Upload
duckbanny
View
234
Download
1
Embed Size (px)
Citation preview
8/18/2019 Dostoievski Ivanov
1/177
8/18/2019 Dostoievski Ivanov
2/177
D OS TO Ï E VS KI
T r a g é d i e Myt he R eli gio n
8/18/2019 Dostoievski Ivanov
3/177
Viatcheslav
Ivanov
DOSTOÏ EVSKI
Tragédie
M y t h e R e l i g i o n
Essai
Traduit
du usse ar ouis
art i nez
Avant-propos de
Jacques
Catteau
Introduction d'Andreï
Chichkine
É D I T I O N S
DE S
S Y R T E S
74, rue de
Sè vres,
75007 Paris
8/18/2019 Dostoievski Ivanov
4/177
É dition
originale : ostojewski j T r a gô d i e-M y t h o s-M y st i k ,
Tiï bingen,
J. . B. Mohr, 1932.
© Il Mulino, Bologne, 1994, pour l'introduction d Andreï
Chichkine.
© Dimitri
Ivanov.
© É ditions
des Syrtes, 2000, pour
l é dition française.
8/18/2019 Dostoievski Ivanov
5/177
Avant propos
T o u t génie a son livre inspiré : Balzac a celui d'Ernst Robert
Curt ius , Dostoï evski, celui de Via tcheslav Ivanov . L 'amp leur ,
l 'élévation, la clarté, la fulguration, la noblesse de l 'écriture en
sont les signes indubitables. Ces ouvrages sont le fruit mira
culeux
d 'un culte ambiant et d'un e adhé sion personn el le où le
disciple, plus que le critique, épouse si ardemment et étroite
ment son objet qu'on en ressort
c o n v a i n c u ,
é bloui aussi.
Pour
nous guider avec la clairvoyance d'un Dante dans la
complexité labyrin thiqu e d'u n Dostoï evski, i l fa l lai t u n esprit
puissant, de culture
u niverselle,
un e v o i x naturel lement lyrique,
une plume ailée qui se
joue
des obscurités romanesques qu'on
croit
apercevoir . Ce fut Via tcheslav Ivanov , né à Moscou en
1866 et décédé à Rome en 1949, son fertile asile depuis 1924.
N'avait- i l
pas é té le maî tre incontesté d u sym bo lisme russe, le
poète subtil et profond de l 'Âge d'argent qui conviait à ses
« mercredis » dans sa T o u r au-dessus d u Jar d in de la Tau ride
- u n simp le septiè me é tage d'u n im m eu ble pé tersbourgeois -
la
fine f leur de l ' inte ll igen tsia russe : Alex an dre B lo k, Andreï
Biély, Nikolaï G o u m i l i e v ,
A n n a A k h m a t o v a ,
N ikolaï Berdiaï ev,
Sergueï
D i a g h i l e v ,
O s s i p
M a n d e ls ta m ,
Alexandre Scr iabine e t
tant d'autres ? N'était-il pas aussi l 'humaniste d'une rare érudi
t ion , spé cialiste de l'An tiquité - i l avait fréquenté e séminaire de
T h e o d o r
M o m m se n
- et passionné de la Renaissance ? N'était-il
pas en f in le ph i loso ph e et l 'h istorien renomm é des rel igions qu i
voyaient
dans le christianisme l'aboutissement
final
d u
«
champ
labouré » par Dion yso s ?
8/18/2019 Dostoievski Ivanov
6/177
L'édifice q u ' i l bâtit ici s 'ordonne magnifiquement en trois
méditations précisément nourries de sa riche personnalité. Le
poète et le critique, relayés par l'helléniste, définissent d'abord
la forme roman esque par une synthè se q u i, depuis, fait f lorè s :
le «roman-tragédie». Ensuite, l 'historien et le penseur symbo
liste exhument les mythes anciens dans les personnages et les
le i tmotive de l'écrivain. E n f i n , le métaphysicien et le chrétien
dé gagent l 'asy m pto te de la cré ation dostoï evskienne «l'hagio -
logie» , vocable que le grand romancier qui rêvait d'écrire «la
V ie d ' u n G r an d Pécheur » aurait fu i mais v ol o n tiers contresigné .
La pierre angulaire de l'ensemble insécable que forme le livre
d ' I v a n o v
est
cette
a c t io n d 'E r o s qu i ancre
l ' A ut re
dans une
réalité non pas relative mais absolue, ce célèbre « tu es, donc je
suis», fondement de la création romanesque. Découverte que
Mikhaï l B akh tine reprendra dans sa Poéique de Dostoïevski mais
en
la dé capitant, hé las, de sa flè che transcendan tale.
Présentée de
cette
manière ramassée, l 'ascension semble
abrupte. C e n est qu'impression. Le ch em in que nous parcourons
avec Viatch eslav Ivan ov est progressif,
vivant ,
con cret. Un issant
sa v o i x tantô t à celle d u rom an cier, tantô t à celles des person
nages, i l nous fait revivre de l ' intér ieur Crime et Chât i m ent ,
L Idiot , L es Démons et surtout L es Frèes aramazov, Sans perdre
de vue la haute synthèse, i l anime l 'arène tragique où Lu cifer
le rebelle et Ari man le destructeur lancent leurs assauts contre
D i e u dans le cœur de l 'homme. C'est de la chair même de
l'œuv re dostoï evskienne que naî t l ' i n t u i t i o n d'Ivanov, jamais
d' un
a ri ori .
Q u i n'a pas lu ces
pages
inédites en France (sauf un frag
ment d'article antérieur au
livre
traduit par Pierre Pascal dans le
Cahi er de
Herne
consacré à l'écrivain
russe)
ne peut entrer en
Do sto ï ev sk i et c o m p r e n d r e ce qu ' I v a n o v n o m m e , d an s u n
superbe o x y m o r o n , so n
«
ré alisme mystique
»,
cet art qui s'élève
« des choses réelles aux choses
plus
réelles
»
: a eal i bus ad eal iora.
Jacques
C A T T E A U
8/18/2019 Dostoievski Ivanov
7/177
Introduct ion
D u
septiè me é tage d'u n im m eub le coiffé d'un e tou r, au
c o i n
des rues de Tver et de la Tauride, on pouvait v o i r un parc , un
petit
lac avec des cygnes et, plus
l o i n ,
au-delà du parc et de la
N e v a ,
la silhouette fantastique de tout Pétersbourg, jusqu'aux
lo intaines forêts à l ' h o r i z o n . C'est là, dans l 'appartement de
Viatcheslav
Ivano v, dé nommé la To ur , que poè tes, ph ilosoph es
et artistes se réunissaient dans les années 1905-1912.
C'était une période d'un foisonnement particulier, u n ique et
inouï de la cultu re russe, à
juste
titre définie par certains histo
riens comme l'époque de la renaissance nationale. L'art y était
pensé com m e u n instrumen t de transf iguration du m o n de, ins
trument de connaissance et de connaissance de soi, un instru
mentd union, au
sens
immédiat et le plus profond du terme.
So n idéal, son modèle, était l 'art
un iversel
d u passé .
U n des centres de
cette
cu ltu re é tait le cercle q u i se ré unissait
les mercredis dans la Tour. Ici défilaient les poètes majeurs de
l 'é poque, des phares d u m o n de l it té raire tels que A . B lo k ,
F. Sologoub, D. Merejkovski, Z . Hippius , A. Biély, V Brioussov,
des historiens de l 'An tiquité classique tels que M . R osto v tsev
et T . Zé linski, des h istorien s de la litté rature, M G uerchenson e t
P. C h tch ego lev , des artistes do n t M D o b o u j i n s k i e t K . S o m o v ,
le metteur en scène M e y e r h o l d .
É galement significative était la participation aux mercredis de
jeunes
ph ilosoph es tels que N . Berdiaï ev et V . E rn . E n gé né ral,
8/18/2019 Dostoievski Ivanov
8/177
ils étaient appelés à présider ces conversations originales que
V .
I v a n o v et les habitué s de la tour avaient coutume d'appeler
«
symposiums
».
Leur
modè le
et
sché ma é tait le banqu et socratique.
Le banquet ,
auquel ,
participaient aux cô té s de Socrate, des
poètes, dramaturges et de sim ples am is, est lié à une forme de
dialogue par p r i n c i p e ouver te et inachevée , à une pluralité
de points de vue, à l absence de tout p o u v o i r d'une quelconque
autorité. Le ch oix de la form e du banquet dé voilait le
sens pro
f o n d
des
ré unions
de la T o u r
: développement
et
connaissance
de soi au m o y e n de l'art, d ialogue de l'art avec la phi losoph ie.
D a n s ce « labo ratoire culturel très raffiné », selon la pertinente
définition de Berdiaï ev, n aissaient les idé es q u i allaient se dé ve
lopper au cours du XX
e
siè cle. Parmi elles, l'idée du dialogue,
pensé dans
une
perspective p h i l o s o p h i q u e
et
religieuse,
et la
découverte de Dostoï evski co m m e artiste-penseur.
