Dostoievski Ivanov

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    D OS TO Ï E VS KI

    T r a g é d i e  Myt he R eli gio n

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    Viatcheslav

      Ivanov

    DOSTOÏ EVSKI

    Tragédie

      M y t h e  R e l i g i o n

    Essai

    Traduit

     du   usse  ar   ouis

      art i nez

    Avant-propos  de

     Jacques

     Catteau

    Introduction  d'Andreï

      Chichkine

    É D I T I O N S

      DE S

      S Y R T E S

    74, rue de

     Sè vres,

      75007 Paris

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    É dition

     originale :  ostojewski j   T r a gô d i e-M y t h o s-M y st i k ,

     Tiï bingen,

    J. . B. Mohr,  1932.

    ©  Il Mulino, Bologne, 1994, pour l'introduction d Andreï

     Chichkine.

    © Dimitri

     Ivanov.

    © É ditions

     des Syrtes, 2000, pour

     l é dition française.

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    Avant propos

    T o u t  génie a son  livre  inspiré : Balzac a  celui  d'Ernst Robert

    Curt ius ,  Dostoï evski,  celui  de Via tcheslav Ivanov . L 'amp leur ,

    l 'élévation, la clarté, la  fulguration,  la noblesse de l 'écriture en

    sont les signes indubitables. Ces ouvrages sont le  fruit  mira

    culeux

      d 'un culte ambiant et d'un e adhé sion personn el le où le

    disciple,  plus que le critique, épouse si ardemment et étroite

    ment son  objet  qu'on en ressort

      c o n v a i n c u ,

      é bloui aussi.

    Pour

      nous guider avec la clairvoyance d'un Dante dans la

    complexité labyrin thiqu e d'u n Dostoï evski, i l fa l lai t u n esprit

    puissant,  de culture

     u niverselle,

      un e  v o i x  naturel lement  lyrique,

    une plume ailée qui se

      joue

      des obscurités romanesques qu'on

    croit

      apercevoir . Ce fut Via tcheslav Ivanov , né à Moscou en

    1866 et décédé à Rome en 1949, son fertile asile depuis 1924.

    N'avait- i l

      pas é té le maî tre incontesté d u sym bo lisme russe, le

    poète  subtil  et profond de l 'Âge d'argent qui conviait à ses

    « mercredis » dans sa T o u r au-dessus d u Jar d in de la Tau ride

    - u n simp le septiè me é tage d'u n im m eu ble pé tersbourgeois -

    la

      fine f leur de l ' inte ll igen tsia russe : Alex an dre B lo k, Andreï

    Biély, Nikolaï   G o u m i l i e v ,

      A n n a  A k h m a t o v a ,

      N ikolaï Berdiaï ev,

    Sergueï

     D i a g h i l e v ,

      O s s i p

     M a n d e ls ta m ,

      Alexandre Scr iabine e t

    tant d'autres ? N'était-il pas aussi l 'humaniste d'une rare érudi

    t ion ,  spé cialiste de l'An tiquité - i l avait fréquenté   e séminaire de

    T h e o d o r

      M o m m se n

      - et passionné de la Renaissance ? N'était-il

    pas en f in le ph i loso ph e et l 'h istorien renomm é des rel igions qu i

    voyaient

      dans le christianisme l'aboutissement

      final

      d u

     «

     champ

    labouré  » par Dion yso s ?

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    L'édifice  q u ' i l  bâtit ici s 'ordonne magnifiquement en trois

    méditations précisément nourries de sa riche personnalité. Le

    poète et le critique, relayés par l'helléniste, définissent d'abord

    la  forme roman esque par une synthè se q u i, depuis, fait f lorè s :

    le «roman-tragédie». Ensuite, l 'historien et le penseur symbo

    liste  exhument les mythes anciens dans les personnages et les

    le i tmotive  de l'écrivain.  E n f i n ,  le métaphysicien et le chrétien

    dé gagent l 'asy m pto te de la cré ation dostoï evskienne «l'hagio -

    logie» ,  vocable que le grand romancier qui rêvait d'écrire «la

    V ie  d ' u n G r an d  Pécheur » aurait fu i mais v ol o n tiers contresigné .

    La  pierre angulaire de l'ensemble insécable que forme le  livre

    d ' I v a n o v

      est

      cette

      a c t io n d 'E r o s qu i  ancre

      l ' A ut re

      dans une

    réalité non pas relative mais absolue, ce célèbre   «  tu es, donc je

    suis»,  fondement de la création romanesque. Découverte que

    Mikhaï l B akh tine reprendra dans sa Poéique de Dostoïevski   mais

    en

      la dé capitant, hé las, de sa flè che transcendan tale.

    Présentée de

      cette

      manière ramassée, l 'ascension semble

    abrupte. C e n est  qu'impression.  Le ch em in que nous parcourons

    avec Viatch eslav Ivan ov est progressif,

     vivant ,

      con cret. Un issant

    sa  v o i x  tantô t à celle d u rom an cier, tantô t à celles des person

    nages,  i l nous fait revivre de l ' intér ieur Crime  et Chât i m ent ,

    L Idiot , L es Démons  et surtout L es Frèes  aramazov,   Sans perdre

    de vue la haute synthèse, i l anime l 'arène tragique où   Lu cifer

    le rebelle et  Ari man  le destructeur lancent leurs  assauts  contre

    D i e u  dans le cœur de l 'homme. C'est de la chair même de

    l'œuv re dostoï evskienne que naî t  l ' i n t u i t i o n  d'Ivanov, jamais

    d' un

     a  ri ori .

    Q u i  n'a pas lu ces

      pages

      inédites en France  (sauf  un frag

    ment d'article antérieur au

      livre

      traduit par Pierre Pascal dans le

    Cahi er de

      Herne

      consacré à l'écrivain

      russe)

      ne peut entrer en

    Do sto ï ev sk i et c o m p r e n d r e ce qu ' I v a n o v n o m m e , d an s u n

    superbe  o x y m o r o n ,  so n

     «

     ré alisme  mystique

     »,

      cet art qui s'élève

    « des choses  réelles aux choses

      plus

      réelles

     »

     : a  eal i bus  ad  eal iora.

    Jacques

      C A T T E A U

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    Introduct ion

    D u

      septiè me é tage d'u n im m eub le coiffé d'un e tou r, au

      c o i n

    des rues de Tver et de la Tauride, on pouvait v o i r  un parc , un

    petit

      lac avec des cygnes et, plus

      l o i n ,

      au-delà du parc et de la

    N e v a ,

      la silhouette fantastique de tout Pétersbourg, jusqu'aux

    lo intaines  forêts à  l ' h o r i z o n .  C'est là, dans l 'appartement de

    Viatcheslav

      Ivano v, dé nommé la To ur , que poè tes, ph ilosoph es

    et artistes se réunissaient dans les années   1905-1912.

    C'était une période d'un foisonnement particulier,  u n ique et

    inouï de la cultu re russe, à

     juste

      titre définie par certains histo

    riens comme l'époque de la renaissance nationale. L'art y était

    pensé com m e u n instrumen t de transf iguration du m o n de, ins

    trument  de connaissance et de connaissance de soi, un  instru

    mentd union,   au

      sens

      immédiat et le plus profond du terme.

    So n  idéal, son modèle, était l 'art

     un iversel

      d u passé .

    U n  des centres  de

     cette

     cu ltu re é tait le cercle q u i se ré unissait

    les mercredis dans la Tour. Ici défilaient les poètes majeurs de

    l 'é poque, des phares d u m o n de l it té raire tels que A . B lo k ,

    F.  Sologoub, D.  Merejkovski,  Z .  Hippius ,  A. Biély, V Brioussov,

    des historiens de l 'An tiquité classique tels que M . R osto v tsev

    et T . Zé linski, des h istorien s de la litté rature,   M G uerchenson e t

    P.  C h tch ego lev , des artistes do n t  M D o b o u j i n s k i e t K . S o m o v ,

    le metteur en scène  M e y e r h o l d .

    É galement  significative était la participation  aux mercredis de

    jeunes

      ph ilosoph es tels que N . Berdiaï ev et V . E rn . E n gé né ral,

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    ils  étaient appelés  à  présider  ces  conversations originales que

    V .

      I v a n o v et les habitué s de la  tour avaient coutume d'appeler

    «

     symposiums

     ».

     Leur

     modè le

     et

     sché ma é tait le banqu et socratique.

    Le  banquet ,

      auquel ,

      participaient aux cô té s de Socrate, des

    poètes, dramaturges et de sim ples am is, est lié à une forme de

    dialogue  par p r i n c i p e  ouver te  et  inachevée ,  à une pluralité

    de points de vue, à l absence  de tout  p o u v o i r  d'une quelconque

    autorité. Le ch oix de la form e du banquet dé voilait le

     sens  pro

    f o n d

      des

     ré unions

     de la T o u r

      : développement

      et

      connaissance

    de  soi au m o y e n de l'art, d ialogue de  l'art avec  la phi losoph ie.

    D a n s  ce  « labo ratoire  culturel  très raffiné », selon  la pertinente

    définition   de Berdiaï ev, n aissaient  les idé es q u i allaient se dé ve

    lopper  au cours  du XX

    e

     siè cle.  Parmi  elles, l'idée  du dialogue,

    pensé dans

      une

     perspective  p h i l o s o p h i q u e

      et

      religieuse,

     et la

    découverte de Dostoï evski co m m e artiste-penseur.

    Le

      critique popu liste N ikolaï M ikhaï lovski,

      guide

     de la

      précé

    dente génération littéraire, avait déclaré, dans  un  article très

    cé lè bre republié m aintes fo is dans  les années  1880-1890, que le

    talent artistique de Dostoï evski é tait «

     cruel

     » et un ilaté ral et que,

    par

      conséquent, sa mé moire

      «

      s'écroulait avec fracas ». L'appré cia

    t ion  négative de l'hé ritage litté raire dostoï evslrien s'unissait, ch ez

    M ikhaï lovski

      et

      dans toute

      la

      critique

     de

      tendance «démocra

    tique », au refus des idé es de l'auteur, considé ré es co m m e ré action

    naires et  obscurantistes.  G o r k i  eut  une attitude toujours négative

    vis-à-vis de l'œuv re de Dostoï evski

     et

     Lé nine

      alla

     jusqu'à le dé finir

    d'« archi-m alfaisant

    1

     », dé terminant, envers l'é crivain, u ne attitude

    qu i  demeura inchangé e pendan t toute la pé riode sov ié tique

    2

    .

