cabinet ; la majorité necomprend même pas toujours, dans le cas de l'amnistie fiscale parexemple, les démocrates populaires. Par contre, et c'est là un fait nou-veau de grande portée, une dissidence détache du R.P.F. vingt-septmembres du Rassemblement qui ne peuvent se retenir de voter pourun programme répondant plus à leur secret désir qu'à celui de leurpropre parti.

Il ne peut y avoir de doute sur la position du général de Gaulle ence qui concerne un soutien quelconque accordé à la majorité : son par-ti ne doit en aucune façon reconnaître, même implicitement, un ré-gime jugé congénitalement impuissant, le seul programme possibleétant de le remplacer. Or, les élections ont envoyé à la Chambre ungroupe R.P.F. important. Les curieux de psychologie parlementaire sesont de suite, demandé si ces nouveaux élus se comporteraient en dé-putés ou bien en membres authentiques du Rassemblement, c'est-à-dire en irréconciliables. Dans le premier cas, se disait-on, ils seraientattirés comme par un aimant vers la majorité en gestation ; dans le se-cond, au risque de joindre leurs voix à celles des communistes, ils pra-tiqueraient une opposition de principe au régime, équivalente en fait àune politique du pire.

Robert de Jouvenel, dans sa République des camarades, [73] écri-vait à propos des parlementaires socialistes : « Il y a plus de différenceentre un socialiste député et un socialiste qui ne l'est pas qu'entre undéputé socialiste et un député qui ne l'est pas. » Il faut croire que levirus parlementaire est puissant en France, car la psychologie décritepar Robert de Jouvenel s'est révélée être celle des élus Gaullistes :condamnés par discipline à la politique du pire, on les a vus très vite

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impatients de ne pouvoir s'associer à telles mesures constructives ma-nifestement réclamées de leurs électeurs. C'est dans cet esprit que, dèsle début d'investiture de M. Pinay, vingt-sept d'entre eux lui ont donnéleurs voix, ce qui devait logiquement entraîner leur dissidence et laformation du groupe A.R.S. : ils réagissaient en parlementaires res-ponsables devant leurs électeurs plutôt qu'en serviteurs disciplinésd'un groupe qui n'avait pas encore suffisamment évolué pour s'intégreren bloc à une coalition parlementaire susceptible de devenir ainsi ma-jorité.

Il est intéressant de noter ici que, purgé d'éléments A.R.S.d'esprit plus particulièrement conservateur, le Rassemblement retrou-vait de ce fait un axe plus conforme à son inspiration initiale : il gar-dait sa base à droite, mais il devenait ou redevenait susceptible de je-ter des tentacules vers la gauche. La suite des événements a montré eneffet de sa part un désir de rapprochement avec le M.R.P., et de façonplus générale une tendance à prendre sa place, sans dissidence, dans lamajorité.

Mollement soutenu par nombre des siens, sans doute pour ce quesa politique contenait de déflationniste, abandonné par le M.R.P. pourdes raisons, ou des prétextes, relevant de la politique sociale, M. Pinayne pouvait évidemment se maintenir au pouvoir, encore que, désavouéimplicitement par sa majorité, il ne l'eût pas été par l'opinion. Il lepouvait d'autant moins que, sur la politique extérieure le désaccord,était plus grand [74] encore entre les membres des différents groupesde la droite et du centre. Sa combinaison politique échouait donc,comme celle de ses prédécesseurs. On en pouvait tirer la conclusionqu'une majorité ne pourrait désormais se former qu'avec le concoursdu groupe parlementaire R.P.F.

Encore faut-il ajouter que, si pareille majorité est concevable surdes bases de politique intérieure, il n'est nullement prouvé qu'elle seconfirme lorsque des questions de politique extérieure, singulièrementeuropéenne, viendront à se poser. Chaque groupe sait en somme assezexactement ce qu'il veut, ou secrètement désire, mais s'il s'agit d'écha-fauder une combinaison gouvernementale viable, capable de réaliserun programme positif, on ne se trouve plus qu'en présence d'un chaosd'idées claires, d'où, au pays de Descartes, sort immanquablement laplus authentique pagaïe. En dehors des arguments de la raison, consta-

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tons cependant que l'instinct vital du pays lui a plus d'une fois suggérédes solutions que la raison n'avait pas su prévoir.

Question religieuseet réforme de la Constitution.

Il semble que la nature possède un mécanisme de maturation etd'équilibre : tels problèmes, sans qu'ils occupent le devant de la scène,mûrissent subrepticement ; tels autres se tassent, perdant ou paraissantperdre quelque chose de leur virulence. C'est ainsi que, sous l'agitationde surface des milieux parlementaires, certains courants de fond sedessinent, certaines questions s'approchent d'une solution, encore que,selon le mot profond d'un vétéran de la politique, il n'y ait jamais desolution. Nous mesurons mal, dominés que nous sommes par la viequotidienne, à quel point l'atmosphère a changé depuis 1944. Quelledifférence avec les années de fièvre du lendemain de la Libération,quand, à chaque [75] session, le pays faisait, comme les malades versle soir, une poussée de température politique ! Si l'on fait encore desfautes, on dit assurément moins de folies, et le pays se relève de tellefaçon que ce qui ne se voit pas vaut infiniment mieux que ce qui sevoit. Les étrangers qui ne viennent pas chaque année et bénéficient dece fait d'un point plus juste de perspective se rendent compte de ceprogrès, dû largement à l'initiative et au travail du peuple français lui-même.

La question de l'école libre n'a plus la même virulence que l'andernier. De façon inattendue, la politique de subventions qui en a étéla conséquence n'a pas desservi l'école laïque, de telle sorte que, si l'ony renonçait maintenant, il se trouverait plus d'une municipalité radi-cale ou socialiste pour le regretter en secret. C'est une de ces circons-tances significatives par où la IVe République se distingue de la IIIe,car avant 1940 pareille réaction eût été à proprement parler inconce-vable. La question, en partie par un phénomène d'usure, semble avoirperdu quelque chose de son traditionnel venin. Il serait imprudent ce-pendant de considérer le foyer comme complètement éteint : c'est uneprésence qui demeure latente, non dépourvue de conséquences poli-tiques. N'est-ce pas surtout la question religieuse qui interdit la forma-

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tion d'une combinaison gouvernementale dont l'axe passerait entre leM.R.P. et la S.F.I.O. ? À la place d'un axe, c'est une fissure, presqueune faille qu'on trouve à cet endroit.

C'est d'une maturation analogue qu'on peut parler à propos de larévision de la Constitution. L'Assemblée nationale ne la souhaite pasardemment, à supposer même qu'elle la souhaite au fond de son cœur,car elle a pris les habitudes et jusqu'au tempérament d'une Chambreunique, à un degré que les assemblées issues du suffrage universelsous le régime précédent n'ont jamais connu. Mais la procédure del'investiture s'est [76] révélée à la fois si encombrante, si inefficace etéventuellement si pleine de périls qu'on se résigne, semble-t-il, à lamodifier. Dès avant les élections générales, ce n'est pas un secret, leprésident de la République demandait que l'affaire fût réglée, car tellesituation eût pu se présenter où aucun gouvernement n'eût pu légale-ment se constituer. La leçon paraît acceptée. On reconnaît de même lebesoin de réglementer d'une autre façon les relations des deux assem-blées, par des aménagements de procédure qui, du reste, n'en ferontpas un nouveau Sénat. Ce serait une erreur des conseillers de la Répu-blique d'être trop ambitieux à cet égard.

Il ne faut cependant pas s'y tromper, on peut corriger dans une cer-taine mesure une Constitution à l'origine mal faite, mais le régimesouffrira toujours de sa mauvaise conception initiale, qui était celled'une Chambre unique selon la formule conventionnelle. Les commu-nistes étaient présents à son berceau, et si quelques fées heureusementcompensatrices ont introduit un Sénat falot et une présidence de laRépublique heureusement forte (largement grâce à la personnalité deson premier titulaire), nous ne possédons pas et, je le crains, ne possé-derons pas prochainement un système de gouvernement répondant auxconditions plus que difficiles, disons dangereuses, de l'époque.

Nous vivons à l'âge de la guerre froide, engagés à fond dans unerévolution qui transforme non seulement l'équilibre de la planète maisl'esprit et les méthodes de la production. Cependant les Français, etavec eux la plupart de leurs élus, ne semblent pas se rendre compteque les temps heureux d'avant 1914 sont passés, quand on pouvait sepermettre des rivalités de partis, qui sont jeux de princes. L'opinion necomprend pas toujours ces crises ministérielles répétées, dont le sens,le fin du fin lui échappent. Elle les voit revenir avec un scepticismequi en est la muette condamnation. Disons-nous [77] aussi que c'est

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peut-être sagesse de sa part, car elle a compris, beaucoup mieux quel'étranger, que ces changements d'équipes, tout regrettables qu'ilssoient, n'ont pas au fond les conséquences fatales que certains leurattribuent. Après tout la France continue : elle pourrait le faire mieux,elle eût pu aussi le faire plus mal.

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Première partie.« L’Année politique » de 1946 à 1958

1953

Retour à la table des matières

Pendant l'année 1953, aucun des grands problèmes de la politiqueintérieure de la France n'a été résolu, mais il ne s'agit cependant pasd'une année de stagnation. La position de quelques questions déci-sives, comme l'armée européenne ou l'Indochine, a évolué, s'imposantavec une insistance croissante à l'attention parlementaire. D'autre partle problème de la majorité s'est précisé et comme décanté, sans pour-tant trouver de véritable solution : tandis qu'une majorité de droite,sans doute existante, ne réussit pas à se stabiliser, la nostalgie d'uneformation axée sur la gauche reparaît. Il s'ensuit une impression géné-rale de crise : crise sociale dans le pays, crise parlementaire dans lesassemblées, crise de régime même, dès l'instant qu'une révision de laConstitution et des méthodes de travail parlementaire s'impose avecune force décidément accrue Ces diverses préoccupations se sont re-flétées dans l'élection présidentielle, dont le résultat semble avoir sus-cité une satisfaction générale, faisant contraste avec le pessimisme debase d'une opinion fort désabusée.

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Le problème de la majorité.

C'est le problème de la majorité qui domine le paysage parlemen-taire. Les dernières élections générales ont sans doute envoyé àl'Assemblée nationale une majorité [79] de droite. Celle-ci a bienconscience d'exister et elle l'affirme non sans intransigeance, mais ellesemble chercher en vain autour de quel principe se grouper. C'est surune affirmation libérale antidirigiste que M. Pinay, tombé avec l'annéefinissante, avait tenté de l'asseoir. Mais, si son programme de baissedes prix recueillait spontanément l'appui de l'opinion non organisée,les intérêts, trop bien organisés, n'envisageaient par contre son initia-tive qu'avec inquiétude. Dans les rangs mêmes de ceux qui comptaientpour ses amis il en était plus d'un pour le combattre en sous-main, ce-pendant que les éléments socialisants du M.R.P. ne se reconnaissaientpas dans une politique orientée vers la non-intervention. La chute ducabinet révélait ainsi que, le M.R.P. faisant défaut, l'entrée dans la ma-jorité des Gaullistes de l'U.R.A.S. devenait une nécessité (ceux-ci, aufond plus députés que Gaullistes, semblaient d'accord à cet égard).

C'est ce décalage vers la droite qui s'imposait au cabinet Mayer.Mais corrélativement la question de l'armée européenne entrait en jeudans la conception du programme à faire approuver, dès l'instant qu'onsavait les amis du général décidés à ne pas l'accepter : d'où une com-plication supplémentaire dont on n'avait vraiment pas besoin ! Il fautavouer que, visant à rassurer les uns et les autres, les déclarations dunouveau premier ministre ne faisaient à cet égard qu'entretenir l'incer-titude, si du moins le remplacement au Quai d'Orsay de M. RobertSchumann par M. Bidault ne devait pas être interprété comme le subtilretrait d'une position européenne trop avancée.

Ainsi, en dépit de la valeur technique hors pair de son chef, le ca-binet Mayer n'avait pas résolu le problème de la majorité. Bien aucontraire, pendant les mois qui vont de janvier à juin, date de sa chute,on voit s'accentuer les tendances divergentes des groupes formant [80]la majorité ou en marge de la majorité. Les socialistes, ancrés dansl'opposition, se durcissent dans leur position de parti de gauchelaïque ; les M.R.P. se croient obligés de pencher socialement à gauche

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dans la mesure où l'école les attire vers la droite ; une partie des radi-caux, se souvenant de leur origine, semblent éprouver je ne sais quelremords de figurer dans une combinaison de droite ; mais par contreles Gaullistes, du moins ceux de l'U.R.A.S., conservent, au momentmême où ils vont entrer dans la majorité, une mentalité d'opposition.C'est dans ces conditions que, pour les pouvoirs spéciaux qu'il de-mande, M. René Mayer n'obtient le vote, ni des Gaullistes, ni de tousles radicaux, ni de tous les « paysans » : sa majorité s'évanouit, à sup-poser qu'elle ait même jamais vraiment existé.

L'événement central de l'année, c'est la grande, l'interminable criseministérielle de juin-juillet 1953. Ce qui lui confère une place spécialedans l'ensemble des crises de la IVe République, c'est qu'elle ne portepas sur une question particulière, mais à la fois sur toutes les questionsposées du moment, l'Assemblée essayant en vain de dégager un pro-gramme commun susceptible de s'exprimer sur le nom d'un premierministre.

Ainsi, au même moment, sur le même plan, le pays se trouve accu-lé à la solution pressante d'au moins trois questions fondamentales,mettant chacune en cause l'intérêt national : le choix, par orientation àdroite ou à gauche, d'une politique économique susceptible de nousrendre une indépendance financière compromise ; l'Europe, et la placequ'y doit tenir la France ; l'Indochine, ce boulet qu'on traîne avec uneimpatience croissante. N'oublions pas en outre la conception laïque ounon laïque de l'État, impliquant la persistance d'une idéologie « répu-blicaine » à la façon de la IIIe, qu'on aurait bien tort de croire disparuede nos assemblées. Or, il s'agit, ou du moins on se croit obligé, deconstituer, [881] par un vote unique sur une personnalité unique, unemajorité impliquant l'acceptation de solutions communes pour cesimmenses problèmes. On trouverait une majorité sur le dirigisme oul'antidirigisme, sur l'orientation socialisante ou de résistance à la so-cialisation, sur l'école libre ou l'école laïque, sur l'armée européenneou son refus, sur la continuation de la guerre en Indochine ou la négo-ciation avec Ho-Chi-minh, mais un accord sur tous ces points à la foiss'avère impossible. C'est presque folie de prétendre l'atteindre souscette forme concentrée et simplifiée, d'autant plus qu'il y a en quelquesorte intrusion dans la politique intérieure de ces questions extérieuresqui autrefois eussent relevé d'une tacite unanimité. Mais maintenant,armée européenne, guerre indochinoise ne peuvent plus attendre !

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La division des partis.

La situation se complique encore du fait que la division n'est passeulement entre les groupes, mais au sein de chaque groupe incapabled'adopter une attitude commune et d'imposer à ses membres un voteunique. Bien plus, les individus ne sont pas eux-mêmes « unanimes »lorsqu'il leur faut grouper en un faisceau positif les éléments d'un pro-gramme concentré. Lors d'un examen de droit constitutionnel, un can-didat, confondant l'élection du Sénat et celle du président de la Répu-blique répondait, que celui-ci est nommé pour neuf ans et renouve-lable « par tiers » tous les trois ans. Ces trois tiers, n'est-ce pas l'imagedu désarroi des parlementaires devant des problèmes qui, par leur am-pleur, leur urgence et surtout leur arbitraire association, les assaillentet les dépassent ? Si chaque député est ainsi divisé en lui-même,comment de ces divisions faire sortir une majorité capable d'actionconstructive ? Peut-être, posé sous la forme d'un vote d'investitureconcentré [82] sur un nom, le problème est-il insoluble parce que malposé ? C'est la conclusion qui va peu à peu s'imposer dans le sens d'unabandon de la malencontreuse procédure de l'investiture. De ce pointde vue, la leçon de la malheureuse crise ministérielle de l'été derniersemble ne pas devoir être perdue.

La procédure employée — et l'effet sera un peu le même à Ver-sailles — aboutit en effet à l'élimination successive de tous les « dési-gnés », dont aucun n'est « investi ». Ni un socialiste, ni un M.R.P., niun radical, ni un indépendant, ni un Gaulliste ne sont en mesure d'at-teindre, soit la majorité constitutionnelle, soit la simple majorité. Dansla complexité ou la confusion des scrutins on distingue sans doute l'at-traction d'une partie de l'Assemblée vers la gauche avec la solutionMendès-France, de même que la volonté de la majorité de rester àdroite, sans cependant aller trop à droite ; on distingue aussi le souciprofond, élémentaire en quelque sorte, de se dégager du guêpier ex-trême-oriental, comme celui de rester — mais sans trop préciser —« européen » ; mais aucune conclusion générale positive ne se révèlepossible, sinon celle de la lassitude, sur la personne sympathique d'unmembre de la droite, « résistant » impeccable, dont les déclarations,

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volontairement vagues, lui valent, avec l'investiture, l'octroi de pou-voirs spéciaux refusés à ses prédécesseurs.

La révision nécessaire.

Le spectacle de cette impuissance ne peut manquer d'impression-ner : il convient d'en commenter les causes et la signification. Le ca-binet Laniel, né de ces circonstances exceptionnelles, a réussi à dou-bler le cap de l'année, principalement sans doute pour cette raison né-gative que chacun se rendait compte qu'il serait difficile de le rempla-cer pour les mêmes raisons qu'il [83] avait été si laborieux de le nom-mer. Cette impasse résulte, moins encore de la Constitution elle-même, que de l'esprit dans lequel l'Assemblée dominante, disonsunique, a pris l'habitude de l'interpréter. Le mal vient essentiellementdes traditions regrettables qui se sont établies en ce qui concerne laformation des gouvernements et la conception même que l'on s'en fait.Nous rencontrons ici la volonté désorganisatrice d'une Chambre,moins législative qu'exécutive, entreprenant de gouverner par déléga-tion directe. Derrière les méfaits de la procédure d'investiture, c'est laconception d'une assemblée absorbant l'exécutif qu'il faut condamneret corriger, si l'on ne veut pas que le pays verse dans une anarchie gé-nératrice de dictature ou de révolution.

S'agissant en fait, de la part de l'Assemblée, non de contrôle maisde délégation, le premier ministre, désigné, investi ou même simple-ment pressenti, a dû s'accoutumer à composer son cabinet, non pastant après consultation avec les partis, qu'en négociant avec eux danstous les détails les conditions de la délégation. Le dosage tend à sefaire avec une telle minutie qu'il a fallu, pour tenir compte d'exigencesmultiples au sujet de la proportion, multiplier presque à l'infini lenombre des portefeuilles. Sous la IIIe, les ministrables constituaientune élite réduite : c'est tout juste si maintenant certains anonymes neréclament pas que l'accès au pouvoir se détermine par roulement ! In-troduire la complexité parlementaire dans le mécanisme de la pratiquegouvernementale, c'est énerver la décision en imposant à l'exécutifune atmosphère qui n'est pas la sienne. L'aiguille qui marque leschangements du centre de gravité parlementaire est sensible comme

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celle d'un manomètre. S'il faut — et n'est-ce pas exactement ce qu'onfait ? — réviser, à chaque déplacement, la composition ministérielle,c'est à un régime de folie qu'on aboutit.

[84]

Les milieux parlementaires en ont obscurément conscience. Aussise sont-ils mis pratiquement d'accord pour envisager une révision, dureste limitée, de la Constitution. Mais celle-ci devrait se doubler d'unerévision, autrement difficile, des mœurs parlementaires elles-mêmes.Si l'on n'y procède pas, un divorce grave risque d'éclater entre le gou-vernement de la République et les forces extra-légales qui tendent às'établir en dehors de lui, éventuellement contre lui. Les grèves dumois d'août, qui sont également un des événements les plus significa-tifs de l'année, ont en effet souligné à quel point il existe dans le paysun secteur sur lequel la puissance publique ne possède pas de véritableautorité. L'avertissement est sérieux. Mais là encore l'Assemblée n'apu se mettre d'accord sur un texte positif exprimant sa position : elles'est contentée de repousser un ordre du jour socialiste condamnant lapolitique du gouvernement.

L'élection à la présidence de la République.

Le Congrès de Versailles, dont la préoccupation a dominé tout ledernier trimestre de l'année, ne s'est pas déroulé dans une atmosphèredifférente. En vertu d'une interprétation manifestement trop étroite duchoix à faire, le Parlement — c'est-à-dire l'Assemblée nationale et leConseil de la République — a passé au crible tous les candidats, avecla même minutie que s'il se fût agi d'investir un président du Conseil.On avait à chercher un arbitre, un garant suprême auquel confier lagarde du régime. On s'est attaché au contraire à disputer, à propos dechaque président possible, la position prise par lui sur toutes les ques-tions du jour. Il était bien naturel qu'à ce jeu aucun nom ne résistât àl'examen. Ces réserves faites, constatons que l'élection a abouti aumeilleur choix qui pût être fait. La procédure, [85] sur le moment, achoqué l'opinion. Elle a permis cependant de dégager, de décanter enquelque sorte les courants politiques existants, pour retenir parmi euxcelui qui était le plus dans l'axe. À vrai dire, il a fallu treize tours, là

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où la sagesse eût été d'en faire douze officieusement, ne laissant pourle grand jour officiel que le dernier. C'est bien ce qu'on faisait sous lerégime précédent, mais n'oublions pas qu'alors la majorité « républi-caine », d'accord sur l'essentiel, pouvait se contenter d'un mandat pluslarge. Dans le cas présent, nous savons trop qu'aucune réunion prépa-ratoire entre « républicains » (mais qu'est-ce que cela veut dire désor-mais ?) n'eût été capable de se mettre d'accord sur une même tendancede fond, donc sur un même nom.

Tous les problèmes du jour, avoués ou latents, se sont donc trouvésprésents dans les couloirs de Versailles : armée européenne, guerred'Indochine, politique sociale, conception laïque de l'État, orientationà gauche ou à droite. Cela faisait au moins trois courants parallèles,dont les eaux de couleurs différentes ne se mêlaient pas. On n'a, dansces conditions, réussi qu'à des éliminations, mais, avouons-le, pleinesde signification et par conséquent utiles. En refusant de nommer M.Laniel, l'Assemblée, tout en affirmant sa préférence pour une majoritéaxée à droite, a cependant indiqué sa volonté de ne pas laisser glissertrop à droite son centre de gravité. En écartant M. Naegelen, supposéhostile à l'armée européenne, et comme tel soutenu malgré lui par lescommunistes, elle a entendu ménager sa liberté d'attitude à l'égard del'armée européenne et ne pas se porter trop à gauche. Ce soutiencommuniste, coïncidant avec une détente moscovite, a cependant lais-sé apparaître une sorte d'appel de Front populaire dont on aurait tortde ne pas tenir compte, encore qu'il n'ait pas jusqu'ici développé seseffets. À travers les scrutins se dégageait ainsi peu à peu le fait que niun [86] membre de la gauche proprement dite, ni un homme politiquetrop marqué à droite — précisons : trop engagé du côté de l'Église —ne pourrait en fin de compte l'emporter. Un groupe d'environ deuxcents voix se manifestait comme décidé à n'accepter ni un tenant dequelque Front populaire déguisé ou édulcoré ni un plein droitier. In-dépendant de nom, mais connu dans sa finesse normande comme nedevant pas faire figure de fanatique, républicain de conviction au sensde la IIIe, M. René Coty répondait à ces conditions (et n'oublions pasque, sénateur, il bénéficiait de l'appui massif des conseillers de la Ré-publique).

C'est avec soulagement qu'après plus d'une semaine de scrutinsimpuissants, l'opinion a salué l'élection du nouveau président. L'im-pression, comme après la laborieuse investiture de M. Laniel, était

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celle d'une détente. On aurait tort cependant de s'abandonner à la quié-tude d'une atmosphère pacifique de fin d'année. Que M. Coty, poli-tique avisé, personnalité estimée et de suite populaire, doive faire unexcellent chef de l'État, point de doute. Que l'Elysée doive à M. Auriold'apparaître comme un havre de stabilité, c'est encore vrai, et l'on enest unanimement reconnaissant au président sortant. Tout n'est doncpas incertitude dans l'État. Mais ceci dit, la IVe République ne disposepas des ressources profondes qui faisaient la force de la IIIe. Celle-ci,du moins à ses débuts, avait une mystique qui s'exprimait dans la foide son élite dirigeante, et dans la conviction des militants qui travail-laient avec eux, en « bons républicains », au succès du régime. La IVe

ne suscite aucun enthousiasme, aucun dévouement issu du sentimentou de la foi politique. Le régime est accepté, et sans doute les institu-tions parlementaires sont-elles celles que l'opinion préfère, mais cetteacceptation se fait sans passion, souvent avec une sorte de passivitéqu'on ne saurait considérer comme un signe de santé.

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C'est dans ces conditions que la révision de la Constitution et la ré-forme des méthodes parlementaires prennent une importance de pre-mier plan. Le mal cependant est plus profond, car c'est d'une réformemême de l'État qu'il devrait s'agir. On peut malheureusement douterque, dominées par les préoccupations d'une politique au jour le jour,nos assemblées se décident à l'entreprendre.

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Première partie.« L’Année politique » de 1946 à 1958

1954

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L'année 1954, dans notre politique intérieure, est tout autre chosequ'une simple continuation de celle qui l'avait précédée. Elle a mar-qué, sinon la fin du moins une interruption de la série de combinai-sons ministérielles d'un type commun, qui jusqu'alors avaient caracté-risé la législature. Apparaissait en même temps dans le firmament par-lementaire un astre nouveau, de révolution difficilement prévisible,dont l'entrée en jeu suscitait à la fois beaucoup d'espoirs et de craintes,cependant qu'elle ébranlait l'ancien équilibre des groupes. Pour lapremière fois, cette Chambre de droite voyait parvenir au pouvoir unprésident du Conseil de gauche, dont l'avènement ranimait chez cer-tains, à tort ou à raison, la nostalgie de je ne sais quel Front populaire.Dans un climat politique traversé par ce courant d'air perturbateur, desconstellations inédites s'indiquaient à l'horizon, en prévision des élec-tions générales de 1956, auxquelles plus d'un commençait à penser.

La survie du cabinet Laniel.

Le cabinet Laniel n'avait été considéré, lors de sa formation, quecomme une combinaison de transition, un expédient strictement pro-visoire, et cependant l'année 1953 s'était terminée sans qu'il eût trouvéun successeur, largement du reste parce que chacun se rendait comptede la difficulté qu'il y aurait, en cas de crise, à [89] lui en trouver un.

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Mais il lui fallait, pour survivre, éviter toute discussion sur les pro-blèmes les plus graves de l'heure, tel celui de la C.E.D. Sur l'axe cen-tral de l'Assemblée, nul terrain solide où il pût chercher un appui : lesgrèves de l'année, ainsi que les atteintes à la laïcité de l'école rejetaientles socialistes vers la gauche, cependant que les attractions catholiquesdu M.R.P. le faisaient pencher à droite. En votant à Versailles pour uncandidat présidentiel hostile à la C.E.D., en contribuant quelques joursaprès à l'élection d'un président socialiste de l'Assemblée nationale,les communistes s'appliquaient à suggérer l'image d'un Front popu-laire reconstitué. Tout espoir de réunir, comme dans la législature pré-cédente, les socialistes et les démocrates populaires s'évanouissait.Dans ce désordre, le gouvernement ne subsistait que parce qu'il neréussissait pas à tomber, et aussi parce que les Conférences de Berlin,des Bermudes, de Genève imposaient la nécessité d'avoir un gouver-nement. Il était manifeste qu'au premier choc ce pot de terre se brise-rait en éclats.

La chute de Dien-Bien-Phu, nécessitant des décisions immédiateset draconiennes, allait rendre le maintien de cet équilibre instable im-possible. Sous la pression de l'opinion, la majorité, qui souhaitait lapaix, n'avait pas le courage d'en considérer fixement les conditions.Dans un état d'esprit analogue, le gouvernement, s'il voulait aussi lapaix, n'osait pas là vouloir à tout prix, et de ce fait la Conférence deGenève tardait à aboutir. Au régime où vivent en France les minis-tères, l'usure des hommes est rapide : ils tombent, reviennent, repa-raissent pour tomber encore, et de ces équipes interchangeables le Par-lement finit par se lasser ; il y a eu beaucoup de lassitude dans le votedu 12 juin 1954, qui a renversé le cabinet Laniel.

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L'expérience Mendès-France.

Quand M. Mendès-France, pressenti, se présente devant laChambre, ce n'est pas un nouveau venu. Collaborateur étroit du géné-ral de Gaulle à Alger et lors de la Libération, il est député depuis long-temps. Il est même, depuis un an, le véritable leader de l'opposition etson discours sollicitant l'investiture en 1953 n'est pas oublié. C'est lui

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qui réclame avec le plus de franchise le cessez-le-feu indochinois. Ilest nouveau cependant, en ce sens que, dans une demi-retraite, il a,depuis plusieurs années, préparé, hors de la vue du public, avec uneéquipe personnelle qui lui est entièrement dévouée, un programme degouvernement. Beaucoup croient, quand le Président de la Républiquel'appelle, qu'il ne réussira pas, et du reste, espèrent au fond son échec.

En tout cas, c'est avec un visage parlementaire nouveau au Palais-Bourbon qu'il sollicite pour la deuxième fois l'investiture, et l'obtient.C'est aussi selon une méthode nouvelle qu'il constitue son cabinet, paraccord non avec les groupes mais avec les personnes. Il agit en chefde gouvernement, fort non seulement de son investiture, mais del'ascendant qu'il exerce sur son entourage et dans une certaine mesuresur le pays. Le ton n'est pas celui de ses prédécesseurs : ses déclara-tions ont des arêtes vives et il cherche plutôt à trancher qu'à s'accom-moder, ce qui lui vaut, surtout auprès des jeunes, un prestige certain.Quand on l'aura vu à l'œuvre, on s'apercevra qu'il est dans sa manièrede prendre les problèmes l'un après l'autre, en quelque sorte à lagorge, sans s'y attarder. Son attitude est celle d'un liquidateur : liqui-dateur d'abord de la guerre en Asie, de la question tunisienne, de laC.E.D. Il annonce enfin son intention, ambitieuse et nullement mo-deste dans l'expression, de redresser par des méthodes non encore em-ployées la [91] structure économique de la France. Son ascendant surune Assemblée qui, au fond, ne l'aime pas est singulier, et intéressantà analyser : cette tactique à l'emporte-pièce surprend un Parlement quia tout essayé et que la lassitude porte à essayer, à accepter cette ultimerecrue. L'opinion de son côté apparaît comme soulagée de se trouverenfin en présence d'un premier ministre dont on se dit « qu'il va fairequelque chose » ; elle remet à plus tard de se demander ce qu'exacte-ment il va faire et quelle est l'orientation essentielle de sa politique.

L'année 1954 va donc correspondre à une succession rapide de li-quidations spectaculaires, donnant sur le moment l'impression que cesont effectivement des solutions. L'effet est grand, sensationnel même,mais ensuite il apparaît que le problème subsiste quand même et quela racine des difficultés n'a pas été extraite. De ce point de vue, le ces-sez-le-feu indochinois, obtenu à Genève à la hussarde, est un succès etmême une sorte de chef-d'œuvre politique puisque l'ultimatum a été lefait du partenaire qui se trouvait sur la défensive ! Mais ce négociateuravait le courage de vouloir la paix même en en payant le prix, et c'est

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en somme dans ces conditions qu'il l'obtenait. On devait ne s'aperce-voir que plus tard, quand le négociateur avait passé à d'autres entre-prises, que l'Indochine risquait d'être virtuellement perdue sans qu'unepolitique réfléchie eût été mise sur pied pour couvrir la retraite et sau-ver ce qui pouvait être sauvé. Le haut personnel M.R.P., responsablede la négociation antérieure, ne lui pardonnait pas de l'avoir remplacé,et c'est dans ses rangs qu'il allait trouver ses adversaires les plus irré-conciliables.

Il y a une « attitude Mendès-France » que l'on retrouve, toujours lamême, dans toutes les affaires que le premier ministre entreprend derésoudre. Il y a aussi, de la part de l'opinion, un type de réaction à sonégard, dont on peut, dans chaque cas, suivre l'évolution. Par exemple,[92] à propos de la Tunisie. La politique de l'autonomie interne n'estpas nouvelle, c'est celle de M. Robert Schuman, mais le geste specta-culaire de la visite à Tunis produit l'effet sensationnel qu'on pouvait enattendre : la formule employée satisfait ; la difficulté reparaît quand ils'agit de rédiger un texte correspondant à une politique constructive,acceptable des deux côtés. L'Afrique du Nord touche la France d'au-trement près que les territoires malgré tout lointains de l'Extrême-Orient. Après l'euphorie d'un voyage-éclair, la température de dé-cembre n'est plus celle de juillet.

Plus difficile encore, si possible, est la question de la C.E.D., dont,avec un courage que n'ont pas eu ses prédécesseurs, M. Mendès-France décide de s'occuper. Est-ce pour la torpiller, on ne le sait, maison pourrait le penser dès l'instant que les conditions posées par lui àBruxelles apparaissent inacceptables à nos partenaires européens. LaC.E.D. meurt devant l'Assemblée, dans la demi-obscurité d'un guet-apens, sans que le gouvernement ait mis dans la balance le poids deson autorité. La question qui viciait l'atmosphère parlementaire depuisplusieurs années, qui divisait chaque parti, chaque groupe et presquechaque personne, se trouve donc liquidée, dans le sens d'une exécutioncapitale : liquidée du reste de telle façon que la France reste seule,abandonnée, sévèrement jugée pour ses hésitations, son incapacité dese décider et de construire.

C'est alors que se pose, à propos du président du Conseil, la ques-tion troublante : Que veut-il en somme ? Où songe-t-il à entraîner lepays ? Ne s'agirait-il pas en fin de compte d'un renversement des al-liances ? M. Mendès-France, on le sait bien, n'est ni communiste ni

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communisant, mais on n'ignore pas certaines sympathies de son entou-rage. Sans doute aussi ne dit-il ou ne fait-il rien qui soit dirigé contreles États-Unis, mais il ne cache pas son désir d'une entente avec l'Est.On a remarqué [93] qu'en prenant le pouvoir il a eu un geste de défé-rence envers le général de Gaulle, qui reste pour lui l'ancien chef res-pecté. Peut-être partage-t-il l'opinion de celui-ci sur la recherche pourla France d'une position intermédiaire entre les deux blocs, sans dévo-tion exclusive à l'égard de l'Amérique, et l'on se rappelle la visite àMoscou, fin 1944. Un doute existe donc sur l'orientation Mendès-France, notamment chez les Anglo-Saxons, qui se demandent dansquel sens la France va se tourner.

L'attitude prise par les partis reflète, à ce tournant significatif, lescraintes des uns en même temps que les espoirs des autres. Sans quece présent empoisonné ait été accepté, les communistes ont donnéleurs voix au président du Conseil cependant que les neutralistesvoient en lui le leader qui va renverser une orientation de bien des an-nées. Les indéniables aspirations de gauche qui existent dans le paystrouvent à se cristalliser sur cette personnalité hors cadre, qui susciteun intérêt auquel nos politiciens ne sont plus accoutumés. On croitdéjà entrevoir le groupement électoral qui libérera le pays d'une pré-dominance de la droite touchant maintenant à sa fin.

Or, par une déconcertante reprise, l'homme qui a si bien taillé etqui se voit maintenant obligé de recoudre se range délibérément dansle cadre Atlantique. Les Accords de Paris, dont il est l'initiateur, l'en-gagement qu'il prend de ne pas négocier avec Moscou avant qu'ilsaient été ratifiés lui valent, par retournement, l'approbation de ceuxqui avaient douté de lui et la désillusion de ceux qui avaient espéré delui tout autre chose. Pourtant, le bataillon sacré de la C.E.D., replié surle M.R.P., ne lui accorde pas son pardon. Mais il se groupe une majo-rité, sans doute médiocre et incertaine, qui se sent au fond soulagéeque la France reprenne, dans des conditions moins bonnes mais necomportant pas de sacrifice de souveraineté, sa place en Europe. Seshésitations [94] mêmes reflètent l'incertitude, l'angoisse du pays, sonscrupule intime de consentir au réarmement allemand, son désir sin-cère cependant d'une Europe reconstruite.

Ainsi M. Mendès-France a perdu la confiance des communistes,des communisants, des neutralistes, des anti-Américains et des pro-Russes, mais a-t-il gagné la confiance des autres ? Il apparaît que non

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quand, à la fin de l'année, la question des Accords de Paris est portéedevant le Conseil de la République. Rien dans l'attitude du premierministre ne permet de soupçonner qu'il ne souhaite pas le vote, telquel, par la seconde Assemblée, et cependant la confiance ne lui estpas revenue, même après son voyage aux États-Unis. Nous connais-sons les Américains : ils acclament, et puis laissent tomber les person-nalités qu'ils ont portées en triomphe.

Quand l'année se termine, les questions courageusement prises enmain par M. Mendès-France ont sans doute reçu un commencementde solution, mais nulle part de solution définitive. Le gouvernement,qui par le prestige et la décision de son chef a gagné plusieurs ba-tailles, reste discuté. L'Indochine, la Tunisie, la C.E.D. et les Accordsde Paris, autant de haies que le champion a sautées, mais un peu plusloin il reste d'autres haies à franchir. Sur qui peut-il s'appuyer pour yréussir ?

Le problème de la majorité.

Il n'y a pas, dans cette Chambre, de majorité au moins approxima-tivement homogène en dehors de la droite. Mais un Mendès-France,en raison de sa personnalité, de son passé de résistant, de son penchantà gauche, de sa légende même, dispose de l'appui de trois groupes. Or,ces groupes sont, non seulement disparates, mais non contigus dans latopographie de l'Assemblée. De ce [95] fait, quel que soit le chiffresouvent considérable de voix qu'il réunit, ce n'est jamais sur une majo-rité authentique qu'il s'appuie. Jamais depuis le début de la législatureet même depuis la Libération, une combinaison gouvernementale n'areposé sur des bases aussi personnelles : pour une comparaison, ilfaudrait se reporter au précédent du général de Gaulle lui-même. Leprésident du Conseil le sait. Aussi se sent-il tenté de chercher un en-couragement en dehors du Parlement, dans une opinion publique dontil n'ignore pas l'attrait pour ce que sa politique représente de nouveaudans une législature usée. On sait que c'est là chose que les députésn'aiment guère.

Les trois groupes qui viennent spontanément à lui sont, toutd'abord les socialistes, même si ce n'est que sous la forme du soutien :

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c'est dans leurs rangs qu'il rencontre sans doute l'appui le plus sincèreet qui restera le plus fidèle, du fait que sa politique regarde du côté dela gauche. Viennent ensuite les radicaux, groupe auquel il appartient,qui naturellement soutiennent l'un des leurs ; mais ici l'accession estplus douteuse, car comme Janus ce parti a deux faces l'une avec Her-riot regardant d'un côté, l'autre avec Martinaud-Déplat dans un sensopposé. Plus complexe encore est l'approbation que M. Mendès-France trouve chez les Gaullistes, famille dont il se réclame, encorequ'il s'en soit politiquement éloigné depuis les jours déjà lointainsd'Alger. Le R.P.F. n'est plus à proprement parler un parti depuis que legénéral l'a retiré de la compétition électorale et du jeu parlementaireimmédiat, mais son esprit subsiste, même chez les parlementaires del'U.R.A.S. ou de l'A.R.S., qui se sont révélés plus députés que Gaul-listes. Le gouvernement a donc leurs voix, mais il est difficile de direce qu'elles signifient puisqu'on y distingue des éléments aussi conser-vateurs et nationalistes que les indépendants, cependant que d'autres,malaisément classables, font [96] penser quelquefois à des fascistes degauche communisants. Le général donne à son ancien collaborateur untémoignage personnel de sympathie, mais il maintient son point devue bien connu : dans le cadre de la IVe République, toute tentative deredressement doit rester nécessairement stérile.

À ce corps dispersé, et s'intercalant entre ses membres, s'opposentdes groupes massifs. Les indépendants, qui sont la véritable droite del'Assemblée, dressent contre le ministère une résistance instinctive eten quelque sorte élémentaire, refusant obstinément de le suivre danssa politique africaine et dans sa politique économique, du moins cellequ'on lui prête, sans à vrai dire la connaître exactement. Le M.R.P.pourrait reconnaître dans l'attitude tunisienne et indochinoise de M.Mendès-France plus d'un trait lui appartenant, mais sur la C.E.D. etles Accords de Paris son intransigeance est complète : désillusiond'une occasion européenne perdue, idéologie fédéraliste reniée, jalou-sie aussi d'un successeur tenant une place qu'on estime vous apparte-nir. C'est là qu'est le foyer de l'opposition au gouvernement. Quantaux communistes, s'ils ont voté pour le cabinet dans sa période ini-tiale, ils l'ont abandonné quand il s'est tourné du côté de l'Atlantique.Une coalition de tous ces mécontents peut à tout instant déclencherune crise.

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Ainsi le premier ministre n'a pas, quand l'année s'incline vers safin, trouvé de véritable majorité. L'appui que lui vaut sa légende, con-tradictoire il faut l'avouer de ses actes, n'est pas tant à la Chambre etdans le présent que dans le pays et dans l'espoir que son nom va sym-boliser une nouvelle orientation politique. Certains lui prêtent, gratui-tement semble-t-il, le projet de hâter les élections générales à la faveurd'une dissolution, pour se faire devant le suffrage universel le leaderd'une gauche nouvelle : pour réaliser celle-ci, le concours progressisteet même communiste paraît acceptable à plus [97] d'un. Qu'elle soitpossible sans cet appoint reste douteux, d'où le porte-à-faux de toutenotre politique, avec cette extrême gauche irréconciliable de centvoix, légalement cependant appelée à peser dans la balance.

La révision constitutionnelle.

La législature s'avance donc vers sa fin sans que l'Assemblée aittrouvé son équilibre. Sa véritable nature est celle d'une Chambre dedroite, mais les majorités axées sur la droite qu'elle réussit à mettre surpied ne satisfont pas uniformément ceux qui en font partie, car unenostalgie de la gauche, avec un scrupule de s'intégrer dans des combi-naisons qualifiées de réactionnaires, est sensible, soit chez certainsradicaux, soit chez nombre de membres du M.R.P. Le centre del'Assemblée, loin d'être une base positive sur laquelle on puisse fon-der, n'est qu'une ligne de partage entre des pentes de plus en plus di-vergentes. La question de l'école libre subventionnée rejette à gaucheune partie des radicaux et la totalité des socialistes, cependant que lesdémocrates populaires, qu'ils le veuillent ou non, subissent l'attractionde la droite. On peut se demander si, avec le régime électoral actuel,un courant d'air venu du grand large serait capable de pénétrer danscette atmosphère parlementaire décidément confinée : le député, etavec lui le militant qui le désigne dans le secret de l'organisation duparti, semblent isolés par des écluses de la haute mer de l'opinion,dont le flot ne les atteint pas. Ce sont donc les conditions de l'électionqu'il faudrait changer, mais les élus ne recourent à ces remèdes qu'à ladernière extrémité.

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La restauration du régime de la navette, appuyée du droit d'initia-tive rendu aux sénateurs, est un événement politique important, car ilrapproche de plus en plus le Conseil de la République du statut d'uneChambre [98] Haute, en mesure de faire entendre ses avis. Ainsi tendà se corriger, au moins partiellement, ce système de Chambre uniquedépourvue de contrepoids, dont la France a si gravement pâti au len-demain de la Libération. Dès maintenant la navette produit ses effetset l'on peut espérer qu'à la faveur de cet accroissement de pouvoir dela seconde Chambre un plus grand nombre de personnalités de marques'orienteront vers le Luxembourg. Il se peut donc que cette révisionconstitutionnelle en apparence limitée se révèle à l'expérience plusgrosse de conséquences qu'on ne serait porté sur le moment à lecroire. En revanche, il n'apparaît pas que la nouvelle procédure rela-tive à la constitution des ministères soit une simplification et un pro-grès... Quoi qu'il en soit, du point de vue de ces modifications consti-tutionnelles, l'année 1954 doit être considérée comme politiquementimportante. Elle l'est aussi en ce sens que l'expérience Mendès-Francea posé avec une force accrue le problème de l'axe de la majorité.

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Première partie.« L’Année politique » de 1946 à 1958

1955

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Le rythme, en quelque sorte déchaîné, que prend « l'accélération del'histoire », est impressionnant. Peut-être, dans les événements qui sesont produits en Asie et en Afrique, n'y a-t-il en 1955 rien qui ne fûten préparation ou même déjà déclenché dans les années précédentes,mais le cours des choses s'est précipité : le virtuel se réalise sans quejouent les délais escomptés, les fissures deviennent fractures et lesébranlements sont tels qu'ils laissent craindre l'effondrement. Ce n'estpas seulement le système colonial hérité du XIXe siècle que nousvoyons contesté avec une violence et une universalité croissantes, sansmême que les intéressés semblent réagir avec quelque conviction, c'esttout l'Empire occidental, avec le régime d'échanges et d'administrationmondiale qu'il comporte, qui chancelle sur sa base.

L'année 1955, aboutissant aux élections générales du 2 janvier1956, entraîne un changement profond dans la topographie parlemen-taire, mettant ainsi fin au régime de combinaisons ministérielles quiavait prévalu depuis 1951. Une période nouvelle de la IVe Républiquese dessine ainsi, qui ne marque malheureusement aucun progrès. S'il ya changement, ce n'est pas que des tendances nouvelles se soient ma-nifestées dans l'opinion, du moins de façon décisive, mais la positionrespective des partis ne sera plus la même, ni les conditions de leurgroupement, ni le centre de gravité, de l'Assemblée nationale. [100]

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Diverses circonstances, dès l'année 1954 mais surtout dès l'été de1955, ont provoqué ce changement de climat. Il y a eu d'abord l'appa-rition en quelque sorte éruptive sur le devant de la scène d'une person-nalité hors cadre, qui n'a plus joué exactement comme ses prédéces-seurs les règles du jeu. Une température chargée de passion a prévaludans les milieux parlementaires depuis le cabinet Mendès-France,avec des rivalités personnelles d'équipes qui ont conduit à la désagré-gation du parti radical. Il s'en est suivi, dans la gauche de l'anciennemajorité, l'indication de nouvelles lignes de fracture. De même, àdroite, l'aggravation rapide de la crise nord-africaine a entraîné touteune section des anciens Gaullistes et des indépendants à se cristalliserdans une attitude d'opposition à la politique africaine déclenchée parM. Mendès-France et continuée par son successeur, M. Edgar Faure.Ce durcissement s'exprime d'autre part, sous la forme du Poujadisme,dans une renaissance ou une recrudescence de l'antiparlementarisme,susceptible de provoquer par réaction, et sous couvert de défense ré-publicaine, le retour d'un Front populaire, avoué ou latent.

