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GEORGE SAND EN 1848 George Sand, dont les sentiments et les idées s'étaient, dès 1842, orientés vers le socialisme, a joué dans les événements politiques de son temps, et surtout dans ceux qui ont suivi la chute de la Monarchie de Juillet, un rôle actif, en poussant, avant le 24 février, ses amis du Berry vers l'opposition, en les entraînant dans la lutte, en leur prêchant « cette forme de socialisme si fort à la mode depuis 1830 », en saisissant enfin toutes les occasions de répandre ses propres idées devenues, grâce à elle, les leurs. Elle s'y employait déjà dans ses romans, par la propagande parlée au début et, surtout, par la voix de la presse, des brochures politiques, des « lettres ouvertes », etc. Liée avec les chefs de l'opposition les plus agissants : Barbes, Louis Blanc, Arago, Thoré, Flocon, elle atteindra les autres militants, collaborera à leurs journaux, et leur demandera d'écrire dans les siens (1). Les tendances humanitaires du début sont devenues chez elle, à mesure qu'elle avance en âge, des convictions commu- nistes — le terme existe déjà — mais elle ne l'entend pas comme d'autres. Elle explique ce que c'est que le « vrai com- munisme », différent de celui que peignaient les bourgeois (1) V. Cteorg« Sand. Oorr. ; & Iiouis Blanc, novembre 1811.

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Page 1: GEORGE SAND EN 1848 - Revue Des Deux Mondes · On sait qu'à ce moment l'auteur de La Petite Fadette et du Champi faisait partie du cabinet de Ledru-Rollin, comme secré- (1) G. Sand,

GEORGE SAND EN 1848

George Sand, dont les sentiments et les idées s'étaient, dès 1842, orientés vers le socialisme, a joué dans les événements politiques de son temps, et surtout dans ceux qui ont suivi la chute de la Monarchie de Juillet, un rôle actif, en poussant, avant le 24 février, ses amis du Berry vers l'opposition, en les entraînant dans la lutte, en leur prêchant « cette forme de socialisme si fort à la mode depuis 1830 », en saisissant enfin toutes les occasions de répandre ses propres idées devenues, grâce à elle, les leurs. Elle s'y employait déjà dans ses romans, par la propagande parlée au début et, surtout, par la voix de la presse, des brochures politiques, des « lettres ouvertes », etc. Liée avec les chefs de l'opposition les plus agissants : Barbes, Louis Blanc, Arago, Thoré, Flocon, elle atteindra les autres militants, collaborera à leurs journaux, et leur demandera d'écrire dans les siens (1).

Les tendances humanitaires du début sont devenues chez elle, à mesure qu'elle avance en âge, des convictions commu­nistes — le terme existe déjà — mais elle ne l'entend pas comme d'autres. Elle explique ce que c'est que le « vrai com­munisme », différent de celui que peignaient les bourgeois

(1) V. Cteorg« Sand. Oorr. ; & Iiouis Blanc, novembre 1811.

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effrayés et tente de prouver le caractère social et sociable du premier et le caractère anarchique et antisocial du second.

Evidemment, la liaison de Sand avec Michel de Bourges, sa fervente admiration pour la philosophie de Leroux, confir­mèrent ces tendances socialo-eommunistes. Néanmoins, ni l'un ni l'autre ne les lui imposèrent : elles étaient dans sa nature, et si elle alla d'instinct vers les Lamennais ou les Louis Blanc, c'est qu'elle admirait leurs Boctrines et partageait leurs con­victions.

Aussi accueillit-elle avec enthousiasme la Révolution de fé­vrier 48. Peu de jours après le 24, elle écrivait à son ami Charles Poney, le maçon-poète dont elle déclarait les vers excellents et dont elle avait fait son confident.

9 mars 1948.

« Vive la République ! Quel rêve, quel enthousiasme, et en même temps quelle tenue, quel ordre à Paris ! J'en arrive, j'ai couru, j 'ai vu s'ouvrir les dernières barricades sous mes pieds. J'ai vu le peuple grand, sublime, naïf, généreux, le peuple fran­çais réuni au cœur de la France, au cœur du monde, le plus admirable peuple de l'univers ! J'ai passé bien des nuits sans dormir, bien des jours sans m'asseoir ; on est fou, on est ivre, on est heureux de s'être endormi dans la fange et de se réveiller dans les cieux. Que tout ce qui vous entoure ait courage et confiance !

> La République est conquise, elle est assurée, nous périrons tous plutôt que de la lâcher...

» Tous mes maux physiques, toutes mes douleurs person­nelles sont oubliés. Je vis, je suis forte, je suis active, je. n'ai plus que vingt ans. Je suis revenue ici aider mes amis dans la mesure de mes forces à révolutionner le Berry, qui est bien engourdi. Maurice s'occupe de révolutionner la commune. Cha­cun fait ce qu'il peut. Ma fille, pendant ce temps-là* est accou­chée heureusement d'une fille » (1).

