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Spirale – Revue de Recherches en Éducation – 2016 N° 57 (13-25) Élisabeth MAIZONNIER-PAYELLE FORMATION AU HANDICAP À L’ÉCOLE MATERNELLE REGARDS PORTÉS PAR L’ENFANT ET SUR L’ENFANT Résumé : À la lumière de l’héritage pédagogique de Germaine Tortel (1896-1975) et clinique de Maria Torok (1925-1998) nous interrogeons les pratiques de formation de l’école maternelle française et les comparons à l’approche actuelle d’animation à partir des ressources ministérielles pour scolariser les élèves en situation de handicap. La relation dia- logique qui s’instaure lors des ateliers de médiation et dans les films d’animation fonde la personne dans la construction d’une représentation commune du monde, redevable à une certaine forme de culture enfantine graphique. La prise en compte des modalités relation- nelles de l’enfant handicapé dans l’institution scolaire favorise-t-elle la co-construction des identités pour explorer des modes d’existences pluriels et une éducation inclusive ? Mots-clés : anthropologie relationnelle, école maternelle, éducation inclusive, for- mation, handicap, Germaine Tortel, Maria Torok. PROPOS INTRODUCTIFS L’UNESCO (2009) dresse une liste de contrôle concernant le changement d’attitudes préalable à l’élaboration des politiques inclusives, c’est dans ce cadre des Principes directeurs pour l’inclusion dans l’éducation que nous nous situons, du point de vue des acteurs de terrain, en tant qu’enseignante spécialisée pour l’Aide à la Scolarisation des personnes Handicapées (ASH) et Professeure des Écoles Maîtresse Formatrice (PEMF) : « Le concept d’éducation inclusive est-il largement connu et accepté ? Les parents jouent-ils un rôle actif dans l’éduca- tion ? A-t-on lancé des programmes de sensibilisation à l’appui de l’éducation in- clusive ? Encourage-t-on la communauté locale et le secteur privé à promouvoir l’éducation inclusive ? L’éducation inclusive est-elle perçue comme un facteur important de développement économique & social ? Les compétences disponibles dans les écoles ou institutions spécialisées sont-elles employées de façon perti- nente au service de l’inclusion ? ». L’école maternelle française, c’est un monde « à faire » avec les tout-petits qui entrent dans la communauté éducative lors de leur admission, de plein droit, en son sein. Comment l’enfant raconte-t-il l’école ? L’école est-elle prête à ac- cueillir chaque enfant ? Quelles relations se tissent entre les différents acteurs de l’éducation, enfants et adultes, lorsque le handicap est là ? L’enfant parle avec les êtres qui l’entourent dans sa décision résolue d’entrer dans le monde pour accéder à la compréhension de la vie mais les modalités du discours sont déterminées en partie par les adultes. Autant dire qu’il y a une part pleine et entière d’incertitude dans ce travail d’élaboration de la pensée qui appartient au petit d’Homme qui est liée aux conditions de mise en œuvre des fonctions du langage. Celles-ci peuvent ouvrir la voie à différentes modalités discursives. Nous proposons d’utiliser les outils existants dont disposent les partenaires éducatifs pour affiner leur regard sur

FORMATION AU HANDICAP À L’ÉCOLE MATERNELLE · psychanalyste Maria Torok (1925-1998) teste le Rorschach à l’école maternelle en 1959 et s’appuie sur la pédagogie tortelelienne

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Spirale – Revue de Recherches en Éducation – 2016 N° 57 (13-25)

Élisabeth MAIZONNIER-PAYELLE

FORMATION AU HANDICAP À L’ÉCOLE MATERNELLE

REGARDS PORTÉS PAR L’ENFANT ET SUR L’ENFANT Résumé : À la lumière de l’héritage pédagogique de Germaine Tortel (1896-1975)

et clinique de Maria Torok (1925-1998) nous interrogeons les pratiques de formation de l’école maternelle française et les comparons à l’approche actuelle d’animation à partir des ressources ministérielles pour scolariser les élèves en situation de handicap. La relation dia-logique qui s’instaure lors des ateliers de médiation et dans les films d’animation fonde la personne dans la construction d’une représentation commune du monde, redevable à une certaine forme de culture enfantine graphique. La prise en compte des modalités relation-nelles de l’enfant handicapé dans l’institution scolaire favorise-t-elle la co-construction des identités pour explorer des modes d’existences pluriels et une éducation inclusive ?

Mots-clés : anthropologie relationnelle, école maternelle, éducation inclusive, for-mation, handicap, Germaine Tortel, Maria Torok.

PROPOS INTRODUCTIFS L’UNESCO (2009) dresse une liste de contrôle concernant le changement

d’attitudes préalable à l’élaboration des politiques inclusives, c’est dans ce cadre des Principes directeurs pour l’inclusion dans l’éducation que nous nous situons, du point de vue des acteurs de terrain, en tant qu’enseignante spécialisée pour l’Aide à la Scolarisation des personnes Handicapées (ASH) et Professeure des Écoles Maîtresse Formatrice (PEMF) : « Le concept d’éducation inclusive est-il largement connu et accepté ? Les parents jouent-ils un rôle actif dans l’éduca-tion ? A-t-on lancé des programmes de sensibilisation à l’appui de l’éducation in-clusive ? Encourage-t-on la communauté locale et le secteur privé à promouvoir l’éducation inclusive ? L’éducation inclusive est-elle perçue comme un facteur important de développement économique & social ? Les compétences disponibles dans les écoles ou institutions spécialisées sont-elles employées de façon perti-nente au service de l’inclusion ? ».