Le
critique popu liste N ikolaï M ikhaï lovski,
guide
de la
précé
dente génération littéraire, avait déclaré, dans un article très
cé lè bre republié m aintes fo is dans les années 1880-1890, que le
talent artistique de Dostoï evski é tait «
cruel
» et un ilaté ral et que,
par
conséquent, sa mé moire
«
s'écroulait avec fracas ». L'appré cia
t ion négative de l'hé ritage litté raire dostoï evslrien s'unissait, ch ez
M ikhaï lovski
et
dans toute
la
critique
de
tendance «démocra
tique », au refus des idé es de l'auteur, considé ré es co m m e ré action
naires et obscurantistes. G o r k i eut une attitude toujours négative
vis-à-vis de l'œuv re de Dostoï evski
et
Lé nine
alla
jusqu'à le dé finir
d'« archi-m alfaisant
1
», dé terminant, envers l'é crivain, u ne attitude
qu i demeura inchangé e pendan t toute la pé riode sov ié tique
2
.
M a i s les convictions esthétiques et idéologiques des
sympo
siums
donnés dans
la
T o u r
étaient diamétralement opposées
au
système de v aleurs de la génération de M ikhaï lovski et de ses
1. V. I. Len i n , Sobranie soâi neni j ( Œ u v res co m p l è t es) , tome 35, 4
e
éd.
p . 107.
Selon
le t ém o i g n ag e de N.
Valentinov,
Lén i n e aurait dit de
Dostoï evski : «Je n'ai pas de temps pour cette ordure » (N.
Valentinov,
Vst redi
s
eninym [Rencontres avec Lé nine] , New
York,
1953, p. 85).
2.
Voir
aussi
V.
Seduro,
Dostoevsky in Russian Li terary
Criticism,
1846-1956, New
York,
1957.
8/18/2019 Dostoievski Ivanov
9/177
adeptes
du
XX
e
siècle. Les protagonistes du nou vel art d u dé but du
siècle,
Merejkovski,
R ozan ov , Viatcheslav Ivanov ,
S.
Boulgakov ,
Berdiaï ev, cré è rent u n vé ritable « culte de Dostoï evski ». C e culte
ne se
limitait
pas à l'aspect pro prem en t litté raire de l'œuv re de
l 'écrivain. Rozanov, par exemple, aff irmait
en 1894
que
le sens
ultime des problè mes posé s par Dostoï evski n'av ait pas encore
été exprimé
et
qu' i ls seraient résolus
par
l 'histoire russe
et
mondiale. S elo n Berdiaï ev, Dostoï evski « fut u n vrai phi losoph e,
le plus grand ph ilos o ph e russe
[...].
Depu is longtemps no us
p h i
l o s o p h o n s sur les
choses
l t imes sous le signe de Dosto ï evski
3
».
Dostoï evski po ur
eux
n'é tait
pas
seulemen t
un
écrivain, mais
aussi le créateur d'une conscience nouvel l e , d ' u ne no u v e l le pe n
sé e sur le m on de
et,
en dé finit ive, d'u n certain un ivers n ou v eau.
C e
fut ainsi que cette pléiade créa en Russie au cours des deux
premiè res dé cennies d u siè cle « so n prop re Dostoï evski ». C ertes,
celui de R o z a n o v é tait pro f o ndé m e nt d iff é re nt de ce lu i de
Viatcheslav
Ivanov
et
essentiellement autre chez Berdiaev.
M ais
en même temps il se distinguait radicalement, pour ainsi dire,
du
Dosto ï evski
de
l 'éco le f reudienne (part icul ièrement
à la
mode après le célèbre livre
Dostoïevski
et e
arri cide
de 1927)
ainsi
que d u Dostoï evski des existentialistes français.
Dans
la tour d'Ivan ov ,
«
Dostoï evski é tait appelé to ut sim ple
men t Fio do r M ikhaï lovitch, co m m e s'i l s 'agissait d 'u n confrè re,
en tout cas d'une bon ne re la t ion
4
», rappelle un des habitué s.
Des échos d'une telle attitude sont reconnaissables aussi dans
les premières pages d u livre d'Ivanov que nous allons ici présen
ter.
À
l'instar
de
Dostoï evski,
la
plupart
des
hô tes
de la
T o u r
avaient montré de l 'enth ou siasm e po u r les thé ories d u socialisme
et du progrès
; au
cours
de
leurs vies
ils
étaient passés
par de
féroces controverses et de douloureuses évolutions spirituelles
qui
coï ncidaient avec celles proposé es
et
décrites par
le
grand
3. N . Berdiaev, Espri t de D ost oïev ski , Stock, Paris, 1945.
4. S.
Gorodecki,
«
Vospominanija
ob
Aleksandre Bloke
»
(Souvenirs
sur
Alexandre
Blok) in
A. Blok v
ospominani jax
ovremenni kov
(Blok
dans
le
souvenir des contemporains), tome 1,
Moscou,
1980, p. 332.
8/18/2019 Dostoievski Ivanov
10/177
é crivain. Dostoï evski, po u r eux, é tait avant tou t u n é vé nement
de leur expé rience ex istentielle. A i n s i I v a no v ,
encore
adolescent,
considé rait- il Dostoï evski co m m e u n «en n em i de la l iberté ».
M a i s à 17 ans, à l 'époque du lycée, il éprouva pour lu i un e vé ri
table «passion», débouchant sur une crise profonde lorsque,
comme i l l 'avoua , la quest ion v i ta le devint pour lui « le pro
blème de la justif ication du terrorisme comme instrument de
révolution sociale » et ce, au m om en t où son enthousiasme po ur
l'athéisme le poussait au suicide
5
. Différente fut la crise vécue
par le tout
jeune
Berdiaï ev. À la fin de so n en gouem ent po u r le
marxisme, i l vécut une période dif f ic i le , marquée par l 'auto-
identif ication
au hé ros d iaboliqu e des
Dém ons,
Stavroguine,
pro
pagandiste d 'un e ré volution dans laquelle i l ne croyait guè re.
E t puis, po u r les « interlocuteurs de Dostoï evski » de la Tou r,
l 'aspect proprement artistique et littéraire de son œuvre n'était
certes
pas secondaire. Plusieurs
aspects
étaient importants pour
la
pensé e russe d u dé but du siè cle : le fait que Dostoï evski é tait
à la fois un écrivain et un penseur, un poète et un philosophe,
et que ce dern ier avait cré é po u r l 'un ivers dé couvert par le Poè te
de nouveaux mondes e t paraboles .
L a Léende du
Grand nqui
si t eur é tait perçue com m e une parabole p h i loso ph ique , ce qu i
avait c o n du it , aprè s le
livre
de R o zan o v de 1891, à bien d'autres
i n t e r pr é t a t i o ns o r i g i na l e s . La f o r m e m ê m e de s r o m a ns de
Dostoï evski con tenait en so i la
recherche
de
l ' i n c o n n u ,
de la
vé rité . Dostoï evski, à cô té de Pl ato n , ré unissant le Poè te et le
Phi losophe ,
constituait un modèle idéal de la nouvelle culture
littéraire, la rendant conforme au manifeste formulé en 1905
par le jeune p h i l o s o p h e Serge
Bou lgakov
: « Le con tenu de l ' ins
piration
poé tique et de la perspicacité ph ilo so ph iqu e dans son
essence
est u n iqu e. Poé sie et p h ilo so ph ie [...] do iv en t s'entrai-
der,
se fondant dans l 'unité de leur objet :
l 'Absolu
connaissable
com m e Vé rité et perceptible com m e Beauté
6
. »
5. V. Ivanov, Sobrani e soâi neni j ( Œ u v re s choisies), Bruxelles, 1987,
tome
4, p. 463 et 1974,
tome
2, p. 14.
6. Novyjput \ 1905, juin , p. 293.
8/18/2019 Dostoievski Ivanov
11/177
La con naissance et l 'interpré tation de Dostoï evski dans la
T o u r
avaient tendance à un if ier les approches littéraire,
p h i l o l o
gique
et
philosophico-religieuse. A i n s i
Berdiaï ev q u i, en janv ier
1906, dé cida de consacrer sa premiè re in terv en tio n dans la T o u r
à l'interprétation de L a Léende du Grand nqui si t eur, écrivait la
veille à Viatcheslav Ivan ov : «Je me ré jouis de parler d u
G r and
Inquisiteur
car je ferai
ainsi
connaî tre
l essence
d e m a f o i
(...).
Il s agit d'un thème qui est surtout
religieux
7
. » Berdiaï ev af fir
mait que
L a Léende
é tait u n e p a ra b o l e p h i l o s o p h i q u e q u i
con tient des clefs de lecture n o n pré vues par son auteur : elle ne
met pas seulement en garde contre les dangers du catholicisme,
mais
surtout contre ceux du socialisme qui, tout en promettant
de faire le bo n h eu r des h om m es sur la terre, co n struira en ré alité
«une fourmilière collective» d'autoritarisme et de contraintes.
Cette interprétation, qui démontrait la possibilité de lectures
philosophico-religieuses
multiples des
textes
de Dostoï evski, ne
s'occupa it pas essentiellemen t des problè mes relatifs à leu r fo rm e.