Certainement, dans le feu de son enthousiasme, Sand n'a pas remarqué le comique de ce rapprochement : « Chacun fait ce qu'il peut : ma fille est heureusement accouchée d'une fille... »

(1) G. Sand, Corr.j à Charles Poney, » mars 1848. T. III, p. ».

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En résumé, elle est ivre de joie et la vue des travailleurs de la terre qui plantent les arbres de la liberté suscite «son admi­ration : « Qu'ils sont forts, qu'ils sont beaux ! » Elle ne voit pas ceux qui s'attardent dans les guinguettes ; cette pitoyable mise en scène, elle ne la voit pas, elle ne voit rien des coulisses, de la tragi-comédie qui se joue et, en parlant de la foule, elle dit nous, comme si elle avait travaillé aux barricades.

Elle donne même des conseils à Lamartine. Comme elle sait qu'il voudrait éviter l'effusion du sang et s'effraie « d'un avène­ment trop prompt de la démocratie aveugle et encore barbare sous bien des rapports », elle l'encourage et le rassure : « Je crois que vous vous exagérez, d'une part, l'état d'enfance de cette démocratie, et que, de l'autre, vous doutez des rapides et divins progrès que ses convulsions lui feraient faire (1). »

Le 13 avril suivant, une lettre écrite par elle à Charles De-laveau (2) montre un autre côté de la question. « Une manifes­tation est venue sous les fenêtres de Nohant crier : A bas madame Dudevant, A bas Maurice Dudevant, A bas les commu­nistes ! A bas les ennemis dé monsieur Delaveau ! » Qu'est-ce cela veut dire ? Elle en est, non sans raison,, scandalisée. On a entouré avec insistance une maison « qui a nourri et assisté plus de pauvres qu'aucune autre dans l'arrondissement », et elle demande des explications à son ami Delaveau qui aurait, dit-on, excité des ouvriers contre elle, et encouragé ce mouve­ment nettement hostile.

Au fond, les Berrichons n'ont pas une conception bien nette du communisme prêché par notre romancière. Elle prétend, en effet, qu'il y en a deux sortes. Il y a, d'après elle, « des commu­nistes immédiats, qui veulent, par le fer et par le feu, détruire la propriété et la famille... Où sont-ils ? écrit-elle. Je n'en ai jamais vu un seul, moi qui suis communiste ». Ces arguments spécieux ne rassurent pas les Berrichons qui ont été le lui crier sous les fenêtres de sa maison et Sand conclut ainsi : « La grande crainte de l'aristocratie, à l'heure qu'il est, c'est l'idée communiste. »

On sait qu'à ce moment l'auteur de La Petite Fadette et du Champi faisait partie du cabinet de Ledru-Rollin, comme secré-

(1) G. Sand, Corr. ; à M. <3e Lamartine, Paris, avril 1848. T. III, p. 19. (2) G. Sand, Corr. ; à Ch. Delaveau, Paris, 13 avril 1848. T. III, p. 25.

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taire particulier et rédacteur politique. Elle paraît, dès lors, accablée de besognes très diverses et fort absorbantes. Elle a pour collègue à l'Intérieur le secrétaire politique du ministre, Jules Favre (1). Flocon (2) et Louis Blanc, l'ineffable Caussi-dière, Sobrier (3), le pâle émule de Robespierre, et quantité d'autres étaient eux aussi attachés au cabinet de Ledru-Rollin. Tous se disaient dévoués à la république nouvelle. Voilà donc Sand jouant, comme elle le désirait, un rôle actif dans la poli­tique du gouvernement provisoire. Quel rôle ?

Ledru-Rollin, « ignorant comme un saumon » suivant Mus­set, l'avait chargée de rédiger plusieurs fois par semaine un bulletin de propagande dans La République, organe ministé­riel (4). Ce bulletin, auquel plusieurs de ses confrères collabo­raient aussi, devait être expédié en province en même temps qu'il était placardé sur les murs de Paris. En province, les mai­ries l'affichaient, chacun pouvait y lire la bonne parole. Tâche délicate confiée à une créature passionnée qui né saura pas tou­jours se contenir, compromettra son ministre, Commettra plus d'une bévue, entraînée souvent par ses enthousiasmes ou ses antipathies, trop vives.

Elle écrit à son fils Maurice, au début de son installation au ministère :

« Je ne sais auquel entendre. Je ne demande pas mieux. Pendant ce temps-là, on imprime mes deux Lettres au peuple. Je vais faire une revue avec Viardot (5) ; un prologue pour Lockroy (6). J'ai persuadé à Ledru-Rollin de demander une Marseillaise à Pauline (7) ; au reste Ra*hel chante la vraie Mar­seillaise tous les soirs aux Français d'une manière admirable à ce qu'on dit. J'irai l'entendre demain. »

George, on le voit, se multipliait. On préférera la romancière, ou même l'auteur dramatique à l'agitateur politique qu'elle devient. Sans cesse entre Nohant et Paris, elle

(1) Jules Favre, élu en 1848 représentant du peuple pour le département du Rhône, avocat de talent, de l'Académie française, mort en 1880, à Versailles (1809-1880).