L’école maternelle française, c’est un monde « à faire » avec les tout-petits qui entrent dans la communauté éducative lors de leur admission, de plein droit, en son sein. Comment l’enfant raconte-t-il l’école ? L’école est-elle prête à ac-cueillir chaque enfant ? Quelles relations se tissent entre les différents acteurs de l’éducation, enfants et adultes, lorsque le handicap est là ? L’enfant parle avec les êtres qui l’entourent dans sa décision résolue d’entrer dans le monde pour accéder à la compréhension de la vie mais les modalités du discours sont déterminées en partie par les adultes. Autant dire qu’il y a une part pleine et entière d’incertitude dans ce travail d’élaboration de la pensée qui appartient au petit d’Homme qui est liée aux conditions de mise en œuvre des fonctions du langage. Celles-ci peuvent ouvrir la voie à différentes modalités discursives. Nous proposons d’utiliser les outils existants dont disposent les partenaires éducatifs pour affiner leur regard sur

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le handicap afin de favoriser une éducation inclusive : l’observation de l’enfant dans l’activité graphique en classe et les ressources en formation du Ministère de l’Éducation Nationale (MEN, 2014). L’activité graphique de l’enfant a particuliè-rement bien été étudiée par la pédagogue Germaine Tortel (1896-1975)1 dans les années 1960. G. Tortel, exerce en tant qu’institutrice de 1916 à 1932 tout en pour-suivant des études supérieures en psychogénétique à la faculté de Lyon, en lettres et philosophie. Dès 1932 elle devient Inspectrice des Écoles Élémentaires et Ma-ternelles et poursuivra sa carrière dans cette fonction jusqu’en 1962. Elle promeut l’Art enfantin à l’école maternelle à partir de 1946 grâce à des expositions natio-nales et internationales mondialement reconnues. Avec l’accord de l’institution, la psychanalyste Maria Torok (1925-1998) teste le Rorschach à l’école maternelle en 1959 et s’appuie sur la pédagogie tortelelienne pour développer le Moi conscient de l’enfant qui « se développe à l’école en intégrant, en socialisant et en utilisant les énergies et les contenus de son propre fonds primitif » (Torok, 1959 : 68). Elle poursuit une utopie pédagogique « l’individu est par et pour le social ; sa finalité lui prescrit de réaliser son individualité propre, tout en enrichissant, par son ap-port, son milieu environnant. […] C’est en élaborant les sens créés dans le social pour son propre compte que l’individu s’inclut dans la société » (ibid. : 31) Quant aux ressources ministérielles, elles mettent l’accent sur le changement d’attitudes souhaité par l’UNESCO, en proposant avec le film d’animation d’aborder le han-dicap avec les points de vue des différents partenaires éducatifs. Le parti pris est de donner la parole à l’enfant qui se forme et de se former avec lui à des situations méconnues ou imprévues en partageant les compétences de chacun.

Quelles sont les fonctions du langage telles qu’elles ont été abondamment décrites en psychologie génétique et qui donnent lieu maintenant à cette observa-tion de l’enfant comme personne et être social ? Patrick Fougeyrollas et alii (1998 : 76-83) proposent une nomenclature des aptitudes reliées au langage dont l’échelle de mesure s’étend de la capacité optimale à l’incapacité complète. En fonction des aptitudes listées, et notamment celles reliées au langage, nous consta-tons dans notre pratique professionnelle journalière que toutes les dimensions lan-gagières du jeune enfant ne sont pas sollicitées à l’école maternelle et nous propo-sons d’examiner comment une éducatrice épaulée par G. Tortel et M. Torok inter-rogent les situations dialogiques avec des élèves en très grande difficulté. La cons-truction d’une réalité graphique dialoguée se fait dans la réciprocité des échanges instaurés entre tous les acteurs éducatifs : l’enfant, les parents et les profession-nels. Former l’enfant devient se former avec l’enfant pour se comprendre, s’insti-tuer dans le monde en tant que personne. Deux expériences sont brièvement rela-tées ici, l’une menée avec Pierre, enfant déscolarisé à l’entrée au Cours Prépara-toire, qui décrit précisément l’approche tortelienne de la situation dialoguée ; l’autre reprend le point de vue de Paulette Clad, enseignante à l’école maternelle qui participe à la recherche de M. Torok auprès de six élèves de grande section en grande difficulté.

Quels sont les moyens dont disposent aujourd’hui les enseignants pour ap-précier d’autres modes d’existence, partager leurs modalités d’être au monde et échanger en toute réciprocité ? Les Ressources ministérielles pour scolariser les élèves handicapés mises en ligne par le MEN (2014) ouvrent des pistes de travail sur la perception de l’Autre par l’enfant, ce qui pourrait amener l’adulte à modifier considérablement sa vision sur la norme scolaire. Le moyen de communication

1 Thèse en cours, sous la direction de Marie-Louise Martinez et Loïc Chalmel, Germaine Tortel :

une anthropologue à l’école primaire. Une voie de communication graphique pour l’enfant.

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utilisé est graphique, parlé, gestuel : il tente d’appréhender l’espace logique d’in-terlocution de l’enfant dans sa dimension spatio-temporelle graphique, par le mouvement ; les films d’animation proposés sont des outils appréciables à cet égard, nous en avons choisi plus particulièrement trois, ils sont relatifs à l’âge des élèves scolarisés à l’école maternelle.

Quelles sont les voies choisies pour former les différents acteurs de l’école maternelle, au premier chef l’enfant, à une éducation inclusive et apprendre de et avec lui dans l’interlocution ? La conférence institutionnelle du 5 décembre 1959 donnée à l’école maternelle avenue Stephen Pichon, à Paris, par M. Torok fait écho aux conférences pédagogiques de Marie Pape-Carpantier (1815-1878)2 et Pauline Kergomard (1838-1925)3, dont nous parlerons plus loin. Cette approche psychothérapeutique menée en classe en collaboration avec une enseignante torte-lienne préfigure-t-elle une forme d’inclusion pour l’élève en situation de handicap en favorisant des regards croisés sur l’enfant et avec lui ? À l’heure actuelle, les ressources proposées par le MEN peuvent-elle être considérées comme une tenta-tive pour valoriser d’autres modalités de communication chez l’élève « handica-pé » alors qu’elles sont conçues pour « animer » des séances de formation avec des équipes pédagogiques ou éducatives, admettant de fait des regards pluriels in-clusifs ? La Pédagogie d’Initiation de Germaine Tortel et les ressources en forma-tion-animation convergent-elles vers une éducation réflexive des différents parte-naires construite dans une approche interlocutive où l’élève a toute sa place en fonction de ses propres potentialités communicationnelles ?