Autor i té indiscutable e t inébranlable , Viatches lav Ivanov
- figure centrale des symposiums pour nombre de ses contempo
rains
- passait pend an t les ré unions de la Tour, du dialogue le plus
ouvert
à l 'opposit ion la plus franche
face
à Berdiaï ev. Les idé es
d'Ivanov sur l'interpré tation de Dostoï evski, artiste et pen seur, se
formèrent graduellement dès le début des symposiums, mais sa
premiè re pu bl ica t io n sur l 'é crivain rem on te à 1911, avan t -
dernière année
d existence
de la Tour pétersbourgeoise. Selon
I v a n o v ,
les idé es et la co n cep t io n du m o n de de Dostoï evski
doivent
être comprises avant tout à travers la forme artistique
de ses œuvres. Ce n est do n c pas par hasard si l 'u n des discours
inauguraux
de 1911 s ' intitule
L e
Roman
de
Dost oïevski
ans
Véolut i on hi st ori co-l i t téair e du enre
omanesque. O n p o u v a it au s
ramener à la même mé thode l 'article «Dostoï evski et le rom an -
tragédie » q u i, sous-titré « l e ç o n
p u b l i q u e
», parut durant l 'été
7. « Pis'ma N . A . Berdjaeva к Viac. Ivanovu » (Lettre de N . A . Berdiaï ev
à V .
Ivanov
du 24
janvier 1906),
in
Cahiers
du monde
usse,
1994, n
o s
1-2,
p. 60-61.
8/18/2019 Dostoievski Ivanov
12/177
1911 dans la revuëLa Pensé usse
8
. Cet article marqua une étape
importante
dans l 'interpré tation de Dostoï evski co m m e Poè te et
P h i l o s o p h e , et
fut très apprécié par les contemporains. Caracté
ristique
est l 'avis d'un critique de l'influente revue poll on : « L a
conférence de Viatches lav Ivano v, "Dostoï evski et le ro m a n -
tragédie" (L a
Pensé
russe, m a i - j u i n )
est si
riche d'idées
que
chaque proposi t ion po urrait être le titre d 'u n chapitre indé pen
dant
d ' u n livre qu i n 'a pas
encore
été é crit [...]. Il est donc sou
haitable que cet article soit avant to ut l 'é bauche d 'u n livre à
venir,
une grande
recherche
sur Dostoï evski
9
.
»
C e
livre
fut é crit
et publié, mais seulement deux décennies plus
tard.
V o y o n s la
façon don t
i l
fut écrit et prit form e.
La pu bl ic at io n suivante d ' Iv ano v sur Dostoï evski date de
1914. A u m o is de fé vrier de cette même année, S. N Boulgakov
p r o n o n ç a , à la Socié té philosophico-religieuse de
M o s co u ,
une
conférence sur
le
th è m e
«
L a
tragédie russe. Sur
L es Démons
de
Dostoï evski par rapport à la mise en scè ne d u ro m an au Thé âtre
d'Art
de M o s co u ». L a confé rence de B ou lgakov partait de l'idée
centrale de l'article d'Ivanov de 1911, qui repérait dans la tragé
die le principe mêm e des romans de Do stoï evski
1 0
. Viatcheslav
Ivanov,
q u i é tait pré sent à la con fé rence, fut en dé saccord sur une
sé rie de po sition s et to ut de suite
prit
la parole,
tenant
u n
long
dis
cours polémique
et
improvisé
1 1
.
Les interventions de Boulgakov
et Ivanov (la seconde avait comme titre « Le mythe
principal
du
roman Les Démons ») parurent en même temps dans le quatrième
numéro de L a
Pensé
usse de 1914. Dans les notes intro ductives
relatives
aux articles, rédigées par les auteurs mêmes, on insistait
8. La
traduction italienne
de l'essai se
trouve
dans /7 dramma
déia
i be r tà aggi
su
ostoevski j , M i l a n , 1991, p . 39-70.
9.
V . Cudovskij, «
Russkoj M y sl i »
(Sur La
Pensé
usse), in poll on,
1911, n° 8, p. 67.
10. La traduction italienne de l'essai
se
trouve in
П dramma et t a
iber tà
op. ci t .,
p. 97-122.
11. Une
copie
sténographique de la confé rence est conservée à la
Section
des
manuscrits
de la
Bibliothè que nationale russe
de
Moscou,
n°
109.4.50, fF.1-20.
Elle
est
publié e dans
usskie
hvari ,
1999,
p.
62-70.
8/18/2019 Dostoievski Ivanov
13/177
sur le
fait que
les
deux
essais
s'inté graient l 'u n l'autre, con stituant
ainsi un e sorte de dialogu e entre les deux penseurs sur l'œuv re de
Dostoï evski.
En
publiant
en 1916 son
v o lu m e d'« expé riences »
critiques
et esthétiques i l l ons et ornes, Ivanov y insé ra so n article
sur Dostoï evski de
1914
co m m e suite de l'article
de 1911.
Le troisième article d'Ivanov sur Dostoï evski fut écrit pen
dant les
mois tragiques
des
défaites
de la
guerre, lorsque beau
c oup prévoyaient l 'écroulement imminent de la Russie com m e
É tat
et la
débâcle spirituelle
de la
nation russe. Init ialement,
l 'article devait faire partie d'un recueil d essais de phi losophes ,
d'économistes influents et de personnalités politiques, dans le
bu t de redresser la si tuat ion morale du pays. Le recueil était
consacré au « visage
spirituel
de la Russie
1 2
» et le titre de l'article
d'Ivanov était
«
Visage et masques de la R ussie
1 3
». C e l u i- c i était
déjà tourné potentiellement vers l 'étude de l 'idé ologie dostoï -
evskienne. Cependant ,
le
recueil
ne se fit pas et
l 'article d'Ivan ov
fut publié dans le numé ro de janvier 1917 de La Pensé
usse
et
ensuite inséré dans
le
troisiè me recue il d'articles d'Iv an o v hoses
uni versel les et e a at ri e, de 1918.
Aprè s la Ré vo lution, Ivan ov d o n n a des cours
et
des séminaires
sur Dostoï evski dans les différents instituts où il se trouvait , de
l'université
de
B a k o u
en
Azerbaï djan
(1921-1924) au
Col lège
Borromée de Pav ie (1927-1934), en passant par l'Institut orien tal
du
Vatican et
les séminaires du «
R ussicum
»
à
R o m e
(1937-1945).
A u début des anné es v ing t, chez un é diteur allem an d, n aquit le
projet de recueillir
en
un seul v o l u m e , sous
le
titre ostojewski j l s
t ragi scher i chter, les articles d'Ivanov sur l'écrivain publiés en
Russie
dans les années dix. Ce projet lui t int tel lement à cœur
qu'Ivanov
dé cida de ré viser sensiblemen t les articles p o u r l'é dition
12. Lettre de S. L. Frank à V. Ivanov du 14 mai 1916. Section des
manuscrits de PInstitut de Litté rature russe (Saint-Pé tersbourg), fonds 607,
n. 263, ff. 1,2.
13. En russe
Lik
i t iny ossi i . Le terme
l i k
en russe indique la
repré sen
tation du visage
humain
ou du saint sur l'icô ne ;
U âi na signifie
le masque
du
bouffon
dont,
selon
les anciennes croyances russes, se servait le
diable
pour se camoufler. Le sens de Particle est donc déjà annoncé par le titre.
8/18/2019 Dostoievski Ivanov
14/177
allemande. Peu
à
peu prit forme
le
projet d'u n livre
en
trois cha
pitres
consacrés aux trois principaux aspects
à
partir desquels
les
romans
de
Dostoï evski avaient été interpré té s
:
leur principe tra
gique,
leurs mythologèmes
et
leurs conceptions religieuses.
Le
projet du
livre prit
donc l'aspect suivant
:
1. Do stojewskij
als
tragischer D ich ter.
2. Dostojewskij als M y t h e n d i c h t er (sur Les Démons
et
Idiot ).
3. Dostojewskij
als
R e l ig i o n l e h r e r
1 4
.
U n e telle interprétation, prenant simultanément
en
compte
ces trois
aspects,
développait
la
mé thode du prem ier art icle
de
1911,
où
l 'analyse
du
«principe
de la
forme» était suivie
par
l 'étude «
du
principe
de
la
vis ion
d u m o n d e » de Dostoï evski.
La plus grande partie du travail était concentrée dans le troi
siè me chapitre. A u printem ps 1925, Iv an ov é crivait
qu' i l
s 'impo
sait
la
tâche
de
«
tracer
la vis ion
religieuse d u mo n de, vo ire
de
définir
la
doctrine religieuse
[s i c]
de
Dostoï evski
[...] et que ce
qu i
avait
été
publié dev ait être radicale m en t ré visé
et le
cadre
précédent sensiblement augmenté
1 5
».
Pendant l 'été
de
cette
même année il pré cisa
ses
intent ion s
:
« P our caractériser l'étude
sur la religion de
Dostoï evski
je
puis dire maintenant
en
deux
mots que, pareillement à
la
façon do n t dans le poè me
de
Dante
est condensé, « la doctrine qui
se
cache/ sous
le
vo i le
des
vers
é tranges... »
En/.,
IX ,
62-63),
ainsi
dans
les
œuvres de Dostoï evski
est contenue, comme cherche
à le
dé mon trer l'auteur, la do ctrin e
religieuse
globale qui jusqu'à maintenant
n a pas été
analysé e
dans son ensemble
et
do n c pas assez mise
en
lumière
1 6
.
»
Puisque
« selon
les
principes
de sa
pensé e » « la langue trans
f o r m e l 'o r i e n t a t i o n m ê m e de la percept ion in te l lec tue l le
1 7
»,
I v a n o v
souhai ta i t
que la
v e r s io n i n i t ia l e
du
l ivre
fut
d 'abord
traduite,
po ur l'é laborer
à
nou v eau dé finitivement
en
allemand.
E n
1926, une des
premières versions
du
livre
fut
envoyé e
par
14. Lettre non
daté e d'Ivanov
à E. D.