(2) Flocon. Publiciste, membre du gouvernement provisoire (1800-1866). (3) Sobrier, ami de Caussidière et de Louis Blanc qui, en vue d'événemènU

graves, avait constitué un vrai arsenal chez lui, rue de Rivoli. (4) Elle n'était pas appointée. (5) Viardot avait épousé Pauline Garcia, sœur de la Malibran. amie de Sand. (6) Lockroy avait succédé à François (Buloz à la direction du Théâtre Fran­

çais, Arsène Hou-ssaye lui succéda à son tour. (7) Pauline Viardot

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produit avec une fécondité alarmante des Bulletins pour La République, des Lettres au peuple (hier et aujourd'hui) affichçs sur les murs de Paris, des semonces de Biaise Bonnin, des pro­clamations dans La Réforme, journal de Louis Blanc, puis, lorsqu'elle eut fondé La Cause du peuple (1), toute une floraison continue, sous la rubrique de Socialisme, que l'on ne pourrait citer entièrement : La Souveraineté, c'est l'égalité, Les Rues de Paris, Le Théâtre de la République, Lettre à « La Voix des Femmes », l'Exercice de la souveraineté c'est l'application de l'égalité, l'application de l'égalité c'est la fraternité, Le Roi attend (2), et maints autres articles destinés à l'instruction populaire. •>

Wladimir Karénine a retrouvé dans les papiers de George Sand communiqués par Mme Maurice Sand, née Calamatta, un accusé de réception d'Henri Martin. L'historien (3), à qui Sand avait envoyé sa brochure contenant les Bulletins de la République (4), écrit :

« Je vous avoue qu'il y a des choses qui m'inquiètent (dans le bulletin) quant à l'effet politique, des choses qui demande­raient un grand développement pour être comprises et qui, sur­tout dans un écrit si concis et si rapide, me semblent bien hasar­deuses ; le temps me manque pour en causer avec vous ; mais pourquoi prendre ainsi le mot qui effraie ? Et ce mot d'ailleurs est-il, sera-t-il, le mot de l'avenir ? Il n'embrasse qu'un côté du problème, l'unité ; mais il laisse entièrement dans l'oubli l'autre : l'individualité, la liberté. Se dire communiste, c'est bien grave. Je regrette beaucoup que vous ayez pris cette détermination. Quelle arme aux adversaires ,! »

L'idée d'envoyer des ouvriers de Paris (plus ardents) exciter en province l'ardeur républicaine est aussi de Sand, car les provinciaux se montraient mous. Elle en parle à Maurice : ;« C'est moi qui ai eu cette idée d'envoyer des ouvriers faire de la propagande dans les départements. » Et elle donne ces détails dans son Journal (31 mars) : « Je me auis d'abord adressée au ministère de l'Instruction publique, idans les attributions duquel serait d'abord rentrée cette fonc­tion d'instituteur des masses... Mais Carnot ne s'en est plus

(1) Le 24 mars 1848. <iî) trr Bot attend, Joué à la Comédie-Française le 9 avril 1848. (3) Voir Wladimir Karénine, Georye Sand, tonie IV, p. 82, sq. (4) Bulletins non signés mais revendiqués par George Sand.

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occupé... Après plusieurs jours de prédication de ma part, l'idée a enfin pénétré la « volumineuse » de ce bon Ledru-Rollin. Il s'est mis à l'œuvre avec son entrain et son étourderie habi­tuels.

« Il a cent mille francs à consacrer à cette œuvre. Bien entamée, elle amènerait, j 'en suis sûre, d'excellents résultats, mais que de fautes il va faire ! et s'il envoie, comme il est fort à craindre d'après les premiers choix, de médiocres sujets, des parleurs, des braillards, des hommes violents, manquant de tact et d'intelligence, il donnera une très fâcheuse opinion des ouvriers de Paris, et le mal sera plus grand après cette démar­che. Il paraît sentir la vérité de cette observation, mais, dans l'action, souvent les bonnes intentions s'évanouissent. »

La propagande imprimée comprenait à la fois les circulaires attribuées à Jules Favre et destinées à faire connaître aux com­missaires provinciaux les instructions du ministre sur la matière^ après avoir été revues ; et les bulletins publiés dans La Répu­blique qui émanaient surtout de George Sand et de quelques-uns de ses collègues. Dans l'un et l'autre journal, les rédacteurs trouvèrent le moyen de scandaliser leurs lecteurs par leur manque de tact et leur violence.