SE FORMER AVEC LA PÉDAGOGIE NON-DIRECTIVE DE GERMAINE TORTEL À LA RELATION INCLUSIVE Aux yeux de la pédo-psychothérapeute M. Torok, l’Inspectrice des écoles

maternelles G. Tortel représente LA pédagogue de la médiation, les deux femmes travaillent ensemble dans les écoles parisiennes, entre 1954 et 1959, dans la cir-conscription de la Seine. Pour M. Torok (1960 : 32) l’éducatrice « est prête à ac-cueillir et à commenter les diverses tentatives que fait l’enfant pour établir des re-lations sans jamais entrer véritablement dans aucune. L’enfant aura tôt fait de comprendre le sens de cet effacement grâce auquel la maîtresse se constitue, non en partenaire, autoritaire ou libérale, mais en simple témoin, en miroir renvoyant à l’enfant le sens de ses propres tentatives ». Elle définit la « méthode Tortel » comme « une pédagogie non-directive ». Ce terme doit être réfléchi en opposition à une pédagogie coercitive, alors même que G. Tortel et les institutrices qui tra-vaillent dans sa circonscription préfèrent celui de Pédagogie d’Initiation. Aux dires de celles-ci, il s’agit d’une initiation aux merveilles du monde. Pour la théra-peute « il s’agissait de tirer parti de la méthode tortélienne, en y adjoignant d’au-tres techniques psychologiques, pour essayer de rééduquer divers troubles affec-tifs ». M. Torok emploie toujours le terme « éducatrice » pour désigner l’ensei-gnant de la classe, cette terminologie est conservée ici. L’inspectrice permet à M. Torok de pratiquer des psychothérapies individuelles ou de groupe dans les écoles maternelles parisiennes. Toutes deux sont convaincues de répondre par une péda-

2 Marie-Pape Carpantier est Inspectrice des salles d’asile et directrice du Cours pratique des salles

d’asile de 1848 à 1878 (École normale maternelle sous le ministère d’H. Carnot). 3 Pauline Kergomard est Inspectrice générale des Écoles Maternelles de 1881 à 1917. Elle est

l’auteure de L’éducation maternelle dans l’école (1886 T1, 1895 T2).

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gogie adaptée aux besoins particuliers de certains enfants qui présentent des troubles des apprentissages. Cette pédagogie exigeante est basée sur la connais-sance du développement de l’enfant dont l’éducatrice suit les progrès pas à pas en s’appuyant sur ses centres intérêts. L’étude du travail mené avec Pierre va per-mettre de relever les caractéristiques de cette pédagogie, à partir d’un grand cahier composé de feuilles assemblées ou dossier, élaboré conjointement par l’éducatrice et l’enfant.

Pierre éprouve des difficultés d’apprentissage en lecture notamment et va travailler individuellement et régulièrement avec Paulette Clad pendant le hors temps scolaire car l’enfant est déscolarisé à partir du Cours Préparatoire en 1959, alors qu’il a été inclus à l’école maternelle dans sa classe. Le travail se fait au do-micile de la famille ou de l’éducatrice. Il s’agit d’observer l’enfant dans ses ap-prentissages et de lui permettre de développer des capacités qu’il ignore être les siennes. Le maître mot de cette pédagogie est la conscience de soi. Dans un pre-mier temps, Paulette propose à Pierre de se présenter en faisant un dessin, quoi de plus banal pour un enfant de dessiner un bonhomme, un autoportrait ? Pierre ac-cepte sous condition de représenter également Paulette ; les deux personnages se donnent la main. Le pacte d’apprentissage se noue à cet instant-là, c’est un vrai contrat qui lie deux personnes et qui va permettre à chacune d’elles de développer une confiance réciproque. Pierre veut connaître le nom de chaque doigt, il éprouve le besoin de dénommer les choses pour pouvoir les réaliser, le travail débute le vendredi 17 avril 1959. L’éducatrice ouvre un cahier pour Pierre et colle le dessin et ses notes de travail à la première page. Elle acte ainsi l’importance d’un proces-sus qui ne fait que commencer.

Petit à petit, l’enfant reconnaît le monde qui l’entoure, s’interroge sur le temps qui passe, les cycles du jour et de la nuit, le rôle des différents éléments na-turels, la terre, l’eau, le feu et l’air. Ses dessins prennent sens et il s’étonne de son pouvoir sur les choses devant l’émerveillement de l’éducatrice qui valorise chaque conquête, à la rencontre de son univers symbolique. C’est en traçant, en nommant, en explicitant que l’enfant construit sa mémoire et ancre dans le temps son histoire personnelle. Il rappelle ses souvenirs au moment présent par le geste graphique qui accompagne ses dires. À partir de là, il décide d’un projet personnel qu’il va se donner les moyens de réaliser grâce à la médiation de l’éducatrice qui le valide sui generis. L’enfant s’autorise alors à se mettre en jeu, à se projeter dans un autre rôle qui lui permettra de s’auto former. « Qu’est-ce que je vais faire ? » demande-t-il au cours d’une de ses conversations avec l’éducatrice. L’Autre transparaît dans la confiance en soi qu’il s’accorde, la multiplicité d’interprétations de ses dessins, sa place au sein du groupe familial. Les expériences menées à bien pour réaliser son projet lui permettent de se mettre en scène, d’éclairer des moments de sa vie pour « s’en sortir ». L’enfant invente des procédés et découvre les capacités qui sont siennes. Il s’inscrit dans un monde temporel et spatial délimité par le geste graphique qui renoue avec le passé, qui le fait homme.

