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Extrait de la publication
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LA NOUVELLE
REVUE FRANÇAISE
HÔLDERLIN
Je ne t'imiterai point dans ta paroleô
Poète brûlé tes forêts intérieuresLong incendie incendié sur qui souffleLe vent interminable de l'Histoire
Je ne te prendrai pas dans mes bras comme le feuQu'on étouffeJe ne te frapperai pas avec les motsQui moins éteignent qu'ils f ont jaillir l'étincelleEt la douleur
Je t'appelle à mon secours dans l'épais taillis dit siècleDonne-moi ta main longtemps pour écouter le silence
Au-delà du discours au-delà des obscurs
Pressentiments
Dans cette nuit profonde où naît à chaque murmure
L'âme ou de quelque nom que tula nommes
Cette flamme à transformer l'hommeCe perpétuel abîme renversé
Comme tu te tais comme
Tu te tais merveilleusement jusque
Extrait de la publication
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Dans les choses dites les choses triées séparéesdistantes
Les
Choses sur le papier posées avec millePrécautions sur le papier constellé de trousCe ciel en toi nocturne où
parmi les troupeaux endormisSeuls brillent les bergers
Debout sans bruit sinon le pendule fou de leur cœur
Et ce poème noir plus par l'espacement des astres
Parle que par leurEclat
Heureux celui qui se jette au bout de lui-même
Dans la bouche de lave ayant choisiL'heure
Et le lieu le formidable paysage d'en finirMais tu n'as point fait offrande à l'Etna de toi-mêmeHolderlin
Heureux à son amour celui
Qui n'a survécu d'Une minute
Heureux
Le corps démâté démembré disjointQui n'a pas plus qu'à son amour à soi-même
survécu
Et le temps qui te fut imparti pour ton visageDans les miroirs ou l'étangSe déchire en deux d'une seule
Epée à ceDroit-fil de la soie sauvage où la lumière passeBrutalement par le rideau son jeune bras d'assassin
Non pas à ce qu'on dit entre
Extrait de la publication
HÔLDERLIN
Se connaître et la déraison
Non pas entre être et ne pas êtreMais entre vivre et sa prison
Ce n'est pas à toi que je parle enfant inspiréMais à l'autre qui fut ramené dans uite tour au-
dessus du Neckar
A l'âge du trépas pour Apollinaire ou pareilMaïakovski
Je parle à l'autre au-dessus du Neckar pour laseconde
Moitié de sa vie
Et nul ne sait si l'on t'
Avait laissé pour les relire jourAprès jour
les lettres de Diotima
Je lui parle à lui toi l'homme de long périrA toi lui qui va demeurer ici trente-sept annéesA lui pour qui la mort est vivre aussi bienQu'est mourir la vie
J'aime tes portraits terribles d'après la foudre
Toi qui chantais à chêne fendreLes dévastations de l'âgeEt cette face par quoi désormais devient
incompréhensibleLe haut amour ancien qu'on ne pourra jamais
pourtant
Détacher de toi ta légende
C'est toi c'est lui que je regarde
Et chaque pli de ta bouche et chaque ride au coinde tes yeux
Ces obliques blessures de la durée
C'est moi que je regarde en lui pour mieuxAle retrouver et comment il se peut
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Que je me fasse en toi lui peu à peuTiens vous recommencez jeux de jadis vous rimesQu'on entendait courir parfois dans l'escalierAlexandrin
Dieu d'en f er voilà que j'atteins les rivesDu destin Trois ans peut-être encore et nousSerons tous deux quittes avec le monde ayant euMême score
Je ne voudrais pas continuer cette route sans toiAvec qui partager plus loin ces secrets de personne
Ta tour me serait close et le Neckar en vain
Coulerait à l'écart
Je n'aurais plus où me souvenir où me perdreHormis toi nul ne sait la beauté noire de ne rien
Attendre
A qui parler le langage purDu désespoir
appris par trop avoir pratiqué l'espérance
Nous sommes tous les deux prisonniers sans prisonJe ne te donnerai pas à visiterLa mienne