La deuxième circulaire débuta- maladroitement. Elle fut attribuée sans hésitation au ministre, s'adressant à ses commis­saires, et vint, du premier coup, mettre le comble au méconten­tement d'une grande partie de la nation. « Vos pouvoirs, disait le ministre, sont illimités; agents d'une autorité révolutionnaire, vous êtes révolutionnaires aussi. »

Devant la commission d'enquête qui se réunit plus tard, Jules Favre ne désavoua jamais l'esprit ni la lettre des circulaires, mais il est fort probable que Ledru-Rollin, toujours d'un ton au-dessus de la moyenne, fut l'auteur d'une telle phrase que Jules Favre n'eût sans doute pas écrite, quelque socialiste que fût alors sa doctrine.

Voici comment le public apprécia les circulaires :

Liberté de mourir de faim Egalité dans la misère ; Fraternité eelon Caïn Voilà ce que Ledru-Rollin Nous offre dans ea circulaire ! (1)

(1) V. itaurioe Reclus, Jules Favre.

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Quant aux bulletins que Sand rédigea pour La République, certains firent aussi beaucoup de bruit.

Comme tous ceux qui s'applaudissaient de la Révolution, elle oublia très vite que les opinions étaient 'divisées en France à l'égard du bouleversement nouveau, et n'écrivit que pour ceux qui étaient de son avis. Pour les autres, elle les secouait d'impor­tance, ne permettant à aucun adversaire d'élever la voix.

Nous laisserons de côté ses premiers bulletins, puisque c'est le XVIe qui attira sur elle les plus gros orages et fut le plus significatif. Voici ce qu'en dit M. Maurice Reclus dans son im­portant ouvrage sur Jules Favre :

« Nous avons vu qu'au nombre des rédacteurs des bulletins de La République se trouvait George Sand, agréée par Ledru-Rollin. La véhémence révolutionnaire de cette femme illustre s'accommodait mal de la situation que le gouvernement impo­sait à l'égard de l'opinion moderne (1). Or, une semaine avant la date fixée pour les élections, elle écrivit un article des plus passionnés, ce fameux XVI" bulletin, publié le 15 avril, dont quelques formules passaient véritablement la mesure.- Ce docu­ment présentait, avec autant de candeur que d'éloquence, dans leur expression la plus nette, les idées les mieux choisies pour alarmer à la,fois les partisans du nouveau régime, et ceux de la monarchie. » .

A propos des élections, elle terminait ainsi : « Si les élections ne font pas triompher la vérité sociale, si

elles sont l'expression d'une caste arrachée à la confiante loyauté du «peuple, ces élections, qui doivent être le salut de la Répu­blique, seront sa perte, il n'en faut pas douter. Il n'y aurait alors qu'une voie de salut pour le peuple qui a fait les barri­cades : ce serait de manifester une seconde fois sa volonté d'ajourner les décisions d'une fausse représentation nationale. »

Et l'auteur n'hésitait pas à prendre au nom du gouverne­ment provisoire un engagement de neutralité dans la guerre civile dont elle prévoyait la reprise (2). Ce bulletin parut le 15 avril 1848.

Ledru-Rollin, tout étourneau qu'il était, dut sentir la mala-

(1) Si le gouvernement provisoire imposait une discipline à Sand, personne me pouvait s'en apercevoir.

(2) Maurice Reclus, Jules Favre.

«

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dresse de cette rédaction. H semble qu'à la place du gouverne­ment, il n'était pas impossible d'en atténuer la violence. Mais ici — est-ce pour excuser Sand ? — on nous conte une histoire à dormir debout :

Elias Regnault, chef de cabinet du ministre, qui devait revoir le manuscrit, fut appelé auprès de sa mère mourante ; il prit le manuscrit chez Sand, ne le regarda même pas et l'envoya tel quel à l'imprimerie. Quoi ! parmi les secrétaires, il ne s'est pas trouvé un homme de bonne volonté connaissant la consigne, qui pût remplacer Elias Regnault ou Jules Favre, un Landrin. ou un Carteret, pour accorder à ce papier un coup d'œil et y apporter une correction ? C'est bien invraisemblable.

Au ministère, la lecture du bulletin fit scandale. Ledru-Rol-lin mena grand tapage ; pour Jules Favre, indigné et atterré, il fit courir à la poste : trop tard. Il ajoute : « Je voulus encore une fois donner ma démission. » Mais il la donnait souvent, et la reprenait toujours.

Tels furent les débuts de Sand dans la politique militante. Ils eurent quelque retentissement et auraient dû lui prouver qu'elle avait, encore une fois, manqué de psychologie en sup­posant que la France entière partageait ses convictions et qu'en embrassant avec un tel exclusivisme ce qu'elle appelait « la cause du peuple », elle avait manqué de doigté et mis ses amis dans un cruel embarras.

Elle ne s'en douta pas et fit supporter à la « réaction » la responsabilité de l'indignation universelle. En parcourant sa correspondance à l'époque de la publication du trop célèbre bulletin, on devine un certain mouvement de blâme parmi ses amis mêmes qui, manifestement, repoussent sa violence.