    M a i s  les  convictions esthétiques  et  idéologiques  des

     sympo

    siums

      donnés dans

      la

     T o u r

      étaient diamétralement opposées

     au

    système  de v aleurs de la  génération  de M ikhaï lovski  et de ses

    1. V. I.  Len i n , Sobranie  soâi neni j  ( Œ u v res co m p l è t es) , tome 35, 4

    e

      éd.

    p .  107.

      Selon

      le  t ém o i g n ag e  de N.

     Valentinov,

      Lén i n e  aurait dit de

    Dostoï evski : «Je n'ai pas de temps  pour  cette  ordure »  (N.

     Valentinov,

    Vst redi

     s

      eninym   [Rencontres avec  Lé nine] , New

     York,

      1953, p. 85).

    2.

      Voir

      aussi

      V.

      Seduro,

     Dostoevsky in Russian Li terary

     Criticism,

    1846-1956,  New

      York,

      1957.

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    adeptes

     du

     XX

    e

     siècle. Les protagonistes du nou vel  art d u dé but du

    siècle,

      Merejkovski,

      R ozan ov , Viatcheslav Ivanov ,

     S.

      Boulgakov ,

    Berdiaï ev, cré è rent u n vé ritable  « culte de Dostoï evski ». C e culte

    ne  se

     limitait

      pas  à l'aspect pro prem en t litté raire de l'œuv re de

    l 'écrivain. Rozanov, par exemple, aff irmait

     en 1894

     que

      le sens

    ultime  des problè mes posé s par Dostoï evski n'av ait pas  encore

    été exprimé

      et

      qu' i ls  seraient résolus

      par

      l 'histoire russe

      et

    mondiale.  S elo n Berdiaï ev, Dostoï evski  « fut u n vrai phi losoph e,

    le plus grand ph ilos o ph e russe

      [...].

     Depu is longtemps no us

      p h i

    l o s o p h o n s  sur les

     choses

      l t imes   sous le signe de Dosto ï evski

    3

     ».

    Dostoï evski po ur

      eux

     n'é tait

      pas

     seulemen t

      un

      écrivain, mais

    aussi  le créateur d'une conscience  nouvel l e ,  d ' u ne no u v e l le pe n

    sé e sur le m on de

     et,

     en dé finit ive, d'u n certain un ivers n ou v eau.

    C e

      fut  ainsi  que  cette  pléiade créa en Russie au cours des  deux

    premiè res dé cennies d u siè cle « so n prop re Dostoï evski ». C ertes,

    celui  de  R o z a n o v é tait pro f o ndé m e nt d iff é re nt  de  ce lu i de

    Viatcheslav

      Ivanov

     et

      essentiellement autre chez Berdiaev.

     M ais

    en  même temps il se  distinguait radicalement, pour  ainsi  dire,

    du

      Dosto ï evski

      de

      l 'éco le f reudienne (part icul ièrement

      à la

    mode après  le  célèbre  livre

     Dostoïevski

     et  e

      arri cide

     de 1927)

    ainsi

      que d u Dostoï evski des existentialistes français.

    Dans

     la tour d'Ivan ov ,

     «

     Dostoï evski é tait appelé to ut sim ple

    men t Fio do r M ikhaï lovitch, co m m e s'i l s 'agissait d 'u n confrè re,

    en   tout  cas d'une bon ne re la t ion

     4

      », rappelle un des habitué s.

    Des échos d'une telle attitude sont reconnaissables aussi dans

    les premières pages d u livre  d'Ivanov que nous allons ici présen

    ter.

      À

      l'instar

     de

      Dostoï evski,

      la

     plupart

     des

     hô tes

     de la

     T o u r

    avaient montré de l 'enth ou siasm e po u r les thé ories d u socialisme

    et du progrès

     ; au

     cours

      de

      leurs vies

      ils

      étaient passés

      par de

    féroces controverses  et de  douloureuses évolutions spirituelles

    qui

      coï ncidaient avec celles proposé es

      et

      décrites par

      le

     grand

    3.  N . Berdiaev,  Espri t  de D ost oïev ski , Stock, Paris,  1945.

    4. S.

     Gorodecki,

      «

     Vospominanija

     ob

     Aleksandre Bloke

     »

     (Souvenirs

     sur

    Alexandre

      Blok) in

     A.  Blok  v

      ospominani jax

      ovremenni kov

      (Blok

      dans

     le

    souvenir des contemporains), tome 1,

     Moscou,

      1980, p. 332.

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    é crivain. Dostoï evski, po u r eux, é tait avant tou t u n é vé nement

    de leur expé rience ex istentielle. A i n s i  I v a no v ,

     encore

      adolescent,

    considé rait- il Dostoï evski co m m e u n «en n em i de la l iberté ».

    M a i s  à 17 ans, à l 'époque du lycée, il éprouva pour lu i  un e vé ri

    table «passion», débouchant sur une crise profonde lorsque,

    comme i l l 'avoua , la quest ion v i ta le devint pour lui « le  pro

    blème de la justif ication du terrorisme comme instrument de

    révolution sociale » et ce, au m om en t où  son enthousiasme po ur

    l'athéisme le poussait au suicide

     5

    . Différente fut la crise vécue

    par  le tout

     jeune

      Berdiaï ev. À la fin de so n en gouem ent po u r le

    marxisme,  i l vécut une période  dif f ic i le ,  marquée par l 'auto-

    identif ication

      au hé ros d iaboliqu e des

     Dém ons,

     Stavroguine,

     pro

    pagandiste d 'un e ré volution dans laquelle i l ne croyait guè re.

    E t  puis,  po u r les « interlocuteurs de Dostoï evski » de la Tou r,

    l 'aspect proprement artistique et littéraire de son œuvre n'était

    certes

      pas secondaire. Plusieurs

     aspects

      étaient importants pour

    la

      pensé e russe d u dé but du siè cle : le fait que Dostoï evski é tait

    à la fois un écrivain et un penseur, un poète et un philosophe,

    et que ce dern ier avait cré é po u r l 'un ivers  dé couvert par le Poè te

    de nouveaux mondes e t paraboles .

     L a Léende du

     Grand  nqui

    si t eur   é tait perçue com m e une parabole p h i loso ph ique , ce qu i

    avait c o n du it , aprè s le

      livre

      de R o zan o v de 1891, à bien d'autres

    i n t e r pr é t a t i o ns o r i g i na l e s . La f o r m e m ê m e de s r o m a ns de

    Dostoï evski con tenait en so i la

      recherche

      de

      l ' i n c o n n u ,

      de la

    vé rité . Dostoï evski, à cô té de Pl ato n , ré unissant le Poè te et le

    Phi losophe ,

      constituait un modèle idéal de la nouvelle culture

    littéraire, la rendant conforme au manifeste formulé en 1905

    par le jeune  p h i l o s o p h e Serge

     Bou lgakov

     : « Le con tenu de  l ' ins

    piration

      poé tique et de la perspicacité ph ilo so ph iqu e dans son

    essence

      est u n iqu e. Poé sie et p h ilo so ph ie [...] do iv en t s'entrai-

    der,

      se fondant dans l 'unité de leur objet  :

      l 'Absolu

      connaissable

    com m e Vé rité et perceptible com m e Beauté

     6

    . »

    5. V.  Ivanov, Sobrani e  soâi neni j  ( Œ u v re s  choisies),  Bruxelles,  1987,

    tome

      4, p. 463 et 1974,

      tome

     2, p. 14.

    6. Novyjput \   1905, juin , p. 293.

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    La  con naissance et l 'interpré tation de Dostoï evski dans la

    T o u r

      avaient tendance à un if ier  les approches littéraire,

      p h i l o l o

    gique

      et

      philosophico-religieuse.  A i n s i

      Berdiaï ev q u i, en janv ier

    1906, dé cida de consacrer sa premiè re in terv en tio n dans la T o u r

    à l'interprétation de L a Léende du  Grand  nqui si t eur,   écrivait la

    veille  à Viatcheslav Ivan ov : «Je me ré jouis de parler d u

      G r and

    Inquisiteur

      car je ferai

      ainsi

      connaî tre

      l essence

      d e m a f o i

     (...).

    Il  s agit  d'un thème qui est surtout

      religieux

     7

    . » Berdiaï ev af fir

    mait  que

     L a Léende

     é tait u n e p a ra b o l e p h i l o s o p h i q u e q u i

    con tient des clefs de lecture n o n pré vues par son auteur : elle ne

    met pas seulement en garde contre les dangers du catholicisme,

    mais

      surtout contre ceux du socialisme qui, tout en promettant

    de faire le bo n h eu r des h om m es sur la terre, co n struira en ré alité

    «une fourmilière collective» d'autoritarisme et de contraintes.

    Cette interprétation, qui démontrait la possibilité de lectures

    philosophico-religieuses

      multiples des

      textes

      de Dostoï evski, ne

    s'occupa it pas essentiellemen t des problè mes relatifs à leu r fo rm e.

    Autor i té indiscutable e t inébranlable , Viatches lav Ivanov

    - figure centrale des symposiums pour nombre de ses contempo

    rains

     - passait pend an t les ré unions de la Tour,  du dialogue le plus

    ouvert

      à l 'opposit ion la plus franche

      face

      à Berdiaï ev. Les idé es

    d'Ivanov  sur l'interpré tation de Dostoï evski, artiste et pen seur, se

    formèrent graduellement dès le début des symposiums, mais sa

    premiè re pu bl ica t io n sur l 'é crivain rem on te à 1911, avan t -

    dernière année

     d existence

      de la Tour pétersbourgeoise. Selon

    I v a n o v ,

      les idé es et la co n cep t io n du m o n de de Dostoï evski

    doivent

      être comprises avant tout à travers la forme artistique

    de ses œuvres. Ce n est  do n c pas par hasard si l 'u n des discours

    inauguraux

      de 1911 s ' intitule

     L e

     Roman

     de

     Dost oïevski

      ans

    Véolut i on hi st ori co-l i t téair e du  enre

     omanesque.   O n p o u v a it au s

    ramener à la même mé thode l 'article «Dostoï evski et le rom an -

    tragédie » q u i, sous-titré  « l e ç o n

      p u b l i q u e

      », parut durant l 'été

    7.  « Pis'ma N . A . Berdjaeva к Viac. Ivanovu » (Lettre  de N . A . Berdiaï ev

    à V .

      Ivanov

      du 24

      janvier  1906),

      in

     Cahiers

     du  monde

     usse,

      1994, n

    o s

      1-2,

    p. 60-61.