Désormais, Pierre déchiffre des petits textes et Paulette insiste sur l’effort de déchiffrage qui lui fait découvrir le sens de l’expression écrite. Il établit parfai-tement la correspondance entre les différentes graphies des lettres ou des familles de lettres. Il demande à Paulette pourquoi il ne peut plus aller à son école (car il est d’âge à aller à l’école élémentaire) et ils conversent ensemble sur le fait de grandir, mourir et renaître. Pierre se remémore ce qu’il a fait à l’école maternelle : « blancs en neige, pesée de farine, de sucre en classe cuisine et encre de chine, familles de sons en classe ». Le déroulement de ce travail met en exergue les ca-ractéristiques principales de la Pédagogie d’Initiation à laquelle l’éducatrice s’ex-

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erce avec son élève. Peu à peu, l’enfant prend conscience de son être propre, il de-vient une personne. L’éducatrice pose d’abord le pacte d’apprentissage qui im-plique une confiance réciproque, l’acceptation tacite d’un vouloir travailler en-semble. Elle instaure la mémoire du travail réalisé en gardant des traces du pro-cessus d’apprentissage : les dires des deux protagonistes et les dessins de l’enfant. À partir de cet instant, le questionnement de l’enfant naît. Qu’est-ce que vivre ? Celui-ci fait part de ses croyances, affirme sa pensée et accepte le dialogue. Ses capacités d’apprentissage se développent en tant qu’outils pour comprendre le monde. Il advient par le langage soutenu par l’activité graphique à une formula-tion de sa représentation du monde mouvante, en cours d’élaboration. L’enfant prend en compte autrui et cherche à faire plaisir en fournissant l’effort nécessaire à la mémorisation des mots et à l’observation des choses qui l’entourent. Son atten-tion se focalise sur certains points qui l’intéressent. M. Torok qui travaille aussi avec l’enfant parle de maîtresse-miroir renvoyant à l’enfant l’image reconnue de lui-même, le reflet de l’amour de soi. Elle écrit (1960 : 13) : « La communication n’aura eu vraiment lieu pour l’enfant que lorsque le médiateur qu’il propose sera compris et accepté comme valable par l’autre. Alors le médiateur sera appréhen-dé dans son plein sens, comme moyen, précisément de communiquer. Or qu’est-ce que communiquer sinon être le pôle d’une relation ? Telle sera la relation, telle la communication, tel le médiateur ». Comment l’éducatrice a-t-elle été formée ou s’est-elle formée à cette pédagogie ?

P. Clad a participé à un travail de recherche mené par M. Torok, à l’école maternelle avenue Stephen Pichon à Paris, en 1957-1958. Celui-ci a été l’objet d’un temps de formation pour les instituteurs donné sous la forme d’une confé-rence pédagogique. « L’objectif de la recherche se résume ainsi : définir les mo-dalités de coopération du personnel enseignant et du psychothérapeute scolaire en vue d’accomplir ensemble, de la manière la plus économique possible, le tra-vail préventif et curatif des troubles affectifs et caractériels qui se présentent à l’école maternelle et qui relèvent de la compétence du pédo-psychothérapeute » (ibid. : 45). L’école maternelle française est en situation de liminalité permanente, à la frange entre la maison et l’école élémentaire. Elle est l’espace initiatique par excellence, ses missions sont d’accueillir et de socialiser tous les enfants, en cela elle est le lieu de reconnaissance et d’acceptation de la diversité humaine. C’est cette scène qui est choisie pour vivre l’expérience menée dans les années 1960 avec six élèves en séances de travail afin de donner quelques réponses à la diffi-culté scolaire. Le « traitement » s’organise en fonction des remarques préalables de l’éducatrice, des entretiens avec les mères, des séances individuelles de psycho-thérapie effectuées à l’école, des séances de groupes avec l’éducatrice et la psy-chothérapeute et des remarques finales de l’éducatrice. Il est question ici de geste(s) partagé(s) dans un comitatus4 enfantin au sein de l’institution scolaire, abordé(s) sous l’angle de l’anthropologie relationnelle. Les notes autographes de l’éducatrice donnent le contrepoint au travail enfantin et aux points de vue de la psychothérapeute et de l’Inspectrice.

Les six enfants ont été choisis d’un commun accord entre les parents, l’éducatrice et la pédo-psychothérapeute, d’après les résultats des tests pratiqués et aussi d’après les observations faites en classe sur le comportement et l’activité de ces enfants. P. Clad s’interroge sur sa capacité à observer les élèves en classe et

4 Turner (1990 : 97) : Une communauté non structurée ou structurée de façon rudimentaire et rela-

tivement indifférenciée, ou même une communion d’individus égaux qui se soumettent à l’autorité générale des aînés rituels.

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regrette de n’avoir pas noté précisément le comportement des élèves dans des si-tuations particulières. Elle pense que certains évènements interviennent en réac-tion à des paroles, regards et gestes auxquels l’enfant répond souvent par une auto-violence. Les attitudes de refus et d’auto-exclusion de l’élève qui attentent à ses apprentissages en se coupant de la réalité sociale de la classe seraient pour lui un moyen de se protéger et de protéger le groupe enfantin de la violence qui res-sort lors des séances individuelles ou de groupes en psychothérapie. Elle se dit très surprise de découvrir chez ses élèves des traits de personnalités qui ne correspon-dent pas à l’image qu’elle se faisait de l’enfant. Elle avait bien sûr remarqué des signes visibles de mal être comme l’énurésie, le mutisme, l’isolement, la passivité, l’angoisse mais elle ne supposait pas la dureté et la violence contenues dans ces comportements. Au fur et à mesure du traitement psychothérapique, les manifesta-tions de celles-ci apparaissent en groupe-classe et elle suppose que l’enfant éprouve ainsi sa force et prend confiance en lui. Elle dit son désarroi devant ces réactions qu’elle considère comme imprévisibles mais nécessaires pour faire évo-luer l’enfant. Elle énonce aussi la foi qu’elle éprouve dans la capacité d’adaptation de l’enfant grâce à la volonté inclusive du groupe d’enfants et d’adultes média-teurs. « A. semblait prendre chaque jour un nouvel enfant comme victime de ses griefs personnels. L’enfant visé, le plus souvent, un voisin de classe, n’avait pas de paix de la journée. Elle gribouillait ses dessins, elle faisait tant que je devais intervenir et l’isoler. A. n’acceptait pas facilement ma sanction et m’opposait, sans une parole, le plus farouche entêtement avec le regard le plus noir. Son ani-mosité s’est pourtant longtemps fixée sur B., petite fille douce et très sensible qui aimait beaucoup A. mais souffrait vraiment de son amitié, ne comprenant pas tout d’abord les réactions de A. […] C’est alors que A. après une longue absence de B. a accueilli cette dernière avec une joie débordante et une gentillesse sans pa-reille. Je crois pouvoir situer à cette même période le détachement apparent, je pense, de A. de ses séances ». Nous pourrions en conclure que la production du processus d’exclusion/inclusion est le fait du mode de communication du groupe qui interagit avec son environnement en partageant les responsabilités du choix des critères d’acceptabilité des manières d’être au monde.

