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Grammaire des marqueurs de temps et d'aspect
1
CHAPITRE 6
Grammaire des marqueurs de temps et d'aspect
1 Valeurs et effets de sens : le point de vue polysémique
L'objet de cette section est de caractériser de façon calculatoire la signification des
principaux marqueurs (morphèmes lexicaux, morphèmes grammaticaux et constructions
syntaxiques) de temps et d'aspect. Le propos ne prétend nullement à l'exhaustivité, mais
simplement à montrer comment le modèle mis en place permet de rendre compte de
façon explicative, et – dans la mesure du possible – prédictive, de la diversité des effets
de sens que ces marqueurs peuvent prendre en contexte.
Le point de vue théorique adopté est celui de la polysémie associé à une
démarche hypothético-déductive. Au lieu de considérer qu'à chaque effet de sens
correspond un marqueur différent (hypothèse homonymique forte) ou que les divers
effets de sens d'un même marqueur sont sans rapport les uns avec les autres (hypothèse
homonymique faible), on admet que chacun des effets de sens d'un marqueur se laisse
déduire de l'interaction d'une valeur en langue unique de ce marqueur (décrite sous la
forme d'instructions) avec les valeurs des autres marqueurs du contexte et avec les
principes généraux sur la forme des représentations (cf. ch. 5, §4). Ce point de vue
n'implique pas qu'il y ait quelque chose de commun (un noyau de sens) aux différents
effets de sens d'un même marqueur, ce qui constitue le postulat éminemment
contestable de la perspective polysémique inductive – car on en arrive , par induction du
général à partir du particulier, à une signification extrêmement abstraite et indéterminée,
qui ne permet plus de faire la différence entre les marqueurs1 –, mais simplement que
tous ces effets de sens, quelque différents, voire opposés, qu'ils puissent apparaître, se
laissent déduire d'une même valeur en langue, dont la formule a un statut d'hypothèse
dans le modèle prédictif2. En outre, l'adoption de cette perspective polysémique
1 Cf. G. Lakoff (1987), p. 416.
2 Cette perspective nous paraît rejoindre celle que proposait O. Ducrot, dès 1973 (dans un article repris dans Ducrot (1984)) : «La description sémantique d'un mot doit donc être considérée comme une
SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE
2
hypothético-déductive constitue une réponse à l'un des problèmes épistémologiques
fondamentaux de la sémantique, qui prend la forme d'un paradoxe : seule la valeur en
langue appartient en propre au marqueur (elle constitue l'identité différentielle du signe,
selon Saussure3), mais elle n'est pas directement observable (hors contexte et hors
situation de discours); alors que les effets de sens, qui seuls paraissent observables, en
particulier par le jeu des relations de synonymie, dépendent autant du contexte que du
marqueur lui-même, au point qu'il arrive souvent qu'on ne sache déterminer précisément
quelle part revient à l'une ou l'autre de ces entités dans la production d'un effet de sens4.
Et il y a une bonne part d'arbitraire et d'illusion dans les grammaires qui dressent la liste
des effets de sens d'un marqueur donné, comme s'il en constituait le support unique.
Ainsi, pour ne prendre qu'un exemple, l'imparfait se trouve-t-il généralement décrit
comme virtuellement itératif, alors que cette valeur (effet de sens) est refusée au passé
simple, quoique ces deux temps puissent donner lieu, même en l'absence de marqueurs
spécifiquement itératifs, mais à la suite de conflits, à des représentations itératives :
1) Luc faisait ses courses le lundi
2) Luc courut le marathon pendant dix ans.
Dans les pages qui suivent, on présentera donc, pour chaque marqueur étudié, sa valeur
en langue, considérée uniquement du point de vue aspectuo-temporel et décrite sous
forme d'instructions. On montre ensuite en vertu de quels principes généraux et dans
quels types de contextes cette valeur peut donner lieu aux différents effets de sens,
généralement repérés par les grammaires. On verra ainsi que si deux marqueurs peuvent
avoirs des effets de sens très proches, et apparaître, dans certains contextes, comme des
quasi-synonymes (par exemple le passé simple et l'imparfait de narration), ils ont
cependant toujours des valeurs en langue différentes, ce qui apporte une confirmation
empirique au postulat saussurien du caractère différentiel de la valeur des signes, et
inscrit donc, d'une certaine façon, notre recherche dans le prolongement des grammaires
fonction mathématique qui produit des valeurs différentes (ici, les effets de sens) selon les arguments (ici, les contextes) qu'on lui associe. (...) Le sens d'un mot, pour nous, n'est rien d'autre que le moyen de prévision de l'effet de sens.» (p. 50).
3 Cf. F. de Saussure (1978), p. 154.
4 Cf. O. Ducrot (1984), p. 50 : «il est bien arbitraire de déterminer, à l'intérieur d'un énoncé donné, quel est le sens qu'y possèdent, pris un par un, les mots dont il est constitué. Autrement dit, il ne nous semble pas du tout évident que le sens global de l'énoncé puisse être considéré comme la sommation des significations, mêmes contextuelles, des différents mots. Ce que nous appelons l'effet de sens contextuel d'un mot, c'est donc seulement le changement produit dans ce contexte par l'introduction de ce mot, c'est-à-dire la modification dont ce mot est responsable dans le sens global de l'énoncé.»
Grammaire des marqueurs de temps et d'aspect
3
structuralistes. Pour faciliter la lecture, et la comparaison avec les grammaires (en
particulier dans le cas des temps verbaux), on isole un ou plusieurs effets de sens
«typiques», définis comme les effets produits dans des contextes typiques, ces contextes
étant ceux que donnent les grammaires minimales (comme les grammaires scolaires)
des temps verbaux5. Par exemple, l'imparfait présente typiquement un procès non
ponctuel sous l'aspect inaccompli, entretenant une relation de simultanéité avec les
procès qui le précèdent ou le suivent immédiatement dans la séquence. On décrit ensuite
les conditions d'apparition des autres effets de sens (non typiques), en isolant ceux qui
proviennent d'une résolution de conflit, et qui apparaissent souvent très éloignés de
l'effet de sens typique (comme l'imparfait de rupture qui présente un procès
généralement ponctuel sous un aspect aoristique).
Résumons schématiquement le format de la description sémantique
proposée :
a) Une valeur unique est associée à chaque marqueur aspectuo-temporel. Cette valeur
est décrite comme une ou plusieurs instruction(s). Les instructions codées par les
marqueurs grammaticaux (morphèmes et constructions syntaxiques) portent directement
sur la construction d'éléments de représentation, tandis que les morphèmes lexicaux
déclenchent l'activation de prototypes porteurs de caractéristiques formelles (cf. ch. 2,
§2.1), qui ont, elles aussi, le statut d'éléments de représentation.
b) La représentation aspectuo-temporelle associée à un énoncé, ou, plus généralement, à
un texte, résulte de la mise en commun des éléments de représentation codés
(directement ou indirectement) par les marqueurs qui le composent. Cette mise en
commun est régie (et contrainte) par quelques principes généraux sur la bonne
formation des représentations. On en rappelle l'essentiel :
1) La contrainte aspectuelle sur la simultanéité stipule qu'un procès présenté
comme simultané au moment où il est perçu/montré ne peut l'être sous un aspect
aoristique (ch. 3, §3).
2) Le principe de dépendance contextuelle de l'intervalle de référence exige
que cet intervalle coïncide exactement avec un autre intervalle du contexte; la
5 Deux facteurs paraissent contribuer au choix de ces contextes typiques : 1) la fréquence, 2) la possibilité d'opposer, au niveau de l'effet de sens produit, le marqueur considéré avec d'autres marqueurs du même type (on montre généralement que le passé simple exprime la ponctualité et la succession, tandis que l'imparfait marque la durée et la simultanéité).
SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE
4
recherche de cet intervalle antécédent est guidée par les relations de proximité
relative, définies au ch. 4, §3.1.
3) Le principe de cohésion du texte impose, le plus souvent, l'existence de
relations référentielles entre procès. Ces relations sont décrites au ch. 4, §4.
Rappelons simplement que pour les procès présentés sous un aspect aoristique,
la plus courante de ces relations est la co-appartenance à une même série de
changements, et qu'elle implique la succession des procès.
4) La dynamique de la temporalité conduit généralement les procès présentés de
façon aoristique à prendre une valeur inchoative (le changement initial se trouve
pourvu d'une saillance nettement supérieure à celle du changement final (cf.
ch. 3, §4).
C) Soit la représentation ainsi obtenue est cohérente et plausible, soit elle ne l'est pas.
Dans ce cas, on cherche à appliquer les mécanismes de résolution de conflit par
déformation des représentations, exposés au ch. 5, §3.
2 Les prédicats verbaux
Les prédicats verbaux déterminent la présence de bornes du procès, leur caractère
intrinsèque ou extrinsèque, leurs relations, ainsi que le fait de savoir si la situation
comprise entre ces bornes est constituée d'une série de changements (i.e. si le procès
global est décomposable en sous-procès). Comme les verbes sont des lexèmes, ils ne
codent pas directement des instructions portant sur ces éléments de représentation, mais
ils déclenchent dans l'esprit du sujet l'activation de prototypes de procès, ces prototypes
étant eux-mêmes porteurs des caractéristiques aspectuelles que nous venons d'évoquer.
Il en résulte que les verbes, en relation avec leurs compléments, constituent seulement
des indices, susceptibles d'être remis en question par des éléments du contexte (au sens
large), pour la construction d'éléments de représentation. Par exemple, le verbe parler
désigne, de façon prototypique, une activité, mais au terme d'un interrogatoire ayant
pour but de faire avouer un nom, le tortionnaire peut énoncer «ça y est, il a parlé»
conférant au procès une valeur ponctuelle et des bornes intrinsèques. Par ailleurs, on
sait que les compléments du verbe, et tout particulièrement les types de complément
d'objet peuvent contribuer à déterminer la valeur d'activité ou d'accomplissement du
procès (ce mécanisme est étudié au ch. 2, §3); de sorte que l'on doit classer à la fois les
Grammaire des marqueurs de temps et d'aspect
5
types de verbes et les types de compléments d'objet comme des indices en faveur de la
constitution d'éléments de représentation correspondant au procès.
Plutôt que de présenter un fragment de dictionnaire ainsi conçu, on expose
les tests à mettre en oeuvre et la structure des classements auxquels ils conduisent.
Rappelons, tout d'abord, brièvement les tests qui permettent d'identifier ces éléments de
représentation6 :
a) la compatibilité du prédicat avec un circonstanciel de localisation temporelle
implique la présence de bornes du procès (trait [± B1,B2]); seuls les états
nécessaires en sont dépourvus;
b) la compatibilité du prédicat à l'imparfait ou au présent avec la locution [être en
train de Vinf] indique que la situation est constituée d'une série de changements
(trait [± C]);
c) le caractère extrinsèque des bornes ([+ Be]) est révélé par la compatibilité du
prédicat au passé composé avec [pendant + durée];
d) le caractère intrinsèque des bornes ([+ Bi]) est indiqué par la compatibilité du
prédicat au passé composé avec [en + durée];
e) enfin, le fait que l'expression [mettre n temps à Vinf], conjuguée au passé
composé, soit équivalente à [mettre n temps avant de Vinf] révèle la ponctualité
du procès (B1 ∝ B2; par opposition à B1 ⊂ B2].
L'application de ces tests n'est fiable que pour autant qu'elle n'entraîne pas de
déformation des procès. Ces déformations sont repérables au moyen des tests de
paraphrasticité résumés dans le tableau 2 du ch. 2, §2.
Les résultats obtenus à partir de ces tests nous ont conduit à classer les
valeurs d'indices des SN objet7 sur un axe allant du [- borné] (ce qui correspond au trait
[+Be]) au [+ borné] (correspondant au trait [+ Bi]); la position des types de SN objet sur
cet axe indique leur orientation et leur force en tant qu'indices de bornage du procès :
classement des SN objet :
6 Ces tests sont présentés en détail au ch. 2, §2.4.
7 On ne traite pas ici du rôle du SN sujet, ni des circonstanciels locatifs.
SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE
6
partitif + N
art. indéfini plur. + N ∅
démonstratif + N
possessif + N
art. défini + N art. indéfini + N
[+ Be] [+ Bi]
fig.1
La relation d'ordre entre les types de SN objet se laisse ainsi définir :
un complément d'objet de type A est considéré comme étant un indice moins fort en
faveur du bornage du procès qu'un complément d'objet de type B si et seulement si,
pour quelque verbe V que ce soit, l'association «V+ A» ne peut exprimer un procès
borné ([+Bi]) sans que cela soit vrai aussi de l'association «V + B», et si A est différent
de B :
A < B � ∀ V, («V + A» � [+ Bi]) � («V + B» � [+Bi)]), & A ≠ B.
Ajoutons que les complétives objet et les interrogatives indirectes ont une valeur
d'indice de même niveau que celle des SN introduits par l'article défini.