  • 8/18/2019 Dostoievski Ivanov

    12/177

    1911 dans la revuëLa Pensé usse

    8

    .  Cet article marqua une étape

    importante

      dans l 'interpré tation de Dostoï evski co m m e Poè te et

    P h i l o s o p h e ,  et

      fut très apprécié par les contemporains. Caracté

    ristique

      est l 'avis d'un critique de l'influente revue  poll on   : « L a

    conférence  de Viatches lav Ivano v, "Dostoï evski  et le ro m a n -

    tragédie"  (L a

     Pensé

     russe,   m a i - j u i n )

     est si

      riche d'idées

     que

    chaque  proposi t ion  po urrait être le titre d 'u n chapitre indé pen

    dant

      d ' u n livre  qu i n 'a pas

      encore

      été é crit  [...].  Il est donc sou

    haitable que  cet article soit avant to ut l 'é bauche d 'u n  livre à

    venir,

      une grande

      recherche

      sur Dostoï evski

    9

    .

     »

     C e

      livre

      fut é crit

    et publié, mais seulement deux décennies plus

      tard.

      V o y o n s  la

    façon don t

      i l

      fut écrit et  prit form e.

    La  pu bl ic at io n suivante d ' Iv ano v sur Dostoï evski  date de

    1914. A u m o is de fé vrier de cette  même année, S.  N Boulgakov

    p r o n o n ç a ,  à la Socié té  philosophico-religieuse  de

      M o s co u ,

      une

    conférence sur

     le

     th è m e

      «

     L a

      tragédie russe. Sur

     L es Démons

      de

    Dostoï evski par rapport à la mise en scè ne d u ro m an au Thé âtre

    d'Art

      de M o s co u ». L a confé rence de B ou lgakov partait de l'idée

    centrale de l'article d'Ivanov de 1911, qui repérait dans la tragé

    die  le principe mêm e des romans de Do stoï evski

    1 0

    . Viatcheslav

    Ivanov,

      q u i é tait pré sent à la con fé rence, fut en dé saccord sur une

    sé rie de po sition s et to ut de suite

     prit

     la parole,

     tenant

     u n

     long

     dis

    cours polémique

     et

     improvisé

     1 1

    .

      Les interventions de Boulgakov

    et Ivanov (la  seconde  avait comme titre « Le mythe

      principal

      du

    roman  Les  Démons »)  parurent en même temps dans le quatrième

    numéro de L a

     Pensé

     usse   de 1914. Dans les notes intro ductives

    relatives

      aux articles, rédigées par les auteurs mêmes, on insistait

    8. La

      traduction italienne

      de  l'essai  se

      trouve

      dans  /7 dramma

    déia

      i be r tà  aggi

     su

      ostoevski j ,   M i l a n , 1991, p . 39-70.

    9.

     V .  Cudovskij,  «

    Russkoj M y sl i »

    (Sur La

     Pensé

     usse),   in  poll on,

    1911, n° 8, p. 67.

    10. La traduction italienne  de  l'essai

     se

     trouve in

     П  dramma   et t a

      iber tà

    op. ci t .,

     p. 97-122.

    11. Une

      copie

      sténographique  de la  confé rence  est  conservée  à la

    Section

      des

     manuscrits

      de la

      Bibliothè que  nationale  russe

      de

     Moscou,

      109.4.50, fF.1-20.

     Elle

     est

     publié e  dans

      usskie

      hvari ,

      1999,

     p.

     62-70.

  • 8/18/2019 Dostoievski Ivanov

    13/177

    sur le

     fait que

     les

     deux

     essais

     s'inté graient l 'u n l'autre, con stituant

    ainsi  un e sorte de dialogu e entre les deux penseurs sur l'œuv re de

    Dostoï evski.

      En

     publiant

      en 1916 son

     v o lu m e d'« expé riences »

    critiques

     et esthétiques  i l l ons  et   ornes,   Ivanov y insé ra so n article

    sur Dostoï evski de

     1914

     co m m e suite de l'article

     de 1911.

    Le  troisième article d'Ivanov  sur Dostoï evski  fut  écrit pen

    dant  les

      mois tragiques

      des

     défaites

     de la

      guerre, lorsque beau

    c oup  prévoyaient l 'écroulement imminent de la Russie com m e

    É tat

      et la

      débâcle spirituelle

     de la

      nation russe. Init ialement,

    l 'article  devait faire partie d'un recueil d essais  de  phi losophes ,

    d'économistes influents  et de  personnalités politiques, dans  le

    bu t  de  redresser  la  si tuat ion morale  du pays.  Le  recueil était

    consacré au « visage

      spirituel

      de la Russie

     1 2

     » et le titre de  l'article

    d'Ivanov  était

     «

     Visage et masques de la R ussie

     1 3

      ». C e l u i- c i  était

    déjà tourné potentiellement vers l 'étude   de  l 'idé ologie dostoï -

    evskienne.  Cependant ,

     le

     recueil

     ne se fit pas et

     l 'article d'Ivan ov

    fut  publié dans  le numé ro  de janvier  1917 de La  Pensé

     usse

     et

    ensuite inséré dans

     le

     troisiè me recue il d'articles d'Iv an o v  hoses

    uni versel les et e  a  at ri e,  de 1918.

    Aprè s la Ré vo lution, Ivan ov d o n n a des cours

     et

     des séminaires

    sur  Dostoï evski dans  les  différents instituts où  il se  trouvait ,  de

    l'université

      de

      B a k o u

      en

      Azerbaï djan

      (1921-1924) au

      Col lège

    Borromée de Pav ie (1927-1934), en passant par l'Institut orien tal

    du

     Vatican et

     les séminaires du «

     R ussicum

     »

     à

     R o m e

     (1937-1945).

    A u  début des anné es v ing t, chez un é diteur allem an d, n aquit le

    projet de recueillir

     en

     un seul v o l u m e ,  sous

     le

     titre  ostojewski j   l s

    t ragi scher   i chter,   les  articles d'Ivanov  sur  l'écrivain publiés  en

    Russie

      dans  les  années dix. Ce  projet lui t int tel lement  à  cœur

    qu'Ivanov

     dé cida de ré viser sensiblemen t les articles p o u r l'é dition

    12. Lettre de S. L.  Frank  à V. Ivanov du 14 mai 1916. Section des

    manuscrits de PInstitut de Litté rature russe  (Saint-Pé tersbourg), fonds  607,

    n.  263, ff. 1,2.

    13. En russe

     Lik

    i t iny   ossi i .  Le terme

     l i k

     en russe indique la

     repré sen

    tation du visage

      humain

     ou du saint sur  l'icô ne ;

     U âi na signifie

     le masque

    du

     bouffon

      dont,

     selon

     les anciennes croyances russes, se servait le

     diable

    pour se camoufler. Le sens de Particle est donc  déjà annoncé par le titre.

  • 8/18/2019 Dostoievski Ivanov

    14/177

    allemande.  Peu

     à

     peu prit  forme

     le

     projet d'u n livre

     en

     trois cha

    pitres

      consacrés aux trois  principaux  aspects

     à

     partir desquels

     les

    romans

     de

     Dostoï evski avaient été interpré té s

     :

      leur principe tra

    gique,

      leurs mythologèmes

      et

      leurs conceptions religieuses.

     Le

    projet du

     livre prit

      donc l'aspect suivant

     :

    1. Do stojewskij

     als

     tragischer D ich ter.

    2. Dostojewskij als M y t h e n d i c h t er  (sur Les  Démons

     et

      Idiot ).

    3. Dostojewskij

     als

      R e l ig i o n l e h r e r

    1 4

    .

    U n e  telle interprétation, prenant simultanément

      en

      compte

    ces trois

      aspects,

      développait

      la

     mé thode du prem ier art icle

     de

    1911,

      où

     l 'analyse

      du

     «principe

      de la

      forme» était suivie

      par

    l 'étude «

     du

      principe

     de

      la

     vis ion

      d u m o n d e » de Dostoï evski.

    La  plus grande partie du travail  était concentrée dans le troi

    siè me chapitre. A u printem ps 1925, Iv an ov é crivait

      qu' i l

     s 'impo

    sait

      la

     tâche

      de

     «

     tracer

      la vis ion

      religieuse d u mo n de, vo ire

     de

    définir

      la

      doctrine religieuse

     [s i c]

     de

     Dostoï evski

      [...] et que ce

    qu i

      avait

      été

     publié dev ait être radicale m en t ré visé

      et le

      cadre

    précédent sensiblement augmenté

      1 5

      ».

      Pendant l 'été

      de

     cette

    même année  il pré cisa

     ses

     intent ion s

     :

     « P our  caractériser l'étude

    sur  la religion  de

     Dostoï evski

      je

      puis dire maintenant

      en

     deux

    mots que, pareillement à

     la

     façon do n t dans le poè me

     de

     Dante

    est condensé,  «  la doctrine qui

     se

     cache/  sous

      le

     vo i le

      des

     vers

    é tranges... »

     En/.,

      IX ,

     62-63),

     ainsi

      dans

     les

     œuvres de Dostoï evski

    est contenue, comme  cherche

     à le

     dé mon trer l'auteur, la do ctrin e

    religieuse

      globale qui jusqu'à maintenant

      n a pas été

     analysé e

    dans son ensemble

      et

     do n c pas assez mise

     en

      lumière

     1 6

    .

     »

    Puisque

      « selon

      les

     principes

     de sa

     pensé e » «  la langue trans

    f o r m e  l 'o r i e n t a t i o n m ê m e de la percept ion in te l lec tue l le

     1 7

     »,

    I v a n o v

      souhai ta i t

     que la

     v e r s io n i n i t ia l e

     du

     l ivre

      fut

     d 'abord

    traduite,

      po ur l'é laborer

     à

     nou v eau dé finitivement

     en

      allemand.

    E n

      1926, une des

      premières versions

      du

     livre

      fut

     envoyé e

     par

    14. Lettre non

     daté e d'Ivanov

     à E. D.

     Schor,

     extraite des

     commentaires

    à V .

     Ivanov,

      obrani e

     ot i neni j ,  tome 4, p. 762.

    15. Lettre

     d'Ivanov

     à E. D.

     Schor du

     25 mai 1925,

     bid.

    16. Lettre d'Ivanov à E. D. Schor du 11 juillet 1925,

     i bid,

     p. 763.