Voici ce qu'elle répond à son ami Girerd qui, alarmé du bruit que faisait dans le Berry le XVIe bulletin, lui avait demandé, lui aussi, et l'un des premiers, des explications.

Nohant, 6 août 1848.

'« Mon ami,

» Je suis en effet l'auteur du XVIe bulletin et j'en accepte toute la responsabilité morale. Mon opinion est, et sera toujours que, si l'Assemblée nationale voulait détruire la République, la

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République aurait le droit de se défendre, même contre l'Assem­blée nationale.

» Quant à la responsabilité politique du XVIe bulletin, le hasard a résolu qu'elle n'appartînt à personne; J'aurais pu la rejeter sur M. Ledru-Rollin, de même qu'on aurait fort bien pu ne pas rejeter sur moi la responsabilité morale. Mais dans un moment où le temps manquait à tout le monde, j'aurais cru, moi, manquer à ma conscience si j'avais refusé de donner quel­ques heures du mien à un travail gratuit autant comme argent que comme amour-propre. C'était la première, et ce sera pro­bablement la dernière fois de ma vie, que j'aurais écrit quel­ques lignes sans les signer. Mais du moment que je consentais à laisser au ministre la responsabilité d'un écrit de moi, je devais accepter aussi la censure du ministre ou des personnes qu'il commettait à cet examen ; c'était une preuve de confiance personnelle de ma part envers M. Ledru-Rollin, la plus grande qu'un écrivain qui se respecte puisse donner à un ami poli­tique... »

* **

Le XVI'_bulletin contribua à préparer une des « journées » du printemps de 48, celle même du Î6 avril. Ce jour-là grande manifestation populaire qui devait être une réplique à celle du 16 mars précédent, dite des « bonnets à poil ». Ledru-Rollin, ayant décrété la dissolution des bataillons d'élite de la garde nationale, les grenadiers et les voltigeurs, les protestataires contre cette suppression s'étaient assemblés devant l'Hôtel de Ville. Donc, le 16 avril, en riposte au 16 mars, une foule ouvrière se porte du Champ de Mars à l'Hôtel de Ville afin de manifes­ter contre le gouvernement provisoire. C'était une véritable conspiration contre ce gouvernement et George Sand y était mêlée.

Dans une lettre datée de Paris, 15 avril 1848, elle écrit à son fils Maurice : Pour toi seul.

« ...J'allais partir dans quelques heures, mais cela devient tout à fait impossible. Il se prépare une manifestation politique à laquelle je dois assister absolument. Manifestation toute paci­fique, mais qui doit réparer bien des sottises et bien des actes coupables ; dors en paix... »

Cela évidemment pour tranquilliser Maurice.

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Ce même 15 avril, elle écrit encore à Mme Eugène Duver-net : « Chère mignonne, je ne peux plus partir. Les affaires se présentent sous un aspect auquel il faut absolument ma pré­sence pendant quelques jours. »

H est clair que Sand, occupée de la conspiration, ne pou­vait s'absenter à cette date. Cette conspiration avait pour objet de faire disparaître plusieurs membres du gouvernement provi­soire. Le rôle de Sand est expliqué tout au long d'un passage du livre de Daniel Stern (1), où l'auteur expose les ambitions de plus en plus vives conçues par le ministre de l'Intérieur. Son entourage était possédé d'ambitions plus impatientes encore, et rêvait pour lui la dictature ; on voulait avec lui et par lui gou­verner révolutionnairement la France.

« Mme Sand, écrit Daniel Stern, était l'un des agents les plus animés de la conspiration, moins dans l'intérêt de M. L&-dru-Rollin que dans celui de M. Louis Blanc. Elle y avait amené Barbes et travaillait dans ce sens l'esprit des ouvriers qu'elle réunissait tous les soirs dans un. petit logement voisin du Luxembourg, où elle était descendue. Vers la fin de la soirée, elle allait rejoindre au ministère de l'Intérieur le petit cercle des invités, parmi lesquels on comptait habituellement MM. Jules Favre, Làndrin, Portalis, Carteret, Etienne Arago, Barbes, etc. Là, soit en présence de M. Ledru-Rollin, soit en son absence, on discutait les moyens de remettre entre ses mains le sort de la République. Ces moyens paraissaient très simples : provoquer, sous un prétexte quelconque, une réunion générale de prolétaires, tenir des armes prêtes, ce qui était d'autant plus facile qu'on avait pour soi le préfet de police, entrer à l'Hôtel de Ville, en chasser ceux du gouvernement provisoire qui déplai­saient, quoi de plus élémentaire et d'une exécution plus prompte ?»

C'était facile, en effet, pratiquement, mais l'ombre noire de Blanqui inquiétait les conspirateurs, car, comme le dira Sand, Blanqui conspirait pour son compte et « pouvait tout gâter au dernier moment ». Il y eut bien à la même époque la découverte des papiers Taschereau (2) qui auraient pu déshonorer, en d'au-

(1) Daniel Stern (Mme d'Agout), Histoire de la Révolution A» 1848. (2) D'après ces papiers, Blamqui aurait éW, *Otts Louiia-PihiMipp», au eervio»

de la ptXiloe.