Les verbes sont, eux aussi, considérés comme des indices de bornage, et leur
classement prend appui sur le fait de savoir s'ils parviennent ou non à contrebalancer le
rôle (comme indices de bornage) des différents types de SN objet qui leur sont associés.
classement des verbes :
a) V ∅ [- C, - Be, - Bi], ∀ SN; ex. : être le fils de X
b) V ∅ [- C, + Be, - Bi, B1 ⊂ B2], ∀ SN; ex. : être malade, aimer une femme,
habiter une maison
c) V ∅ [+ C, + Be, - Bi, B1 ⊂ B2], ∀ SN; ex. : chercher une solution, conduire
une voiture, regarder un tableau
d) V ∅ [+ C, + Be, - Bi, B1 ⊂ B2] si SN < art. défini sg. + N; V ∅ [+ C, + Be ou
+ Bi, B1 ⊂ B2] si SN ≥ art. défini + N; ex. : Lire un livre, apprendre une chanson
e) V ∅ [+ C, + Be, - Bi, B1 ⊂ B2] si SN < art. défini sg. + N; V ∅ [+ C, + Be ou
+ Bi, B1 ⊂ B2] si SN = art. défini sg. + N; et V ∅ [+ C, - Be, + Bi, B1 ⊂ B2] si
SN = art. indéfini sg. + N; ex. : peindre la cuisine
f) V ∅ [+ C, + Be, - Bi, B1 ⊂ B2] si SN < art. défini sg. + N; et V ∅ [+ C, - Be, +
Bi, B1 ⊂ B2] si SN ε art. défini + N; ex. : écrire une lettre
Grammaire des marqueurs de temps et d'aspect
7
g) V ∅ [+ C, + Be, - Bi, B1 ⊂ B2] si SN = partitif + N; V ∅ [+ C, + Be ou + Bi,
B1 ⊂ B2] si SN = Ø, et V ∅ [+ C, - Be, + Bi, B1 ⊂ B2] si SN ε art. indéfini sg. +
N; ex. : manger
h) V ∅ [+ C, - Be, + Bi, B1 ⊂ B2] si SN ≤ Ø; ex. : revenir, terminer un travail,
apporter un dossier
i) V ∅ [- C, - Be, + Bi, Bi1 ∝ Bi2], ∀ SN; ex. : sursauter, apercevoir un avion
Soit, sous forme de tableau :
Tableau 1
partitif + N
Ø art.déf. + N art. indéf. sg + N
V = a
état nécessaire état nécessaire état nécessaire état nécessaire
V = b
état contingent état contingent état contingent état contingent
V = c
activité activité activité activité
V = d
activité activité activité ou accomplissement
activité ou accomplissement
V = e
activité activité activité ou accomplissement
accomplissement
V = f
activité activité accomplissement accomplissement
V = g
activité activité ou accomplissement
accomplissement accomplissement
V = h
activité accomplissement accomplissement accomplissement
SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE
8
V = i
achèvement achèvement achèvement achèvement
Les accomplissements construits à partir de verbes appartenant à la classe h se
caractérisent par le fait que leur borne finale est plus saillante que leur borne initiale, de
sorte qu'une contraction induite par la présence d'un circonstanciel ponctuel va
prioritairement opérer sur la borne finale :
3) Luc rentra à 8h30
4) Marie termina son travail à 5h 45.
3 Les temps verbaux
Parce qu'il s'agit de morphèmes grammaticaux, les temps verbaux codent directement
des instructions temporelles et aspectuelles (outre d'autres instructions liées au mode et
qui concernent la dimension modale de l'espace de représentation sémantique, qui n'est
pas prise en compte ici). De façon générale, ces instructions associées aux temps
verbaux, paraissent directement régies par le principe saussurien d'opposition des
valeurs au sein du système de signes. Lorsqu'un même mode, comme, par exemple, le
subjonctif, ne connaît que deux formes (subjonctif présent et subjonctif passé8), ces
deux formes se partagent l'ensemble des relations temporelles et aspectuelles
exprimables9; autrement dit, les ensembles d'instructions qui leur sont respectivement
associés, quoique clairement distincts l'un de l'autre, restent relativement indéterminés
(ce sont les éléments contextuels qui permettent de spécifier les divers effets de sens
auxquels ils peuvent donner lieu dans le texte). En revanche, comme le mode indicatif
propose pour la seule valeur temporelle du passé pas moins de cinq temps verbaux
(sans compter les formes surcomposées), ces différentes formes codent des instructions
aspectuelles très précises, et toutes distinctes les unes des autres, même si ces
différences ne sont pas toujours clairement perceptibles au plan des effets de sens.
8 On considère, comme la plupart des auteurs, que le subjonctif imparfait et plus-que-parfait ne font plus réellement partie du système actuel de la langue; les deux autres formes s'y sont substituées.
9 Cf. F. Brunot (1936), p. 783.
Grammaire des marqueurs de temps et d'aspect
9
3.1 Le présent de l'indicatif
1) Instructions
Le présent ne code qu'une seule instruction, de nature temporelle :
[I,II] SIMUL [01,02].
2) Effet de sens typique
principes applicables :
a) La contrainte aspectuelle sur la simultanéité impose l'aspect inaccompli :
[B1,B2] RE [I,II].
b) Le principe de dépendance contextuelle de l'intervalle de référence exige que
[I,II] coïncide, le plus souvent, avec l'intervalle de l'énonciation : [I,II] CO
[01,02].
L'effet de sens typique est celui du présent inaccompli et autonome (non anaphorique) :
5) Marie mange un fruit
B1 < I = 01 ∝ 02 = II < B2.
3) Effets de sens non typiques (non dérivés)
1) En présence d'un circonstanciel de localisation temporelle détaché (i.e; qui porte sur
[I,II], l'intervalle de référence est lié par l'intervalle circonstanciel et non par celui de
l'énonciation (en vertu de la relation de proximité relative n°2; cf. ch. 4, §3.1) :
6) Cette semaine, Marie est en vacances
B1 < I = ct1 < 01 ∝ 02 < ct2 = II < B2.
2) L'utilisation d'un verbe performatif (ex. : «Je te promets que P») suspend l'effet de la
contrainte aspectuelle sur la simultanéité (car le changement exprimé n'est plus mis à
distance de la position de sujet énonciateur, cf. ch. 3, §3). L'aspect devient alors
aoristique, puisque les bornes du procès coïncident exactement avec celles de
l'intervalle de l'énonciation : B1 = I = 01 ∝ 02 = II = B2.
SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE
10
4) Effets de sens dérivés
Une multiplicité d'effets de sens du présent10 proviennent de la résolution de conflits :
types de conflits :
i) Le procès est intrinsèquement ponctuel, et ne peut donc être présenté sous un
aspect inaccompli. Quatre solutions sont envisageables :
a) la dilatation (avec interruption possible du procès) que l'on rencontre
essentiellement dans les compte-rendus sportifs en direct :
7) Platini tire au but ... hé non ! il perd sa chaussure 11
b) l'itération :
8) Paul tousse
c) le déplacement vers l'état préparatoire (non ponctuel) du procès, si celui-
ci est intentionnel :
9) Je pars
d) le déplacement vers l'état résultant (non ponctuel) du procès, si le verbe
exprime le terme d'un mouvement tandis que son complément marque son
point d'origine :
10) J'arrive de Marseille.
Dans ces deux derniers cas, le procès lui-même (qui est ponctuel) cesse
d'être présent (simultané au moment de l'énonciation) pour devenir
respectivement futur ou passé. On parle parfois, à propos de ces effets de
sens, de «futur proche» ou de «passé immédiat», comme si la durée entre le
moment de l'énonciation et celle du procès devait être très brève. Cette
caractérisation n'est pas exacte, l'emploi de ces formes indique uniquement
que le sujet de la phrase, est considéré comme étant toujours dans la
10 On ne donne que les effets de sens les plus fréquents, qui sont le plus souvent déjà répertoriés par les grammaires.
11 Exemple de R. Martin (1987), p. 112. En général, ce n'est pas tant le procès qui est dilaté, que l'intervalle de l'énonciation qui se trouve contracté (le journaliste parle le plus rapidement qu'il peut).
Grammaire des marqueurs de temps et d'aspect
11
situation résultante ou déjà dans la situation préparatoire du procès exprimé,
quelle que soit la durée réelle qui l'en sépare.
j) Lorsque l'intervalle de référence est lié par un intervalle circonstanciel et que le
procès exprimé ne peut, soit parce qu'il est ponctuel, soit pour des raisons de
plausibilité pragmatico-référentielle, recouvrir la totalité de la période dénotée par
le circonstanciel, on a recours soit à l'itération (ex. 11), soit, lorsque celle-ci paraît
difficilement envisageable, à une procédure de dilatation qualitative12 (avec, le
plus souvent, effet d'opposition, ex. 12)) :
11) Cette semaine, je bois du whisky
12) Cette semaine, j'achète un disque (parce que je ne me suis rien acheté la semaine dernière)13.
k) La présence d'un circonstanciel de durée implique l'accès aux bornes du procès
à partir de l'intervalle de référence et exclut donc l'aspect inaccompli. Ce conflit se
trouve généralement résolu par l'itération (13a et b), ou éventuellement, lorsque le
procès est intentionnel, par un déplacement sur la phase préparatoire du procès
(14) :
13a) Luc marche pendant deux heures (chaque jour)
13b) Luc mange en dix minutes (habituellement)
14) Je mange en cinq minutes (et j'arrive).
l) Quand la valeur temporelle absolue de présent entre en contradiction avec un
circonstanciel (à valeur de passé ou de futur) ou avec le contexte (dans le cas de la
narration, par exemple), le conflit se résout par la duplication de l'intervalle
d'énonciation, et le procès se trouve alors situé dans le passé ou dans l'avenir (cf.
ch. 5, §2.) :
15a) Demain, je rentre à la maison
15b) Hier, j'arrive chez Paul et je le trouve en train de jouer aux cartes
16) Luc rentra chez lui. En entrant, il aperçoit Marie qui embrasse son amant (présent
«historique»).
12 Cf. ch. 4, §3.2.
13 Il apparaît que ce phénomène n'est pas propre à l'imparfait, mais à l'aspect inaccompli.
SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE
12
m) Il arrive encore que le présent (comme valeur temporelle absolue) entre en
conflit avec la situation d'énonciation : si lors d'un repas, un individu, en train de
manger, prononce l'un des énoncés suivants :
17) J'écris un roman
18) Je joue au Bridge
on comprend soit que le moment présent correspond à une situation intermédiaire
entre deux changements (il faut pour cela que le procès exprime un
accomplissement censé occuper une durée relativement longue, comme écrire un
roman14), soit qu'il y a itération du procès et même souvent expression d'un état
stable (une habitude ou une propriété) par effacement des bornes des occurrences
de procès réitérés (ex. 18)).
Lorsque – comme dans les exemples 17) et 18) – la résolution du conflit ne change pas
la valeur temporelle absolue (de présent), l'aspect reste nécessairement inaccompli,
même si c'est une série itérative qui est vue dans son déroulement. Mais quand cette
relation temporelle se trouve modifiée (comme dans les énoncés 9), 10), 14), 15a), 15b)
et 16)), la contrainte aspectuelle sur la simultanéité ne joue plus, et l'aspect grammatical
est déterminé par l'application du principe de dépendance contextuelle de l'intervalle de
référence, conduisant, le plus souvent, à un aspect aoristique (i.e. au liage de [I,II] par
[B1,B2]), même si, dans certaines conditions (cf. ch. 4, §3.3), l'aspect inaccompli est
aussi envisageable :
19) Samedi dernier, j'entre dans la cuisine (aoristique); qu'est-ce que je vois ? (aoristique)
Paul fait la vaisselle (inaccompli); Marie essuie les verres (inaccompli)15.
14 Dans ce cas, la paraphrase par [être en train de Vinf] reste acceptable; cf. ch. 2, §2.4.
15 Conjugués à un temps du passé, les deux premiers verbes seraient au passé simple ou au passé composé aoristique, tandis que les deux derniers seraient à l'imparfait.
Grammaire des marqueurs de temps et d'aspect
13
3.2 Le passé simple
1) instructions
Le passé simple est un temps du passé : [I,II] ANT [01,02].
Plus précisément, le passé simple indique que le moment considéré est nettement
disjoint du moment de l'énonciation : II ⊂ 01.
Il présente le procès sous l'aspect aoristique : [I,II] CO [B1,B2].
2) Effet de sens typique
principes applicables :
a) En vertu du principe de dépendance contextuelle de l'intervalle de référence,
[I,II] est lié par [B1,B2] (avec lequel il coïncide). Il se trouve donc saturé dans le
prédicat lui-même.
b) Le principe de cohésion du texte conduit le plus souvent (moyennant certaines
conditions définies au ch. 4, §4) une succession linéaire de prédicats au passé
simple à exprimer une une succession chronologique de procès (qui entretiennent
une relation de co-appartenance à une même série de changements).
c) La dynamique temporelle tend à déformer les procès aoristiques en les
contractant sur leur borne initiale (d'où l'effet de sens inchoatif, ponctuel).
L'effet de sens typique est donc celui du passé simple aoristique, autonome, ponctuel,
inchoatif, situant le procès (au moins son début) dans le passé non immédiat, et
marquant la succession des procès (ou au moins de leurs bornes initiales) :
20) Pierre ouvrit la fenêtre et regarda dehors
B1 = I ∝ II = B2 < B'1 = I' ∝ II' = B'2 ⊂ 01 ∝ 02, où [B'1,B'2] correspond au
changement initial du procès exprimé par regarder dehors.
3) Effets de sens non typiques (non dérivés)
1) Le procès n'est pas nécessairement contracté sur sa phase initiale lorsque
a) il est intrinsèquement ponctuel (la déformation s'avère alors inutile);
b) le verbe qui l'exprime appartient à la classe h du tableau 1 du §2 (verbes
exprimant des procès dont la borne finale est plus saillante que la borne initiale);
les deux types de contractions sont envisageables dans ce cas, leur choix dépend
SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE
14
de la construction référentielle, elle-même guidée par l'activation de scénarios
stéréotypiques) :
21a) Il en avait assez. Il rentra. En chemin, il rencontra Lucien (contraction sur la borne
initiale)
21b) Il rentra, jeta ses vêtements sur une chaise, et prit une douche (contraction sur la borne
finale);
c) un circonstanciel de durée ou une quantification (plurielle et déterminée) sur le
SN objet imposent la prise en compte de la totalité de son déroulement :
22a) Il dormit deux heures
22b) Il but trois bières.
Dans ce cas, et par opposition aux mêmes énoncés sans complément (Il dormit, Il
but), la paraphrase inchoative au moyen de la périphrase verbale [se mettre à
Vinf] ne paraît pas naturelle. Il en va de même lorsque la durée est exprimée non
par un circonstanciel, mais par le sujet de la phrase :
23) «Cette année 1919, quand j'y songe, et bien que ces souvenirs ne soient pas très anciens, fut
une année souple et aérienne telle une danseuse»16.
2) Une succession linéaire de prédicats au passé simple peut ne pas exprimer une
succession chronologique de procès si
a) les procès affectent des objets différents (ce qui se traduit généralement par un
changement de thème dans les énoncés; cf. ch. 3, §4) :
24) Ils avaient froid. Pierre enfila sa veste. Marie mit son gros pull;
b) les procès entretiennent un autre type de relation référentielle, comme la
relation d'identité (ex. 25) ou la dépendance causale (ex. 26; cf. ch. 4, §4) :
25) Il marcha. Il marcha d'un pas si rapide que les autres le suivaient à peine.