    17. Lettre d'Ivanov à E. D. Schor du 25 novembre 1924, ibi d.,  p. 761.

  • 8/18/2019 Dostoievski Ivanov

    15/177

    Ivanov

      au traducteur Alexander  Kresl ing.  C e l u i - c i  ne se hâta

    pas, f lâna avant de l 'env oy er à l 'auteur po ur app ro batio n dé fini

    tive.

      L'entreprise

      faillit

      s'enliser complètement lorsque

      Kresling

    perdit

      l 'original

      russe du

     livre

      q u ' I v a n o v

     l ui

      avait envoyé. Après

    plusieurs  retards de l'exigeant traducteur et de l'auteur - lequel,

    jusqu'au  dernier jeu d'épreuves, apporta des modifications au

    texte

     - le  livre parut chez u n é diteur de T u b i n g e n , J . С. B .  M o h r

    (Paul  Siebeck) en 1932.

    Ici

     s'achè ve l'histo ire de la cré ation du

     livre

      et commence

      l'his

    toire

      de sa

      diffusion.

      Quelques mois plus tard,

      H i t l e r  prit

      le

      p o u

    voir en Allemagne et l 'ouv rage en qu estion , consacré à u n é crivain

    dérangeant tant pour le communisme soviétique que pour le

    nazisme allemand,

     fu t pratiquem ent retiré du co m m erce. Aprè s la

    fin de la Secon de G uerre

     m on diale ,

     probablement à

     l'initiative

     d u

    grand  lingu iste anglais M au rice Bowra,  fut lancé e la t raduct io n

    du

      livre

      allem an d en anglais, due à

     N o rm a n

      C a m e r o n . E n 1 9 5 2 ,

    la  première édition parut en même temps chez deux éditeurs,

    un  l o n d o n i en  et un

     n ew-yorkais

      (dernière édition en 1989).

    M o i n s

      heureux fut le sort du  livre  en russe et en  italien.  Le

    cé lè bre spé cialiste de Dostoï evski A . L . Be m

      1 8

      (dans les années

    1925-1938

      i l dirigea le sé minaire sur Dostoï evski à l ' Ins titu t

    russe de Prague) ex prima l 'in te n tio n de p ub lier le  livre  en russe

    chez Petropolis, l 'éditeur de l 'émigration.

      M a i s

      son projet fut

    annulé par le dé clenchement de la guerre en Eu ro pe. L a v ersion

    russe du

     livre

      ne parut qu'en 1987 dans le quatrième tome des

    Œuvres

     complèes  d ' Ivanov, publ ié par une maison d 'édi t ion

    russo-cathol ique  de Bruxel les . Cet te version se fonde sur la

    comparaison   entre la traduction al lemande et les précédents

    articles d'Iv an o v sur Dostoï evski.

      El le

      rectifie parfois la traduc

    t ion

      de

     Kresling

     et, par con sé quent, l a tradu ctio n anglaise qu i se

    fonde  sur le

      texte

      al lemand

     1 9

    . En Italie , ce fut Ettore Lo Gatto

    qui

     entreprit la traduction  d u livre.

      Elle

      é tait destiné e à la m aiso n

    18.

      Lettre

     de Bem à V . Ivanov  du 19

     juillet

      1937,

      Archives

     Ivanov, Rome.

    19. Il en dé coule que la  traduction anglaise  né cessite une ré vision

    considé rable : par

      exemple

     dans

     toutes

      les ré é ditions amé ricaines du

     livre

    manque

     l'introduction  générale d'Ivanov.

  • 8/18/2019 Dostoievski Ivanov

    16/177

    d'édi t ion imaginée pendant  la  guerre  par A d ri a no O l i v e t t i .

    M a i s ,  après la guerre,

     le

     projet n 'abo ut it pas. A u  lieu  d'une  mai

    so n

      d'édition littéraire,

      O l i v e t t i

      f o n d a u n m o u v e m e n t,

     «

     C o m u -

    ni tà » ,  spé cialisé dans  les  ouvrages politiques et  sociaux. C'est

    p o u r q u o i

      Lo

      Gatto s'arrêta

      à

      une version non défini t ive

      de la

    t raduct ion ,

      d o n t

      la

     variante revu e

     et

      corrigée

     ne fut

     offerte

     au

    lecteur

      italien

      qu'en 1994, chez II M u l i n o .

    Q u e l l e  est la  place  de  l 'hermé neut ique dans  le  système

    général

     de

     l 'œuvre d ' Ivan ov ? Q uel les sont

      les

     particularité s

     de

    la  mé thode ivan ov ienn e d'interpré tation de Dostoï evski

     ?

    Il  est

     plus facile

     de

     ré pondre

      à la

      première question, compte

    tenu  du fait que dans un des derniers essais  d'Ivanov nous  trou

    vons  à ce sujet une dé claration é clairante : « Et no tre vraie compré

    h e n s i o n

      d'un chef-d'œuvre consiste

      à

      faire

      vivre  en

     n o u s

     cet

    acte  qui , après lui avoir donné naissance , continue d 'animer

    l 'œuvre qui respire,

      et

      répand autour

     de soi le

      souff le

     et le

    rythme  de sa v ie secrè te

     2 0

    . » C 'est  ainsi  que l'interprétation est un

    pro l ongement  de la création  et,  lorsque l'interprète  est proche

    de

     l acte

      créateur

      init ial

      (c'était bien  ainsi  dans

     le

     livre  d'Ivanov

    su r  Dostoï evski), elle

     est

     la suite

     de

     l 'œuvre originale. D u reste,

    dans l ' interprétation ivanovienne s'insèrent organiquement

     des

    idées et des images de la cré ation originale. L e lecteur qui  connaî t

    bien

      l 'œuvre d'Ivanov découvrira

      ainsi

      la

     dé finition

      de

     la

     parti

    cularité d u ré alisme o n to lo giqu e de Dostoï evski (deuxiè me partie,

    c h a p.

      I, § 3) ou

      dans l 'analyse

     de la

      démonologie (première

    partie,  chap.

     III, § 3)

     la pré sence du principe  éthique, esthétique

    et thé ologique central , propre au poè te, principe  à la dé finition

    duquel  sont consacrés l 'article

     «Tu es» de 1907 et

      ensuite

     le

    p o è m e « L ' H o m m e »

      des

     anné es

      1915-1919.

      A i n s i

      la

     critique

    litté raire d 'Ivan ov , par essence ré flexion sur le mo n de

     et

     conn ais

    sance d u m o n de , s 'exprim ait com m e instrum ent d'interpré tation

    de  la ré alité

     2 1

    .

      C e l a

      ne s igni fie pourtan t pas que l 'œuv re de

    20.

      orma  ormans

     et

     orma  ormata,  Sobrani e   oHneni j ,

      tome  3, p. 680.

    L'article

     est

     é crit

     en

     italien.

    21.

      M .

     C.

      G h i d i n i , « C r i t i c a

      letteraria  e

      ermeneutica

      in

     Vjaceslav

    Ivanov

     »,

      in

     U   onfronto  et t erar io,   Quaderni

      del

     Dipartimento

      di

     Lingue

     e

  • 8/18/2019 Dostoievski Ivanov

    17/177

    Dostoï evski soit

      un

      prétexte pour l 'élaboration

      d un

     systè me

    idé ologique o u gnosé ologique  particulier,  c o m m e i l

     en

      é tait po u r

    la

      crit ique impressionniste

     du

     dé but

      du

     X X

    e

      siècle , qu'Ivanov

    condamne

     de

      façon voilée dans

      la

     troisiè me partie

     de son liv re.

    Ivanov

     prend

     expressément ses distances

     et

     dé clare ê tre adepte

     et

    disciple  de

     D osto ï ev s ki

    2 2

      et,

      dans

      son

     interpré tation, po u r

     une

    synthèse plus complète

     de la

     doctrine

     de

     Dostoï evski, u tilise

      ses

    « propres conclusions », c'est-à-dire

      ce

     qu'aujourd'hui  nous appe

    lons

     métalangage de l'analyse scientifique.

    La  réponse

      à la

      deuxième question, celle relative

      aux

     parti

    cularités

     de la

     mé thode interpré tative ivan ov ienn e

     (aux

      catégo

    ries

      du

     m é talangage

      de

      l'analyse scientifique),

     est

      repérable

     de

    façon explicite dans

      les

      titres

      des

      deux premières parties

     du

    livre

     : en

     prenant

     en

     examen

      les

     images

     et les

     sign ification s

      des

    textes

      de

      Dostoï evski, Ivan ov aspire

      à

      définir

      et à

      m o nt r e r

     le

    principe

     de la

     tragé die

     et le

      m y th e q u i

     le

      sous-tendent. Dans

     la

    troisiè me partie, Ivan ov po se

      la

     quest ion

     de la

     nature d u diable

    et de l'idéal

     de

     sainteté aux yeux de Dostoï evski.

    U n e

      telle interprétation avait tendance

      à

     associer

      les aspects

    littéraires

      et

      p h i l o s o p h i c o - r e l i g i e u x .  T o u t

      au  l o n g  du

     siè cle,

    la

      p h i l o l o g i e

     a

      s o u v e n t r e c o n n u l ' i m p o r t a n c e

      de

      l ' a ppr o ch e

    «

     my thologique

     ». Ivanov ,

     à

     cette

     é poque, avait com m e devancier

    le grand spécialiste

      du

      monde classique  W i l a m o w i t z .  C e p e n

    dant,  contra irement

      à

      W i l a m o w i t z ,

      qui

     dans

      un des

      thèmes

    du

      r o m a n

      de  Z o l aL Argent

      avai t reconnu

      des

      réminiscences

    de

      Agamemnon

      d'Eschyle , l ' in terpréta t ion  «

     m y t h o l o g iq u e »

    d'Ivanov  touch e les poin ts né vralgiques de l'œuvre de Dostoï evski

    et,

     en

     gé né ral,

     de la

     psyché russe.

     Le

     chapitre

     «

     L'é pouse envoû

    té e

     »

     de la

      deuxième partie

     du

     livre

      est par

      exemple consacré

     à

    Letterature Straniere

     Moderne  delPUniversità

      di

     Pavia,  a nné e

     VII, n° 13,

    mai  1990, p. 170.

    22. Une

      série

      de

      caté gories esthé tiques

      essentielles de

      Dostoï evski

    coï ncide

     en effet

     avec

     les

      caté gories esthé tiques

     d'Ivanov, comme l'a bien

    montré

      Victor

      Terras dans

      « T h e

      Metaphysics

      of the

      Novel-Tragedy

     :

    Dostoevsky and

     Viacheslav Ivan ov», in  ussian   t udi es

     on

      Nat ion sIdenti t y,

    A n n A r b o r ,

      1990, p. 153-154.