Ces circonstances existaient sans doute déjà dès l'année 1954. Ellesdéveloppent cependant en 1955 les répercussions qu'on pouvait enattendre, ce qui fait que, toutes les questions se posant à la fois à despartis de plus en plus divisés, la constitution d'une majorité devient deplus en plus difficile. À un certain moment, on en arrivera même àl'estimer impossible, et ce sera le recours à la dissolution, épreuve ten-tée pour la première fois depuis le 16 mai 1877.

Le problème de la majorité.

Ainsi le problème de la majorité, j'entends d'une majorité compor-tant quelque stabilité, n'a pas été résolu en [101] 1955 davantage quependant les années précédentes, le vice du régime tendant à apparaîtrechronique. Essayons de prendre, à cet égard, une vue d'ensemble de-puis la Libération.

Jusqu'en mai 1947, date à laquelle M. Ramadier exclut les com-munistes du gouvernement, une alliance de fait entre communistes,socialistes et M.R.P. avait servi de base majoritaire suffisante, l'accordse faisant sur le dirigisme, les nationalisations et la tradition encore

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proche de la Résistance. Puis une seconde période avait pris naissanceentre 1947 et 1951, avec le tripartisme, combinaison entre socialistes,M.R.P. et radicaux, qui déplaçait le centre de gravité vers la modéra-tion : on restait divisé sur la politique laïque et le dirigisme, mais lesnécessités les plus élémentaires de l'ordre rendaient l'union impéra-tive. Les apparentements de 1951, conçus à la fois contre le Gaullismeet le communisme, eussent permis le maintien de l'axe antérieur, ensomme fixé au centre. La question des subventions aux écoles libres,creusant entre socialistes et M.R.P. un fossé qui s'est révélé impos-sible à combler, a rendu depuis lors inopérantes les combinaisons re-levant du tripartisme antérieur. Il fallait donc, et c'était le début d'unetroisième période, reporter une fois encore un peu plus à droite lecentre de gravité de la seule majorité désormais possible, dès l'instantque les socialistes se récusaient et qu'on était d'accord pour maintenirl'exclusion des communistes. La base reposait sur l'association desradicaux, du M.R.P. et des indépendants, et c'était encore à peine suf-fisant tant que les Gaullistes, ou du moins une partie d'entre eux, n'en-traient pas dans le jeu. On allait les décider à se comporter en députésplus qu'en Gaullistes, c'est-à-dire à entreprendre eux aussi la courseaux portefeuilles, mais leur appui serait toujours précaire.

De là l'instabilité congénitale des cabinets de la législature, obligésde s'appuyer sur des partis disparates, [102] dont on ne peut même pasdire qu'ils fussent d'accord avec eux-mêmes. Les M.R.P. conservaientleur préférence ancienne pour le dirigisme, mais radicaux et indépen-dants ne supportaient qu'avec une impatience croissante les interven-tions de l'État dans la production, tout ce qu'ils pouvaient accepterétant de ne pas revenir sur les nationalisations. L'obligation de se pro-noncer sur la C.E.D., avec le réarmement allemand, compliquait en-core la situation, car, si les M.R.P. se déclaraient Européens avec con-viction, les Gaullistes manifestaient à cet égard une hostilité nonmoins passionnée, tandis que socialistes et radicaux demeuraient divi-sés. Pour inclure les socialistes dans la majorité, il eût fallu renoncer àla loi Barangé, mais l'introduction, intempestive, de la question laïquedans les discussions de l'Assemblée avait irrémédiablement compro-mis toute possibilité de majorité axée sur le centre.

Les gouvernements, dans ces conditions, ne réussissaient à sur-vivre qu'en ne gouvernant pas, en ne posant pas les questions, touteprise de position un peu nette risquant d'entraîner ipso facto leur di-

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slocation. C'est ainsi que la mise à l'ordre du jour de la C.E.D., initia-tive française pourtant, avait été reportée d'année en année par des ca-binets dont les chefs n'osaient marcher que sur la pointe des pieds, parpeur de déranger un statu quo précaire et presque comateux ! Une im-pression d'incertitude et d'impuissance se dégageait de ce spectacle,mais les parlementaires, adaptés à leur propre intoxication, ne s'aper-cevaient même plus du scandale qu'ils suscitaient, tant en France qu'àl'étranger.

C'est justement cette impression défavorable que le cabinet Men-dès-France avait effacée, grâce au dynamisme de son chef, dont lesinitiatives, soutenues de manifestations spectaculaires, donnaient lesentiment qu'il y avait enfin quelque chose de nouveau. Ce gouverne-ment bénéficiait d'une unité d'inspiration et d'action [103] qui avaitmanqué à ses prédécesseurs : le président du Conseil prenait seul sesdécisions en matière de politique générale, laissant en fait à son « bril-lant second », M. Edgar Faure, ministre des Finances, un domainepropre, dans lequel il semblait n'intervenir que fort peu. Le reste descollaborateurs ne comptait guère, et d'autant moins qu'on assistait àdes replâtrages presque continuels. L'opinion, qui s'en rendait compte,n'attachait à ces changements de personne aucune importance. Qu'onapprouvât ou non la politique suivie, il y avait quelqu'un au gouvernailet il faut dire que le public, surtout parmi les jeunes, voyait la choseavec faveur. Ce serait cependant une erreur de croire qu'une majoritéparlementaire fût en train de se constituer. Là encore, c'est par sa posi-tion personnelle et par elle seule, que le président du Conseil s'impo-sait à une majorité qu'on peut qualifier de majorité de fortune. Elleétait si disparate qu'elle se présentait pour ainsi dire en damier. M.Mendès-France avait pour lui les socialistes, et bien qu'ils se limitas-sent à une politique de soutien, c'étaient eux les partisans les plusloyaux. Les radicaux votaient pour lui parce qu'il était radical, et en-core n'était-ce pas unanimement. Une partie des Gaullistes le suivaientégalement, se rappelant qu'il avait été, à Alger, le collaborateur dé-voué et efficace du général. Mais les indépendants restaient méfiantset les M.R.P. ouvertement hostiles, un peu sans doute par amertumejalouse et dans la mesure même où il faisait hors d'Europe leur poli-tique. Ainsi, les trois morceaux de la majorité n'étaient même pas con-tigus, de sorte qu'on avait pu qualifier humoristiquement cette combi-naison de majorité à saut de mouton. L'orientation générale du cabinet

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était à gauche, surtout en matière de politique coloniale, mais, sur leterrain économique et financier, M. Edgar Faure continuait avec suc-cès la politique qui, depuis le cabinet Pinay, avait conduit à une stabi-lité des prix jusqu'alors [104] inconnue. Les communistes, qui avaientd'abord témoigné à l'égard de M. Mendès-France une compromettantefaveur, se retournaient contre lui quand, à l'occasion des Accords deParis ou de son voyage aux États-Unis, il affirmait d'incontestable fa-çon son orientation occidentale, dont certains avaient d'abord douté.Et cependant il ne réussissait ni à désarmer les M.R.P., furieux de sonabandon de la C.E.D., ni à gagner la confiance de nombre de radicaux,qui, tel M. René Mayer, lui disaient : « Je ne sais pas où vous allez. »

Le ton personnel que prenait la polémique à l'égard du premier mi-nistre, l'enthousiasme exclusif et jaloux de son entourage, la méfianceinvétérée et tendancieuse de ses adversaires, toutes ces raisons déve-loppaient une atmosphère de passion et d'amertume, d'éloges thurifé-raires et de procès de tendance malveillants, qui allait rendre de plusen plus difficile, et finalement impossible, l'union des partis du centre.Dès l'instant que la majorité de M. Mendès-France était personnelle,sa chute remettait une fois de plus l'Assemblée en présence du mêmeproblème, jamais résolu, la constitution d'une majorité de gouverne-ment. On retombait dans l'impasse. Successivement MM. Pinay,Pflimlin et Pineau, à la recherche d'une investiture, allaient en fairel'épreuve : le premier, parce que les M.R.P., dans leur souci de restercollés à gauche, lui refusaient leur concours ; le second, parce queradicaux et républicains sociaux demeuraient sur la réserve à sonégard ; le troisième, parce que sa tentative de faire, sans les commu-nistes, une combinaison de gauche dans une Chambre orientée àdroite allait à l'encontre des lois les plus élémentaires de l'équilibreparlementaire. On saisit, dans cette analyse, le vice, impossible à cor-riger, d'une situation dans laquelle un bloc de cent à cent cinquantedéputés reste inutilisable à gauche, cependant qu'à l'extrême droitesubsiste des éléments anticonstitutionnels sur lesquels [105] on nepeut compter. Il n'y a pas de quoi faire une majorité de gauche, ce quisuggère naturellement une nostalgie de Front populaire, d'autant plusque, dans ces conditions, le centre de gravité de la partie utilisable del'Assemblée est décalé beaucoup trop à droite.

Si finalement M. Edgar Faure a réussi une combinaison du typeancien, basée sur l'appui de tous les groupes situés à droite du socia-

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lisme, ce succès est dû au talent vraiment exceptionnel dont il a sufaire preuve, à quelque lassitude de l'Assemblée aussi. La solution nes'en est pas moins, à la longue, manifestée inviable, dès l'instant que leprésident du Conseil entreprenait de continuer la politique nord-africaine de son prédécesseur, c'est-à-dire une politique de tendanceen somme avancée, avec une majorité ayant par sa composition tousles caractères d'une majorité de droite. Une difficulté supplémentaireprovenait du fait que la division des radicaux en partisans et adver-saires de, M. Mendès-France faisait du radicalisme, antérieurementparti charnière, un facteur de discorde au sein de la majorité. Tout audébut la fragilité de la combinaison avait été voilée par l'habileté ma-nœuvrière de son chef, mais bientôt la crise du parti radical, puisl'évolution rapide de la crise marocaine, sans parler de la pressionpoujadiste, devait la mettre en pleine lumière.

La crise du parti radical.

La crise du parti radical, suscitée par M. Mendès-France pour yfaire prévaloir l'attraction de gauche, doit être considérée comme unévénement important de la politique intérieure française. Depuis laLibération, deux tendances parallèles, mais en même temps dans unelarge mesure contradictoires, s'étaient partagés le radicalisme. L'une,héritée de la IIIe République, regardait à gauche, selon la tradition desPelletan et des [106] Herriot. L'autre, nouvelle et cependant expres-sive elle aussi d'un des aspects de la pensée radicale, se réclamait del'individualisme et du libéralisme, par opposition aux doctrines diri-gistes issues moins de 1789 que du Marxisme. La volonté de conser-ver quand même l'unité, par nécessité tactique comme par habituded'association, mettait le parti dans la position d'un Janus à deux faces,susceptible de servir de pivot à toutes sortes de combinaisons. Commed'autre part le radicalisme contenait plus de parlementaires expérimen-tés que tout autre groupement, il semblait qu'aucun cabinet ne pût seformer sans faire appel à lui. Cet équilibre instable eût pu durer long-temps sans l'intrusion, jusqu'au sein même de l'organisation, du fac-teur passionnel de dislocation dont nous parlions plus haut. Pour lesmilitants du Mendésisme, c'était presque un scandale que le « brillantsecond » de la veille fût devenu président du Conseil, avec cette ag-

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gravation qu'il réussissait, continuant à plusieurs égards la même poli-tique. Jusqu'alors la « machine » du parti, comme on dit aux États-Unis, avait appartenu à la section Martinaud-Déplat, c'est-à-dire à latendance échappant à l'influence directe du groupe Mendès-France.Au Congrès extraordinaire du 4 mai 1955, c'est en quelque sorte àl'abordage que celui-ci s'empare de cette « machine », ce qui met entreses mains l'action administrative du parti. Dès lors en dépit d'une forteminorité, qui reste réticente ou se sépare de lui, le parti, du moins dansson organisation officielle, tend à ressembler davantage au parti radi-cal-socialiste de la IIIe République qu'à l'image qui était peu à peu de-venue la sienne sous la IVe.

Du fait de cette sécession, la majorité s'affaiblit sur sa gauche et defaçon durable, car ceux des radicaux qui suivent M. Mendès-France serapprochent des socialistes, ce qui annonce le futur Front républicain.Mais c'est aussi le moment où divers éléments de l'extrême [107]droite se raidissent, ce qui tend à les séparer d'une droite, relativementlibérale et gouvernementale, qui appartient à la tendance de M. Pinay,membre important du cabinet. Dès la séance typique du 18 mars, aucours de laquelle, du haut de la tribune du public, M. Poujade exerceune pression, à vrai dire humiliante, sur les membres de l'Assembléepréoccupés de le ménager, on s'accoutume à prendre au sérieux desprotestations antifiscales, dont jusqu'alors on avait mal mesuré la por-tée.

C'est l'occasion de souligner que la politique de stabilisation desprix, initiée par M. Pinay en 1952, mais poursuivie par M. EdgarFaure, ne produit pas politiquement que des effets stabilisateurs. Lepays, dans son ensemble, profite de ce répit et les affaires sont pros-pères, cependant que les salaires, nominaux et réels, s'accroissent no-tablement. Mais, dans un secteur spécial, celui du petit et moyencommerce, qui sera le berceau du Poujadisme, l'arrêt de l'inflation metfin aux avantages que toute une classe d'intermédiaires avait retirés,depuis la guerre, de la hausse continue des prix : c'est la fin de la pé-riode des bénéfices faciles liés à l'inflation, les stocks cessent de sevaloriser pendant qu'on dort, tandis que l'impôt, fixé sur les déclara-tions de l'année précédente, paraît d'autant plus lourd qu'il ne se paieplus dans une monnaie en cours de dépréciation. Ce sont là des effetsnormaux en climat de déflation et l'on sait que l'arrêt de l'inflation ap-paraît à certains comme l'équivalent d'une déflation. Si l'on ajoute que

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le nombre des intermédiaires a sans doute doublé depuis la Libération,que la réduction s'en impose et qu'il s'agit à longue échéance d'uneclasse destinée à être partiellement éliminée par la rationalisation de ladistribution, on comprend que les condamnés à mort ne se laissent pasexécuter sans avoir lutté pour la vie. D'où cette action directe qui, ré-veillant une vieille tendance nationale antiparlementaire, fait du mou-vement Poujade, [108] que celui-ci l'ait voulu ou non, un mouvementde type boulangiste, fasciste, nationaliste, quel que soit le nom qu'onchoisisse de lui donner.

Une cristallisation se fait donc à droite sur l'antiparlementarisme,déjà latent chez nombre de Gaullistes. Il s'en dessine une autre sur leraidissement national ou nationaliste à l'égard d'une politique colo-niale ou nord-africaine, sans parler d'Indochine, estimée d'abandon.M. Edgar Faure continue, en Indochine, en Afrique du Nord, notam-ment en Tunisie, une politique manifestement impopulaire auprès detoute une partie de sa majorité et il n'est même pas sûr du concoursde quelques-uns de ses ministres. Quand, à son tour, la crise maro-caine entre dans une phase virulente, ce manque d'unité apparaîtnettement. Si une solution survient enfin, et il faut bien appeler solu-tion le retour du sultan, elle résulte plutôt du déroulement des faits parleur propre poids que d'une volonté gouvernementale de notre part. Etsi l'Assemblée fournit quand même un vote de confiance, c'est plutôtpar lassitude que par accession à la politique du cabinet. La leçon quis'en dégage, c'est qu'aucune décision nette et surtout rapide ne peutêtre prise. On est dans une impasse. Tout autre cabinet que celui de M.Edgar Faure se heurterait aux mêmes difficultés, à supposer mêmeque le président de la République soit capable de réussir à en consti-tuer un autre.

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Les élections anticipéeset la nouvelle Assemblée.

C'est dans cette atmosphère d'impuissance que l'idée de procéder àdes élections prématurées se dessine, avec recours au besoin à la dis-solution. Celle-ci devient constitutionnellement possible quand unemajorité, constitutionnelle par inadvertance semble-t-il, renverse lecabinet. Celui-ci a la voie libre, se disant qu'il est mieux [109] placédevant les électeurs qu'il ne serait éventuellement six mois plus tard,que le pays lui donnera peut-être une direction, qu'enfin, après 78 ans,il est peut-être temps de faire rentrer la dissolution dans notre pratiqueparlementaire.

La période qui commence alors, aboutissant aux élections du 2janvier, appartient en réalité à l'année 1956. L'Année politique a tenucependant à parler, non seulement de la période électorale, mais desrésultats de la consultation électorale. Un commentaire plus étendus'en imposera l'an prochain. Dès maintenant pourtant nous devons es-sayer de mesurer la portée du tournant qui s'est produit, car on setrouve en présence d'un échiquier parlementaire renouvelé.

Contrairement à la première impression, surtout celle de l'étranger,rien de spécifiquement nouveau ne se dégage de ces élections, alorsjustement qu'on attendait, qu'on eût souhaité du nouveau. Cette obser-vation s'applique à l'opinion, non à la position parlementaire, celle-cientièrement transformée. Cette apparente contradiction, d'une opinionpublique qui bouge peu et d'une Chambre modifiée dans sa composi-tion, est l'effet du régime électoral, resté celui de 1951, mais dans desconditions telles qu'il ne permet plus, comme il y a cinq ans, le jeu desapparentements. Avec le scrutin de liste, tel qu'il a fonctionné en lacirconstance, c'est en fait une proportionnelle pure et simple qui a pré-valu. On a voté moins sur des hommes, qu'en général on connaît peu,que sur des programmes ou plus encore sur des étiquettes de partis. Cerégime plaît à l'esprit français par son abstraction, mais il éloignel'électeur de la politique pratique. La conséquence, c'est que le voteressemble davantage à un recensement qu'à une consultation : chacundéclare simplement dans quel parti il se classe. On aurait aimé rece-

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voir une indication du suffrage universel, dans tel ou tel sens. Or, lepays [110] renvoie simplement une classification, fort peu différentede celle qu'on avait antérieurement connue.

Trois résultats spectaculaires retiennent l'attention : le maintien duvote communiste, avec un grand accroissement des sièges commu-nistes dans l'Assemblée ; l'apparition, en quelque sorte éruptive, d'unparti nouveau, le Poujadisme ; l'opposition passionnée, amère, de par-tis qui jadis avaient collaboré : Front républicain socialiste et radicalcontre la majorité ayant soutenu le cabinet Faure. Ces résultats de-mandent à être expliqués, encore qu'ils reflètent, pour qui connaîtnotre histoire politique, le comportement électoral traditionnel desFrançais. Il s'agit surtout de formes nouvelles prises par de très an-ciennes façons de raisonner, de sentir, de voter.

Les communistes sont, dans la nouvelle Chambre, 150 contre 98dans la précédente, mais ils n'ont aucune raison de chanter victoire sil'on constate que leurs 4.770.000 voix ne représentent qu'un peu plusde 25% des votes dans le pays, ce qui est à peine différent de l'effectifélectoral communiste de 1951. Le gain de 50 sièges est exclusivementdû au fait que, les apparentements n'ayant pas joué, le communismebénéficie d'une représentation proportionnelle, ce qui n'était pas pré-cédemment le cas. Il faut donc conclure que la France n'est pas com-muniste, que le communisme n'y fait pas de progrès, qu'il a depuisassez longtemps atteint son plafond. Si cela est vrai, et c'est incontes-table, on peut se demander comment il se fait que tant de Français vo-tent dans ce sens-là ? De l'avis général, la France, depuis plusieursannées, ne manque pas de prospérité ; les prix, depuis trois ans, nemontent plus, cependant que les salaires nominaux et même réels sonten progrès marqué. Il n'y a pas de chômage. Or, tous ces argumentssemblent n'avoir pas compté. C'est que, comme nous le disions, lesFrançais votent sur des principes, plus que sur des intérêts immédiats.Veux-je [111] dire qu'il y a en France plus de quatre millions decommunistes ? Évidemment non, et nous savons, de source certaine,que les deux tiers ou les trois quarts des gens votant communiste nesont pas communistes, ne souhaitent surtout pas l'établissement enFrance d'un régime soviétique. Alors, pourquoi votent-ils ainsi ? Pourdes raisons complexes, dans lesquelles le principe, la manœuvre, laprotestation, l'appel démagogique ont chacun leur place. Beaucoup degens votent communiste parce qu'ils situent le communisme à gauche,

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beaucoup de salariés votent de même parce qu'ils considèrent que leparti communiste est le défenseur des travailleurs ; beaucoup de mé-contents estiment que le communisme, en faisant peur, obtient davan-tage de ce fait ; bien des malheureux se disent qu'ils n'ont rien àperdre, que le communisme se chargera d'eux, mieux que les régimeslibéraux ; beaucoup de femmes votent communiste parce qu'ellescroient que la Russie est en faveur de la paix. Ces inconscients, cesidéalistes, ces faux malins, ces protestataires risquent de faciliter lavenue d'un régime qu'au fond ils redoutent et dont ils ne s'accommo-deraient pas. Cependant, telle est la France et il faut bien en tenircompte.

Le succès du parti Poujade serait presque plus facile à expliquer,d'autant plus qu'il jette un jour assez vif sur une certaine forme, biennationale, de mécontentement. Poujade est un agitateur, dynamique etefficace, qui ameute aisément l'opinion contre un fisc décidément biensans-gêne à l'égard du contribuable et il représente en particulier cetteclasse d'intermédiaires dont nous parlions plus haut qui ne bénéficienullement de la stabilisation des prix. Mais à ce courant, purementéconomique, est venu s'ajouter l'appoint d'un antiparlementarisme tou-jours latent en France. La France a traîné, de génération en génération,des partis, organisés ou non, représentant les réactions d'une petiteclasse [112] moyenne se révoltant contre la gauche parlementaire etles prétentions interventionnistes croissantes de l'État. L'origine dumouvement est bonapartiste, mais nous en retrouvons les élémentsdans le boulangisme, dans le nationalisme de l'affaire Dreyfus, dansl'antisémitisme, dans les ligues du 6 février... Il y a, dans le Pouja-disme, du Maurras, du Drumont, du La Rocque, de la Cagoule, ce quidépasse évidemment une protestation de boutiquiers. Le « mécontentnational » est un type bien français, que nous retrouvons ici, et sansdoute comprend-il, dans ce cas, plus d'un communiste et plus d'unGaulliste de la veille. Mais cinquante députés poujadistes, c'est unchiffre avec lequel il faut compter, même s'ils ne savent pas exacte-ment ce qu'ils veulent. Le symptôme mérite de retenir l'attention. LaFrance, pour cela, ne devient pas fasciste, mais cette minorité persis-tante d'antiparlementaires, d'anticonstitutionnels, est cependant trou-blante. Elle accroît la difficulté de faire une majorité sans l'extrêmegauche et sans l'extrême droite.

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Compte tenu de l'effondrement Gaulliste, les proportions des partisdits du centre apparaissent à peine modifiées : on retrouve S.F.I.O.,M.R.P., indépendants, approximativement où et tels qu'ils étaient.Avec une opposition de 150 voix communistes et 50 voix poujadistes,il pourrait y avoir, selon l'ancienne classification, environ 350 voixsusceptibles de former une majorité appuyée sur le centre. Mais il n'enest pas ainsi en raison de la position nouvelle prise par le radicalisme,car une coupure sépare désormais le Front républicain (socialistes etradicaux) de l'ensemble des formations situées à leur droite. Il y a unfossé là où antérieurement il y avait une charnière.

Est-il possible, dans la nouvelle Assemblée nationale, de constituerune majorité de gauche ? À vrai dire, elle existe de façon latente, sicommunistes, socialistes et [113] radicaux décident de s'associer.Mais c'est le Front populaire, dont socialistes et radicaux ont déclaré,sans équivoque, semble-t-il, qu'ils ne veulent pas. En dehors de cetteconception, aucune majorité de gauche n'est possible et, s'il se formeun cabinet de gauche, ce ne peut être qu'un gouvernement de minorité.Mais il n'y a pas non plus de majorité de droite sans le concours radi-cal ou socialiste. Ainsi la consultation populaire, bien loin d'avoir cla-rifié la situation, n'a fait que la compliquer davantage encore.

Il semble que, laissée à elle-même, l'Assemblée nouvelle tendrait,sur une foule de questions, à voter spontanément dans le cadre d'unemajorité de type Front populaire, sans qu'il y ait du reste Front popu-laire pour cela. Toutefois, les nécessités impérieuses d'une politiquesimplement française — ce qui exclut ipso facto les communistes —conduisent à la formation d'une politique de gouvernement compor-tant l'appoint de partis situés à droite du Front républicain. Suivantqu'elle s'orientera dans l'une ou l'autre de ces directions, la législatureprendra une signification totalement différente.

Mais il faut avouer que, dans cette discussion, l'électeur n'a donnéaucune orientation. Chacun est resté sur ses positions ; le succès es-compté par les partisans de M. Mendès-France ne s'est pas matérialisé.S'il s'agissait d'une consultation, elle n'a pas reçu de réponse. En pré-sence d'une situation nord-africaine et d'une situation mondiale in-quiétantes, angoissantes même, il n'y a pas eu de sursaut national.L'électeur s'est comporté comme si la vie quotidienne continuait, sim-plement. Je me rappelle un temps où la formule « France d'abord »obtenait l'accord de chacun. Personne ne l'emploie plus et elle paraît

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même naïve et démodée. Aurions-nous perdu le ressort de ce patrio-tisme qui faisait autrefois l'honneur des Français ?

[114]

La conclusion, c'est que le régime fonctionne mal, qu'il ne semblepas adapté à des circonstances qui exigent un exécutif mieux armé enmême temps qu'un législatif ayant une meilleure conception de sonrôle et de ses nécessaires limitations, ce qui fait que le problème de laConstitution demeure posé.

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Première partie.« L’Année politique » de 1946 à 1958

1956

Retour à la table des matières

L'année 1956, si chargée d'événements sur le théâtre international,n'apparaît pas, dans la politique intérieure, comme génératrice d'orien-tations décisives. Elle correspond plutôt, dans notre histoire parlemen-taire, à une sorte de palier, dans une atmosphère curieusement dé-pourvue de passion. Ce qui la caractérise surtout, c'est le régime destabilité gouvernementale qu'elle reflète. La leçon qui s'en dégage ence qui concerne le jeu de nos institutions est fort instructive, mais lecycle qui commence avec les élections du 2 janvier ne correspond pasà un changement sensible de l'opinion. Ce qui compte en revanche,c'est le renouveau tactique des positions de partis, moins dans le paysque dans l'Assemblée, mais de cette orientation les raisons sont pure-ment circonstancielles.

Les élections du 2 janvier 1956et leurs conséquences politiques.

La justification de la dissolution, selon ceux qui l'avaient pronon-cée, c'était l'urgente nécessité pour le gouvernement de recevoir lesdirectives du pays : Que souhaite-t-il, au Maroc, en Tunisie, en Algé-rie ? Quelle attitude préconise-t-il à l'égard des États-Unis, de la Rus-

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sie ? Préfère-t-il une politique dirigiste ou libérale ? Et que pense-t-ilde l'épineuse question des écoles libres ? Or, il ne semble pas que, lesplus graves de ces questions [116] aient été sérieusement discutéesdans la campagne électorale, du moins ne l'ont-elles pas été utilement.Le vote ressemblait moins à une consultation qu'à un recensement,chacun déclarant simplement dans quel parti il se rangeait, comme sil'on avait demandé statistiquement la couleur des yeux ou des che-veux. Il n'en sortait qu'une classification des partis en somme peu dif-férente de celle de la veille. Les communistes n'apparaissaient ni enprogrès ni en recul, ayant atteint manifestement un plafond mais res-tant le groupe électoral le plus nombreux. Au dégonflement spectacu-laire du Gaullisme correspondait le jaillissement éruptif du Pouja-disme, dont la signification s'atténue si l'on considère que les forcesantiparlementaires désormais sans emploi dans le R.P.F. ont trouvédans les protestations du petit commerce une autre forme d'expression.Dans ce scrutin, ce pays réputé si instable se manifeste au contrairecomme figé, dans des classifications stéréotypées. Dans des circons-tances si graves, faut-il le louer de ce calme ou y voir au contraire uneinquiétante inconscience ? Quoi qu'il en soit, on eût été embarrassé dedire quel mandat résultait de la consultation.

Si, au Heu d'envisager les votes dans le pays, on considère la ré-partition des sièges qui en résulte, l'échiquier parlementaire sort bou-leversé de l'élection, ce qui souligne l'arbitraire du scrutin utilisé. Larupture de l'unité radicale, rejetant à gauche les partisans de M. Men-dès-France et à droite ceux de M. Edgar Faure, rend dès l'abord im-possible, dans la nouvelle législature, une majorité de centre, fondéesur une combinaison de radicaux, de démocrates populaires et d'indé-pendants, comme dans l'ancienne. Les radicaux mendésistes ayantformé avec les socialistes un « front républicain » qui dispose de 125à 150 voix, il n'en reste plus que 180 ou 200, communistes exceptés,pour une combinaison orientée à droite. L'amertume personnelle qui amarqué [117] la campagne rend malaisé, à vrai dire impossible, toutrapprochement entre les deux leaders radicaux, c'est-à-dire toute en-tente s'axant sur le centre ou la droite. Une majorité englobant toute ladroite, Poujadistes inclus, serait numériquement concevable, et ilsemble qu'on y ait pensé chez les indépendants, mais l'attitude pouja-diste, du moins dans sa forme initiale, ne permet pas d'y penser sérieu-sement (il pourra en être autrement quand les Poujadistes, comme na-

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guère les Gaullistes, auront été mordus personnellement par le virusparlementaire, auquel peu d'élus résistent). Convaincre les socialistesde s'agréger officiellement aux partis du centre, en vue d'une politiquedite « nationale » susceptible d'éviter un Front populaire, est une en-treprise vouée à l'échec tant que la question de l'école libre, toujourslatente, joue son rôle de division. Il ressort de cette situation que lescombinaisons gouvernementales qui ont dominé entre 1951 et 1956 nesont plus possibles, du moins sous une forme avouée, même s'il existeeffectivement une majorité soucieuse de maintenir nationalement unepolitique qui ne soit pas celle du communisme.

Ces considérations, qui dès le lendemain des élections s'impo-sent à l'esprit de chacun, n'épuisent cependant pas le tableau parle-mentaire. Il y a, en effet, du côté de la gauche, une majorité de Frontpopulaire de fait, prête à s'exprimer, ce qui signifie que radicaux degauche, socialistes et communistes sont en mesure, s'ils s'unissent, dedominer l'Assemblée. Ni M. Mendès-France, ni les socialistes n'ac-ceptent du reste pareille suggestion en tant que conception de gouver-nement. Néanmoins elle est là, toute prête à être admise dès l'instantqu'il s'agit de voter des lois relevant de la politique intérieure, car c'estseulement sur le terrain national qu'elle n'arrive pas à se matérialiser.Il est manifeste que les communistes la souhaitent, disposés qu'ils sontà toutes les concessions de pure forme possibles pour reconstituer le[118] type de coalition de 1936 ou de 1944. La pierre d'achoppement,c'est l'attitude nationale et l'objection s'avérera décisive à propos del'Algérie. La conséquence c'est que, s'il y a velléité de Front populaire,si même il s'exprimera dans certains votes, il n'y aura pas de gouver-nement de Front populaire.

S'il est donc possible en janvier 1956 de concevoir divers types demajorités numériques, il ne l'est pas de trouver des majorités utiles.Dans ces conditions, le recours s'impose à une combinaison de mi-norité, sinon purement homogène, du moins correspondant à ce« Front républicain » étriqué qui s'est formé d'une alliance électoraleentre les radicaux de gauche et les socialistes. Par sa valeur, c'est M.Mendès-France qui serait indiqué pour former pareil cabinet, mais lesrancunes personnelles qu'éprouve et suscite son groupe excluent cechoix. Le président du Conseil sera donc un socialiste d'obédience etmême le plus officiellement tel, à savoir le secrétaire général du partilui-même, M. Guy Mollet. Quant au cabinet, il se composera principa-

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lement de socialistes, secondairement de radicaux de gauche, avecadjonction d'un nombre minime de républicains sociaux et demembres de l'U.D.S.R. Du fait de cette base volontairement étroite, lacombinaison ne disposera pas d'une majorité lui appartenant en propreet il s'agit bien d'une combinaison de minorité, soutenue par des majo-rités de rechange. Le gouvernement réunira une majorité de type na-tional quand il fera une politique nationale, mais il y aura une ten-dance spontanée à la constitution d'une majorité de Front populairequand il fera une politique de gauche, très vite limitée du reste par lamarge étroite dont il dispose. Ce n'est pas l'opinion qui a imposé cechangement dans le centre de gravité politique : il est dû exclusive-ment à un renouvellement tactique des forces parlementaires, très lar-gement en raison de l'arbitraire d'un scrutin.

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La stabilité ministérielle.

Les conséquences n'en seront pas moins importantes pour cela.Elles se feront sentir tout au long de l'année 1956, sous l'aspect inat-tendu et exceptionnel d'une stabilité ministérielle qui se révélera àl'épreuve d'événements aussi considérables que la crise algérienne oul'agression égyptienne contre la Compagnie universelle du canal deSuez. C'est cette stabilité qui doit être considérée, dans notre politiqueintérieure, comme la caractéristique la plus marquante de l'année. Àquoi tient-elle ? Essentiellement au double fait que le cabinet ne peutêtre remplacé et que d'autre part il est moins sujet que d'autres à unedislocation intérieure. Ces deux raisons, qu'il faut approfondir, jettentun jour intéressant sur les conditions dans lesquelles fonctionne le ré-gime de la IVe République.

Le cabinet Mollet ne peut être remplacé, par le fait qu'aucune autrecombinaison n'est actuellement possible. Une combinaison de Frontpopulaire le serait dans la politique intérieure (elle est latente), maisnon pas dans la politique nord-africaine ou la politique extérieure engénéral : dès que les problèmes soumis à l'Assemblée se posent souscet angle, la majorité nationale qui se groupe autour du gouvernementest massive, ne laissant dans l'opposition que les communistes et à

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l'occasion tout ou partie du groupe Poujade. Une combinaison grou-pant toutes les forces de la droite et du centre, à l'exclusion des socia-listes, nécessiterait une accession Poujadiste, mais sa marge seraitbien étroite. Quant à une combinaison comprenant à la fois les socia-listes et l'ensemble des groupes situés à leur droite, on sait que les so-cialistes ne pourraient officiellement s'y prêter sans renoncer à uneorientation de gauche qu'ils estiment essentielle : la loi Barangé le leurinterdirait ; le même [120] raisonnement s'impose aux radicaux degauche, qui, ayant rompu leurs relations avec le centre, sont, plus quequiconque, responsables d'une coupure passant par le milieu del'Assemblée. Du fait de ces forces contradictoires qui s'équilibrent, legouvernement de minorité socialiste se maintient, sa chute étant sus-ceptible de déclencher une crise dont personne ne veut parce que per-sonne ne sait comment elle pourrait se dénouer.

C'est aussi pour des raisons qui lui sont particulières que la combi-naison ne peut se désagréger, comme l'ont fait tant de cabinets dansles législatures précédentes. L'appoint radical n'y tient pas une placesuffisante pour que sa sécession la mette en péril : on l'a vu quand M.Mendès-France s'en est retiré. Quant à l'élément socialiste qui enconstitue l'essentiel, on sait qu'il provient d'un parti fort discipliné, queson secrétaire général tient bien en main : or, ce secrétaire généraln'est autre que le premier ministre lui-même. Dans les circonstancesgraves, tragiques même, que le pays traverse, l'indiscipline spontanéede tout parti français tend naturellement à reparaître, et les socialisteseux-mêmes n'échappent pas à la tentation ; une opposition plus quelatente, avouée, s'exprime en effet contre M. Guy Mollet, de la part desocialistes aussi authentiques que M. André Philip ou M. DanielMayer. S'il se fût agi d'un autre parti, point de doute, une crise auraitéclaté dans son sein, provoquant par rupture intérieure la chute du Ca-binet. Si rien de semblable ne s'est produit, c'est que le président duConseil était, du fait de sa position de secrétaire général, maître effec-tif d'un appareil administratif, d'une « machine » comme disent lesAméricains, lui donnant, le contrôle effectif des votes de son parti.Lorsqu'en décembre le Conseil national S.F.I.O. a eu à se prononcersur la politique du cabinet, politique qui était loin de réunir l'unanimi-té, c'est par 3.247 mandats contre 270 (avec 78 abstentions et 125 ab-sents) que [121] l'orientation du cabinet a été approuvée. Étant donnéla discipline qui règne dans de grandes fédérations comme celle du

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Nord par exemple, l'opposition ne peut guère avoir raison d'un bureausolidement installé et disposant de moyens de pression éventuellementdécisifs.

Cette expérience de stabilité, tout exceptionnelle, jette un jour inté-ressant sur les conditions de survie des cabinets français. L'instabilitétient chez nous en grande partie au fait que nous n'avons guère quedes cabinets de coalition, tombant autant par désagrégation interneque par suite de votes de défiance. Dans un pays où les opinions ten-dent à se diversifier pour ainsi dire à l'infini, les coalitions sont d'au-tant plus difficiles à maintenir que leur accord porte sur des questionsdisparates, n'ayant entre elles que fort peu de liens : il faudrait semettre d'accord sur l'ensemble des questions posées. Quand les pro-blèmes se réduisent en nombre, surtout quand l'un d'eux en vient àdominer par son importance, ce qui est actuellement le cas, l'union estplus facile. Si enfin, il ne s'agit plus de maintenir l'unité qu'au seind'un seul parti, et si ce parti se trouve par chance être l'un des plus dis-ciplinés de France, les conditions de l'instabilité ne sont plus réunies,ce qui explique une longévité qui, si elle est paradoxale, n'en est pasmoins réelle.

L'année 1956 se termine ainsi sans que le ministère Mollet ait subicette usure, laquelle pour ainsi dire aucun de ses prédécesseurs n'avaitéchappé. Par une sorte de privilège, son chef paraît même ne pas avoirsouffert de ce surmenage qui, après un ou deux semestres d'exercice,compromet le plus souvent l'efficacité de nos premiers ministres. M.Guy Mollet a fait, dans les questions nationales, une politique natio-nale, et de ce fait il a pu compter tout au long de l'année sur une majo-rité réunissant tous les partis, à l'exception des communistes et desPoujadistes, plusieurs de ceux-ci ne lui refusant [122] leur voix qu'àcontrecœur. Les démocrates populaires, les radicaux non mendésistes,lui savent gré de cette attitude ; les indépendants également, quoiqueavec plus de réticence et non sans être tentés de souhaiter une majoritéaxée plus à droite. Se rendent-ils compte qu'un cabinet de centre ou dedroite n'eût sans doute pas pu se permettre autant de fermeté ? Se ren-dent-ils compte aussi que pareille fermeté n'eût pas sûrement reçul'appui des socialistes si ceux-ci n'eussent été au pouvoir ? Quoi qu'ilen soit, il existe une majorité d'union nationale, tacitement acceptéed'un cabinet socialiste qui, officiellement, n'admettrait pas être l'alliédu centre et de la droite. Il le manifeste dans sa politique intérieure, en

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se comportant en gouvernement socialiste, en gouvernement degauche : c'est de ce point de vue, et dans les mêmes conditions de faitque dans les questions nationales, qu'il accepte tacitement à l'occasionun soutien communiste qu'ouvertement il renie. Conscient d'une si-tuation parlementaire qui oblige à peu près tous les partis à le ménagertour à tour, le cabinet, dans ses nominations, reste fidèle à une vieilletradition socialiste qui le pousse à désigner partout des affiliés au partiou des sympathisants, profitant ainsi de son passage au pouvoir pours'établir dans des postes stratégiques, auxquels sa force numériqueseule ne lui donnerait pas droit. Il se trouve ainsi être le principal bé-néficiaire d'élections générales qui avaient été loin de marquer, en cequi le concerne, une décisive victoire.

La rupture de l'unité radicale.

On aura noté que tout ce développement de grande portée dansl'équilibre des partis provient à l'origine d'un événement purement cir-constanciel, la rupture de l'unité radicale. Le phénomène est d'assezgrande importance pour mériter d'être souligné. La tradition radicale[123] ou radicale-socialiste était indiscutablement « de gauche », maisle néo-radicalisme de l'après-guerre, ne retenant des principes anciensque le libéralisme et l'individualisme de la démocratie pré-marxiste,ressemblait décidément au centre-gauche de la République des ducs,nullement réactionnaire mais se situant plutôt dans un centre-droit an-tidirigiste. Ses éléments extrêmes l'avaient déserté, projetés par-delàles socialistes jusque dans les rangs crypto-communistes. La plusgrande partie des radicaux de la vieille obédience lui étaient cependantrestés fidèles, ce qui produisait un parti divisé, tiraillé, mais justifiantcependant son existence, et même ses progrès, par le fait que, dans desAssemblées fort composites, il jouait le rôle d'un ciment des majori-tés : sans lui les combinaisons tripartites des deux précédentes législa-tures n'eussent pas été possibles. En prenant possession de la « ma-chine » radicale, un peu à la façon d'un abordage, et en mettant sesrouages au service d'une politique nettement orientée à gauche, M.Mendès-France, dès 1955, a rompu cette unité à la vérité factice etpourtant bien utile. Une succession de sécessions s'en sont suivies quiempêchent le parti de s'acquitter du rôle de faiseur d'union qui naguère

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était encore le sien. Du point de vue des principes, cette rupture estlogique ; d'un point de vue tactique, elle est regrettable, car c'est ellequi, dans une large mesure, est responsable de l'absence de toute ma-jorité normale dans la nouvelle Assemblée.

Le calme de l'opinion.

Cependant, si au sein du radicalisme les discussions se sont mani-festées pleines d'acrimonie et de passion, il faut constater que dans sonensemble l'opinion française s'est caractérisée en 1956 par une singu-lière absence de nervosité. Le gouvernement, dans sa politique de[124] fermeté, avait certainement l'appui du pays, las de recevoir tou-jours des soufflets sans les rendre : il l'a marqué nettement dans l'af-faire de l’Athos et des fellaga. Les circonstances eussent justifié unetempérature plus fiévreuse. On reste étonné du calme avec lequel ontété accueillis les événements les plus graves qui se fussent produitsdepuis la Libération. S'agit-il de maîtrise de soi ? S'agit-il d'incons-cience, recouvrant un singulier manque de responsabilité à l'égard deproblèmes d'immenses répercussions ? Il est difficile de le dire. Cons-tatons seulement que, jusqu'à la crise pétrolière déclenchée par le blo-cage du canal de Suez, la France bénéficiait d'une prospérité dont ellene mesurait qu'insuffisamment l'étendue : la vie quotidienne, ensomme satisfaisante pour beaucoup, voilait à leurs yeux la gravitémondiale des événements.

Ceci explique que le régime de la IVe République, violemmentcondamné par des minorités vociférantes, continue de paraître accep-table à la masse de la population, en dépit de son inefficacité dans lestâches essentielles du gouvernement. Le régime dure, les membres del'Assemblée nationale ne se montrent pas pressés de corriger la Cons-titution, et l'opinion, qui certainement n'aime pas le scrutin selon le-quel on nous oblige à voter, ne fait en somme nullement pression surles élus pour obtenir un changement. Cette apathie, née de la lassitudeou de l'indifférence, peut-être aussi d'une amélioration dans les condi-tions de vie de chacun, explique qu'une année internationalement tra-gique n'ait été, dans la politique intérieure, qu'une année de calme re-latif et de stabilité.

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Le reflux du communisme.

Cette année ne prêterait pour nous qu'à des commentaires pessi-mistes si, de façon inattendue, une fenêtre ne [125] s'était entrouverte,en Europe orientale, sur des horizons plus clairs. La révolte polonaiseet hongroise contre une tyrannie soviétique devenue manifestementinsupportable, n'est pas le fait, comme le dit la propagande commu-niste, d'intrigues fascistes. C'est le soulèvement spontané de peuples,brimés dans leur indépendance nationale, qui réclament un privilègequ'on s'était habitué à considérer comme démodé, celui de la liberté. Ilapparaît donc que l'atmosphère soviétique est irrespirable du fait queles « libertés nécessaires », conquête de la démocratie occidentale, ysont déniées aux hommes. Ainsi nos vieux « droits de l'homme » ma-nifestent une fois encore leur valeur décidément éternelle : c'est unpoint que marque la Révolution française contre la Révolution mar-xiste. Voilà qui donne à réfléchir, et des deux côtés du rideau de fer :Moscou déchaîne imprudemment tous les nationalismes contre l'Occi-dent, mais l'excitation porte à l'intérieur même de l'U.R.S.S., dans despays autrement évolués et civilisés que les nouveaux riches de la sou-veraineté dans le Proche-Orient. Et d'autre part, même dans le paradissoviétique, les hommes réclament, comme en Occident, les droits del'homme. Le phare de 1917 n'a donc pas éclipsé celui de 1789. Dansle domaine de l'idéologie rien de plus essentiel ne s'était produit, nonseulement depuis la Libération, mais depuis la révolution d'Octobreelle-même. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, le flot des ma-rées mondiales actuelles n'est pas à sens unique.

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Première partie.« L’Année politique » de 1946 à 1958

1957

Retour à la table des matières

Après une pleine année de stabilité ministérielle, en 1956 et au dé-but de 1957, stabilité assurément tout exceptionnelle, la législatureissue des élections générales du 2 janvier 1956 a dégagé en 1957l'équilibre propre de sa structure parlementaire, si l'on ose employer ceterme d'équilibre pour qualifier les conditions précaires, à dire vrainégatives, de l'établissement d'une majorité de gouvernement dans uneAssemblée dont un tiers refuse toute collaboration, cependant que lesdeux autres tiers sont dépourvus de toute homogénéité. C'est là sansdoute ce qui, dans notre histoire politique, caractérisera les douzemois qui viennent de s'écouler.