26) Il tua son chien. Il s'approcha sans bruit, et il lui donna un coup de marteau sur la tête.
16 P. Mac Orlan, Sous la lumière froide (ed. 1961), p. 58.
Grammaire des marqueurs de temps et d'aspect
15
4) Effets de sens dérivés
Une valeur itérative (éventuellement dérivée en un effet de sens statique : habitude,
propriété) peut être associée au passé simple lorsqu'un circonstanciel exprime une durée
qui paraît incompatible (du point de vue référentiel) avec le type de durée normalement
associé au procès exprimé :
27) Marie but du café pendant dix ans.
3.3 L'imparfait
1) Instructions
L'imparfait indique la valeur temporelle absolue de passé : [I,II] ANT [01,02].
Il exprime l'aspect inaccompli : [B1,B2] RE [I,II].
2) Effet de sens typique
principes applicables :
a) Le principe de dépendance contextuelle de l'intervalle de référence conduit le
plus souvent à faire coïncider l'intervalle de de référence d'un procès à l'imparfait
avec celui d'un autre procès présenté dans le contexte (si bien que les deux procès
entretiennent une relation de simultanéité).
b) La cohésion du texte se trouve satisfaite, dans ce cas, par la relation de co-
appartenance à une même vue, qui implique – au moins dans les textes narratifs –
l'identité des circonstances spatio-temporelles.
L'imparfait renvoie donc typiquement à un moment du passé pendant lequel le procès se
déroule, sans préciser la situation temporelle du début et de la fin du procès. Ce temps
apparaît non autonome (anaphorique) et situe le procès comme simultané par rapport à
d'autres procès du contexte, et comme se déroulant en un même lieu. Exemple :
SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE
16
28) Il faisait très chaud. Marie prit un bain.
B1 < I ∝ II < B2
II < 01 ∝ 02
I = I' = B'1 ∝ B'2 = II' = I
où [B'1,B'2] correspond à la phase initiale du procès exprimé par le prédicat
prendre un bain (effet inchoatif du passé simple).
3) Effets de sens non typiques (non dérivés)
L'intervalle de référence se trouve fréquemment saturé par un intervalle circonstanciel
marqué par un circonstanciel de localisation temporelle, détaché, dans la même
proposition; dans ce cas, la relation de simultanéité avec un autre procès ne s'impose
plus :
29) Mercredi, il pleuvait. Jeudi, il faisait soleil.
Il peut encore, lorsqu'aucun autre intervalle du contexte ne constitue un antécédent
possible, porter sur la période associée à l'existence de l'entité dénotée par le sujet de la
phrase17 :
30a) Le grand-père de Marie était noir.
Dans ce cas, où le procès et la période considérée coïncident du point de vue référentiel,
l'aspect inaccompli marqué par l'imparfait (B1 < I, II < B2) se réalise sous la forme : B1
∝ I, II ∝ B2, qui indique un décalage entre les deux intervalles, imperceptible mais
linguistiquement pertinent. D'où l'impossibilité d'introduire aussi bien [depuis + durée]
(qui suppose que B1 ⊂ I) que [pendant + durée] (qui implique que B1 = I et B2 = II) :
30b) ?* Le grand-père de Marie était noir depuis deux ans
30c) * Le grand-père de Marie était noir pendant toute sa vie.
4) Effets de sens dérivés
Les multiples effets de sens dérivés de l'imparfait proviennent essentiellement de cinq
types de conflits :
i) Le procès est intrinsèquement ponctuel. Les modes de résolution sont les
mêmes qu'au présent :
17 Pour des précisions supplémentaires, cf. ch. 4, §3.2.
Grammaire des marqueurs de temps et d'aspect
17
a) la dilatation (avec interruption possible du procès) :
31) Luc ouvrait la porte, quand il reçut une balle en plein front
b) l'itération :
32) Paul toussait (depuis cinq minutes)
c) le déplacement vers l'état préparatoire (non ponctuel) du procès :
33) Je partais pour l' Islande. Luc me prêta ses moufles
d) le déplacement vers l'état résultant (non ponctuel) du procès :
34) J'arrivais de Marseille.
A cela s'ajoute la valeur dite d'«imparfait de rupture» qui consiste à faire porter
l'aspect inaccompli non plus sur le procès lui-même (qui est généralement
ponctuel), mais sur la série de changements tout entière (qui est au moins
partiellement exprimée par des énoncés au passé simple); de sorte qu'en terminant
une séquence par
35) (...). Le lendemain, il partait pour les Etats-Unis
l'auteur – car on ne rencontre ce phénomène que dans la littérature18 – laisse
entendre que les aventures du héros ne s'arrêtent pas là, qu'elles vont se
poursuivre, mais hors de la fenêtre ouverte par la narration19. Le procès à
l'imparfait prend généralement un aspect aoristique (l'intervalle de référence est lié
par celui du procès, intrinsèquement borné, en vertu de la relation de proximité
n°1, cf. ch. 4, §3.3), car la déformation par duplication et dilatation, induite par le
conflit, consiste à étendre l'intervalle du procès vu comme inaccompli à
l'ensemble de la série de changements qui constitue la trame narrative.
j) Comme au présent, si l'intervalle de référence est lié par un intervalle
circonstanciel et que le procès ne peut recouvrir la totalité de cet intervalle, le
18 Cf. F. Brunot et Ch. Bruneau (1949), p. 377, ainsi que H. Weinrich (1973), p. 131 sq. et L. Tasmowski-de Ryck (1985).
19 C'est parce que cette suite de la série de changements est située hors de la fenêtre qu'elle peut ne pas se trouver réalisée, comme dans le fameux exemple de G. Guillaume (1984), p. 69 : «un instant plus
tard, le train déraillait», qui indique qu'au moment correspondant à l'intervalle de référence, la série de changements en cours se présente comme devant aboutir au déraillement du train (que ce déraillement ait effectivement lieu ou non).
SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE
18
conflit est résolu par l'itération (ex. 36), ou par une dilatation qualitative20 à valeur
oppositive (ex. 37) :
36) Cette saison-là, Pierre jouait une pièce de Labiche
37) Cette année-là, Luc emménageait à Saïgon.
k) Un circonstanciel de durée implique l'accès aux bornes du procès à partir de
l'intervalle de référence. Ce conflit est résolu, de la même manière qu'au présent,
par l'itération :
38) Marie nageait pendant deux heures (chaque jour).
l) Lorsqu'une succession de prédicats à l'imparfait ne peut, pour des raisons
pragmatico-référentielles évidentes, exprimer un ensemble de procès simultanés,
mais doit marquer une succession chronologique de procès, deux solutions se
proposent : 1) la série elle-même est réitérée. L'aspect de chacune des occurrences
de procès est régi par les principes généraux du liage de l'intervalle de référence,
de sorte qu'il est généralement aoristique (les occurrences de procès sont donc
successives), mais qu'il peut aussi, quand les procès sont bornés de façon
extrinsèque, être inaccompli. L'aspect inaccompli, marqué par l'imparfait, affecte
la série de réitérations de séries de procès :
39) (Chaque matin) Luc se levait, ouvrait la fenêtre et respirait profondément. Les oiseaux
chantaient depuis des heures.
2) Si l'itération s'avère impossible ou difficilement envisageable dans le contexte,
la valeur d'inaccompli se trouve reportée sur l'ensemble de la série de procès, qui
est donc vue dans son déroulement. C'est là la valeur dite d'«imparfait de
narration», proche, dans son fonctionnement, de l'imparfait de rupture comme de
l'imparfait itératif, et que l'on rencontre de façon privilégiée dans les récits qui
tentent explicitement de tenir le lecteur en haleine (l'aspect inaccompli servant à
indiquer que la série de changements n'est pas terminée). On la trouve ainsi dans
les compte-rendus sportifs21 et dans les feuilletons policiers du début du siècle.
Aussi Souvestre et Allain l'utilisent-ils dans les aventures de Fantômas plus
souvent encore que le passé simple pour décrire des séries de changements (dont
20 Cf. O. Ducrot (1979) et ici-même, ch. 4, §3.2.
21 Cf. D. Mainguenau (1991), pp. 72-74.
Grammaire des marqueurs de temps et d'aspect
19
on sait qu'elles ne prennent jamais fin, et qu'elles ne connaissent même aucune
pause) :
40) «Juve quittait son jeune collègue sans se préoccuper des salutations d'usage, il le lâchait au
milieu du corridor et, avec une agilité extraordinaire de la part d'un homme de son âge, Juve
bondissait en bas de l'escalier, sautait dans un taxi, arrivait rue blanche quelques minutes
après.»22
41) «L'homme avait fini par s'extraire complètement du sol et désormais il se leva, s'avança
lentement, longeait les murs et, de ses vêtements déchirés, souillés de boue, absolument
informes, il extrayait un revolver, l'arme était chargée.»23
Comme dans les séries itératives, l'aspect de chacun des procès est déterminé ici
par les principes de liage de l'intervalle de référence, il est donc prioritairement
aoristique, mais parfois aussi inaccompli (en particulier lorsque le procès n'est
borné que de façon extrinsèque; ex. : «l'arme était chargée»).
m) Quand un procès P à l'imparfait ne peut être tenu pour simultané (pour des
raisons liées à la structure actancielle ou d'ordre pragmatico-référentiel) avec un
autre procès P' dont l'intervalle de référence doit cependant servir d'antécédent à
celui de P (en vertu du principe de dépendance contextuelle de l'intervalle de
référence), le conflit peut être résolu par
a) l'itération (avec passage éventuel à la valeur d'habitude ou de propriété) :
42) Pierre demanda à Marie comment elle gagnait sa vie. Elle répondit qu'elle jouait du
saxophone dans un orchestre
b) l'expression d'une situation intermédiaire entre deux changements
constitutifs du procès lui-même :
43) Pierre demanda à Marie quelle était sa principale occupation en ce moment. Elle répondit
qu'elle composait un opéra
c) le déplacement vers la situation préalable à celle qu'exprime P' :
44) Marie se leva à 5 heures du matin. Elle dormait seulement depuis une heure
22 P. Souvestre et M. Allain, Le voleur d'or (ed. 1988), p. 982.
23 P. Souvestre et M. Allain, Le voleur d'or (ed. 1988), p. 1104.
SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE
20
d) le déplacement vers la situation résultante de celle qu'exprime P'24 :
45) Marie ouvrit la fenêtre. La lumière de l'aube inondait la pièce.
3.4 Le futur
1) instructions
Le futur ne code qu'une instruction, de nature temporelle : [I,II] POST [01,02].
2) Effet de sens typique
principes applicables :
a) En vertu du principe de dépendance contextuelle de l'intervalle de référence,
[I,II] se trouve généralement lié par [B1,B2] avec lequel il doit coïncider, ce qui
confère au procès un aspect aoristique.
b) Le principe de cohésion du texte appliqué aux procès aoristiques conduit le
plus souvent, comme au passé simple, à interpréter une série linéaire de prédicats
au futur comme exprimant une série chronologique de procès successifs.
c) Sous l'effet de la dynamique temporelle, ces procès se contractent généralement
sur leur borne initiale ponctuelle (effet inchoatif).
D'où l'effet de sens typique du futur, selon lequel le procès est vu de façon aoristique,
comme postérieur au moment de l'énonciation, inchoatif, ponctuel, et porteur d'une
relation de succession par rapport aux autres procès au futur qui apparaissent dans son
contexte immédiat :
46) Comme chaque matin, Luc se lèvera, ouvrira la fenêtre, et regardera la mer
01 ∝ 02 < B1 = I ∝ II = B2 < B'1 = I' ∝ II' = B'2 < B''1 = I'' ∝ II'' = B''2,
où [B''1,B''2] correspond au changement initial du procès exprimé par regarder
la mer.
24 Sur tout ceci, cf. ch. 4, §3.2.
Grammaire des marqueurs de temps et d'aspect
21
3) Effets de sens non typiques (non dérivés)
Un circonstanciel de localisation temporelle détaché (de préférence ponctuel), ou , dans
une moindre mesure, un intervalle de référence ponctuel, compatible, dans le contexte
immédiat, peuvent, si le procès, n'est pas intrinsèquement borné, servir d'antécédent à
[I,II] (selon les relations de proximité n°2, 3 et 4). L'aspect devient alors inaccompli (cf.
ch. 4, §3.3) et le futur paraît marquer la simultanéité (la co-appartenance à une même
vue) :
47) Quand tu arriveras, Marie lira un roman (aoristique ou inaccompli)
effet de sens inaccompli : B1 < ct1 = I ∝ II = ct2 < B2;
et 02 < I.
Les effets de sens non typiques du futur aoristique sont rigoureusement les mêmes que
ceux du passé simple. On en rappelle l'essentiel :
Il peut n'être pas inchoatif
a) si le verbe appartient à la classe h :
48) Il rentrera, jettera ses vêtements sur une chaise, et prendra une douche (contraction sur la
borne finale);
b) en présence d'un circonstanciel de durée ou d'une quantification plurielle et
déterminée sur le SN objet :
49a) Il dormira deux heures
49b) Il boira trois bières
(la paraphrase par [se mettre à Vinf] n'est guère plausible).
Il peut ne pas exprimer une succession de procès
a) si les énoncés changent de thème :
50) Ils auront froid. Pierre enfilera sa veste. Marie mettra son gros pull
b) si les procès entretiennent une relation d'identité ou de dépendance causale :
51) Je le tuerai, je le détruirai, je l'écraserai comme un ver !
52) Je le tuerai. Je m'approcherai de lui sans bruit et je lui donnerai un coup de marteau sur la
tête.
SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE
22
4) Effets de sens dérivés
Comme le passé simple, le futur aoristique peut paraître itératif en cas de conflit
pragmatico-référentiel :
53) Luc jouera du piano pendant deux ans et ensuite il passera au clavecin.
Il arrive encore qu'il exprime la postériorité dans le passé, en présence d'un
circonstanciel marquant, directement ou indirectement (par le biais d'un renvoi
anaphorique), une période passée (cf. §3.6.) :
54) Le lendemain, Louis XV mourra.