  • 8/18/2019 Dostoievski Ivanov

    18/177

    l 'interprétation   d un  m y t h e do nt  le  sens  le  plus haut révèle le

    destin   du

      peuple russe

      et de son âme.

      Selon Ivanov ,

      la abula

    relative

      aux

     personnages

      des

     Dém ons,

     de la

      Boiteuse

      et de son

    c o n j o i n t  secret  Stavroguine , correspond  au  m o t if de la  fable

    russe

     sur la

      fiancée prisonnière, envoûtée

     par les

      esprits

     et sur

    so n

      libérateur Ivan-Tsarevitch. M a is  Stavroguine-Tsarevitch, à u n

    m o m e n t  de sa vie , s est  souillé d'un acte de trahiso n , du refus de

    sa prédestination royale

     et de

     « porteur

     de D ieu

     »

     ; et, à la indu

    r o m a n ,

      i l trahit une deuxiè me fois en refusan t de serv ir aussi  la

    ré volution athé e socialiste. L'É pouse-Boiteuse

      est

     emprisonné e,

    mais

      re co nna î t , dans

      la

      figure

      du

      « p r i n c e » S t av r o g u i n e ,

      le

    traî tre et

      l ' imposteur.

      A u sens mé taphysique, l 'É pouse-Boiteuse

    incarne   la  tragédie  de  l ' e m pr i so nne m e nt  du prin cipe fé minin

    du

      peuple russe, tandis

     que

     Stavroguine incarne l 'impuissance

    m o m e n t a n é e

     de son

      prin cipe m ascul in do nt aspirent

     à se

      servir

    les

      forces

      du

     m a l ,

     afin

      de

      soumettre l 'âme

      du

     pe up le russe

     élu

    p o u r

      être

     «

     porteur

     de D i e u

     », mais q u i envers

      D i e u  s est

     souillé

    d' un

     acte de

      trahison.

    D a n s  la  première part ie , Ivanov montra  la  présence chez

    Dostoï evski d'é lé ments

      de la

      tragé die archaï que q u i, selon l u i ,

    étaient

      implic i tement

      présents dans

     la

     c o m p o s i t io n

     et les

     conte

    nus thématiques  et  idéologiques  du ro m a n . D a n s  la  deuxième

    partie,

      il

      opère

      de

      façon analogue, mettant

      en

      évidence chez

    Dostoï evski

     les

     é lé ments d u m yth e archaï que.

    C e

      qu'Ivan ov sous-entend par

     le

     terme

     de «

     tragé die

     »

     d o it être

    éclairé.

      Auteur

      de  deux monographies sur la

     religion

      hellénique

    du  dieu  s o u f f r a n t

    2 3

    , Ivanov était de tous  les penseurs  russes de

    so n

      temps,

     le

     seul histo rien

     de

      profession des

      religions. Il

     dé mon

    trait

      dans

      ces

      travaux

     que le

      rite dionysiaque était

      le

     n o y a u s y n -

    crétique (selon   la  t e r m i no l o g i e de A. Vesselovski) de  départ,

    23.

     El l inskaja

      el t gt j a   t radaj uUego   oga   (La religion hellé nique  du

     dieu

    souffrant) et Di onisi j

     

    Pradionisijstvo  (Dionysos et le mythe dionysiaque

    originaire), Bakou, 1923.

      L'idée

      que la  conscience  ivanovienne  serait

    imprégnée

      de la

      tragé die

      antique peut s'appuyer sur le fait  qu'on  doit à

    Ivanov la traduction

     russe

     de six

     tragé dies

     d'Eschyle, dont

      l'é dition

     la plus

    récente

     remonte

     à 1989.

  • 8/18/2019 Dostoievski Ivanov

    19/177

    d'où

      se

      détachent

      au fil du

     temps

      les

      aff luents

      du

     fleuv e

     du

    cul t e, de a

     ult ure

     et de a  v i e  uot i dienne

    2 4

    . La

      haute tragédie

    attique,

      selon Ivan ov , dé riva dès

     le

     dé but du rite d u service

      divin

    rendu

      à

      D i o n y s o s

     et, en

      même temps,

      c é tait  le

      rite

      du

     culte

    hé roï que q u i retournait

     à son

     origine,

     au

      rite funèbre  primit i f :

    «L'idée

      la

     plus profond e

     de la

      religion  dionysiaque, l ' idée

     de

    l'identité

      de la

     m o r t

     et de la

     v ie, d u dé part

     et

     d u retour

     2 5

    , de la

    concentration

      dans  Pindividuation

     et

     dans

     sa

     dissolution , s'expri

    mait

      avec une très grande force symbolique dans

     la

     tragé die

     2 6

    . »

    Selon  Ivan ov , tragique est  la

     vision

      du m o n de de Dostoï evski :

    la vraie tragédie n'étant pas possible aux plans inférieurs de l'être

    (les événements extérieurs  de la vie q u o t i d ie nn e , le p s y c h o l o

    gique),  mais seulement à son niveau le plus haut, à des mo men ts

    critiques

      particuliers,

     lo rsque la v ie entiè re s'ou vre à la lumiè re de

    la  foudre : seulement quan d l 'ho m m e agit com me une personn a

    lité totalement libre

     et

     qu' i l

      dé cide qu el rô le du drame mé taphy

    sique  il  doit jouer,  celui  de

      D ieu

      ou celui  de ses  ennemis. La

    spé culation de Dostoï evski dans ses œuvres s'é lè ve jusqu 'à la plus

    grande tragédie métaphysique, jusqu'à  la  contemplation directe

    de la ré alité supé rieure, de   ens  eal i ssinturn.   E n cela, selon Ivano v,

    Dostoï evski

     n est

      comparable qu'à Dante

     cf.

     la pré face au

     livre

     et

    l ' introduction

     à

     la troisiè me partie).

    Toutefois , n ous n 'avo ns pas

     encore

      énuméré toutes  les po ssi

    bilités qu'offre à l'interpré tation des rom ans de Dostoï evski leur

    mise en parallèle avec la tragédie attique.

    L'acmé de cette tragédie, héritière du rite pu rificatoire  d i o n y

    siaque,

     est la cath arsis, la purification  du hé ros. Si l 'o n

     accepte

     la

    thè se ivan ov ienn e sur la pré sence du p rin cipe de la tragé die dans

    24.  Voir

     Lena

     Szilard,

      eskoVko

      atnetok  k  uêeni j u V j aé vanova  о

      at arsise

    (Quelques

     notes

     pour

     la thé orie  de V . Ivanov sur la catharsis), in  ult ura  e

    memori a. A t t i  del  erzo  Simposio Internazi onale

     dedi cato

     a V.

      vanov,  III,

    Florence,

      1988, p. 144, 145.

    25. Le terme indivi duacia   (strictement lié à sa

      signification  é t y m o l o

    gique) dans l'œuvre  de V . Ivanov assume un sens pré cis et profond,  lié de

    surcroî t à l'idé e de la m o nté e de la

     crise

     de l'individualisme en

     Europe.

    26.  Voir le chapitre « La

     naissance

     de la tragé die » dans  i onisi j   Pradio-

    nisijstoo, op . ci t .

  • 8/18/2019 Dostoievski Ivanov

    20/177

    les rom ans de Dostoï evski, alors o n peu t  appliquer à l'interpréta-

    t ion

     de ces romans la catégorie de la catharsis.

    I v a n o v

      parvient à sa thèse sur le caractère tragique des

    rom an s de Dostoï evski en analysan t leurs formes l it té raires.

    M a i s  Ivanov parvient à  cette  même thèse à travers l'interpréta

    t ion

      des contenus, dans une perspective

     philosophico-religieuse.

    Certes, une

      chose

      est de

      v o i r

      dans la thématique et dans les

    idées de

      rime  et

     Chât iment   le thème de la mort spirituelle  et de

    la

     ré surrection de Raskolnikov .  U n e autre, en revanch e, est de

     vo ir

    comment la structure même, la forme du roman avec tout son

    e nch e v ê t r e m e nt de

      causes

      et

      d effets,

      co ndu i se nt l e r o m a n

    à son point le plus élevé, à la  purif ication  et au salut du héros

    (et indiquent aussi une certaine solut ion cathart ique pour le

    lecteur) . Observons

     encore

      que c est  à ce point le plus élevé de

    la  narration romanesque que correspond la catharsis dans le

    final

      de la tragédie antique.

    D e

      l'é tude de Dostoï evski à travers le prisme de la  religion

    archaï que, Iva n ov dé duit la thè se sur le «dio n y sism e» de

    Dostoï evski lui-mê me (exposé e dans l'article de 1911, elle est pré

    sentée de manière abondante dans cet ouvrage). Selon Ivanov,

    l 'é crivain, condamné à mo rt po ur sa participation au cercle  de

    Pétrachevski, fit l 'expérience d'une

      sorte

      de mort spirituelle et

    de nouvelle naissance que dans la langue de la  religion diony

    siaque on peut appeler «  départ et retour,

      individuation

      et disso

    l u t i o n » ,  dans la langue des mystiques médiévaux, «mort de la

    personnalité». Cette renaissance intérieure de la personnalité

    c o n d i t i o n n e  le caractère unique et l'originalité de l'écrivain, la

    particularité de la méthode artistique de son réalisme «supé

    rieur

     »

     (selon la dé finition de Dostoï evski), sym boliqu e o u on to

    logique

      (selon la termin olo gie d'Ivan ov ), la structure du mon de

    artistique  créé par  lui .  La première conséquence de cette renais

    sance  «

     diony siaque

     », selon Ivan ov , fut que Dostoï evski dé cou

    vrit le m iracle de la pé né tration dans le moi  d'autrui cf.  deuxième

    partie,  ch ap. I, § 4). L a thè se selo n laquelle Dostoï evski parvient

    à

      l 'af f irmation,

      religieusement fondée, de la réalité ontologique

    de l'autre, t u  s,   est une des thèses principales du livre d'Ivanov.

  • 8/18/2019 Dostoievski Ivanov

    21/177

    Elle est rappelé e briè vement dans la pré face d u livre : « La  concep

    t ion

      du m o n de chez Dostoï evski se pré sente co m m e un e  sorte

    de réalisme ontologique, construit sur une auto-identification

    mystique  au

     m o i

     é tranger, co m m e un e ré alité fondé e dans Yens

    real issimum

    .»  Transférée dans la sphère éthique et  phi lo logique,

    la  formule

     t u

     s devient u n prin cipe dialogiqu e. O n aperçoit en

    elle

      ce p rincipe dialogiqu e q u i connaî t une vo gue un iverselle

    dans la critique d u

     XX

    e

      siècle.  C e l a  nous conduit à la comparai

    son/opposi t ion

      de

     cette

      idé e ivano vienn e avec la con ceptio n de

    M

    Bakh tine sur le  dialogisme  comme fondement de

      l ' innovation

    artistique  dostoï evslrienne.