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très temps, l'intègre Blanqui et le mettre dans l'impossibilité de nuire : il n'en fut rien et il resta, malgré cette révélation de malhonnêteté, l'épouvantail redouté et toujours respecté pour la force qu'on lui supposait, et la terreur que sa vue seule causait à tous.

La preuve des conspirations de Sand contre le gouvernement provisoire paraît donc faite. Elle le reconnaît d'ailleurs, dans une lettre adressée à son fils Maurice, le 17 avril :

Paris, 17 avril 1848.

« Mon pauvre Boulï,

» vJ'ai bien dans l'idée que la République a été tuée dans son principe et dans son avenir, du moins dans son prochain avenir. Aujourd'hui, elle a été souillée par- des cris de mort. La liberté et l'égalité foulées aux pieds avec la fraternité pendant toute cette journée. C'est la contrepartie de la manifestation des bonnets à poil.

» Aujourd'hui, ce n'étaient plus seulement les bonnets à poil, c'était toute la bourgeoisie armée et habillée ; c'était toute la banlieue, cette même féroce banlieue qui criait en 1832 : « Mort aux républicains ! » Aujourd'hui, elle crie : « Vive la Républi­que ! » Mais « Mort aux communistes ! » « Mort à Cabet ! » et ce cri est sorti de deux cent mille bouches, dont les dix-neuf vingtièmes le répétaient sans savoir ce que c'est que le commu­nisme; aujourd'hui, Paris s'est conduit comme La Châtre...

» Il faut te dire comment tout cela est arrivé car tu n'y comprendrais rien par les journaux. Garde pour toi le secret de la chose. Il y avait trois conspirations, ou plutôt quatre sur pied depuis huit jours.

« D'abord Ledru-Rollin, Louis Blanc, Flocon, Caussidière et Albert voulaient forcer Marrast, Garnier-Pagès, Carnot, Beth-mont, enfin tous les juste-milieu de la République, à se retirer du gouvernement provisoire. Ils auraient gardé Lamartine (1) et Arago qui sont mixtes et qui, préférant le pouvoir aux opi­nions (qu'ils n'ont pas), se seraient joints à eux et au peuple.

(1) Les correapondances prouvent que Lamartine eût été « balayé » aveo) les premiers.

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Cette conspiration était bien fondée. Les autres nous ramènent à toutes les institution de la monarchie, au règne des banquiers, à la misère extrême et à l'abandon du pauvre, au luxe effréné des riches, enfin à ce système qui fait dépendre l'ouvrier comme un esclave, du travail que le maître lui mesure, lui chi­cane et lui retire à son gré. Cette conspiration eût donc pu sauver la République, proclamer à l'instant la diminution des impôts du pauvre, prendre des mesures qui, isans ruiner les for­tunes honnêtes, eussent tiré la France de la crise financière ; changer la forme de la loi électorale, qui est mauvaise et don­nera des élections de clocher ; enfin, faire tout le bien possible, dans ce moment, ramener le peuple à la République, dont le bourgeois a réussi déjà à le dégoûter dans toutes les provinces, et nous procurer une Assemblée nationale qu'on n'aurait pas été forcé de violenter. .*

» La deuxième conspiration était celle de Marrast, Garnier-Pagès et compagnie, qui voulaient armer et faire prononcer la bourgeoisie contre le peuple, en conservant le système de Louis-Philippe sous le nom de République.

» La troisième était, dit-on, celle de Blanqui, Cabet et Ras-pail, qui voulaient, avec leurs disciples et leurs amis de» clubs jacobins, tenter un coup de main et se mettre à la place du gouvernement provisoire.

» La quatrième était une complication de la première : Louis Blanc, avec Vidal, Albert et l'Ecole ouvrière du Luxem­bourg, voulait se faire proclamer dictateur et chasser tout, excepté lui. Je n'en ai pas la preuve ; mais cela me paraît cer­tain maintenant.

* Voici comment ont agi les quatre conspirations : Ledru-Rollin, ne pouvant s'entendre avec Louis Blanc, ou se sentant trahi par lui, n'a rien fait à propos et n'a eu qu'un rôle effacé. Marrast et compagnie ont appelé... à leur aide toute la banlieue et toute la bourgeoisie armée, sous prétexte que Cabet voulait mettre Paris à feu et à sang, et on l'a si bien persuadé à tout le monde que le parti honnête et brave de Ledru-Rollin, qui était soutenu par Barbes, Caussidière et tous mes amis, est resté coi, ne voulant pas donner à son insu, dans la confusion d'un mouve­ment populaire, aide et protection à Cabet, qui est un imbécile, à Raspail et à Blanqui, les Marat de ce temps-ci. La conspiration de Blanqui, Raspail et Cabet n'existait peut-être pas, à moins

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qu'elle ne fût mêlée à celle de Louis Blanc. Par eux-mêmes, ces trois hommes ne réunissent pas à Paris mille personnes sûres...