3.5 Le passé composé
1) instructions
Les temps composés sont formés de deux marqueurs, le participe passé et l'auxiliaire,
porteurs chacun d'un ensemble d'instructions. Le participe passé désigne le procès lui-
même ([B1,B2]), auquel correspond un intervalle de référence ([I,II]); l'auxiliaire
exprime la situation résultante de ce procès, qui est elle-même un procès (généralement
un état), noté [B'1,B'2], qui se voit associer un second intervalle de référence, [I',II'].
Le participe passé indique toujours une relation temporelle relative d'antériorité par
rapport à l'intervalle de référence marqué par l'auxiliaire : [I,II] ANT [I',II']. Il présente
le procès sous l'aspect aoristique : [I,II] CO [B1,B2].
Comme il est conjugué au présent, l'auxiliaire exprime uniquement la valeur temporelle
de présent : [I,II] SIMUL [01,02].
2) Effets de sens typiques
Le participe passé prend les effets de sens typiques du passé simple (liés à l'aspect
aoristique) en vertu des mêmes principes : le procès est présenté de façon autonome,
comme ponctuel, inchoatif, et il entretient une relation de succession par rapport aux
autres procès aoristiques qui le précèdent sur la chaîne linéaire.
L'auxiliaire a la valeur typique du présent : il est autonome (l'intervalle de référence est
lié par celui de l'énonciation) et marque l'aspect inaccompli (à cause de la contrainte
aspectuelle sur la simultanéité).
Grammaire des marqueurs de temps et d'aspect
23
Il faut cependant ajouter que le passé composé peut prendre deux effets de sens typiques
selon que l'un ou l'autre des deux procès ([B1,B2]) et [B'1,B'2]) se voit pourvu, par
l'intermédiaire de l'intervalle de référence qui lui correspond et sous l'effet d'indices
contextuels, d'un degré de saillance prépondérant. Dans le cas où [B1,B2] (le procès
marqué par le participe passé) l'emporte, le passé composé a une valeur comparable à
celle du passé simple : le procès est passé, aoristique, inchoatif, ponctuel; une série de
prédicats au passé composé exprime une succession de procès :
55) Pierre a ouvert la fenêtre; il a regardé dans le jardin; il a aperçu Marie
B1 = I ∝ II = B2 < I' = 01 ∝ 02 =II'; où [B1,B2] désigne le changement initial
du procès correspondant à regarder dans le jardin.
Si [B'1,B'2] est prépondérant, le procès lui-même ([B1,B2]) est vu comme accompli,
car on en considère essentiellement l'état résultant; et cet état résultant est situé comme
présent, sous un aspect inaccompli :
56) Marie a terminé son travail depuis deux heures
ct1 = B2 = B'1 ⊂ ct2 = I' = 01 ∝ 02 = II' < B'2.
Sous l'aspect accompli, le procès ([B1,B2]) ne peut plus être perçu comme inchoatif,
puisque c'est, au contraire, sa borne finale qui acquiert le plus haut degré de saillance
(dans la mesure où elle correspond à la borne initiale de l'état résultant : B2 = B'1). Il
suit que l'aspect accompli est difficilement compatible avec les procès dont la borne
initiale est intrinsèquement plus saillante que la borne finale; ce qui revient à dire que
cet aspect exige que le procès appartiennent à la classe des accomplissements (et, de
préférence, que le verbe soit de type h; cf. tableau 1, §2) ou à celle des achèvements
(puisque, dans ce cas, les deux bornes sont équivalentes) :
57a) Il a terminé son travail depuis deux heures
57b) Il a fini son livre depuis deux heures
58) ? Il a lu un livre depuis deux heures
59) * Il a lu depuis deux heures.
C'est généralement la présence d'un circonstanciel temporel ou aspectuel qui permet
d'identifier l'effet de sens du passé composé : [depuis + durée] indique que l'on a affaire
au présent accompli. Les circonstanciels de localisation temporelle à valeur de passé
(hier, etc.) et les circonstanciels de durée impliquant l'aspect aoristique (comme [en +
durée] et [pendant + durée]) signalent, en revanche, la valeur de passé aoristique. Mais
plutôt que de considérer que ces circonstanciels servent uniquement d'indices pour
SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE
24
reconnaître tel ou tel effet de sens (à la manière des tests de compatibilité), on admettra,
conformément à l'approche compositionnelle holiste adoptée, qu'ils ne révèlent pas un
effet de sens, mais qu'ils contribuent à le créer. C'est, en effet, le circonstanciel lui-
même qui fait apparaître le procès ou la situation résultante comme ayant une saillance
prépondérante. Cette analyse s'appuie sur le fait qu'en l'absence de circonstanciel et
lorsque le procès est un accomplissement ou un achèvement, il est le plus souvent
impossible de décider en faveur de l'une ou l'autre des valeurs du passé composé (il en
va de même pour le plus-que-parfait et le futur antérieur) :
60) Pierre est fatigué. Il a terminé son roman (présent accompli ou passé aoristique ?)
et non seulement le choix s'avère très difficile, mais surtout il ne paraît pas pertinent (il
n'y a pas de réelle ambiguïté). Autrement dit, il ne semble pas que l'un des deux
intervalles doive nécessairement s'avérer plus saillant que l'autre. En revanche, dès que
l'un d'eux acquiert, à cause d'un circonstanciel, une saillance prépondérante, l'effet de
sens correspondant s'affirme clairement, et tout circonstanciel portant sur l'autre
intervalle de procès est absolument exclu (le conflit ne se laisse par résoudre) :
61a) Hier, il a terminé son roman (circonstanciel passé : passé aoristique)
61b) Il a terminé son roman en quatre heures ([en + durée] : passé aoristique)
61c) Hier, il a terminé son roman en quatre heures
62) Il a terminé son roman depuis deux heures ([depuis + durée] : présent accompli)
63a) * Il a terminé son roman en quatre heures depuis deux heures
63b) * Hier, il a terminé son roman depuis deux heures .
Nous devons indiquer enfin comment l'opposition, classique depuis l'étude d'E.
Benveniste25, entre le passé composé aoristique, comme temps du discours, et le passé
simple, temps du récit historique, se laisse expliquer à partir des représentations qui leur
sont respectivement attribuées dans notre modèle. Avec le passé simple, le sujet regarde
un procès passé, indépendamment de ses conséquences ultérieures, tandis qu'avec le
passé composé, le sujet porte son regard à la fois sur le procès passé et sur la situation
qui en résulte dans le présent (même si, avec l'effet de sens aoristique, cette dernière a
une moins grande importance que le procès lui-même) :
25 Cf. E. Benveniste (1966), pp. 248-249 : «il fit objectivise l'événement en le détachant du présent; il a
fait, au contraire, met l'événement passé en liaison avec notre présent.» Cf. aussi M. Wilmet (1992), p. 24 : «Loin d'apparaître synonymes, le passé composé et le passé simple opposent invariablement un passé conjoint à un passé disjoint.»
Grammaire des marqueurs de temps et d'aspect
25
64a) Luc mangea une pomme
fig.2I IIB1 B2
S
01 02
64b) Luc a mangé une pomme
fig.3
I IIB1 B2
B'1
B'2
S
01 02
I' II'
Cela implique que le locuteur de 64b) considère que Luc est toujours, au moment
présent, dans l'état résultant du procès lui-même26, et donc, du point de vue
pragmatique, que la présentation du procès passé reste pertinente. D'où certains effets
du passé composé analysable au moyen de la théorie de la pertinence27, qui concernent
la durée de l'intervalle qui sépare la fin du procès (B2) du moment de l'énonciation
([01,02]). Par exemple, si un locuteur énonce
65) Je n'ai pas éteint le four28
26 Outre l'opposition récit/discours d'E. Benveniste, notre analyse rejoint celles de C. Vet (1985), pp. 40-41, C. Vet et A. Molendijk (1986), pp. 154-155, et de J. Cl. Anscombre (1992), p. 48-49. Ces auteurs font état de contrastes du type : «On dirait qu'il a plu/*plut/?*pleuvait», «On ne peut pas entrer par
cette porte : hier, la clé s'est cassée/*se cassa/?*se cassait».
27 Cf. D. Wilson et D. Sperber (1993), N. Smith (1993).
28 Exemple traduit de B. Partee (1973), p. 602.
SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE
26
on comprend généralement que cet oubli a eu lieu dans la journée même de
l'énonciation, sans quoi le locuteur pourrait difficilement se considérer comme étant
dans la situation résultante, alors que des énoncés du type :
66a) Luc a été nazi
66b) Luc a écrit trois romans
n'impliquent nullement ce type de limitation de la durée entre B2 et 01, car le procès est
considéré comme suffisamment important pour caractériser un individu, quel que soit le
moment (ultérieur) de l'énonciation. Ce phénomène apparaît plus clairement encore
lorsque la proposition au passé composé est enchâssée dans une principale au passé
simple, qui marque un autre intervalle de référence nettement antérieur au moment de
l'énonciation, mais tout de même postérieur à celui du procès au passé composé :
67a) ?* Luc apprit que je n'ai pas éteint le four
67b) ?* Luc avoua que Pierre a oublié de fermer le gaz29
68a) Luc avoua que son frère a été nazi
68b) Luc leur apprit que Balzac a écrit du théâtre.
Reste que cette exigence se heurte au fait que les temps aoristiques peuvent servir à
exprimer des séries de changements. En énonçant la séquence
69) Luc est rentré chez lui, il a pris ses affaires et il est reparti
le locuteur ne peut laisser entendre que Luc est toujours, au moment de l'énonciation,
dans la situation résultante du procès désigné par le prédicat rentrer chez soi, comme se
serait le cas s'il avait produit cet énoncé isolément (Luc est rentré chez lui). Car, dans
une telle série, certains des changements mettent fin aux situations qui résultent des
changements précédents. Ce conflit se trouve résolu par le fait que la situation résultante
considérée est celle de la série tout entière, si bien que chacun des procès, pris
individuellement, n'a plus à être pertinent au moment de l'énonciation; c'est la série de
changements qui, de façon globale, doit satisfaire à cette exigence, comme en témoigne
la possibilité d'énoncer :
70) Luc avoua qu'un jour, Pierre a oublié de fermer le gaz, qu'une étincelle s'est produite et que
l'explosion a totalement détruit leur château de famille.
29 Le plus-que-parfait s'impose dans ce cas.
Grammaire des marqueurs de temps et d'aspect
27
3) Effets de sens non typiques (non dérivés)
Le participe passé a les mêmes effets de sens non typiques que le passé simple et le
futur aoristique. Ils se manifestent essentiellement lorsque le passé composé marque le
passé aoristique :
On reprend les mêmes exemples, dans lesquels
1) il n'est pas inchoatif :
71) Il est rentré, a jeté ses vêtements sur une chaise, et a pris une douche (contraction sur la
borne finale);
72a) Il a dormi deux heures (circonstanciel de durée)
72b) Il a bu trois bières (quantification sur l'objet)
2) il n'exprime pas une succession de procès :
73) Ils ont eu froid. Pierre a enfilé sa veste. Marie a mis son gros pull (changement de thème)
74) Je l'ai tué, je l'ai détruit, je l'ai écrasé comme un ver ! (identité référentielle)
75) Je l'ai tué. Je me suis approché de lui sans bruit et je lui ai donné un coup de marteau sur la
tête (dépendance causale).
4) Effets de sens dérivés
Comme le passé simple, le participe passé peut prendre un effet itératif à la suite d'un
conflit pragmatico-référentiel (cet effet affecte naturellement le passé composé
aoristique) :
76) Marie a bu du café pendant dix ans.
Parmi l'ensemble des effets de sens dérivés du présent, seul celui qui résulte d'un conflit
entre la valeur temporelle absolue de présent marquée par l'auxiliaire et la valeur de
passé ou de futur indiquée par un circonstanciel ou par le contexte narratif paraît en
mesure d'affecter le passé composé à valeur d'accompli du présent :
77a) Demain, j'ai terminé
77b) Ce jour-là, Luc arrive chez Paul . Comme il a fini de manger, Il lui demande s'il veut bien
l''accompagner. Paul répond qu'il est trop fatigué ...
Les autres types de conflits que rencontre l'emploi du présent sont évités soit parce que
le procès [B'1,B'2] n'est, de toute façon, jamais ponctuel, soit parce que la présence d'un
SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE
28
circonstanciel de durée impose automatiquement l'interprétation aoristique du passé
composé. On peut voir, dans ce dernier phénomène, qui concerne l'ensemble des temps
composés, l'effet d'un principe cognitif très général qui consiste à éviter le conflit,
lorsque c'est possible. Puisque le circonstanciel de durée entrerait en conflit avec la
valeur de présent inaccompli associée à l'auxiliaire dans un exemple du type :
78) Il a mangé en cinq minutes
le sujet opte pour la valeur aoristique du passé composé, et considère que le
circonstanciel porte sur [B1,B2] et non sur [B'1,B'2] (la même analyse vaut, mutatis
mutandis, pour l'emploi de [depuis + durée]).
3.6 Le plus-que-parfait
1) instructions
participe passé : [I,II] ANT [I',II'] (valeur temporelle relative d'antériorité)
[I,II] CO [B1,B2] (aspect aoristique)
auxiliaire à l'imparfait : [I',II'] ANT [01,02] (valeur temporelle absolue de passé)
[B'1,B'2] RE [I',II'] (aspect inaccompli sur l'état résultant)
2) Effets de sens typiques
Le plus-que-parfait est tout à fait comparable dans son fonctionnement au passé
composé, à ces différences près que, comme l'auxiliaire est à l'imparfait, [I',II'] est situé
dans le passé et qu'il n'est pas saturé par [01,02]. Il demande donc à être lié par un autre
intervalle du contexte, si bien que le plus-que-parfait apparaît généralement comme non
autonome (anaphorique; cf. ch. 4, §5).