Schor,
extraite des
commentaires
à V .
Ivanov,
obrani e
ot i neni j , tome 4, p. 762.
15. Lettre
d'Ivanov
à E. D.
Schor du
25 mai 1925,
bid.
16. Lettre d'Ivanov à E. D. Schor du 11 juillet 1925,
i bid,
p. 763.
17. Lettre d'Ivanov à E. D. Schor du 25 novembre 1924, ibi d., p. 761.
8/18/2019 Dostoievski Ivanov
15/177
Ivanov
au traducteur Alexander Kresl ing. C e l u i - c i ne se hâta
pas, f lâna avant de l 'env oy er à l 'auteur po ur app ro batio n dé fini
tive.
L'entreprise
faillit
s'enliser complètement lorsque
Kresling
perdit
l 'original
russe du
livre
q u ' I v a n o v
l ui
avait envoyé. Après
plusieurs retards de l'exigeant traducteur et de l'auteur - lequel,
jusqu'au dernier jeu d'épreuves, apporta des modifications au
texte
- le livre parut chez u n é diteur de T u b i n g e n , J . С. B . M o h r
(Paul Siebeck) en 1932.
Ici
s'achè ve l'histo ire de la cré ation du
livre
et commence
l'his
toire
de sa
diffusion.
Quelques mois plus tard,
H i t l e r prit
le
p o u
voir en Allemagne et l 'ouv rage en qu estion , consacré à u n é crivain
dérangeant tant pour le communisme soviétique que pour le
nazisme allemand,
fu t pratiquem ent retiré du co m m erce. Aprè s la
fin de la Secon de G uerre
m on diale ,
probablement à
l'initiative
d u
grand lingu iste anglais M au rice Bowra, fut lancé e la t raduct io n
du
livre
allem an d en anglais, due à
N o rm a n
C a m e r o n . E n 1 9 5 2 ,
la première édition parut en même temps chez deux éditeurs,
un l o n d o n i en et un
n ew-yorkais
(dernière édition en 1989).
M o i n s
heureux fut le sort du livre en russe et en italien. Le
cé lè bre spé cialiste de Dostoï evski A . L . Be m
1 8
(dans les années
1925-1938
i l dirigea le sé minaire sur Dostoï evski à l ' Ins titu t
russe de Prague) ex prima l 'in te n tio n de p ub lier le livre en russe
chez Petropolis, l 'éditeur de l 'émigration.
M a i s
son projet fut
annulé par le dé clenchement de la guerre en Eu ro pe. L a v ersion
russe du
livre
ne parut qu'en 1987 dans le quatrième tome des
Œuvres
complèes d ' Ivanov, publ ié par une maison d 'édi t ion
russo-cathol ique de Bruxel les . Cet te version se fonde sur la
comparaison entre la traduction al lemande et les précédents
articles d'Iv an o v sur Dostoï evski.
El le
rectifie parfois la traduc
t ion
de
Kresling
et, par con sé quent, l a tradu ctio n anglaise qu i se
fonde sur le
texte
al lemand
1 9
. En Italie , ce fut Ettore Lo Gatto
qui
entreprit la traduction d u livre.
Elle
é tait destiné e à la m aiso n
18.
Lettre
de Bem à V . Ivanov du 19
juillet
1937,
Archives
Ivanov, Rome.
19. Il en dé coule que la traduction anglaise né cessite une ré vision
considé rable : par
exemple
dans
toutes
les ré é ditions amé ricaines du
livre
manque
l'introduction générale d'Ivanov.
8/18/2019 Dostoievski Ivanov
16/177
d'édi t ion imaginée pendant la guerre par A d ri a no O l i v e t t i .
M a i s , après la guerre,
le
projet n 'abo ut it pas. A u lieu d'une mai
so n
d'édition littéraire,
O l i v e t t i
f o n d a u n m o u v e m e n t,
«
C o m u -
ni tà » , spé cialisé dans les ouvrages politiques et sociaux. C'est
p o u r q u o i
Lo
Gatto s'arrêta
à
une version non défini t ive
de la
t raduct ion ,
d o n t
la
variante revu e
et
corrigée
ne fut
offerte
au
lecteur
italien
qu'en 1994, chez II M u l i n o .
Q u e l l e est la place de l 'hermé neut ique dans le système
général
de
l 'œuvre d ' Ivan ov ? Q uel les sont
les
particularité s
de
la mé thode ivan ov ienn e d'interpré tation de Dostoï evski
?
Il est
plus facile
de
ré pondre
à la
première question, compte
tenu du fait que dans un des derniers essais d'Ivanov nous trou
vons à ce sujet une dé claration é clairante : « Et no tre vraie compré
h e n s i o n
d'un chef-d'œuvre consiste
à
faire
vivre en
n o u s
cet
acte qui , après lui avoir donné naissance , continue d 'animer
l 'œuvre qui respire,
et
répand autour
de soi le
souff le
et le
rythme de sa v ie secrè te
2 0
. » C 'est ainsi que l'interprétation est un
pro l ongement de la création et, lorsque l'interprète est proche
de
l acte
créateur
init ial
(c'était bien ainsi dans
le
livre d'Ivanov
su r Dostoï evski), elle
est
la suite
de
l 'œuvre originale. D u reste,
dans l ' interprétation ivanovienne s'insèrent organiquement
des
idées et des images de la cré ation originale. L e lecteur qui connaî t
bien
l 'œuvre d'Ivanov découvrira
ainsi
la
dé finition
de
la
parti
cularité d u ré alisme o n to lo giqu e de Dostoï evski (deuxiè me partie,
c h a p.
I, § 3) ou
dans l 'analyse
de la
démonologie (première
partie, chap.
III, § 3)
la pré sence du principe éthique, esthétique
et thé ologique central , propre au poè te, principe à la dé finition
duquel sont consacrés l 'article
«Tu es» de 1907 et
ensuite
le
p o è m e « L ' H o m m e »
des
anné es
1915-1919.
A i n s i
la
critique
litté raire d 'Ivan ov , par essence ré flexion sur le mo n de
et
conn ais
sance d u m o n de , s 'exprim ait com m e instrum ent d'interpré tation
de la ré alité
2 1
.
C e l a
ne s igni fie pourtan t pas que l 'œuv re de
20.
orma ormans
et
orma ormata, Sobrani e oHneni j ,
tome 3, p. 680.
L'article
est
é crit
en
italien.
21.
M .
C.
G h i d i n i , « C r i t i c a
letteraria e
ermeneutica
in
Vjaceslav
Ivanov
»,
in
U onfronto et t erar io, Quaderni
del
Dipartimento
di
Lingue
e
8/18/2019 Dostoievski Ivanov
17/177
Dostoï evski soit
un
prétexte pour l 'élaboration
d un
systè me
idé ologique o u gnosé ologique particulier, c o m m e i l
en
é tait po u r
la
crit ique impressionniste
du
dé but
du
X X
e
siècle , qu'Ivanov
condamne
de
façon voilée dans
la
troisiè me partie
de son liv re.
Ivanov
prend
expressément ses distances
et
dé clare ê tre adepte
et
disciple de
D osto ï ev s ki
2 2
et,
dans
son
interpré tation, po u r
une
synthèse plus complète
de la
doctrine
de
Dostoï evski, u tilise
ses
« propres conclusions », c'est-à-dire
ce
qu'aujourd'hui nous appe
lons
métalangage de l'analyse scientifique.
La réponse
à la
deuxième question, celle relative
aux
parti
cularités
de la
mé thode interpré tative ivan ov ienn e
(aux
catégo
ries
du
m é talangage
de
l'analyse scientifique),
est
repérable
de
façon explicite dans
les
titres
des
deux premières parties
du
livre
: en
prenant
en
examen
les
images
et les
sign ification s
des
textes
de
Dostoï evski, Ivan ov aspire
à
définir
et à
m o nt r e r
le
principe
de la
tragé die
et le
m y th e q u i
le
sous-tendent. Dans
la
troisiè me partie, Ivan ov po se
la
quest ion
de la
nature d u diable
et de l'idéal
de
sainteté aux yeux de Dostoï evski.
U n e
telle interprétation avait tendance
à
associer
les aspects
littéraires
et
p h i l o s o p h i c o - r e l i g i e u x . T o u t
au l o n g du
siè cle,
la
p h i l o l o g i e
a
s o u v e n t r e c o n n u l ' i m p o r t a n c e
de
l ' a ppr o ch e
«
my thologique
». Ivanov ,
à
cette
é poque, avait com m e devancier
le grand spécialiste
du
monde classique W i l a m o w i t z . C e p e n
dant, contra irement
à
W i l a m o w i t z ,
qui
dans
un des
thèmes
du
r o m a n
de Z o l aL Argent
avai t reconnu
des
réminiscences
de
Agamemnon
d'Eschyle , l ' in terpréta t ion «
m y t h o l o g iq u e »
d'Ivanov touch e les poin ts né vralgiques de l'œuvre de Dostoï evski
et,
en
gé né ral,
de la
psyché russe.
Le
chapitre
«
L'é pouse envoû
té e
»
de la
deuxième partie
du
livre
est par
exemple consacré
à
Letterature Straniere
Moderne delPUniversità
di
Pavia, a nné e
VII, n° 13,
mai 1990, p. 170.