Le brasier touche à sa fin Les jeunes gensPoussent du pied sans y penser les dernières braisesMaintenant tout est clair qui fut ténébreuxEt manifeste au rendez-vous que jamais ne viendra
personne
Ma f orce est en cette science en cette certitude mavictoire
Il a fallu me déchirer de mes mains pourEn arriver à dire cela d'évidence
Et voyez
Qu'il n'y a point de pleurs sur cette joie et dans cegosier
Extrait de la publication
HÔLDERLIN
Véhément point de cris
J'ai fait abandon du bonheur Il s'est assisAilleurs II attend
comme un gamin pour la premièref ois sur les bancs
De l'école
Il attend le Christophe inconnu près de lafontaine afin
D'être porté par son épauleQui traversera la rivière d'un pas géant
On ne m'a laissé d'oreille qu'aux sanglotsIls viennent à moi de toute la terre
J'avais donc été fait pour cette pitié sans finGens de partout je ne connais rien de pisQu'un arbre brisé par la tempêteAujourd'huiLe monde est jonché de branches
Les nids
Tombèrent
A quoi bon ma voix si vous la couvrez de tambours
Et ne sont pas toujours de sang les martyrs
Celui-là guère n'a besoin de mettre son doigt dans
leur plaieQui ne montre pas sa propre blessureII sait
Je dis Il sait
L'univers pour lui semble à jamais la Grèce
Où n'ont plus les colonnes autre but que lever lesbras
Il reste ici des dieux la dérision par f aite des genouxA Tübingen pourtant tu continuesD'y rêver humble Scardinelli
Extrait de la publication
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Et me voilà plus inutile que le saule sur le seuilLes jours de grand vent qui fait des gestes de sa jupeAu milieu de la peur panique des oiseaux
Je vis les derniers moments d'entendre
Les derniers de voir Les derniers parfums del'injustice
La dernière marche triomphale que même à périrJe ne
Voilà que nous ne serons plus qu'une pierreQuelque part ou pas même Un nom qui s'effaceJe suis encore assis au seuil de la Barbarie
Comme un mendiant qui ne tend pas la mainJ'aime le goût amer des cendres
L'âpre pulpe des poires l'aile impalpableSur moi des oiseaux bas d'orage
J'aime tout ce qui brille à mes yeux fermésDe cette grande lueur invisible
J'aime sans un mot ce qui s'avance à quoi
Je n'aurai plaisir ni part
Mais un peu de poussière enfin que poussePlus tard
Extrait de la publication
HOLDERLIN
pleut des fleurs Le printemps
Est venu trop vite
Les bourgeons se sont ouverts d'erreur
L'imprudent aveu s'est formé sur la lèvre avantLa lèvre Ainsi toujoursLes idées
L'une entraîne l'autre on n'a
Loisir ni de les comparer niDe choisir Le printemps est venu vraiment
Trop viteJe n'ai pas eu deux jours de lilas
Que l'orage
II n'y a rien d'aussi capricieux que les idéesPour un rien voilà qu'elles ont perdu leur pantoufleOu qu'elles se coupent une main
Avant que le f relon s'y loge
Le sens même passe avant le long soleil
Des paroles pas encore ditesLa vie est perpétuellement éveil d'un rêveOublié
Le poèmeUn regret qui précède le jour
Je me perds
Extrait de la publication
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
A peine endormi je vois le Mal et le BienIl n'y a pas d'autre songe que celui duJ'hésite faut-il la lumière avant l'ombre ouQue le Mal précède le Bien comme pour unePersonne si la lampe reste sur la tableEt vous êtes dans le corridor L'homme sort
De la pièce II est noir vers vous ProbablementSon dos brille à d'autres
Le Mal marche donc premier le Bien le suit sans
Doute et s'il n'y avait d'abord le Mal yAurait-il jamais le Bien
Je dis donc qu'
Il n'y a pas d'autre songe que celui duMal et du Bien dans cet ordre de succession
Ainsi le Mal précède et le Bien après vientPortant dans son cœur en fait de lumière laBlessure du Mal
II n'y a pas d'autre songe que la blessure
Que je dis pas d'autre songe que de l'intimeLieu de l'ombre et de la lumière pas d'autre
Songe et le Bien marche blessé je suppose oùLoge son cœur c'est là c'est où loge son cœurJ'ai vu dans les temps éveillés plus de blessuresQue de cheveux sur une tête de vingt ans