Quoiqu'ils donnent lieu à la même valeur temporelle absolue – ce qui a pu rendre leur
repérage plus difficile que dans le cas du passé composé –, les deux effets de sens
typiques des temps composés (aoristique et accompli) se réalisent également, et dans les
mêmes conditions, au plus-que-parfait, comme l'indique le contraste :
79a) Mardi, Pierre avait déjà prévenu ses parents depuis huit jours (accompli)
B1 = I ∝ II = B2 = B'1 = ct1 ⊂ I' = ct2 = ct'1 ⊂ ct'2 = II' < B'2,
et II' < 01 ∝ 02;
où [ct1,ct2] correspond à depuis huit jours, et [ct'1,ct'2] à Mardi
Grammaire des marqueurs de temps et d'aspect
29
79b) Pierre avait couru le marathon en trois heures (aoristique)
B1 = I = ct1 ⊂ ct2 = II = B2 < I' < II' < 01 ∝ 02
et l'impossibilité de combiner les deux interprétations :
79c) * Mardi, Pierre avait couru le marathon en trois heures depuis huit jours.
Le plus-que-parfait accompli a un effet de sens typique analogue à celui de l'imparfait
(puisque c'est l'auxiliaire qui joue le rôle essentiel) : il présente l'état résultant du procès
sous un aspect inaccompli, à un moment du passé, et comme entretenant généralement
une relation de simultanéité avec d'autres procès du contexte :
80) Luc était encore fatigué. Il avait terminé sa course depuis moins d'une heure.
Le plus-que-parfait aoristique fonctionne typiquement comme le passé simple (car le
participe passé est aoristique) : il présente les procès de façon aoristique, inchoative,
ponctuelle, et comme entretenant, le plus souvent, une relation de succession avec
d'autres procès exprimés aussi au plus-que-parfait :
81) Marie avait ouvert la porte; elle avait regardé à l'intérieur; et elle avait aperçu le coffre-fort.
Comme au passé composé, l'intervalle de référence associé à l'auxiliaire présente la
situation résultante du procès exprimé par le participe passé, ce qui implique que celui-
ci reste pertinent à ce moment. D'où les contrastes :
82a) Luc se servit une tasse de café. Il avait travaillé toute la nuit
82b) ?? Luc se servit une tasse de café. Il était entré dans la maison30.
L'énoncé au plus-que-parfait dans la séquence 82b) ne paraît guère pertinent dans la
mesure où il n'est pas informatif (on considère de façon stéréotypique que si quelqu'un
se sert une tasse de café, c'est qu'il est préalablement entré dans la pièce où se trouvait le
café, et a fortiori dans la maison).
Là encore, il arrive que ce soit la série de changements tout entière qui doive s'avérer
pertinente et non plus chacun des procès qui la composent :
83) Luc se servit une tasse de café. Il était entré dans la maison qui se trouvait en face de chez lui,
avait dérobé la cafetière, et s'était éloigné sans faire de bruit.
30 Cf. les exemples et analyses du pluperfect de M. Caenepeel et G. Sandström (1992), ainsi que d'A. Lascarides et N. Asher (1992).
SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE
30
3) Effets de sens non typiques (dérivés et non dérivés)
Il ne paraît plus utile de présenter le détail des effets de sens non typiques : le plus-que-
parfait aoristique prend ceux des temps aoristiques (voir le passé simple); comme au
passé composé, les conflits liés à l'aspect inaccompli de l'auxiliaire, qui devraient
apparaître au plus-que-parfait accompli, sont généralement évités par le recours à
l'interprétation aoristique.
L'essentiel des difficultés d'interprétation provient de ce que – comme il a été montré au
ch. 4, §5 –, lorsque le plus-que-parfait prend l'aspect aoristique, le procès [B1,B2]
entretient des relations référentielles (et donc chronologiques) avec les autres procès du
contexte et que, simultanément, l'intervalle de référence [I',II'] noue des relations
anaphoriques avec d'autres intervalles du contexte (voir le traitement des exemples
118), 119) et 120) au ch. 4).
3.7 Le passé antérieur
1) Instructions
participe passé : [I,II] ANT [I',II'] (antériorité)
[I,II] CO [B1,B2] (aspect aoristique)
auxiliaire au passé simple : [I',II'] ANT [01,02] (passé)
[I',II'] CO [B'1,B'2] (aspect aoristique).
2) Effets de sens
La particularité du passé antérieur par rapport au passé composé et au plus-que-parfait
tient à ce que l'auxiliaire, conjugué au passé simple, marque l'aspect aoristique et a donc
un effet de sens inchoatif et ponctuel (en vertu de la dynamique temporelle) : seule la
borne initiale de l'état résultant, qui équivaut à la borne finale du procès (B'1 = B2) est
prise en compte, si bien que [depuis + durée], qui marque la disjonction entre B'1 et I'
est exclu :
84) * Il eut écrit sa lettre depuis cinq minutes
On peut donc dire que le passé antérieur, par opposition au passé simple, sert à exprimer
la fin d'un procès (et le début de l'état résultant), comme l'illustre le contraste :
85a) Dès qu'il mangea, il se sentit mieux
Grammaire des marqueurs de temps et d'aspect
31
85b) Dès qu'il eut mangé, il se sentit mieux.
Reste que le passé antérieur est, dans son principe même, une forme conflictuelle, car
l'effet de sens typique du participe passé (inchoatif et ponctuel, i.e. occultant B2 au
profit de B1) se heurte à l'effet typique de l'auxiliaire, lui-même inchoatif et ponctuel,
qui met B'1, c'est-à-dire B2, en relief. Autrement dit, il paraît contradictoire avec la
dynamique temporelle de présenter la fin des procès comme ayant une saillance
prépondérante par rapport à leur borne initiale (cf. ch. 3, §4). D'où l'anomalie de :
86a) ?* Il eut mangé
86b) ?* Il eut lu son roman.
En fait, ce conflit lié à la structure même du passé antérieur paraît ne pouvoir se
résoudre que dans deux types de structures :
a) lorsqu'un procès, intrinsèquement non ponctuel, est présenté comme ayant eu une
durée si brève qu'elle en devient négligeable (la borne initiale du procès est présentée
comme ne pouvant être perçue sans que la borne finale n'entre immédiatement dans la
fenêtre) :
87a) «Et le drôle eut lappé le tout en un moment»31
87b) En un instant, il eut écrit la lettre
87c) Il eut vite/bientôt fait de lire sa leçon32
87d) «Les chasseurs qui poursuivaient l'Aigle s'arrêtèrent, interdits, à son aspect, mais leur
hésitation ne dura que le temps de l'apparition.
Cependant, le pauvre oiseau humain détourna son bec et nous n'eûmes plus devant
nous qu'un malheureux faisant des efforts désespérés pour échapper à des ennemis
implacables. Ils l'eurent bientôt rejoint. A la lueur des torches, je vis leurs mains sacrilèges
s'abattre sur l'Aigle traqué.»33
(le passé antérieur associé au circonstanciel de durée ponctuel indique que le début et la
fin du procès sont presque coïncidents : B1 ∝ B2 = B'1);
31 La Fontaine, Fables, I, 18, cité par G. Gougenheim (1939), p. 212.
32 Exemple de G. Gougenheim (1939), p. 212.
33 G. Apollinaire, La chasse à l'aigle, dans Le poète assassiné, p. 217.
SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE
32
b) dans une subordonnée temporelle introduite par dès que, sitôt que, après que, etc.,
qui demande d'ignorer le procès lui-même, quelle que soit sa durée, pour ne retenir que
la phase initiale de son état résultant :
88) Après qu'il eut marché pendant deux heures, il se trouva très fatigué.
3.8 Le futur antérieur
1) Instructions
participe passé : [I,II] ANT [I',II'] (antériorité)
[I,II] CO [B1,B2] (aspect aoristique)
auxiliaire au futur : [I',II'] POST [01,02] (valeur temporelle de futur).
2) Effets de sens
L'effet de sens typique du futur, déterminé par l'application du principe de dépendance
contextuelle de l'intervalle de référence, consiste (on l'a vu au §3.4) à présenter le procès
(ici l'état résultant) sous un aspect aoristique. On se trouve alors devant le même conflit
qu'au passé antérieur, qui tient au fait que le participe passé et l'auxiliaire présentent
tous deux les procès qui leur correspondent (respectivement [B1,B2] et [B'1,B'2]) de
façon aoristique (et donc inchoative et ponctuelle). Ce conflit se trouve résolu dans les
mêmes conditions que pour le passé antérieur :
89a) J'aurai vite/bientôt lu ce livre34
89b) Dès que j'aurai lu ce livre, j'en rédigerai un compte-rendu.
En dehors de ces constructions, le conflit ne paraît pouvoir être résolu qu'au prix de
l'abandon de la valeur strictement temporelle du futur antérieur au profit d'une valeur
modale (qui n'appartient plus à notre objet d'étude) :
90) Marie aura perdu son portefeuille (supposition).
Mais l'auxiliaire au futur peut aussi, moyennant la présence d'un circonstanciel de
localisation temporelle détaché, ou – dans une moindre mesure – d'un autre intervalle de
référence saillant dans le contexte, exprimer l'aspect inaccompli. Dans ce cas – et dans
34 Exemple de G. Gougenheim (1939), p. 214.
Grammaire des marqueurs de temps et d'aspect
33
ce cas seulement –, la structure associée au futur antérieur cesse d'être conflictuelle (elle
est comparable à celles du passé composé et du plus-que-parfait) :
SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE
34
91) A huit heures, Pierre aura terminé son travail
B1 = I ∝ II = B2 = B'1 < ct1 = I' ∝ II' = ct2 < B'2, et 02 < I'
92) Après manger, Luc ira chez Marie, qui aura fini son travail. Et il lui demandera de
l'accompagner.
A cause de cet aspect inaccompli de l'auxiliaire au futur, l'intervalle correspondant à
l'état résultant recouvre l'intervalle de référence qui lui est associé ([B'1, B'2] RE [I',II']),
si bien que la localisation dans l'avenir de cet intervalle de référence ([I',II'] POST
[01,02]) n'implique nullement qu'il en aille de même pour le procès [B1,B2] (dont la
borne finale correspond au début de l'état résultant). D'où la possibilité d'énoncer :
93) Demain, Luc aura remis son travail depuis un mois, et il n'aura toujours pas les résultats.
Comme le passé composé et le plus-que-parfait, le futur antérieur peut prendre, dans les
mêmes conditions, un effet de sens aoristique ou accompli, ainsi que l'indiquent les
relations de compatibilité avec les circonstanciels de durée :
94) Lorsque Luc rentrera, comme il aura marché pendant au moins trois heures, il sera très
fatigué (aoristique)
95) A ce moment-là, Luc, qui aura achevé son roman depuis deux jours, en recommencera un
autre (accompli).
Cette analyse des temps composés permet donc d'expliquer, outre les effets
de sens auxquels ils donnent lieu, pourquoi le futur antérieur a des conditions d'emploi
temporel beaucoup plus restreintes que le passé composé ou le plus-que-parfait, mais
tout de même nettement moins contraignantes que le passé antérieur.
3.9 Le conditionnel présent
1) Instructions
Considéré uniquement du point de vue de sa valeur temporelle (rappelons que les
valeurs modales sont délibérément laissées de côté), le conditionnel présent marque la
postériorité de l'intervalle de référence ([I,II]) par rapport à un autre intervalle de
référence (noté [Ix,IIx]) qui appartient à une autre proposition et qui est lui-même situé
dans le passé : [I,II] POST [Ix,IIx], et [Ix,IIx] ANT [01,02].
Grammaire des marqueurs de temps et d'aspect
35
2) Effets de sens
La valeur aspectuelle du conditionnel est, comme celle du futur, déterminée par
l'application du principe de dépendance contextuelle de l'intervalle de référence (cf. ch.
4, §3.3). Aussi prend-t-il dans un contexte typique, un effet de sens aoristique : [I,II] est
lié par [B1,B2], avec lequel il coïncide. Exemple :
96) Luc croyait que Pierre accepterait sa proposition
Ix < IIx < B1 = I ∝ II = B2,
IIx < 01 ∝ 02,
où [Ix,IIx] désigne l'intervalle de référence associé au prédicat de la principale.
Une succession de prédicats au conditionnel exprime donc généralement une succession
de procès (liés par une relation de co-appartenance à une même série de changements) :
97) Luc croyait que Pierre commencerait par refuser, qu'il formulerait des objections, qu'il
prendrait quelques jours pour réfléchir et qu'il finirait par accepter la proposition.
Mais, comme le futur, il peut aussi, en présence d'un circonstanciel de localisation
temporelle détaché, exprimer l'inaccompli :
98) Luc affirma qu'à cinq heures, il serait en route depuis déjà longtemps
Ix ∝ IIx < ct1 = I ∝ II = ct2,
B1 < I ∝ II < B2
IIx ⊂ 01 ∝ 02,
où [Ix,IIx] désigne l'intervalle de référence du procès exprimé par la principale.
Dans ce cas, la relation entre IIx et B1 n'est pas linguistiquement contrainte.
De même, dans les deux emplois aspectuels du conditionnel, la relation entre [I,II] et
[01,02] reste indéterminée (sauf, bien sûr, en présence d'indications temporelles de
nature circonstancielle). On sait seulement que l'intervalle de référence qui sert de point
de repère est antérieur à l'intervalle de l'énonciation et à l'intervalle de référence associé
au prédicat au conditionnel.
Ajoutons enfin que l'intervalle de référence ayant fonction de repère ([Ix,IIx])
appartient, dans la quasi-totalité des cas, à une proposition principale enchâssant la
complétive dans laquelle est situé le prédicat au conditionnel (voir les exemples ci-
dessus), mais qu'il est possible aussi qu'il se trouve dans une proposition indépendante
qui précède immédiatement la proposition, elle-même indépendante, dans laquelle
apparaît le conditionnel :
SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE
36
98) «Trente ans auparavant, deux hommes avaient aimé Nicole Fischer.
L'inconnu qu'elle leur préféra, pilote de chasse de son état, n'eut pas plus le temps de
l'épouser que de s'éjecter de son prototype en vrille, pulvérisé sur la Haute-Saône en plein
midi de mai. Blonde et baptisée Justine trois mois plus tard, l'enfant de ses oeuvres porterait
donc le nom de sa mère.»35
3.10 Le conditionnel passé
1) Instructions
participe passé : [I,II] ANT [I',II'] (antériorité)
[I,II] CO [B1,B2] (aspect aoristique)
auxiliaire au conditionnel présent : [I',II'] POST [Ix,IIx], et [Ix,IIx] ANT [01,02] (valeur
temporelle relative de postériorité par rapport à un
point de repère passé).