22. Une
série
de
caté gories esthé tiques
essentielles de
Dostoï evski
coï ncide
en effet
avec
les
caté gories esthé tiques
d'Ivanov, comme l'a bien
montré
Victor
Terras dans
« T h e
Metaphysics
of the
Novel-Tragedy
:
Dostoevsky and
Viacheslav Ivan ov», in ussian t udi es
on
Nat ion sIdenti t y,
A n n A r b o r ,
1990, p. 153-154.
8/18/2019 Dostoievski Ivanov
18/177
l 'interprétation d un m y t h e do nt le sens le plus haut révèle le
destin du
peuple russe
et de son âme.
Selon Ivanov ,
la abula
relative
aux
personnages
des
Dém ons,
de la
Boiteuse
et de son
c o n j o i n t secret Stavroguine , correspond au m o t if de la fable
russe
sur la
fiancée prisonnière, envoûtée
par les
esprits
et sur
so n
libérateur Ivan-Tsarevitch. M a is Stavroguine-Tsarevitch, à u n
m o m e n t de sa vie , s est souillé d'un acte de trahiso n , du refus de
sa prédestination royale
et de
« porteur
de D ieu
»
; et, à la indu
r o m a n ,
i l trahit une deuxiè me fois en refusan t de serv ir aussi la
ré volution athé e socialiste. L'É pouse-Boiteuse
est
emprisonné e,
mais
re co nna î t , dans
la
figure
du
« p r i n c e » S t av r o g u i n e ,
le
traî tre et
l ' imposteur.
A u sens mé taphysique, l 'É pouse-Boiteuse
incarne la tragédie de l ' e m pr i so nne m e nt du prin cipe fé minin
du
peuple russe, tandis
que
Stavroguine incarne l 'impuissance
m o m e n t a n é e
de son
prin cipe m ascul in do nt aspirent
à se
servir
les
forces
du
m a l ,
afin
de
soumettre l 'âme
du
pe up le russe
élu
p o u r
être
«
porteur
de D i e u
», mais q u i envers
D i e u s est
souillé
d' un
acte de
trahison.
D a n s la première part ie , Ivanov montra la présence chez
Dostoï evski d'é lé ments
de la
tragé die archaï que q u i, selon l u i ,
étaient
implic i tement
présents dans
la
c o m p o s i t io n
et les
conte
nus thématiques et idéologiques du ro m a n . D a n s la deuxième
partie,
il
opère
de
façon analogue, mettant
en
évidence chez
Dostoï evski
les
é lé ments d u m yth e archaï que.
C e
qu'Ivan ov sous-entend par
le
terme
de «
tragé die
»
d o it être
éclairé.
Auteur
de deux monographies sur la
religion
hellénique
du dieu s o u f f r a n t
2 3
, Ivanov était de tous les penseurs russes de
so n
temps,
le
seul histo rien
de
profession des
religions. Il
dé mon
trait
dans
ces
travaux
que le
rite dionysiaque était
le
n o y a u s y n -
crétique (selon la t e r m i no l o g i e de A. Vesselovski) de départ,
23.
El l inskaja
el t gt j a t radaj uUego oga (La religion hellé nique du
dieu
souffrant) et Di onisi j
Pradionisijstvo (Dionysos et le mythe dionysiaque
originaire), Bakou, 1923.
L'idée
que la conscience ivanovienne serait
imprégnée
de la
tragé die
antique peut s'appuyer sur le fait qu'on doit à
Ivanov la traduction
russe
de six
tragé dies
d'Eschyle, dont
l'é dition
la plus
récente
remonte
à 1989.
8/18/2019 Dostoievski Ivanov
19/177
d'où
se
détachent
au fil du
temps
les
aff luents
du
fleuv e
du
cul t e, de a
ult ure
et de a v i e uot i dienne
2 4
. La
haute tragédie
attique,
selon Ivan ov , dé riva dès
le
dé but du rite d u service
divin
rendu
à
D i o n y s o s
et, en
même temps,
c é tait le
rite
du
culte
hé roï que q u i retournait
à son
origine,
au
rite funèbre primit i f :
«L'idée
la
plus profond e
de la
religion dionysiaque, l ' idée
de
l'identité
de la
m o r t
et de la
v ie, d u dé part
et
d u retour
2 5
, de la
concentration
dans Pindividuation
et
dans
sa
dissolution , s'expri
mait
avec une très grande force symbolique dans
la
tragé die
2 6
. »
Selon Ivan ov , tragique est la
vision
du m o n de de Dostoï evski :
la vraie tragédie n'étant pas possible aux plans inférieurs de l'être
(les événements extérieurs de la vie q u o t i d ie nn e , le p s y c h o l o
gique), mais seulement à son niveau le plus haut, à des mo men ts
critiques
particuliers,
lo rsque la v ie entiè re s'ou vre à la lumiè re de
la foudre : seulement quan d l 'ho m m e agit com me une personn a
lité totalement libre
et
qu' i l
dé cide qu el rô le du drame mé taphy
sique il doit jouer, celui de
D ieu
ou celui de ses ennemis. La
spé culation de Dostoï evski dans ses œuvres s'é lè ve jusqu 'à la plus
grande tragédie métaphysique, jusqu'à la contemplation directe
de la ré alité supé rieure, de ens eal i ssinturn. E n cela, selon Ivano v,
Dostoï evski
n est
comparable qu'à Dante
cf.
la pré face au
livre
et
l ' introduction
à
la troisiè me partie).
Toutefois , n ous n 'avo ns pas
encore
énuméré toutes les po ssi
bilités qu'offre à l'interpré tation des rom ans de Dostoï evski leur
mise en parallèle avec la tragédie attique.
L'acmé de cette tragédie, héritière du rite pu rificatoire d i o n y
siaque,
est la cath arsis, la purification du hé ros. Si l 'o n
accepte
la
thè se ivan ov ienn e sur la pré sence du p rin cipe de la tragé die dans
24. Voir
Lena
Szilard,
eskoVko
atnetok k uêeni j u V j aé vanova о
at arsise
(Quelques
notes
pour
la thé orie de V . Ivanov sur la catharsis), in ult ura e
memori a. A t t i del erzo Simposio Internazi onale
dedi cato
a V.
vanov, III,
Florence,
1988, p. 144, 145.
25. Le terme indivi duacia (strictement lié à sa
signification é t y m o l o
gique) dans l'œuvre de V . Ivanov assume un sens pré cis et profond, lié de
surcroî t à l'idé e de la m o nté e de la
crise
de l'individualisme en
Europe.
26. Voir le chapitre « La
naissance
de la tragé die » dans i onisi j Pradio-
nisijstoo, op . ci t .
8/18/2019 Dostoievski Ivanov
20/177
les rom ans de Dostoï evski, alors o n peu t appliquer à l'interpréta-
t ion
de ces romans la catégorie de la catharsis.
I v a n o v
parvient à sa thèse sur le caractère tragique des
rom an s de Dostoï evski en analysan t leurs formes l it té raires.
M a i s Ivanov parvient à cette même thèse à travers l'interpréta
t ion
des contenus, dans une perspective
philosophico-religieuse.
Certes, une
chose
est de
v o i r
dans la thématique et dans les
idées de
rime et
Chât iment le thème de la mort spirituelle et de
la
ré surrection de Raskolnikov . U n e autre, en revanch e, est de
vo ir
comment la structure même, la forme du roman avec tout son
e nch e v ê t r e m e nt de
causes
et
d effets,
co ndu i se nt l e r o m a n
à son point le plus élevé, à la purif ication et au salut du héros
(et indiquent aussi une certaine solut ion cathart ique pour le
lecteur) . Observons
encore
que c est à ce point le plus élevé de
la narration romanesque que correspond la catharsis dans le
final
de la tragédie antique.
D e
l'é tude de Dostoï evski à travers le prisme de la religion
archaï que, Iva n ov dé duit la thè se sur le «dio n y sism e» de
Dostoï evski lui-mê me (exposé e dans l'article de 1911, elle est pré
sentée de manière abondante dans cet ouvrage). Selon Ivanov,
l 'é crivain, condamné à mo rt po ur sa participation au cercle de
Pétrachevski, fit l 'expérience d'une
sorte
de mort spirituelle et
de nouvelle naissance que dans la langue de la religion diony
siaque on peut appeler « départ et retour,
individuation
et disso
l u t i o n » , dans la langue des mystiques médiévaux, «mort de la
personnalité». Cette renaissance intérieure de la personnalité
c o n d i t i o n n e le caractère unique et l'originalité de l'écrivain, la
particularité de la méthode artistique de son réalisme «supé
rieur
»
(selon la dé finition de Dostoï evski), sym boliqu e o u on to
logique
(selon la termin olo gie d'Ivan ov ), la structure du mon de
artistique créé par lui . La première conséquence de cette renais
sance «
diony siaque
», selon Ivan ov , fut que Dostoï evski dé cou
vrit le m iracle de la pé né tration dans le moi d'autrui cf. deuxième
partie, ch ap. I, § 4). L a thè se selo n laquelle Dostoï evski parvient
à
l 'af f irmation,
religieusement fondée, de la réalité ontologique
de l'autre, t u s, est une des thèses principales du livre d'Ivanov.