Tout au long de cette année expérimentale, l’éducatrice a organisé un tra-vail de classe sur la thématique du corps et la construction du temps. Les élèves ont découvert leur corps, ont pris conscience de son contenu et de ses fonctions ; ils ont mené une réflexion sur la naissance et remonté dans le temps pour retrou-ver le bébé qu’ils ont été. Retracer l’histoire de l’évolution de chacun, des progrès réalisés, a permis de revivre la vie en la découvrant, éclairé par la conscience des actes, tout cela a été très important pour les enfants. P. Clad s’interroge sur l’influ-ence de cette thématique dans le comportement enfantin. La pédagogie tortelienne part toujours du questionnement de l’enfant. Pourrait-on émettre l’hypothèse d’une interaction très forte entre ce que l’enfant attend de l’adulte en milieu insti-tutionnel et la réponse de l’éducatrice à travers le choix thématique ? Dans ce cas, la réponse à la question de P. Clad serait dans le mode interlocutif qui a été choisi par les différents partenaires éducatifs, basé sur l’expression graphique oralisée. L’enfant dessine et accompagne son geste de ses mots pour donner sens à son acte, nous supposons que les interventions de la pédagogue et de la thérapeute per-mettent de travailler avec l’enfant sur la construction du dialogue à l’Autre. L’en-fant pourrait se libérer ainsi de la violence faite à lui-même et entrer dans la com-munauté langagière par l’acte graphique dialogué. L’espace d’interlocution gra-phique de l’enfant est compris comme espace de reconnaissance de la logique en-fantine conforté par les interactions au sein de la communauté éducative. Cela

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suppose de connaître le développement graphique de l’enfant, tout autre que l’ap-prentissage du geste d’écriture, dans sa spécificité, celui-ci restant largement à ex-plorer. La référence aux travaux de Fernand Deligny (2007) en est un exemple. En outre P. Clad souligne l’incompréhension des parents qui ne font pas le lien entre le travail scolaire et psychothérapique. M. Torok conclura sa recherche par la né-cessité de créer des groupes de mères qui discuteraient sous la direction de la thé-rapeute des problèmes particuliers de l’enfant. C’est par la relation à l’Autre dans le dialogue et la reconnaissance de la spécificité des moyens de communiquer de l’enfant que s’élabore une représentation commune inclusive parce qu’acceptant de fait les différentes manières d’être au monde de chacun. Cette approche dyna-mique de l’inclusion comme démarche inclusive peut-elle être vécue en forma-tion-animation avec les différents acteurs de l’éducation que sont les parents, les enseignants, les psychomotriciens, les orthophonistes ?

UNE FORMATION-ANIMATION POUR RÉFLÉCHIR ENSEMBLE À L’INCLUSION SCOLAIRE Le Ministère de l’Éducation Nationale (2014) a mis en ligne des ressources

pour scolariser des élèves handicapés dans le premier degré. Elles peuvent être utilisées par les équipes pédagogiques ou éducatives des écoles pour animer des séances de formation (ou d’information ?). Trois d’entre elles sont dédiées à des enfants qui ont entre trois et sept ans. Les intitulés des rubriques du portail natio-nal ÉDUSCOL utilisent alternativement les termes « élèves en situation de handi-cap » ou « élèves handicapés ».

Mon petit frère de la lune, film d’animation de Frédéric Philibert et Anne Dupoizat raconte la relation de Coline avec son petit frère âgé de quatre ans et les traits marquants de sa personnalité. Les rires de Noé, l’enfant autiste, répondent en écho à ceux de la petite fille. Les gestes relationnels sont délicatement exposés et donnent les préférences et interdits posés par l’enfant. La petite fille, alors âgée de six ans, constate ce qu’elle peut faire avec son petit frère et décrit son monde. Elle pense qu’il a choisi de vivre dans la lune et émet le souhait de pouvoir lui laisser approcher son monde à elle, en lui « donnant la main pour qu’il vienne avec moi ». Ils communiquent en claquant la langue ou en se poursuivant, par jeu. Le film autobiographique, d’une durée de 5:54, brosse avec délicatesse des instants de vie de la famille. F. Philibert travaille aux ateliers de la rue Raisin à Saint Étien-ne, association agréée d’Éducation populaire, il présente les circonstances de la création du film (2007). En tant qu’animateur d’ateliers en arts visuels, il permet à des enfants de créer leur propre projet de film d’animation.

Adrien Honnons propose deux films d’animation. L’histoire de Gaël (3:38), cinq ans, explique ce qu’est la dyspraxie dans le quotidien de l’enfant. L’histoire de Léo (2:29) décrit la dysphasie de l’enfant depuis l’âge de trois ans jusqu’à ses sept ans. Une remarque s’impose, ces troubles ont été diagnostiqués dans la durée ; les films montrent des situations de communication et d’apprentis-sage qui permettent, à terme, de cerner la difficulté et de trouver des moyens de compensation. Les deux films ont fait l’objet d’un projet de diplôme de l’école supérieure des arts décoratifs de Strasbourg (DNSEP) en 2010 dans l’atelier de di-dactique visuelle. Le tableau 1 détaille les séquences des deux films, dans un bref synopsis, qui permet d’appréhender les difficultés de l’enfant et de présenter les acteurs susceptibles de l’aider dans ses apprentissages, hors du contexte scolaire, sans doute dans le but d’ouvrir l’école à d’autres formes d’aides plus spécialisées et à un travail d’équipe pluridisciplinaire.