Le cabinet socialiste de minorité.

Le problème qui s'était posé au lendemain de la consultation élec-torale avait été celui, déjà posé en 1951, du groupement d'une majoritéde centre contre deux extrêmes de gauche et de droite. Il n'avait puêtre résolu, solution de fortune, que par la constitution d'un cabinethomogène de minorité, dont le président combinait en sa personne ladouble qualité d'un chef de gouvernement et d'un chef de parti. Sousla menace latente d'une combinaison de Front populaire, numérique-

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ment possible dans cette Assemblée, républicains populaires, radicauxnon mendésistes et indépendants se résignaient à soutenir un ministèresocialiste, dont [127] la politique africaine, qu'il était même seul àpouvoir faire, les satisfaisait : soutien négatif et qui s'atténuerait oudisparaîtrait dans la mesure où, selon une formule chère à la « Troi-sième », le « socialiste ministre » entendrait se comporter en « mi-nistre socialiste », ce pour quoi il n'avait effectivement pas de mandatpositif. Au jour le jour la combinaison s'était révélée viable, d'autantplus qu'en cas de crise aucune autre solution ne se manifestait satisfai-sante ou même possible : un équilibre de centre existait ainsi du faitmême d'une résistance instinctive à des attractions centrifuges tou-jours présentes. Il faut ajouter que, par son homogénéité, le cabinetéchappait aux ferments de désagrégation des cabinets de coalition, etcela d'autant plus que le secrétaire général du parti tenait en mains,grâce à la discipline socialiste, les grandes fédérations constituantl'armature de la S.F.I.O. Cette expérience, tout exceptionnelle, souli-gnait que l'instabilité ministérielle française tient largement au fait quenos cabinets sont normalement des cabinets de coalition, qui se désa-grègent par l'intérieur plus encore qu'ils ne sont renversés.

Le cabinet Guy Mollet eût pu durer bien plus longtemps s'il eût ac-cepté les conditions de semblable survie et si les éléments de la majo-rité les plus éloignés de lui se fussent résignés de façon permanente àsoutenir un gouvernement de tempérament politique exactement con-traire au leur. Au printemps de 1957, alors que le ministère avait ac-cumulé plus de douze mois d'existence, ce qui commençait à paraîtrelong à certaines impatiences, ce régime de longévité devenait de plusen plus difficile à maintenir, le pôle d'hostilité se dessinant chez lesindépendants. Leurs conceptions fiscales, sociales, économiques con-tredisaient exactement celles d'un Ramadier, parlant d'impôts nou-veaux, d'un Gazier préconisant une réforme de la profession médicale.Or, [128] ceux-ci ne faisaient rien pour atténuer ou excuser les posi-tions prises par eux, et le président du Conseil lui-même mettait unesorte d'affectation à affirmer sa conviction socialiste, laissant entendrequ'il fallait le prendre tel qu'il était, à savoir ministre socialiste et nonpas seulement socialiste détenant une charge ministérielle. Les mé-contentements s'additionnaient ainsi et ce qui en aggravait l'amertumec'est que le gouvernement, dans ses nominations, donnait systémati-quement la préférence aux membres du parti socialiste, dont il peu-

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plait sûrement les administrations : entre factions rivales, c'est chose àla vérité impardonnable ! Il faut ajouter que si, dans sa politique algé-rienne et égyptienne, le cabinet avait manifestement exprimé le senti-ment même de la nation, il en était tout autrement en ce qui concerneses projets fiscaux et sociaux, et cela les indépendants le savaientbien, conscients qu'ils étaient de représenter une tendance notable del'opinion : plus d'une élection partielle en avait donné la preuve, no-tamment celle du 27 janvier 1957 à Paris. Il se constituait de la sorteun centre d'orage, particulièrement chez les indépendants paysans, etle cabinet tendait à n'être plus sauvé, dans les scrutins politiques, quepar le jeu des abstentions : bref le système s'usait, conformément à unprocessus devenu normal dans la psychologie parlementaire. En mai,le succès d'un indépendant à Lyon durcissait encore cette opposition,d'abord latente mais qui le devenait de moins en moins.

L'homogénéité socialiste s'effritait parallèlement et une oppositioncroissante se constituait à l'extrême gauche du parti, parmi ces mili-tants restés fidèles à une idéologie peu différente de celle des commu-nistes ou au moins des communisants : au Conseil national, M. GuyMollet voyait s'accroître la minorité hostile à sa politique et, pour af-firmer son orthodoxie, il se sentait tenté de durcir, dans ses déclara-tions, la pointe [129] proprement socialiste et dirigiste de son pro-gramme. C'est ce qui explique sans doute l'intransigeance dont il faitpreuve, le 21 mai, dans la séance où il est mis en minorité, quand ildemande que l'Assemblée accepte le gouvernement dans son en-semble, c'est-à-dire en tant que gouvernement socialiste : « Ce n'estpas seulement un gouvernement ou une équipe que vous jugerez : c'estune politique qui forme un tout, pour mes amis comme pour moi-même. » L'impression était que le président du Conseil, en parlantainsi, s'adressait plus à la S.F.I.O. qu'à une majorité qu'il eût peut-êtrepu retenir par un autre langage. La préoccupation du secrétaire généraldu parti, soucieux de conserver en mains ses troupes, prenait le pas surcelle du chef de gouvernement. Dès lors, les conditions qui avaientménagé les majorités antérieures, déjà si précaires, cessaient d'exister :socialistes, radicaux dissidents et membres du M.R.P. restaient fidèlesau ministère, mais, s'ajoutant au vote statutairement négatif des com-munistes et des Poujadistes, celui des indépendants et paysans faisaitpencher la balance dans l'autre sens, cependant qu'un tiers des indé-pendants et les deux tiers des radicaux, en s'abstenant, avaient privé le

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gouvernement d'un appui qui l'eût sauvé. Il est vrai qu'avec 213 voixpour et 250 contre, le cabinet ne se voyait pas refuser constitutionnel-lement la confiance : comme d'habitude cependant en pareil cas, ilestimait ne pouvoir demeurer au pouvoir. Ainsi prenait fin une expé-rience intéressante, dont on avait fini par penser qu'elle était suscep-tible de durer. Elle ne répondait qu'artificiellement à la structure véri-table de l'Assemblée nationale, de sorte que la crise ainsi ouverte po-sait vraiment pour la première fois dans la législature le problèmeconstitutif de la majorité de gouvernement à dégager.

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Le problème de la concentration.

La crise qui aboutit, le 11 juin, à l'investiture du cabinet Bourgès-Maunoury permet de dessiner fort exactement la topographie parle-mentaire après l'expérience Mollet. Dès l'instant qu'indépendants etsocialistes ne peuvent pas cohabiter, toute formule d'union nationaleles associant autour d'une même table ministérielle est inopérante. Lecabinet de stricte minorité, tel qu'il vient d'exister depuis plus d'un an,n'est plus admissible, puisque l'Assemblée s'est montrée de plus enplus impatiente de le supporter. Seul un régime intermédiaire peut ré-unir autour d'une combinaison, effectivement minoritaire par sa basemais plus large que précédemment, une majorité, de soutien sinon departicipation, susceptible de permettre à un gouvernement d'exister. Samarge d'existence est singulièrement restreinte puisque en dehors de150 communistes ou progressistes, de 37 Poujadistes auxquels sonttentés de se joindre une extrême droite d'indépendants de tempéra-ment analogue, il ne reste que 400 voix utilisables, qui ne peuventguère se diviser sans détruire leur efficacité majoritaire : la moindredissidence renversera l'équilibre. C'est donc extrêmement précaire, etd'autant plus que, sur ce terrain réduit de votes disponibles pour unepolitique positive, la divergence de tendance est complète entre socia-listes dirigistes et indépendants antiétatistes, entre radicaux et socia-listes laïcisants et républicains populaires suspects de cléricalisme.C'est dans ces conditions, difficile qu'il s'agit de dégager une majorité,qu'on peut à la rigueur appeler nationale, mais dans laquelle le jeu

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classique du balancement à gauche et à droite n'est concevable que defaçon tout à fait atrophiée. Telle est l'atmosphère pathologique crééepar la présence d'un tiers d'élus se déclarant hostiles au régime. [131]On se demande quel autre pays, placé dans des conditions analogues,s'en tirerait mieux que nous !

Dans ces limites, combien étroites, la question qui se pose est cellede savoir quel parti ou quel groupe va pouvoir servir de base à unecombinaison viable. La composition de l'Assemblée ne permet pas degouverner sans les socialistes, mais il n'est pas davantage possible dele faire sans les indépendants : ceux-ci s'insurgent contre une directionsocialiste, et vice versa, ce qui fait déjà, au sein de cette majorité étri-quée, une double exclusion.

La concentration peut se concevoir sur le M.R.P. et c'est la tenta-tive de M. Pflimlin, qui souhaite quant à lui une large union. La basecependant se révèle insuffisamment solide : les militants socialistes,les radicaux persistent obscurément à voir dans le M.R.P. un parti clé-rical, suspect d'attractions droitières. Le peu d'empressement des pre-miers, l'hostilité à peine déguisée des seconds rendent inopérants lesefforts du leader républicain populaire. Ces objections pourtant nes'appliquent pas avec la même force à un radical, en employant ceterme dans son sens le plus large et le plus vague. C'est ce qui ex-plique que M. Bourgès-Maunoury, valoisien sans être mendésiste, etsurtout loyal collaborateur de M. Guy Mollet, réussisse, avec une poli-tique en somme analogue, là où M. Pflimlin avait échoué : M. GuyMollet lui fait accorder ce qu'il avait fait refuser au leader M.R.P.,tandis que les indépendants se sentent au fond, en ce qui concerne lapolitique africaine, plus rassurés qu'avec un idéaliste catholique tropsoucieux peut-être de conserver le contact de l'idéologie de gauche. Lecabinet sera donc un groupement de radicaux et de socialistes, assezsemblable à son prédécesseur, mais plus acceptable pour les modéréspar ses éléments radicaux. Les M.R.P. et les républicains sociaux sesont dérobés, mais c'est un peu affaire de [132] rancune mal digérée,et il faudra bien malgré tout qu'ils votent, sinon de suite, du moinsquand leur amertume se sera atténuée avec le temps, qui en politiqueva vite. C'est dans ces conditions que les socialistes, la majorité desradicaux et U.D.S.R., environ la moitié des indépendants et républi-cains sociaux donnent leur confiance au nouveau cabinet, mais les ré-publicains populaires se sont abstenus.

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La physionomie de la majorité reste en somme la même, mais, aulieu d'un ministère de minorité, on se trouve en présence d'une combi-naison de relative union, axée sur le centre, où les M.R.P. tendent àprendre la place des indépendants. Il s'établit ainsi une majorité suffi-sante pour faire voter le Marché commun et l'Euratom, pour appuyerla politique financière du dynamique ministre des finances qu'est M.Félix Gaillard, mais le système reste à la merci d'une dissidence,même réduite, des socialistes, des indépendants ou des radicaux. Neréunissant, sur son projet de loi-cadre algérienne, même considéra-blement édulcoré, que 253 voix, celles des socialistes, des M.R.P., dela moitié seulement des indépendants et radicaux, il est mis en minori-té par une coalition de 279 suffrages sans aucune possibilité construc-tive, de communistes et de Poujadistes, renforcée de fractions appar-tenant à tous les groupes de la majorité normale. Si ces chiffres n'im-posent pas constitutionnellement la retraite du cabinet, celui-ci ne peutsurvivre au refus de sa législation nord-africaine.

Une majorité négative.

Le vice congénital de l'Assemblée s'exprimait de la sorte en pleinelumière. Ce n'est pas que négativement une majorité ne se dessinât quine fût ni Poujadiste ni communiste, mais cette majorité d'existencelatente ne trouvait, du fait de sa structure, aucune possibilité de [133]se construire en vue d'une action possible : sur la plupart des ques-tions, et même sur les plus essentielles, l'addition des dissidences con-duisait à l'annuler. C'est ce que prouvait la chute du cabinet Bourgès-Maunoury et il était manifeste qu'en toutes circonstances la mêmeconjonction de refus se reproduirait. Cette nouvelle crise, en rééditantles conditions de la précédente, était de nature à décourager les effortsles plus sincères d'union constructive.

En présence des mêmes difficultés que lors de la chute du prin-temps, les mêmes tentatives de solutions, selon toutes les combinai-sons imaginables, aboutissent logiquement aux mêmes échecs. Lesindépendants ne veulent pas plus que précédemment de M. Guy Mol-let. À M. Pinay, dont les amis indépendants veulent prouver qu'ils ontun programme de gouvernement, les socialistes s'attachent sans peine

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à montrer qu'il ne peut, lui non plus, réunir une majorité. Les M.R.P.,qui se sont associés aux S.F.I.O. pour barrer la route aux indépen-dants, ne réussissent pas mieux avec M. Robert Schumann qu'ils nel'avaient fait six mois plus tôt avec M. Pfumlin. À la façon de cer-taines grèves, qui ne finissent que grâce à l'usure du temps, la crise nes'oriente vers sa fin que par une sorte de lassitude. Le cabinet Gaillardsera, dans une certaine mesure et dans des conditions de compositionet de majorité légèrement différentes, qu'une continuation du cabinetprécédent.

La composition du cabinet Gaillard correspond à un retour à unesorte de Troisième force, mais avec adjonction d'un appoint d'indé-pendants, alors que le cabinet Bourgès-Maunoury ne comportait nirépublicains populaires ni indépendants. Les socialistes se sont vu at-tribuer principalement les ministères ayant trait à la politique étran-gère et africaine ; les radicaux, la présidence et l'intérieur ; les M.R.P.,l'économie et les [134] finances ; les indépendants, l'agriculture et laproduction industrielle. À vrai dire, la collaboration s'est révélée diffi-cile à obtenir, avec de sérieuses réserves dans la gauche des socialisteset la droite des indépendants, les sources de dissidence demeurantaprès tout les mêmes qu'antérieurement. Sur tel ou tel point particulierdu programme gouvernemental il est certain que tôt ou tard des défec-tions devront se produire, notamment aux deux extrémités, où l'attrac-tion soit communiste soit poujadiste s'indique comme la plus forte.Dans les circonstances difficiles on ne peut compter sur aucune majo-rité massive, mais seulement sur des majorités relatives, s'appuyantsur la passivité d'abstentions n'allant pas jusqu'à l'opposition. La légi-slature, sous l'aspect qu'elle a pris dans cette seconde année de sonexistence, ne permet guère davantage et il est vraisemblable que cesconditions dureront aussi longtemps qu'elle. Voilà, par rapport à 1956,une première nouveauté. Une seconde résulte de l'apparition sur ledevant de la scène parlementaire d'une équipe nouvelle de gouver-nants, sous la forme d'une génération de ministres plus jeunes, dontM. Félix Gaillard est le représentant le plus typique. La consommationfolle de présidents du Conseil rendait nécessaire, par une inévitableélimination, ce recours à des personnalités chez lesquelles la valeurn'attend pas le nombre des années. L'année 1957 doit être signaléecomme marquant l'accession de cette équipe à l'étage du pouvoir. De

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ce fait, l'équipe antérieure, issue de la Libération, se trouve légère-ment, mais légèrement seulement, décalée vers le passé.

La position des partis.

Dans cette analyse des circonstances qui ont rendu si difficile laconstitution, d'une majorité stable, nous avons dû constamment nousréférer aux positions prises [135] par les divers partis. Il importe depréciser dans quelle mesure ces positions sont restées les mêmes ou sesont modifiées au cours de l'année qui vient de prendre fin. Nous vi-vons sous un régime d'Assemblée, dans lequel ce sont effectivementles partis qui déterminent les tendances essentielles de l'action gou-vernementale et législative : dans toute question posée le parti se de-mande, avant toute chose, quelle répercussion la solution choisie aurasur son destin électoral. L'angle de vision dès lors est relativementétroit, et l'on souhaiterait parfois une conception plus large de l'intérêtnational, de l'intérêt général. L'opinion n'est pas sans partager cettemanière de voir. Ils n'en reste pas moins que les décisions prises parles partis, que ce soit par leurs bureaux, leurs congrès ou leurs repré-sentants parlementaires, sont politiquement déterminants.

Les communistes ont surmonté la crise, consécutive à la révoltehongroise, qui avait provoqué la sécession de nombreux intellectuels.Il convient de le souligner, car, à la fin de l'année 1956, on attendaitgénéralement une désagrégation morale plus accentuée. Le mouve-ment de désagrégation est donc arrêté. Le parti cependant semblemoins sûr de ses mouvements, d'où son ralliement à une politique deFront populaire, toujours latente chez lui depuis les élections der-nières. On le sent à cet égard disposé à plus d'une concession, d'autantplus que, numériquement, l'addition des voix communistes, progres-sistes, socialistes, avec un appoint de radicaux mendésiens, ne seraitpas loin de constituer une majorité dans l'Assemblée nationale. À plusd'une reprise les voix communistes se sont jointes à d'autres voix de lagauche et l'on sent qu'elles sont toujours prêtes à s'y joindre de nou-veau pour changer l'axe de la majorité. Il y a là une possibilité tou-jours présente, jouant à la façon d'une menace pour décider les partisde centre à se grouper en formations gouvernementales. Il ne semble

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pas, en revanche, [136] qu'on puisse compter sur le corps électoralpour se prêter à pareil argument.

Dans l'histoire de la S.F.I.O., le fait important c'est la reprise enmains de son parti par M. Guy Mollet. Tout au long de son ministèreil s'était heurté à l'opposition d'une extrême gauche socialiste plus queréticente à l'égard de sa politique algérienne. S'il en avait eu raison,encore qu'imparfaitement, c'était du fait de son autorité personnelle,qui est grande, du fait aussi de la discipline qu'il était en mesure d'im-poser comme secrétaire général du groupement. Dans les votes duConseil national, il était un peu comme ces présidents de sociétés paractions disposant d'un nombre important de pouvoirs en blancs. Ce-pendant les majorités qu'il réunissait sur sa politique générale s'ame-nuisaient de plus en plus et il lui devenait de plus en plus difficile defaire avaliser par l'ensemble du parti le programme d'action du mi-nistre résidant en Algérie. Depuis qu'il n'est plus président du Con-seil, M. Guy Mollet a réussi à rallier bon nombre de dissidents et àrétablir une discipline en voie de s'effriter. Il n'en reste pas moins quel'existence d'une extrême gauche socialiste, assez semblable par sestendances de fond aux progressistes, doit être considérée comme unphénomène d'ordre permanent. Les velléités qui s'expriment dans lesefforts de constitution d'une « Nouvelle gauche » laissent penser qu'encas d'élections générales il pourrait se former, entre les communistesd'obédience et les orthodoxes de la S.F.I.O., une sorte de nébuleusecommunisante intermédiaire, distincte d'un parti socialiste demeurantobstinément hostile aux formules du Front populaire.

Le M.R.P. ne réussit pas à se dégager de la contradiction internequi l'attire socialement à gauche mais le retient politiquement à droitedu fait d'une politique religieuse rendant impossible pour lui toute as-sociation complète avec les tenants de la laïcité. Il voudrait être [137]le ciment d'une majorité comprenant les socialistes, auxquels il pré-tend toujours se coller étroitement, et les indépendants, mais il n'arrivepas plus à gagner la confiance des uns que des autres : les socialistescontinuent à le considérer comme un parti clérical, cependant que lesindépendants se méfient de ses tendances dirigistes. Dans ces condi-tions les républicains populaires ne se sentent à l'aise pour accepter niune association avec les seuls socialistes contre la droite, ni une asso-ciation avec la droite sans les socialistes.

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Ce ciment centriste, c'est le radicalisme qui devrait en fournir lapossibilité. S'il y avait seulement un parti radical suffisamment unifié,l'influence qu'il serait susceptible d'exercer se manifesterait aussitôt.Mais pareil parti n'existe pas, et tous les efforts qu'il fait pour se recol-ler n'aboutissent qu'à le diviser en nouveaux tronçons. On peut conce-voir un radicalisme de gauche, un radicalisme conservateur libéral ;on peut concevoir aussi un radicalisme divisé entre ces deux attrac-tions mais choisissant consciemment de les ignorer pour se ménagerl'avantage d'une position tactique. L'année 1957 n'a pas fait avancer laquestion. Si la tendance Mendès s'est bien emparée d'abord de la ma-chine du parti, les éléments modérés du radicalisme ont fait sécessionderrière M. Morice, en très petit nombre il est vrai. Le reste de l'effec-tif n'a pas trouvé pour cela son unité. Après le Congrès de Strasbourg,où les deux orientations se sont affrontées, le groupe parlementaire,comme le parti lui-même, se trouve divisé en deux fractions diver-gentes, tandis que le nombre de voix dont dispose M. Mendès-Franceau Palais-Bourbon tend à se réduire à une douzaine. L'instinct d'uneréunion de ces éléments divers, en y comprenant des sous-groupesradicalisants comme le R.G.R. ou l'U.D.S.R., persiste néanmoins et ilne faut pas exclure des possibilités la reconstitution d'un parti radical,tel qu'il avait existé avant les perturbations [138] provoquées par latrajectoire imprévisible de la carrière mendésiste.

Si une gauche centrifuge se dessine chez les socialistes, une droiteégalement centrifuge s'indique chez les indépendants. Ce groupe, quiest devenu l'un des plus importants de l'Assemblée, ne correspond pas,surtout avec les indépendants paysans, à une réelle homogénéité. Il estaisé en effet d'y distinguer une masse principale constituant en réalitéun centre droit, mais également une minorité sensible aux appels d'unedémagogie d'extrême-droite, soucieuse de ne pas se laisser déborder àdroite par les surenchères du Poujadisme. On a pu escompter une dé-sagrégation du groupe Poujade, en vertu du même processus d'attrac-tion parlementaire qui avait fini par intégrer dans la majorité lesmembres gaullistes de la précédente Assemblée. Pareille désagréga-tion ne s'est pas produite encore qu'elle se soit indiquée, et il subsiste àl'extrême-droite un petit bloc de trente-sept députés, toujours prêts às'associer aux communistes dans leurs votes d'opposition irréductibleau régime. Bien plus, encore que ces parlementaires d'occasion necomprennent guère de personnalités susceptibles d'exercer une in-

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fluence personnelle par leur compétence ou leur talent, ils formentnéanmoins un noyau auquel plus d'un indépendant dont le tempéra-ment est de droite peut, sinon s'agréger, du moins s'ajouter, et c'estencore une cause d'effritement pour une majorité qui ne saurait s'offrirle luxe d'aucune défaillance.

Il semble, du reste, qu'une droite soit en train de se chercher, àl'Assemblée nationale aussi bien que dans le pays. Poujade, qui perddu terrain sur la scène proprement politique, maintient et même amé-liore sensiblement ses positions dans les élections consulaires. Il rested'autre part un résidu, impossible à éliminer, de droite pure, n'ayantavec le Poujadisme que très peu de ressemblance, mais toujours prêt àfigurer dans une [139] lutte contre la République. Ces conditions, quisont apparues au grand jour à la fin de l'expérience Mollet, tendent àse consolider avec 1957, qui a été une année de crise financière. C'està propos des programmes financiers, en effet, tout autant que des pro-grammes politiques, que des divisions de base, depuis longtemps con-nues, se sont non seulement manifestées mais accentuées : en vertud'une conception de gauche, représentée de façon intransigeante parles socialistes, c'est à l'impôt qu'il faut demander les ressources nou-velles nécessitées par la situation ; mais en vertu d'une conception dedroite, ou également du centre, il ne convient de recourir à l'impôtqu'après avoir fait les efforts d'économie susceptibles d'alléger lacharge ; or, ces économies paraissent suspectes si elles s'appliquent,par exemple, à des institutions comme la Sécurité sociale, sacro-saintes aux yeux de la gauche.

La stagnation du régime.

Devant la stérilité qui résulte de ces oppositions devenues chro-niques, l'opinion, surtout l'opinion extraparlementaire, finit par s'impa-tienter et le besoin d'une révision constitutionnelle, ne serait-ce quesous la forme réduite de projets étudiés depuis longtemps et retournésdans tous les sens au cours de discussions finalement fastidieuses,s'impose de plus en plus. Il serait excessivement optimiste de suggérerque 1957 ait fait avancer la question. Bien au contraire, il apparaît deplus en plus que les parlementaires, au fond d'eux-mêmes, ne souhai-

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tent pas sincèrement le changement d'un régime auquel beaucoupd'entre eux ne croient guère, mais dont ils s'accommodent en sommetrop bien. Le scepticisme du public s'accroît, mais, contrairement à cequi s'écrit souvent à l'étranger, il ne semble pas que la IVe Républiquesoit en péril, non qu'on l'aime, mais on [140] ne lui préférerait aucunautre système de gouvernement, surtout issu de la droite 1. En ce sensl'année 1957, pleine de nouveautés dans la politique extérieure, est enpolitique intérieure une année de reconduction.

Le phénomène le plus notable, dans le sens de l'optimisme, c'estque la construction européenne se fait avec une étonnante, et à vraidire inattendue, rapidité. Il semble qu'il s'agisse d'une poussée orga-nique, effet d'un instinct vital plus encore que de la volonté conscientedes constructeurs eux-mêmes. L'année dernière a vu la naissance duMarché commun et celle de l'Euratom, qui, venant après la réalisationantérieure de la Communauté européenne du Charbon et de l'Acier,doivent être considérées, dans leur nature véritable, comme des créa-tions plus effectivement organiques que strictement administratives.La force, le rythme de cette croissance n'est pas sans frapper les ob-servateurs, d'autant plus qu'elle prend une forme institutionnelle quiest l'expression la plus significative de la vitalité de l'idée européenne.

Le Marché commun ne prend toute sa portée que si on le considèrecomme un marché institutionnel. Cette zone géographique de laisser-passer n'est en effet pas synonyme d'une zone de laisser-faire pure etsimple, et s'il s'agit bien d'un marché manchestérien dans un cadredonné, les techniques et les modalités qui conditionnent sa constitu-tion sont l'équivalent d'une création institutionnelle, expressive d'unecommunauté européenne en voie de se faire. Dans cette conceptionvraiment nouvelle, qui correspond à un libéralisme dirigé qui est biende son siècle, les intéressés sont invités, bien au-delà du domainepropre des échanges, à se constituer en communauté européenne, cequi doit entraîner de leur part tout un ensemble d'adaptations, non seu-lement industrielles ou commerciales, mais administratives et mêmepolitiques. [141] Le caractère en apparence surtout technique de l'ins-titution n'a pas permis à l'opinion d'en mesurer l'immense portée, maisl'avenir, quand il envisagera dans son ensemble ce développement et

1 J'avoue ici m'être trompé. Je croyais que la IVe République se serait ou auraitété défendue.

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la réalisation de cette Europe nouvelle en train de se faire, ne manque-ra pas de souligner l'orientation décisive prise à cet égard en 1957.

C'est dans le cadre et sous l'angle de cette adaptation à un mondenouveau et à une Europe nouvelle qu'il convient de caractériser lacrise, depuis longtemps latente, de l'économie française, qui, au coursde l'année écoulée n'a plus pu rester ignorée, même de ceux qui se re-fusaient à la voir. Directement ou indirectement, elle a dominé notrepolitique intérieure, causé des crises ministérielles, accentué l'opposi-tion des partis. La révision qu'elle implique entraîne non seulementdes décisions gouvernementales et législatives de grande envergure,mais une cure de rééducation, susceptible de changer des habitudesprises depuis plusieurs générations. L'équilibre commercial et finan-cier de la France d'aujourd'hui n'est plus celui de la France d'hier :nous sommes devenus dépendants du dehors. La crise des devisesnous le rappelle sans ménagements, et cependant nous conservons lar-gement la mentalité de jours plus heureux, quand nous prétendions etpouvions en effet nous passer de l'étranger. S'il s'agit maintenant dechanger toute une politique de base, il s'agit plus encore de corriger untempérament, reflet d'une indépendance commerciale qui n'est plus.La France d'avant 1914, et même celle d'avant 1939, offrait cette ca-ractéristique, après tout enviable, d'avoir peu besoin de l'extérieur, soitcomme fournisseur, soit comme client : nous réglions plus qu'aisé-ment une balance commerciale déficitaire, soit par le revenu de noscapitaux investis au-dehors, soit par de multiples exportations invi-sibles. Cette traditionnelle aisance, parée d'autonomie, avait développé[142] chez nous, par contraste avec l'insécurité militaire d'une fron-tière toujours menacée, un sentiment épanoui de sécurité économique,inconnu par exemple de l'Angleterre. C'était un peu comme un bon-heur domestique, ingénument affiché, mais offensant pour les voisins.Le régime Méline, né d'une alliance entre l'industrie et l'agriculture,avait aggravé cette conscience de sécurité et favorisé je ne sais quelleparesse des industriels à l'égard des exportations : le producteur fran-çais songeait moins à la conquête de nouveaux marchés qu'à la dé-fense par privilège du sien.

Les conditions qui avaient, sinon suscité, du moins encouragé cettepsychologie se sont trouvées ébranlées par la première guerre mon-diale, et elles n'ont pas survécu à la seconde. Ce pays, dont l'écono-miste Alfred Neymark disait avec complaisance qu'il était créditeur

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partout, débiteur nulle part, est maintenant débiteur partout. D'autrepart, sa structure s'est transformée : l'agriculture ne fait plus vivre que25% des Français contre 50% il y a un siècle, et de ce fait notre éco-nomie est surtout devenue industrielle, réclamant une importation ac-crue, éventuellement massive, de matières premières, dans la mesuremême où nous accentuons notre industrialisation. Cela signifie l'impé-rieuse contrepartie d'exportations, d'autant plus développées que dansle règlement de notre balance des comptes, les exportations invisiblesne peuvent plus tenir la même place qu'autrefois. La conséquence estnette, c'est qu'une révision de tout le système s'impose, et de suite, « àchaud » en quelque sorte. Or, par un singulier paradoxe, nous con-servons la balance commerciale du pays riche et satisfait que nousétions et ne sommes plus : nous importons donc trop et n'exportonspas assez. Quelle conclusion en tirer ? C'est qu'une France industriali-sée, dont les réserves traditionnelles sont sérieusement diminuées, nepeut plus pratiquer, dans son commerce extérieur, [143] la relativenonchalance qui était la sienne. Elle ne saurait plus considérer l'expor-tation comme un simple surplus dont on dispose quand le marché inté-rieur est servi, mais bien comme une préoccupation de base, à vraidire primordiale. Il faut aussi, corollaire inévitable, accepter franche-ment les nécessités de la concurrence internationale à l'air libre, enrenonçant à la philosophie malthusienne des lignes Maginot écono-miques. Tel est le sens de la politique dont M. Gaillard s'est fait lechampion au cours de l'année 1957 : elle comporte un renversementd'orientation, qui s'impose aux esprits avertis, mais que l'opinion, dansson ensemble, sera longue, semble-t-il, à comprendre. Elle l'interpréte-ra comme une affaire de tarifs, de primes, de mesures monétaires,mais c'est bien autre chose, car ce qu'on demande au producteur fran-çais ce n'est rien moins que changer de tempérament.

Ces conclusions que l'élite avertie a dès maintenant admises, s'im-poseront de toute façon sous la pression de la nécessité, mais elless'imposeront particulièrement dans le régime du Marché commun,sans lequel l'Europe ne peut se faire et qui ne peut se faire qu'avec laFrance. C'est assurément un grave risque à courir, mais ce peut êtreaussi une occasion décisive de renouvellement national. L'esprit fran-çais est vif, d'exécution rapide ; le tempérament, soumis à une sorted'inertie, n'évolue que lentement. Nous sommes un peu, économique-ment, comme ces gens qui, ayant vécu longtemps en air confiné, hési-

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tent à s'exposer au vent du large et à ses brusques variations de tempé-rature. Mais la cure est saine, dans le rude climat de la concurrence.Nous voici condamnés à montrer ce dont nous sommes capables. Gideécrivait : « Dans le calme coutumier toutes les ailes inétendues, sansbesoin d'être grandes, oublient de l'être ; plus le vent du dehors s'élèveet plus se nécessite une forte envergure. »

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Cette crise, qui devait éclater tôt ou tard, est interprétée par cer-tains comme le signe d'un inévitable déclin. Il s'agit en réalité d'unecrise de croissance, ou plutôt d'adaptation, dont le pays peut sortir plusfort et mieux armé. Elle ne se déroule pas en tout cas dans le pessi-misme, car, pleine de dynamisme retrouvé, la France vient de fairepreuve, depuis quatre ans, du plus étonnant progrès industriel qu'elleait connu depuis le début même de ce siècle. Depuis 1953, ses réalisa-tions à cet égard dépassent celles de tous les pays européens, égalantau moins celles de l'Allemagne. Plusieurs de ses industries ont atteintl'étape du sommet, comparables à ce qu'il existe de plus avancé aumonde ; l'électrification de nos chemins de fer est donnée en modèle ;nos méthodes minières sont étudiées partout ; la Dauphine de Renaultfait même fureur aux États-Unis ; l'aviation, l'électronique, la télévi-sion sont chez nous au niveau de la recherche la plus évoluée.Coexistant avec la persistance, de plus en plus localisée, d'un an-cien traditionalisme, qui a fait dire faussement que le pays vivait « àl'heure de son clocher », s'affirme un climat nouveau, où ce sont desjeunes, férus d'expansion, qui dirigent. Un renouveau des naissances,une agriculture en progrès, la libération du charbon par de nouvellessources d'énergie donne à la France la possibilité d'envisager une éco-nomie de type ultra-moderne. C'est dans cet esprit d'optimisme quel'aventure — car après tout c'en est une — du Marché commun a puêtre acceptée, et c'est dans ce sens que l'année 1957 marque peut-être,en ce qui nous concerne, le plus grand tournant depuis la Libération.

Il se peut que, pendant les années qui viennent de s'écouler, laFrance ait perdu l'Indochine et ses établissements de l'Inde, qu'elle aitvu naître, puis se perpétuer une crise algérienne dont elle n'aperçoitpas la fin, qu'elle ait dû consentir une réorganisation profonde de son[145] Afrique noire, mais en même temps le jaillissement pétroliersaharien ouvre un nouveau domaine à l'expansion technique d'une gé-nération plus jeune de Français, chez qui se retrouvent, un siècle plus

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tard, des aspirations que Jules Verne n'eût pas reniées. Une France duXIXe siècle se liquide lentement, et par bien des liens secrets nous luirestons attachés, mais une France du XXe, pleine de vitalité, étonne àl'étranger nos détracteurs habituels eux-mêmes. Il y a tout cela, etpeut-être surtout cela, dans l'année qui se termine.

Sir George Cayley, écrivait il y a déjà plus d'un siècle : « L'air estun océan navigable et ininterrompu qui vient au seuil de chaque mai-son. » Nous savons maintenant nous en servir, d'où l'équivalent d'unenouvelle marine, avec de nouveaux rivages et des conditions d'accèsjusqu'alors totalement ignorées. L'air est devenu si important en ma-tière de domination que, de même que dans le cas des eaux territo-riales, nous sommes amenés à reculer indéfiniment nos défenses pré-ventives à cet égard. Précédent inouï, l'impérialisme de l'air, après ce-lui des sables et de l'eau glacée, déborde aujourd'hui jusqu'au grandlarge cosmique. Le premier satellite artificiel constitue, dans l'histoiredes conquêtes humaines, une avance étonnante, unique, dont nous nemesurons sans doute pas l'inclassable portée, puisque pour la premièrefois l'homme sort de sa prison terrestre. Faut-il se féliciter de cet évé-nement formidable, ou bien déplorer que les spoutniks de l'avenirsoient aussitôt considérés comme des instruments de puissance dans lalutte des impérialismes ?

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Deuxième partieLE FONCTIONNEMENT

DU RÉGIME DELA IVe RÉPUBLIQUE

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Deuxième partie.Le fonctionnement du régime

de la IVe République

I

Le problème des assembléeset la Constitution

10 juillet 1945.

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Voici la France obligée, une fois de plus, de se choisir un régime :l'invasion, génératrice de révolution, ne la laisse en présence que degouvernements provisoires, nés des circonstances, conçus et consti-tués en vue de programmes limités, tels que la défense nationale ou lalibération. Ce programme rempli, leur mandat est épuisé et le paysréclame une Constitution.

Rédiger une Constitution est une tâche à laquelle les Français sesont bien souvent adonnés : ils y excellent, et d'autant plus qu'ils s'ycomplaisent, car leurs défauts comme leurs qualités les y invitent. J'aibien peu d'amis qui n'aient imaginé leur constitution. La difficultécommence quand il faut la faire vivre : il ne s'agit plus alors de cons-truire dans les nuées, ou sur le papier (ce qui revient au même), maisde donner le jour à un être viable. Les plus belles de nos constitutionsn'ont pas vécu ; la plus modeste, celle qui, en naissant, doutait le plusd'elle-même, a duré soixante-cinq ans. Si la France veut revivre, elle abesoin de solutions durables ; le secret désir de la majorité des Fran-

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çais est sans doute d'obtenir semblable résultat : c'est une façon de po-ser le problème, [150] celle sans doute qui répond à l'instinct de surviede la nation. Il en est une autre, qui consiste à faire de la Constitutionl'instrument d'une politique.

En fait de constitutions, nous avons tout essayé et il y a longtempsdéjà que nous étions, à cet égard, revenus de tout. Les constituants de1875 étaient surtout des gens avertis, assez sceptiques, qui necroyaient guère travailler pour l'éternité. Nous avons appris depuislors qu'une Constitution, en vivant, se transforme, s'adapte et peutdonner des résultats qu'on n'attendait pas d'elle. Il ne faut pas tropcompter sur les textes, mais plutôt sur la façon de les interpréter et deles appliquer. Les Anglais n'ont pas de constitution : ils sont Anglais !Nous avons besoin, quant à nous, de garanties écrites.

Le débat est dominé par la solution à donner à quelques questionsde principe : gouvernement parlementaire ou gouvernement consu-laire, chambre unique ou double assemblée. Cette dernière questionest liée à celle de savoir comment sera votée la Constitution. On peutconsidérer, au lendemain d'une crise qui n'a rien laissé debout, qu'onécrit sur une page blanche et demander au peuple de s'exprimer dansune Constituante. On peut aussi se servir d'institutions encore exis-tantes, quoique éventuellement périmées, pour prendre base surquelque chose et donner au moins une apparence de continuité. Onpeut aussi consulter directement le peuple sur la méthode à employer(référendum). Telles sont les diverses thèses en présence, le gouver-nement restant, en fait, libre de prendre sa décision.

Si l'on veut trancher dans le vif, faire du nouveau, l'élection d'uneAssemblée unique avec pouvoir constituant est la solution la plussimple. Mais le risque à courir est sérieux, car qui peut savoir ce quesera cette Assemblée, et surtout comment elle évoluera ? Nous avonsvu des Chambres de gauche se transformer au bout de deux années demandat et soutenir avec persistance [151] des gouvernements modé-rés. La Chambre du Front populaire n'a-t-elle pas voté les pleins pou-voirs au maréchal Pétain ? Nous connaissons, par expérience, la psy-chologie des assemblées françaises issues directement du suffrageuniversel : elles ne reconnaissent aucun pouvoir en dehors ou au-dessus d'elles ; elles n'admettent aucun frein, aucun délai même. Sielles sont mises en présence d'un exécutif, quel qu'il soit, elles l'absor-

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beront ou le dresseront contre elle et ce peut être, alors, la tentation ducoup d'État.

On ne pourrait donc, sans danger, admettre une Constituante ayantdes pouvoirs illimités, pour une durée illimitée. Il faut sans doute queses pouvoirs, en matière constituante, soient illimités, mais sa compo-sition et sa durée devraient donner des garanties que l'Assembléeunique, élue sans conditions, ne donne pas. Ne devons-nous pas, aulendemain d'une crise qui a ébranlé le pays jusqu'à sa base, éviter, àtout prix, des soubresauts qui, après un extrême, pourraient tout aussibien nous conduire à un autre ? Je me classe, je l'avoue, parmi ceuxqui souhaitent que la Constitution vive, même s'il faut payer ce résul-tat de quelques compromis. D'autres, évidemment, peuvent préférerdire, comme Chateaubriand : « Levez-vous, orages désirés ! » Mais,en fait d'orages, ne sommes-nous pas servis ?

La solution qui consiste à se servir des morceaux de la Constitutionde 1875 est moins brillante, mais plus pratique. Ici, ne soyons surtoutpas trop logiques, car il serait alors impossible d'en sortir. On peutsoutenir que les institutions de la IIIe République n'ont jamais étéabrogées : nous avons des conseils municipaux, fonctionnant commeceux d'hier, et nous aurons, demain, des conseils généraux, dont lesdépartements salueront, avec satisfaction, le retour ; plusieurs de mesamis inscrivent sur leur carte « député » ou « sénateur », ce qui signi-fie qu'ils se considèrent encore comme tels. Sans [152] doute n'avons-nous pas de président de la République, mais j'insinuais, tout à l'heure,qu'il ne fallait pas être trop logique. Si je ne me trompe, le gouverne-ment provisoire de la République n'a jamais déclaré que la Constitu-tion de 1875 n'existait plus. On peut donc s'en servir, au moins pourfabriquer une nouvelle Constitution.

Le mécanisme est là et nous savons comment il fonctionne. Jecrois que nous pouvons nous en servir, et de la façon suivante : en fai-sant élire une Chambre et un Sénat, on a les éléments d'une Assem-blée nationale qui est unique et souveraine, en tant que pouvoir consti-tuant. Mais son origine double la préserve des tentations de dictatureparlementaire : du reste, c'est souvent le Sénat qui, mieux que laChambre, a su assurer la défense républicaine. D'autre part, la duréede l'Assemblée nationale ainsi conçue n'est pas illimitée : elle devradonc travailler vite (nous sommes pressés), mais, du fait de sa compo-sition, on peut espérer que ses solutions ne seront pas trop à sens

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unique. Elle pourra, du reste, siéger en même temps que les assem-blées législatives dont elle doit être l'expression. On éviterait, ainsi, laconfusion de l'Assemblée à tout faire.

Il faudrait, évidemment, que, pendant la discussion de la nouvelleConstitution, un modus vivendi réglât les rapports des assembléesnouvellement élues avec le gouvernement provisoire encore en fonc-tions, et il serait nécessaire qu'on fît preuve de beaucoup de bonne vo-lonté et de tolérance réciproques. J'admets que ce n'est guère dansnotre tempérament, ni dans nos habitudes, mais, enfin, il faut quandmême exprimer le souhait.

Il serait, dès lors, urgent d'aboutir sans tarder, et c'est possible. LaFrance est pleine de gens qui se sentent capables de produire uneconstitution en quarante-huit heures. Les éléments du problème sontconnus et même plus que connus, ressassés : on retombe toujours surles mêmes alternatives. Il serait vraiment difficile de faire [153] dunouveau, car tout a été déjà, sinon essayé, du moins préconisé et dis-cuté. Il s'agit surtout de choisir.

Ce que nous pouvons avancer, avec quelque assurance, c'est que lepays attend impatiemment le retour d'un régime de légalité républi-caine, reposant sur la représentation et la libre discussion. Il souhaiteégalement un gouvernement qui gouverne, sous le contrôle d'assem-blées élues, ayant, de ce fait, une autorité que des conseils désignéspar l'exécutif ne peuvent avoir. Mais ceci est un autre problème, quenous n'avons pas même essayé d'aborder dans cet article.

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Deuxième partie.Le fonctionnement du régime

de la IVe République

II

D’une république à l’autreNouvelle procédure,

nouvel esprit

28 janvier 1947.

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Pour la première fois un ministère vient d'être formé conformé-ment à la procédure instituée par la Constitution de 1946, dans sonarticle 30 : « Au début de chaque législature, le président de la Répu-blique, après les consultations d'usage, désigne le président du Con-seil. Celui-ci soumet à l'Assemblée nationale le programme et la poli-tique du cabinet qu'il se propose de constituer. Le président du Conseilet les ministres ne peuvent être nommés qu'après que le président duConseil ait été investi de la confiance de l'Assemblée. » La premièrepartie de ce scénario a conduit à la nomination de M. Ramadiercomme président du Conseil ; un second acte, plus difficultueux, aabouti à la constitution d'un cabinet, que nous espérons solidairementresponsable ; on se demande si c'est fini et si un nouveau vote del'assemblée nationale ne s'imposera pas, en faveur, non plus d'une per-

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sonnalité et d'un programme, mais d'une combinaison ministérielle,comme on disait autrefois, d'un mot du reste exact et évocateur.

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Il est intéressant de comparer la façon dont les choses se sont pas-sées avec les souvenirs que nous laissent d'innombrables crises minis-térielles antérieures. La procédure nouvelle a-t-elle révélé la persis-tance de pratiques anciennes ? Cette première expérience est particu-lièrement importante car, comme le dit un proverbe arabe, « une tradi-tion commence la première fois ».

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Je pense que chacun a eu l'impression de quelque chose de déjà vu(comme seraient les souvenirs d'une autre vie). Dans le décor familierde l'Élysée nous avons retrouvé ce vieux protocole de consultations,qui nous rajeunit d'au moins sept années et les journaux n'ont eu qu'àreprendre, comme si la composition existait encore, leurs vieilles for-mules : « M. X... est appelé à l'Élysée, M. X... sort de l'Élysée... » Fi-nalement, M. Ramadier a été chargé, non plus de constituer le cabinet— car c'est devenu beaucoup plus compliqué -—, mais d'en préparerla constitution. En l'espèce, le rôle du président de la République n'apas été différent de ce qu'il était autrefois : l'institution de la prési-dence s'imposait. Il y a là une institution solide qui, dès le premierjour, a prouvé avec évidence son utilité.

Mardi dernier, le président du Conseil, « désigné » mais non en-core nommé, s'est présenté devant l'Assemblée nationale. Notons quela fonction est, pour la première fois, reconnue officiellement par laConstitution. Sous le régime précédent, le premier ministre n'était queprimus inter pares : Il existait parce qu'il en fallait un, mais ce n'estque peu à peu que la notion d'une présidence du Conseil s'est préciséeet l'on ne peut même dire qu'elle soit parvenue à la complète maturitécomme en Angleterre. La IVe République aura la tâche de parfaire, deconsolider l'institution.