8/18/2019 Dostoievski Ivanov
21/177
Elle est rappelé e briè vement dans la pré face d u livre : « La concep
t ion
du m o n de chez Dostoï evski se pré sente co m m e un e sorte
de réalisme ontologique, construit sur une auto-identification
mystique au
m o i
é tranger, co m m e un e ré alité fondé e dans Yens
real issimum
.» Transférée dans la sphère éthique et phi lo logique,
la formule
t u
s devient u n prin cipe dialogiqu e. O n aperçoit en
elle
ce p rincipe dialogiqu e q u i connaî t une vo gue un iverselle
dans la critique d u
XX
e
siècle. C e l a nous conduit à la comparai
son/opposi t ion
de
cette
idé e ivano vienn e avec la con ceptio n de
M
Bakh tine sur le dialogisme comme fondement de
l ' innovation
artistique dostoï evslrienne.
Dans le cercle bakhtinien de N e v e l , à la fin des années dix,
l'œuvre d 'Iv an ov é tait objet de discussion à cô té de celles de saint
Augustin et Vladimir Soloviev
2 7
. Bakh tine et Ivan ov se conn ais
s a ie n t p e r s o n n e l le m e n t , c o m m e n o u s le r a c o n t e B a k h t in e
lui-même : en 1920 il rendit visite deux fois au poète dans ce
même sanator ium proche de M o sc o u où fut é crite la Corres
pondance
d ' un
oin
à
aut re
1
*. Lors d'un de ses derniers entretiens
Bakhtine affirma : « Le poète le plus inf luent pour moi, e t pas
seulement le poète, mais aussi le penseur et le chercheur, a été
Ivanov.
Jusqu'à
aujourd'hui ,
j 'a i éprouvé pour
lui
une profonde
affection
2 9
. » Bakh tine possé dait un e vision d'ensemble profo nd e
et complète de l 'œuvre d'Ivanov. Dans son cours sur Ivanov au
début des années vingt, il déclara :
« S'i l
n'y avait pas eu Ivanov
comme penseur, probablement le symbolisme russe aurait
suivi
un
autre c h e m i n . » Plus
tard,
à
Leningrad,
B a k h t in e d o n n a u n
autre cours sur Ivanov dont les auditeurs jugèrent
«
qu' i l
exigeait
effort et tension, mais q u ' i l vous transportait l i t téralement ».
À la f in du cours, l ' u n d'entre eux lança : « Q u e ll e conférence !
27. K. Clark, M . Holquist,
MichailBachti n, Bologne,
1991, p. 70.
28. D 'aprè s une conversation avec Bakhtine du 11
avril
1974, enregis
trée par A. S.
Botcharov
:
communication
de I. Szilard.
29.
Pepel i
lmaz.
I z
asskazov
M . M .
Bakhti na
apisannyx
D . V .
uvakinym
(Cendre et diamant. D'aprè s les
contes
de M . M . Bakhtine enregistré s par
V.
D .
Douvakin),
in
L i t era t u rn aïagazet a ,
du 4 aoû t 1993, p. 6.
8/18/2019 Dostoievski Ivanov
22/177
Il
a passé en revue toute la civilisation
3 0
» Bakhtine compre
nait profondément le «symbolisme réaliste» élaboré dans les
art icles d'Ivanov,
ce
réal isme qui veut parvenir
à
«l 'essence
réelle des phénomènes », le système des symboles de la poésie
d' I vanov ,
le
sens
de ses
recherches
sur le dio n ysism e et sur
l 'ori
gine dio n y siaqu e de la tragé die
3 1
. Il est diff ici le de penser que
la
pratique et l ' idéal du banquet platonicien cultivé dans les
années 1905-1912 dans la t o u r d ' I v a n o v
eussent
p u passer
inaperçus de Bakhtine et de sa con cep tion du dialogue.
D a n s Problèmes
de a
poéique
de
D ost oïevski (écrit au début des
années vingt) , Bakhtine met particulièrement en valeur le rô le
d'Ivanov dans l'histoire de l'interprétation de l'écrivain, faisant
ressortir avant tout la formule
t u
es. L'att itude de Bakhtine est
doubl e .
Cet te formule , se lon lui , exprime de façon «profonde
et véridique
»
la particularité structu rale principale d u m o n d e et
la
vis ion
du mo n de de Dostoï evski
;
elle correspond
à
l 'appro
che dialogique intérieure de celui-ci, à la représentation de la
c on s cie n ce d u h é r o s
3 2
. Po urtant , Bakh tine considè re qu'Ivan ov
interprétait ce pr inc i pe co m m e le postulat religieux qui déter
m i n e
la
vis ion
d u m o n d e de Dostoï evski et le ont enu de son
r o m a n ,
m a i s no n co m m e le prin cipe de sa
vis ion
art i st i que d u
m o n d e (souligné par Bakhtine). Dans la dernière affirmation se
trouve
l essence
de l 'analogie
et
de la diffé rence
entre
Ivanov et
Bakhtine .
Ba kh tin e lui-mê me jugeait n é cessaire de
limiter
le but
cogni t i f au
cadre de la forme artist ique du roman
3 3
.
O n trouve, dans le dialogue ivan ovie n , com m e dans son idé e
de la culture en gé né ral, un e source, u n prin cipe religieux. Le
30.
R.
M . Mirkina, «
Baxtin
kakim
ja znala
»
(Bakhtine
comme
je l'ai
connu), in ovoe Li teraturnoe Obozrenie, 1993, n° 2, p. 169.
31. «Iz
lekcij
po istorii russkoi
kuPtury.
Vjac. Ivanov» (D'après les
cours d'Histoire de la culture russe de V.
Ivanov)
n M . M . Baxtin,
stet i ka
slovesnogo oordestva,
Moscou, 1979, p. 374-383 (Esthéique
de a
crét i on
er
bale,
Gallimard,
1984).
Voir aussi K . Clark. M .
Holquist,
op . c i t ., p.
51-53.
32.
M .
Bachtin,
ostoevski j .
oet i ca
e
t i l i st i ca,
Turin,
1968,
p.
17-18.
33. O p . c i t ., p. 18-49.
8/18/2019 Dostoievski Ivanov
23/177
8/18/2019 Dostoievski Ivanov
24/177
l ' inf luence grandissante de Dostoï evski, mais plus encore par les
transformations de la ré alité elle-m êm e que l'é crivain sut dé cou
vrir
avant tout autre
»
(article
de 1961)
38
.
E n effet, une
grande pro po rt ion
de ce qui est
perçu comme
une découverte particulièrement bakhtinienne, appartient
en
partie, encore une
fois ,
à
Dostoï evski
et
au patrimo ine gé néral
de
la
pensée russe de la deuxième moitié du
XIX
e
et du début du
XX
e
siècle. Il fau drait d'ailleurs parler n o n pas de découverte mais
d'une façon propre
à
Bakhtine d'envisager
les
problèmes posés
par cette
tradition
de pensé e. A i n s i se pré sente la
phi losophie
d u
dialogue de
Bakht ine , l 'opposi t ion de
e et ut rui qui
constitue
la
pierre
angulaire
de son
systè me
et
q u i ,
en
réalité, était aussi
au
centre
de la
pensé e p hi loso ph ique
de
Viatcheslav Ivanov
et de
tout u n groupe de penseurs moscovites et pé tersbourgeois de
plu
sieurs générations
3 9
, i l est
vrai,
dans des contextes philosoph iques
toujours différents.
M a i s
la
phénoménologie
de la
c o m m u n ic a
t ion de Bakh tine intè gre des é lé ments d'anth ropo logie ascé tique,
l'idée
de
Pauto-négation pénitentielle
et de
l'acceptation aimante
de l'autre
;
elle transfère
à des
rapports purement humains
les
catégories religieuses,
restant
ainsi
par
principe
une
p h é n o m é n o
logie «
de
ce
m o n d e
4 0
». Le
fait
de
connaî tre
et
apprécier la signi
fication des autres penseurs du X X
e
siè cle reste ici une tâche
indispensable
p o u r le lecteur désireux de comprendre la spécifi
cité de l'« idé e russe » de la culture.
Andreï CHICHKINE .
Traduit de l' italien
par
Tiz iana
M l A N
38. M . Baxtin,
Estet i ka
lovesnogo tv orâesW a, op. ci t ., p. 309 ; traduction
française,
Est héique de
a
crét i on erbale,
p. ci t .
39. Il suffit de rappeler les noms de Soloviev et de
A .
A. Mejer d'un
cô té , du néokantien A. I. Vvedenski et de son disciple I. Lapchine (qui de
façon méticuleuse
a
étudié
le
processus
de formation de ce
problème
à par
tir de Kant, dans Problema âuÊ ogo
a v
no v ejïej f i hsof i i (Le
problème
du Moi
d'autrui dans la philosophie
moderne)
de
l'autre,
sans oublier S. Gessen,
S. I. Frank, N. O.
Losski.
40. N. 1 Boneckaja, « Baxtin i tradicii russkojfilosofî i», op. cit ., p. 88, 93.
8/18/2019 Dostoievski Ivanov
25/177
N o t e d u traducteur
La préent e raduction a éé i t e sur
e
ext e usse paru dans
t ion des Œuvres
de i at cheslav
vanov
ous e i t re Dostoï evski, s
t i t ré
ragédie -
M y t h e
-
M y s t i q u e
l9
t ome
V, . 85-588,
é.
oyer
ori ental
ch réi en , ruxel les, 1997.
L histoire de et t e ubl i cati on est omplexe et eut êre réum
Sur e onsei l de son dèe
mi
Evseï avi dovi t ch chor, Viatche
Ivanov
se
déida à ééiter, en
es
compléant
et
en
es
odi fi ant
t rès ensiblement , des
rt i cles
u i l vai t consacré à Dost oïevsk i a
de
qui t t er a ussie.