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Séquences : L’histoire de Gaël Séquences : L’histoire de Léo Gaël et le labyrinthe Gaël est maladroit Gaël attrape une tasse Gaël écrit la première lettre de son prénom Gaël et son psychomotricien

Léo ne parle pas Léo mélange les mots Léo et les autres Léo et Tina Léo et l’orthophoniste

Tableau 1 : Séquences des films L’histoire de Gaël et L’histoire de Léo. La première séquence pose la difficulté rencontrée par l’enfant ; pour Gaël

le monde représente un labyrinthe dans lequel il a du mal à s’orienter ; quant à Léo, il n’a pas accès au langage oral. La seconde séquence décrit une situation particulièrement difficile pour les deux enfants, l’un se tâche et abîme ses vête-ments, l’autre ne parvient pas à ordonner les mots pour constituer des phrases. La troisième séquence donne un second exemple des difficultés rencontrées : Gaël ne saisit pas les objets correctement et casse une tasse, Léo ne comprend pas les autres qui parlent trop vite et tous ensemble. La quatrième séquence cible les pro-blèmes d’apprentissage des deux enfants : le geste d’écriture pour Gaël, la com-munication orale pour Léo qui rencontre en Tina son alter ego féminin. La cin-quième séquence permet de découvrir des moyens de pallier les difficultés, pour l’un ce serait d’utiliser un ordinateur pour écrire, pour l’autre de préparer son dis-cours, de parler plus lentement et plus simplement.

Les trois films d’animation permettent de donner l’illusion de l’enfance en supposant que le trait graphique très schématique, épuré, appartiendrait à l’univers enfantin, tout comme la référence au dessin d’animation serait plus spécialement dédiée au jeune public. Dans Mon petit frère de la lune la petite fille donne son point de vue sur « la différence », elle montre les liens forts qui l’unissent à son frère en lui permettant d’accéder à son monde par le jeu tout en respectant son identité et son besoin d’être Autre. Dans le film, sont représentés en dehors de la bulle blanche réservée à l’enfant lui-même dessiné en noir, la mère, des enfants à la crèche, les docteurs et Coline, en blanc sur fond noir. Celle-ci réussit à partager et agrandir la bulle-monde de Noé en jouant avec lui. Dans les films d’A. Hon-nons, c’est un adulte qui commente les dessins en narrant les difficultés vécues par les deux enfants au jour le jour dans l’environnement familial, scolaire et paramé-dical. Le narrateur parle « sur » l’enfant et croque d’un trait noir sur fond blanc, psychomotricien, orthophoniste, ou personnages dans une cour d’école.

Voici la poésie du « monde de la lune… Nous ne la connaissons pas bien. Nous y sommes montés mais nous avons oublié de bien l’explorer. Pour com-prendre notre petit homme il faut s’asseoir, regarder et ne pas se plier à tous ses gestes de retrait mais plutôt tout doucement l’amener à goûter notre monde. Nous devons nous armer de patience pour parvenir à accrocher à la lune un fil d’or jusqu’à notre vieille terre. Jusqu’où ce petit frère de lune viendra-t-il nous rencon-trer ? Jusqu’où irons-nous le rencontrer ?…. ». Le texte magnifie la rencontre avec l’Autre dans ses modes d’existence (Souriau, 2009) selon une dimension éthique. Il porte les sages conseils à adopter pour explorer des manières d’être au monde respectueuses de l’identité de chacun. L’espace logique développé ici entre les au-teurs du film et les enfants est celui de l’imaginaire graphique, cette enveloppe de l’interlocution qui instaure le bien-être commun dans un sentiment de partage. La seconde approche tente de donner des indications sur les capacités de l’enfant se-lon l’échelle de mesure des aptitudes reliées aux activités intellectuelles, au lan-gage et au comportement (Fougeyrollas et al., 1998). Elle s’étend de « la capacité à l’incapacité. La capacité correspond à l’expression positive d’une aptitude. L’in-

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capacité correspond au degré de réduction d’une aptitude ». Les applications pé-dagogiques pointées dans les deux films d’A. Honnons tiennent compte des outils mis à disposition de l’élève pour faciliter sa compréhension du monde. Il s’agit de proposer des modalités d’appropriation des savoirs (savoirs, savoir-faire, savoir être) qui coïncident avec les difficultés repérées, ici ce sont l’ordinateur et la cons-cientisation des caractéristiques du langage oral dans sa structure syntaxique. L’analyse des difficultés repérées est le résultat de la coopération entre les diffé-rents professionnels et les parents. Au-delà de la poésie véhiculée par le film d’animation qui peut se révéler être un des média dans l’échange interlocutif pour éduquer à l’éthique professionnelle, « la coopération autour du projet de l’élève qui devient alors vraiment « personne au centre du système éducatif » décolle les partenaires rivaux de leur mimétisme antagoniste pour leur permettre une synergie productive » (Martinez, 2001). Ainsi le site ministériel propose-t-il différents points de vue sur la (les) situation(s) de handicap(s) à débattre entre enfants et adultes sous forme d’animation et de regards croisés selon ces deux approches.

L’apport du film de F. Philibert n’est pas des moindres : il donne un éclai-rage sur la parole laissée à l’enfant par le média film d’animation. Celui-ci pour-rait bien être l’acteur essentiel d’une certaine relation au monde comme le pres-sentait F. Deligny qui a donné à voir les lignes d’erre tracées par les enfants dans les Cévennes. Tracer, écrit-il (2007: 1494), « c’est faire quelque chose qui peut se dire une trace, cette trace étant trace de relation, c’est-à-dire, d’après le diction-naire, tout ce qui, dans l’activité d’un être vivant, implique une interaction avec le milieu ». La place laissée à l’enfant dans l’interlocution au moyen du geste gra-phique qui étaye la parole met en exergue ses potentialités et amène à le considé-rer comme le premier acteur de l’apprentissage, sous condition de réserver un ac-cueil favorable à son projet. Donner la parole à l’élève quel qu’il soit, à l’école maternelle, suppose de s’adapter à ses modalités de communication, le dessin ou le film d’animation en feraient partie et participeraient à son inclusion dans la communauté enfantine scolaire selon son projet.