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Le président du Conseil naît désormais à l'existence en deux temps,et tout d'abord il est seul, terriblement seul, quand il comparaît devantl'Assemblée dont la confiance va lui donner la vie. Là encore on tra-vaillait, la semaine dernière, dans le neuf, mais à quel point ce neufétait entremêlé de vieux, c'est ce que je voudrais indiquer d'après mesimpressions de cette mémorable séance.

Le cadre, toujours le même, est celui qui a vu tant de scènes histo-riques : le 4 Septembre, la chute de Ferry, le retour des députés alsa-ciens après la première guerre mondiale. Cette solennité, ces co-lonnes, cette atmosphère blafarde constituent un tableau bien connuet, quand les membres entrent en flots dans la salle, on n'aperçoitd'abord rien de nouveau. Pourtant, le président — vice-président sansdoute cette fois — n'est pas en habit mais en « habit de travail »comme on dit à Moscou (la tradition ancienne sera-t-elle reprise ?), etpuis la tribune est munie de haut-parleurs, et puis la masse de cesmembres n'est plus tout à fait la même ; elle comporte, semble-t-il,plus de jeunes et les femmes, sans être très nombreuses, ne passentpas inaperçues. Nos Assemblées n'ont jamais été vestimentaire-ment élégantes, et la tradition n'est pas rompue, mais la tenue est infi-niment meilleure que sous la IIIe République : il n'y a pas de désordre,ce désordre anarchique qui choquait tant les spectateurs ; il n'y apresque pas d'interruptions, on éprouve une impression de disciplinequi reflète sans doute la discipline interne des partis : vraisemblable-ment tous ces membres ne disposent pas effectivement de la pleineliberté de leur parole et de leurs mouvements et, quand ils parlent, onles sent moins les mandataires de leurs électeurs que de leur parti.

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Cette première impression penche vers le nouveau. Pourtant, quandles figures en vedette se détachent, il semble bien qu'on les connaissaitdéjà. La lecture du message présidentiel, qu'on écoute debout, évoque

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une personnalité parlementaire formée sous le régime précédent. C'estplus frappant encore quand le président Herriot, qui vient d'être élu,monte au fauteuil, et le discours de ce vétéran de la démocratie relie,avec une force singulière, le présent au passé. Est-ce un hasard que lenouveau président du Conseil soit, lui aussi, un ancien ?

Quand ce dernier monte à la tribune pour exposer son programme,c'est de son banc, non du banc des ministres, qu'il se lève, et ce n'estpas une déclaration ministérielle collective qu'il lit, mais un discourspersonnel qu'il prononce. Quand il descend ensuite, pour s'asseoircette fois au banc des ministres, il y est seul, tout seul parmi deuxrangs de sièges entièrement vides, ce qui souligne la nouveauté de saposition. La discussion qui suit ne ressemble pas non plus aux discus-sions anciennes. Il s'agit plutôt de questions posées, car on n'est pasencore en présence d'un cabinet en exercice. Ce cabinet, il se fait, ilsera peut-être, et l'on pense un peu à l'Infans conceptus de nos ma-nuels de droit. On se dit, même après le vote, plein de sympathie pourla personne du premier ministre, que rien n'est encore fait, que la dif-ficulté reste largement à vaincre.

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Cette procédure compliquée se révélera-t-elle efficace ? On se ledemande en se disant que cette première phase est simplement un ja-lon, fixant la position acquise dans [158] de difficiles négociations quise passent ailleurs. À un moment où l'on est pressé, ce mécanisme ap-paraît plein de lenteurs et d'obstacles. Et c'est là que réside la princi-pale différence avec le passé. Autrefois, le président de la Républiquenommait le premier ministre, qui présentait ensuite son ministère toutformé à la Chambre. Désormais, ce sont en fait les partis qui discutententre eux l'équilibre de la combinaison. C'est de leur accord que naît leministère, c'est de leur désaccord éventuel qu'il mourra. On devineque les cabinets seront moins renversés par la Chambre qu'ils ne sedésagrégeront par l'intérieur. Le manque d'imprévu dans les séancesest déjà significatif de cette tendance : matériellement les partis cons-tituent, dans l'amphithéâtre, des blocs massifs, comme d'un seul te-nant, dont les frontières, topographiques et morales, sont tracées pourainsi dire au cordeau : rien d'incertain !

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Nous sommes rentrés, à beaucoup d'égards, dans la tradition (cer-tains diront les ornières) de la IIIe République. Il y a pourtant unenuance entre la République parlementaire et la République des partis.

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Deuxième partie.Le fonctionnement du régime

de la IVe République

III

Défense du départementet du préfet

24-25 décembre 1949.

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Il est, dans l'histoire contemporaine de la France, deux institutions,souvent contestées, qui montrent une remarquable vitalité : le dépar-tement et le préfet. Cette persistance, en dépit de critiques sans cesserenouvelées, reste la meilleure preuve de leur utilité. Vichy a essayéde briser le cadre départemental, en reprenant l'ancienne tradition dela province, et la Constituante, sous une impulsion communiste, a es-sayé d'énerver la vigueur du préfet tel qu'hérité de l'an VIII. Cepen-dant, préfet et département sont toujours là.

On oppose souvent le département de la Révolution à la provincede l'ancien régime, en présentant celle-ci comme une personnalité plusréelle, à la fois issue de l'histoire et de la géographie. Mais il y a danscette polémique beaucoup de littérature. A la vérité, le département estdevenu, même s'il ne l'était pas initialement, une unité de vie adminis-trative et politique : le travail de 1791, résultat de consultations localestrès sérieuses, avait en somme été bien fait, et la meilleure preuve c'estqu'il a duré. Le cadre départemental a même fini par être si bien ac-

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cepté et adopté par les intéressés qu'il [160] est devenu difficile deconcevoir notre vie administrative et politique en dehors de lui. Ceserait toute une armature nouvelle à constituer. On est étonné de cons-tater que les électeurs d'un département connaissent à peine la vieélectorale du département voisin. Il s'est même formé une sorte de pa-triotisme départemental et nous savons qu'à Paris les natifs du Lot, dela Dordogne ou de l'Ardèche se réunissent en associations distinctes,fort jalouses de leur individualité.

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Dans ces conditions, toutes les tentatives pour changer cette struc-ture, qui est celle de la France moderne, ont échoué. Le régime de Vi-chy n'a abouti qu'à la création, sans lendemain, de régions administra-tives sans personnalité et sans vie propre. Quant à la IVe République,elle a maintenu le département, et, si elle en a envisagé la réforme,c'est en revendiquant à son bénéfice une autonomie qu'aucun des ré-gimes antérieurs ne lui avait donnée : et encore s'agit-il d'une disposi-tion qu'on ne semble guère pressé d'appliquer. Elle met en effet enquestion l'une des particularités les plus originales de notre démocra-tie : la coexistence d'une liberté politique poussée au maximum avecun cadre administratif d'essence autoritaire, lui servant en quelquesorte de tutelle. Il semble qu'avec le caractère français pareille garan-tie soit nécessaire et qu'il soit imprudent de s'en départir.

C'est ici que nous rencontrons le préfet, dans ses trois capacités dechef de l'administration du département, d'agent de l'État, et, sousl'autorité du conseil général, d'agent du département. C'est sous cetroisième aspect seulement que la Constitution lui substitue le prési-dent du Conseil général, mais pour les autres son rôle demeure entier,et il est essentiel qu'il demeure tel, car il personnifie [161] l'État danssa représentation territoriale, en même temps que sa seule présenceaffirme l'unité nationale sans cesse remise en cause par des forces dis-solvantes. On conçoit que le communisme ait essayé d'énerver sonaction, mais la République une et indivisible a plus que jamais besoinde lui.

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La IIIe République avait trouvé un modus vivendi satisfaisant pourrégler les rapports de l'État et du département : le préfet était nomméet maintenu, à la suggestion et par l'accord des députés de la majorité(si le département était de tendances gouvernementales), et, sans ja-mais être effectivement responsable devant le conseil général, le re-présentant du gouvernement s'attachait à demeurer toujours en bonstermes avec lui. Cette politique donnait en somme d'heureux résultatset il était rare que les présidents de Conseils généraux prétendissent sesubstituer au préfet. Il est vraisemblable que cette tradition va se re-nouer.

Le préfet, dans ces conditions, ne peut être un fonctionnairecomme un autre, car il doit avoir et conserver à tout instant la con-fiance politique et administrative du gouvernement : c'est le côté déli-cat de cette carrière, assimilable constamment à une mission, dans la-quelle l'agent doit son dévouement, non seulement à son ministre dumoment, mais à l'État entité permanente, ou du moins au régime.

Il ne peut donc être question de recrutement par examen ou con-cours, et le choix se révélera d'autant plus difficile que, si l'administra-tion requiert la compétence, la politique demande la connaissance deshommes et la souplesse devant des circonstances ne comportant sou-vent aucun précédent. Je ne connais pas de formation [162] plus com-plète que celle du préfet, ni pour un jeune d'éducation plus efficaceque celle de son chef de cabinet.

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Il semble donc qu'il faille se garder de toucher imprudemment àune armature qui a fait ses preuves, mais on doit l'adapter. Le grou-pement de plusieurs départements sous l'autorité d'un superpréfet nes'est pas révélé une initiative heureuse, car si le superpréfet prétendaits'occuper du détail la circonscription était trop grande, et s'il laissait cedétail aux préfets proprement dits il avait lâché la proie pour l'ombre.L'idée demeure féconde sous la forme des inspecteurs généraux, sousla forme aussi, en temps de crise, de ces commissaires de la Répu-blique dont la Libération n'a eu généralement qu'à se louer. Cependantle problème délicat se pose d'un départ administratif entre le local et lecentral, départ d'autant plus difficile que les affaires deviennent de

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plus en plus complexes, mais qu'elles sont de moins en moins suscep-tibles de solutions locales. Les services départementaux des grandesadministrations centralisées ne sont qu'en apparence départementauxet tendent à échapper au préfet, qui cependant doit maintenir sous sasurveillance l'ensemble de l'administration départementale. Si la dé-centralisation excessive contredit l'efficacité de l'organisation, à l'âgeoù l'année-lumière s'oppose au myriamètre de nos pères, la déconcen-tration qui décongestionne la place Beauvau au bénéfice de la préfec-ture ne comporte pas les mêmes inconvénients.

Combien de ministères, sous la IIIe République, ne sont-ils pastombés sur la question des sous-préfets, et cependant les sous-préfetssont toujours là. Combien de partis d'opposition, parvenus ensuite augouvernement, [163] n'ont-ils pas vitupéré les préfets, et cependant lespréfets sont toujours là. Combien de réformateurs n'ont-ils pas con-damné le département, et cependant il y a toujours des départements.C'est sans doute que l’utilité des départements et des préfets s'impo-sait.

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Deuxième partie.Le fonctionnement du régime

de la IVe République

IV

L’instabilité ministérielle

10 mars 1951.

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La question se présente de façon toute différente selon qu'on l'en-visage du point de vue de la politique intérieure ou de nos relationsavec les pays étrangers, mais l'usage externe est ici plus dangereuxque l'autre. Comme nous vivons dans un temps où il est devenu im-possible de vivre seul, sans se préoccuper des autres, l'instabilité mi-nistérielle, problème autrefois relativement bénin, devient un pro-blème de réelle gravité. On ne dirait pas que les parlementaires s'enaperçoivent.

L'instabilité des cabinets, indépendamment d'autres raisons, tientsans doute à une subtilité excessive dans la conception de la responsa-bilité ministérielle : on veut qu'à tout instant et en toutes circonstancesle gouvernement au pouvoir se trouve exactement dans l'axe politiquede la majorité. Si cet axe se déplace, même légèrement, il y a lieu à unrajustement dans le dosage des portefeuilles, de façon que le centre degravité du ministère corresponde strictement au centre de gravité del'Assemblée.

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Dans d'autres pays, pareil ajustement se fait aussi, mais en quelquesorte dans la coulisse : on change tel [165] titulaire important, le pre-mier ministre sans démissionner, se porte à droite ou à gauche de sacombinaison, et c'est le cas de l'Angleterre ; ou bien, le président de laRépublique appelle un autre secrétaire d'État, et c'est le cas des États-Unis. Là où il y a apparence de stabilité il y a en réalité changement,et, chez nous, il y a souvent stabilité de fait sous l'apparence du chan-gement. Sous la IIIe République, les cabinets se succédaient, maisc'était toujours la même équipe, faisant la même politique : le chan-gement réel survenait quand on changeait de politique, ce qui ne seproduisait que de loin en loin. En fait, il en a été de même depuisquatre ans, car depuis que les communistes ont été exclus du gouver-nement par M. Ramadier, c'est toujours la même équipe qui gouverne,avec la même politique.

Ce qui prouve que les causes de pareille situation sont profondes,c'est qu'aucune précaution constitutionnelle n'a pu les corriger etqu'aucun régime n'a évité l'instabilité ministérielle. Le garde-fou de ladissolution ne s'est pas relevé de l'aventure malheureuse du 16 mai, detelle sorte que, même avec la Constitution actuelle, le remède se ré-vèle inopérant. À la vérité, le pays, quand il était encore heureux etriche, n'a jamais souffert de ces cascades de ministères : avec un vi-goureux corps de préfets, des directeurs de ministères compétents etstables et surtout une saine armature sociale, la vie continuait, imper-turbable, pendant des crises dont personne n'avait à pâtir.

On ne se souciait du reste nullement de ce que pourrait en penserl'étranger, car, comme l'écrivait Paul Morand, « lés autres pays ne sontque des morceaux d'un continent, du monde ; la France est un vaseclos, un aliment complet, qui intéresse l'Europe, mais que l'Europen'intéresse pas. Aussi a-t-on plus qu'ailleurs en sortant de France l'im-pression de s'échapper, de se tirer [166] à propos d'un bonheur domes-tique, d'éviter ce danger qu'il y a à vivre avec une femme qui vous suf-fit ».

Ces temps indulgents sont maintenant passés. Notre belle armaturesociale a été ébranlée par deux guerres, par de brusques changementsde régimes, et surtout notre dépendance à l'égard du monde extérieurs'est accrue, de telle façon qu'il faut bien nous préoccuper de ce qu'ilpense de nous.

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Nous avons, au dehors, une incurable réputation d'instabilité minis-térielle, d'où l'étranger conclut, bien à tort, à une instabilité tout court,qui ne correspond nullement à notre vrai caractère. Il faut donc, sanscesse, nous expliquer, c'est-à-dire nous excuser. J'ai bien souvent es-sayé de le faire, en donnant les arguments ci-dessus, mais jamais je neme suis fait comprendre. Les Anglais, une fois pour toutes, estimentque ce n'est pas sérieux et qu'il ne vaut pas la peine de se torturer lesméninges pour comprendre l'incompréhensible ; quant aux Améri-cains, ils s'inquiètent de ne jamais trouver en face d'eux les mêmespartenaires. A chaque crise nouvelle, les uns et les autres, en amisaprès tout sincères, laissent tomber leurs bras de découragement.Quand M. Pleven était à Washington, il avait essayé de préparer sesinterlocuteurs à la possibilité de sa chute prochaine, mais ceux-ci n'ar-rivaient pas à comprendre qu'il ne rentrât pas en triomphateur aprèsune visite si bien réussie.

Attention, nous sommes ici au cœur de la question, car, de leur cô-té, nos députés ne semblent pas comprendre qu'il soit nécessaire pourla France, dans les circonstances graves, de posséder un gouverne-ment capable de parler en son nom. On a même l'impression que celaleur est tout à fait égal : nous n'avions pas de ministère en 1938 lors del'Anschluss, ni non plus en juin dernier lors de l'affaire de Corée, niencore il y a quelques jours lorsque s'est ouverte la négociation, pour-tant capitale, du Palais rose. Les parlementaires français [167] ont tou-jours montré la plus parfaite inconscience, nous pourrions dire la plusmauvaise éducation internationale, en renversant, avec le plus completsans-gêne, des ministres engagés au dehors dans des conversationsdiplomatiques. Ont-ils tenu actuellement le moindre compte de la pro-chaine visite du président Auriol aux États-Unis ? Ce ne sont pas làdes arguments qui les touchent, ou plutôt, dans la hiérarchie de leurspréoccupations, ceux-ci ne viennent qu'au dernier rang.

Nous ne pouvons trop nous en étonner, si la psychologie du magis-trat que donne Jean-Jacques Rousseau dans le Contrat social estexacte : « Nous pouvons distinguer dans la personne du magistrat troisvolontés essentiellement différentes. Premièrement, la volonté proprede l'individu, qui ne tend qu'à son avantage particulier ; secondement,la volonté commune des magistrats... qu'on peut appeler volonté decorps ; en troisième lieu, la volonté du peuple ou la volonté souve-raine, laquelle est générale... Selon l'ordre naturel... la volonté géné-

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rale est toujours la plus faible, la volonté du corps a le second rang, etla volonté particulière le premier de tous. » Transposons : le députépense d'abord à sa réélection, ensuite à son parti, en dernier lieu à sonpays. Telle est la hiérarchie de ses soucis. Pareille inconscience pou-vait être le luxe des époques heureuses...

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Deuxième partie.Le fonctionnement du régime

de la IVe République

V

ILS CROIENT QUE…

22 juin 1951.

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J'ai beau réfléchir, interpréter, essayer de comprendre, je n'arrivepas à saisir comment il peut se faire que plus de cinq millions deFrançais — car ce sont quand même des Français — aient pu voter« communiste », pour un parti qui ne se cache pas d'être le parti del'étranger. Je puis sans doute comprendre qu'un ouvrier de grande in-dustrie soit marxiste, que tel intellectuel ou technicien souhaitent unrégime communiste où ils figureraient naturellement parmi les diri-geants ou les bénéficiaires, je puis même comprendre que, par idéa-lisme social, on veuille la révolution. Mais dans quelle proportion cesmotifs entrent-ils dans le vote communiste global du 17 juin ?

Il paraît évident qu'une majorité des électeurs ayant voté « com-muniste » ne sont pas communistes, qu'ils ne sont davantage ni mar-xistes ni staliniens. Il y a parmi eux des mécontents qui protestentcontre le gouvernement, des gens simplement intéressés qui pensentêtre mieux défendus dans leurs intérêts par un parti démagogique, despetits propriétaires paysans qui espèrent un partage des terres au profitdes moins favorisés d'aujourd'hui, des idéologues (la France en est

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[169] pleine) qui votent par principe « à gauche » et dès lors votent« communiste » puisque le communisme est soi-disant le plus àgauche des partis. Tous ces gens souhaitent-ils effectivement la prisedu pouvoir par la dictature russe ? Évidemment non, et ils seraient fortdéçus qu'il en fût ainsi.

S'ils votent de la sorte, c'est sans doute qu'ils ne croient pas, aufond d'eux-mêmes, que cela arrivera, ou bien que, comme les gens quispéculent, ils pensent pouvoir à temps se retirer du jeu ; c'est aussiparce que, pleins d'illusions, ils s'imaginent que les choses ne se pas-seraient pas en France comme en Tchécoslovaquie ou en Bulgarie.« Je suis petit propriétaire exploitant ma ferme avec ma famille, se dittel paysan, que pourrait contre moi n'importe quelle révolution démo-cratique ? »

** *

Pareilles illusions sont néanmoins courantes. Un correspondant mesuggère d'envisager la question sous la forme de variations autour duthème : « Ils croient que... » Que croient-ils, en effet, ces imprudents,que seule la réalité détromperait, mais trop tard ?

Ils croient qu'ils pourront continuer à discuter librement et à hautevoix avec leurs amis, au café ou ailleurs, sans risquer la délation, nonseulement de quelque mouchard, mais même d'un membre de leurpropre famille.

Ils croient qu'ils pourront continuer à lire un journal autorisé à dis-cuter les actes du gouvernement et non pas quelque feuille officielleressemblant comme une sœur aux feuilles allemandes de l'occupation.

Ils croient qu'ils pourront posséder un appareil de radio et écouterce qu'il leur paraîtra bon d'entendre de l'étranger.

Ils croient, s'ils sont ouvriers, qu'ils pourront choisir librement leurtravail et le lieu de leur travail, mesurer [170] eux-mêmes le rythmede leur effort, se fier à leur syndicat pour les défendre contre l'autorité.

Ils croient qu'ils pourront envoyer leurs enfants à l'école de leurchoix et qu'il y aura encore des écoles « laïques » enseignant autrechose que l'orthodoxie stalinienne.

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Ils croient qu'ils pourront voter comme hier, à bulletin secret, sansêtre astreints à s'associer au vote commandé de 99,9 % des électeurs.

Ils croient qu'ils pourront arrêter le travail, se mettre en grève, sansrisquer la déportation.

Ils croient, s'ils sont paysans et propriétaires, que leur propriétéleur sera maintenue, qu'ils ne seront pas organisés d'autorité en coopé-ratives, bien vite transformées en kolkhozes ou même en casernessovkhoziennes.

Ils croient, s'ils sont religieux, que leurs prêtres ou leurs pasteurspourront pratiquer leur culte sans se faire les agents de l'orthodoxiepolitique dominante.

Ils croient que les écoles accepteront leurs enfants s'ils sont sus-pects d'appartenir ou d'avoir appartenu aux classes privilégiées, c'est-à-dire à tous ceux ayant possédé quelque chose...

Ils croient encore bien autre chose. Comment se fait-il qu'ayant en-tendu ces avertissements, qui ne sont pas nouveaux, ces gens pleins denaïveté aient quand même voté « communiste », c'est-à-dire donnéleur mandat politique à des députés qui, selon le mot de Blum, ne sontpas des internationalistes, mais des nationalistes russes en France ?Oui, comment cela se fait-il ? Les étrangers nous demandent de le leurexpliquer et j'avoue ne pas savoir comment le faire.

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Deuxième partie.Le fonctionnement du régime

de la IVe République

VI

La querelle des sièges

9 juillet 1951.

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Tout le monde veut siéger à gauche, c'est bien connu. Les gens quiignorent la politique française sourient de cette puérilité. En réalité, ils'agit d'une préoccupation profonde, touchant, dans une démocratie, àl'essentiel même des choses. L'attitude, le tempérament, l'orientationsont, en l'espèce, plus importants que le programme lui-même etl'électeur ne s'y trompe guère : on est surtout de droite quand on estcombattu sur sa gauche, et vice versa. Ces considérations tactiquesdéterminent éventuellement le comportement d'un élu pendant touteune législature. Il n'est donc nullement ridicule de prétendre s'asseoir àgauche plutôt qu'à droite de tel collègue : on a vu des radicaux, fils dela Louve républicaine, indignés qu'on ait envisagé de les placer àdroite des cléricaux M.R.P. Mais ceux-ci tenaient beaucoup, pour leurhonneur politique, à siéger près des socialistes. La mêlée est devenuesi confuse qu'on ne s'y reconnaît plus !

Au début de la IIIe République, la répartition des places ne donnaitlieu à aucune ambiguïté, parce qu'il y avait alors une droite s'avouanttelle, fondée sur le triple principe de l'autorité monarchique, de l'union

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du [172] trône et de l'autel, du patronat de droit divin : les trois chosesallaient de pair, c'était à la fois simple et cohérent. Or, par pans suc-cessifs, cet édifice s'est écroulé : les catholiques se lassaient d'être an-tirépublicains, tandis que, par un mouvement insensible, la Répu-blique devenait conservatrice de ce qu'elle avait à conserver. De cefait la droite, devenue réactionnaire, laissait glisser vers le centre lagarantie véritable de l'ordre. Autrefois un parti était tout entier dedroite ou de gauche, mais ce n'est plus le cas.

Le problème qui consiste à répartir rationnellement les places estdevenu insoluble, non que les positions respectives par rapport à lagauche ne puissent être déterminées, mais parce que chaque élu n'estpas tout entier, si j'ose dire, de droite ou de gauche : les lignes de par-tage ne sont pas entre les partis, mais au sein même de chaque indivi-du. On raconte qu'un candidat, interrogé sur le mode d'élection du pré-sident de la République et confondant avec le Sénat, avait répondu :« Il est élu pour neuf ans et renouvelable par tiers tous les trois ans. »De ce point de vue chaque député devrait être placé, un tiers à droite,un tiers au centre et un tiers à gauche. Examinez le cas pour chaqueparti et vous verrez qu'effectivement il comporte un centre, avec uneorientation de droite et une orientation de gauche. Pareil classement,évocateur de quelque puzzle, est donc réaliste, mais je dois recon-naître que, s'appliquant à la querelle des sièges, il n'est pas pratique.

Nous ne pouvons cependant éliminer de nos classifications poli-tiques ces notions de droite et de gauche, qui correspondent, aveccombien de réalisme, aux versants de la géographie, mais peut-êtrepourrions-nous les réglementer davantage. La droite saine est cellequi, de bonne foi et dans l'intérêt du régime, sert de frein ; dans lemême esprit, la gauche saine est celle qui incite au mouvement. Ladroite devient malsaine si, par politique [173] du pire, elle pousse audésordre, n'étant plus conservatrice mais réactionnaire ; la gauche, sielle se fait révolutionnaire, n'est pas moins nuisible, et ni l'une nil'autre, dans ce cas, ne remplissent plus leur fonction. Le malheur dela France, c'est d'avoir toujours eu une extrême droite réactionnaire etune extrême gauche révolutionnaire, ne s'associant pas de bonne foiau succès du régime. A l'heure actuelle, il est au moins deux partis quine se réjouiraient pas de voir les choses tourner trop bien. Convient-ild'inscrire ces partis dans la classification normale de la droite et de lagauche ?

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C'est entre ces deux limites extrêmes, marquées par la non-acceptation du régime, que les notions de droite et de gauche peuventconserver un caractère constructif. Il s'est virtuellement constitué, dufait des élections, une majorité, largement négative sans doute, maisdont la raison d'être est de permettre au gouvernement de s'exercer, cequi est déjà quelque chose. Dans cette majorité, il est aisé de distin-guer deux axes, l'un plus à gauche tendant au dirigisme, l'autre plus àdroite réclamant le maintien d'un minimum de libéralisme. On oublietrop que, de part et d'autre, il y a l'affirmation d'une politique de gou-vernement, permettant au pays de travailler et de vivre. Un présidentdu Conseil bien oublié de la IIIe, Charles Dupuy, disait que le chef dugouvernement, comme le soldat, doit porter l'arme tantôt sur l'épauledroite et tantôt sur l'épaule gauche. C'est une alternance, normale ensomme, dont le parlementarisme anglais a depuis longtemps reconnula sagesse et qui pourra servir de cadre aux combinaisons de demain.Mais il serait dangereux que le roulis soit trop fort.

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Deuxième partie.Le fonctionnement du régime

de la IVe République

VII

Pour une droite (intelligente)

23 juillet 1951.

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Tout le monde veut siéger à gauche. Cela veut dire que personnene veut être de droite. Pourquoi ? La raison me paraît simple. C'estparce que, depuis l'avènement de la IIIe République, la droite, j'en-tends la droite activiste, l'extrême droite si l'on veut, a fait preuved'une constante incompréhension des nécessités de l'évolution mo-derne. Dominée par sa haine de la République, non plus conservatricemais réactionnaire et se livrant avec une allégresse partisane à la poli-tique du pire, elle a déserté le parti de l'ordre pour soutenir ou susciterl'aventure. Non contente d'avoir, par un premier usage malheureux,compromis pour longtemps la procédure de la dissolution, elle a en-couragé Boulanger contre Carnot, patronné les socialistes contre lesradicaux afin de déboulonner ceux-ci, excité les factieux de l'antidrey-fusisme contre le président Loubet, et, finalement en 1940, c'est avecune joie mal dissimulée qu'elle a salué la chute tant attendue par ellede « la gueuse ». On comprend qu'à ce jeu, prolongé pendant troisquarts de siècle, elle se soit sérieusement démonétisée, compromettantavec elle les éléments sains que contenait la droite traditionnelle !

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** *

Et cependant, il nous faut une droite, car, dans une société qui veutsurvivre, un certain équilibre est nécessaire entre les forces du « mou-vement » et celles de la « résistance ». Les Indiens d'Amérique ont unDieu du jour qui agit et un Dieu de la nuit qui pratique la « pause ».Les Anglais ont inventé « l'opposition de Sa Majesté », dont ils ontmême imaginé de rétribuer le leader, comme une manière de fonc-tionnaire, indispensable à la santé du régime. Que serait un char del'État muni d'un accélérateur mais qui n'aurait pas de frein ?

On pourrait même soutenir que tout régime capable de résister à ladésagrégation doit comporter plus de résistance que de mouvement.Barrés, dans son Appel au soldat, fait dire à un membre de la majoritéopportuniste : « Nous sommes le gouvernement, c'est-à-dire la forceconservatrice qui tient ensemble les parties du corps social au milieudu conflit des passions et des intérêts. » Pour que l'équilibre nécessairesubsiste — Clemenceau disait : un équilibre de mouvement — il fautune gauche qui tire à gauche et une droite qui tire à droite, au nommême des principes indispensables à la santé de l'État.

C'est justement cette fonction que notre droite, dominée par seséléments violents (je pense à l'Action française), n'a pas remplie. Pourle faire, il faudrait aujourd'hui qu'elle change du tout au tout son es-prit, ses méthodes et surtout son tempérament. Elle pourrait alors ad-mettre, sans se déconsidérer, qu'elle est effectivement la droite. Re-marquez du reste que l'effectif des Français ayant le tempérament dela droite demeure extraordinairement stable : il doit correspondre aumoins à 20 % des inscrits, peut-être davantage, mais il faut en cher-cher les éléments dispersés, sous des épithètes [176] fantaisistes, dansplusieurs partis, groupes ou rassemblements.

Nous avons donc besoin d'une droite ; j'ajouterais, avec Jules Ro-mains, d'une droite intelligente. Le tout est de savoir autour de quelsprincipes elle se grouperait. Dans le désordre actuel des problèmes,des idées et des partis, c'est d'une refonte totale qu'il devrait s'agir.

Les problèmes, en effet, ne se posent plus comme autrefois, desorte que les positions, les lignes de résistance anciennes doivent être

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révisées. Suivant les circonstances historiques, l'individu, la liberté,l'affirmation ou la contestation des pouvoirs de l'État sont des prin-cipes qui relèvent, soit de la gauche, soit de la droite. Dans un tempsoù la gauche revendiquait, contre une tradition de pouvoir personnelet arbitraire, les droits du citoyen, la droite se réclamait du principe del'autorité. Une droite moderne resterait garante de l'ordre, mais elle sesoucierait surtout de protéger désormais l'individu contre l'emprisechaque jour plus envahissante de la puissance publique : en ce senselle serait libérale.

Elle serait libérale aussi en défendant, contre le dirigisme, lesdroits du secteur libre, soucieux de travailler dans les conditions de laconcurrence et réclamant des assurances à cet effet. C'est dans lemême sens qu'elle se ferait le soutien de la propriété, garantie del'individualité, contre les menaces du collectivisme qui grignote detoutes parts le domaine ancien de la personne humaine. Il n'est plusquestion d'associer, dans une défense commune, le trône et l'autel : latroupe catholique des fidèles s'est lassée de se voir compromise dansune lutte sans espoir en faveur de régimes périmés, mais l'autel a be-soin d'être défendu, même si l'on ne réclame pour lui aucun privilège,et c'est une préoccupation dont la droite du XXe siècle ne peut se dé-sintéresser.

Comme le temps se venge de ce qu'on fait sans lui, [177] la socié-té, sous peine de péricliter, ne peut être conçue simplement commeviagère. La droite sera donc amenée à défendre la famille, institutionde pérennité, et avec elle l'épargne, condition de stabilité en mêmetemps que leçon de sagesse pour l'individu.

Ces principes, dira-t-on, sont dans une large mesure ceux du partirépublicain gouvernemental d'il y a soixante ans. C'est justementparce qu'ils ont passé dans les faits qu'il y a lieu de les défendre pourles conserver : « Si vous voulez rendre la démocratie conservatrice,disait Lord Randolph Churchill, le père de Winston, donnez-luiquelque chose à conserver. » Telle serait donc la conception d'unedroite conservatrice. Fort différente serait celle d'une droite fasciste oude tradition boulangiste, hostile au régime et refusant de collaboreravec lui. N'avons-nous pas connu, récemment encore, une oppositionde droite s'associant éventuellement avec les communistes pour em-barrasser le gouvernement et ne souhaitant pas au fond que celui-ci se

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tirât d'affaire ? Si cette conception de la droite devait persister, il seraitdifficile d'établir en France un régime d'ordre et d'équilibre.

Nous restons persuadés que, suivant la formule évoquée plus haut,l'équilibre de la démocratie doit être un équilibre de mouvement, c'est-à-dire qu'on ne saurait fonder le système sur une droite gouvernantcontre la gauche. Mais, sans le contrepoids d'une droite loyaliste,c'est-à-dire justement ce qu'elle n'a pour ainsi dire jamais été, le gou-vernement ne pourra que malaisément remplir sa fonction. Noussommes si attachés à notre logomachie et si engagés dans les ornièresde nos rivalités partisanes que pareille transformation, je m'en rendsbien compte, nécessite une totale et, je le crains, invraisemblable révo-lution des esprits : elle ne s'en impose pas moins.

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Deuxième partie.Le fonctionnement du régime

de la IVe République

VIII

Pourquoi ils croient que…

25-26 août 1951.

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Il y a quelques semaines, j'avais écrit dans le Figaro un article inti-tulé : « Ils croient que... » : je m'étonnais que cinq millions de Fran-çais eussent voté pour un parti notoirement aux ordres de l'étranger etpour une politique qu'ils n'approuveraient certes pas si elle devait secalquer sur ce qui se pratique derrière le rideau de fer.

L'article devait toucher quelque point sensible, car j'ai reçu presquecent lettres. Quelques-unes étaient d'approbation, mais la plupart pro-venaient de correspondants disant : « Vous vous étonnez que tant deFrançais aient voté communiste ? Eh bien ! moi, Monsieur, je ne suispas communiste, et cependant j'ai voté communiste et je vais vous direpourquoi. » La formule revenait, de façon lassante, presque toujours lamême, sous réserve de quelques variantes : « Je suis catholique », oubien : « Je n'adhère pas aux principes du Marxisme, et cependant... »En somme, c'étaient bien là les gens qui avaient provoqué mon éton-nement : qu'un communiste vote pour le parti, c'est naturel, mais deleur part, non.

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Le groupe le plus important de ces correspondants se [179] com-pose de gens malheureux, misérables même, n'arrivant pas à joindreles deux bouts, écrasés par la hausse des prix, dans la perpétuelle at-tente d'une amélioration qui ne vient pas. L'avenir, pour eux, sembledénué d'espérance : « J'en ai assez, concluent-ils, je vote communiste.Qu'est-ce qui peut m'arriver de pire ? On parle de liberté, mais, si jemeurs de faim, que m'importe la liberté ? Le communisme se chargerade moi. » Le ton des lettres est sincère, souvent poignant. Dans lemême groupe se distinguent, par une nuance assez importante, ceuxqui disent avoir voté communiste par protestation contre l'injustice etl'inégalité sociales, indignés de l'écart des fortunes, de l'insolence destrop belles autos : parmi eux, des chrétiens estimant que Staline estplus près de l'évangile que le pape, des idéalistes sociaux, des jalouxpleins d'amertume aussi (cela se lit entre les lignes sans qu'ils le disentexplicitement). Plusieurs croient au millenium, d'autres se contententde penser que le communisme balaierait un ordre moralement con-damnable.

Le second groupe, que je n'aurais pas cru aussi nombreux, se com-pose de gens qui ont voté communiste pour défendre la paix et protes-ter contre la guerre. La propagande de l'Appel de Stockholm paraît iciavoir été efficace, et c'est une leçon dont les États-Unis devraient sesouvenir, car comment se fait-il que, sans ambition belliqueuse, la po-litique américaine ait pu donner l'impression qu'elle menaçait la paix ?Quand l'affaire de Corée a éclaté, les États-Unis avaient désarmé, tan-dis que la Russie gardait ses armées ! Je soupçonne ces pacifistesd'être des anti-Anglo-Saxons qui s'ignorent, leur anti-américanismeprovenant de causes complexes où la préoccupation communiste n'oc-cupe peut-être pas la première place. En tout cas, ils sont là et il seraprudent de ne pas l'ignorer.

Un troisième groupe comprend les mécontents. « Ah ! nous enavons assez, s'écrient-ils (car ceux-ci s'écrient), [180] de vos parle-mentaires (pourquoi seraient-ce les miens ?), de leurs privilèges, deleurs collusions avec les profiteurs, de leur incapacité, de leurs mé-thodes brouillonnes. Nous voulons que cela change... » On discerneici je ne sais quel relent de boulangisme, d'antiparlementarisme, serattachant à une vieille tradition française, antilibérale, dictatoriale,surtout dégoûtée, la tradition des mécontents. Ils crient leur dégoût des

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mauvais bergers d'hier, mais pourquoi n'ont-ils pas voté R.P.F. ? Sansdoute ont-ils estimé qu'ainsi l'avertissement serait plus efficace ?

À vrai dire, toute cette correspondance, quelque intéressantequ'elle soit du reste, n'a pas répondu à la question que se posait monétonnement. Je savais bien que les gens étaient malheureux, indignésou dégoûtés. Ce que je ne comprenais pas, et ne comprends pas en-core, c'est que ces mécontents, même légitimement mécontents,n'aient pas craint de tomber de Charybde en Scylla en appelant le ven-geur de Moscou, qu'ils aient cru, eux non communistes, qu'ils pour-raient arrêter ensuite le communisme une fois déchaîné. Je ne com-prends pas davantage, même après tant de lettres soi-disant explica-tives, que, s'ils ne lui appartiennent pas, tant de Français votent pourun parti qui, nous venons de le voir une fois de plus, va chercher enRussie, non pas seulement ses inspirations, mais ses instructions. Pourrépondre à l'objection, mes correspondants répliquent simplement eneffet : « Et croyez-vous donc que le M.R.P. n'obéit pas au Vatican, leradical (pourquoi plutôt celui-là ?) aux Américains, le socialiste auLabour Party ? », argument qui n'explique rien.

À tout cela, je ne vois pas trop de conclusion, ou plutôt j'en voisdeux, en somme inquiétantes. Parmi ces votants, il y en a qui ont tropde foi : ils croient trop en l'an 1000, à la puissance de la Révolution.Et, à l'autre extrémité, il y a ceux qui ont perdu toute foi [181] et touteconfiance, se disant qu'on ne fera jamais rien pour eux, que ce qu'onfera sera vain, qu'il en sera toujours ainsi et que, par conséquent, laprotestation doit voter pour le parti qui proteste le plus. C'est un ré-flexe très français, qui croit pouvoir, mais c'est à tort, se donner coursimpunément.

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Deuxième partie.Le fonctionnement du régime

de la IVe République

IX

Quand comprendront-ils ?

11 décembre 1952.

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Dimanche dernier, dans le premier secteur électoral de Paris, lecandidat communiste, avec 63.323 voix, serrait de près les 68.155voix de M. Coirre, et le détail du scrutin montre qu'il obtenait la majo-rité relative dans les XIIIe, XIVe et XVe arrondissements. Dans l'élec-tion du Nord, il y a huit jours, le communiste réunissait 86.345 voixet, il y a quelques semaines, c'est un député communiste qu'un dépar-tement du Sud-Ouest envoyait à la Chambre. Ainsi des Français, engrand nombre, votent pour Moscou. Se rendent-ils compte qu'effecti-vement, ils votent pour Moscou ?

Le fait me laisse rêveur et je m'en étais déjà expliqué dans un ar-ticle du 27 juin 1951, intitulé « Ils croient que... » Je m'y étonnaisqu'aux élections générales plus de cinq millions de Français eussentvoté « communiste ». Il n'y a évidemment pas cinq millions de stali-niens en France : c'est donc qu'une masse de gens qui ne sont pascommunistes ont voté pour le parti. Comment est-ce possible et cesélecteurs sont-ils conscients de leur acte ?

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À la suite de cet article, j'avais reçu de très nombreuses lettres,dont je résumais le sens dans un second [183] article (25 août 1951)intitulé : « Pourquoi ils croient que... ». « Vous ne comprenez pascomment on peut voter communiste si l'on n'est pas communiste, medisait-on. Eh bien ! moi qui ne suis pas communiste, je l'ai fait et voicipourquoi. » Nombre des signataires étaient des femmes, beaucoup sedisaient catholiques et leurs raisons pouvaient se classer en troisgroupes : « 1° Dans la course des prix et des salaires, je suis toujoursmis dedans, j'en ai assez ; 2° je suis un « mécontent » et ces parlemen-taires de la IVe me dégoûtent comme l'avaient fait ceux de la IIIe ; 3°j'ai voté communiste parce que je suis pour la paix ».

Ces correspondants ne souhaitent pas l'établissement d'un régimestalinien en France et néanmoins ils envoient des députés commu-nistes à la Chambre. Leur vote a, dans leur pensée, le caractère d'uneprotestation, d'un avertissement, ils jouent le jeu électoral, rien deplus, mais ce machiavélisme révèle une totale inconscience. Se ren-dent-ils compte que leurs élus ne sont pas leurs représentants, mais lesmandataires d'une puissance étrangère, exigeant d'eux une obéissancetotale ? Selon les « Commandements du communiste », rappelés par leFigaro du 24 novembre dernier, « tout député communiste au Parle-ment est tenu de se rappeler qu'il n'est pas un législateur cherchant unlangage commun avec d'autres législateurs, mais un agitateur du parti,envoyé chez l'ennemi pour appliquer les décisions du parti ».

L'authenticité de ce texte n'a jamais été démentie. Il suffit du restede se référer au cas Tillon-Marty pour se rendre compte que c'est bienainsi que joue la discipline du parti. Si nous étions en Tchécoslova-quie, Tillon et Marty seraient tout simplement exécutés. Peut-être lesélecteurs non communistes qui votent « communiste » se disent-ilsque les choses ne se passeraient pas de la sorte en France ? Il fautcroire que cette illusion subsiste puisque, même après le procès dePrague et ses odieuses [184] condamnations, le parti continue de rece-voir des suffrages qui, bien évidemment, ne sont pas ceux de purs or-thodoxes.

On est amené à douter de l'intelligence française. Jouer avec lesmandats, c'était bon aux temps heureux de la IIIe République, quand iln'y avait pas de relation directe entre les programmes, les votes etleurs effets sur la vie privée de chacun. Voter « à gauche « n'avait pasde conséquences et c'était pour beaucoup une coquetterie sans respon-

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sabilité. Dans sa profonde République des camarades, Robert de Jou-venel le suggérait avec esprit : « La France est une terre heureuse, oùle sol est généreux, où l'artisan est ingénieux, où la fortune est morce-lée. La politique est le goût des individus : elle n'est pas la conditionde leur vie. » Ces temps heureux appartiennent au passé, mais ilsemble que bien des électeurs ne s'en soient pas encore aperçus. Par-lant de ses amis politiques, le président Taft disait : « Ils votent dansun sens et prient dans un autre. » Combien de gens qui votent « com-muniste » et seraient fort dépités, que la France devînt communiste !

Ce cas de psychologie électorale nécessite cependant de notre partun examen de conscience, car, s'il révèle une dangereuse légèreté, ilrévèle aussi un trouble profond des esprits. Si les mécontents, les dés-hérités, les malheureux ne trouvent d'autre alternative que de voter« communiste », c'est sans doute parce qu'aucun autre parti ne leuroffre de solution enviable. Le simple anticommunisme n'est pas uneposition constructive, il faut davantage. Un simple programme de ré-sistance ou de libéralisme ne suffit pas non plus. Ce qu'il faut, c'est unprogramme social constructif se plaçant à gauche, ne laissant pas aucommunisme le privilège d'être soi-disant le parti le plus « à gauche »,alors que ses traits politiques les plus frappants sont au contraire « dedroite », le faisant ressembler comme un frère au fascisme le plus[185] authentique. Si l'on pouvait en persuader l'opinion, le parti per-drait probablement les deux tiers de ses voix.

On ne convaincra pas naturellement les purs du communisme,car leurs arguments sont de l'ordre religieux : autant raisonner avec lesfanatiques de l'Islam. Nous sommes cependant en droit d'attendre quedes millions de Français, qui jusqu'à nouvel ordre sont encore Fran-çais, ne se comportent pas électoralement comme s'ils étaient Russes.« Vous n'êtes pas un parti internationaliste, disait Léon Blum auxcommunistes, vous êtes un parti nationaliste russe. » Je continue de nepas comprendre que tant de Français ne se rendent pas compte de cela,ou, s'en étant rendu compte, continuent de donner leur voix à un partiqui ne se cache même pas d'être aux ordres de l'étranger.

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Deuxième partie.Le fonctionnement du régime

de la IVe République

X

Ai-je compris ?

2 décembre 1952.

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En demandant : « Quand comprendront-ils ? » Je dois avoir touchéune corde sensible, car, en réponse à mon article, il m'est arrivé de trèsnombreuses lettres. Selon Henri Rochefort, il y avait en France, sousle Second Empire, trente-six millions de sujets, « sans compter lessujets de mécontentement ». L'effectif a dû considérablement s'ac-croître, car si j'en juge d'après mes correspondants ce seraient surtoutdes mécontents qui, sans être communistes, voteraient pour le parti.« L'indignation, disait Bismarck, n'est pas un état d'esprit politique. »Or, un vote est un acte politique, comportant des conséquences. CesFrançais ne paraissent pas s'en rendre compte. Si je comprends, senti-mentalement, leur indignation, je continue à contester les conclu-sions qu'ils en tirent.

Ce qui est troublant, c'est qu'il s'agit moins de mécontents que demalheureux, écœurés d'une existence misérable et ayant perdu toutespoir dans le régime actuel :

« Croyez-vous, Monsieur, qu'on puisse vivre décemment avec20.000 francs par mois ?...

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Pas de sécurité d'emploi, toujours la hantise du chômage, [187] re-traites sociales de misère à 65 ans, il y assez longtemps que celadure...

Pourquoi je vote communiste étant antirusse ? Parce qu'il y a desmutilés, des infirmes qui n'ont pratiquement droit à rien. Parce queles vieux sont délaissés ? Parce qu'il y a des familles qui logent dansdes taudis, tandis que M. X... !