Le
ext e
usse
ri ginal
qu i l onfi a
à
son
ra
al lemand
ne ui ut
mais
rest i t ué
ar
ce erni er. ouvrage I va
parut n l lemand n
1932
hez éiteur
.
G B. ohr et ut radu
l al lemand en
nglais
en 1952 ous e i t re Freedom an d The Trag
Life sous- t i t ré Study in Dostoevsky.
imit r i
vanov, i l s t héi t i er
de
aut eur, etAndreï
hichki ne ont
nt repr i s a âche
omplexe
d
en usse
un
t exte
l lemand
qui
arfoi s
reproduisai t l i t téal emen
art i cles adis publ ié en
usse,
ai s qui
arfois
vai t éécomplèe
réri t en vue
de
a raduction l lemande. l s ont apporté un oi n
t i culi er à a raduct ion
ouvent i f f ici le
du exi que hi losophiqu
l auteur.
ans es ot es
nous
n avons
pas epri s el les des éi
1. Vers
la
fin de sa vie, V . Ivanov souhaitait remplacer le mot mystique
par le mot
religion.
8/18/2019 Dostoievski Ivanov
26/177
signal ent ,
art out
où
original
usse
xi st e, es i vergenc
t ext es usse et l lemand.
En
evanche, nous i gnalons par
V.
es
ot es
réigés
par
i at cheslav
vanov
ui -même
et
les ot es de
éi teur.
8/18/2019 Dostoievski Ivanov
27/177
Préface
Je crois bon
d'indiquer l 'organisation
interne de l 'enquête ici
proposé e. À la triple analyse de Dostoï evski en tant qu 'auteur
tragique,
créateur de mythes et dispensateur d'un enseignement
religieux
répond la division d u livre en mé ditations sur la tragé
die
(« Tragodoum ena »), sur le mythe (« M y t h o lo g o u m en a ») et
sur la
religion
(« Th e o l o g o u m e n a
»).
M a i s ce ne sont là que trois
points
de vue dist incts permettant de contempler une seule
nature insé cable. O n d o it
ainsi voir
se ré vé ler ch ez Dostoï evski
l 'unité interne d'une création dont chaque
aspect
suppose et
condi t ionne
les deux autres. Partant d'une analyse de la forme,
j 'en con clus ic i que les oeuvres de Dostoï evski, de par leur struc
ture interne, sont des tragédies sous un vêtement épique ; telle
fut
également
URiade. M a i s
si nous y voyons la forme roma
nesque
s'y rapprocher extrêmement du prototype artist ique de
la
tragédie, c est simplement parce que toute la conception du
m o n d e de Dostoï evski est tou jours et substan tiellem en t tra
gique, c'est-à-dire réaliste. Car la tragédie n est possible que
comme relat ion mutuel le de substances réelles et libres. Et de
fait la
phi losop hie
de Dostoï evski no us apparaî t com m e u n ré a
lisme
o nto logique é manant d'une pé né tration my st ique dans le
m o i d'autrui affirmé dans sa qualité
d ens
eal i ssimum
l
. L'étude
1. Le plus réel des êtres, l'être réel par
excellence
(N.d.É . ).
— 27 —
8/18/2019 Dostoievski Ivanov
28/177
artistique des
causes
des actions humaines sur trois plans - le
plan pragmatique des événements extérieurs, le plan psy ch o l o
gique
et, e n fin , le
plan
métaphysique - sphère de caractère pure
men t in tel l igible - no us mo n tre que l 'h o m m e n'agit et ne se
définit lui-même comme personne entièrement l ibre que sur ce
dernier
p lan .
Par là même la tragédie au sens strict du mot se
déplace dans le domaine où s effectue l'engagement primordial
de la volonté libre, c'est-à-dire dans la sphère métaphysique.
Toutefois ,
pour révéler les événements qui se déroulent dans
cette sphère, il n'y a pas d'autres moyens que le mythe, dans la
mesure où no us enten don s par là un jugement synthé tique dans
lequel
u n
sujet
symbolique, s ignif iant une
substance
suprasen-
sible,
se v o i t attribuer un prédicat verbal qui révèle cette sub
stance
sous une forme dynamique en ce qu'elle a d'actif ou de
passif. À l 'o rigin e des œuvres de Dostoï evski do iv en t do n c se
trouver
des repré sentations m y th iques - ce qu i est confirmé par
la
présence de motifs mythologiques dans ses plus grandes
œuv res. Les spé culations de Dostoï evski sur la tragé die mé ta
physique
qui se déploie entre
D i e u
et l 'homme composent un
système dialectique qui figure dans la troisième partie de ce
livre. C e systè me, en co n cordan ce avec son p rinc ipe tragique,
repose sur
l ' op p osi t ion
augustinienne
entre
l 'amour de
D i e u
et
l ' amour de soi poussé jusqu'à la haine de D i e u . La phi losophie
traitant de la puissance d u m al q u i ré sulte de l 'analyse des arché
types -
Lucifer , A r i m a n ,
Légion (ou le mal dans la sphère
sociale) - trouve dans le chapitre de conclusion son corrélat
dans l 'exp o sitio n de l'idé al religieux d'un e « h agiocratie ».
Voilà ce que je voulais dire sur la structure interne du
livre
dans sa totalité ; j 'ajou terai quelques m ots sur sa genè se. M es pre
miers travaux sur le roman-tragé die et la religion de Dostoï evski,
parus dès 1911 et 1917 dans le mensuel pétersbourgeois L a Pensé
russe et in clu s dans les
tomes
II et III de mes articles, sont à l 'ori
gine
des première et troisième parties (« T r a g o d o u m e n a
»
et
« T h e o l o g o u m e n a »), m ais i ls on t é té si profondé ment remanié s
que leur co n ten u, et n o n seulement leur form e, diffè re d u
texte
primit i f
; la deuxième partie
(« M y t h o l o go u m e n a »)
- à l'excep-
8/18/2019 Dostoievski Ivanov
29/177
tion de quelques pages sur la natu re d u m y th e et l'idé e maî tresse
des D ém ons
1
(dans la revue
i l l ons
et ornes), v o i t le jou r po ur la
première fois. En ce qui concerne la présente édition, je suis
contraint de me reconnaî tre cou pable devant m o n cher traduc
teur
:
mon péché est d'avoir, par des rajouts parfois abondants
(entre
autres une autocitation poétique p. 54) et par de
capri
cieuses fantaisies stylistiques, porté préjudice à l'excellent travail
qu'il avait mené à bie n . Si le lecteur v ena it à remarquer quelq ue
bizarrerie
dans le
texte
al lemand,
qu' i l
l 'at tribue à m o n interv en
t ion ,
qu' i l ne s 'en prenne qu'à moi. I l convient enfin de rappe
ler
avec une profonde gratitude la part qu'a prise dans la mise
au
point et l 'édition de ce
livre
mon ami Evseï
D a v i d o v i t c h
Sch or (Fribourg) ; des anné es d uran t, avec un e a ffectio n et u n
dévouement
efficaces
et inlassables, il a veillé sur la réalisation
de
cette
édit ion. Bien
plus,
i l est le premier à m'avoir donné
l'idé e de rassembler en u n to ut mes p ub licat io n s sur Dostoï evski
et mes notes inédites ; sans sa clairvo yan te initiative et son indé
fectible fidé lité , ce
livre
n 'aurait pas v u le jour.
Pavie, décembre 1931.
1.
Souvent traduit
en français par
L es Posséé
(N.d.T).
8/18/2019 Dostoievski Ivanov
30/177
8/18/2019 Dostoievski Ivanov
31/177
P REM IÈ R E
PARTI E
T r a g o d o u m e n a
Il
y a u n demi-siè cle qu e Dostoï evski est m o rt , o r ses oeuvres
et son influence sont plus vivantes que jamais. Il a insufflé une
vie « dé monique » aux images de son art ; dans la succession des
âges elles ne sont pas éloignées de nous d'un seul pouce, elles
ne vieillissent pas, ne veulent pas s'éloigner vers les lumineux
pourpris
des M uses n i devenir po ur no us
l objet
d ' u ne co nt e m
plation dé taché e o u in erte. Ell es se laissent reconn aî tre dans les
rues parmi les taches douteuses du brouil lard de la vi l le , v i e n
nent frapper à nos portes comme des vagabonds inquiets, par
des nuits blanches ou obscures, s'installent pour converser avec
nous à no s heures d 'inso m n ie et n ous t ienn ent d'effrayants
pro
pos de leur v o i x paisible et familière. À la limite même de notre
horizon Dostoï evski a allumé des phares do n t l'é clat a qu elque
chose d'inv raisem blable , d'extra-terrestre. C e ne son t plus des
phares pour cette terre, mais des étoiles du
ciel ,
tandis que lui-
même ne nous a pas quittés,
qu ' i l
demeure indéfectiblement
avec nous et qu' i l braque sur nos cœurs ces rayons, ces javelots
lumineux, cruellem en t salvateurs, plus brû lants que le fer in ca n
descent. À chaq ue spasme de no tre c œu r i l ré pond : «J e sais,
j'en sais plus l o n g , et plus encore. » À chaque grondement du
tourbil lon
qu i no us en sorcelle, à chaque regard de l'abî me qu i
nous appelle, il répond par le chant vertigineux des flûtes abys
sales. Et il se tient devant nous, inéluctable, avec son regard
inquisi teur
et indéchif fré , lui qui nous a déchif frés - guide
8/18/2019 Dostoievski Ivanov
32/177
ténébreux et lucide dans le labyrinthe spirituel de notre âme -
notre guide et notre
Argus.