UNE FORMATION AU HANDICAP AUTOUR DU PROJET DE L’ENFANT POUR UNE ÉCOLE MATERNELLE INCLUSIVE La pédagogie tortelienne met en exergue la faculté graphique de l’enfant et

les compétences communicationnelles qui la sous-tendent. À partir du langage graphique oralisé conçu comme un espace interlocutif, les acteurs peuvent appré-hender les manières de concevoir le monde de l’Autre. Les auteurs de film d’animation s’appuient-ils sur l’idée qu’ils se font du dessin de l’enfant pour mé-diatiser leur message ? Le traitement graphique de leur dessin est simple, quels sont les caractéristiques du dessin enfantin ; sont-elles proches de la production adulte destinée, entre autres, à l’enfance ? Selon Georges-Henri Luquet (1977) l’enfant utilise la variété des points de vue pour rendre compte du réalisme intel-lectuel qui lui est propre. Il dessine donc les différentes facettes de l’objet pour donner à voir tous les éléments qui le constituent, afin d’en donner une description la plus exhaustive possible. Le réalisme visuel de l’adulte lui est étranger, tel que l’Occident le pratique avec le point de vue en perspective, codifié dès la renais-sance. Ce réalisme enfantin lui fait également dessiner les objets en transparence, il peut croquer les contours d’une maison et inclure dans le dessin : fenêtre, porte, cheminée, chaise, table, escalier etc. L’enfant utilise également son corps comme axe de représentation. Il adopte d’abord un point de vue calqué sur son schéma

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corporel propre et sur le monde vu à travers ses sensations. De fait, il utilise son axe vertébral pour délimiter les champs de sa perception et traduit graphiquement ce ressenti dans ses tracés. De même, le corps de l’enfant vu à plat, couché en étoile permet de figurer tous ses éléments, la tête, le ventre, les deux bras et les deux jambes. Cette manière de procéder est appelée rabattement. C’est ainsi que l’enfant dessine tous les objets qu’il voit, en fonction de son corps propre, en par-tant donc de sa morphologie, c’est une vision « anthropomorphe » du monde. A. Honnons a schématisé à outrance ses tracés. Il a abandonné la couleur, privilé-giant le noir et blanc, ce qui favorise une lecture rapide de chaque plan. Ce faisant il donne l’impression d’avoir jeté vivement les idées sur le papier. Il a éliminé tous les éléments paysagers ou décoratifs, ne laissant transparaître que les attributs des personnages, comme la lampe frontale médicale. Ceux-ci sont présentés généra-lement de face, afin de créer un dialogue avec le spectateur qui regarde l’anima-tion. Tous ces éléments montrent que l’adulte maîtrise parfaitement le code gra-phique auquel l’enfant n’a pas encore accès. F. Philibert a privilégié des séquences qui reflète des moments de vie, sans doute parce qu’il s’est appuyé sur les dires de la petite fille ; sa volonté de laisser parler l’(les) enfant(s) confère à son travail sa spontanéité. A. Honnons, quant à lui, utilise le dessin pour mettre en scène des en-fants et raconter une histoire particulière, sans que l’enfant n’ait droit à la parole. L’hypothèse retenue serait que l’adulte imagine ce qui pourrait médiatiser au mieux son message : d’une part comment parler du handicap quand on est un en-fant, le perçoit-il en tant que tel ? D’autre part comment définir des troubles qui portent atteintes aux apprentissages, sans tenir compte du point de vue de l’enfant, si ce n’est en prenant un parti pris descriptif ? Dans ce cas, l’enfant pourrait bien avoir à dire comment il compte bien accéder à certains savoirs en fonction de ses capacités. Ainsi nous rejoignons la pédagogie tortelienne qui suppose que l’enfant utilise l’espace graphique comme instrument de communication interactif avec le monde. Il tente de se l’approprier en donnant différentes versions de ses représen-tations qu’il module en fonction de ses potentialités. Dans ce contexte le dessin d’animation serait le média qui :

- Favorise l’expression verbale de l’enfant - Donne à voir la pensée de l’enfant sur le handicap - Propose une vision de l’adulte sur les troubles d’apprentissage de l’en-

fant. Le film d’animation valorise la parole de l’enfant, il pourrait être le média

choisi par l’enfant pour parler de lui-même. La voie est ouverte par F. Philibert : c’est bien l’enfant qui montre le chemin à parcourir dans son désir d’être au monde avec l’Autre. Une question se pose donc quant au processus de formation-éducation : comment former et se former avec l’élève en situation de handicap (ou non) pour être ensemble acteurs des apprentissages ?

Le média, activité graphique ou film d’animation, nous l’avons vu plus haut doit être choisi par l’élève et reconnu par l’adulte dans une relation dialo-gique : il est le moyen pour l’enfant de communiquer et c’est par lui que s’instaure le dialogue dans l’altérité. En ce sens il fonde la réciprocité des échanges et recon-naît chaque parole comme valide dans la construction d’une représentation com-mune du monde, redevable à une certaine forme de culture enfantine graphique. Celle-ci fait partie du patrimoine enfantin qui s’est développé depuis l’institution des salles d’asile dans l’enseignement primaire. Dans les conférences pédago-giques faites à la Sorbonne en 1867, lors de l’Exposition universelle, M. Pape-Carpantier (1879 : 51) affirme que « le dessin c’est une langue » et dit que l’en-