» La conspiration Louis Blanc, composée de trente mille ouvriers des corporations, alliés par la formule de l'organisation du travail, était la seule qui pût inquiéter véritablement le parti Marrast ; mais elle eût été écrasée par la garde nationale armée, si elle eût bougé.

> Toutes ces combinaisons avaient chacune un prétexte dif­férent pour se mettre sur pied aujourd'hui, poursuit Sand ; pour les ouvriers de Louis Blanc, c'était de se réunir au Champ-de-Mars pour élire leurs officiers ; pour la banlieue de Marrast, c'était de reconnaître ses officiers ; pour la mobile et la police de Caussidière, c'était d'empêcher Blanqui et compagnie de ten­ter un coup de main et de faire le leur »... Mais deux hommes, au milieu 'de tout cela, pensaient à eux-mêmes, sans agir ; elle cite Leroux, qui n'a pas paru, et Lamartine (ici elle paraît injuste ou mal informée). « Lamartine, espèce de La Fayette naïf, qui veut être président de la République et qui en viendra peut-être à bout... Il a eu les honneurs et le triomphe de la jour­née, sans avoir rien fait ? »

Dans son récit, Sand veut prouver que la seule conspiration salutaire, c'était celle de Ledru-Rollin : la sienne. Elle a échoué. Grâce à qui ? Ledru-Rollin n'est-il pas le maître ? Si elle a échoué, c'est qu'il l'a voulu, lui et Lamartine ensemble. « C'est la garde bourgeoise, ce sont les régiments et les baïonnettes. » Qui donc avait le pouvoir de les convoquer puisque ( selon elle), Lamartine n'a rien fait ?

En résumé, toutes ces conspirations ont échoué et Lamartine a, encore une fois, eu raison de la foule, ce qui exaspère Sand.

« Dans cette journée, écrit encore G. Sand, la foule couvrait les trottoirs et les parapets. J'étais avec Rochery, et il n'y a avait pas moyen de marcher ailleurs qu'avec la colonne des ouvriers toujours bonne, polie et fraternelle... Arrivés sur la place de l'Hôtel-de-Ville, on les fit attendre une heure pour que tout le monde et que toute la garde bourgeoise fût placé et échelonné. Le gouvernement provisoire, aux fenêtres de l'Hôtel de Ville, se posait en Apollon. Louis Blanc avait une belle tenue de Saint-Just. Ledru-Rollin se montrait peu et faisait contre mauvaise fortune bon cœur. Lamartine triomphait sur toute la

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ligne. Garnier-Pagès faisait une mine de Jésuite. Crémieux et Pagnerre étaient prodigues de leurs hideuses boules et saluaient royalement la populace...

« Dans l'intérieur de la grille, la mobile armée, fanatisée ou trompée, aurait fait feu sur eux au moindre mot. Le grand Lamartine daigna descendre sur le perron et leur donner de l'eau bénite de cour. Je n'ai pas entendu les discours ; mais qu'ils ne fussent contents ou non, cela dura dix minutes, et les ouvriers défilèrent par le fond des autres rues, tandis que la garde bourgeoise et la mobile se firent passer pompeusement en revue par Lamartine et les autres triomphateurs... Je me suis esquivée à ce moment-là pour n'avoir pas l'honneur insigne d'être passée en revue aussi, et je suis revenue dîner chez Pin­son... » (1)

Cette journée du 16 avril ne contenta pas, on le devine, George Sand ; dans sa lettre du .17 à Maurice, elle écrivait, en parlant de la manifestation de la veille : «' La partie du peuple incorporée dans les belles légions de bourgeois a pris les idées bourgeoises en prenant un bel habit flambant neuf. Souvent on perd son cœur en quittant sa blouse. Tout Ce qu'on a fait a été aristocratique : on en recueille le fruit ».

Pas un mot des menaces ; du reste, elle les nie. Tout, pour elle, vient de la garde nationale corrompue. '

Depuis quelque temps déjà, il s'élevait à l'égard de George Sand des rumeurs inquiétantes sur sa conduite vis-à-vis du gouvernement provisoire. Que lui reprochait-on ? Ostensible­ment ses bulletins dans La République, mais aussi l'orientation de ses idées, violemment révolutionnaires.

Le 15 mai, nouvelle manifestation. Un cortège partait de la Bastille, se dirigeant vers la Madeleine et acclamant la Pologne. La Pologne n'était que le prétexte. De la Madeleine, les mani­festants gagnèrent la place de la Concorde, puis le Palais-Bour­bon ; l'Assemblée fut envahie. Il faut lire dans Choses vues, de Victor Hugo, le récit de l'envahissement de l'Assemblée prison­nière d'une foule déchaînée. Voici comment George parle de cette

(1) G. Sand, Corr., tome III, p. 20, Lettre il Maurice Sand, 17 avril 1MI.