    Dans  le  cercle  bakhtinien de  N e v e l ,  à la fin des années dix,

    l'œuvre d 'Iv an ov é tait objet de discussion à cô té de celles de saint

    Augustin  et  Vladimir  Soloviev

     2 7

    . Bakh tine et Ivan ov se conn ais

    s a ie n t p e r s o n n e l le m e n t , c o m m e n o u s le r a c o n t e B a k h t in e

    lui-même : en 1920 il rendit visite deux fois au poète dans ce

    même sanator ium proche de M o sc o u où fut é crite la Corres

    pondance

     d ' un

     oin

     à

      aut re

    1

    *.  Lors d'un de ses derniers entretiens

    Bakhtine  affirma :  «  Le poète le plus inf luent pour moi, e t pas

    seulement le poète, mais aussi le penseur et le chercheur, a été

    Ivanov.

     Jusqu'à

      aujourd'hui ,

      j 'a i éprouvé pour

     lui

      une profonde

    affection

     2 9

    . » Bakh tine possé dait un e vision  d'ensemble profo nd e

    et complète de l 'œuvre d'Ivanov. Dans son cours sur Ivanov au

    début des années vingt, il déclara :

     « S'i l

      n'y avait pas eu Ivanov

    comme penseur, probablement le symbolisme russe aurait

      suivi

    un

      autre  c h e m i n . »  Plus

      tard,

      à

      Leningrad,

      B a k h t in e d o n n a u n

    autre cours sur Ivanov dont les auditeurs jugèrent

     «

     qu' i l

      exigeait

    effort et tension, mais  q u ' i l  vous transportait l i t téralement ».

    À la f in du cours, l ' u n d'entre eux lança : « Q u e ll e  conférence !

    27. K. Clark,  M . Holquist,

    MichailBachti n,  Bologne,

      1991, p. 70.

    28. D 'aprè s une  conversation avec Bakhtine  du 11

      avril

      1974,  enregis

    trée par A. S.

     Botcharov

     :

     communication

      de I.  Szilard.

    29.

     Pepel i

      lmaz.

     I z

     asskazov

     M . M .

     Bakhti na

     apisannyx

     D . V .

      uvakinym

    (Cendre  et  diamant.  D'aprè s les

      contes

      de M . M . Bakhtine  enregistré s par

    V.

      D .

     Douvakin),

      in

     L i t era t u rn aïagazet a ,

      du 4 aoû t 1993, p. 6.

  • 8/18/2019 Dostoievski Ivanov

    22/177

    Il

      a  passé en revue toute  la  civilisation

     3 0

     

    » Bakhtine compre

    nait  profondément  le  «symbolisme réaliste» élaboré dans les

    art icles d'Ivanov,

      ce

      réal isme qui veut parvenir

     à

      «l 'essence

    réelle des phénomènes », le  système des symboles de la poésie

    d' I vanov ,

      le

     sens

      de ses

      recherches

      sur le dio n ysism e et sur

      l 'ori

    gine  dio n y siaqu e de la tragé die

     3 1

    . Il est  diff ici le  de penser que

    la

      pratique  et  l ' idéal du banquet platonicien cultivé dans les

    années   1905-1912  dans  la   t o u r d ' I v a n o v

      eussent

      p u  passer

    inaperçus de Bakhtine et de sa con cep tion du dialogue.

    D a n s Problèmes

     de a

     poéique

     de

     D ost oïevski   (écrit au début des

    années vingt) , Bakhtine met particulièrement en valeur  le rô le

    d'Ivanov  dans l'histoire de l'interprétation de l'écrivain, faisant

    ressortir  avant tout la formule

     t u

     es.   L'att itude de Bakhtine  est

    doubl e .

      Cet te formule , se lon  lui ,  exprime de façon «profonde

    et véridique

     »

     la particularité structu rale  principale  d u m o n d e et

    la

      vis ion

      du mo n de de Dostoï evski

     ;

      elle correspond

     à

      l 'appro

    che dialogique intérieure  de celui-ci,  à la  représentation de  la

    c on s cie n ce d u h é r o s

    3 2

    . Po urtant , Bakh tine considè re qu'Ivan ov

    interprétait  ce pr inc i pe co m m e  le  postulat religieux qui déter

    m i n e

      la

      vis ion

      d u m o n d e  de Dostoï evski et le   ont enu   de son

    r o m a n ,

      m a i s no n co m m e  le prin cipe de sa

      vis ion

     art i st i que   d u

    m o n d e  (souligné par Bakhtine). Dans la dernière affirmation se

    trouve

     l essence

      de l 'analogie

     et

     de la diffé rence

     entre

      Ivanov et

    Bakhtine .

      Ba kh tin e lui-mê me jugeait n é cessaire de

      limiter

      le but

    cogni t i f au

      cadre de la forme artist ique du roman

    3 3

    .

    O n  trouve, dans le dialogue ivan ovie n ,  com m e dans son idé e

    de  la  culture en gé né ral, un e source, u n prin cipe religieux.  Le

    30.

      R.

     M . Mirkina, «

     Baxtin

      kakim

     ja znala

     »

     (Bakhtine

      comme

      je l'ai

    connu),  in  ovoe Li teraturnoe Obozrenie,   1993, n° 2,  p. 169.

    31. «Iz

      lekcij

      po istorii russkoi

      kuPtury.

      Vjac.  Ivanov» (D'après les

    cours d'Histoire de la culture russe  de V.

     Ivanov)

      n  M . M . Baxtin,

      stet i ka

    slovesnogo oordestva,

     Moscou,  1979, p. 374-383 (Esthéique

     de a

     crét i on

     er

    bale,

     Gallimard,

      1984).

     Voir aussi K . Clark.  M .

     Holquist,

     op . c i t ., p.

     51-53.

    32.

     M .

     Bachtin,

      ostoevski j .

      oet i ca

     e

     t i l i st i ca,

      Turin,

      1968,

     p.

      17-18.

    33.  O p . c i t ., p. 18-49.

  • 8/18/2019 Dostoievski Ivanov

    23/177

  • 8/18/2019 Dostoievski Ivanov

    24/177

    l ' inf luence  grandissante de Dostoï evski, mais plus encore par les

    transformations  de la ré alité elle-m êm e que l'é crivain sut dé cou

    vrir

      avant tout autre

     »

      (article

     de 1961)

    38

    .

    E n  effet, une

      grande pro po rt ion

     de ce qui est

      perçu comme

    une découverte particulièrement bakhtinienne, appartient

     en

    partie, encore une

     fois ,

     à

     Dostoï evski

     et

     au patrimo ine gé néral

     de

    la

      pensée russe  de la  deuxième moitié  du

     XIX

    e

      et du début du

    XX

    e

      siècle. Il fau drait d'ailleurs parler n o n pas de découverte mais

    d'une façon propre

     à

      Bakhtine d'envisager

      les

      problèmes posés

    par  cette

      tradition

     de pensé e. A i n s i  se pré sente la

     phi losophie

     d u

    dialogue  de

     Bakht ine , l 'opposi t ion  de

     e  et  ut rui  qui

      constitue

     la

    pierre

      angulaire

     de son

     systè me

      et

      q u i ,

     en

      réalité, était aussi

     au

    centre

     de la

      pensé e p hi loso ph ique

     de

     Viatcheslav Ivanov

     et de

    tout u n groupe de penseurs moscovites et pé tersbourgeois de

     plu

    sieurs générations

     3 9

    ,  i l est

     vrai,

      dans des contextes philosoph iques

    toujours différents.

      M a i s

      la

      phénoménologie

      de la

      c o m m u n ic a

    t ion   de Bakh tine intè gre des é lé ments d'anth ropo logie ascé tique,

    l'idée

     de

      Pauto-négation pénitentielle

     et de

      l'acceptation aimante

    de l'autre

     ;

      elle transfère

      à des

      rapports purement humains

     les

    catégories religieuses,

     restant

      ainsi

     par

     principe

     une

     p h é n o m é n o

    logie  «

     de

     ce

     m o n d e

     4 0

      ». Le

     fait

     de

     connaî tre

     et

      apprécier la signi

    fication des autres penseurs  du X X

    e

     siè cle  reste ici une  tâche

    indispensable

      p o u r le  lecteur désireux de  comprendre la spécifi

    cité  de l'« idé e russe » de la  culture.

    Andreï   CHICHKINE .

    Traduit de l' italien

      par

     Tiz iana

      M l A N

    38. M . Baxtin,

     Estet i ka

      lovesnogo  tv orâesW a, op. ci t .,  p. 309 ; traduction

    française,

     Est héique de

     a

     crét i on  erbale,

      p. ci t .

    39. Il suffit de rappeler les noms de Soloviev et de

      A .

     A. Mejer d'un

    cô té ,  du  néokantien  A. I.  Vvedenski  et de son disciple I. Lapchine (qui de

    façon méticuleuse

      a

      étudié

     le

     processus

     de formation de ce

      problème

     à par

    tir de Kant, dans Problema  âuÊ ogo

     a v

     no v ejïej f i hsof i i (Le

      problème

      du Moi

    d'autrui dans la philosophie

     moderne)

     de

      l'autre,

     sans oublier S. Gessen,

    S. I. Frank, N. O.

     Losski.

    40. N. 1 Boneckaja,  « Baxtin i tradicii russkojfilosofî i», op. cit ., p. 88, 93.

  • 8/18/2019 Dostoievski Ivanov

    25/177

    N o t e  d u  traducteur

    La préent e  raduction  a  éé  i t e  sur

     e

      ext e   usse  paru  dans  

    t ion des  Œuvres

     de   i at cheslav

     vanov

     ous  e   i t re  Dostoï evski, s

    t i t ré

    ragédie -

      M y t h e

      -

      M y s t i q u e

     l9

     t ome

     V,  .  85-588,

     é.

      oyer

    ori ental

     ch réi en ,  ruxel les,  1997.