J'ai pour vivre la retraite du vieux travailleur, c'est-à-dire qu'ilfaut bien souvent aller se coucher le ventre vide et naturellement sansfeu ou presque, et vous vous étonnez qu'on vote communiste ! »

Comme un leitmotiv revient la question du logement, c'est là mani-festement qu'est la source intime de l'infection.

À ces protestations, élémentaires, il faut ajouter, à un étage supé-rieur, le mécontentement de l'ouvrier (ou de l'employé) non commu-niste qui ne se satisfait pas de son régime de travail, persuadé que,dans le système actuel, il ne fait pas partie de l'entreprise qui l'em-ploie.

Mais pourquoi la protestation s'exprime-t-elle sous la forme d'unvote communiste ? Plusieurs raisons sont mises en avant. La première,c'est qu'il faut faire peur au gouvernement, à la majorité, car faute decet éperon ils ne feront rien :

« Quand il y aura deux cent quatre-vingt-dix députés communistes,peut-être à ce moment fera-t-on quelque chose...

J'ai voté communiste parce qu'il faut aux bourgeois une menace...

J'ai voté communiste bien que ne l'étant pas moi-même et j'ai lacertitude d'avoir agi ainsi avec le plus grand sérieux pour le bien dupays : un régime parlementaire suppose, et c'est l'évidence même, uneopposition. »

Il ne s'agit pas, dans la pensée de ces électeurs, d'amener les com-munistes au pouvoir, mais la rancune leur en fait quand même envisa-ger l'éventualité :

« Je serai pendu. Mais vous aussi, et à cela je réponds [188] tantmieux, j'aurai le plaisir de voir pendre avant moi tous ces riches quise moquent des pauvres gens...

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Je suis catholique pratiquant, mais mon bulletin est le seul moyende vengeance que nous avons contre le patronat. Nous savons bienque si le communisme vient au pouvoir nous en serons les victimes,mais nous nous disons que le patronat aussi sera sa victime... »

Et comme il y a toujours dans notre pays un vieux fond de jalousieet d'antiparlementarisme, voter communiste, c'est protester contre nospoliticiens qui s'octroient de larges indemnités.

Il me semble que tout cela ne révèle guère ce que Bismarck appe-lait « un état d'esprit politique ».

Le reproche qu'on fait au P. C. d'être à la solde de Moscou paraîtdu reste toucher fort peu ces protestataires. Non qu'ils le contestent,mais cette dépendance paraît compter pour rien aux yeux de déshéritésqui ne voient que leur misère :

« Le parti peut tout faire, on s'en fiche, la patrie c'est de manger etun peu de chauffage. » D'autres estiment, avec quelque optimisme,« que les communistes sont après tout des hommes comme les autres,qu'en France ce ne sera pas comme ailleurs, qu'on s'en tirera tou-jours... »

Si vous insistez, ils vous riront au nez, vous rétorquant que leM.R.P. est aux ordres du pape et le gouvernement à ceux du présidentTruman. L'anti-américanisme de ces dégoûtés, que Moscou ne troubleguère, est peut-être une forme subtile de quelque mauvais nationa-lisme.

Mais allons au fond des choses. L'absence de logement, le froid, lamisère talonnante, c'est immédiat. Les régimes communistes, avecleurs camps de concentration, leurs pendaisons, leur terreur policière,c'est lointain, irréel, hypothétique.

« Ils ignorent, m'écrit un communiste désabusé, ils ignorent tota-lement ce qu'est en réalité un régime dans lequel [189] le P.C. tientles leviers de commande. Mais convaincre est difficile, j'en saisquelque chose puisque, faisant partie récemment encore des « purs »dont vous parlez, je suis resté sourd à tout ce qui se disait ou s'écri-vait sur le véritable aspect du communisme et ne m'en suis convaincuhonnêtement que lorsque j'ai vécu sur place, là-bas. »

Ces réactions, qui sont de l'ordre élémentaire et relèvent de la pas-sion plus que de la raison, doivent être prises très au sérieux, non seu-

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lement parce qu'elles sont émouvantes, mais parce qu'elles imposentaux responsables du régime un examen de conscience accusateur.

Comment ont-ils, depuis 1914, laissé le problème du logement at-teindre les proportions que l'on sait ?

Comment se fait-il que le Parlement paraisse se préoccuper plusdes bouilleurs et des débitants que des gens innombrables qui restentsans toit ?

Comment les partis de la majorité ont-ils laissé s'établir lacroyance que le communisme est le seul refuge de l'économiquementfaible ou du travailleur ?

Serait-ce qu'ils n'ont pas vu le problème ou qu'ils ne l'ont pas posésous son véritable jour, celui des réalisations ?

C'est peut-être du reste la faute des intéressés eux-mêmes dans leurfaçon de voter : jamais les élections ne se sont faites sur le logement,toujours sur des questions de tactique ou d'idéologie.

Dans les pays de l'Europe nordique, où l'on s'est soucié surtout deréaliser, il n'y a pratiquement pas de communistes.

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Deuxième partie.Le fonctionnement du régime

de la IVe République

XI

Perversion de l’espritparlementaire

6 juillet 1953.

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On dirait presque que l'Assemblée nationale a entrepris de prouver,par l'absurde, que la Constitution de 1946 est décidément inutilisableet que le régime parlementaire ne nous convient pas. Instituer un gou-vernement dans la démocratie est un problème que la France n'a pasrésolu. La chose commence à devenir inquiétante.

Le passé de nos institutions suggère une première explication, quin'est qu'à peine une excuse : c'est en rognant systématiquement lespouvoirs d'un exécutif, jugé traditionnellement trop arbitraire, que laFrance a conquis la liberté politique. On s'est accoutumé de la sorte àconsidérer qu'un gouvernement fort est une menace pour la démocra-tie. Selon l'opinion dite républicaine, ce sont les assemblées élues quireprésentent seules authentiquement le peuple, et elles doivent tenirtoujours le pouvoir en méfiance. C'est, si je ne me trompe, l'essence dela philosophie politique d'un Alain, ce pur.

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Lors des véritables débuts de la IIIe République, c'est-à-dire aprèsla chute de Mac-Mahon, il eût été [191] possible qu'un gouvernementrépublicain fort s'instituât. Si Thiers fût alors devenu président avecGambetta comme premier ministre, comme il en était question avantsa mort pendant la crise, la conception de la présidence et celle dugouvernement de cabinet se fussent éventuellement orientées dans unevoie fort différente. Mais Grévy, qui, en républicain de la tradition,redoutait l'établissement d'un exécutif vigoureux, appela Waddingtonau lieu de l'homme évidemment désigné pour exercer le pouvoir. LaIIIe s'engagea donc dans l'ornière de l'instabilité ministérielle, dontelle n'est plus jamais sortie. Si, au moins jusqu'en 1914, elle a euquand même un gouvernement, c'est sans doute parce que ses diri-geants avaient été formés sous les régimes antérieurs.

Peut-être est-il naturel que l'extrême gauche ait pareille conceptiondu gouvernement, soit afin d'en énerver les ressorts quand elle estdans l'opposition, soit pour s'en servir dictatorialement à la façon desconventionnels ? Ce qui est troublant, c'est que les Chambres qui sesont succédé depuis la Libération paraissent, dans leur ensemble,avoir adopté cette interprétation du rôle de l'Assemblée élue au suf-frage universel : ce n'est pas à gauche seulement qu'on revendique,non sans jalousie, une sorte de prise directe sur le pouvoir.

Tout système de contrepoids raisonnable entre les pouvoirs parle-mentaire, exécutif et judiciaire se trouvait aussi rendu impossible. En-core avions-nous, et bien heureusement, le président Auriol à l'Elysée,à certains moments seul signe visible d'une permanence dans l'État ;mais il y avait carence gouvernementale, du moins dès l'instant qu'ils'agissait de ces programmes à long terme qui sont la fonction essen-tielle d'un gouvernement. Instinctivement, cette fonction gouverne-mentale tendait à se reformer. Dans un article d'une singulière péné-tration, M. Edgar Faure notait récemment une [192] sorte de nostalgiede la responsabilité administrative chez tels ministres, tentés de fairecorps avec leur département plutôt qu'avec la politique générale tropinstable de cabinets éphémères, auxquels ils se souciaient surtout desurvivre. Mais ensuite, ces mêmes ministres, rentrés dans le rang, ré-endossaient l'uniforme du Maître Jacques parlementaire, pour rendreimpossible à leur tour la tâche de leurs successeurs.

Cette prédominance du législatif — terme qui rappelle sa fonctionvéritable — relève de la pathologie, et l'on pourrait parler à juste titre

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d'une perversion de l'esprit parlementaire. Les débuts de pareille per-version, nous les avons déjà connus sous la IIIe République, mais elles'est gravement exagérée sous la IVe. C'est sans doute à cause del'idéologie d'assemblée mentionnée plus haut, mais c'est aussi et sur-tout peut-être en raison d'un régime électoral donnant en fait au partile pas sur l'électeur. Il est facile de constater que, dans la dernièrecrise, ce sont des considérations de parti, non de soumission à l'opi-nion publique, qui ont déterminé l'attitude des groupes ou, individuel-lement, des membres de l'Assemblée. Pensaient-ils d'abord aux Ber-mudes ou à l'armée européenne ? Davantage, semble-t-il, aux réper-cussions qu'aurait la constitution de tel ou tel cabinet sur les destinéesdu M.R.P., de la S.F.I.O., de l'U.R.A.S... S'ils ont écarté, avec unesorte d'irritation, M. Pinay, c'est parce que celui-ci paraissait en con-tact plus étroit avec l'opinion.

Avec ce régime et la longueur croissante des crises, nos ministresne font guère plus qu'expédier les affaires courantes, et les intéri-maires finissent par avoir plus de stabilité que les titulaires, mais lepays pâtit gravement de cette absence chronique de gouvernement.Comment lui en donner un ? Les quelques corrections qu'on sembledisposé à apporter à la Constitution sont urgentes, mais ne sauraientsuffire. Ce qu'il faudrait, c'est corriger cette [193] perversion parle-mentaire, accrue par un mauvais régime électoral et une dévotion pa-thologique au parti. Malheureusement, pour retrouver la source de cesmaux, ne faudrait-il pas remonter jusqu'aux premiers âges de notrehistoire parlementaire ?

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Deuxième partie.Le fonctionnement du régime

de la IVe République

XII

350 ministres !

31 juillet 1953.

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Il faut se féliciter de la révision de la Constitution, dès maintenantvirtuellement acquise, mais il serait vain d'en attendre la solution duproblème essentiel de notre politique, à savoir l'établissement d'ungouvernement. Dans la mesure où nous en possédons un, c'est à la tra-dition héritée de régimes précédents que nous le devons, mais le paysest administré plus qu'il n'est véritablement gouverné, en ce sens quenos gouvernants, même munis de pleins pouvoirs, sont incapablesd'envisager des programmes d'action ou de réformes à longueéchéance. Ce n'est pas avec des ministères de trois mois qu'on ferarien de sérieux.

L'instabilité ministérielle, déjà installée sous la IIIe République,s'est magnifiquement épanouie sous la IVe, mais, à vrai dire, aucunrégime, sauf napoléonien, c'est-à-dire antiparlementaire, n'en a jamaispréservé la France. La faute en est à nos mœurs politiques, qui de-viennent un danger public quand les assemblées ne veulent plus ad-mettre ni limitations ni contrepoids. Dans le cas présent, le mal vientdirectement des habitudes déplorables qui se sont établies en ce qui

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concerne la conception, la formation et la composition des gouverne-ments. [195] Les Anglais qualifient d'administration le grouped'hommes désigné pour gouverner, solidairement et avec un pro-gramme commun, sous le contrôle du Parlement, mais nos ministèressont-ils même cela ?

Nous rencontrons ici la conception désorganisatrice d'une Assem-blée entreprenant de gouverner par délégation directe. Ce n'est peut-être pas exactement ce qu'avaient voulu les constituants de 1946, maisl'investiture du président du Conseil préalablement à la compositionde son cabinet reflétait implicitement pareille arrière-pensée. Cetteprocédure, dont on sait les malheureux effets, semble désormais con-damnée, mais, entre temps et à la faveur du système, des habitudes sesont prises qu'il faut corriger à tout prix si l'on ne veut pas que le paystombe dans une anarchie génératrice de dictature ou de révolution.

Il serait optimiste de penser que l'opinion parlementaire s'y prêtevolontiers, car le régime qui s'est officieusement implanté convienttrop bien aux ambitions d'une foule de députés qui, autrement, n'au-raient jamais eu la moindre chance de décrocher un portefeuille. Sousla IIIe, quand il y avait encore, sinon toujours une doctrine, du moinsune tradition gouvernementale, le nombre de ceux qu'on appelait lesministrables restait limité : on n'accédait à ce rang qu'après un certainstage, et la grande majorité des élus non seulement ne l'atteignaientpas, mais ne pensaient même pas pouvoir l'atteindre ; ils n'étaient dureste pas déconsidérés pour cela, ni à Paris ni dans leurs circonscrip-tions.

C'est que le débouché était réduit, les cabinets d'avant 1900 ne dé-passant pas d'ordinaire une dizaine de membres. Gambetta avait été lepremier à s'engager dans la voie malsaine de la multiplication dessous-secrétaires d'État, mais c'est Tardieu qui inaugura les combinai-sons de quarante membres. Celles-ci sont aujourd'hui devenues cou-rantes et les groupes exigent qu'il en soit ainsi, [196] de sorte qu'ilfaudrait beaucoup d'énergie pour revenir à des proportions plus rai-sonnables. On en est venu là parce que le premier ministre, investi,désigné ou même simplement pressenti, s'est accoutumé à composerson cabinet, non pas tant en consultation avec les partis qu'en négo-ciant avec eux l'équivalent d'une délégation. Pareil dosage a toujourseu lieu, mais il a tendu à se faire avec une telle minutie qu'il a fallu,pour obtenir un équilibre de plus en plus subtil, multiplier presque à

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l'infini le nombre des ministres et de ces secrétaires d'État, qui ne sontautre chose — mais les titres s'usent avec le temps — que les sous-secrétaires d'État du passé. En vue de ces combinaisons, qui nécessi-tent le recours à des balances parlementaires aussi sensibles que cellesdu laboratoire, il ne suffit même plus de se concerter avec les partis,car ils sont divisés et incapables eux-mêmes d'aboutir à une délégationauthentique, mais avec des sous-groupes dont les représentants n'en-traînent avec eux qu'un nombre minime de voix, à supposer mêmequ'au bout de quelques jours, ils en conservent encore le contrôle.

L'opération finit par n'être même plus efficace, et, en nommant telsecrétaire d'État, c'est souvent de son vote seul qu'on s'est assuré. Sil'on continue dans cette voie, ne faudra-t-il pas envisager des minis-tères aussi nombreux que la majorité elle-même ? On dira peut-êtreque cette multiplication n'est pas nuisible en elle-même, alors qu'ellefait plaisir à tant de gens ? Mais elle est nuisible administrativement,soit que le collaborateur travaille contre son chef avec l'arrière-penséede le remplacer, soit qu'introduit sans utilité dans les services iln'aboutisse qu'à troubler leur fonctionnement. Psychologiquement, lemal n'est pas moins sérieux, car, en présence de cette débauche depromotions, que ne justifie plus aucune compétence, chacun peut sedire, et se dit en effet : « Pourquoi pas moi » ?

[197]

Remarquez, du reste, que l'organisme politique, comme le feraittout organisme vivant, essaie instinctivement de s'accommoder de cesconditions qui contredisent la fonction gouvernementale. À l'Elysée,dans des conseils de près de trente membres, les interventions ne sontplus possibles que pour un tout petit nombre de leaders, et c'est deplus en plus dans des comités interministériels restreints que se fait letravail utile. Mais ce ne sont pas là les conditions normales du gou-vernement, distinctes par leur nature même de celles qui conviennentau contrôle parlementaire : si celui-ci comporte toutes les nuances dela discussion, l'action gouvernementale exige une simplificationd'orientation et de décision, qui est le fait de toute action.

Introduire la complexité parlementaire dans le mécanisme de lapratique gouvernementale, c'est énerver systématiquement la décision,en transposant au sein même de l'exécutif une atmosphère qui n'estpas la sienne. L'aiguille qui marque les changements de centre de gra-

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vité de la majorité est sensible comme celle d'un manomètre : s'il faut,à chaque déplacement, réviser la composition ministérielle pour entenir compte, c'est à un régime de folie qu'on aboutit, mais les ambi-tions déçues ne mettent que trop d'empressement à se prévaloir duprétexte.

Quand l'Assemblée nationale comprendra-t-elle qu'à ce jeu — car àplusieurs égards ce n'est pas pour elle beaucoup plus qu'un jeu — ellerisque le sort, non seulement du régime, mais du pays ?

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Deuxième partie.Le fonctionnement du régime

de la IVe République

XIII

LA PRÉSIDENCE

16 décembre 1953.

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Dans cette campagne présidentielle, on pense surtout aux compéti-tions de personnes. C'est à l'institution elle-même que l'intérêt devraitaller. Dans notre malheureux système de gouvernement par l'Assem-blée, l'Elysée est devenu le seul fondement stable d'un régime d'insta-bilité.

Les premiers républicains, qui se souvenaient du prince-président,se méfiaient de la présidence. C'est sans doute pourquoi Grévy, quiavait proposé en 1848 qu'on s'en dispensât, concevait son rôle commecelui d'un titulaire personnellement influent d'une institution volontai-rement effacée. Tout autre eût été la tradition initiale si, après le 16mai, Thiers ou Gambetta avaient occupé la place. Le résultat eût étél'établissement d'une présidence forte, mais il reste à prouver que, se-lon notre conception de la République, elle eût été viable.

La leçon de la IIIe République, c'est que le président doit se conten-ter de présider, au sens français du terme. Aux États-Unis, et du restedans le Nouveau Monde en général, le président est un chef qui gou-verne, plus semblable au consul de l'an VIII qu'au premier personnage

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de la Constitution de 1875. Chez nous, ce n'est pas par [199] lui queles décisions effectives sont prises, ni par lui que les rouages de lamachine gouvernementale sont mis en action. C'est l'affaire du prési-dent du Conseil, comparable à l'administrateur délégué de nos sociétéspar actions d'hier : celui-ci avait derrière lui, au-dessus de lui, un pré-sident, d'autorité morale supérieure et en dernier ressort responsable,dont il eût cependant été déplorable qu'on le vît donnant des ordresdirects au personnel, dans un bureau encombré de papiers et de docu-ments.

Ceux des hôtes de l'Élysée qui ont prétendu gouverner, ceuxmêmes qui n'ont eu que la simple nostalgie de l'autorité ont invaria-blement échoué. Poincaré reste dans l'histoire, non comme présidentde la République mais comme le premier ministre qui a sauvé le franc.Millerand, en dépit de sa valeur personnelle, s'est brisé pour avoir mé-connu l'esprit même de l'institution. Le succès a été pour les Carnot,les Loubet, les Fallières, les Doumergue, qui ont compris que, dans ceposte, on n'agit que par persuasion.

Ce n'est pas que, s'abritant derrière leur irresponsabilité constitu-tionnelle, ils aient refusé d'assumer une responsabilité politique et mo-rale plus haute : ces bons et même grands serviteurs de la France sesont reconnus garants du régime et du pays lui-même. Doumergue,commentant sa fonction, me disait : « Dès qu'une question nationaleest en jeu, je considère que j'ai le devoir et le droit d'intervenir ; dansla politique intérieure et même extérieure, je signe ce que les ministresme demandent de signer. » Il ajoutait du reste, avec le sourire de Gas-tounet, qu'il ne signait pas toujours : « Croyez-vous, cher ami, faisait-il observer au ministre compétent, qu'il faille signer cela ? Réfléchis-sons encore un peu... » Et souvent, de la mesure proposée on n'enten-dait plus parler.

On sait aussi que c'est le président de la République [200] qui pré-side les séances du Conseil des ministres. Étant donné que les mi-nistres passent et qu'il reste, on comprend que son influence tende na-turellement à s'affirmer. Le souverain britannique, qui, lui, n'assistepas au Conseil (certains rois d'Angleterre ne savaient même pas l'an-glais), est loin d'avoir, quel que soit le prestige de la Couronne, uneaction de fait analogue sur son gouvernement. Tout régime, la Répu-blique plus que tout autre, a besoin d'un ancien, d'un genro, d'uneautorité morale supérieure, à laquelle on se réfère dans les grandes

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circonstances, même si l'on n'est pas constitutionnellement tenu desuivre ses avis.

L'ambassadeur Paléologue m'a raconté que, étant directeur poli-tique au Quai d'Orsay, il avait été convoqué par le président Fallières,qui l'avait reçu avec une sorte de solennité : « Monsieur le directeur,lui avait-il dit, je vous demande, si jamais la paix vous paraît en péril,de m'avertir. Rien de plus : je ne vous donnerai aucune instruction,sinon celle de faire ce que votre ministre vous dira, mais prévenez-moi. » Puis, reprenant la simplicité habituelle de son accueil, il avaitsans formalité retenu le diplomate à déjeuner. Fallières a peut-être éténotre plus grand président : quelle subtile et profonde compréhensionde sa haute responsabilité dans cette simple démarche à l'égard d'unhaut fonctionnaire de la République !

Lorsque la IVe s'est donné une Constitution, les éléments avancésde la gauche ne voulaient pas de présidence. Si nous en avons une,c'est parce qu'elle s'imposait : à tel point que, dans le régime transi-toire issu de la Libération, qui n'en comportait pas, le président del'Assemblée, en l'espèce M. Auriol, avait dû, avant d'en avoir le titre,en assumer effectivement les fonctions. Il ne suffit pas que le pays aitun premier ministre, il faut qu'il ait un chef de l'État, exprimant par sapersonne, et même simplement par sa présence, ce qu'il [201] y a né-cessairement de permanent, de traditionnel et même tout simplementde conservateur dans la notion de l'État.

En dépit des limitations que la Constitution de 1946 a apportées aupouvoir du président de la République, la fonction présidentielle appa-raît aujourd'hui plus importante encore qu'elle ne l'était sous la IIIeRépublique. L'Élysée a en somme repris une tradition qui s'imposait.C'est le fait des circonstances, notamment de ce déplorable régimed'Assemblée dont l'instabilité chronique est le plus authentique résul-tat. Si les équipes ministérielles ont témoigné de quelque permanence,le massacre des premiers ministres a fait qu'aucun d'eux n'a pu semaintenir au pouvoir. En face de ce personnage perpétuellementchangeant, le président de la République demeurait immuable, étantseul à avoir, depuis le début, connu et suivi toutes les affaires, toutesles négociations, dans un courant ininterrompu. Quand il y avait crise,puis reprise de l'action politique après rupture de charge, c'était l'Ély-sée seul qui, pour enchaîner, offrait une rampe solide à quoi s'accro-cher.

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Mais il fallait que le Président eût à la fois le courage d'interveniret la sagesse de le faire dans l'esprit du régime, sans empiéter sur desdroits qui ne sont pas les siens. Le président Auriol n'a jamais craintde le faire, sans même recourir à la forme officielle et un peu trop so-lennelle du message. Quand il a eu quelque chose à dire au nom de lanation, il l'a fait, soit dans des discours officiels qui ont parfois passéau-delà des frontières, soit par de simples communiqués de presse,sans que la jalousie parlementaire pût s'en offusquer. Pourquoi ? Parceque, étant parlementaire lui même et manifestement dévoué au ré-gime, il ne suscitait jamais la méfiance de ceux qu'on appelait autre-fois les vrais républicains.

Il semble que ces divers aspects du pouvoir présidentiel [202] etl'usage qu'un homme d'État avisé est susceptible d'en faire puissent etdoivent servir de guide dans le choix du prochain élu. Il faut qu'il aitle sens du régime, qu'il soit capable de présider au sens français duterme, c'est-à-dire de donner et de faire prévaloir un avis sans pré-tendre l'imposer, d'avertir quand il y a danger, éventuellement de refu-ser franchement ce qu'il estimerait contraire à l'intérêt national. Celademande du courage, de la sagesse et de l'expérience, c'est-à-dire enfin de compte le sens du désirable et le tact du possible. Parmi lescandidats, quel est celui qui ressemble le plus à cet oiseau rare de lapolitique ?

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Deuxième partie.Le fonctionnement du régime

de la IVe République

XIV

René Coty citoyen du Havre

24 décembre 1953.

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On me demande si je connais René Coty ? Certainement, depuistrès longtemps, probablement même depuis beaucoup plus longtempsque la plupart de ses collègues du Parlement où il représente Le Havredepuis plus de trente ans. Sous la présidence Loubet, je le revois trèsjeune, si jeune qu'il était bien, je crois, encore au lycée, prenant partavec passion aux campagnes électorales de mon père. Que ce fût aujournal pour rédiger des entrefilets ou des appels, dans les réunionspubliques, dans les comités électoraux, il était là, travaillant, avantd'être électeur, pour le candidat « républicain », épithète qui avaitalors tout son sens, un sens qu'on a trop oublié. C'est dire qu'il n'atten-dait pas d'avoir vingt et un ans pour respirer l'air de la politique, cet airdont ensuite on ne peut plus guère se passer.

Avocat au barreau du Havre, dans cette province où l'on aune lesarguments juridiques, et surtout où l'on sait si bien s'en servir, je lerevois gravissant tour à tour les échelons de la carrière politique. Oui,et à partir du plus modeste échelon : d'abord conseiller d'arrondisse-ment, conseiller municipal du Havre, puis conseiller [204] général,

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c'est-à-dire associé, dans tous ses détails, à la vie de la commune, ducanton, de l'arrondissement, du département. On ne peut dire qu'il aitbrûlé les étapes, mais aussi quelle connaissance intime du milieu poli-tique local, de ce milieu sans lequel il n'est pas de compréhension pro-fonde de la France ! Je ne peux m'étonner qu'en 1923, à la mort deJules Siegfried, Le Havre l'ait envoyé à la Chambre. On sait qu'ensuiteil a été sénateur, ministre de la Reconstruction. Au Palais-Bourboncomme au Luxembourg on l'a toujours écouté.

** *

Je crois vraiment qu'il existe, entre la Normandie et l'Élysée, unlien secret. Félix Faure, quand il fut élu président de la République,était député de la deuxième circonscription du Havre. Hier encore onparlait de Lisieux à propos de M. Laniel. Coty est originaire du Havre,qui est sa petite patrie. C'est bien un Normand, on ne peut s'y tromper.

C'est inscrit dans son sourire, qui n'est pas celui de « Gastounet »ni celui trop stéréotypé à mes yeux des présidents américains, maisbien l'expression même de la sagesse normande. Que lit-on dans cesourire, du reste si avenant ? D'abord une connaissance avertie deshommes et des choses, qui ne s'en laisse pas conter ; puis une finessequi, devançant la parole, exprime plus que cette parole ne semble dire,mais entend aussi de vous plus que vous n'en dites vous-même ; enfinune absence totale de fanatisme, le respect de la position adverse ettout au fond le sentiment que la vérité n'est peut-être pas toute entièredu même côté... N'est-ce pas cela la Normandie, pays du libéralisme,de la modération, de la fidélité, qui juge les hommes non sur leurs dé-clarations mais sur leur comportement, pays qui ne [205] se donne quelentement mais ensuite ne retire guère la confiance qu'il a une foisdonnée ?

Normand de naissance moi-même, je me dis que ce sont là desqualités qu'on sera heureux de trouver chez un président chargé, nonde diviser mais d'unir.

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Deuxième partie.Le fonctionnement du régime

de la IVe République

XV

Le président Auriol s’en va

16-17 janvier 1954.

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Voici un septennat qui se termine régulièrement. Dans la série desprésidences depuis 1875 c'est presque une exception, car, sur treizetitulaires, il en est huit qui n'ont pas achevé soit leur premier, soit leursecond terme présidentiel. Sept ans se sont écoulés — déjà ! — depuisqu'en 1947 le président Auriol, entrant à l'Élysée, renouait, lui aussi, lachaîne des temps. Sept ans ! Je suppose que, se retournant vers ce pas-sé, le président sortant peut considérer avec satisfaction l'œuvre ac-complie par lui.

Lorsque après Charleroi le général Lanrezac assura la retraite de lacinquième armée jusqu'à la Marne, c'est un instrument de combat in-tact qu'il remit entre les mains de Joffre. Le président Auriol pourraitaujourd'hui se prévaloir d'un succès analogue en ce qui concerne l'ins-titution dont il avait reçu la charge. À la vérité, l'institution de la pré-sidence n'est pas seulement intacte, elle sort renforcée de cette pre-mière épreuve et je ne pense pas que, les communistes exceptés, il setrouve actuellement aucun Français pour en proposer, comme il y asept ans, la suppression. Nous savons trop qu'à travers une périoded'instabilité ministérielle et de lamentable [207] anarchie parlemen-taire c'est sur l'Élysée qu'il a fallu compter pour représenter ce mini-

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mum de permanence dans l'État sans lequel il n'est pas de gouverne-ment civilisé.

La petite histoire nous informe que, se rendant à Biarritz pour unevillégiature, Edouard VII, en passant par Paris, avait invité le prési-dent Fallières à l'y rejoindre pour prendre en sa compagnie quelquesjours de repos. Mais celui-ci avait objecté qu'ayant par ses fonctions àprésider le Conseil des ministres il ne pouvait s'absenter de la capitale.Sur quoi le roi d'Angleterre avait observé que, quant a lui, cette préro-gative, il ne la possédait pas. Or, elle constitue l'une des sourcesd'influence les plus effectives du chef de l'État républicain. Quand lepremier ministre change constamment, le président de la République,qui, lui, demeure, prend nécessairement de ce fait une incontestableautorité. Certains hôtes de l'Élysée ne se sont pas souciés d'en profiterou n'ont pas su le faire. Ce n'est pas le cas d'un Auriol, dont nous sa-vons que bien souvent l'avis s'est manifesté décisif dans ce premierconseil de l'État.

Pour qu'un président exerce semblable action sans susciter la jalou-sie des ministres responsables ou la méfiance du Parlement, il faut,non seulement qu'il intervienne avec tact, mais encore qu'il bénéficiede la confiance des milieux politiques. Si l'on suppose, à tort ou à rai-son, qu'il ne joue pas franchement le jeu, comme ce fut le cas de Mac-Mahon, de Casimir-Périer, de Millerand, il ne peut qu'échouer. Si l'onsait au contraire qu'il est fidèle à l'esprit du régime, nul ne peut seformaliser d'interventions qui sont naturelles et relèvent même desdevoirs de la fonction.

Est-il besoin de signaler que Vincent Auriol, vieux républicain,parlementaire chevronné, ancien président de la Chambre, se trouvaitdans ce cas ?

Il y a, dans la haute fonction élyséenne, un aspect [208] nationalauquel les meilleurs présidents se sont plus particulièrement attachés.Il faut, à cet égard, souligner la haute conscience avec laquelle M. Au-riol a tenu à remplir son rôle de président de l'Union française, de pré-sident du Conseil de la Magistrature. Héritier supérieur du droit réga-lien de grâce, c'est avec un scrupule exceptionnel qu'il l'a exercé, con-tribuant ainsi, beaucoup plus que l'opinion ne s'en est rendu compte, àrétablir la paix morale dans le pays après les épreuves de l'occupation.

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Mais, dans le domaine propre de l'action politique, le président n'ajamais craint de faire sentir sa présence, de donner son avis et, mêmeirresponsable, d'engager sa responsabilité. Dans les trop fréquentes etsurtout trop longues crises ministérielles, il a plus d'une fois, par sesconseils, ses déclarations et même — ce qui était un précédent — parses communiqués de presse, dirigé les événements dans le sens sou-haité par lui. Les constituants avaient voulu diminuer le président : onest heureux de constater qu'ils n'y ont pas réussi.

Il est enfin une circonstance dans laquelle l'autorité présidentielle apesé de tout son poids. Quand le président Ramadier s'est décidé, en1947, à éliminer de son cabinet l'élément communiste, il ne l'a faitqu'avec le plein appui de l'Élysée. Il n'est pas, depuis la Libération, depoint tournant qui, dans notre histoire politique, soit de plus grandeportée : Ramadier agissait comme président du Conseil, mais derrièrelui il y avait le chef de l'État, garant du régime.

Celui-ci avait dû tolérer la présence de titulaires communistes danstels départements ministériels dont nous savons comment ils en ontsaboté le fonctionnement, mais il n'eût pas admis leur introductiondans des ministères impliquant la sécurité même de la République,tels que l'Armée ou l'Intérieur. Ce que Bénès, par faiblesse ou mala-die, avait accepté, avec les conséquences [209] fatales que l'on sait,Auriol ne l'eût jamais permis, car on lui avait confié les clefs de lamaison. Cette suprême défense est sans doute ce qui, plus que tout,justifie l'existence de l'institution présidentielle.

Il faut ajouter que, sous ce septennat, le palais de l'Élysée, grâcenotamment à Mme Auriol, a bénéficié d'une tenue parfaite. Il y a là unéloge qu'il ne faut pas manquer de faire : je ne suis pas de ceux quipensent que le laisser-aller soit un signe d'esprit démocratique.

Et maintenant un bon citoyen rentre dans la vie privée, cependantqu'un autre bon citoyen lui succède dans les difficiles devoirs d'unetrès haute charge. La sympathie générale qui accompagne dans sa re-traite le président Auriol accompagnera, nous le savons, son succes-seur, le président Coty, dans le septennat qu'il commence, entouré del'estime et de la confiance politique de tous ceux qui le connaissent.

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Deuxième partie.Le fonctionnement du régime

de la IVe République

XVI

Majorités en sauts de mouton

25 février 1955.

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NATURA non facit saltus m'enseignait-on quand j'étais sur lesbancs du lycée, mais au siècle dès quanta la mode est au discontinu.Phénomène nouveau dans notre histoire parlementaire, la majorité quisoutenait le ministère Mendès-France, la minorité qui lors de sa chutelui était restée fidèle reposaient sur la simple addition de groupes dis-continus, séparés les uns des autres par l'interposition de groupes hos-tiles : les R.P.F., les radicaux, les socialistes partisans de P.M.-F.,n'étaient pas contigus, ni davantage les indépendants, M.R.P. ou lescommunistes qui votaient contre lui. Cette structure politiquementmalsaine existait du reste avant ce cabinet exceptionnel et, quelles quesoient les combinaisons ultérieures, ne manqueras pas de lui survivre.C'est même probablement elle qui est responsable d'une instabilitéministérielle dont les proportions deviennent franchement inquié-tantes.

Pourquoi en est-il ainsi ? La raison essentielle doit en être cherchéedans la complexité de problèmes fondamentaux se posant tous enmême temps de façon urgente : Europe, Afrique du Nord, dirigisme

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ou libéralisme économique, laïcité de l'école. Mais ils appartiennent àdes séries différentes, ne comportant pas entre elles de rapports [211]logiques, de sorte que les majorités qui se constituent sur chacund'entre eux se révèlent le plus souvent contradictoires quand on essaiede les grouper en un faisceau cohérent. Le socialiste et le M.R.P. se-ront, l'un et l'autre, partisans de la C.E.D., mais le premier, sera laïqueet le second ne le sera pas. Une infinité de combinaisons se présentent,mais elles sont toutes artificielles et elles se rompent invariablementquand il s'agit de former un gouvernement prenant, comme c'est larègle du jeu, des décisions collectives. Il faut donc un équilibriste pourréussir, et ensuite il est quand même sur la corde raide.

Soyons juste dans notre critique. Les positions prises par les partisne le sont pas en vertu d'un caprice, mais d'une logique interne com-mandant plus ou moins le choix. La situation se complique encore dufait qu'au sein de chaque groupe se dessinent, sur telle questioncomme l'Europe et le réarmement allemand, des attitudes person-nelles, relevant généralement des scrupules de conscience les plusrespectables. Mais la politique française aboutit de ce fait à l'absurde,à l'impuissance, je devrais ajouter au ridicule auprès de l'opinion in-ternationale. Quand nous ne sommes pas absents par suite de vacancedu pouvoir, on ne nous prend plus au sérieux. Il faut que le pays soitbien solide, et il l'est, pour résister à ce jeu, mais le régime, aumoindre choc, pourrait s'en fort mal trouver.

L'étranger, quand il envisage les jeux de notre vie parlementaire,est tenté de se référer à la fameuse citation shakespearienne : It is atale, total, by an idiot, full of sound and jury, signifying nothing,« c'est un conte, dit par un idiot, plein de furie et de fracas, dépourvude toute signification ». Mais l'étranger a tort, s'il ne comprend pasque nous péchons en l'espèce, non par absurdité mais par excès de rai-sonnement. Lors des explications de votes, les arguments donnés sontintelligents, [212] pertinents même, mais il s'agit d'une intelligencequi, dépassant son but, n'est que destructive. Il vaudrait mieux raison-ner moins, et la leçon s'applique en somme à tous les Français. Voyezplutôt comment procèdent les Anglais : les leaders et quelques per-sonnalités importantes adoptent l'attitude du parti, et la troupe disci-plinée suit. Il arrive même qu'il y ait entente plus ou moins tacite entrele gouvernement et l'opposition pour réserver des questions, n'en paspresser indûment la mise à l'ordre du jour. Bref, si l'on parle moins

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que chez nous, on pense moins aussi. Faudrait-il en venir à croire queles peuples bien gouvernés sont des peuples qui pensent peu ? Etnous-mêmes, ne nous vantons pas de penser beaucoup si nous pensonsmal !

La dernière crise nous a permis, une fois encore, de voir selonquelle mauvaise méthode les partis s'évertuent à mettre sur pied unprogramme capable de réunir une majorité, homogène ou discontinue.

Étant donné qu'il y a quatre problèmes essentiels, sur lesquels onne peut s'entendre, ne pourrait-on se mettre au moins d'accord sur unehiérarchie de l'urgence, en réservant, d'une entente tacite, les questionsqui ne viennent qu'au second rang ? M. Pineau l'avait suggéré pourl'école, mais il est apparu que, sur les principes, les Français ne saventpas transiger. L'Angleterre a appris de longue date que le compromisest l'essence même du gouvernement.

Mais les partis méritent un reproche autrement grave. Quand ilsadoptent une attitude, on voudrait qu'elle fût déterminée en fonctionde l'intérêt national. Je ne dis pas qu'il soit ignoré, mais trop souventc'est l'intérêt du parti qui passe d'abord. Pendant ces discussions, par-fois byzantines, pendant ces marchandages, de grands événementsmondiaux se passent sans que la France puisse y tenir sa place. On aenvie de crier : « L'ennemi est aux portes de Rome, et vous délibé-rez ! »

[213]

La IIIe République, avait en vain cherché l'établissement de majori-tés homogènes, mais elle avait du moins des majorités d'un seul te-nant. La IVe n'a plus que des majorités en sauts de mouton. Il n'est pasen notre pouvoir de faire que les problèmes qui nous accablent ne seposent pas, et tous à la fois, mais il faut alors que le Parlements'adapte à ces conditions nouvelles. Pareille crise met à rude épreuvela conviction de ceux qui veulent croire quand même, oui quandmême, au régime de la libre discussion.

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[214]

Deuxième partie.Le fonctionnement du régime

de la IVe République

XVII

Les sources du mal constitutionnel.Les bancs vides

31 mai 1955.

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Une majorité massive, bienvenue du reste, vient de se prononcer enfaveur d'une nouvelle révision de la Constitution devant porter nonpas seulement sur l'article 90 (dissolution), mais sur les articles 17, 49,50, 51, et même sur l'ensemble du titre VIII (Union Française). Essen-tiellement il s'agit de l'instabilité ministérielle, et rares sont ceux,même à l'Assemblée nationale, qui ne conviennent pas que les condi-tions dans lesquelles le régime fonctionne sont devenus intolérables.Souhaitons maintenant que ce vaisseau, un peu trop chargé, n'échouepas en route.

On peut sans doute corriger la Constitution, mais il faudrait surtoutchanger les mœurs parlementaires. C'est ce qui ressort de la discussionet surtout du remarquable discours que le président du Conseil pro-nonçait récemment au Comité républicain du commerce, de l'industrieet de l'agriculture. Il y envisageait, avec une grande acuité d'analyse,les relations du gouvernement, et plus spécialement de son chef, avecles assemblées, et plus spécifiquement avec les hommes en chair et en

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os qui les composent. Ainsi considéré, le problème, s'éloignant [215]de l'abstraction, devient concret, susceptible peut-être de remèdes ef-fectifs.

Dans les relations du gouvernement avec le Parlement, a fait ob-server M. Edgar Faure, il faut de plus en plus que le premier ministrepaie de sa personne : il doit être là, à son banc, dans tous les débatsimportants, et même dans beaucoup d'autres, pour répondre aux ques-tions, faire face aux attaques, soutenir la politique du cabinet, et enfait il ne peut agir par procureur. De même, dans l'action quotidiennedu gouvernement, sa journée se passe à arbitrer entre les solutionsproposées par les divers départements ministériels, et là encore il estdifficilement remplaçable. La Constitution de 1875 ne mentionnaitmême pas le président du Conseil, mais avec celle de 1946, il est de-venu une pièce absolument essentielle du système. La fonction exigeune compétence et, plus encore, une expérience étendues : elle ne peutêtre confiée à un homme de second ordre. On sait qu'avec notre con-sommation de ministres, la source finit par se tarir.

M. Edgar Faure estime que dès l'instant que la Chambre exigeen fait la présence réelle du premier ministre, il serait logique qu'enrevanche celui-ci puisse exiger des parlementaires la même présenceréelle quand il y a un vote de quelque importance. Avec le régime duvote par procuration les conditions de l'assiduité parlementaire ne sontpas loin d'être scandaleuses. Certaines séances de grande portée sepoursuivent à l'Assemblée nationale devant deux douzaines demembres, devant moins encore au Luxembourg, et, cependant, si unscrutin survient, c'est par centaines que sont déposés les bulletins : ilsuffit, selon la procédure acceptée, que le parlementaire prenne la res-ponsabilité de son vote, mais peu importe les conditions matériellesdans lesquelles il est parvenu dans l'urne.

L'absentéisme de fait, l'absentéisme chronique que [216] révèlentces mœurs tient à la conception qu'électeurs et élus tendent depuis fortlongtemps à se faire de la représentation. L'électeur demande à sondéputé d'être davantage dans sa circonscription qu'à Paris : il veutl'avoir sous la main s'il a quelque chose à lui demander. Mais il fautajouter qu'un nombre croissant de parlementaires placent le centre degravité de leur action politique non pas dans la capitale mais dans leurdépartement : s'ils sont par exemple maires d'une ville, surtout d'une

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grande ville, le mandat parlementaire leur en facilitera l'exercice parl'influence accrue qu'ils en retireront auprès du gouvernement central.

Dans un article récent de la Revue de science politique, M. Debré,distingué conseiller de la République, et bien placé pour voir ce qui sepasse, a montré de façon indiscutable que cette interprétation de lapolitique locale et de la politique nationale est devenue un aspectconstitutif du fonctionnement de nos institutions.

Comment, dès lors, demander l'assiduité aux séances et d'autantplus que, les questions étant devenues de plus en plus complexes, ils'établit dans les partis une division du travail qui fait qu'on s'en remetà quelques-uns de décider pour les autres le sens d'un vote beaucoupplus discipliné qu'autrefois. M. Edgar Faure propose la limitation dessessions, avec de plus longues périodes d'intersessions, ce qui est lasagesse même. Mais n'ignorons pas que ce remède comporte une révi-sion totale du système, car la Chambre, non contente de sa fonctionprimordiale de contrôle, s'est faite en réalité Chambre de gouverne-ment. La première Constitution de 1946 instituait un régime d'assem-blée unique gouvernante. Les corrections apportées par la secondeConstitution n'ont été qu'insuffisantes : l'Assemblée nationale actuellese considère comme dépositaire exclusive de la délégation de souve-raineté, et, en conséquence, comme qualifiée pour élire le gouverne-ment et gouverner par son entremise. [217] C'est pour cela qu'elle re-met sur le chantier la composition de l'exécutif chaque fois quequelque saute de vent politique modifie l'équilibre des partis en dépla-çant le centre de gravité de la majorité.

Les fonctions de l'exécutif sont devenues de plus en plus lourdeset, cependant, l'Assemblée n'a rien cédé de ce qu'elle estime appartenirà ses prérogatives. C'est en somme cela qu'il faudrait changer. Voilàpourquoi la suggestion du président du Conseil est sage, mais voilàaussi pourquoi elle est pratiquement difficile, pour ne pas dire impos-sible, à réaliser sans un changement complet de conception. La sourcede l'instabilité ministérielle est profonde et il ne suffit pas d'opposerdes artifices de procédure aux chutes de cabinets pour les empêcher.M. Lecourt, dans son intervention, l'a montré avec force. Quand nousexaminons d'où vient le mal, nous voyons qu'il résulte de cette convic-tion, essentiellement française, que la seule représentation vraimentdémocratique, à vrai dire la seule représentation authentique, est celledes élus parlementaires. Si l'exécutif devait trouver, en tout ou en par-

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tie, la source de son autorité en dehors des assemblées, la traditionrépublicaine verrait dans le fait une menace impérialiste. La France aconnu, depuis la Révolution, des gouvernements forts, ceux des deuxEmpires (M. François Piétri les qualifiait, dans un livre récent, de« dictature enchaînée »), mais c'était au détriment de la liberté.

Nous n'avons pas trouvé le moyen de constituer un exécutif qui nesoit pas entièrement dépendant des Assemblées. Je ne sais si la correc-tion de ce vice gouvernemental est possible par une simple révision dela Constitution. Il faudrait en somme changer le tempérament mêmedes Français. Notre désordre politique vient de ce que nous ne possé-dons pas un véritable régime parlementaire, mais plutôt un régimed'assemblée. C'est à cette profondeur que le remède pourrait [218] êtreefficace, et je ne pense pas que l'Assemblée nationale soit, au fond,disposée à le considérer sous cet angle. Mais on peut néanmoins atté-nuer le mal : félicitons-nous que l'heureuse initiative de M. Paul Rey-naud ait été suivie par l'Assemblée nationale.

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[219]

Deuxième partie.Le fonctionnement du régime

de la IVe République

XVIII

Qui gouverne la France ?

11 août 1955.

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Constitutionnellement c'est le suffrage universel, élisant uneChambre, qui inspire la politique, dont l'exécution relève du Conseildes ministres. Mais, en fait, d'où viennent les inspirations décisivesqui donnent à la gestion des affaires nationales son véritable carac-tère ?