Extrait de la publication
HÔLDERLIN
en est d'affreuses
Le Bien s'avance il est jeune va-t-il tomberIl a le pas vers l'échajaud des condamnés
A mort Pourquoi si faible a-t-il si mal le BienSa chemise est ouverte comme il sied à ceux
Qu'on a réveillés de très bonne heure pour qu'ilsAient le cou tranché Le Bien sourit La chemise
II l'écarte afin que je puisse bien voir saPoitrine et la plaie
Toutes les nuits toutes les nuits sans en manquerUne
Et maintenant nous ne sommes plus dans laPrison
L'éclairage a changé qui frappe en faceQuand il sort de la prison celui qui souritVers moi c'est par devant qu'il brille avant même êtreDehors
Quelqu'un doit avoir vers lui levé la
Chandelle de l'aube quelqu'un qui voulait voirBattre un cœur encore
Je n'ai pas vu comment le Mal en Bien se changeTout d'un coup c'était ainsi le Mal n'était plusQu'une encre pour donner relief à ce jeune hommeQui de ses deux mains écarte un peu sa chemiseParce qu'il n'a plus le temps de dire une choseEssentielle autrement qu'avec ses deux mains
Ecartant écartant sa chemise qu'on voieSon cœur battre battre
Il n'a plus le temps de l'essentiel II n'a
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Plus le temps que de son visage et même mêmeUn visage il lui faut trop longtemps pour sourirePour dire vous voyez pour dire
je suis votreHumble votre très humble ou comment donc dit-on
Maintenant c'est trop tardAvec humilité
Un jour qu'on m'entende il suffira de ces deuxMots
SCARDANELLI
Le vent s'il est f ort pour les cheminéesLe passant son chapeau roule II y porteSes mains trop tard pour le retenir
Dit qu'II fait un vent fou
De même les paroles
Un siècle on a mis un siècle à comprendre NervalLes soupirs de la Sainte Et Lautréamont avecCette machine à coudre
Je ris encore quand je pense à l'étonnement du
Mécène devant Le Pèse-Nerfs pour lequel j'avaisImaginé d'ouvrir une collection
dite
Pour vos beaux yeux
Qui sera le suivant Un vent fou
II est commode assurément de tout expliquer parLa folie où commence la folie
Orphée
Lui descend dans l'incompréhensible enfer
Extrait de la publication
HÔLDERLIN
A la recherche d'Enridyce Et DiotitnaPeut-être dans ces jours dont on ne saura jamais
rien
L'avais-tu suivie au f ond du non-êtreLa folie où commence la folie HôlderlinSurvivre quarante et une années
Voilà bien
La folie
Qui sera le suivant de ces Messieurs Le chapeauRoule
Une partie de rugby appelée LA DOULEURLe vent donne le coup d'envoi Le vent fou
L'inexplicable n'est pas ce que folie expliqueL'inexplicable c'est que le chapeau ne s'envole pasQuand le vent souffle et que la raison soit si forte
Que le chapeau ne s'envole pas
II était pour les siens le petit Fritz et la bien-aimée
L'appelait son Hôlder AhSi nous avions toutes ses lettres
Alors
Nous n'aurions plus besoin de la folieElle
Disait que le soleil s'était éteintPour elle
Elle disait notre soleil
Un autre jour commeElle voulait écrire une abeille piqua sa main droite
Qui sera le f ou suivantCertaines nuits je m'éveille et je n'ai plus
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Ma raison
Je dors nu
Si je pouvais seulement savoir où tasAs pris ce nom italien pour remplacer le bruit souabeQue faisaient vers toi les lèvres aiméesSi je pouvais seulement savoir
Avec humilité
Je m'éveille et je n'ai plusMon chapeau mon superbe chapeauDe pailleDans la maison noire il claque des portes
Un vent fouBeau comme la rencontre
Ceux dont le chapeau s'est envolé montrentLeur tête à l'avenir
Elle en vaut elle en vaut la peine
A l'aube de mourir leur tête de toute beauté
ARAGON
Extrait de la publication
SUR LA DËSHUMANISATION
DE LA LITTERATURE
« Déshumanisation », j'éprouve, je l'avoue, quelque scru-