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journée à Caussidière : « C'était une manifestation pour la Pologne, rien de plus pour la grande majorité des citoyens, qui l'avaient augmentée de leur concours durant le trajet et pour tous ceux qui l'applaudissaient au passage. On était surpris et charmé du libre accès accordé à cette manifestation jusqu'aux porte de l'Assemblée. On supposait que des ordres avaient été donnés pour laisser parvenir les pétitionnaires. Nul ne' pré­voyait une scène de violence au sein de la représentation natio­nale. Les nouvelles de l'intérieur de la Chambre arrivaient au dehors. L'Assemblée, sympathique au vœu du peuple, se levait en masse pour la Pologne et pour l'organisation du travail, disait-on.

« Puis, tout à coup, on vint jeter à la foule stupéfaite la nouvelle de la dissolution de l'Assemblée et la formation d'un pouvoir nouveau dont quelques noms pouvaient répondre au vœu du groupe passionné qui violentait l'Assemblée en cet ins­tant, mais nullement, j'en réponds, au vœu de la multitude. Aussitôt cette multitude se dispersa, et la force armée put, sans coup férir, reprendre immédiatement possession du pouvoir constitué. » (1)

C'est fort joliment dit, mais n'a qu'un rapport bien éloigné avec la vérité.

Après la journée du 15 mai et l'envahissement de la Chambre par le peuple, George Sand, qui s'était retirée à Nohant, crai­gnit un moment d'être arrêtée.

" « On m'a beaucoup conseillé de me cacher, écrit-elle de No­hant à Thoré le 28 mai ; mes amis m'ont écrit de Paris que je serais arrêtée. Je n'en crois rien et j'attends. Je ne suis pas très en sûreté non plus ici. Les bourgeois ont fait accroire aux paysans que j'étais l'ardent disciple du -père communisme, un gaillard très méchant, qui brouille tout à Paris. Cela ressemble à une plaisanterie, c'est pourtant réel. Hors de ma commune, on le croit et on promet de m'enterrer dans les fossés.

» Bonsoir ! Cachez-vous encore. Vous n'aurez rien à crain­dre d'une instruction ; mais on vous ferait perdre du temps et cette réaction passera vite quant au fait actuel. Je crois que,

(1) G. SanS, Correspondance. Au citoyen Caussidière, préfet de police, Nohant, 2£ mai 1848.

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quant au fait général, elle pourra durer quelques mois. Les vrais républicains se sont trop divisés, le mal est là !

» Ecrivez-moi et brûlez ma lettre. Courage et fraternité. (1) » George écrivait aussi à Barbes détenu au donjon de Vincennes;

elle le consolait de ses maux et lui révélait les siens... « Je ne sais par quel caprice, il paraît qu'on voulait me faire un mauvais parti et mes amis me conseillaient de fuir en Italie >. Et ceci : « On me dit que j'étais complice de quelque chose. Je ne sais pas quoi par exemple. Je n'ai eu ni l'honneur ni le mérite de faire quel­que chose pour la cause. Je ne savais rîen, je ne comprenais rien à ce qui se passait, j'étais là comme curieux étonné et inquiet. Il n'était pas encore défendu, de par les lois de la République, de faire partie d'un groupe de badauds... »

Un document fort intéressant de cette époque est la relation par Mérimée d'un dîner*auquel un Anglais connu à Paris, Monckton-Milnes, avait prié Tocqueville, le député de la Manche, en même temps que Victor Considérant, George Sand et Méri­mée. Ces deux derniers noms accolés montrent avec évidence que cet Anglais ne connaissait rien à la société parisienne et qu'il ne s'informait pas, avant de convier ses hôtes, du désir qu'ils pou­vaient éprouver à se trouver réunis. Heureusement, Mérimée reconnut à peine Lélia et leur gêne ne fut guère remarquée que par ceux qui étaient au courant de l'histoire d'autrefois.

« C'était Considérant, écrit Mérimée, qui tenait le dé de la conversation, parlant très haut et frappant sur la table avec des manières toutes républicaines. Une des femmes avait de fort beaux yeux qu'elle baissait sur son assiette. Elle était en face de moi, et je trouvais que ses traits ne m'étaient pas inconnus. Enfin, je demandai son nom à mon voisin. C'était Mme Sand. Elle m'a paru infiniment mieux qu'autrefois. Nous ne nous sommes rien dit, comme vous pouvez penser, mais nous nous sommes fort entre-lorgnés... N'est-ce pas un dîner bien assorti et il n'y a qu'un Anglais pour inventer cela. (2) »

MARIE-LOUISE PAILLERON.

(1) George Sand, Correspondance, 11 Juin 1848, t. m . p. 81. 0) Mérimée, Lettres & l'a comtesse de Montljo, ISIS.