Les indications du suffrage universel (confuses ou bien mises parle régime électoral dans l'impossibilité de s'exprimer clairement) peu-vent être mal interprétées, volontairement ou non, par un Parlementsoucieux surtout de ses intérêts de Parlement. Les instructions de ce-lui-ci peuvent, à leur tour, être faussement interprétées, volontaire-ment ou non, pas un gouvernement agissant instinctivement en gou-vernement. Ce gouvernement lui-même, n'agissant que par l'entremisede ses fonctionnaires, peut être trahi par eux, ces derniers ayant éven-tuellement une politique propre.

Il ne suffit pas du reste d'envisager les forces officielles, car des in-fluences extraparlementaires — grandes affaires, paysannerie, syndi-

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cats — peuvent faire pression sur le gouvernement ou même, par ac-tion directe, lui imposer leur point de vue.

[220]

Il y a enfin, comme dans les marées venues de la haute mer, le flotmontant de l'époque, s'exprimant, même en dehors des intérêts cons-cients de leurs besoins, par la poussée largement anonyme, collective,mystique, de telles écoles de pensée, expression de la tendance defond du siècle.

** *

L'action politique devant en fin de compte prendre la forme de lois,de décrets, de règlements, d'organisation compétente, le gouvernementne peut se passer de techniciens. Il en est de même dans la productionindustrielle, où il existe de plus en plus une gestion technique desgrandes entreprises. En raison de l'instabilité ministérielle, qui em-pêche l'éducation spécialisée de ministres changeant constamment deposte, l'administration a pris une position dirigeante, et, dans l'admi-nistration, deux groupes notamment, celui des inspecteurs des fi-nances et celui des polytechniciens. Comme ces deux mêmes groupesfournissent également le haut personnel de l'industrie, nationalisée ounon, le secteur public et le secteur privé sont techniquement dirigéspar des hommes de même formation et issus des mêmes écoles.

Ce sont en général des conservateurs, non des réactionnaires, atta-chés à la notion d'ordre ; mais ce sont aussi des technocrates, gagnéspar la confiance qu'ils ont en leur compétence en matière de concep-tions dirigistes. On ne peut rien faire sans eux, et ils ont assez de per-sonnalité et en somme insuffisamment de loyalisme administratif oupolitique pour devenir simplement les instruments de leur ministre,quel qu'il soit. On peut donc les considérer comme une force essen-tielle de l'État. C'est une aristocratie de la compétence technique qui, àmesure que la nationalisation progresse, étend son autorité sur denouveaux domaines, autorité [221] prise soit aux politiques, soit auxanciennes grandes affaires (mines, électricité, banques...).

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Dans le milieu des grandes affaires, ces compétences techniques,en tant que distinctes des intérêts qui s'exprimaient hier dans les con-seils d'administration, tendent également à accroître leur influence.Quand l'élite de ces techniciens pénètre au cœur même des grandesentreprises, au point d'en faire partie intégralement, il arrive que, detechniciens, ils deviennent à leur tour attachés à la conception et auxtraditions des grandes affaires, tendant dès lors à se distinguer de leurscamarades devenus dirigeants des entreprises nationalisées. Par euxles féodalités industrielles ou financières retrouvent en partie leurpuissance, dont l'action s'exerce d'autant plus facilement sur les tech-nocrates de l'administration que ce sont souvent des condisciples.

** *

Le monde agricole a toujours été puissant, surtout quand une majo-rité des Français vivaient de l'agriculture.

Mais aujourd'hui il y a une paysannerie organisée pour défendre,au besoin agressivement, des intérêts de paysannerie. Elle est repré-sentée par des lobbies à l'américaine, capables de se faire écouter despuissants. Encore que la majorité des paysans soient sans doute orien-tés à gauche, la paysannerie a pris nettement le caractère d'une forceconservatrice, protectionniste, étatiste dans la mesure où elle demandedes subventions. Ce serait une erreur de la considérer comme techni-quement rétrograde.

Dans la mesure où le communisme ne fausse pas la [222] positionde la question, ce qu'on peut appeler « le pays » est au fond à gauche,catholique mais pas clérical, républicain, croyant aux Assemblées(même s'il raille les députés), passionné d'égalité et jaloux de tout cequi est riche, extraordinairement indifférent à la politique mondiale,soucieux de voir prédominer et se développer ce mot vague : la démo-cratie. Ce sont là les instructions que, explicitement ou implicitement,il donne à ses élus, et c'est au fond en vertu de ces tendances idéolo-giques profondes, s'exprimant dans des mythes, que les parlementairesvotent. Ils votent notamment des principes, que ni eux ni leurs élec-teurs ne souhaitent voir toujours appliquer. En dehors de ces prin-cipes, courants de fond, les élus sont au service des intérêts les pluspersonnels, les plus égoïstes, même quand ils prennent la forme de

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l'intérêt professionnel ou syndical. Il arrive donc qu'on souhaite endétail empêcher ce qu'on a affirmé en principe.

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Sur l'organisme administratif national s'exerce la pression, large-ment idéologique, de l'opinion de fond du pays : cela dans le sens gé-néral de la démocratie et de la gauche ; en sens contraire, la pressiondes intérêts, puissante parce que bien organisée et bénéficiant partoutde complicités, cela en somme dans le sens de la droite ou du centre.Enfin, s'exerce sur tout l'organisme gouvernemental un instinct de dé-fense de la société elle-même, instinct qui demande qu'au moins unminimum d'ordre soit maintenu, un minimum de gouvernement assu-ré. C'est de cet équilibre que dépend l'orientation finale du gouverne-ment, s'exerçant par la pression des députés, par celle des intérêts, parl'action des techniciens de l'administration qui, sans tenir ouvertement[223] les leviers de commande, tiennent cependant la clef de tout.

** *

Il faut ajouter un facteur, difficilement mesurable, celui de la ten-dance générale du siècle. En astronomie, la terre a son mouvementpropre et son mouvement autour du soleil, mais tout le système solaireest entraîné dans un mouvement, et la galaxie également... Notre so-ciété paraît de même être entraînée dans un mouvement de cet ordre.Quelles semblent en être les tendances ?

Tendance démocratique incontestable et incontestée, mais suscep-tible d'être subtilisée en faveur d'autres forces, et notamment de lapuissance croissante de l'État. Tendance d'organisation de la produc-tion, de plus en plus collective et dirigiste et qui entraîne dans sa di-rection même le groupe des entreprises non nationalisées. Prestigegénéral des écoles de pensée dirigistes, au détriment des anciennesdoctrines libérales, qui semblent ne plus intéresser.

Dans ces conditions, les gens qui dirigent ou ont l'air de dirigersont actionnés et entraînés eux-mêmes par des forces dont ils sont,consciemment et surtout inconsciemment, les instruments.

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[224]

Deuxième partie.Le fonctionnement du régime

de la IVe République

XIX

Gouverner… AdministrerLa ligne de partage.

28 décembre 1955.

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Convient-il d'avoir un gouvernement faible dans un État adminis-tratif fort ou bien un gouvernement fort dans un État administratif depuissance limitée ? Je ne pense pas que, dans la lutte des partis, laquestion soit posée de façon aussi claire, et cependant, que ce soitconsciemment ou non, deux conceptions s'opposent à cet égard et con-tribueront à orienter les votes dans un sens ou dans un autre. Il y a làune ligne de partage qu'il importe de situer.

La gauche, et surtout l'extrême gauche du XIXe siècle, a voulu af-faiblir l'exécutif, considéré, dans la tradition démocratique, comme unoppresseur de la liberté individuelle : il fallait défendre le citoyencontre le gouvernement et, suivant la formule d'Herbert Spencer,l'individu contre l'État. La liberté politique serait, pensait-on d'autantplus assurée que la puissance publique aurait, comme le lion amou-reux de la fable, ses griffes rognées et ses dents limées par les soinsattentifs et méfiants d'Assemblées élues. Ce libéralisme se situait àgauche, mais s'il a réussi à diminuer le gouvernement, il n'a pas [225]

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réussi à ébranler la structure administrative que nous a léguée Napo-léon.

Ces positions ont changé au XXe siècle, quand l'aspect social desproblèmes a pris le pas sur leur aspect strictement politique. L'écolesocialiste tendait au renforcement de l'État, conçu désormais non pluscomme l'oppresseur de l'individu mais comme son protecteur vis-à-visde la production capitaliste. La législation sociale ne pouvait en effetse comprendre sans une intrusion croissante de la puissance publiquedans la vie privée des individus, c'est-à-dire sans une diminution deleur liberté. Ainsi l'étatisme devenait une position de gauche oud'extrême gauche, cependant que le libéralisme, sous une forme nou-velle, devenait une résistance, sinon de la droite du moins du centredroit, à un péril interventionniste venu de gauche.

Toutefois, et par une sorte de contradiction, la tradition parlemen-taire issue de la gauche conservait sa méfiance instinctive d'un gou-vernement toujours suspect, s'il était fort, d'abuser de son pouvoircontre les élus de la nation : ce suspect était surveillé et systémati-quement diminué par des Assemblées jalouses qui, tout en condam-nant l'instabilité ministérielle, y voyaient en somme une garantiecontre un rival redouté. Il ressort de la philosophie d'Alain, représenta-tive de cette doctrine, qu'on ne gouverne pas innocemment. On abou-tissait ainsi au paradoxe d'un État constamment renforcé dans ses at-tributions administratives et d'un gouvernement constamment diminuépar la jalousie parlementaire.

Telle est la situation qui s'est développée au cours de la IIIe Répu-blique, s'aggravant encore sous la IVe. Les constituants de 1946 décla-raient vouloir un gouvernement stable, mais, dans la crainte quasimorbide de voir s'établir un exécutif fort, ils s'attachaient à rendreinopérantes les mesures préconisées pour l'instituer : [226] on se rap-pelle les dispositions, heureusement périmées, relatives à l'investitureet à la dissolution.

Le libéralisme, dans ces conditions, ne se situait plus au mêmepoint dans la topographie de l'Assemblée. Ce n'est pas à gauche qu'onparlait de liberté : l'affirmation des droits sociaux — plein emploi,syndicat, grève — les nationalisations paraissaient devoir l'emportersur la liberté de la presse, l'habeas corpus ou l'affirmation de la pro-priété.

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La proposition de reprendre le texte de la Déclaration des droits de1789 était repoussée comme exprimant presque un état d'esprit réac-tionnaire : « Fasciste ! » criait une voix d'extrême gauche à Herriot quila soutenait. C'était donc au centre droit, parmi les radicaux, que sefixait cette défense d'une liberté, dont la tendance socialiste et com-muniste paraissait ne plus se soucier.

Un libéralisme constructif demanderait sans doute, à l'encontre dece qui prévaut aujourd'hui, un gouvernement fort ou du moins stable,avec un État aux pouvoirs limités. L'État fort, coïncidant avec un gou-vernement faible et surtout perpétuellement changeant, aboutit à unepuissance excessive de l'administration, celle-ci étant conduite, parcarence gouvernementale, à se charger de fonctions ou de décisionsqui ne sont pas normalement de son ressort. Il s'ensuit que, si laFrance est administrée, elle n'est pas gouvernée.

Deux tendances s'établissent instinctivement, correspondant à deuxversants de notre politique, selon qu'on souhaite un gouvernement fortdans un État aux pouvoirs limités ou bien un État fort étendant de plusen plus ses pouvoirs, quitte à réduire les droits de la liberté indivi-duelle. La frontière entre ces deux attractions n'est pas toujours nette,mais actuellement les pôles de l'étatisme sont à l'extrême gauche etceux du libéralisme au centre ou au centre droit, la droite pure n'étantdu reste pas vraiment libérale.

[227]

Ce combat du libéralisme est sans doute, dans une large mesure, uncombat d'arrière-garde, mais il me semble qu'il doit être mené si laFrance veut rester fidèle à sa véritable tradition démocratique. Ce quiest en cause c'est l'individu, véritable force de la France, c'est le dy-namisme d'une production qui ne doit pas se figer dans un dirigismetoujours menacé de devenir bureaucratique, c'est la liberté critiquerefusant de se laisser absorber par les prétentions d'un conformismedont nous ne connaissons que trop bien les effets.

Sous des épithètes diverses, et au milieu desquelles il est difficileparfois de se reconnaître, ce sont ces préoccupations qui sans doutedétermineront bien des votes.

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Deuxième partie.Le fonctionnement du régime

de la IVe République

XX

Encore le vote communiste ?

21 mars 1956.

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Devant le résultat des élections du 2 janvier dernier, l'opinion amé-ricaine, même celle des gens informés, n'arrivait pas à comprendreque le facteur économique n'y eût pratiquement joué aucun rôle. De-puis trois ans, se disait-on, la France a bénéficié d'une prospérité, rela-tive peut-être, mais néanmoins incontestable. Or, le vote communiste,vote de protestation, reste stabilisé un peu au-dessus de 25% des vo-tants, tendant ainsi à devenir un aspect en quelque sorte permanent dupaysage électoral français.

Il faut reconnaître que ce paradoxe d'un quart des Français votantpour un parti qui se cache à peine de n'être pas d'abord français reste,même pour nous, difficile à expliquer. Il est naturel que l'esprit declasse, ou du moins de revendication, s'exprime chez l'ouvrier ou lesalarié par un vote socialiste, je dirais marxiste si le marxisme avait lamoindre signification pour une sensibilité française. Ce qu'il est inté-ressant de souligner, c'est que chez nous le courant socialiste est enmajorité communiste, cependant que le communisme lui-même estbien loin d'être exclusivement ouvrier. Il suffit pour s'en rendre

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compte de considérer la carte électorale du [229] communisme. On ydiscerne en effet quatre pôles principaux : le Nord, Paris, la partie sep-tentrionale du Plateau central, le Midi méditerranéen. Or, seuls leNord et Paris sont massivement ouvriers, les deux autres zones étantévidemment de prédominance rurale. C'est pour des raisons tout à faitdifférentes qu'on vote communiste dans le Nord, à Paris, dans laCreuse, par exemple, ou bien en Provence. Et c'est aussi pour des rai-sons différentes qu'un ouvrier, un fonctionnaire, un intellectuel ou unpaysan émet un vote extrémiste.

La question s'éclaire si, au lieu de la placer sur le terrain de l'intérêtmatériel immédiat, on l'envisage du point de vue de l'idéologie et dansle cadre géographique d'une certaine partie du monde européen.

La France, dit-on, a connu récemment une relative prospérité, etcependant, il n'en est résulté, dans les votes, aucun effet. Le chômageest inexistant, les salaires nominaux et réels sont en hausse, le pouvoird'achat de la population considérée dans son ensemble s'est manifes-tement accru : tout cela ne compte pas ; pour le patron, la charge de laSécurité sociale augmente de près de 50% le poids des salaires : celaaussi ne compte pour rien. La vérité est que les gens ne votent pas se-lon des considérations strictement matérielles. On se trompe totale-ment en prétendant juger la politique française selon des normes an-glo-saxonnes.

Le vote extrémiste n'a nullement sa base chez les salariés les plusdéfavorisés. Voyez les cheminots, les mineurs maintenant nationali-sés, les spécialistes de chez Renault ! Peut-on dire qu'ils aient desgriefs positifs susceptibles d'en faire, par protestation, des révolution-naires ? Et s'il y a des instituteurs communistes, peut-on prétendrequ'ils sont misérables et brimés par le régime ? On trouverait plutôtdes raisons plausibles de révolte sociale chez ces petits propriétairespaysans qui se [230] jettent dans la gueule du loup soviétique. C'est unlieu commun, dans les pays anglo-saxons, de conclure que le votecommuniste est l'effet d'une condition ouvrière misérable : il est biendavantage une expression idéologique, sans rapport direct avec un ni-veau de vie qui se détériore ou s'améliore, et l'on peut se demander simême un régime de réformes sociales profondes en changerait la na-ture.

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On reste parfois étonné de la modestie des revendications ouvrièresdans la pratique journalière, et il ne semble pas que cela soit ce qui estvraiment en jeu. Dans ses relations avec le patronat, l'ouvrier demanded'abord de la justice, mais, comme le disait Detœuf, l'ordre est unerègle, la justice est une passion.

Et puis, autant que la justice, l'ouvrier demande des égards, et c'estpeut-être cela qui est à la source de l'esprit de classe. Aux États-Unis,patrons et ouvriers ne sont guère différents socialement, mais enFrance il subsiste des barrières humainement étanches qui souventexpliquent et justifient la rancune de classe.

** *

Seignobos disait qu'on vote chez nous sur des conceptions de lavie, et cette vérité domine toute la discussion. Mais alors l'explicationqui s'impose est géographique, ethnique, culturelle. En Europe, aunord d'une certaine limite, il n'y a pas de vote communiste massif, oumême simplement important. C'est en France, en Italie que les partissoviétiques sont les plus forts (l'Espagne serait plutôt de réaction anar-chiste). En Belgique, en Suisse, ce n'est guère qu'à Liège ou à Genève,villes proches de l'atmosphère politique française, qu'on trouve destraces de communisme. Il semble qu'en Allemagne occidentale lesconflits de classe, les contrastes [231] dans les niveaux de vie soientau fond aussi accentués que chez nous, mais ils n'y produisent pas lesmêmes répercussions extrémistes (au-delà de l'Elbe, dans une Europeorientale déjà proche de l'Asie, il faudrait raisonner autrement).

Le vote communiste français est donc largement idéologique, oumême mythique : mythe de la lutte de classe, mythe d'un certain délirede la persécution chez des gens qui se sentiront toujours des victimes,même quand leurs affaires personnelles n'iront pas si mal après tout,mythe de la gauche enfin. Par contraste avec le pragmatisme anglo-saxon cet idéalisme est par certains côtés sympathique. Mais je vienstoujours buter contre ce phénomène, à mes yeux décidément incom-préhensible, qu'un quart des Français votent pour un parti relevantmanifestement d'une obédience étrangère. Ces députés qu'ils envoientà l'Assemblée nationale n'y seront pas leurs représentants mais ceuxd'une puissance éventuellement et même probablement antifrançaise.

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L'affaire des fuites est significative : ces secrets d'État, surpris et livréspar trahison, ont sans doute provoqué la mort de concitoyens françaisen Indochine. D'autres secrets ne seraient-ils pas livrés de la mêmefaçon si le gouvernement croyait pouvoir en faire la confidenceaux commissions parlementaires contenant des commissaires commu-nistes ?

Comment un idéalisme que nous respectons peut-il conduire à tantde naïveté ou à tant de cynisme ? En politique, le Français sacrifie vo-lontiers l'intérêt au principe. Encore faut-il savoir de quel principe ils'agit. Je vois bien l'immense effort qui s'impose pour atténuer ou sup-primer les différences de classe, mais est-on dans le vrai quand oncroit voter politiquement à gauche en votant communiste ? Notre belletradition démocratique, celle au nom de laquelle se sont faites toutesles révolutions du XVIIIe et du XIXe siècle, ne se reconnaît pas [232]dans ces régimes totalitaires de partis uniques où la liberté est invaria-blement et délibérément sacrifiée. C'est en tenant compte de ces élé-ments qu'il faut considérer le fait communiste, dans un pays où l'idéa-lisme de fond est tout autre que celui de Moscou.

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Deuxième partie.Le fonctionnement du régime

de la IVe République

XXI

Physiologie et antécédentsdu poujadisme

16 mai 1956.

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Le Poujadisme, à peine pris au sérieux à ses débuts, est devenu,dans la politique française, un élément dont il faut tenir compte. Sil'on essaie de le situer parmi les mouvements d'opinion et les partisfrançais, il apparaît en somme moins erratique qu'à première vue et ildevient possible de le placer à son rang dans une longue succession demanifestations extra ou antiparlementaires. Il perd alors quelque chosede son apparente singularité. Une étude excellente vient d'en être faitede ce point de vue par M. Jean Touchard, se référant d'autre part à M.Stanley Hoffmann, dans la Revue française de science politique dejanvier-mars 1956.

Un des mots les plus profonds sur la psychologie du Français est lemot célèbre de Rochefort : « La France, écrivait-il un peu avant 1870,a trente-six millions de sujets, sans compter les sujets de mécontente-ment. » Nos concitoyens sont donc de perpétuels mécontents, que l'onpeut classer en mécontent de gauche et mécontent de droite. Je merappelle un candidat parisien s'intitulant « mécontent national ». M.

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Poujade est un [234] mécontent national, et, en ce sens, il est aussiauthentiquement français qu'on peut l'être.

Voici donc une première précision : le Poujadisme est « contre ». Ilest contre tout, contre le fisc, contre le prisunic, contre la Sécurité so-ciale, les fonctionnaires, les inspecteurs des finances, les puissancesd'argent, et il n'est guère « pour » que pour les gens qui sont contre.On trouverait, de ce point de vue, facilement à le rattacher à de nom-breuses traditions françaises, qu'il s'agisse de Paul-Louis Courier, deCourteline, du « rouspéteur inconnu » qui existe en puissance chezchacun de nous. Poujade aime à se dire Français cent pour cent, à seréclamer de « sa vieille mère », de sa « vieille race paysanne », de laJacquerie, de Jeanne d'Arc, des États généraux, de « nos aïeux quiguillotinaient un roi », de Clemenceau, qui faisait fusiller les traîtres,il adopte volontiers le vocabulaire jacobin. Il n'y a rien de Maurrasdans tout cela et, si le mouvement, en fin de compte, doit se classer àdroite, c'est dans une droite plébiscitaire, antiparlementaire et, en pre-nant le mot dans un sens vague, fasciste.

Il faut cependant l'associer, du moins dans son origine, à une classesociale, celle des artisans, du petit et moyen commerce, et on peut àbon droit le considérer comme un produit de la déflation. Du point devue corporatif, le mouvement Poujade se recrute essentiellement par-mi ces commerçants ou intermédiaires qui avaient bénéficié de l'infla-tion, de la dépréciation continue de la monnaie, des occasions offertespar le marché noir. Chacun de nous a pu, durant cette période, consta-ter dans son quartier de nombreux enrichissements de commerçants.L'impôt leur semblait moins lourd dès l'instant qu'il était payé enmonnaie dépréciée par rapport aux déclarations faites sur les résultatsde l'année précédente. C'est au moment où les prix se sont stabilisés,c'est-à-dire à partir de 1953, que le Poujadisme [235] a jailli de terre àla façon d'une éruption.

Il s'agissait donc d'une protestation d'entreprises ayant bénéficiéd'un climat économique exceptionnel, mais qui, n'étant pas adaptéesaux conditions modernes de la distribution, se voyaient menacées decrise, certaines même de mort. Notre régime de distribution est démo-dé, les entreprises ayant le caractère d'intermédiaires se sont, depuis laguerre, accrues par centaines de mille. Les techniques progressives devente se réalisent à leurs dépens. C'est donc une réaction de défensede gens aimant travailler seuls, à la française, que l'évolution moderne

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doit, dans une large mesure, condamner à disparaître. Ils se débattentbruyamment, avec les gestes désordonnés de gens qui se noient. Direque, ce sont simplement des contribuables qui ne veulent pas payerl'impôt serait inexact ou excessif, c'est plus profond.

Ce n'est pas la première fois que de pareils mouvements se mani-festent en France. Les têtes de Turcs sont toujours les mêmes : lagrande entreprise capitaliste, les « prisunics possédés par les Juifs », lefisc, expression détestée de l'intrusion de l'État dans les affaires pri-vées du citoyen, le syndicat ouvrier, le député de gauche responsabled'une législation sociale antiindividualiste. En somme, c'est la protes-tation d'une France de tradition artisanale et individualiste contre unemarée de machinisme collectif qui menace de la submerger. Ce sontces éléments qui, au XIXe siècle, ont milité pour la démocratie desbarricades, mais maintenant elle se retourne contre eux. Le combatqu'ils mènent est un combat d'arrière-garde, celui d'une France préin-dustrielle, se réclamant de mythes où se mêlent la droite et la gauche :défense du paysan contre les villes, de la province contre Paris, de l'ar-tisan contre l'usine, des régions en déclin contre les régions néo-industrielles, de l'individu contre l'État socialiste envahissant. Le Pou-jadisme [236] sera donc logiquement antiparlementaire, xénophobe,antisémite, patriotard, algérien aussi peut-être, parce qu’il retrouve àAlger des traces non oubliées de Max Régis.

On ne peut nier que cette attitude soit bien authentiquement dansune tradition française élémentaire d'individualisme jaloux, d'hostilitéenvers l'État, de résistance à ce qu'il y a forcément de collectif dans uncertain civisme à l'anglo-saxonne. Quant à un programme positif, iln'y en a pas, ce qui, à certains égards, est une force. Quand Poujadefait acclamer la grève de l'impôt, l'action directe de résistance au fisc,il ne s'agit que d'un programme négatif. Quand, terrorisant la Chambredu haut de la tribune du public, il impose l'abrogation de l'amende-ment Dorey qui arme le fisc, c'est encore une action négative, aprèsquoi il n'a plus que la tarte à la crème des États généraux. Je me de-mande si la puissance de Poujade a jamais été plus grande qu'à cemoment-là : il y avait surenchère entre les députés pour ne pas se lais-ser déborder à droite et la démagogie n'était plus de gauche !

C'est alors qu'embarrassé de sa propre victoire, mais entraîné parelle, le mouvement, de corporatif, devient politique, parlementairemême malgré lui, obtenant aux élections du 2 janvier 2.482.000 suf-

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frages et 51 élus. Ce résultat dépasse évidemment une pure expressioncorporatiste et comprend certainement une large part de ce résidud'antiparlementarisme qui semble permanent en France : Boulanger,les nationalistes, la Rocque, Doriot, Pétain, le Gaullisme lui-même enont bénéficié avant Poujade. Il s'agit maintenant de savoir si cet anti-parlementarisme, qui dépasse le noyau poujadiste initial, est suscep-tible de se développer suffisamment pour menacer le régime. La IVe

est comme le pot de terre, elle ne saurait subir impunément de chocviolent.

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Deuxième partie.Le fonctionnement du régime

de la IVe République

XXII

Le comportement politiquedu monde paysan.

Cinq millions de rurauxProie tentante pour les extrémistes

25 juin 1956.

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Dans un de ses « colloques », l'Association française de sciencepolitique discutait récemment, rue Saint-Guillaume, le comportementpolitique du monde paysan. Cet échange de vues a porté notammentsur la crise non seulement agricole mais politique que traverse actuel-lement la petite propriété. La France étant essentiellement un pays depetits propriétaires, on se trouve là en présence d'un aspect vraimentprimordial de notre économie.

La petite propriété paysanne est par nature familiale, l'immensemajorité des exploitations de ce type n'utilisant pas de salariés. LaFrance doit largement sa personnalité, si spéciale, à cette structure ;elle lui doit aussi sa traditionnelle stabilité sociale, restée inébranlabletant que la révolution industrielle ne s'est pas répercutée sur les condi-

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tions du travail agricole. La République n'a pu s'établir qu'en gagnantle petit propriétaire paysan : acquis à la Révolution de 1789, qui l'avaitlibéré de la [238] féodalité, il était indépendant, économiquement,donc politiquement. Là où le petit fermier ou le métayer subissait en-core, surtout dans l'Ouest, la pression du grand propriétaire, le mo-deste exploitant maître de son sol pouvait sans crainte envoyer ses en-fants à l'école laïque ; mais ce républicain de conviction était sociale-ment conservateur d'un régime foncier dont il bénéficiait.

Ce tableau tend à n'être plus vrai, parce que les conditions tech-niques de l'agriculture imposent de plus en plus aux ruraux des mé-thodes souvent incompatibles avec un découpage foncier en voie dedevenir anachronique : produire meilleur marché suppose, dansl'industrie, la concentration des entreprises, et la campagne ressent àson tour la même impérieuse pression. Sentimentalement attachés àcette exploitation familiale en désarroi, nous sommes amenés à dé-fendre des types d'exploitation qui s'avèrent de moins en moins ren-tables, ce qui revient éventuellement, au nom d'une fidélité passion-nelle, à sacrifier l'intérêt réel de la production agricole. La crise esttechnique, elle est morale tout autant.

Il est significatif que l'exode rural de ces dernières années ait portédavantage sur les propriétaires que sur les fermiers. C'est que l'exploi-tation familiale indépendante est devenue précaire : la propriété risquede n'apparaître que comme une formule vide de sens si l'outillage,dans les conditions de rendement qui lui sont propres, se manifestecomme une charge trop lourde pour le petit propriétaire exploitant, quiglisse alors vers une attitude de prolétaire. Dans son rapport au « col-loque », M. Jacques Fauvet n'a pas manqué d'insister sur cet aspect :« Si le prolétaire est l'homme qui désespère de pouvoir améliorer sacondition, le petit propriétaire paysan répond parfaitement à la défini-tion. Lié à sa terre, il ne peut ni ne veut la quitter. Il n'a [239] souventni la volonté ni la possibilité de l'améliorer ou de l'étendre. »

Le petit fermier se défend mieux que le petit propriétaire, sansdoute parce qu'il n'est pas seul à supporter les charges de l'exploita-tion. S'il s'agit d'un grand fermier, type fréquent au nord de la Loire,celui-ci, fortement mécanisé et spécialisé, bénéficie des conditionsmodernes d'une exploitation vraiment efficace, mais il apparaît demoins en moins comme un rural traditionnel et de plus en plus commeun employeur industriel utilisant une main-d'œuvre qui, elle, réagit de

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façon marxiste. Ce fermier, souvent plus riche que les propriétairesdont il tient son bail, ne ressemble guère au grand propriétaire noble,catholique et paternaliste de la tradition angevine ou vendéenne : ceserait plutôt un conservateur autoritaire, qu'on peut imaginer laïque etmême franc-maçon, mais que tentent éventuellement les solutions ex-traparlementaires de l'action directe ; en employant le terme dans unsens large, on pourrait parfois le rattacher à la lignée bonapartiste.

** *

Ce soutien traditionnel de l'ordre républicain qu'est le petit proprié-taire se sent alors tenté de recourir à une protestation de type révolu-tionnaire, aussi bien de droite que de gauche. Le Poujadisme, tout ré-cemment, a reçu les voix de certains de ces propriétaires, dont le dé-couragement se tourne en violence, surtout dans des régions de mono-culture, touchées par la baisse des prix. Le communisme avait profitéavant le Poujadisme, notamment au sud de la Loire, de cette prolétari-sation du petit propriétaire paysan. On s'explique, à la lumière des ob-servations qui précèdent et en dépit de ce paradoxe d'un propriétairevotant pour des collectivistes, que ce néo-prolétaire écoute un candi-dat qui déclare le prendre [240] en charge, tout en lui garantissant lemaintien de sa terre, faisant même miroiter à ses yeux le partage desdomaines contenant plus d'hectares que le sien. « Qu'est-ce que jerisque, se dit le paysan, car quel est le parti se disant démocratique quime ravirait jamais une propriété que j'exploite moi-même ? » Le Mar-xiste cache soigneusement à sa clientèle que le programme léninistecomporte une seconde phase, consistant dans la reprise de la propriétépar la collectivité : le petit exploitant, qui ne peut rien tout seul et quis'est remis entre les mains du parti comme un failli entre les mains dusyndic de faillite, sera organisé en coopératives dont il s'apercevratrop tard que ce sont des kolkhozes.

Il y a plus de cinq millions de propriétaires ruraux en France et lagrande majorité d'entre eux ne sont ni communistes ni poujadistes,mais ils risquent de rester une proie tentante pour les révolutionnairesde gauche ou de droite tant que la petite propriété familiale n'aura pasété rendue économiquement saine. Il se peut que, dans nombre de cas,les nécessités du prix de revient exigent la concentration et, en fait,elle est en train de se développer, mais le cultivateur individualiste est

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un type social dont notre équilibre national a besoin. Tel est le pro-blème qui se pose à ceux qui, de bonne foi, souhaitent défendre l'ex-ploitation familiale et non pas s'en servir pour les fins d'un dirigismecollectiviste. Je voudrais, à ce sujet, signaler l'intéressante suggestionde M. François Robin, président de la Fédération nationale de la pro-priété agricole 2 : dans le cadre du village, pousser à la spécialisationdes petites entreprises, mais en déchargeant l'exploitant des tâches an-nexes ; celles-ci (lutte contre les parasites, épandage des éléments fer-tilisants, etc.) seraient confiées à des spécialistes professionnels [241]vivant sur place eux aussi et conservant le caractère artisanal du villa-geois. La solution est intéressante parce que, dans ce problème, il n'y apas que l'intérêt de l'exploitation rationnelle, mais également et peut-être plus encore, celui de la personnalité de l'exploitant.

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C'est du reste ce même point de vue qui s'est dégagé des échangesde vues de l'Association française de science politique. L'agriculturen'est pas seulement une technique de production, c'est un genre de vieimpliquant toute une conception de l'homme. Il n'est donc pas éton-nant que les solutions agricoles soient inséparables de certaines con-victions, que nous appellerons politiques parce qu'elles sont humaines.Dans la crise qu'il traverse, le monde paysan échappe à sa traditionconservatrice, tentée qu'il est de recourir parfois aux gestes de la vio-lence. Dans ses Visites aux paysans du Centre, Daniel Halévy écri-vait : « La paysannerie a un grand passé révolutionnaire. On aurait dûs'en mieux souvenir et davantage se méfier. » C'est une observationdont on aurait tort de ne pas tenir compte.

2 François Robin : Vues d'avenir sur l'exploitation familiale. (Discours pronon-cé à l'occasion du XIe Congrès national de la propriété agricole, le 18 mai1956.)

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Deuxième partie.Le fonctionnement du régime

de la IVe République

XXIII

Parlementairesà plein ou à mi-temps

7 juin 1957.

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Un récent article du Times, sous la signature de Lord Attlee, étudiela composition du personnel parlementaire anglais. L'expérience decet homme d'État chevronné, aujourd'hui membre de la Chambre deslords après une longue carrière aux Communes et au gouvernement,est précieuse à connaître, d'autant plus qu'une tendance analogue versla professionnalisation de la fonction parlementaire s'observe à West-minster et au Palais-Bourbon. Je ne sais si le remède s'indique, oumême s'entrevoit, mais l'analyse en tout cas est intéressante et instruc-tive.

Lord Attlee ne constate pas de déclin dans la compétence indivi-duelle des parlementaires anglais. Il se peut que ce soit là le coup dechapeau d'un ancien collègue venant de passer « dans une autre en-ceinte », comme disent nos députés. Ce qui l'inquiète et ce qu'il necherche pas à dissimuler, c'est qu'il y ait maintenant, sur les bancs dela Chambre des communes, moins d'hommes distingués dans leur pro-fession. On se trouve de plus en plus en présence de parlementaires àplein temps (full time members), ce que l'ancien premier ministre tra-vailliste [243] estime regrettable. La chose est sans doute inévitable,étant donné l'évolution du parlementarisme moderne, dont le bonfonctionnement demande qu'il y ait un certain nombre d'élus se consa-

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crant exclusivement à leur mandat. Il ne s'agit plus du temps heureux,qui après tout n'est pas si loin, où les M.P. pouvaient se comporter enamateurs et en gentlemen !

L'auteur de l'article, qui évidemment s'y connaît, estime que, sur uneffectif de six cents membres, deux cent cinquante à trois cents doi-vent donner tout leur temps à leur fonction : les membres du gouver-nement avec leurs associés immédiats, le leader de l'opposition, leswhips, ces chiens de garde des partis, les présidents des principalescommissions. Mais, dans sa pensée, il n'y a pas de travail à plein pourtout le monde, ce qui laisserait ouverte la possibilité de recourir quandmême à des parlementaires de l'ancien type, quand le mandat, honori-fique et non rétribué, pouvait convenir à des hommes du monde ayant« à la ville » quelque autre activité, ou même, en gentlemen de la tra-dition, n'en ayant aucune.

L'observation est significative, en ce sens qu'une totale absorptiondans la fonction strictement parlementaire est considérée comme denature à en réduire l'horizon. Il reste désirable qu'un certain nombre demembres, maintenant hors de la Chambre l'exercice d'une profession,apportent dans la politique des points de vue qui ne soient pas étroi-tement partisans, ce qui signifie que tels élus seront d'autant plus utilesqu'ils ne seront pas exclusivement des élus. Lord Attlee se rappelle,semble-t-il avec regret, le temps de sa jeunesse, quand de grandes ve-dettes du barreau, tels Sir Rufus Isaacs, F.E. Smith (depuis Lord Bir-kenhead), menaient de front avec aisance la conduite d'un importantcabinet d'affaires en même temps qu'une brillante carrière politique.L'ancien leader du Labour Party regrette de même [244] de ne plusvoir à la Chambre de grands capitalistes, tels que Sir Alfred Mond ouSir Herbert Austin.

Le cumul d'activités professionnelles différentes est, en effet, de-venu difficile, soit parce que la lutte professionnelle est plus âpre, soitparce que la fonction parlementaire est plus absorbante. Le raisonne-ment s'étend même à l'activité syndicale, que des leaders ouvriers telsque Miss Bonfield ou J. H. Thomas, pouvaient hier encore continuertout en siégeant aux Communes. La chose n'est plus possible : SirThomas Williamson (les Anglais ont des syndicalistes titrés) a démis-sionné du Parlement par préférence pour une fonction ouvrière active.

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Selon pareil régime, et la tendance n'est pas différente chez nous,les vedettes se détournent du Parlement, ou bien, si la politique a leurpréférence, abandonnent le théâtre qui a fait leur réputation.

Le niveau du personnel politique ne peut que se ressentir de cettedissociation d'activités qui, dans nombre de cas, gagneraient à êtreconjuguées. Le reproche fait le plus souvent à la vie parlementaire,c'est que, paradoxalement, elle semble éloigner les élus de l'opinion,les laissant plus particulièrement en contact avec des professionnelsde la politique comme eux-mêmes. Cette professionnalisation de lacarrière politique s'observe dans tous les pays, en Angleterre commeen France, en Suisse comme aux États-Unis.

L'existence d'une Chambre Haute, en donnant à cet adjectif toutson sens, peut permettre une participation à la vie politique s'appli-quant à des hommes faisant autre chose, c'est-à-dire apportant dansdes enceintes où l'atmosphère risque de se raréfier un peu d'air du de-hors. La Chambre des lords remplit au moins partiellement semblablefonction, et cela en raison même de sa constitution antédiluvienne :lords héréditaires, lords désignés pour avoir occupé les plus hautesfonctions [245] administratives ou avoir atteint le plus haut degré dedistinction dans leur profession possèdent là une tribune où ils sont àmême, en toute liberté d'esprit et avec l'autorité que leur donne leurexpérience, de discuter les plus grands intérêts de l'État. On pense àune sorte d'Académie des sciences morales et politiques, mais en pos-session d'un droit, encore que limité d'intervenir dans les orientationsessentielles de la nation. Il n'est pas sûr qu'en se modernisant cette As-semblée conserverait la pleine liberté dont elle bénéficie. Ses débatssont, en tout cas de la plus haute qualité et l'opinion éclairée du paysen tient grand compte.

On voit par cette évolution, qui est partout la même, du personnelparlementaire que son recrutement et sa composition reflètent la ten-dance dominante de notre époque, à savoir la spécialisation et la pro-fessionnalisation. Mais si les compartiments assurent la compétence,ils ne donnent pas la lumière du jugement, qu'une bonne culture four-nit davantage. La vieille formule de Lloyd George : « Des expertsconduits par des amateurs », n'est plus de notre époque, et peut-êtrefaut-il, avec Lord Attlee, le regretter.

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Deuxième partie.Le fonctionnement du régime

de la IVe République

XXIV

IRRESPONSABILITÉ

10 décembre 1957.

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Le régime de la IVe République fonctionne mal et il lui arrivemême périodiquement de ne plus fonctionner du tout : le pays estalors sans gouvernement et, selon le mot de Churchill, la chaise de laFrance reste vide. Si l'on a conservé le souci de la grandeur française,si l'on demeure attaché aux formes libérales de l'État, pareil spectaclene peut que susciter l'inquiétude, presque l'angoisse.

La faute en est-elle à nos institutions ? Elles ne sont pas si diffé-rentes de celles qui, sous la IIIe, avaient assuré à la République unedurable stabilité ; elles ne sont même pas fondamentalement autresque celles de l'Angleterre puisque, de part et d'autre, tout relève d'uneAssemblée pratiquement unique. La faute en est-elle à nos dirigeants ?Je ne crois pas que les équipes qui ont été au pouvoir depuis la Libéra-tion soient vraiment inférieures à leurs devancières ; elles ne le sontcertainement pas à celles qui, durant la même période, gouvernaientl'Angleterre ou les États-Unis. Ce sont les mœurs parlementaires quise sont détériorées, dans une mesure telle que les responsabilités dugouvernement ne semblent même plus être ressenties par les partis

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formant [247] maintenant la majorité, du moins ce qui tant bien quemal en tient lieu. Ils ne représentent surtout plus les mêmes classesd'électeurs, de sorte qu'il s'agit d'une crise de structure sociale ne per-mettant plus, selon les conditions de la représentation populaire,l'exercice normal du gouvernement.

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Sous la IIIe, du moins jusqu'en 1914, les deux partis solidementétablis au centre des assemblées, à savoir les opportunistes et les radi-caux, s'appuyaient largement sur une base électorale de propriétaires,dans une économie où la propriété signifiait l'indépendance, écono-mique et politique. Plus que le fermier ou le métayer, le paysan pro-priétaire était en mesure de résister aux pressions encore sensibles del'ancien régime, et de ce fait la propriété était à gauche. Elle était dureste tout aussi bien au centre, car tout propriétaire dont les affairessont suffisamment en équilibre possède un peu de cet esprit conserva-teur sans lequel il ne peut y avoir de gouvernement. Sans doute, lesradicaux penchaient-ils vers un socialisme naissant, mais les institu-teurs et les postiers, soutiens convaincus de la République, se manifes-taient moins par leurs réclamations syndicales que par le dévouementqu'ils apportaient à la défense du régime quand celui-ci était menacé.

La situation actuelle est fort différente, car, compte tenu de la ca-rence radicale, les deux partis qui forment aujourd'hui le centre et donton attendrait qu'ils fournissent la base d'une majorité sont des grou-pements représentant essentiellement, non plus des propriétaires, maisdes salariés et, parmi eux, ces fonctionnaires, de plus en plus nom-breux, qui défendent professionnellement leurs intérêts dans le mêmeesprit que les syndicats ouvriers. Le pays, dans son évolution rapidevers [248] l'industrialisation, comporte une majorité de salariés, carles paysans propriétaires, les producteurs industriels ou artisans indé-pendants ne forment guère plus qu'un tiers de la population active. Lecontrepoids que la structure égalitaire des campagnes a longtemps ap-porté à l'industrie concentrée perd de plus en plus son efficacité, carles salariés n'ont pas, comme les propriétaires, le sens des responsabi-lités économiques, mais celui de la revendication. Il y a là un dépla-cement dont la portée psychologique est des plus graves.

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C'est en effet sur ces salariés que socialistes et M.R.P., installés aucentre, s'appuient principalement. La S.F.I.O. n'est plus essentielle-ment un parti d'ouvriers, sauf dans le Nord, mais de plus en plus unparti de fonctionnaires : il n'a aucune capacité de résistance quand ils'agit de freiner les revendications syndicales, comme il le faut quel-quefois, même quand elles sont légitimes. Le M.R.P., dont la clientèleest analogue, à ceci près qu'elle va à la messe, éprouve la même diffi-culté à faire figure de parti de gouvernement : d'extrême droite par sapolitique religieuse, d'extrême gauche par sa surenchère sociale, soncentre de gravité s'établit bien topographiquement au centre, maisdans un centre en quelque sorte vide, ne ressemblant en rien à la mai-son bâtie sur le roc de l'évangile.

N'y a-t-il plus de propriétaires, objectera-t-on ? Il y en a toujours,mais ils tendent à devenir le parent pauvre qu'on n'écoute pas et on lesvoit paradoxalement tentés d'abandonner le centre pour les extrêmes.S'agit-il du petit propriétaire paysan, mal placé dans la concurrence àl'âge financièrement écrasant du machinisme et de la concentrationdes exploitations, nous le voyons regarder à l'occasion du côté de cescommunistes pleins de promesses qui le supprimeraient sans vergognes'ils parvenaient au pouvoir. S'agit-il des artisans, des petits patrons etcommerçants ? Ce sont largement des mécontents, [249] « mécontentsnationaux » si vous voulez, qu'attirent les protestations poujadistes oud'extrême droite, et l'on a même vu plus d'un artisan d'Action fran-çaise. Le régime ne peut s'appuyer sur eux.

** *

Le régime cependant ne s'effondre pas, encore qu'on s'étonne qu'iltienne, en dépit de son inefficacité. C'est parce qu'il est, plus qu'on necroit, soutenu par ces mêmes éléments qui abusent de sa faiblesse etqui l'aiment peut-être à cause de sa faiblesse. La tendance sociale denotre temps va vers un État fort, solidement armé de textes et de fonc-tionnaires, mais il subsiste une tradition préférant un gouvernementfaible, qu'on peut effrayer et contrôler. Je crois que, dans ces condi-tions, une révolution de droite, de type fasciste ou dictatorial, est im-possible en France, et c'est pourquoi cette IVe République, médiocre,inefficace et ne suscitant aucune conviction de dévouement, subsistetant bien que mal.

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Mais elle ne remplit pas sa fonction, qui est de faire vivre le pays,et elle l'a acheminé, dans une sorte d'inconscience, jusqu'au bordmême de la faillite. Sans doute la faillite interne ne se fait-elle plus ?Recours à la Banque de France, émission de billets, et l'on règle la finde mois. Mais il n'en est plus de même quand il s'agit des règlementsétrangers, car alors on peut se trouver d'un jour à l'autre devant legouffre, dans l'impossibilité totale d'importer. Nombre d'élémentspourtant indispensables à la formation d'une majorité gouvernemen-tale semblent ne pas s'en rendre compte, et l'on est tenté de leur dire,comme Mirabeau : « La banqueroute, la hideuse banqueroute est là, etvous délibérez ! »

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Deuxième partie.Le fonctionnement du régime

de la IVe République

XXV

UNE MAUVAISE DROITE

2 avril 1958.