2) Effets de sens
Les effets de sens du conditionnel passé sont rigoureusement comparables à ceux du
futur antérieur (cf. §3.8) :
1) soit l'auxiliaire au conditionnel présent exprime l'aspect aoristique (effet de sens
typique), et la structure aspectuo-temporelle est intrinsèquement conflictuelle (au même
titre que celle du passé antérieur), le conflit ne pouvant se trouver résolu qu'avec un
marqueur de durée minimale ou dans le cadre de certaines subordonnées temporelles :
99a) ?? Il crut qu'il aurait terminé
99b) Il crut qu'il aurait vite terminé
99c) Il crut que dès qu'il aurait terminé, il pourrait reprendre sa lecture
2) soit la présence d'un circonstanciel détaché (ou d'un intervalle de référence saillant
dans le contexte) vient lier l'intervalle de référence associé à l'auxiliaire, et rend ainsi
possible la présentation de l'état résultant sous un aspect inaccompli, solution qui évite
tout conflit :
35 J. Echenoz, L'équipée malaise (1986), p. 9.
Grammaire des marqueurs de temps et d'aspect
37
100) Luc croyait qu'à huit heures, Pierre aurait terminé son travail
B1 = I ∝ II = B2 = B'1 < ct1 = I' ∝ II' = ct2 < B'2,
Ix < IIx < ct1 = I' ∝ II' = ct2
IIx < 01 ∝ 02,
où [B1,B2] correspond au procès «terminer son travail», [B'1,B'2] à l'état
résultant, [I,II] et [I',II'] à leurs intervalles de référence respectifs, et [Ix,IIx] à
l'intervalle de référence associé au prédicat de la principale.
Il suit que, dans ce cas, le procès lui-même ([B1,B2]) n'est explicitement situé ni par
rapport à [Ix,IIx], ni relativement à [01,02], de même que la position de [I',II'] reste
indéterminée par rapport à [01,02].
Comme les autres temps composés, à l'exception du passé antérieur, le conditionnel
passé peut alors exprimer soit l'aoristique, soit l'accompli :
101a) Luc affirma qu'au moment où il rentrerait, Pierre aurait marché pendant au moins deux
heures (aoristique)
101b) Luc affirma qu'au moment où il rentrerait, Pierre aurait terminé son travail depuis longtemps
(accompli).
3.11 Le subjonctif présent
1) Instructions
Etant donné que deux formes seulement du subjonctif sont effectivement utilisées en
français contemporain, et que ces deux formes permettent à elles seules d'exprimer
l'ensemble des relations aspectuelles et temporelles correspondant aux multiples formes
de l'indicatif, on ne s'étonnera pas que les instructions qui leur sont liées restent
relativement indéterminées.
Le subjonctif présent indique uniquement que l'intervalle de référence ([I,II]) ne peut
être antérieur à un autre intervalle qui lui sert de point de repère; cet intervalle
correspond au moment de l'énonciation lorsque le subjonctif est employé dans une
principale, et à l'intervalle de référence de la principale (noté [Ix,IIx]) quand le
subjonctif apparaît dans une subordonnée (complétive, relative ou circonstancielle) :
I ≥ 01 v I ≥ Ix.
SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE
38
2) Effets de sens
a) En proposition principale ou indépendante
Dans une principale, le subjonctif fonctionne généralement36 comme substitut, à la
troisième personne du singulier ou du pluriel, de l'impératif, dont il partage les
caractéristiques aspectuelles et temporelles. Il situe le procès dans l'avenir
(éventuellement immédiat) de façon aoristique :
102a) Qu'il dorme deux heures !
102b) * Qu'il dorme depuis deux heures !
Et l'on retrouve les effets de sens des temps aoristiques, comme le passé simple (cf.
§3.2). Le subjonctif, en principale ou indépendante, a typiquement une valeur
inchoative et ponctuelle, une succession de prédicats exprimant une succession de
procès :
103) Qu'il ouvre la porte, qu'il regarde la disposition de la pièce, qu'il entre et qu'il s'empare du
parchemin qui est dans la commode !
mais il se peut aussi que les procès affectent des objets (individus) différents, ou qu'ils
entretiennent une relation d'identité ou de dépendance causale, ce qui – on l'a vu –
suspend (ou inverse) la relation de succession :
104) Que Luc prenne son revolver, et Marie le fusil de chasse ! (changement d'objet)
105) Qu'il le brûle, qu'il le détruise une fois pour toutes ! (identité référentielle)
106) Qu'il le tue! Qu'il l'attache et qu'il lui donne un coup sur la tête ! (dépendance causale).
Reste que cet aspect aoristique n'est pas directement codé par le subjonctif, et qu'il doit
donc être déduit de l'application du principe de dépendance contextuelle de l'intervalle
de référence (comme dans le cas du futur et du conditionnel). De sorte qu'en présence
d'un circonstanciel de localisation temporelle détaché (de préférence ponctuel), l'aspect
inaccompli n'est pas exclu :
107) Qu'à huit heures moins le quart, il soit là (si possible depuis quelques minutes) !
36 Rappelons que nous ne cherchons pas ici à être exhaustif.
Grammaire des marqueurs de temps et d'aspect
39
b) En proposition complétive
Dans une complétive, la valeur temporelle relative attribuée au subjonctif présent est
déterminée, outre par l'instruction qui lui est propre et qui se limite à exclure
l'antériorité, essentiellement par trois facteurs :
a) Le type de verbe introducteur (qui figure dans la principale) donne une indication
(mais pas de contrainte absolue) sur la chronologie relative. Les volitifs (ex. : vouloir,
souhaiter, désirer, etc., et les volitifs négatifs comme craindre, redouter, refuser ...)
orientent très nettement vers l'avenir (l'ultérieur) le procès exprimé par la subordonnée,
alors que les subjectifs et les dubitatifs (subjectifs : regretter, être heureux (que), se
féliciter (de ce que); dubitatifs : douter, contester, nier)37 orientent plutôt le procès de la
complétive vers l'antérieur ou le simultané. Il suit de ces deux tendances – très générales
– qu'en présence d'un verbe volitif, le subjonctif présent tend à indiquer l'ultérieur plutôt
que le simultané :
108) Je veux qu'il vienne
109) Je veux qu'il soit le vainqueur de l'étape.
A l'inverse, un verbe subjectif ou dubitatif invite à choisir parmi les valeurs du
subjonctif présent la relation de simultanéité plutôt que celle de postériorité (la valeur
d'antériorité étant exclue par l'instruction liée au subjonctif présent) :
110) Je regrette qu'il soit malade.
doute
nie
b) Un circonstanciel de localisation temporelle peut modifier cette analyse, en imposant
la relation temporelle qui lui est associée – dans la mesure, évidemment, où sa présence
s'avère compatible avec le reste de la phrase :
111) Je doute qu'il soit malade demain.
?*regrette
c) La contrainte aspectuelle sur la simultanéité, selon laquelle l'expression de la
simultanéité et l'aspect aoristique sont exclusifs l'un de l'autre, a deux types de
conséquences : 1) un circonstanciel de durée servant à mesurer l'intervalle entre les deux
bornes du procès impose l'aspect aoristique, et exclut donc la simultanéité au profit de la
37 On reprend la classification de H. Nordhal (1969).
SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE
40
postériorité ou de l'itération (exactement comme au présent ou à l'imparfait de
l'indicatif) :
112a) Je doute qu'il soit malade pendant plus de deux heures
112b) Marie regrette que son fils mange en cinq minutes;
2) un procès intrinsèquement ponctuel est difficilement compatible avec l'aspect
inaccompli, et donc avec la simultanéité, comme en témoigne le contraste entre les
exemples 110) et 113), ce dernier étant vraisemblablement interprété comme marquant
la postériorité du procès exprimé par la subordonnée par rapport à l'intervalle de
référence de la principale :
113) Je regrette que la bombe explose.
doute
nie
Du pont de vue aspectuel, le subjonctif présent se comporte, là encore, comme le
présent de l'indicatif : s'il exprime la simultanéité, il marque nécessairement l'aspect
inaccompli (à cause de la contrainte aspectuelle sur la simultanéité) et [I,II] est lié par
l'intervalle de référence de la principale ([Ix,IIx]); en revanche, s'il indique la
postériorité, il prend prioritairement valeur d'aoristique (en vertu du principe de
dépendance contextuelle de l'intervalle de référence et de la relation de proximité
relative n°1 : [I,II] est lié par [B1,B2]). C'est seulement en présence d'un circonstanciel
temporel détaché, qu'il peut éventuellement être interprété comme marquant à la fois la
postériorité et l'aspect inaccompli ([I,II] est alors lié par [ct1,ct2]), comme l'indique la
compatibilité avec [depuis + durée] qui exige la non coïncidence de B1 et de I) :
114a) Je regrette qu'il soit malade depuis si longtemps (simultané, inaccompli)
114b) ?*Je veux qu'il soit là depuis au moins deux heures
114c) Je veux qu'à l'arrivée des invités, il soit là depuis au moins deux heures (ultérieur,
inaccompli).
Il convient de remarquer que dans les complétives, le subjonctif présent commute très
souvent avec l'infinitif présent – les impossibilités paraissent liées au contrôle du sujet
de l'infinitif –, et que les mêmes contraintes aspectuo-temporelles s'appliquent
également pour les deux formes (le lecteur peut reprendre les exemples en opérant la
substitution).
c) En proposition relative
Les relatives au subjonctif prennent pour antécédent des descriptions indéfinies non-
spécifiques, qui, elles-mêmes, ne peuvent apparaître que dans un contexte d'un type
Grammaire des marqueurs de temps et d'aspect
41
particulier : en position d'objet d'un verbe volitif ou d'une locution verbale
sémantiquement proche (avoir envie de ..., avoir besoin de ...). Ces types de contextes
(«opaques») rendent possible, mais non nécessaire, l'interprétation non-spécifique de la
description indéfinie; en revanche, la présence d'une relative au subjonctif impose ce
type d'interprétation. La valeur aspectuo-temporelle du subjonctif dans les relatives est
déterminée par les mêmes principes que dans les complétives, à ceci près que le verbe
volitif qui régit l'antécédent de la relative paraît constituer un indice nettement moins
fort en faveur de la relation de postériorité qu'un verbe volitif qui régit directement une
complétive (peut-être est-ce-dû au rôle contradictoire de l'antécédent lui-même, qui
implique une certaine stabilité des propriétés qui lui sont associées). Il en résulte qu'un
procès instrinsèquement borné sera prioritairement présenté comme aoristique (parce
que ses bornes sont suffisamment saillantes pour qu'il s'impose comme l'antécédent
naturel de l'intervalle de référence) et donc comme postérieur à l'intervalle de référence
de la principale (à cause de la contrainte aspectuelle sur la simultanéité), tandis qu'en
présence d'un procès borné seulement de façon extrinsèque (dont les bornes sont moins
saillantes), l'intervalle de référence de la subordonnée pourra aussi bien être lié par celui
de la principale (en fonction de la relation de proximité n°3), donnant ainsi lieu à un
aspect inaccompli et à une valeur temporelle de simultanéité :
115a) Luc cherche un plombier qui soit compétent (simultané, inacccompli)
115b) Luc cherche un plombier qui lui répare son lavabo (ultérieur, aoristique).
d) En proposition circonstancielle
Deux grands types de subordonnées circonstancielles non temporelles apparaissent au
subjonctif : les finales (qui prennent aussi l'infinitif) et les concessives. Alors que les
finales orientent le procès vers le futur (à la manière des verbes volitifs lorsqu'ils
introduisent des complétives au subjonctif), les concessives tendent plutôt à présenter le
procès comme passé ou simultané (de même que les verbes subjectifs/dubitatifs). Les
principes d'interprétation aspectuo-temporelle des concessives et des finales sont donc
respectivement identiques à ceux qui régissent l'interprétation des complétives
introduites par un verbe subjectif/dubitatif ou par un volitif. Exemples :
116a) Bien qu'il soit malade, Pierre boit du vin (simultané, inaccompli)
116b) Bien qu'il parte en Ecosse, Pierre repasse sa chemisette (ultérieur, aoristique; effet
dérivé à cause du procès ponctuel)
116c) Bien qu'il coure le marathon en trois heures, Luc ne se considère pas comme suffisamment
entraîné (effet itératif dérivé à cause du circonstanciel de durée).
SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE
42
117a) Cette année, ils prennent leur vacances en Juin pour que Marie se repose (ultérieur,
aoristique)
117b) Il partira seulement mardi pour que Marie se repose depuis déjà huit jours quand il arrivera
(ultérieur, inaccompli; effet rendu possible par la présence d'une subordonnée
circonstancielle temporelle enchâssée dans la subordonnée de but).
3.12 Le subjonctif passé
1) Instructions
participe passé : [I,II] ANT [I',II'] (antériorité)
[I,II] CO [B1,B2] (aspect aoristique)
auxiliaire au subjonctif présent : (I' ≥ 01) v (I' ≥ Ix) (l'intervalle de référence [I',II']
associé à l'état résultant ne peut être antérieur à un
autre intervalle ([Ix,IIx]) qui lui sert de point de
repère).
2) Effets de sens
Les effets de sens attribués à l'auxiliaire sont ceux du subjonctif présent, étant admis
que le procès (en l'occurrence l'état résultant [B'1,B'2]) est toujours non ponctuel et
borné de façon extrinsèque. [I',II'] est donc situé soit comme postérieur au moment de
l'énonciation (dans une indépendante à valeur directive) ou à l'intervalle de référence de
la principale (dans une complétive introduite par un verbe volitif ou dans une
circonstancielle de but), soit comme simultané (dans une complétive introduite par un
verbe subjectif ou dubitatif, dans une relative, ou dans une concessive, en l'absence de
circonstanciel de localisation temporelle impliquant la postériorité).