pule à écrire ce néologisme. C'est qu'on n'en a que tropabusé déjà, et je sais trop bien dans quel sens et avec quellesintentions. Mais enfin, c'est un fait que l'homme d'aujour-
d'hui est et se sent menacé de partout, par les techniquesqu'il sert autant et plus déjà qu'elles ne le servent, dont il al'obscure crainte qu'elles ne se referment sur lui et ne ledévorent comme un piège à loups dont il n'aurait plus laclef par la menace latente qui a accompagné et fissuré dèsle premier instant le porche de l'âge atomique où nousvivons; par les philosophies enfin qui achèvent de convain-cre l'homme de notre temps qu'il en a fini d'être « la mesure
de toutes choses ». En témoigne l'imprévu et éclatant succès
d'une philosophie récente qui, la mode s'en mêlant maisles modes elles-mêmes ne s'instaurent pas sans répondre à
une attente profonde dont elles sont comme la fixation, lacristallisation évidente, est en train, semble-t-il, avec cette
accélération qui est aussi une des marques de notre temps,
de reléguer la pensée sartrienne au rang des vieillerieshumanistes. Le succès même de la première partie del'œuvre en cours de Michel Foucault, Les Mots et les
Choses, dont Sartre a pu dire très justement qu'elle subs-
tituait à l'ancien « positivisme des faitscher au xixe siè-
cle rationaliste un « positivisme des signes», est à la fois
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
inquiétant et significatif dans la mesure où cette « archéo-logie(ou « géologie »), ce recensement de toutes lesstructures et de toutes les mutations qui ont contribué à
créer l'homme moderne croient constater que ce n'est pas
seulement cette figure, mais la figure même de l'homme qui
est une invention récente et vouée à une « fin prochaine o.
Cette « fin prochaine » il semble bien qu'elle soit déjà
en cours dans toute une part, sinon la plus importante, laplus caractéristique en tout cas, de la littérature de notre
temps. Tout se passe comme si, après l'art, la littérature,
qui semblait devoir être l'ultime refuge de l'homme, et au
besoin son ultime défense, le répudiait, le chassait et lecondamnait à son tour.
Je ne suis pas philosophe. Je suis de ceux, au contraire,
qui s'étonnent et s'inquiètent de voir l'écrivain, et souvent
les poètes eux-mêmes, comme saisis de mauvaise conscience
devant les philosophes, ne plus oser être pleinement ce qu'ilssont des écrivains, des poètes, et se mettre à l'école desphilosophies, écrire comme si la vie créatrice, loin de monter
des sources profondes en l'être qui se confondent peut-êtreavec celles de la vie, devait se soumettre en tremblant au
crible, au jugement, à l'assentiment d'une pensée concep-tuelle inquisitoriale. Je ne suis pas philosophe; et si je trou-vais tout à l'heure à ce mot même de « déshumanisation»
quelque chose d'ambigu, d'insatisfaisant, c'est que je nevoudrais pas qu'il y eût non plus à aucun moment équivoqueou malentendu. Je ne sais pas s'il y a une nature humaine
sans doute n'y a-t-il en effet sous cette notion qu'une desnostalgies, des images, des illusions ou des tentations déses-
pérées dont les hommes ont eu besoin pour vivre; et je n'ainullement l'intention, bien au contraire, de plaider, fût-cede façon déguisée, pour un humanisme traditionnel auquelnous devons trop de duperies, de fades mensonges, tropd'hypocrisie et de rassurante bonne conscience. Mais jecrois, je sais en revanche qu'il y a des hommes, des hom-
mes concrets, vivants, divers, aux prises chacun avec
Extrait de la publication
SUR LA DÉSHUMANISATION DE LA LITTÉRATURE
leur aventure, des hommes qui naissent, qui souffrent,
qui aiment, qui meurent je sais que cette aventure, dans cequ'elle a de plus singulier, est une aventure commune, et jecrois que c'est de cette aventure, de ces êtres vivants,concrets, singuliers et irremplaçables, que c'est d'eux et àeux que la littérature a pour fonction essentielle de parler.