    L histoire de   et t e  ubl i cati on  est  omplexe  et  eut  êre réum

     

    Sur  e   onsei l  de  son  dèe

     mi

     Evseï  avi dovi t ch   chor,  Viatche

    Ivanov

     se

     déida à ééiter,  en

     es

     compléant

     et

     en

     es

      odi fi ant

     

    t rès  ensiblement ,  des

      rt i cles

      u i l   vai t  consacré à Dost oïevsk i  a

    de

    qui t t er a   ussie.

     Le

     ext e

     usse

      ri ginal

    qu i l  onfi a

     à

     son

      ra

    al lemand

     ne  ui  ut

      mais

     rest i t ué

     ar

     ce   erni er.   ouvrage   I va

    parut  n   l lemand  n

     1932

     hez  éiteur

     .

     G  B.   ohr  et  ut  radu

    l al lemand en

      nglais

     en  1952   ous  e   i t re  Freedom  an d The  Trag

    Life sous- t i t ré Study  in  Dostoevsky.

      imit r i

     vanov,  i l s  t  héi t i er

    de

      aut eur,  etAndreï

      hichki ne  ont

     nt repr i s  a  âche

     omplexe

     d

    en  usse

     un

     t exte

      l lemand

     qui

      arfoi s

     reproduisai t  l i t téal emen

    art i cles adis publ ié en

      usse,

      ai s  qui

      arfois

      vai t  éécomplèe

    réri t  en  vue

     de

     a   raduction   l lemande.   l s  ont  apporté un   oi n

     

    t i culi er à a   raduct ion

      ouvent   i f f ici le

     du   exi que   hi losophiqu

    l auteur.

      ans  es   ot es

     nous

     n avons

     pas   epri s   el les  des  éi

    1. Vers

     la

      fin de sa vie, V .  Ivanov souhaitait remplacer le mot mystique

    par le mot

     religion.

  • 8/18/2019 Dostoievski Ivanov

    26/177

    signal ent ,

      art out

     où

      original

      usse

      xi st e,  es   i vergenc

    t ext es usse  et   l lemand.

     En

     evanche,  nous   i gnalons  par  

    V.

     

    es

      ot es

     réigés

     par

      i at cheslav

     vanov

      ui -même

     et

     

    les  ot es  de

      éi teur.

  • 8/18/2019 Dostoievski Ivanov

    27/177

    Préface

    Je crois bon

      d'indiquer  l 'organisation

      interne de l 'enquête ici

    proposé e. À la triple analyse de Dostoï evski en tant qu 'auteur

    tragique,

      créateur de mythes et dispensateur d'un enseignement

    religieux

      répond la division  d u livre  en mé ditations sur la tragé

    die

      (« Tragodoum ena »),  sur le mythe (« M y t h o lo g o u m en a »)  et

    sur la

     religion

      (« Th e o l o g o u m e n a

     »).

      M a i s  ce ne sont là que trois

    points

      de vue dist incts permettant de contempler une seule

    nature insé cable. O n d o it

      ainsi  voir

      se ré vé ler ch ez Dostoï evski

    l 'unité interne d'une création dont chaque

      aspect

      suppose et

    condi t ionne

      les deux autres. Partant d'une analyse de la forme,

    j 'en con clus ic i que les oeuvres de Dostoï evski, de par leur struc

    ture interne, sont des tragédies sous un vêtement épique ; telle

    fut

      également

     URiade.   M a i s

      si nous y voyons la forme roma

    nesque

      s'y rapprocher extrêmement du prototype artist ique de

    la

      tragédie, c est  simplement parce que toute la conception du

    m o n d e  de Dostoï evski est tou jours et substan tiellem en t tra

    gique,  c'est-à-dire réaliste. Car la tragédie  n est  possible que

    comme relat ion mutuel le de  substances  réelles et libres. Et de

    fait  la

     phi losop hie

      de Dostoï evski no us apparaî t com m e u n ré a

    lisme

      o nto logique é manant d'une pé né tration my st ique dans le

    m o i   d'autrui affirmé dans sa qualité

    d ens

      eal i ssimum

      l

    .  L'étude

    1. Le plus  réel des êtres, l'être réel par

      excellence

     (N.d.É . ).

    — 27 —

  • 8/18/2019 Dostoievski Ivanov

    28/177

    artistique  des

      causes

      des actions humaines sur trois plans - le

    plan  pragmatique des événements extérieurs, le  plan psy ch o l o

    gique

     et, e n fin , le

     plan

      métaphysique - sphère de caractère pure

    men t in tel l igible - no us mo n tre que l 'h o m m e n'agit et ne se

    définit lui-même comme personne entièrement l ibre que sur ce

    dernier

      p lan .

      Par là même la tragédie au  sens  strict du mot se

    déplace dans le domaine où  s effectue  l'engagement  primordial

    de la volonté   libre,  c'est-à-dire dans la sphère métaphysique.

    Toutefois ,

      pour révéler les événements qui se déroulent dans

    cette  sphère, il n'y a pas d'autres moyens que le mythe, dans la

    mesure où no us enten don s par là un jugement synthé tique dans

    lequel

      u n

      sujet

      symbolique, s ignif iant une

      substance

     suprasen-

    sible,

      se  v o i t  attribuer un prédicat verbal qui révèle  cette  sub

    stance

      sous une forme dynamique en ce qu'elle a d'actif ou de

    passif. À l 'o rigin e des œuvres de Dostoï evski do iv en t do n c se

    trouver

      des repré sentations m y th iques - ce qu i est confirmé par

    la

      présence de motifs mythologiques dans ses plus grandes

    œuv res. Les spé culations de Dostoï evski sur la tragé die mé ta

    physique

      qui se déploie  entre

      D i e u

      et l 'homme composent un

    système dialectique qui figure dans la troisième partie de ce

    livre.  C e systè me, en co n cordan ce avec son p rinc ipe tragique,

    repose sur

      l ' op p osi t ion

      augustinienne

     entre

      l 'amour de

      D i e u

      et

    l ' amour  de soi poussé jusqu'à la haine de  D i e u .  La phi losophie

    traitant de la puissance d u m al q u i ré sulte de l 'analyse des arché

    types -

      Lucifer ,  A r i m a n ,

      Légion (ou le mal dans la sphère

    sociale) - trouve dans le chapitre de conclusion son corrélat

    dans l 'exp o sitio n de l'idé al religieux d'un e « h agiocratie ».

    Voilà ce que je voulais dire sur la structure interne du

      livre

    dans sa totalité ; j 'ajou terai quelques m ots sur sa genè se. M es pre

    miers  travaux sur le roman-tragé die et la religion  de Dostoï evski,

    parus  dès 1911 et 1917 dans le mensuel pétersbourgeois L a Pensé

    russe et in clu s dans les

     tomes

      II et III de mes articles, sont à  l 'ori

    gine

      des première et troisième parties (« T r a g o d o u m e n a

     »

      et

    « T h e o l o g o u m e n a »),  m ais i ls on t é té si profondé ment remanié s

    que leur co n ten u, et n o n seulement leur form e, diffè re d u

     texte

    primit i f

      ; la deuxième partie

      (« M y t h o l o go u m e n a »)

      - à l'excep-

  • 8/18/2019 Dostoievski Ivanov

    29/177

    tion  de quelques pages sur la natu re d u m y th e et l'idé e maî tresse

    des D ém ons

    1

      (dans la revue

      i l l ons

     et   ornes),   v o i t  le jou r po ur la

    première fois. En ce qui concerne la présente édition, je suis

    contraint  de me reconnaî tre cou pable devant m o n cher traduc

    teur

     :

      mon péché est d'avoir, par des rajouts parfois abondants

    (entre

      autres une autocitation poétique p. 54) et par de

      capri

    cieuses fantaisies stylistiques, porté préjudice à l'excellent  travail

    qu'il  avait mené à bie n . Si le lecteur v ena it à remarquer quelq ue

    bizarrerie

      dans le

     texte

      al lemand,

      qu' i l

      l 'at tribue à m o n interv en

    t ion ,

      qu' i l  ne s 'en prenne qu'à moi. I l convient enfin de rappe

    ler

      avec une profonde gratitude la part qu'a prise dans la mise

    au

      point et l 'édition de ce

      livre

      mon ami Evseï

      D a v i d o v i t c h

    Sch or (Fribourg) ; des anné es d uran t, avec un e a ffectio n et u n

    dévouement

      efficaces

      et inlassables, il a veillé sur la réalisation

    de

      cette

      édit ion. Bien

      plus,

      i l est le premier à m'avoir donné

    l'idé e de rassembler en u n to ut mes p ub licat io n s sur Dostoï evski

    et mes notes  inédites ; sans sa clairvo yan te initiative  et son indé

    fectible fidé lité , ce

      livre

      n 'aurait pas v u le jour.

    Pavie,  décembre 1931.

    1.

      Souvent traduit

      en français par

     L es Posséé

     (N.d.T).

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    P REM IÈ R E

      PARTI E

    T r a g o d o u m e n a

    Il

      y a u n demi-siè cle qu e Dostoï evski est m o rt , o r ses oeuvres

    et son influence sont plus vivantes que jamais. Il a insufflé une

    vie « dé monique » aux images de son art ; dans la succession des

    âges elles ne sont pas éloignées de nous d'un seul pouce, elles

    ne vieillissent pas, ne veulent pas s'éloigner vers les lumineux

    pourpris

      des M uses n i devenir po ur no us

     l objet

      d ' u ne co nt e m

    plation  dé taché e o u in erte. Ell es se laissent reconn aî tre dans les

    rues  parmi  les  taches  douteuses du  brouil lard  de la  vi l le ,  v i e n

    nent frapper à nos portes comme des vagabonds inquiets, par

    des nuits blanches ou obscures, s'installent pour converser avec

    nous à no s heures d 'inso m n ie et n ous t ienn ent d'effrayants

      pro

    pos de leur v o i x paisible et familière. À la limite  même de notre

    horizon  Dostoï evski a allumé des phares do n t l'é clat a qu elque

    chose  d'inv raisem blable , d'extra-terrestre. C e ne son t plus des

    phares pour cette  terre, mais des étoiles du

     ciel ,

      tandis que lui-

    même ne nous a pas quittés,

      qu ' i l

      demeure indéfectiblement

    avec nous et  qu' i l  braque sur nos cœurs ces rayons, ces javelots

    lumineux,  cruellem en t salvateurs, plus brû lants que le fer in ca n

    descent. À chaq ue spasme de no tre c œu r i l ré pond : «J e sais,

    j'en sais plus  l o n g ,  et plus encore. » À chaque grondement du

    tourbil lon

      qu i no us en sorcelle, à chaque regard de l'abî me qu i

    nous appelle, il répond par le chant vertigineux des flûtes abys

    sales. Et il se tient devant nous, inéluctable, avec son regard

    inquisi teur

      et indéchif fré , lui qui nous a déchif frés - guide

  • 8/18/2019 Dostoievski Ivanov

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    ténébreux et lucide dans le labyrinthe spirituel  de notre âme -

    notre guide et notre

      Argus.