En l'absence de circonstanciel de localisation temporelle détaché, l'auxiliaire au
subjonctif présent tend naturellement à prendre une valeur aoristique, inchoative et
ponctuelle (l'intervalle de référence [I',II'] se trouve lié par le procès correspondant au
changement qui constitue le début de l'état résultant et la fin du procès lui-même). Cette
structure est rigoureusement comparable à celle du passé antérieur, du futur antérieur ou
du conditionnel passé : elle est intrinsèquement conflictuelle, et le conflit ne peut être
résolu qu'à la condition d'indiquer que la distance entre les bornes initiale et finale du
procès est minimale :
118a) ?? Qu'il ait terminé !
Grammaire des marqueurs de temps et d'aspect
43
118b) Qu'il ait vite terminé !
Mais, en présence d'un circonstanciel détaché, d'un intervalle de référence saillant dans
le contexte, et/ou lorsque l'état résultant est présenté comme simultané par rapport au
moment de l'énonciation ou au moment de référence de la principale (ce qui exclut
l'aspect aoristique en vertu de la contrainte aspectuelle sur la simultanéité), cet état
résultant est vu comme inaccompli, et tout conflit disparaît. D'où les contrastes :
119) Qu'à huit heures, il ait terminé ! ([I',II'] est lié par [ct1,ct2])
120a) Je regrette qu'ils soient tous arrivés ([I',II'] est lié par l'intervalle de référence de la
principale)
120b) Je veux qu'ils arrivent tous
120c) ?* Je veux qu'ils soient tous arrivés ([I',II'] n'est pas lié dans l'énoncé)
120d) Je veux qu'à huit heures, ils soient tous arrivés ([I',II'] est lié par [ct1,ct2])
121a) Bien qu'ils aient terminé leur travail, ils ne peuvent pas encore se reposer
121b) Pierre doit aider Marie pour qu'elle termine son travail
121c) ?* Pierre doit aider Marie pour qu'elle ait terminé son travail
121d) Pierre doit aider Marie pour qu'elle ait terminé son travail avant la tombée de la nuit.
Si [I',II'] est postérieur à [Ix,IIx] (l'intervalle de référence de la principale) et que,
conformément à la structure des temps composés, [I',II'] est aussi postérieur à [I,II]
(l'intervalle de référence attaché au procès lui-même, [B1,B2]), la relation entre [I,II] et
[Ix,IIx] n'est pas linguistiquement contrainte :
122) Marie veut qu'à huit heures, Pierre ait terminé son travail
Ix = 01 ∝ 02 = IIx < ct1 = I' ∝ II' = ct2,
B1 = I ∝ II = B2 = B'1 < ct1 = I' ∝ II' = ct2 < B'2.
Cette indétermination disparaît lorsque [I',II'] est simultané à [Ix,IIx] :
123) Luc regrette que Pierre soit venu
B1 = I ∝ II = B2 = B'1 < Ix = I' = 01 ∝ 02 = II' =IIx < B'2.
Signalons enfin que le subjonctif passé peut exprimer soit l'aoristique soit l'accompli
(sous les mêmes conditions que les autres temps composés) :
124) Luc doute que Marie soit rentrée en cinq minutes (aoristique)
125) Luc doute que Marie soit rentrée depuis deux heures (accompli)
SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE
44
et que, partout où la substitution est possible, dans les complétives et les finales,
l'infinitif passé prend les mêmes effets de sens aspectuo-temporels que le subjonctif
passé.
4 La concordance des temps
On désigne classiquement sous cette appellation la relation qui existe entre le temps
d'une subordonnée et celui de la principale dont elle dépend. On ne peut nier qu'il y ait
là des phénomènes spécifiques à décrire, au sens où, dans ce type de construction
syntaxique, les relations entre deux temps verbaux diffèrent parfois de celles qui les
unissent lorsqu'ils figurent dans des phrases indépendantes, et où certaines successions
de formes verbales paraissent agrammaticales. Pour autant, assimiler la concordance des
temps à de pures contraintes morphologiques ne rend nullement compte d'une situation
complexe, où les diverses combinaisons et variations dans les combinaisons de temps
morphologiques sont toujours porteuses de relations aspectuo-temporelles particulières
(c'est pourquoi F. Brunot proposait de remplacer le concept, purement morphologique,
de concordance des temps (consecutio temporum) par celui, proprement sémantique –
mais qui, à nos yeux, excède le champ considéré –, de chronologie relative).
On voudrait montrer comment le modèle proposé rend compte, au moyen de
quelques principes généraux déjà évoqués, de l'apparente diversité des relations entre le
temps de la principale et celui de la subordonnée. On distingue tout d'abord trois
grandes catégories de relations :
a) l'indépendance, qui caractérise le fonctionnement de la quasi-totalité des relatives et
celui des circonstancielles non temporelles,
b) la concordance (au sens strict) qui concerne les complétives, les interrogatives
indirectes et certaines relatives (les relatives déictiques, et les relatives enchâssées dans
des complétives),
c) la subordination circonstancielle temporelle (qui fera l'objet du §5.4).
On utilise le terme d'indépendance pour désigner le fait que les relations
aspectuo-temporelles entre principale et relative sont rigoureusement les mêmes que si
Grammaire des marqueurs de temps et d'aspect
45
les deux propositions étaient indépendantes (du point de vue syntaxique)38. Elles sont
donc directement régies par les principes généraux sur les intervalles dans le texte
(examinés au ch. 4).
Si l'on s'en tient – comme ce sera le cas ici – aux temps de l'indicatif, on
peut dire que la concordance se manifeste de trois façons différentes :
1) il est des temps verbaux, comme les conditionnels présent et passé, qui peuvent
apparaître dans la subordonnée avec une valeur strictement temporelle qu'ils ne peuvent
que très exceptionnellement présenter dans une principale;
2) certaines combinaisons de temps verbaux sont impossibles (une subordonnée au
passé simple et une principale à un temps du passé);
3) une succession de deux temps verbaux n'exprime pas toujours, dans ce type de
structure, la même relation chronologique que s'ils appartenaient à des propositions
indépendantes.
On expose, sous forme de tableaux commentés, les différences entre les
relations chronologiques relatives exprimées par les combinaisons de deux temps
verbaux (dont l'un appartient à la principale et l'autre à la subordonnée), selon que les
deux propositions sont en situation d'indépendance ou de concordance. Pour alléger la
présentation, on retient uniquement les contextes typiques (on évite, en particulier, tout
circonstanciel de localisation temporelle dans la subordonnée), et on adopte les
abréviations suivantes :
Sub. = subordonnée, Princ. = principale;
PQP = plus-que-parfait, PS = passé simple, PC = passé composé, IMP = imparfait, PR =
présent, FUT = futur, FA = futur antérieur, COND = conditionnel;
aorist. = aspect aoristique, inacc. = inaccompli, acc. = accompli;
T1 = valeur temporelle absolue de passé, attribuée à la principale
T2 = valeur temporelle absolue de présent, attribuée à la principale
T3 = valeur temporelle absolue de futur, attribuée à la principale;
38 Pour une approche comparable, dans un cadre théorique tout différent (la théorie du gouvernement et du liage), cf. M. Enç (1987).
SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE
46
T'1 = valeur temporelle relative d'antériorité, attribuée à la subordonnée
T'2 = valeur temporelle relative de simultanéité, attribuée à la subordonnée
T'3 = valeur temporelle relative de postériorité, attribuée à la subordonnée;39
la formule «T'1 (T2)» se lit : l'intervalle de référence de la subordonnée est antérieur à
celui de la principale, lequel est simultané au moment de l'énonciation.
NC = relation non contrainte
* = agrammaticalité
! = relation différente, dans le tableau de concordance, de celle qui est attribuée à la
combinaison correspondante dans le tableau des relations d'indépendance.
39 Voir les définitions de ces valeurs temporelles au ch. 1, §1.
Grammaire des marqueurs de temps et d'aspect
47
Tableau 2 : propositions en relation d'indépendance
Sub.� PQP PS PC IMP PR FUT FA
Princ. � aorist. acc. aorist. aorist. acc. inacc. inacc. aorist. acc.
PQP aorist. T'1(T1),
T'3(T1)
ou NC
T'3(T1)
ou
T'2(T1)
T'3(T1) T'3(T1) T'3(T1) T'2(T1)
ou
T'3(T1)
T'3(T1) T'3(T1) T'3(T1)
acc. T'1(T1)
ou
T'2(T1)
T'2(T1) T'2(T1) T'2(T1) T'3(T1) T'2(T1) T'3(T1) T'3(T1) T'3(T1)
PS aorist. T'1(T1)
T'2(T1) NC NC T'3(T1) T'2(T1) T'3(T1) T'3(T1) T'3(T1)
PC aorist. T'1(T1)
T'2(T1) NC NC T'3(T1) T'2(T1) T'3(T1) T'3(T1) T'3(T1)
acc. T'1(T2)
T'1(T2) T'1(T2) T'1(T2) T'2(T2) T'1(T2) T'2(T2) T'3(T2) T'3(T2)
IMP inacc. T'1(T1)
ou
T'2(T1)
T'2(T1) T'2(T1) T'2(T1) T'3(T1) T'2(T1) T'3(T1) T'3(T1) T'3(T1)
PR inacc. T'1(T2)
T'1(T2) T'1(T2) T'1(T2) T'2(T2) T'1(T2) T'2(T2) T'3(T2) T'3(T2)
FUT aorist. T'1(T3)
T'1(T3) T'1(T3) T'1(T3) T'1(T3) T'1(T3) T'1(T3) NC T'2(T3)
FA acc. T'1(T3)
T'1(T3) T'1(T3) T'1(T3) T'1(T3) T'1(T3) T'1(T3) T'2(T3) T'2(T3)
SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE
48
Commentaires sur le tableau 2 :
L'ensemble de ces relations est déduit
1) de la prise en compte des valeurs temporelles absolues marquées par les temps
verbaux (si la subordonnée est au futur, tandis que la principale est au passé, l'intervalle
de référence de la subordonnée est évidemment postérieur à celui de la principale),
2) de l'application, en contexte typique, des principes généraux sur les intervalles dans
le texte, et, en particulier, du principe de dépendance contextuelle de l'intervalle de
référence.
Lorsque les deux procès sont présentés sous une même relation temporelle absolue,
quatre types de situations sont à distinguer :
– a) L'un seulement des deux prédicats présente un intervalle de référence non saturé
dans sa propre proposition (l'aspect est inaccompli ou accompli) : si c'est l'intervalle de
référence de la subordonnée qui est non saturé, il est automatiquement rattaché à celui
de la principale, ce qui crée une relation de simultanéité (et même de coïncidence) entre
les deux intervalles (et donc une relation de co-appartenance à une même vue entre les
deux procès) :
126a) Luc, qui était malade, ne mangea rien
126b) L'élève, qui avait trouvé la solution du problème depuis plus d'un quart d'heure, eut le droit de
sortir une demi-heure
126c) Luc n'a rien mangé, parce qu'il était malade
126d) Pierre a parlé à l'homme qui marchait sur la lune
(quoique invraisemblable, la simultanéité est obligatoire, hors-contexte).
En revanche, lorsque c'est l'intervalle de référence de la principale qui demande un
antécédent, il le trouve, le plus souvent dans la subordonnée, mais pas nécessairement.
Si la situation référentielle ne paraît pas plausible, la recherche de l'antécédent se
poursuit au-delà des frontières de la phrase (comparer 126d) à 127b)) :
127a) L'élève, qui eut le droit de sortir une demi-heure, avait trouvé la solution du problème depuis
plus d'un quart d'heure
127b) Pierre parlait à l'homme qui a marché sur la lune
(La simultanéité n'étant pas vraisemblable, l'intervalle de référence de la principale va se
trouver coïndexé avec celui d'une autre phrase du contexte).
Il est clair cependant que l'introduction d'un circonstanciel de localisation temporelle
dans la proposition qui contient l'intervalle de référence non saturé viendrait modifier
Grammaire des marqueurs de temps et d'aspect
49
toutes ces relations chronologiques (puisque cet intervalle de référence se trouverait
automatiquement lié par le circonstanciel, en vertu de la relation de proximité n°2) :
128a) Luc, qui , la veille encore, était malade, ne mangea rien
128b) L'élève, qui eut le droit de sortir une demi-heure, avait trouvé la solution du problème depuis
plus d'un quart d'heure lors de son retour.
– b) Les deux intervalles de référence sont saturés par l'intervalle de l'énonciation (les
prédicats sont au présent ou au passé composé accompli) : les procès sont simultanés
(au sens où ils valent au moins pour l'instant présent) :
129a) Pierre, qui est très gentil, parle à Marie
129b) Pierre se promène parce qu'il a terminé son travail.
– c) Chacun des deux intervalles de référence est lié dans sa propre proposition par le
procès sur lequel il porte (l'aspect est aoristique) : les relations entre procès sont non
contraintes (NC). Exemples :
130a) Pierre a rencontré Marie, qui lui a raconté ses vacances
130b) Dans ce musée, Pierre a admiré un tableau qui lui a paru extrêmement novateur
130c) Luc, qui a cassé le vase, l'a laissé tomber du haut de l'escalier
130d) J'ai parlé au premier homme qui a marché sur la lune.
Le fait que les deux intervalles de référence soient saturés dans leur propre proposition
n'empêche cependant pas que les procès entretiennent des relations référentielles (et
donc chronologiques) de co-appartenance à une même série de changements 130a),
d'identité référentielle 130b) ou de dépendance causale 130c). C'est seulement lorsque la
cohésion se fonde sur l'identité des objets 130d) que les procès n'ont plus à entretenir de
telles relations référentielles, et que la chronologie relative ne peut être établie que sur la
base des connaissance du monde (cf. ch. 4, §4).
– d) Les deux prédicats (appelons-les A et B) présentent des intervalles de référence non
saturés dans leur proposition : s'ils ne marquent chacun qu'un seul intervalle de
référence (s'ils sont à l'imparfait ou au plus-que-parfait accompli), ces deux intervalles
sont automatiquement coïndexés, et la séquence, tout entière, n'est pas autonome :
131a) Il parlait parce qu'il avait des choses à dire
131b) Marie, qui avait terminé son travail depuis longtemps, se reposait.