La littérature et, tout particulièrement, le roman, qui,qu'on le déplore ou qu'on s'en réjouisse, tend, depuis unsiècle, et de plus en plus tend, paradoxalement, jusquedans son actuelle mise en cause, à absorber tous les autres
moyens d'expression et de communication. Au point que, le
plus ancien peut-être de ce qu'on appelait naguère les« genres littéraires » l'épopée, c'est dans le moule du
roman, aujourd'hui, qu'elle se coulerait. L'Iliade et l'Odys-
sée, aujourd'hui, c'est La Guerre et la Paix, c'est la trilogiede Dos Passos ou l'œuvre tout entière de Faulkner.
C'est, ou plutôt, c'était. Hier, et non plus aujourd'hui. Leroman moderne est bien loin, au moins en Occident, de son-
ger à être épique; ou alors, il ne l'est que négativement, il
ne l'est, presque, que caricaturalement je songe à l'Ulysse
de Joyce. Il est, ou plutôt il était, récemment encore, l'épo-pée de l'homme seul. Il était, car, cela même, il tend à ne
l'être plus, et à expulser tout à fait jusqu'à ce cadavre
d'homme qui subsistait encore en lui et qui, dans Beckett,
dans Pinget, achève de se décomposer. Encore, dans Beckett,dans Pinget, y a-t-il des êtres, fussent-ils les témoins fascinés
de leur propre décomposition et de leur propre destin, ce
destin se confondant, se limitant peut-être à cette décompo-sition et à ce ressassement qui la constate. Il n'y a plusd'êtres dans l'œuvre, par ailleurs si fascinante, de Robbe-Grillet, ou du moins il tend à n'y en avoir plus les êtres n'yapparaissent plus pour ainsi dire que malgré eux et malgrél'écrivain qui s'acharne à les priver tour à tour de toutesleurs dimensions pour tenter de les réduire à ce qu'il appellelui-même la platitude. Il n'y a plus d'êtres dans les dernièresœuvres de Philippe Sollers et de son groupe, où le roman
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
apparaît essentiellement comme le roman de l'écriture,comme sa propre recherche et la recherche d'une structureclose n'atteignant et ne renvoyant à rien d'autre qu'à elle-même où, répudiant les moyens d'énonciation dits expres-sifs, il soupçonne et récuse la notion même de communica-tion, et, avec elle, ce besoin quasi viscéral, dans l'être
le plus démuni, qui appelle et écoute.
L'étrange, à mon sens, le paradoxal est que ces deux nou-velles formes de roman, dont la seconde surtout se donne et
se tient elle-même comme une pure entreprise formelle,
soient nées également sur les mêmes ruines, Joyce, Proust,
Kafka, Faulkner apparaissant moins comme les fondateurs
du roman moderne que sous l'aspect négatif que l'on tend
aujourd'hui à voir essentiellement en eux moins fonda-
teurs que destructeurs, et destructeurs non seulement du
roman traditionnel (entendons, sans nuance, celui du
xixe siècle, en feignant de croire qu'une même notion du
roman, une même grille, recouvre également l'entreprise de
Balzac, de Stendhal, de Flaubert, de Zola, de Dostoïevsky
et, pourquoi pas, de Lawrence !), mais du roman tout court.
A ces quelques noms, Joyce, Proust, Kafka, vient actuelle-
ment s'en ajouter un autre, celui de Flaubert, ancêtre que
reconnaissent à la fois, par un double mais signifiant malen-
tendu, l'école dite « du regard», ou dite encore « objec-
tale », et les aventuriers, les expérimentateurs de la pure
écriture pour qui le roman ne saurait être, comme la poésie,
que la seule aventure du langage. Se souvient-on d'un pro-pos d'Alain cavalièrement et bien légèrement intitulé
Pour en finir avec Flaubert? On imagine assez bien, venu
d'un autre bord, un Pour en finir avec Stendhal, et les écri-
vains de rejeter pour un temps dans cet étrange purgatoire
où ils ensevelissent ceux des leurs qui ne les préfigurent pasou dont l'ceuvre se situe à l'opposé de leurs propres recher-
ches, ce Stendhal qui eut tant de mal déjà à en émerger et
pour qui la vérité de l'écriture se confondait avec la véritéde l'être.