    Il

      v it

      parmi

      nous et marche avec nous, car malgré toute son

    aspiration  à l 'un ive rsel et à

      l ' h u m a i n

      dans sa totalité il a, plus

    que ses contemporains , annoncé   cette  complexité  d âme  et

    d'esprit q u i a no tablemen t contribué à dé terminer la conscience

    actuelle ; s'il fut  ainsi  capable d'inaugurer et de prédéterminer,

    c est

      parce  q u ' i l  a p s y c h o l o g i q u e m e n t e t o n t o l o g i q u e m e n t

    a pprofondi  et accusé les contradictions de son siècle et exercé

    une inf luence incomparable en apportant des puissances de

    f e r m e nt a t i o n   qui devaient bouleverser les tréfonds du sub

    con scient et d u supraconscient h um ains. « T o u t c o m m e T u r n e r

    a créé les brouillards de Londres», i l a découvert , i l a révélé,

    i l  a revêtu d 'une fo rm e ré alisé e ce q u i n 'avait pas encore  été élu

    cidé :  l ' inf inie  complexité , la m ult i tu de de strates  ou de  signifi

    c at io n s de l ' h o m m e c o n t e m p o r a i n o u plu tô t de l ' h o m m e

    éternel dans son avatar le plus moderne. Il a posé à l 'avenir

    des questions que nul n'avait posées avant  lu i  et a murmuré des

    réponses à des questions

     encore

      incompréhensibles. Grâce à son

    in t ui t ion

      artistique i l a v u s 'o uv rir devant l u i les imp ulsio n s les

    plus  secrè tes, les mé andres et les abî mes les plu s caché s de la

    personne humaine .

     A v a n t

      lu i nous ne connaissions n i l 'hom m e

    d u

      souterrain n i les surh om m es, co m m e le Ra sko ln iko v de

    Crime et

     Chât iment  o u le

      Kir i l lov

      des

     Dém ons,

      ces soleils idéalistes,

    centres  d 'u n iv e r s , qu i  restent  cachés dans les greniers et les

    arrière-cours de Pétersbourg, nous ignorions ces personnalités

    polaires

      q u i fuient le mo n de et  D i e u ,  et autour desquelles

      gravi

    tent  non seulement tout l 'ordre vital  qui les nie, mais

     encore

      le

    m o n d e

      qu'ils

      nient, et dont la conversation au fond de leurs

    taniè res devait tellem ent apprendre à la derniè re in carn atio n de

    Zarathoustra.  N o u s  ne savions pas que dans les tanières de ces

    cœurs i l y avait assez  de place pour l 'incessant combat  entre  les

    milices  de

      M i c h e l

      et ce lles de Lu cifer po ur la do m in atio n du

    m o n d e .  Il avait extorqué au destin son

     secret

      le p lus int im e sur

    l'unité et la liberté de l 'h o m m e ; sur le fon dem en t tragique de la

    vie ,

      p u is qu e l 'h o m m e n est  pas ce  qu' i l  est ; sur le paradis qui

  • 8/18/2019 Dostoievski Ivanov

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    fleurit

      à nos côtés et que no us ne v oy on s pas, parce que no us ne

    v o u l o n s

      pas le

     v o i r

     ; sur la faute de ch acu n q u i lie tous les autres,

    tout comme sa sanctification sanctifie tous les autres   et  sa souf

    france les rachète tous ;  sur le péché d'une action mauvaise qui

    peut être racheté, car tous  le prenn ent  en  charge, tandis que le

    péché d'un rêve mauvais sur  le m o n d e  ne  peut être expié,  car

    celui

      q u i s y livre  est  isolé dans son propre reflet  et voué  à y

    demeurer tout entier ; sur la croyance   en D i e u  et l ' incro yan ce,

    qui

      ne

      sont pas deux explications divergentes du monde, mais

    deux  modes  d existence  hé té rogè nes q u i existent cô te  à  cô te

    comme  la  terre et l 'antim on de, chacun é tant soum is jusqu'à la

    fin  à sa l o i interne dans le cham p d 'action q u i l u i  est pro pre.

    Pour

      ainsi  scruter,  approfondir et enr ichir notre m on de in té

    rieur,  p o u r  ainsi  rendre  la vie com plexe ,  ce  nouveau Dédale

    devait être le plus  complexe et, dans son ordre, le  plus  grandiose

    des artistes. Il fut l'architecte d'un labyrinthe souterrain, servant

    de fondations  à la   nouvelle spiritualité d'un

     m o i

      universel et

    pan-humain.

    C'es t

      p o u r q u o i

      le  regard  de  l'artiste  est i n v a r i a b le m e n t

    tourné vers l'inté rieur, c est

      p o u r q u o i

      o n  v o i t  si  rarement dans

    ses œuvres le visage

      lumineux

      de la terre, le  soleil  rayon nan t sur

    de

     vastes

      plaines,

     c est

      tout

     juste

      si les étoiles éternelles

      se

     m o n

    trent  à  travers  des o uv ertures de la voû te, co m m e cel les que

    Dante  voi t  de son gî te dans une des section s d u

      urgatoi re,

      d u

    fond  d'une grotte  à  l 'entrée étroite dont i l dit :  «

     P eu

      de chose

    du

      dehors étaient

      visibles,

      mais à travers ce peu je  vis les étoiles

    plus  claires et  plus  grandes q u'à l 'accoutum é e. »

    Poco

      ot ea  arer  H.  el   ifuori

    M a per   uel  oco   edev io  e s el le

    D i  or  ol ere  e  più hiare  e  aggiori .

    (Purgatoi re,  X X V I I , 88)

    Mais  la distance

      entre

      la grotte  et  l 'étoile  est  trop grande

    pour

      q u ' o n

      puisse

      en

     tr iom ph er par

      les

     procédés

     de la

     pure

    et simple é popé e q u i, à l'im age d 'u n fleuve, s'é tale largement et

  • 8/18/2019 Dostoievski Ivanov

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    lentement dans une val lée aplanie . Seul un art dionysiaque

    encore  non révélé pouvait nous conter les appels qu'échangent

    les abî mes de l'âm e («

      byssus   hyssum

     nvocat

     -

      l'abî me app

    l'abî me », Psaume X L I , 8). L a repré sentation scé nique serait ici

    m al  appropriée : trop peu introspective et trop peu stratifiée.

    Il  existait toutefois un genre littéraire

      qui ,

     sans rien  av oir de  dio

    nysiaque,  était par nature protéique,  fluide,  changeant, et ne

    pouva i t

      être rangé sous aucune forme littéraire rigoureuse - qui

    assimilait

      d'aussi bon gré, avec une égale malléabilité, le récit

    épique et la méditation, le dialogue et le monologue, le macro-

    cosme  et le microcosme, le dithyrambe et l 'analyse. De fait , i l

    prétendait

     justement

      assumer le rô le de l'art le plus repré sentatif

    du

      temps et osait rivaliser avec l'art du passé.  Pou rqu oi  le char

    rénové de Dionysos

      n'aurait-il

      pas parcouru la voie stratégique

    creusé e par le rom an ?

    Voilà

      p o u r q u o i

      le narrateur des pérégrinations dans le laby

    rinthe

      n ous ré vèle dans la co m po sit ion interne de son d o n poé

    t ique,  et  sans  s'en apercevoir, sa propre nature tragique, si bien

    que le roman, sous sa plume, devient une tragédie cachée sous

    u n  voi l e

      épique - telle avait été  l l i ade.

  • 8/18/2019 Dostoievski Ivanov

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    î

    L e

      roman tragédie

    C e  qu' i l  y a de parfaitement n eu f chez Dostoï evski,  c est

    l 'extrême proximité de sa forme romanesque et du prototype

    tragique.  N o n  qu' i l  l'ait consciemment désirée dans des vues

    artistiques ; au co n traire , i l agissait sans la m o in dr e arriè re-pensé e.

    Tout  son être l 'exigeait : i l ne po uv ait cré er  qu'ainsi ,  car ce

     n est

    qu'ainsi  qu'i l  po uv ait capter la v ie par la pensé e et la con tem pler

    dans ses images. C'est

      p o u r q u o i

      tout ce

      qu' i l

      voulait raconter

    dans un récit épique (il n'a jamais essayé d'écrire de drames, les

    limites  de la scène étaient pour lui évidemment trop étroites)

    prenait  la forme de la tragédie et suivait - tant dans l'ensemble

    que dans les détails les plus menus - les lois intérieures de celle-

    ci.  Il n'y a pas d'exemple plus criant de l 'identité de la forme et

    du

      contenu, s i l 'o n entend par con tenu

      l ' in t ui t ion

      première de

    la vie et par fo rm e la façon de ré vé ler cette  in tu i t ion  par les  pro

    cédés artistiques qui sont la chair et le sang d'un monde   n o u

    veau, tout tissé d'images vivantes.

    Eschyle  dit que son art n est  fait que des miettes du festin

    d'Homère.

     Ull iade

      est apparue comme la première et la plus

    grande des tragé dies à une é poque où i l n'é tait sim plem en t pas

    question

      de la tragédie comme forme artistique. Ce monument

    de l'épopée européenne, premier dans le temps et insurpassable

  • 8/18/2019 Dostoievski Ivanov

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    dans sa perfection, était intérieurement une tragédie tant par

    sa conception et la conduite de l 'action que par le pathos qui

    l 'animait.

      D'après la définition des Anciens, à la différence de

    UOdyssé,  descriptive de mœurs o u «é thiqu e»,

      4l i ade

      é tait u n

    p o è m e

     «

     pathé tique », c'est-à-dire repré sentant les passion s de ses

    héros. DansL Odyssé le ferment tragique

      originel

      est é puisé :

    après elle s'amorce le lent effondrement de toute l 'épopée tra

    gique,  et la form e é pique que nou s appelons du n o m de rom an

    se développe avec une puissance croissante pour devenir à

    l 'époque moderne de plus en plus ample et variée. Dans son

    élan pour assimiler tous les attributs du grand art elle atteint sa

    complète maturité avant d'avoir intégré dans ses formes la tragé

    die pu re.

    Selon   Platon, l