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fant « aime ses dessins, parce qu’ils sont, pour sa jeune imagination, la représen-tation de ce qu’il a vu, la fixation de ses souvenirs ». Le dessin est pour cette Ins-pectrice des salles d’asile un moyen « d’attirer les enfants au travail […] par les ressources que le travail contient en lui-même ». Ces conférences sont le moyen de former les instituteurs et de faire connaître les salles d’asile au public dans leur vocation de protection de l’enfance et d’éducation. P. Kergomard fait référence à la méthode des salles d’asile lors des conférences qu’elle tient à l’Exposition uni-verselle de 1889 à Paris. « Le début (des salles d’asile) avait presque réalisé notre idéal actuel : les petits enfants recueillis par Oberlin (Chalmel, 2006), jouant et cueillant des fleurs sous la surveillance des « conductrices », se développaient en liberté ; leur besoin d’activité était sauvegardé, leurs « occupations » étaient en rapport avec leur âge » (MEN, 2015 : 269). Elle poursuit : « Oberlin lui-même avaient inventé des procédés empiriques pour les (enfants) familiariser peu à peu avec le français. On causait en tricotant dans la chambre spacieuse ; on causait en cueillant des fleurs dans la campagne. On causait, parce que l’on était en vie ». G. Tortel reprend à son compte les « entretiens » menés avec les enfants. Ceux-ci consistent comme dans les premières leçons des salles d’asile à solliciter les enfants à partir de petites histoires afin de les aider à développer la conscience de leur pensée à partir de leurs centres d’intérêt, de leur vécu quotidien. La péda-gogue suit les traces de ses prédécesseures et écrit : « pour voir comment l’enfant joue, il faut le regarder dessiner. Il faut non pas contempler l’œuvre achevée, mais la regarder dans son dynamisme, dans son élaboration, dans l’ordre de sa formation. […] Imitons en cela les procédés de la psychanalyse : amener adroi-tement l’enfant à parler de son œuvre, à extérioriser sa pensée, alors qu’il des-sine. […] La parole est pour l’enfant l’action verbale qui scande les moments de l’action musculaire ou intellectuelle, une sorte de rythme ajouté au mouvement in-terne » (Tortel, 1928). La conférence donnée par M. Torok à l’école maternelle avenue Stephen Pichon en 1959 s’inscrit directement dans la lignée de celles don-nées par les femmes pédagogues qui ont marqué les XIXe et XXe siècles. G. Tortel et M. Torok inaugurent l’association des partenaires qui jouent avec l’enfant un rôle éducatif et qui aujourd’hui se réunissent en équipe pour travailler ensemble selon leurs différentes compétences. Le terme « animation », qui supplée à celui de formation, utilisé par le Ministère de l’Éducation Nationale n’est pas anodin, il suppose la collaboration de tous pour éduquer à la relation à l’Autre. En cela les deux femmes étaient des pionnières. M. Pape-Carpantier demandait de « compter sur les enfants comme sur des collaborateurs » (MEN, 2015 : 247) comme dans les pratiques pédagogiques de G. Tortel. Les films permettent d’identifier les dif-férents acteurs, enfants, parents, professionnels de santé pour parler avec l’enfant en situation de handicap (ou non). Faire une place à l’enfant en tant qu’interlocu-teur, c’est aller au-delà du projet de coopération entre adultes et considérer sa ma-nière d’être au monde comme valide.

CONCLUSION La (les) culture(s) enfantine(s) laisse(nt) une place à l’Autre en acceptant

d’emblée une pluralité de manières d’être au monde. Ce constat est repéré dans la Pédagogie d’Initiation prônée par G. Tortel, dans les manières de faire des enfants entre eux, loin des convenances adultes. Les expériences menées sous son égide avec M. Torok donnent à voir le dessin d’enfant comme mode d’interlocution dans l’espace dynamique de la relation à l’Autre. La reconnaissance du média choisi par l’enfant admet la relation réciproque des partenaires éducatifs qui cons-

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truisent en commun une représentation temporaire du monde, basée sur la spécifi-cité du dessin enfantin oralisé. La production du processus d’exclusion/inclusion est étroitement liée au mode d’interlocution de la communauté éducative qui dé-cide de la recevabilité du dire et du faire en contexte institutionnel. Insister sur l’acceptabilité sui generis du projet de l’enfant telle que le conçoit G. Tortel c’est décider d’emblée de pratiquer une pédagogie inclusive qui favorise la réflexivité, l’expression et la communication dans le respect d’autrui. Le geste graphique est à explorer dans ses multiples facettes et c’est par le film d’animation que le MEN a choisi de l’investir en formation-animation afin de créer une synergie autour et avec l’élève en situation de handicap (ou non).

Proposer de former ou de se former à la reconnaissance du handicap avec le média film d’animation semble pertinent si l’on s’en tient à présenter succinc-tement les différents acteurs éducatifs qui gravitent autour de l’enfant en situation de handicap à l’école. Ceux-ci trouvent là un espace d’interlocution imagé qui fi-gure pleinement leurs identités respectives, parce que partant du média choisi par l’enfant, le dessin. Cela permet d’engager le dialogue tout en considérant une cer-taine logique enfantine et d’interroger ainsi les normes conventionnelles définis-sant le handicap. Le choix du dessin en noir et blanc dans les films est un premier pas vers la reconnaissance du dessin enfantin barbouillé, crayonné évocateur de l’enfance vécue par tout un chacun. C’est un fil ténu qui lie la communauté éduca-tive autour de l’enfant. Le film se déroule de manière dynamique sous les yeux du spectateur qui vit ainsi l’action dans le regard qu’il porte sur l’enfant à partir de l’agir, l’invitant à considérer le processus plutôt que l’objet fini. C’est uniquement dans l’échange pluriel des participants après la projection, qui induit de ce fait la distanciation et la réflexivité, que peut se construire une réflexion commune sur le handicap.

Une éducation inclusive qui intègre des modalités discursives plurielles adaptées à l’école maternelle se construirait dans l’espace d’interlocution commun aux différents acteurs éducatifs avec le média choisi par l’enfant en situation de handicap (ou non). L’activité graphique enfantine participerait de la fabrication du discours enfantin, ainsi que le film d’animation qui lui renverrait l’image de sa production médiatisée par l’adulte. L’un n’irait pas sans l’autre, tous deux n’étant que le reflet des regards portés par l’enfant et sur l’enfant à la rencontre de l’Au-tre. Tel serait le préalable aux politiques inclusives à l’école maternelle : la recon-naissance des potentialités relationnelles enfantines dans un contexte éducatif plu-riel.

Élisabeth MAIZONNIER-PAYELLE

Laboratoire CIVIIC (EA 2657) Université de Rouen

Abstract: Thanks to the educational legacy of Germaine Tortel (1896-1975) and to

the clinic legacy of Maria Torok (1925-1998) we evaluate the French elementary school training practices and compare them to the current approach to animation from depart-mental resources to educate students with disabilities. The dialogic relationship established during workshops in mediation and animation films build the person in constructing a common representation of the world, indebted to some form of graphic child culture. Does the inclusion of relational modalities of disabled children in the school institution favor the co-construction of identities to explore ways of plural existences and inclusive education ?

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Keyword s: relational anthropology, elementary school, inclusive education, train-ing, disability, Germaine Tortel, Maria Torok.

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