Extrait de la publication
SUR LA DÉSHUMANISATION DE LA LITTÉRATURE
Si Joyce et Kafka restent vénérés tous deux, Proust enrevanche est suspect dans la mesure où son œuvre est« entachéede psychologie, ou, comme on dit pour accen-tuer le mépris où tout mouvement d'investigation de l'être,
de la «profondeur», est tenu par les recherches
actuelles, de « psychologisme » Il est suspect et à demi
banni (comme l'est ou devrait logiquement l'être Stendhal,
qui, en un sens, est bien un anti-Flaubert) dans la mesureoù, en effet, il fait appel à une démarche analytique et où,s'opposant cependant à la psychologie classique, ce sont les
propres armes, les propres moyens de celle-ci que, le plussouvent, il utilise, il utilise, même, avec le même souci
qu'elle, le souci d'atteindre et de dégager des lois, bref une
vérité et une vérité universellement valable. Il est suspect
dans la mesure où subsistent dans son œuvre des person-
nages reconnaissables, disons Swann ou M. de Charlus; il
le serait bien davantage encore si l'on osait avouer que cer-
tains de ces personnages demeurent chez lui réductibles à
ce que l'âge classique appelait des « types et que vomis-
sent les Modernes M. de Norpois par exemple, qui est au
moins autant la convention type, le type de l'important qui
tourne à vide, que le père Grandet et Harpagon sont le type
de l'Avare. Odette même ne diffère guère, dans la quasi-
totalité de ses aspects, non seulement des courtisanes de
Balzac, mais des demi-mondaines qui grouillaient dans la
littérature de la même époque, la « Belle Epoque o.
Reconnaissons-le on ne pardonne à Proust que dans lamesure où on le considère comme un des destructeurs de
ce qu'on est convenu d'appeler « l'illusion romanesque ». Et
beaucoup moins déjà, peut-être, dans la mesure où il a, aussi
cruellement, aussi implacablement que Freud, détruit une
image ou certaines images de l'homme.
Et c'est aussi ce que l'on tient seul pour admirable chez
Joyce et chez Kafka, cette destruction de « l'illusion roma-
nesque », sans songer à ce que cette assertion a au
demeurant de mal fondé en ce qui concerne, en particulier,
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Kafka, car enfin, quelle « illusion romanesque » plus puis-sante que celle qui gouverne Le Procès, Le Château, LaMétamorphose elle-même, dont pas un instant nous n'ima-ginons de mettre en doute l'effarante donnée, d'en récuser
un seul instant la littéralité peu d'oeuvres au contraire quinous laissent moins libres peu d'œuvres dans lesquelles
nous sommes plus sûrement et plus mystérieusement« embarqués ». Et, avec cette destruction ou cette prétenduedestruction de « l'illusion romanesque», cette dégradation
ou cette altération que l'on se plaît à voir en eux, cette appa-rente réduction, disons, si le mot « homme» risque de prê-
ter à trop de malentendus, de l'être humain, des êtreshumains.
Proust, Joyce, Kafka ont détruit en effet, plus radicale-ment que l'aventure psychanalytique qui lui en a en réalitésubstitué une autre, la cohérence de l'être humain ou,
comme on disait, de l'homme, cette cohérence artificielle que
tendait à lui donner la psychologie classique ils n'ont cer-
tes nullement banni l'être humain de leur œuvre en en ban-
nissant une image dévoyée et immobile de l'homme ils n'en
ont pas banni l'homme; ils ne l'ont pas plus banni que
Dostoïevslry ils ne l'ont pas plus banni que Stendhal ouTolstoï, Musil ou Bernanos au contraire, et le fait même de
s'être acharnés à décaper l'homme des images qui lecachaient, à lui-même et à nous, dans sa nudité fondamen-
tale, d'en faire un « homme sans qualités », témoigne d'une
passion et d'une lucidité d'autant plus exigeantes, d'autantplus radicales.
Mais je crains qu'il n'y ait ici un autre malentendu
encore. Cette psychologie tant décriée, cette immobilité psy-
chologique, cette cohérence artificielle, il n'est pas vrai quece soit elles que fassent paraître les œuvres majeures dupassé. Je veux bien que certains personnages de Balzac, de
Dickens, se ramènent en effet, comme tant de personnagesde Molière, à des « personnages », à des « types » ou à des
« caractères », à des modèles conceptuels antérieurs et, si
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