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Nous avons besoin d'une droite, le souhait a souvent été exprimé,encore faudrait-il savoir laquelle ? La notion, qui est celle d'un freinnécessaire, varie avec les époques dans les programmes auxquels elledonne lieu. L'opposition royaliste des débuts de la IIIe était à la foisautoritaire, anti-laïque et conservatrice des intérêts, mais le patrio-tisme exalté restait à gauche. Par la suite, Vichy a sans doute corres-pondu à ce que nous avons connu de plus réactionnaire dans toutenotre histoire : point de doute à ce sujet. Mais à la Libération, en pré-sence de problèmes nouveaux et dans une grande confusion, on a puse demander si la droite, toujours latente, se reconstituerait sur uneaffirmation de l'autorité, du nationalisme, ou d'une défense de la liber-té contre les empiétements du dirigisme. De Gaulle, l'admettant ounon, se situait à droite, et de même Poujade dans sa protestation contrele fisc et les trusts, mais le véritable conservatisme économique se ré-fugiait paradoxalement au centre ou au centre droit, tandis que leM.R.P., très soucieux de figurer à gauche, abritait le noyau le plus au-thentique de la tradition anti-laïciste.

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Cette confusion, où le Dieu de la droite aurait cependant [251] re-connu les siens, rend malaisé, dans la topographie parlementaire, letracé de frontières politiques tant soit peu précises. Les indépendants,qui forment la droite de la majorité, sinon de l'Assemblée, sont ensomme des conservateurs libéraux, d'allégeance constitutionnelle, ac-ceptant et même revendiquant les responsabilités du gouvernement,mais ils constituent, dans l'hémicycle, un pôle antiétatiste. Tout autressont les groupes d'origines diverses, de noms changeants, qui se sontsuccédé à l'extrême droite : leur opposition, toujours antiparlemen-taire, affiche la plus complète irresponsabilité : ce sont moins des te-nants de l'ordre ou de l'autorité que des partisans embusqués pour tor-piller le régime.

Pareille droite est dangereuse dans la mesure ou, au lieu de jouercomme un repoussoir, elle apparaît comme un pôle d'attraction. C'estainsi que, sur ses confins, certains indépendants, préoccupés de ne passe laisser déborder à droite, subissent l'aimant de la démagogie pouja-diste. Celle-ci, anti-fiscale à l'origine, glisse maintenant vers un natio-nalisme agressif, négatif dans ses solutions, suspect d'esprit fasciste.Ceux qui se souviennent du 6 février, et plus loin de l'affaire Dreyfusà ses plus mauvais jours, retrouvent depuis quelque temps cette at-mosphère délétère de nationalisme hurleur, de nostalgie des ligues,d'antisémitisme latent.

Nous avons toujours pâti de pareils excès, parce qu'on ne peut rienfonder sur ces fractions droitistes qui s'allient régulièrement aux révo-lutionnaires de l'extrême gauche. Elles ne représentent certainementpas le fond du pays, dont le sentiment national, sous réserve dequelque xénophobie, semble être sain. Je ne crois pas qu'elles puissents'emparer du pouvoir autrement que par quelque coup de surprise quiserait générateur de guerre civile, mais elles peuvent par réaction,provoquer des mouvements désordonnés, susciter des surenchères[252] chez les modérés et surtout favoriser le retour d'un Front popu-laire. Le principal danger de la renaissance d'une sorte de fascismeligueur serait de faire croire que le régime est menacé, ce qui prêteraitconformément à une tradition aussi vieille que la République, à unedéfense républicaine dont les communistes se feraient l'aile mar-chante.

Le communisme, qui collabore en sous-main aux manifestationsantiparlementaires, se déclare le défenseur le plus convaincu de la Ré-

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publique, mais nous savons bien que, devenu le gouvernement, il enrenierait l'esprit. La plupart des Français, parce qu'ils classent lecommunisme « à gauche », paraissent ne pas s'en rendre compte.

C'est ici que je voudrais attirer l'attention sur un aspect de l'opinionqui, surtout à Paris, prête à malentendu. La IVe République n'a jamaissuscité d'enthousiasme idéologique, d'où l'on conclut, peut-être tropvite, qu'elle pourrait s'effondrer à tout instant sans être défendue parpersonne.

Or, de façon sans doute simplement négative, les Français tiennentau régime de libre discussion et d'élection des assemblées : s'ils rail-lent ou attaquent même volontiers leurs députés, ils n'en estiment pasmoins que ce sont eux, et même eux seuls, qui sont, ou plutôt de-vraient être, les représentants véritables de la démocratie. Une certainebourgeoisie, antiparlementaire depuis bien longtemps, en juge autre-ment, mais je crois qu'elle se trompe : si peu prestigieuse qu'elle appa-raisse, la IVe République ne disparaîtrait pas sans heurts.

La fédération de l'Éducation nationale, à propos des récentes mani-festations, indiquait que le Palais-Bourbon, four les républicains, estle symbole même de la démocratie. La phrase soulignée (par moi)montre curieusement que, dans ce milieu d'enseignants bien connupour ses tendances avancées, la solidarité syndicale n'a pas pris enl'espèce le pas sur la solidarité républicaine.

[253]

On peut en tirer la conséquence que le peuple français reste plus at-taché qu'on ne croit au régime des assemblées. Susciter de sa part unrassemblement de défense républicaine devient singulièrement dange-reux si, avec les communistes, en l'espèce bons apôtres, on introduit leloup dans la bergerie. Dans les périodes de trouble, l'attraction vers lesextrêmes domine, mais s'il s'agit de défendre effectivement ce quenous appelons la démocratie politique, c'est-à-dire la garantie de nosdroits, c'est à l'exclusion de la gauche révolutionnaire et de la droitefactieuse qu'il faut le faire.

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Deuxième partie.Le fonctionnement du régime

de la IVe République

XXVI

Ce régime d’assembléepeut-il durer toujours ?

23 avril 1958.

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Le gouvernement d'assemblée, perversion congénitale du régime,vient une fois encore de manifester toute sa nocivité. Gouverner, né-gocier, c'est la fonction de l'exécutif, mais l'Assemblée nationale pré-tend s'en charger à sa place, d'où la confusion que nous savons entre ladouble responsabilité de ceux qui ont à décider et de ceux à qui appar-tient le contrôle. La IVe République serait-elle incapable, avec lesmoyens constitutionnels dont elle dispose, de résoudre une crise devéritable gravité comme celle que nous traversons ? L’Économist an-glais, observateur impartial, c'est-à-dire sans merci, se le demande, etde crise en crise nous en venons aussi à nous poser la question.

Le mal vient de loin, de la Révolution elle-même. Dès 1789, l'exé-cutif paraissait suspect de réaction aux élus réunis à Versailles par lavolonté du peuple : ceux-ci se considéraient comme les seuls repré-sentants authentiques de la démocratie. Nous en sommes encore là.Quand, lors de la Libération, le général de Gaulle a émis l'intention degouverner, autrement que sous le contrôle étroit et immédiat des par-lementaires, ceux-ci, tout de [255] suite méfiants, n'ont plus toléré saprésence au pouvoir. Il est vrai que le général n'indiquait pas par quelmécanisme il estimait pouvoir stabiliser l'autorité sans renoncer pourautant à la responsabilité ministérielle. La tendance allait à l'encontre

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de ses principes et la Constitution de 1946 allait faire en réalité du mi-nistère une simple délégation exécutive de l'Assemblée. La Constitu-tion de 1875 dissimulait une réalité déjà voisine derrière quelquesformules respectueuses du principe de l'autorité. Celle de 1946 neprend même plus pareilles précautions : cette fois l'exécutif n'apparaîtvraiment que comme un comité de ministres choisis parmi les parle-mentaires pour gouverner en leur nom.

Ni le gouvernement ni la négociation ne se conçoivent si ceux quien ont la charge ne disposent pas d'un minimum d'autonomie dansl'action. Seuls ils disposent de tous les éléments d'information, leuraction ne pouvant se développer ou s'adapter que dans un certain se-cret et avec la garantie de quelques délais. Que voyons-nous au con-traire tous les jours ? Une prétention d'action gouvernementale et né-gociatrice s'exercer parallèlement, dans les partis, dans les groupes,dans les commissions ou les séances de l'Assemblée, cependant queles gouvernants officiels sont en quelque sorte tenus en laisse courte,dénués de toute liberté de manœuvre. Le contrôle, la surveillance, lasuspicion ne leur laissent aucun répit.

Quand la majorité de l'opinion suit un courant déterminé, les in-convénients résultant de ces pratiques restent minimes : on a pu le voirlors de la crise de Suez, pendant laquelle le cabinet Mollet a joui d'uneréelle liberté d'allure. Quand l'opinion est divisée, pareil régime de-vient intolérable, d'autant plus que l'Assemblée, soumise à de cons-tantes sautes de vent, demande une continuelle remise au point de samajorité et des combinaisons ministérielles qui en sont l'expression.S'agissant d'un [256] comité exécutif supposé correspondre toujours àla majorité du moment, c'est une réadaptation perpétuelle de sa com-position qui s'impose, selon des dosages infiniment délicats. Nousadmettrons que pareille refonte résulte de la logique même du sys-tème, mais il faut convenir qu'en l'espèce logique, pratique et efficaci-té ne sont pas synonymes. Je ne vois pas de gouvernement, dans n'im-porte quel pays, susceptible d'agir ou même de survivre dans sem-blable climat.

En ce qui nous concerne, le résultat est lamentable : le cabinetBourgès-Maunoury a été renversé, mais ensuite le cabinet Gaillard acontinué à peu près la même politique ; le successeur de celui-ci fera-t-il une politique différente ? Il n'y aura eu sans doute que des chan-gements de personnes, rendant difficile, dans les différents ministères,

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la plus élémentaire continuité. Ces crises ne servent à rien qu'à semerle trouble, qu'à nous laisser de longs jours sans gouvernement, qu'ànous déconsidérer aux yeux de l'étranger. Ces conséquences éclatentaux yeux de tous, sauf semble-t-il aux yeux des parlementaires eux-mêmes, pourtant dûment avertis, mais qui finissent par nous laissercomprendre que le système ne leur déplaît pas et qu'ils n'ont aucuneimpatience de le corriger.

Une fois de plus se pose, moins devant l'Assemblée nationale, quiau fond fait comme si elle s'en désintéressait, que devant l'opinion, laquestion du remède à apporter à ces conditions de gouvernement dé-sastreuses. Il serait vain de penser le trouver dans de simples correc-tions de procédure : il sera toujours possible de tourner la lettre desrèglements. La révision constitutionnelle, tout utile qu'elle peut être,ne résoudra donc pas le problème. Le mal est profond, car il résulted'une longue évolution, qui n'a tendu qu'à saper de plus en plus l'auto-rité gouvernementale, au bénéfice d'une intervention parlementaireincapable de la remplacer.

[257]

Nous connaissons la solution, dite présidentielle ; dans un payscentralisé comme la France, elle restaure, mais à l'excès, l'autorité, parle sacrifice de la liberté. Nous imaginons aussi ce que serait la solu-tion communiste, avec son parti unique laissé seul au choix des élec-teurs, invités sous pression à le plébisciter à 99,9% des suffrages : ilen résulterait une majorité docile, intégralement domestiquée, dans unsystème ne répondant plus en rien à la conception traditionnelle de ladémocratie politique. Le pays, qui tient, nous le savons, à la liberté,mais qui, hors des préoccupations de partis, conserve, nous l'espéronsdu moins, quelque bon sens, voudra-t-il enfin comprendre que, dansles circonstances graves que nous traversons, le gouvernement doitêtre laissé libre d'agir en gouvernement, sous le contrôle d'une As-semblée reconnaissant qu'elle n'a pas à gouverner ? Le moment s'ap-proche rapidement où l'opération de révision portant non seulementsur les textes mais sur les mœurs, risque, si elle se fait à chaud, demettre en cause le régime lui-même.

[258]

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De la IVe à la Ve République.Au jour le jour.

Troisième partieLA CHUTE DE LA IVe :PASSAGE DE LA IVe

À LA Ve RÉPUBLIQUE

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André Siegfried, De la IVe à la Ve République. Au jour le jour. (1958) 216

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Troisième partie.La chute de la IVe :

Passage de la IVe à la Ve République

I

ANALYSE D'UNE CHUTE

11 juin 1958.

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Avec un simple recul de quelques jours, les raisons pour lesquellesla IVe République n'a pas su, pu ou même voulu se défendre apparais-sent clairement. Nous avons souvent exprimé l'idée que, dans desconditions normales et sans grands à-coups, elle pouvait durer untemps indéfini, mais que, comme le pot de terre, elle ne résisterait pasau premier choc. La IIIe République, autrement forte, avait succombédans les mêmes conditions.

Le choc, c'est la rébellion d'Alger, aggravée du raid africain sur laCorse : rébellion caractérisée, car le sursaut trop compréhensible d'uneAlgérie voulant rester française se doublait d'un complot politique vi-sant à imposer à la France un gouvernement « de salut public » anti-parlementaire et néo-fasciste. Le 13 mai apparaît ainsi comme un 6février qui a réussi. En 1934, le gouvernement s'était défendu avecsuccès, mais en 1958, il en a été tout autrement. Pourquoi ?

En présence d'une Algérie échappant à son pouvoir, d'une arméepresque tout entière en Afrique s'associant au mouvement, la réactionnaturelle du cabinet Pflimlin était celle d'une affirmation de son auto-

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rité. Mais ses [262] ordres n'étaient plus exécutés : les chefs militairesrestés en France se solidarisaient en fait avec leurs camarades afri-cains ; la marine, l'aviation n'obéissaient pas davantage ; l'envoi enCorse de forces de police pour y rétablir l'ordre se manifestait impos-sible ; la police métropolitaine ne répondait plus qu'imparfaitementaux instructions qui lui étaient données. C'était un spectacle d'impuis-sance impressionnant que celui d'un ministre de la guerre sans armée,d'un ministre du Sahara, d'Algérie ne pouvant même se rendre dans ledomaine de son action gouvernementale. La carence d'autorité étaittotale, la perte de crédit complète.

Ce n'est pas que les ressorts classiques de la défense républicainene fussent en mesure de jouer, mais l'arme était à deux tranchants, carce n'est pas — nul n'en doute — pour la République que les commu-nistes se fussent battus : ils soutenaient le régime comme la corde sou-tient le pendu ! Déclencher cette résistance, c'était susciter une inter-vention militaire, de type factieux, génératrice de guerre civile.

À vrai dire, si l'on eût consulté le peuple à froid, il eût sans douteconservé le système, car les racines républicaines sont profondes dansle pays et il n'est certainement pas dressé contre le principe du régimeet des assemblées électives, mais ce peuple, en la circonstance — etc'est une des originalités de la situation —, ne s'est pas levé pour ledéfendre. Dans son ensemble, il a manifesté une volonté, élémentaireen quelque sorte, de ne se prêter à aucune forme de guerre civile, nidans un sens ni dans l'autre : il est à peu près sûr qu'il n'aurait pasmarché pour une grève générale, sur instructions de la C.G.T. ; lesFrançais, en aucun cas, n'auraient tiré sur des Français. Ajoutez à celaune volonté de poursuivre la vie quotidienne, sans renoncer aux finsde semaine à la campagne, aux vacances de la Pentecôte, comme si lestemps eussent été normaux. Ce peuple, [263] mêlé à beaucoup de ca-tastrophes depuis deux générations, incline vers le scepticisme, etcette démocratie est devenue conservatrice parce qu'elle a quelquechose à conserver : son auto, son scooter, son réfrigérateur, ses loisirs.Ce n'est pas avec cela qu'on provoque une révolution. Fait nouveaugrâce à quoi le calme s'est maintenu au cours de ces semainesd'intense émotion.

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L'usure du régime était en somme profonde. Il avait perdu son cré-dit, s'étant révélé incapable d'efficacité : incapacité de prendre des dé-cisions, incapacité d'appliquer avec quelque suite celles qu'il avaitprises.

En vertu d'une totale et incompréhensible inconscience, le mondeparlementaire semblait méconnaître la gravité de la situation ; il sepermettait, au bord du gouffre, une interminable crise ministérielle etl'on eût pu croire qu'il s'y complaisait : délai de huit jours pour lesélections cantonales, délai de huit jours pour je ne sais quelle « mis-sion d'information », etc. Pour les membres de l'Assemblée nationale,le centre de gravité de l'intérêt demeurait dans les couloirs, mais pourle public il s'était déplacé, il n'était plus là, d'où le caractère artificieldes subtilités partisanes, la signification de plus en plus irréelle du jeude l'oie parlementaire pour la conquête des portefeuilles.

C'est le moment où reparaissait, avec une force accrue par cetteanarchie, une droite anticonstitutionnelle, permanente en France, tou-jours prête à entrer en action quand l'occasion se présente d'abattre lesrégimes issus de la gauche. Cette fois, elle se groupait autour des no-tions d'un nationalisme teinté de couleurs néo-fascistes ou totalitaires.Curieusement, le centre de gravité de la crise était en quelque sortetiré vers le sud, selon un complexe méditerranéen dans lequel l'élé-ment latin s'accentue, [264] ce qui peut suggérer des comparaisonstroublantes. La turbulence du forum algérois appartient à un climatpolitique tout autre que le climat métropolitain : on y vit à une autretempérature, on y respire un autre air et l'on n'est plus tout à fait lemême quand on y est resté un certain temps. « Rome n'est plus dansRome », peuvent se dire des militaires forts de vingt années de com-bats héroïques sur tous les fronts de la planète. Pour maintenir la« grande muette » d'autrefois dans sa tradition extrapolitique, il eûtfallu d'autres ministres que ces figurants perpétuellement changeantsd'une ronde parlementaire devenue totalement vaine.

Dans ces conditions, le régime était trop discrédité pour se dé-fendre. Qu'il eût à faire valoir des circonstances atténuantes, c'est bienévident. Ce régime d'Assemblée poussé jusqu'à l'absurde, c'est un legsde l'influence communiste lors de la Libération ; cette incapacité deconstituer une majorité agissante, c'est le fait du double sabotage sys-tématique d'une extrême droite et d'une extrême gauche volontaire-ment irresponsables. Mais ce qui reste, c'est l'impuissance du système

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de faire face aux immenses problèmes de l'heure. D'où l'arbitrage decelui que le président Coty a qualifié « le plus illustre des Français ».

** *

Cette analyse, que nous avons essayé de faire objective, ne répondpas seulement à une curiosité de comprendre, elle commande dansune certaine mesure la façon dont vont se poser les problèmes consti-tutionnels du pays, les limites dans lesquelles il convient de les envi-sager. Certains croient, ou veulent croire, que ce qui est répudié danscette crise, c'est toute une tradition parlementaire qui, même à traversdeux guerres, s'est poursuivie depuis les débuts de la IIIe République,c'est-à-dire [265] depuis près d'un siècle. Ce qui s'est manifesté inac-ceptable, c'est un régime d'Assemblée unique, confisqué par les partiset dépourvu de ces contrepoids qui sont indispensables à la stabilité dugouvernement, mais il ne faudrait pas en conclure que le pays accepte-rait un système de pure autorité. Le problème demeure entier, car lesFrançais continuent d'être les Français et il leur reste à apprendrecomment combiner stabilité et liberté. L'atterrissage constitutionneldans trois mois sera délicat. Nous avons besoin de toute l'autorité mo-rale et du haut scrupule civique de l'arbitre.

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Troisième partie.La chute de la IVe :

Passage de la IVe à la Ve République

II

AVANT LE RÉFÉRENDUMCONDITIONS D'UNE RÉVISION

6 juillet 1958.

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La France, une fois encore, révise sa Constitution : qu'il y ait lieude le faire, chacun en est d'accord. La IVe République elle-même serendait bien compte que les bases du système établi en 1946 étaient àréviser, mais l'Assemblée nationale n'arrivait pas à s'y décider. Onpouvait même se demander si au fond elle souhaitait pareille réforme.Le régime maintenant a vécu et nul ne proposerait sérieusement de lefaire revivre tel qu'il était : il a donné ses preuves d'impuissance, lacondamnation est sans appel.

Il s'agit cependant de bien préciser ce que, dans le « système », lepays a entendu condamner, du moins ce que, d'un accord tacite, il alaissé tomber sans le défendre. Ce qui s'est manifesté inacceptable,c'est un régime d'assemblée unique, confisquée par les partis et usur-pant les fonctions de l'exécutif, mais le principe des assemblées élues,de l'exécutif responsable devant elles demeure affirmé aujourd'huicomme hier. La forme pervertie de cette conception de la démocratie,c'était le gouvernement considéré comme une simple commissionexécutive de l'Assemblée, toujours révocable par [267] elle et en faitrévoqué à tout propos. Nous nous sommes ridiculisés dans le mondepar ces changements perpétuels de ministres, par ces vacances prolon-gées du pouvoir laissant vide, selon le mot de Churchill, la chaise de

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la France. De ce fait, toute action à longue échéance devenait impos-sible, comme du reste toute négociation efficace, car comment négo-cier utilement sous la surveillance jalouse de partis irresponsables ?Depuis que la France possède un représentant tel que le général deGaulle, ce n'est pas seulement son immense prestige, mais aussi le faitqu'on sait ses fonctions durables, au moins relativement, qui valent àses possibilités de négociation une autorité dont aucun de ses prédé-cesseurs n'avait disposé. On voit par là avec évidence ce que la Franceretirerait de la simple stabilité de ses institutions et de son personnelgouvernant.

Il faut donc renoncer à des errements dont nous avons trop souf-fert, c'est-à-dire qu'il faut renoncer à toute pensée, même secrète, defaire revivre le régime de la IVe République, tel qu'il était. Une oppo-sition de gauche, se reformant sur une ligne pure et simple de défenserépublicaine, irait contre son but en refusant d'admettre que le régimed'Assemblée, tel que nous l'avons pratiqué depuis la Libération, estdésormais périmé. Mais le pays n'a pas renié le régime parlementaire.Si donc, le gouvernement, se souvenant de la réaction de défense vi-tale qui l'a porté au pouvoir, s'en prévalait pour préconiser une con-ception trop autoritaire de l'exécutif, il susciterait de ce fait la résis-tance d'une France dont les racines républicaines et même les racinesparlementaires sont profondes.

Nous serions donc tentés de dire, comme le fils de Jean le Bon àPoitiers : « Père, gardez-vous à gauche ! » Mais ceci dit, le gouverne-ment n'est pas nécessairement plus libre de l'autre côté. Toute notrehistoire est là pour prouver que la France, décidément, n'est pas un[268] pays de droite, et cependant la droite, incorrigible, croit toujoursqu'elle pourra reconquérir le pouvoir. Cette illusion est d'autant plusforte aujourd'hui que c'est sous sa pression, nettement révolutionnaire,même si les formes ont été sauvegardées, que la IVe République asuccombé. Le choc décisif n'est pas venu de la métropole, mais d'Al-ger. Or, l'esprit des comités de Salut public algériens est celui d'unantiparlementarisme fascisant. L'appui qu'ils ont trouvé dans l'arméeet sans lequel leur action serait demeurée vaine n'exprime sans doutepas une volonté qui soit proprement de droite, mais on se trouve de-vant une intention, très consciente de la part de l'élément militaire, dene pas se désintéresser du régime devant s'établir en France. Il y a làdes forces, longtemps contenues, qui ne manqueront pas de faire sentir

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leur poids sur l'autorité politique mandatée pour proposer une Consti-tution au pays.

Céder de ce côté-là serait dangereux, car ni la droite algérienne niles éléments activistes de l'armée ne sont dans l'axe idéologique dupays. On parlait, il y a quelques semaines, d'une descente de parachu-tistes, mais pense-t-on qu'ils eussent pu imposer autre chose qu'unesolution purement temporaire ? S'il entend faire œuvre durable, le gé-néral, dont les principes de gouvernement sont sans doute arrêtés delongue date, devra tenir compte de ces forces opposées, de gauche etde droite, qui le maintiennent nécessairement dans une sorte de justemilieu, comportant le sens du désirable et le tact du possible. Toute sacarrière politique prouve que, s'il sait trancher, c'est aussi un remar-quable manœuvrier.

Le pays, c'est évident, ne veut ni d'un régime fasciste ou dictatorialni d'un gouvernement communiste ou communisant. C'est dans leslimites de ce cadre que la future Constitution devra se tenir. Qu'elledoive être républicaine, cela va de soi, mais au fond cela ne signifiepas grand-chose, car il y a la république autoritaire et [269] la répu-blique parlementaire, toutes deux républicaines (rappelons-nous « Ré-publique française, Napoléon empereur »), mais fort différentes l'unede l'autre. C'est entre ces deux conceptions qu'il y aura lieu de choisirou peut-être, encore que ce soit bien difficile, de trouver un compro-mis. La « loi constitutionnelle » de juin dernier comporte que « lepouvoir exécutif et le pouvoir législatif doivent être effectivement sé-parés », mais, d'autre part, que le « gouvernement doit être respon-sable devant le Parlement ». Les deux principes sont-ils compatibles,tout est là. Dans le système de la IVe République, le centre de gravitéétait à l'Assemblée. Il s'agit de le déplacer vers l'exécutif. Sera-ce aubénéfice du président de la République ou du président du Conseil,sans qu'il y ait contradiction avec la responsabilité du gouvernementdevant le Parlement ?

Dans une période de discussion préliminaire, car nous ne seronspas en présence d'un projet ferme avant le 4 septembre, il s'agit doncd'envisager ce que nous entendrons par président de la République,par président du Conseil ou premier ministre, par député enfin... Et oùsera le centre de gravité ? Voilà le point essentiel du débat.

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Troisième partie.La chute de la IVe :

Passage de la IVe à la Ve République

III

AVANT LE RÉFÉRENDUMPrésident qui préside

ou président qui gouverne ?

17 juillet 1958.

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Nous ne pourrons discuter vraiment le projet de Constitution, etsurtout prendre position à son égard, que quand le texte en sera connu,mais nous savons cependant dès maintenant dans quel cadre il doitêtre conçu : respect du suffrage universel, séparation de l'exécutif etdu législatif, responsabilité du gouvernement devant le Parlement,maintien d'une présidence de la République ne se confondant pas avecla présidence du Conseil, ce qui signifie, selon le commentaire du gé-néral lui-même, qu'il ne peut y avoir de régime présidentiel. Dans ceslimites, deux questions essentielles doivent être élucidées : celle de lapart du pouvoir exécutif revenant respectivement aux deux présidents,et celle de la portée devant être reconnue à la responsabilité ministé-rielle. Sans sortir du cadre tracé par la « loi constitutionnelle », c'estde la réponse qui leur sera faite que dépendra le caractère véritable durégime nouveau.

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« Il ne peut y avoir de régime présidentiel », spécifiait le général deGaulle, et nous savons assez quelle est sa [271] haute conscience ci-vique pour nous fier à sa parole, mais nous ne pouvons ignorer queson tempérament politique est présidentiel et que c'est de ce côté quevont ses préférences. En poussant à l'extrême la logique de la discus-sion, nous serons conduits à admettre qu'étant donné nos mœurs par-lementaires, tout effort de stabilisation de l'exécutif relève malgrétout, dans une certaine mesure, de la conception présidentielle, ce quirevient à se demander si pareil effort est compatible, au moins enFrance, avec le régime parlementaire ?

Cette observation me paraît s'imposer si, comme c'est du restenotre cas, l'on souhaite sincèrement le succès du général dans sa vo-lonté de constituer un pouvoir exécutif digne de ce nom. Jusqu'à quelpoint est-ce compatible avec un système prétendant respecter à la foisla séparation « effective » des pouvoirs et la responsabilité du gouver-nement devant le Parlement ? En pure logique, la réponse serait néga-tive, mais le compromis est la base de toute politique et c'est dans cetesprit qu'il y a lieu de chercher la solution. Que semblable position duproblème doive mécontenter soit les tenants avoués ou non de laConstitution de 1946, soit les milieux activistes qui ont déclenché larévolution du 13 mai, c'est certain, mais, sous réserve de l'approbationpopulaire, c'est au président du Conseil qu'appartient la décision.

La sagesse des nations conclut qu'on ne peut mettre deux têtes sousle même bonnet, d'où il ressort qu'en matière d'exécutif le pouvoir po-litique doit relever soit du chef de l'État, soit du premier ministre, maisne saurait appartenir en même temps à tous les deux. S'agissant duprésident de la République, on peut le concevoir comme un présidentqui préside (c'est le sens européen), ou bien comme un président quigouverne (c'est le sens américain, plus proche de la tradition consu-laire) : dans ce cas, les ministres ne sont que des [272] commis, mais,autrement, c'est le premier ministre qui est la pièce essentielle de toutle système. Il importe donc de bien préciser les rapports de l'Elysée etde Matignon, ce qui revient à décider si le premier ministre dépendradavantage de la confiance du chef de l'État ou de celle des assemblées.

Bolivar, instruit par une cruelle expérience, estimait que, dans lesmonarchies, le pouvoir législatif doit être le plus fort, car tout y cons-pire en faveur du monarque, mais que, dans les républiques, ce doitêtre l'exécutif, car tout y conspire contre lui. L'observation est particu-

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lièrement pertinente en ce qui nous concerne. Si notre tradition démo-cratique met l'accent sur le législatif, c'est en effet parce qu'elle a dûs'affirmer contre un exécutif arbitraire, avec cette conséquence ultimede l'abaissement du gouvernement devant l'omnipotence de l'Assem-blée. C'est de ce régime, dont l'inefficacité s'est avérée, qu'avec raisonle pays finit par se lasser : il souhaite d'être gouverné, pas à n'importequel prix cependant, car il ne veut pas renoncer au principe des as-semblées élues et de l'exécutif responsable devant elles.

Le premier point de ce programme, c'est l'institution d'un exécutifqui ne soit pas simplement une délégation et, en quelque sorte, unecommission du législatif, le pouvoir de cet exécutif s'exprimant à titrepermanent dans la personne du président de la République et, à titreéventuellement changeant, dans celle du premier ministre. Il paraîtdifficile que ce dernier ne soit pas le chef effectif du gouvernement,mais si l'on veut insister sur la stabilité de l'autorité dans l'État, l'Ély-sée doit être renforcé, son rôle étant conçu comme devant être politi-quement actif : avec toutes ses attributions actuelles, la désignation dupremier ministre doit lui appartenir, de même que le droit de dissolu-tion, et il ne faudra pas lui reprocher de se servir de ses prérogatives.[273] C'est du reste ainsi que les constituants de 1875, qui avaient lesens de l'État, imaginaient la présidence et il n'y avait même pas offi-ciellement de président du Conseil. Si le malheureux 16 mai ne s'étaitpas produit, si Gambetta, par exemple, avait été choisi à la place deGrévy, le destin de l'institution eût sans doute été tout différent.

Il ne faut pas cependant se dissimuler que la coexistence d'un pré-sident fort et d'un cabinet effectivement responsable reste chose déli-cate : un président politiquement actif se découvre nécessairement etc'est alors un risque d'instabilité présidentielle venant s'ajouter aurisque toujours présent de l'instabilité ministérielle, l'élection par uncollège élargi, toute défendable qu'elle soit, étant susceptible d'ac-croître encore cette vulnérabilité. La vérité est que le président fortque nous pouvons souhaiter réussira d'autant plus qu'il ne chercherapas à s'imposer par l'autorité : le doigté, l'autorité morale personnellele serviraient davantage.

Dans ces conditions, étant donné son caractère, le général, commeprésident, ne donnerait toute sa mesure que si le Parlement à élire étaitorienté dans le même, sens que lui. La sagesse de l'arbitre qu'il est au-jourd'hui sera de proposer le maximum d'autorité possible dans le

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gouvernement, sans oublier l'attachement profond du pays pour unrégime représentatif qu'en fait il n'a jamais renié. Mais c'est ici qu'unediscussion serrée s'impose de la responsabilité ministérielle et de laconception du député.

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Troisième partie.La chute de la IVe :

Passage de la IVe à la Ve République

IV

AVANT LE RÉFÉRENDUMResponsabilité parlementaireet stabilité gouvernementale

19-20 juillet 1958.

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« Le gouvernement doit être responsable devant le Parlement »,spécifie la « loi constitutionnelle ». Ce principe fondamental de ladémocratie parlementaire étant reconnu, toute la perversion du régimed'Assemblée risque de s'insinuer de nouveau par ce biais si le fonc-tionnement et la conception même de la responsabilité ministérielle nesont pas aménagés de façon raisonnable et surtout pratique.

Si l'on écoutait certains conseillers, imbus de l'esprit à vrai direfasciste des comités de Salut public, tout vestige du système des partismultiples devrait disparaître, l'exécutif revendiquant une complète in-dépendance à l'égard d'assemblées réduites à une fonction d'entérine-ment. Ce programme n'est pas celui du président du Conseil, qui dé-clarait à la tribune : « Y aura-t-il une Assemblée principale, élue ausuffrage universel ? Évidemment ! » Ce point étant acquis, même s'ildéplaît à une droite antiparlementaire, et le principe du gouvernement

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responsable devant le Parlement étant affirmé, ce qui doit être éliminéc'est ce gouvernement d'Assemblée [275] dont, depuis douze ans,nous connaissons trop les effets.

Le député de la IVe — et, chose curieuse, autant à droite qu'àgauche — ne considérait le gouvernement que comme une simple dé-légation, toujours révocable, de l'Assemblée. À cette commission exé-cutive, nécessairement recrutée dans son sein, les commissions et lesgroupes se substituaient, usurpant les fonctions de décision et mêmede négociation, sans le moindre scrupule. Sans le moindre risque éga-lement, car on se savait à l'abri de toute menace de dissolution. Legouvernement faisait figure de parent pauvre, n'étant même jamais sûrd'avoir vingt-quatre heures d'existence devant lui. Inutile de se faire lamoindre illusion : jamais le régime ne se serait sérieusement réformé.L'occasion se trouve aujourd'hui de rétablir l'autorité là où elle doitêtre, mais comment ?

Ne soyons pas trop optimistes. Ce sont les mœurs parlementairesqu'il faudrait changer : la conception que l'élu se fait de lui-même,seul dépositaire par délégation de la souveraineté populaire ; l'idéeégalement que l'électeur se fait de son élu, qu'il imagine et souhaitetout-puissant pour le faire échapper à l'autorité de l'État, à moins quece ne soit pour la détourner à son profit. La tradition date de 1871 etl'intermède de Vichy n'a fait que la suspendre. On s'expose au re-proche de trahir la démocratie en prétendant simplement l'aménagerpour le plus grand bien de la gestion des affaires de la nation. Malheu-reusement, ce qu'en France on demande au gouvernement c'est toutautre chose que l'efficacité ! C'est cependant aujourd'hui ce dont nousavons besoin avant tout.

Les députés actuels, même ceux qui ont voté les pleins pouvoirs,en veulent au fond au gouvernement de leur vote et leur concours ausuccès de la réforme de la Constitution n'est nullement assuré. Peut-être de nouveaux [276] élus seront-ils dans un état d'esprit différent,mais il ne faudrait pas trop s'y fier : la menace d'intervention intem-pestive et surtout de crises ministérielles subsiste. Or, c'est la correc-tion la plus immédiate à effectuer.

Le procédé le plus certainement efficace pour limiter les crises se-rait d'établir l'incompatibilité entre les fonctions de député et de mi-nistre : l'incitation personnelle à renverser les cabinets serait réduite à

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rien puisqu'on ne pourrait prendre leur place. J'avoue avoir été tentéde retenir pareille solution. Il me paraît grave cependant de limiter àce point l'ambition permise aux élus ; ce serait tarir le recrutement, aumoins dans sa qualité, et ce serait aussi renoncer à l'éducation évidentedes choses du gouvernement qu'implique la pratique du mandat par-lementaire et surtout le travail des commissions. Les ministres recru-tés dans l'administration ou les affaires n'ont nullement été les meil-leurs, gouverner et administrer étant deux choses différentes.

On pourrait peut-être (mais je laisse un point d'interrogation) envi-sager la consolidation du ministère pour un temps limité, un an ou sixmois ? Il faudrait surtout admettre que, mis en minorité sur une ques-tion secondaire, le gouvernement ne démissionnerait pas pour cela. Entout cas, le vote de censure ou de défiance ne devrait entraîner la chuted'un cabinet que si une combinaison nouvelle s'était manifestée etprête à prendre sa place. Le fait de donner la nomination du premierministre au président de la République ne signifie pas en effet que lechef du gouvernement puisse s'imposer à une assemblée dont il n'au-rait pas la confiance : c'est en ce sens que la responsabilité ministé-rielle doit être conçue comme une réalité, même si elle va à l'encontrede la stricte séparation des pouvoirs.

C'est en tenant compte de ces conditions qu'il faut cependant es-sayer d'obtenir la stabilité. En remontant à la source, c'est dans laconstitution de majorités en [277] quelque sorte organiques qu'onpourrait y réussir. À la place d'une représentation proportionnelle gé-nératrice d'émiettement et d'impuissance constructive, le retour à unrégime franchement majoritaire, surtout si l'on votait pour deshommes au lieu de voter pour des abstractions, serait susceptible denous orienter au moins vers le résultat souhaité. D'autre part, bien quele raisonnement comporte un cercle vicieux, on peut admettre qu'unexécutif fort de son prestige et ayant mis sur pied un programme d'ac-tion sérieux se montre capable, mieux que les combinaisons falotesd'hier, d'entraîner dans son sillage une majorité issue d'un mouvementd'accession populaire.

Il y a enfin tout un ensemble de réformes réglementaires suscep-tibles par elles-mêmes de rétablir dans la procédure du travail législa-tif l'autorité de l'exécutif qu'on avait laissé prescrire en ce domaine.L'étude en a été fort poussée, soit par l'Association française de

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sciences politiques 3, soit par les techniciens les plus avertis 4, mais ilfaudrait cette fois les inscrire dans la Constitution, car on ne sauraitattendre des parlementaires eux-mêmes qu'ils consentent à cette disci-pline nécessaire de leur action. En ce qui concerne la fixation del'ordre du jour, la priorité d'inscription pour les projets gouvernemen-taux s'impose ; c'est de même sur les projets du gouvernement, et nonpas sur les propositions d'amendement des commissions, que les dé-bats devraient obligatoirement porter. Il y a en Angleterre un leader dela Chambre des communes, statutairement membre du cabinet : cettefonction de leadership appartient moralement de droit au gouverne-ment.

Ces quelques principes de base conditionnent me semble-t-il, la ré-vision que le gouvernement présentera [278] au pays. Je vois d'iciqu'une certaine opinion de droite, où l'on sent plus d'un relent de Vi-chy, les traitera de vieilleries à mettre au rancart ; et que d'autre partune certaine opinion de gauche considère comme réactionnaire toutessai de renforcement du pouvoir exécutif. Je ne méconnais pas le rôlequ'à joué le Forum d'Alger dans les événements qui ont provoqué larévision constitutionnelle en cours, mais, dans le prochain référen-dum, c'est l'opinion de la France métropolitaine qui comptera dans laformation de la majorité : je ne crois pas qu'elle ait renié les principesauxquels je me suis référé.

3 Le Travail parlementaire en France et à l'étranger en 1955, Presses Universi-taires.

4 Émile Blamont : Les Techniques parlementaires.

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Troisième partie.La chute de la IVe :

Passage de la IVe à la Ve République

V

L'avant-projet constitutionneldevant l'opinion

30 juillet 1958.

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L'avant-projet de Constitution, maintenant connu dans ses grandeslignes, est depuis hier soumis au Comité consultatif. Il l'est aussi de cefait à l'opinion. Quelles sont, comme on dit aux États-Unis, nos « ré-actions » à son sujet ?

Une première lecture rapide du projet laisse l'impression qu'on re-trouve la tradition de la IIIe République à ses débuts, quand la préoc-cupation d'un État fortement constitué prédominait encore, associée àla conception d'un régime parlementaire à l'anglaise. Le président dela République est celui de la IIIe et de la IVe, authentique chef del'État, possédant, outre la nomination du premier ministre (et mêmeindirectement celle des autres membres du gouvernement), la prési-dence du Conseil des ministres, la faculté de demander au Parlementune nouvelle délibération, la disposition effective du droit de dissolu-tion. Son élection par un collège élargi souligne son indépendance àl'égard des Assemblées. Pièce essentielle du régime, c'est par son

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autorité son arbitrage que s'exercent le fonctionnement régulier despouvoirs publics et la continuité de l'État.

[280]

C'est cependant le gouvernement, et non le président, qui, « res-ponsable devant l'Assemblée nationale », gouverne effectivement enla personne du premier ministre. Il y a là une équivoque, car ce com-promis entre le régime présidentiel et le régime parlementaire im-plique une contradiction : à qui appartiendra la décision, et, si la res-ponsabilité ministérielle fonctionne véritablement, le président ne de-vra-t-il pas, en fin de compte, s'y soumettre ? C'est ici que la garantiedu « Comité constitutionnel » apparaît comme la plus heureuse inno-vation, étant donné surtout le caractère représentatif de sa composi-tion. Ces dispositions, telles qu'elles résultent d'un premier contactavec le projet, sont de nature à donner tous apaisements à ceux qui,comme nous, conservent un souci de fidélité à la tradition républi-caine.

Une seconde lecture pourtant met en vedette un esprit, une ten-dance impérative de fond qui ne sont pas dans cette tradition républi-caine dont nous parlions tout à l'heure. Que le président nomme lepremier ministre, à la différence de la IVe où il ne faisait que le propo-ser, c'est excellent ; que le président, sur la proposition du « Premier »,nomme les autres ministres, pas d'objection, dès l'instant qu'il est endroit de poser des conditions de programme et de personnes à sa dési-gnation. Mais convient-il de refuser au cabinet toute personnalitécollective ? N'est-ce pas faire des ministres les commis du « Pre-mier », et même de celui-ci le commis suprême du président, ce quiest revenir subrepticement à la conception présidentielle du pouvoir,difficilement compatible avec la responsabilité devant l'Assemblée ?Le danger du système est que le président de la République ne se dé-couvre, danger accru par l'élargissement même du collège électoraldont il est issu. On pense malgré soi à la formule « Se soumettre ou sedémettre », ce qui ajoute à l'instabilité ministérielle, toujours latente,le [281] risque d'une instabilité présidentielle, plus fatale encore.

Car le régime des Assemblées est reconnu de bonne foi, plus quedu bout des lèvres. Le président du Conseil l'avait du reste solennel-lement admis : « Y aura-t-il une Assemblée principale élue au suf-frage universel ? Évidemment ! » On peut regretter cependant que,

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dans le projet, plusieurs questions vraiment essentielles ne soient pastranchées. Nous savons qu'il doit y avoir un Sénat, non corporatif, is-su, même si c'est indirectement, du suffrage universel ; nous savonsaussi, ce qui est une indication importante en ce qui concerne la digni-té de son statut, qu'en cas de vacance les fonctions du président de laRépublique sont exercées par le président de cette seconde Assem-blée, mais nous n'avons pas de précisions sur les conditions de sonélection, sauf que le renouvellement doit être partiel.

Il est essentiel qu'il y ait une seconde Chambre et que ce soit dansune certaine mesure une Chambre Haute, mais encore faut-il savoirquelle elle sera. Plus grave est l'incertitude où nous restons en ce quiconcerne le mode d'élection de l'Assemblée nationale. Il serait souhai-table que, dans le référendum, le peuple français soit appelé à donnerson avis à ce sujet : ses préférences iraient certainement, comme lesnôtres, à un scrutin majoritaire, nous délivrant enfin de la sclérose dela R.P.

La volonté d'enfermer le Parlement dans un domaine strictementlimité apparaît évidente dans le projet et nous avons, à cet égard, con-nu récemment de tels abus que nous ne pouvons condamner pareillepréoccupation. L'Assemblée nationale avait fini par siéger pratique-ment en permanence : il n'y aura plus que deux sessions annuelles, dedeux mois et demi et de trois mois. Il faut se féliciter, en ce qui con-cerne le travail parlementaire, de voir diverses réformes réglemen-taires inscrites et donc consolidées dans la Constitution : le bureau del'Assemblée nationale est élu pour la durée de la législature ; [282] ladiscussion des projets de loi porte sur le texte présenté par le gouver-nement. De même, la procédure envisagée pour canaliser les motionsde censure et diminuer de ce fait leur nocivité tient compte de l'expé-rience acquise, dans l'intention sincère de réduire les crises ministé-rielles. Ces dispositions n'y suffiraient pas, le mal étant trop profond,surtout trop chronique pour qu'une simple réglementation y remédie.Aussi est-ce à un grand moyen que la Constitution recourt : l'incompa-tibilité des fonctions parlementaires et ministérielles. La cure sembledevoir être efficace, mais on peut se demander si le prix à payer n'estpas excessif, car ni le recrutement parlementaire ni le recrutement mi-nistériel n'ont à y gagner : les Assemblées sont une école d'hommesd'État, et quant au ministre, ce n'est pas seulement un administrateur.

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Aucune de ces dispositions constitutionnelles ne soulève en sommed'objection vraiment fondamentale, mais il n'en est plus de même ence qui concerne le domaine, extraordinairement réduit, consenti, etencore comme si c'était à titre exceptionnel, au pouvoir législatif : endehors d'une énumération limitative, « toutes autres matières sont ré-glées par le gouvernement ». C'est aller bien au-delà des décrets-loisou des lois-cadres et conférer au gouvernement une sorte de déléga-tion, semi permanente. Nous ne sommes plus ici dans la tradition ré-publicaine, et bien moins encore quand le président de la République,sur sa propre initiative, après avis sans doute du premier ministre,mais sans son contreseing, reçoit le pouvoir de « prendre les mesuresexigées par les circonstances ». Consentir à l'exécutif pareille autoritédiscrétionnaire et sans contrôle paraît difficilement acceptable : ce se-rait aller à l'encontre d'une tradition libérale de plus d'un siècle.

Le Comité consultatif, qui représente dans sa grande majorité cettetradition, ne manquera pas d'exprimer [283] ces scrupules, et il estessentiel qu'il en soit tenu compte dans la rédaction finale qui serasoumise au référendum, car le « oui » est impératif si nous ne voulonspas nous retrouver demain au bord de la guerre civile, entre une me-nace factieuse et une menace communisante de Front populaire. Maisil faut que l'approbation à donner soit acceptable pour la consciencerépublicaine qui demeure, nous en sommes convaincu, celle du pays.

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Troisième partie.La chute de la IVe :

Passage de la IVe à la Ve République

VI

NOUVELLES RÉFLEXIONS

14 août 1958.