Il
v it
parmi
nous et marche avec nous, car malgré toute son
aspiration à l 'un ive rsel et à
l ' h u m a i n
dans sa totalité il a, plus
que ses contemporains , annoncé cette complexité d âme et
d'esprit q u i a no tablemen t contribué à dé terminer la conscience
actuelle ; s'il fut ainsi capable d'inaugurer et de prédéterminer,
c est
parce q u ' i l a p s y c h o l o g i q u e m e n t e t o n t o l o g i q u e m e n t
a pprofondi et accusé les contradictions de son siècle et exercé
une inf luence incomparable en apportant des puissances de
f e r m e nt a t i o n qui devaient bouleverser les tréfonds du sub
con scient et d u supraconscient h um ains. « T o u t c o m m e T u r n e r
a créé les brouillards de Londres», i l a découvert , i l a révélé,
i l a revêtu d 'une fo rm e ré alisé e ce q u i n 'avait pas encore été élu
cidé : l ' inf inie complexité , la m ult i tu de de strates ou de signifi
c at io n s de l ' h o m m e c o n t e m p o r a i n o u plu tô t de l ' h o m m e
éternel dans son avatar le plus moderne. Il a posé à l 'avenir
des questions que nul n'avait posées avant lu i et a murmuré des
réponses à des questions
encore
incompréhensibles. Grâce à son
in t ui t ion
artistique i l a v u s 'o uv rir devant l u i les imp ulsio n s les
plus secrè tes, les mé andres et les abî mes les plu s caché s de la
personne humaine .
A v a n t
lu i nous ne connaissions n i l 'hom m e
d u
souterrain n i les surh om m es, co m m e le Ra sko ln iko v de
Crime et
Chât iment o u le
Kir i l lov
des
Dém ons,
ces soleils idéalistes,
centres d 'u n iv e r s , qu i restent cachés dans les greniers et les
arrière-cours de Pétersbourg, nous ignorions ces personnalités
polaires
q u i fuient le mo n de et D i e u , et autour desquelles
gravi
tent non seulement tout l 'ordre vital qui les nie, mais
encore
le
m o n d e
qu'ils
nient, et dont la conversation au fond de leurs
taniè res devait tellem ent apprendre à la derniè re in carn atio n de
Zarathoustra. N o u s ne savions pas que dans les tanières de ces
cœurs i l y avait assez de place pour l 'incessant combat entre les
milices de
M i c h e l
et ce lles de Lu cifer po ur la do m in atio n du
m o n d e . Il avait extorqué au destin son
secret
le p lus int im e sur
l'unité et la liberté de l 'h o m m e ; sur le fon dem en t tragique de la
vie ,
p u is qu e l 'h o m m e n est pas ce qu' i l est ; sur le paradis qui
8/18/2019 Dostoievski Ivanov
33/177
fleurit
à nos côtés et que no us ne v oy on s pas, parce que no us ne
v o u l o n s
pas le
v o i r
; sur la faute de ch acu n q u i lie tous les autres,
tout comme sa sanctification sanctifie tous les autres et sa souf
france les rachète tous ; sur le péché d'une action mauvaise qui
peut être racheté, car tous le prenn ent en charge, tandis que le
péché d'un rêve mauvais sur le m o n d e ne peut être expié, car
celui
q u i s y livre est isolé dans son propre reflet et voué à y
demeurer tout entier ; sur la croyance en D i e u et l ' incro yan ce,
qui
ne
sont pas deux explications divergentes du monde, mais
deux modes d existence hé té rogè nes q u i existent cô te à cô te
comme la terre et l 'antim on de, chacun é tant soum is jusqu'à la
fin à sa l o i interne dans le cham p d 'action q u i l u i est pro pre.
Pour
ainsi scruter, approfondir et enr ichir notre m on de in té
rieur, p o u r ainsi rendre la vie com plexe , ce nouveau Dédale
devait être le plus complexe et, dans son ordre, le plus grandiose
des artistes. Il fut l'architecte d'un labyrinthe souterrain, servant
de fondations à la nouvelle spiritualité d'un
m o i
universel et
pan-humain.
C'es t
p o u r q u o i
le regard de l'artiste est i n v a r i a b le m e n t
tourné vers l'inté rieur, c est
p o u r q u o i
o n v o i t si rarement dans
ses œuvres le visage
lumineux
de la terre, le soleil rayon nan t sur
de
vastes
plaines,
c est
tout
juste
si les étoiles éternelles
se
m o n
trent à travers des o uv ertures de la voû te, co m m e cel les que
Dante voi t de son gî te dans une des section s d u
urgatoi re,
d u
fond d'une grotte à l 'entrée étroite dont i l dit : «
P eu
de chose
du
dehors étaient
visibles,
mais à travers ce peu je vis les étoiles
plus claires et plus grandes q u'à l 'accoutum é e. »
Poco
ot ea arer H. el ifuori
M a per uel oco edev io e s el le
D i or ol ere e più hiare e aggiori .
(Purgatoi re, X X V I I , 88)
Mais la distance
entre
la grotte et l 'étoile est trop grande
pour
q u ' o n
puisse
en
tr iom ph er par
les
procédés
de la
pure
et simple é popé e q u i, à l'im age d 'u n fleuve, s'é tale largement et
8/18/2019 Dostoievski Ivanov
34/177
lentement dans une val lée aplanie . Seul un art dionysiaque
encore non révélé pouvait nous conter les appels qu'échangent
les abî mes de l'âm e («
byssus hyssum
nvocat
-
l'abî me app
l'abî me », Psaume X L I , 8). L a repré sentation scé nique serait ici
m al appropriée : trop peu introspective et trop peu stratifiée.
Il existait toutefois un genre littéraire
qui ,
sans rien av oir de dio
nysiaque, était par nature protéique, fluide, changeant, et ne
pouva i t
être rangé sous aucune forme littéraire rigoureuse - qui
assimilait
d'aussi bon gré, avec une égale malléabilité, le récit
épique et la méditation, le dialogue et le monologue, le macro-
cosme et le microcosme, le dithyrambe et l 'analyse. De fait , i l
prétendait
justement
assumer le rô le de l'art le plus repré sentatif
du
temps et osait rivaliser avec l'art du passé. Pou rqu oi le char
rénové de Dionysos
n'aurait-il
pas parcouru la voie stratégique
creusé e par le rom an ?
Voilà
p o u r q u o i
le narrateur des pérégrinations dans le laby
rinthe
n ous ré vèle dans la co m po sit ion interne de son d o n poé
t ique, et sans s'en apercevoir, sa propre nature tragique, si bien
que le roman, sous sa plume, devient une tragédie cachée sous
u n voi l e
épique - telle avait été l l i ade.
8/18/2019 Dostoievski Ivanov
35/177
î
L e
roman tragédie
C e qu' i l y a de parfaitement n eu f chez Dostoï evski, c est
l 'extrême proximité de sa forme romanesque et du prototype
tragique. N o n qu' i l l'ait consciemment désirée dans des vues
artistiques ; au co n traire , i l agissait sans la m o in dr e arriè re-pensé e.
Tout son être l 'exigeait : i l ne po uv ait cré er qu'ainsi , car ce
n est
qu'ainsi qu'i l po uv ait capter la v ie par la pensé e et la con tem pler
dans ses images. C'est
p o u r q u o i
tout ce
qu' i l
voulait raconter
dans un récit épique (il n'a jamais essayé d'écrire de drames, les
limites de la scène étaient pour lui évidemment trop étroites)
prenait la forme de la tragédie et suivait - tant dans l'ensemble
que dans les détails les plus menus - les lois intérieures de celle-
ci. Il n'y a pas d'exemple plus criant de l 'identité de la forme et
du
contenu, s i l 'o n entend par con tenu
l ' in t ui t ion
première de
la vie et par fo rm e la façon de ré vé ler cette in tu i t ion par les pro
cédés artistiques qui sont la chair et le sang d'un monde n o u
veau, tout tissé d'images vivantes.
Eschyle dit que son art n est fait que des miettes du festin
d'Homère.
Ull iade
est apparue comme la première et la plus
grande des tragé dies à une é poque où i l n'é tait sim plem en t pas
question
de la tragédie comme forme artistique. Ce monument
de l'épopée européenne, premier dans le temps et insurpassable
8/18/2019 Dostoievski Ivanov
36/177
dans sa perfection, était intérieurement une tragédie tant par
sa conception et la conduite de l 'action que par le pathos qui
l 'animait.
D'après la définition des Anciens, à la différence de
UOdyssé, descriptive de mœurs o u «é thiqu e»,
4l i ade
é tait u n
p o è m e
«
pathé tique », c'est-à-dire repré sentant les passion s de ses
héros. DansL Odyssé le ferment tragique
originel
est é puisé :
après elle s'amorce le lent effondrement de toute l 'épopée tra
gique, et la form e é pique que nou s appelons du n o m de rom an
se développe avec une puissance croissante pour devenir à
l 'époque moderne de plus en plus ample et variée. Dans son
élan pour assimiler tous les attributs du grand art elle atteint sa
complète maturité avant d'avoir intégré dans ses formes la tragé
die pu re.
Selon Platon, l