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De cette Constitution, taillée pour un homme et à sa mesure, quelusage fera le général s'il est le premier président de la nouvelle Répu-blique ? Et que deviendrait-elle entre les mains de tel éventuel succes-seur ?

Il était apparu dans le discours de Bayeux que la conception gaul-liste pâtissait d'une contradiction initiale ; les commentaires donnésdevant le Comité consultatif ont fait apparaître une importante évolu-tion.

Une certaine contradiction subsisterait néanmoins.

Le général, qui a le sens de l'État, entend effectivement diriger lapolitique du pays, ce à quoi il n'y a pas d'objection, mais il veut lefaire en chef de l'État, arbitre suprême. Il faudrait pour y réussir dispo-ser des pouvoirs d'un président à l'américaine, à la fois chef d'État, degouvernement et de parti.

Dans le régime actuellement à l'étude, nous envisageons naturel-lement un de Gaulle y tenant la première place, et c'est évidemment

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dans cet esprit qu'il souhaite une présidence forte, dont le titulaire nese contente pas de présider, mais exerce en fait une fonction d'orienta-tion gouvernementale décisive.

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Dès l'instant qu'à ses côtés existe un premier ministre, celui-ciconstitutionnellement responsable alors que celui-là ne l'est pas, onvoit mal comment le second pourrait servir de paravent au premiervis-à-vis d'une Assemblée conservant malgré tout le contrôle de laresponsabilité ministérielle.

Selon les déclarations du président du Conseil, dont la sincérité enl'espèce est évidente, ce premier ministre est responsable uniquementdevant le Parlement, et non plus devant le Parlement et le président dela République, comme le prévoyait le discours de Bayeux.

Ce premier ministre, précise encore le général, ne peut être révo-qué par le président et il est seul à diriger l'action gouvernementale :s'il perd la confiance de l'Assemblée, il s'en va.

Ces garanties sont d'importance, mais alors, sans chercher en au-cune façon à passionner le débat, n'en arrive-t-on pas au dilemme « sesoumettre ou se démettre », et à l'obligation de choisir à qui, en fin decompte, appartient l'action gouvernementale ?

S'il est naturel que ce soit le chef du gouvernement qui gouverne,n'est-ce donc pas une erreur de croire qu'on peut exercer pareille ac-tion en tant que président ? Le général de Gaulle n'est pas le premier,dans notre histoire parlementaire, à avoir marqué une préférence dansce sens.

Poincaré, quand il entra à l'Élysée en 1913, ainsi que le rappelaitpertinemment ici André François-Poncet, souhaitait manifestement yexercer une influence non seulement présidentielle mais gouverne-mentale : la nature même de l'institution présidentielle, sans mêmeparler de ce « premier » de choc qu'était le Tigre, l'empêcha d'y réus-sir, et s'il reste dans notre histoire au rang des hommes d'État, c'est entant que président du Conseil défenseur du franc.

Le cas de Millerand est plus typique encore, car c'est [286] del'Elysée même qu'il prétendait faire sentir son action jusque dans lesdivers départements ministériels, et quant au président du Conseil, sapréférence eût été de le choisir parmi les hommes de second plan,

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marquant par là que la première place dans le gouvernement devaitêtre pour lui. On sait assez à quelle impasse il a abouti.

Clemenceau, candidat à la présidence, Briand sans doute une di-zaine d'années plus tard ont partagé cette illusion, et peut-êtrel'Assemblée nationale de l'époque a-t-elle marqué beaucoup de sa-gesse en ne les nommant pas. Or, la leçon de ces souvenirs s'imposeen présence d'un projet faisant, en dépit de sérieuses atténuations, dela présidence de la République, le centre de gravité du pouvoir.

Si l'inconvénient se réduit en raison du prestige du titulaire envisa-gé, et surtout de la confiance qu'inspire à juste titre sa haute cons-cience civique, il s'accroît au contraire du fait de certains traits domi-nants de sa personnalité, qui se ressentent de sa formation militaire etde la conception hors cadre qu'il se fait de sa mission. Une subtile ha-bileté parlementaire écarterait le risque, mais c'est de tout autres quali-tés que le général entend se servir, et d'un homme de son altitude onne saurait s'en formaliser.

On peut se demander, dans ces conditions, si le type de présidencequ'on nous propose ne fonctionnerait pas mieux avec un successeurrelevant de la tradition élyséenne de ces présidents qui, sans renoncerdu reste à faire sentir leur présence politique, n'essayaient du moinspas de le faire directement. C'est à la vérité le sens qu'on donne com-munément en France à la fonction d'un président : garant, arbitre supé-rieur et, de ce point de vue, susceptible quand même d'avoir le derniermot.

Si nous pensons à l'avenir, et non plus seulement à l'immédiat, pa-reil président, choisi avec discernement, [287] s'en tirerait peut-êtremieux. Mais il faudrait qu'il fût bien choisi et surtout — je me sers icià dessein d'une formule démodée, mais qui parle encore au pays —qu'il fût moralement de haute conscience républicaine. Les pouvoirsexceptionnels qu'il est question de lui attribuer peuvent, s'il est sansscrupule, devenir entre ses mains la plus redoutable des dictatures,surtout s'il est tenté de s'appuyer sur des éléments autres que les élusréguliers de la nation. Dans l'avant-projet, c'est le président lui-mêmequi, sous sa propre responsabilité, peut prendre ces pouvoirs. Devantle Comité consultatif, le général a sans doute admis à ce sujet de sé-rieuses garanties, limitant l'arbitraire de la décision : il n'en reste pas

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moins que trop de souvenirs nous font à ce sujet redouter éventuelle-ment le pire.

Le Comité consultatif prend très au sérieux sa mission. Représenta-tif électoralement du fait de l'origine des deux tiers de ses membres, iléprouve manifestement pareils scrupules à l'égard d'un système dontla lettre est de style parlementaire, mais dont l'esprit de fond relève detout autres tendances. Il y a là deux courants, dont le second provientd'une poussée extra-légale, mais dont le premier exprime une convic-tion républicaine qui reste, je crois, celle de la majorité du pays. Dufait de circonstances qui sont en partie révolutionnaires, mais qui re-flètent néanmoins une volonté certaine de légalité, la liberté d'actiondu gouvernement dans l'établissement de la Constitution se circonscritentre ces deux limites. Ses conseillers intimes, parmi lesquels il en estpeut-être qu'il n'a pas choisis, s'inspirent d'une pression qui n'est pasparlementaire et insistent en conséquence sur le principe d'autorité, etc'est du reste aussi l'esprit même du général, à qui, seul, en fin decompte, appartient la décision. Nous avons trop souffert de la tyran-nique anarchie des assemblées pour que cette revendication ne soit pasécoutée. Mais l'opinion, dont [288] on sollicite l'approbation, n'a pasadmis jusqu'ici l'abandon des garanties républicaines résultant du con-trôle par l'entremise de ses élus. Le « oui » très largement majoritairequ'il faut souhaiter et que nous souhaitons ici ne sera obtenu que si cesapaisements lui sont accordés. Nous pouvons voir dès maintenant quel'avis du Comité consultatif s'exprimera dans ce sens. Nous devons,nous pouvons espérer qu'il en sera tenu compte.

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Troisième partie.La chute de la IVe :

Passage de la IVe à la Ve République

VII

Vers la nouvelle constitutionExamen du rapport

18 août 1958.

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Pour bien saisir l'esprit et mesurer la portée des amendements àl'avant-projet constitutionnel proposés par le Comité consultatif, il estnécessaire de se reporter aux sources d'inspiration de l'un et à la com-position de l'autre. Il faut aussi se placer dans les conditions imposéespar les circonstances, qui sont franchement exceptionnelles.

On discerne assez aisément dans le texte du gouvernement trois in-fluences distinctes : essentiellement, celle du général, dont le pro-gramme est de donner au pays un exécutif fort, stable, soustrait dansla plus forte mesure possible aux pressions des Assemblées ; celle dugarde des Sceaux, sénateur de la IVe République, mais sans bienveil-lance à l'égard du « système » dans les corrections qu'il envisage ;celle enfin des ultimes ministres de la IVe, s'estimant placés auprès duprésident du Conseil pour conserver autant que possible à la réformeconstitutionnelle le caractère d'une révision maintenant les principesfondamentaux du régime en conformité avec les engagements pris auPalais-Bourbon en juin dernier.

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Contrairement aux précédents des Républiques antérieures, l'avant-projet n'est pas l'œuvre d'une Constituante issue d'une consultationpopulaire, mais d'un gouvernement né d'une intervention extra-parlementaire. En revanche, le Comité consultatif représente, aumoins dans les deux tiers de ses membres, une opinion s'étant expri-mée par l'élection, ce en quoi il est représentatif de l'esprit parlemen-taire et, indirectement, d'une opinion générale éventuellement péri-mée.

On ne peut s'étonner, dans ces conditions, que ses réactions soientparlementaires, teintées d'une évidente nostalgie ; mais il faut consta-ter aussi son extrême déférence, doublée d'une sorte de timidité àl'égard d'un premier ministre aussi exceptionnel que de Gaulle.

Il ressort ainsi de ses conclusions qu'il a tendu à soutenir, en la ren-forçant, la thèse des anciens ministres de la IVe, qu'il souhaiterait atté-nuer les corrections dues à l'influence de M. Debré, mais qu'il n'a pasentrepris de porter atteinte à la structure proprement gaulliste de lanouvelle Constitution.

Il s'ensuit que, même s'il est tenu compte des suggestions du Comi-té, le système conservera son caractère hybride et au fond contradic-toire de régime se voulant autoritaire tout en admettant la pratique dela responsabilité parlementaire.

Nous savons en effet que, dans ses commentaires au Palais-Royal,le président du Conseil, parfaitement sincère et même libéral dans sareconnaissance des assemblées élues, s'est montré intransigeant en cequi concerne la conception du pouvoir. Pour bien apprécier son pointde vue, il ne faut pas oublier que, dans sa pensée, le chef de l'État estchef de l'Union ou de la Communauté française d'outre-mer, rôle danslequel il ne peut que revendiquer une certaine indépendance à l'égarddes Assemblées de la métropole proprement dite. (Dans l'évolution duCommonwealth on observe une dissociation [291] analogue de laCouronne par rapport à une Chambre des communes strictement bri-tannique qu'elle déborde.) Tout en laissant volontairement de côtédans cette discussion le chapitre de la Fédération, nous ne pouvonsignorer que cet aspect de la question réagit dans une certaine mesuresur l'ensemble.

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Cela dit, le travail du Comité se révèle utile, constructif et, dansl'ensemble, bienfaisant. Si les amendements proposés par lui, dumoins les plus importants, sont acceptés par le gouvernement, le pro-jet soumis au référendum apparaîtra acceptable à l'opinion républi-caine du pays sans le consentement de laquelle aucune réforme neprésenterait la moindre condition de durée. Ce point de vue estd'extrême importance si l'on veut obtenir du suffrage universel uneréponse positive.

Nous avions indiqué dans un article précédent les scrupules quesuggéraient, aux fidèles de la tradition parlementaire, certaines dispo-sitions — et non les moindres — du projet gouvernemental : les ga-ranties ajoutées par le Comité sont de nature à rassurer largement cesinquiétudes initiales ; elles permettront à bien des hésitants d'hier dedéposer un vote affirmatif autrement qu'à la façon d'une carte forcée.

S'agit-il du président de la République, il reste tel qu'on nous l'avaitprésenté, mais il n'assume les pouvoirs exceptionnels prévus, et dureste justement prévus, que lorsque, de l'avis du Conseil constitution-nel, le fonctionnement régulier des institutions de la République estinterrompu : étant donné la composition représentative de ce Conseil,la garantie est effective et les objections antérieures ne sont plus demise.

S'agissant de l'incompatibilité de la fonction gouvernementale etdu mandat parlementaire, c'eût été trop demander à un comité compo-sé aux deux tiers de députés et de sénateurs que d'attendre une appro-bation de leur part à ce sujet : leur suggestion d'une simple [292]« mise en congé » pendant la durée de la fonction ministérielle n'est àvrai dire pas sérieuse et nous savons du reste que, sur ce point, le gé-néral maintient intégralement sa position.

Si l'on veut sincèrement obvier aux crises ministérielles, c'est, jecrois, de ce côté-là qu'il faut regarder ; mais la solution gouvernemen-tale reste excessive et il n'est pas du tout sûr qu'elle réponde au deside-ratum d'électeurs souhaitant que leurs représentants accèdent au pou-voir tout en demeurant sous leur contrôle. N'aurait-il pas suffi d'impo-ser la réélection du député devenu ministre au moment de sa chute ?Le frein serait efficace.

L'histoire constitutionnelle de la France reflète une série de bri-mades respectives de l'exécutif et du législatif : la Constitution de

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1946 humiliait l'exécutif systématiquement ; mais l'avant-projet met lelégislatif à la portion congrue, ne lui concédant qu'un terrain parcimo-nieusement limité. Le Comité s'attache à rendre au législatif partie dece qui lui est dû. Peut-être même va-t-il trop loin, car en matière éco-nomique, par exemple, il est tout un ordre de mesures relevant norma-lement du pouvoir réglementaire du gouvernement et dans lesquellesl'expérience montre que l'intrusion parlementaire intempestive est car-rément nuisible.

Dans le domaine des institutions, il faut saluer au passage avec sa-tisfaction la réapparition d'un Sénat digne de ce nom, dont la dignitéde statut s'exprime dans la position prévue pour son président dans lahiérarchie protocolaire. Il faut surtout se réjouir de la création du Con-seil constitutionnel, supérieur à la présidence et aux Assemblées, bienqu'issu d'elles, garant suprême du maintien de la légalité des institu-tions : la suggestion d'y faire figurer les anciens présidents de la Ré-publique est excellente ; ils y seraient comme les genros 5 du régime.

[293]

L'examen de ces diverses dispositions sera à reprendre en détail et,cette fois, de façon qui ne soit plus simplement hypothétique, quand,dans quelques jours, nous connaîtrons le texte définitif auquel le gou-vernement se sera arrêté. Si nous avons un vœu à exprimer, c'est qu'ilne méconnaisse pas l'attachement profond du pays, en dépit de cer-taines apparences, pour le système dans lequel il choisit ses élus, con-trôleurs de la toute-puissante administration, d'où l'importance pri-mordiale du régime électoral conditionnant ce choix. Le peuple fran-çais a laissé tomber sans la défendre la IVe République, et personne, jepense, ne regrettera la Constitution de 1946. Mais celle de 1958 ne laremplacera avantageusement et surtout de façon durable que si ellerépond au courant de fond de l'idéologie du pays. Le succès nécessairedu référendum ne s'obtiendra qu'à ce prix.

5 N.D.L.R. — Le mot genros (prononcer ghennro) désigne au Japon les person-nages influents de l'aristocratie.

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Troisième partie.La chute de la IVe :

Passage de la IVe à la Ve République

VIII

DEVANT LE CHOIX

6-7 septembre 1958.

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Le texte du projet constitutionnel étant arrêté et les déclarations so-lennelles du président du Conseil ayant précisé l'esprit dans lequel ilest soumis à l'approbation populaire, la parole, est maintenant à cha-cun de nous sous la forme de son bulletin de vote. Nous avons à déci-der si le régime proposé nous paraît acceptable, acceptable du pointde vue d'une conception démocratique du pouvoir. Si des objectionsdemeurent, il reste à déterminer si, pour des raisons tactiques, la dé-fense de ce qui peut être défendu de liberté ne conseille pas de voter« oui ».

Que ressort-il du document gouvernemental ? Il ne peut nouséchapper que la structure proprement gaulliste du projet initial sub-siste, ce qui veut dire que son inspiration, visant avant tout l'autoritéde l'exécutif sous forme présidentielle, ne s'inscrit pas strictementdans la tradition républicaine et parlementaire : ni les pouvoirs excep-tionnels prévus pour le chef de l'État (même s'ils s'appliquent surtout àquelque circonstance « atomique »), ni le domaine imparti au pouvoirlégislatif, ni la diminutio capitis infligée au député ne relèvent de cette

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source. En revanche, les engagements pris le [295] Ier juin devantl'Assemblée nationale, l'influence sensible exercée dans les conseilsdu gouvernement par les ministres d'État issus de la IVe, les sugges-tions, enfin, du Comité consultatif apportent à ce fond premier descorrections dont il serait injuste de méconnaître la portée : précisionsen ce qui concerne les pouvoirs exceptionnels ; extension du domainelégislatif, dont les limites seront en fin de compte déterminées par lesAssemblées elles-mêmes ; possibilités libérales de révision du sys-tème... Disons donc avec M. Guy Mollet : « La République est-ellemenacée ? Je dis : non. Les libertés fondamentales sont-elles assu-rées ? Oui. » Si des garanties que certains peuvent juger vexatoirescontre l'empiétement parlementaire sont prises, n'oublions pas qu'unredressement maintes fois réclamé de nos méthodes parlementaires etgouvernementales s'imposait avec urgence.

** *

La conclusion, c'est que, même si le général ne relève pas de latradition républicaine, toute son attitude dans cette discussion im-plique qu'il accepte de s'y insérer. Le fait qu'il se soit placé significati-vement sous l'égide du 4 Septembre ne laisse subsister à cet égard au-cune ambiguïté. Si l'on s'en tenait à certains des éléments qui ont pro-voqué la chute de la IVe, c'est plutôt avec le Dix-huit Brumaire ou leDeux-Décembre que devrait se classer le 13 mai : or, ce n'est d'aucunede ces dates que le président du Conseil a choisi de se réclamer.

Si sur le plan de la stricte orthodoxie républicaine cette Constitu-tion est critiquable, elle ne satisfait pas davantage les tenants du Fo-rum d'Alger ou les comités de Salut public : ceux-ci voulaient assuré-ment tout autre chose et ils ne se font pas faute de dire que le généraln'a pas « compris ».

[296]

Avec ce pour et ce contre et certaines contradictions internes, letexte nous paraît, en fin de compte, acceptable. D'impérieuses consi-dérations, non de fond mais de tactique, conseillent de voter « oui ».On sait assez, ou plutôt non, on ne sait pas assez que la politique estsouvent l'art de choisir entre des inconvénients : il arrive invariable-ment un moment où il faut dire « oui » ou « non », sans aucune possi-

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bilité de spécifier des réserves ou même de s'abstenir utilement et po-sitivement par le dépôt d'un bulletin blanc marqué d'une croix (selonla pratique académique et universitaire).

Or, les circonstances sont telles que les risques d'une attitude néga-tive sont trop évidents. C'est Charybde et Scylla : d'un côté la menaceà la Damoclès d'une forme quelconque d'intervention néo-fasciste oumilitaire, de l'autre et par réaction péril non moins immédiat d'un« mouvement populaire improvisé dégénérant en guerre civile pour leplus triste bénéfice du communisme » (telles sont les expressionspropres de M. Guy Mollet). Ce double risque, sommes-nous prêts à lecourir ? Voter non, renvoyer le général de Gaulle à Colombey, ce se-rait se retrouver aux pires moments du 14 mai, sans solution de re-change. Que pourrait faire le président de la République au bord de cegouffre ?

Le « oui », dans ces conditions, ne signifie pas seulement l'accepta-tion d'un texte constitutionnel, il équivaut également à la confirmationdu mandat donné à la seule personnalité — celle, selon M. René Coty,« du plus illustre de tous les Français » — capable de maintenir le lienentre Paris et Alger, entre le pouvoir civil et le pouvoir militaire, entrela France et la Communauté de l'Union française. Contrairement à ceque nous aurions pu imaginer au temps du R.P.F., le général apparaîtraisonnablement aujourd'hui comme le garant de ce que, dans les cir-constances présentes, nous pouvons espérer conserver de liberté.

[297]

Il y a là une difficile mission d'arbitrage. Elle permettra aux Fran-çais de surmonter peu à peu leurs divisions Plus que le succès d'untexte, c'est cette action d'urgence qui sera souhaitée par la majorité dupays, et c'est aussi de ce point de vue qu'en voudront juger les votantsd'outre-mer dans leur attachement a la conception française de la vie.

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Troisième partie.La chute de la IVe :

Passage de la IVe à la Ve République

IX

DEMAIN, APRÈS-DEMAIN

20-21 septembre 1958.

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Dès maintenant, on pense aux élections, à la reprise des jeux par-lementaires. Quelle que soit la diminutio capitis du député, il n'en de-meure pas moins la condition du gouvernement : il peut renverser lecabinet ; il peut aussi, avec le concours du Sénat, réviser la Constitu-tion, reconquérir tout ou partie du domaine contesté entre l'exécutif etle législatif d'où le projet initial visait à l'évincer. À l'autre extrémité,les gens du 13 mai préconisent l'élimination des partis ou, ce qui estpis, ce « parti unique », commun aux fascistes et aux communistes.

En réponse à ces tendances contradictoires, la Constitution que doitconfirmer le vote du 28 septembre accepte franchement le régime despartis, non sans limitations, adaptations et conditions, dont plusieurssont bienfaisantes si l'on ne veut revenir aux errements de la IVe Ré-publique. Il ne faudrait pas que les partis, dans leurs camarillas, leurspersistantes rivalités de personnes, nous donnent l'impression qu'ilsn'ont rien appris et rien oublié, car malgré tout quelque chose s'estpassé nous imposant un renouvellement de points de vue et d'attitudes.

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Le régime, s'il est consolidé par le référendum, devra donc navi-guer entre ces deux excès du parti unique et des partis de nouveau dé-chaînés : c'est Charybde et Scylla.

Un premier danger, direct, résulte des circonstances mêmes qui ontconduit le général au pouvoir, circonstances que certains sauraient luirappeler : une manifestation de rue, sous l'égide de l'armée. Non pasen France — et cela aussi d'autres sauraient le lui rappeler — mais enAfrique. Dans cette aventure, dont les précédents sont rares, même s'ilen existe, c'est un complexe méditerranéen qui domine, une sorted'hispanisation, d'ultra-latinisation de la politique, avec des velléitésde pronunciamientos. Il s'agit toutefois d'une atmosphère politico-militaire qui innove par rapport à l'Espagne ou à l'Amérique du Sud. Àcôté des chefs du type savant, produits de l'École de guerre, s'en mani-festent d'autres, au niveau de l'officier supérieur, non de l'officier gé-néral, formés par le front, combattant personnellement en pleine ba-taille comme Philippe Auguste à Bouvines : en politique, ce sont desactivistes, sur lesquels souffle depuis la guerre d'Indochine un ventd'Est insinuant chargé d'effluves totalitaires.

Ni le 13 mai ni cet état d'esprit activiste ne sont éliminés de l'échi-quier politique. Manifestement, la France métropolitaine ne penchepas de ce côté, mais dans cette Algérie où le « sang des races » com-porte d'autres hérédités, où l'armée se sent responsable d'un front oùl'on se bat, la tendance est autre. Le général de Gaulle est actuelle-ment, entre ces attractions contradictoires, le seul lien qui maintienneune unité, qu'il faut préserver à tout prix. Si son tempérament lepousse à l'autorité, nous savons qu'il accepte de bonne foi et défendces « libertés nécessaires » dont Alger ferait fi assez volontiers. Nousdevons l'en considérer, dans les difficiles circonstances présentes,comme le garant, et [300] c'est pourquoi il faut voter « oui ». Aprèsquoi, il faudra mettre sur pied les institutions nouvelles, ce qui en-traîne, de la part des partis et de la part du gouvernement lui-même,certaines obligations, auxquelles il serait fatal qu'ils soient tentés de sedérober. C'est sous cet angle qu'il faudra demain, qu'il faut dès aujour-d'hui envisager l'avenir.

Ce sont des assemblées nouvelles avec un personnel nouveau, descabinets d'un type inédit, une présidence de la République non encore

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essayée dans notre histoire qui, vont sortir des prochaines consulta-tions électorales. L'expérience en l'espèce ne nous instruit guère, d'au-tant plus que nous ne connaissons même pas le mode de scrutin quiprévaudra. Quelle sera la psychologie des candidats à l'Assemblée na-tionale ? La portée diminuée du mandat découragera-t-elle certainesambitions ? Et quel sera l'état d'esprit du nouveau député ? Sacrifiera-t-il sans hésiter son siège à l'appât d'un portefeuille dont il ne saurapas, du moins au début, les chances de durée ? N'aura-t-il pas de plusinstante préoccupation que d'annuler les articles constitutionnels res-treignant sa traditionnelle suprématie ? Et qu'en penseront ses agentsélectoraux ?

Ce que nous pouvons souhaiter, même s'ils gardent le secret espoird'une révision, c'est que les députés jouent honnêtement le jeu qui leurest proposé, c'est-à-dire que, fermes sur leur terrain législatif et leurfonction supérieure de contrôle politique, ils ne retombent pas dans lesornières de la IVe République, où le législateur se voulait gouvernant ;qu'ils laissent le gouvernement à son affaire, qui est de gouverner,sans user à tout propos du droit qu'ils conservent malgré tout de lerenverser. Ce comportement dépendra beaucoup du mode de scrutin,de la dépendance où l'élu sera par rapport à son parti, de l'effort queferont les partis eux-mêmes pour réformer leurs pratiques. Le spec-tacle des [301] récents congrès ne laisse guère espérer une réformedes mœurs partisanes. Les anciens partis de base restent fidèles à leursprocédures, souvent byzantines. Non seulement ils persistent tous,mais il y a des sécessions qui en multiplient le nombre, cependant quede nouveaux groupements se constituent et que les tenants du partiunique se prêtent eux-mêmes à cette prolifération. Tout cela laisse re-douter quelque désordre, alors qu'il conviendrait, au contraire, de res-serrer les voiles avec un baromètre plutôt au-dessous du variable.

Quant à la tâche de l'État gaulliste, elle est autrement difficile, exi-geant à la fois fermeté et concession. D'un côté, reprise en main par lepouvoir civil de l'armée, réinstallée dans les fonctions qui lui sontpropres, éliminée des fonctions politiques et administratives qui nesont pas constitutionnellement les siennes ; et surtout solution de laquestion algérienne, c'est-à-dire de la guerre. Mais en même temps,nécessité pour cet État, que nous souhaitons fort, de ne pas s'abandon-ner à sa pente, qui serait instinctivement autoritaire, porté qu'il est à se

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servir des instruments du pouvoir et notamment de l'intervention despréfets dans un sens qui ne devrait jamais rappeler M. de Fourtou.

Quelle que soit l'interprétation donnée au référendum, la Francereste attachée à une conception libérale de la puissance publique.

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Troisième partie.La chute de la IVe :

Passage de la IVe à la Ve République

X

Signification du référendum

7 octobre 1958.

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Le succès du référendum est éclatant. On n'est pas d'accord sur sasignification, mais l'immense majorité des votants admet que le prési-dent du Conseil est actuellement seul à pouvoir maintenir l'unité decohésion entre la France et l'Algérie, seul à pouvoir préserver le lienentre le pouvoir civil et l'armée : c'est ce qu'a senti l'opinion, sou-cieuse aujourd'hui comme en mai dernier de sauver le pays de laguerre civile. L'esprit n'est pas aux tentations extrémistes, et c'est unphénomène qu'il faut sans doute lier à la prospérité du pays, de cepays qui se motorise avec intensité, qui s'équipe allègrement en usten-siles ménagers. Il est arrivé que la France s'emballe pour des figuresqui ne le méritaient pas. Ici, sans emballement mais de sang-froid, lepays se tourne vers une personnalité éminente, associée aux plusgrands souvenirs de la nation : le président Coty n'exagérait en rienquand il qualifiait le général de Gaulle « le plus illustre de tous lesFrançais ». Dans certaines démocraties on rabaisse instinctivementtout ce qui dépasse le niveau moyen : ce n'est pas l'attitude française,sensibles que nous sommes à ce qui est grand.

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Cela dit, qui est incontestable, le référendum marque-t-il [303] ledébut d'une orientation politique de longue portée dans la destinéefrançaise ? Faut-il n'y voir au contraire qu'une manifestation de cir-constance, suspendant sans doute à certains égards, mais ne rompantpas une tradition républicaine de près d'un siècle ? La question se poseet l'on peut hésiter sur la réponse.

S'agissant de la nouvelle Constitution, pas de doute, l'opinion,l'opinion républicaine, l'accepte sans difficulté. À l'exception descommunistes, qui en étaient largement les inspirateurs, personne nedéfend le régime mal venu de 1946. Il fallait, de l'avis général, rendreà l'exécutif sa force et sa dignité, remettre le législatif à sa place, d'oùil était abusivement sorti. C'est ce qui a été fait, avec quelque excès,dans les armes attribuées au pouvoir, mais sans que le régime parle-mentaire soit fondamentalement compromis. Entre des mains aviséeset raisonnables cette Constitution peut donner des résultats infinimentmeilleurs que la précédente, d'autant plus que le député a besoin d'unecure de rééducation. Nous en avons assez du fatal régime d'assemblée,il faudra seulement ne pas verser dans l'excès contraire. Nous avionsdemandé, quand le texte était encore à l'étude, que l'on ne mît pas àtrop rude épreuve, dans un redressement assurément nécessaire, lesscrupules légitimes de l'opinion républicaine. De ce vœu, surtout aprèsl'avis du Comité consultatif, il a été tenu compte : on peut donc croireen l'espèce à la sincérité d'un verdict populaire où, dans nombre decas, l'électeur s'est dissocié de ses leaders parlementaires habituels.

Autre vœu, sur le point d'être exaucé lui aussi, le retour au scrutinuninominal majoritaire à deux tours, garantie supplémentaire contre lerégime d'Assemblée.

Quelle est, dans ces conditions, la signification proprement poli-tique du référendum ? Il a désavoué cette IVe République dont l'équi-libre n'était qu'instable et qui ne se maintenait qu'autant qu'elle ne su-bissait pas [304] de choc, mais il n'a pas contredit une orientation libé-rale de trois quarts de siècle, que Vichy n'avait fait que suspendre.C'est ici que plus d'un malentendu peut se produire. Je crois quant àmoi que, si l'on a voté « général », on n'a nullement voté R.P.F. Ceuxqui prétendraient voir dans la récente consultation une victoire de ladroite en méconnaîtraient entièrement le sens.

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Les comités de Salut public du 13 mai se faisaient fort d'instaurerun système de parti unique, antiparlementaire et en somme totalitaire.Or, la Constitution reconnaît les partis, dont les différences acceptéessont inséparables de tout régime de liberté. Il serait donc abusif de seprévaloir du référendum pour prétendre que le gouvernement de de-main doit être dans l'esprit d'un R.P.F. dont la majorité du pays n'a pasratifié la doctrine.

Si l'opinion accepte avec faveur la conception d'un gouvernementdigne de ce nom par son autorité et sa durée, elle n'en continue pasmoins à attacher une importance décisive aux assemblées issues del'élection. D'où l'intérêt suscité par la consultation du mois de no-vembre, car c'est bien alors que va se décider l'orientation politiquedes années à venir.

Nous allons donc retrouver les partis, renouvelés sans doute et réa-daptés à la circonstance, mais coulés malgré tout dans le moule desstructures topographiques anciennes. Je voudrais n'avoir pas à utiliserle terme péjoratif d'ornières, et c'est cela en effet qu'il faut éviter, maisil y aura, et il sera bon qu'il y ait, une droite, un centre, une gauche,une extrême gauche. L'expérience suisse nous enseigne que l'électeurvotant au référendum et aux élections législatives peut être corporel-lement le même sans nullement être nécessairement le même psycho-logiquement : l'élu qu'il a désavoué au référendum, il lui arrive de lerenommer à la prochaine [305] élection ! C'est ainsi que chez nous telleader, ouvertement désavoué le 28 septembre, pourra très bien repa-raître dans la prochaine Assemblée. L'essentiel n'est pas de supprimertoute opposition, c'est qu'une majorité se dessine et qu'elle se mani-feste stable. À cet égard, de sérieux espoirs sont permis.

En somme, une révolution, n'ayant respecté la légalité que dans lalettre, a eu lieu, et c'est bien le sens du 13 mai, il faut en prendre acte.Mais cette révolution, comme cela s'est déjà produit dans notre his-toire, a été canalisée, digérée pour ainsi dire, tout en étant partielle-ment confirmée. L'extrême droite et l'extrême gauche s'estimerontsans doute de ce fait également frustrées, mais le pays continue, sanshiatus fatal, s'étant confié à l'arbitrage, non d'un aventurier, mais d'unhonnête homme.

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Troisième partie.La chute de la IVe :

Passage de la IVe à la Ve République

XI

Géographie du référendum

12 novembre 1958.

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Par la majorité massive qui s'en dégage, le vote du 28 septembre1958 appartient à ces mouvements électoraux irrésistibles que lesAméricains, dans leur langage technique, appellent un « glissement deterrains » ou une « avalanche » (landslide). La comparaison d'un flot,d'un raz de marée, d'un déluge me semblerait plus exacte : à l'heure decette plus haute marée, sous les eaux en crue démesurément enflées,les configurations habituelles disparaissent, submergées, des espaceshier distincts communiquent par cette nappe, tandis que les structuresfamilières du passé ne paraissent plus subsister qu'à l'état de chaînessous-marines, échappant à la vue. Le référendum cache momentané-ment les divisions françaises. Il serait hardi de prétendre qu'elle les asupprimées. Quand les eaux baisseront, reverrons-nous émerger lesdomaines géographiques des partis ? La carte suggère-t-elle quelqueréponse à ces questions ?

Étant donné que tous les départements ont donné une majorité de« oui » (79,25%, contre 20,75%, avec seulement 15,1% d'abstentions),

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la carte des majorités ne signifie rien, c'est seulement du pourcentagedes « oui » et des « non » dans chaque département qu'on [307] peuttirer quelque enseignement. Au-dessus du déluge, il se dégage ainsiquelques hautes terres, comme des Ararats, se dressant au-dessus del'anonymat de l'inondation. De même, avec les zones ayant donné leplus de « non », même s'il s'agit de minorités, quelques configurationsse dessinent comme subsistant sous le niveau des hautes eaux.

Si nous prenons tout d'abord les majorités locales dépassant 85 %des votants, nous voyons clairement se dégager trois zones d'accessionplus accentuée dans le sens de l'approbation : l'Ouest intérieur (Calva-dos, Orne, Manche, Mayenne, Ille-et-Vilaine Morbihan, Loire-Atlantique, Maine-et-Loire, Vendée, Deux-Sèvres), l'Est (Meuse,Meurthe-et-Moselle, Moselle, Bas-Rhin, Haut-Rhin, Doubs, Haute-Marne), le rebord sud du Plateau central (Lozère, Haute-Loire, Can-tal). Il apparaît immédiatement que ce sont des régions de résistance àla gauche extrême, avec des nuances importantes cependant : l'Ouestest conservateur, par catholicisme, esprit hiérarchique et tradition féo-dale ; l'Est, catholique lui aussi, est surtout national, profondémentsérieux dans sa conception d'un ordre gouvernemental qu'il ne séparepas de l'esprit républicain (Seignobos disait que la République a étéfaite par les éléments solides de l'Est et les éléments bruyants du Mi-di) ; le versant méridional du Plateau central est par excellence catho-lique, source classique des vocations ecclésiastiques dans notre pays.Cette proue des « oui » apparaît donc comme ayant une significationorientée à droite : c'est là que le plébiscite (car c'en est un) témoignedu maximum de conviction, circonstance qui ne supprime nullementle fait qu'il ne doit en rien être interprété comme l'adoption d'une poli-tique de droite. Cette réserve est importante.

À prendre les départements ayant donné le plus fort pourcentage de« non », ce sont d'autres régions, entièrement différentes, qui expri-ment, même s'il ne s'agit [308] que de minorités, la persistance d'an-ciennes tendances. S'agit-il de plus de 30% de votes négatifs, voiciessentiellement le groupe des départements qui se situent au nord-ouest du Plateau central (Corrèze, Haute-Vienne, Creuse, Indre, Al-lier), groupe qui s'arrondit de la Vienne et de la Nièvre si l'on tientcompte des votes négatifs dépassant simplement 25%. Nous savonsqu'il s'agit d'une région de longtemps déchristianisée (les recherchessavantes du professeur Le Bras et du chanoine Boulard nous l'ont ap-

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pris), d'origine gauloise résistante dans une sorte d'individualisme ja-loux, qui s'est montrée particulièrement sensible depuis une généra-tion à la propagande communiste (les « non » atteignent 36 % dans laCorrèze, 34% dans la Haute-Vienne). Un second groupe relativementnégatif, où les « non » sont de plus de 25%, se dégage en une diago-nale allant des Pyrénées jusqu'à la Savoie (Lot-et-Garonne, Haute-Garonne, Ariège, Pyrénées-Orientales, Aude, Hérault, Gard, Bouches-du-Rhône, Vaucluse, Basses-Alpes, Alpes-Maritimes, Hautes-Alpes,Isère, et l'on notera que le Gard et les Basses-Alpes dépassent 30%) :c'est ici le Midi méditerranéen classique, qui vote « à gauche » etmême « le plus loin possible à gauche » par principe ; et c'est aussi cetaxe, qui va des Albigeois aux Vaudois, en passant par les Camisards,où l'on arme dire « non », où l'hérésie, qui est un refus, a toujoursexisté (l'Isère se classerait à part, comme département de très vieilletradition républicaine). Il est intéressant de rappeler que, lors du plé-biscite du 8 mai 1870, les Pyrénées-Orientales, l'Hérault, le Gard, laVaucluse, l'Isère figurent les départements qui avaient donné les plusfortes minorités de « non », cependant que les Bouches-du-Rhône at-teignaient même une majorité dans le sens du refus. Un troisièmegroupe, où la réponse négative au référendum dépasse 25 sans at-teindre 30%, comprend la Seine et la Seine-et-Oise et, d'autre part, laSomme et [309] le Pas-de-Calais : régions de grand développementindustriel où la passion syndicale de la C.G.T. s'est sans doute faitesentir, mais pas au point, loin de là, de retourner la majorité.

Cette géographie ne comporte pas d'interprétation unique. Si l'onenvisage les pourcentages de « oui » supérieurs à 85% et les pourcen-tages de « non » dépassant 25%, les tendances politiques de la tradi-tion peuvent en somme fournir une explication. Mais si c'est le flotque l'on considère dans sa masse, pour ainsi dire nulle part inférieuraux deux tiers, c'est à une psychologie plébiscitaire, s'adressant à unepersonnalité et tendant à l'unité plutôt qu'à la division, qu'il faut recou-rir. Il y a là, s'opposant à une tradition partisane, une nouveauté, peut-être une reviviscence d'un aspect personnaliste de la France politique.Ce sont deux attitudes de nature différente, qui cependant peuventcoïncider. Nous vivrons sans doute, pendant un certain temps, dansune atmosphère marquée de personnalisme, génératrice d'unité, maisles partis, sources et sources après tout salutaires de diversité dans les

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opinions, sont toujours là. C'est dans la mesure où un équilibre raison-nable s'établira entre ces deux attractions que le pays trouvera politi-quement la santé.

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Conclusion

Regard d'ensemble sur la IVe

20 novembre 1958.

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La IVe n'est plus. De quoi est-elle morte ? Pourquoi s'est-elle mon-trée incapable de vivre ? La réponse qui se présente immédiatement àl'esprit, c'est qu'elle n'a pas su être un gouvernement.

La faute initiale en est au régime d'assemblée qu'elle s'est choisie,par doctrine, avec intransigeance et une sorte d'agressivité. Ce sys-tème, dans lequel seul compte l'élu parlementaire, dont l'exécutif n'estque le délégué sans cesse révocable, pourrait, avec le parti unique,donner un gouvernement fort dans la suppression de toute discussion.Si l'on maintient la multiplicité des partis, il n'est générateur que d'ins-tabilité et de pagaïe. La IVe, en se référant à une tradition démocra-tique qui humilie le gouvernement devant le Parlement, se condamnaità l'impuissance.

À relire la Constitution de 1946, il est aisé de constater qu'à chaquepage elle cherche à brimer l'exécutif, ne déclarant de respect que pourl'Assemblée, seule source de tout pouvoir, de toute initiative. Si l'oneût écouté ses inspirateurs initiaux, les communistes, il n'y aurait eu niElysée ni Luxembourg, la moindre proposition de contre-poids appa-raissant comme une intolérable insulte aux élus de la nation. Mais cesélus ne devaient être en réalité que les délégués de partis, choisis, con-

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trôlés par eux : certains, et des plus purs, eussent [314] même vouluque le parti pût révoquer ses membres parlementaires indisciplinés, etl'on sait également que le parti communiste prétendait remettre sesvotes au président de l'Assemblée en un seul reçu collectif (il sembleque le M.R.P. ait envisagé sans défaveur pareille procédure). Nousavons donc vécu dans un cadre politique où le parti s'interposait entrele votant et le député et où la préoccupation du parti et de son main-tien passait régulièrement avant l'intérêt général, avant l'intérêt natio-nal. D'où ces séries de combinaisons ministérielles, savantes commedes expériences de laboratoire, dont le succès finissait par n'avoir plusrien de commun avec le destin supérieur du pays. Le ministre, simpledélégué éphémère de son groupe, perdait la dignité ancienne de sonstatut : les ministrables se comptaient par centaines, toute persistancede volonté dans l'exécutif devenant impossible. C'est du fait de cettecarence, devenue chronique, que le régime s'est effondré, sans quel'électeur, qui décidément n'avait plus grand-chose à y voir, ait mêmetenté de le défendre : ces querelles de groupes et de sous-groupes nel'intéressaient plus.

Cette anarchie gouvernementale ne déplaisait pas à tout le monde.Les députés y trouvaient leur compte, les syndicats aussi, et mêmel'administration, à laquelle aucun ministre ne pouvait plus s'imposerque l'espace d'un matin. L'Assemblée nationale n'a jamais voulu sé-rieusement corriger le système et du reste elle n'eût pu le faire qu'endésavouant le principe qui était à sa base : consolider, en équilibreavec elle, un gouvernement stable et suffisamment indépendant pouragir en gouvernement, c'était porter atteinte à l'élu, pour lequel on nevoulait ni frein ni limite.

À vrai dire, un instinct élémentaire de survie portait le régime à seconstituer malgré tout des organes adaptés aux nécessités immédiatesde son existence. La présidence de la République reprenait de fait lerôle qu'elle [315] avait joué sous la IIIe ; le Conseil de la Républiqueessayait de redevenir un Sénat ; des revenants d'avant 1939 réappa-raissaient, apportant à la IVe le bénéfice d'une expérience politiquedont elle manquait cruellement, après les deux purges radicales de Vi-chy et de la Libération. Mais un pays ne peut changer d'élites deuxfois en quinze ans : elles sont lentes à se former, de sorte qu'avec l'ef-froyable consommation de ministres à laquelle on se livrait les chefsde haut niveau gouvernemental devaient finir par manquer.

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Une autre réaction instinctive se manifestait dans le fait qu'en l'ab-sence d'une direction politique douée de quelque continuité la hauteadministration se chargeait en fait de décisions que les gouvernantsofficiels ne prenaient pas. Sous la IVe, la France n'a pas été gouvernée,mais elle a été administrée : Conseil d'État efficace, Cour des Comptesrajeunie, préfets compétents restant longtemps dans leurs départe-ments, ambassadeurs bénéficiant de longues missions. C'était néan-moins une perversion, car politique et administration sont choses denature différente. Un pays ne peut se passer d'exécutif stable : nousnous couvrions de ridicule par le changement constant de nos repré-sentants dans les conférences internationales et il arrivait même sou-vent que la chaise de la France fût vide. Les parlementaires semblaientne pas s'en inquiéter : leurs préoccupations étaient ailleurs.

Que, dans ces conditions, la France se soit relevée avec une singu-lière rapidité, qu'elle ait même connu depuis quelques années l'expan-sion industrielle la plus remarquable de son histoire, qu'elle ait réussi àcontenir, sinon à éliminer, le poison communiste, qu'elle ait enfin vé-cu dans l'ordre, c'est la preuve que, socialement et même biologique-ment, l'organisme est solide. Ce qui était malsain, c'était le régime po-litique, et c'est pourquoi, susceptible de vivre au jour le jour, il nepouvait [316] résister à un choc vraiment sérieux. La politique, tradi-tionnellement qualifiée de coloniale, en a été l'occasion, car là l'échecétait flagrant : en quelques années nous perdions l'Indochine, l'Inde, laSyrie-Liban, la Tunisie, le Maroc, et la crise algérienne éclatait.Quinze ans de guerre, sans que nous sussions ni rester ni partir. Sinous avons cependant, en politique étrangère, contribué à une actionpositive, c'est lorsque la nature même des choses et de leur destin nousa imposé des solutions, auxquelles nous avons su rester attachés : laFrance est demeurée fidèle à ses associations occidentales et c'est avecelle, largement par elle, que l'Europe se fait, avec une étonnante etinattendue rapidité. Un ambassadeur étranger me disait : « J'ai vu huitministres des Affaires étrangères, mais ils m'ont tous dit la mêmechose. » Le mérite en est à la France plus qu'à son piètre régimed'après-guerre.

Deux écoles, représentant deux courants politiques de fond, se ma-nifestent à tous les tournants de notre destin démocratique depuis1789 : celle du Tiers, constructive et continuatrice d'une œuvre d'ordreséculaire ; celle de l'aile dynamique et déchaînée de la gauche révolu-

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tionnaire. Elles se sont retrouvées lors de toutes les révolutions duXIXe et du XXe siècle, en 1830, en 1848, en 1870-1871 et de même en1944, mais toujours, sauf dans le dernier cas, c'était la section modé-rée du « mouvement » qui s'était emparée du pouvoir, par éliminationdes extrémistes. Le pays continuait, car ceux qui canalisaient ces razde marée se préoccupaient avant tout de continuer, en successeurs,une tradition de gouvernement. La IVe relevait de la seconde école et,même si ses constituants voulaient la stabilité dans le gouvernement,ils ne voulaient pas les moyens de l'assurer. Là, me semble-t-il, résidela véritable cause de leur échec.

Nous sommes engagés maintenant dans un nouvel [317] essai, quis'inscrit dans la série inspirée par la première école, encore qu'avecune nuance axée plus à droite et appartenant à d'autres origines, ce-pendant qu'une sorte de psychanalyse politique permettrait de discer-ner, dans notre comportement, un complexe plébiscitaire, non éliminéde notre hérédité républicaine.

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Fin du texte