En revanche, si l'un des deux (soit A) présente en plus un intervalle de référence saturé
par le procès auquel il correspond (s'il est au plus-que-parfait aoristique), deux solutions
SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE
50
sont possibles (cf. ch. 4, §5.), ou les deux intervalles non saturés se lient entre eux, de
sorte que l'intervalle saturé de A apparaît comme antérieur à l'intervalle de référence de
B, ou l'intervalle de B se lie à l'intervalle saturé de A (les deux procès sont alors
simultanés). Seules des connaissances pragmatico-référentielles structurées sous la
forme de scénarios permettent de lever cette ambiguïté virtuelle (en établissant des
relations référentielles entre procès) :
132a) Le pilote, qui était en panne, avait préparé la voiture en cinq minutes
[I,II] [I,II] [I',II']
CO
[B1,B2] [B1,B2]
CO ANTRE
132b) Le pilote, qui était en panne, avait réparé la voiture en cinq minutes.
[I,II] [I,II] [I',II']
CO
[B1,B2] [B1,B2]
COANTRE
Maintenant, si les deux procès sont présentés au plus-que-parfait aoristique, c'est trois
structures différentes qui sont envisageables, qui correspondent respectivement aux
relations chronologiques (T'3 (T1)), (T'1 (T1)) et NC :
133a) Le pilote, qui avait gagné la course en 2h36, avait préparé la voiture en cinq minutes
[I,II] [I',II'][B1,B2]
COANT
[I,II] [I',II'][B1,B2]
COANT
CO
Grammaire des marqueurs de temps et d'aspect
51
133b) Le pilote, qui avait gagné la course en 2h36, avait remis la voiture en état en cinq minutes
[I,II] [I',II'][B1,B2]
COANT
[I,II] [I',II'][B1,B2]
COANT
CO
133c) Le pilote, qui avait doublé le hollandais, avait aussi dépassé l'américain en 20 secondes.
[I,II] [I',II'][B1,B2]
CO ANT
[I,II] [I',II'][B1,B2]
COANT
CO
Signalons enfin, qu'une contrainte supplémentaire régit les circonstancielles
de cause. On peut admettre, en dépit d'apparents contre-exemples, que la relation
causale implique que le procès désigné par la subordonnée ne puisse être postérieur à
celui de la principale40 :
40 Quelques contre-exemples : (1) Je suis heureux parce que Pierre arrivera mardi
(2) L'écureuil ramasse des noisettes parce qu'il hivernera bientôt
(3) Paul ne va pas chez Marie aujourd'hui parce qu'il ira mardi
(4) L'assassin avait des gants parce qu'il ne subsiste aucune trace de doigts.
L'exemple (1) illustre un type de circonstancielle qui équivaut sémantiquement à une complétive. D'où les paraphrases :
(5a) Je suis heureux que Pierre arrive mardi.
(5b) Je suis heureux parce que je sais que Pierre arrive mardi
On remarque à ce propos que la phrase (1) ne peut être transposée dans le passé, car dans ce cas, la complétive s'impose :
(6a) * Mardi, j'étais heureux parce que Pierre arrive aujourd'hui
(6b) Mardi, j'étais heureux que Pierre arrive aujourd'hui.
(6c) Mardi, j'étais heureux parce que je savais que Pierre arriverait aujourd'hui.
L'énoncé (2) présente la cause finale d'un procès dont l'agent n'est pas conscient. C'est parce que l'agent n'est pas conscient que la subordonnée de but (L'écureuil ramasse des noisettes pour hiverner
bientôt) peut être remplacée par une causale à l'indicatif, mais c'est parce qu'il s'agit d'une cause finale que le procès de la subordonnée est postérieur à celui de la principale. Le fait que l'agent ne soit pas conscient du but pour lequel il agit selon une loi nécessaire implique que l'ordre d'enchaînement des événements est fixé avant même l'intervention de l'agent. Un cas de figure assez proche se rencontre en (3) : l'agent est certes conscient, mais sa décision d'aller chez Marie mardi est simultanée ou antérieure par rapport à celle de ne pas y aller aujourd'hui. On peut dire que dans ces trois types d'énoncés, la relation causale porte non pas directement sur les deux événements décrits par la subordonnée et la principale, mais sur la fixation de la vérité des propositions, la vérité de la proposition exprimée par la causale étant fixée antérieurement à l'événement qu'elle décrit (qui se trouve donc présenté comme «pré-déterminé»), et simultanément ou antérieurement à celle de la proposition exprimée par la principale. Cette fixation préalable de la vérité de la proposition fait l'objet d'un savoir (ou d'une croyance) en (1), d'une régularité nomologique (une loi de la nature) en (2), et d'une décision de l'agent en (3).
SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE
52
Bx1 ≤ B1, où Bx1 et B1 correspondent respectivement aux changements initiaux des
procès exprimés par la subordonnée causale et par la principale.
Cette contrainte, associée au principe de dépendance contextuelle de l'intervalle de
référence, permet de rendre compte de l'inacceptabilité de certaines combinaisons
temporelles, qui seraient tout à fait possibles avec une relative :
134a) Les pommes de terre gelèrent parce qu'il fit très froid
134b) Les pommes de terre ont gelé parce qu'il a fait très froid
134c) Les pommes de terre gelaient parce qu'il faisait très froid
134d) Les pommes de terre gelèrent parce qu'il faisait très froid
134e) Les pommes de terre ont gelé parce qu'il faisait très froid
134f) ?* Les pommes de terre gelaient parce qu'il fit très froid
134g) ?* Les pommes de terre gelaient parce qu'il a fait très froid
134h) Les pommes de terre avaient gelé parce qu'il faisait très froid
134i) ?* Les pommes de terre avaient gelé parce qu'il fit très froid
134j) ?* Les pommes de terre avaient gelé parce qu'il a fait très froid.
Les exemples 134f) et 134g) ne sont pas acceptables parce que le principe de
dépendance contextuelle de l'intervalle de référence commande de faire coïncider
l'intervalle de référence de la principale avec celui de la subordonnée, qui est lui-même
lié par le procès auquel il correspond :
[I,II] CO [Ix,IIx], et [Ix,IIx] CO [Bx1,Bx2], où [Ix,IIx] et [Bx1,Bx2] désignent
respectivement l'intervalle de référence et l'intervalle du procès de la subordonnée.
Par ailleurs, l'aspect inaccompli marqué par l'imparfait conduit à dissocier l'intervalle de
référence ([I,II]) de l'intervalle du procès ([B1,B2]) dans la principale :
[B1,B2] RE [I,II].
Donc B1 < I = Ix = Bx1, ce qui contrevient à la contrainte sur la subordination causale :
Bx1 ≤ B1.
Enfin, dans l'exemple (4), la subordonnée exprime non la cause du procès lui-même, mais celle de l'énonciation (cf. L. Gosselin (1990)), la cause du dire fonctionnant comme justification de l'assertion. D'où la paraphrase :
(7) C'est parce qu'il ne subsiste aucune trace de doigts, que je puis affirmer que l'assassin avait
des gants.
De sorte que, même si elle est postérieure au procès exprimé par la principale, la cause du dire est au mieux simultanée à l'acte d'énonciation, mais ne saurait être future :
(8) * L'assassin avait des gants parce qu'il ne subsistera aucune trace de doigts.
Grammaire des marqueurs de temps et d'aspect
53
L'énoncé 134h) n'est acceptable que dans une seule des interprétations de la structure,
celle qui fait correspondre [Ix,IIx] à [I,II] et non à [I',II'] :
134h) Les pommes de terre avaient gelé parce qu'il faisait très froid.
[I,II] [I',II'][B1,B2]
COANT
[I,II][B1,B2]
CO
RE
En revanche, dans les énoncés 134i) et 134j), [I',II'] doit nécessairement être lié par
[Ix,IIx], qui coïncide avec [Bx1,Bx2] (à cause de l'aspect aoristique), de sorte que l'on
obtient la structure :
B1 = I < II = B2 < I' = Ix = Bx1 < II' = IIx = Bx2
134i) ?* Les pommes de terre avaient gelé parce qu'il fit très froid
[I,II] [I',II'][B1,B2]
COANT
[I,II][B1,B2]
CO
CO
qui contredit la contrainte sur la subordination causale.
SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE
54
Tableau 3 : propositions en relation de concordance
Sub.� PQP PS PC IMP PR FUT FA COND
Princ. � aorist. acc. aorist. aorist. acc. inacc. inacc. aorist. acc. aorist.
PQP aorist. !
T'1(T1)
! T'2(T1) ! *
! T'1(T1)
! T'2(T1)
! T'2(T1)
! T'2(T1) T'3(T1) T'3(T1) T'3(T1)
acc. !
T'1(T1)
T'2(T1) ! * !
T'1(T1) !
T'2(T1) T'2(T1) !
T'2(T1) T'3(T1) T'3(T1) T'3(T1)
PS aorist. T'1(T1)
T'2(T1) ! * !
T'1(T1) !
T'2(T1) T'2(T1) !
T'2(T1) T'3(T1) T'3(T1) T'3(T1)
PC aorist. T'1(T1)
T'2(T1) ! * !
T'1(T1) !
T'2(T1) T'2(T1) !
T'2(T1) T'3(T1) T'3(T1) T'3(T1)
acc. T'1(T2)
T'1(T2) T'1(T2) T'1(T2) T'2(T2) T'1(T2) T'2(T2) T'3(T2) T'3(T2)
IMP inacc. !
T'1(T1)
T'2(T1) ! * ! * !
T'2(T1) T'2(T1) !
T'2(T1) T'3(T1) T'3(T1) T'3(T1)
PR inacc. T'1(T2)
T'1(T2) T'1(T2) T'1(T2) T'2(T2) T'1(T2) T'2(T2) T'3(T2) T'3(T2)
FUT aorist. T'1(T3)
T'1(T3) T'1(T3) T'1(T3) !
T'2(T3) T'1(T3) !
T'2(T3) !
T'3(T3) T'2(T3)
FA acc. T'1(T3)
T'1(T3) T'1(T3) T'1(T3) !
T'2(T3) T'1(T3) !
T'2(T3) !
T'3(T3) T'2(T3)
Commentaires sur le tableau 3
Les valeurs du tableau 3 sont déduites des mêmes principes que celles du
tableau 2, auxquels viennent cependant s'ajouter deux principes supplémentaires, qui
découlent du fait que les structures concernées correspondent à un enchâssement de
situations perceptives (cf. ch. 3, §3), et qui modifient souvent les résultats du calcul :
Grammaire des marqueurs de temps et d'aspect
55
1) La contrainte aspectuelle sur la simultanéité (qui exclut qu'un procès simultané au
moment où il est observé puisse être perçu de façon aoristique) conduit
a) à des inacceptabilités : un prédicat au passé simple, dans la subordonnée, n'est pas
compatible avec un prédicat conjugué à un temps du passé dans la principale (sauf, on
l'a vu au ch. 3, §3, en présence de circonstanciels de localisation temporelle) :
135) * Il crut qu'il fut malade
croyait
avait cru
b) à des effets dérivés : un prédicat au passé composé aoristique dans la subordonnée
exprime non la simultanéité mais l'antériorité lorsque le prédicat de la principale est à
un temps du passé :
136) Luc apprit que Jean a vécu en Angleterre pendant dix ans;
de même, un prédicat au futur aoristique dans la subordonnée marque la postériorité
plutôt que la simultanéité si le verbe de la principale est lui même au futur :
137) Il dira qu'il sera malade pendant deux jours.
De cette interprétation temporelle du futur résulte, qu'en compensation – mais aussi en
raison du second principe qui va être exposé dans les lignes qui suivent –, le présent
inaccompli et le passé composé accompli servent à exprimer la simultanéité au futur (cf.
ch. 3, §3) :
138) Il dira qu'il est malade
139) Il dira qu'il a terminé depuis deux heures.
2) L'intervalle de référence de la principale, qui correspond à la position à partir de
laquelle le procès décrit par la subordonnée est perçu/montré, se voit pourvu d'une
saillance très importante, largement prépondérante par rapport à celui de la
subordonnée. Deux types de phénomènes en résultent :
a) toutes les ambiguïtés virtuelles qui figurent dans le tableau 2, et qui sont liées à la
pluralité des choix possibles d'un antécédent pour un intervalle de référence non saturé
par le procès qu'il concerne, sont levées par la concordance : un intervalle de référence
non saturé dans la subordonnée est nécessairement lié par l'intervalle de référence (le
plus saillant) de la principale, même si ce dernier n'est pas lui-même saturé :
SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE
56
140) Pierre avait dit que Luc était gravement malade
[I,II] [I',II'][B1,B2]
COANT
[I,II][B1,B2]
RE
CO
141) Pierre avait dit que Luc avait été gravement malade
[I,II] [I',II'][B1,B2]
COANT
[I,II] [I',II'][B1,B2]
COANT
CO
b) lorsque la subordonnée est au présent et que la principale est à un temps du passé,
l'intervalle de référence de la subordonnée ([Ix,IIx]) n'est que partiellement lié par
l'intervalle de l'énonciation ([01,02], il se rattache aussi (partiellement) à l'intervalle de
référence de la principale ([I,II]) :
Ix = I, IIx = 02
si bien que le procès qui lui correspond ([Bx1,Bx2]) est simultané à la fois au procès de
la principale et au moment de l'énonciation :
142) Luc avait appris que Pierre est malade
fig.4
Sub
.
Princ
.
01/02B1/B2I/II
I' II'
IxIIxBx2Bx1
Ces contraintes valent aussi pour les interrogatives indirectes :
143a) Luc se demandait ce que Marie avait fait (T'1(T1))
143b) Luc se demandait ce que Marie faisait (T'2(T1))
143c) Luc se demandait ce que Marie ferait (T'3(T1))
143d) * Luc se demandait ce que fit Marie
144a) Luc se demande ce que Marie a fait (T'1(T2))
144b) Luc se demande ce que Marie fait (T'2(T2))
144c) Luc se demande ce que Marie fera (T'3(T2))
Grammaire des marqueurs de temps et d'aspect
57
145a) Luc se demandera ce que Marie a fait (T'1(T3))
145b) Luc se demandera ce que Marie fait (T'2(T3))
145c) Luc se demandera ce que Marie fera (T'3(T3)),
pour les relatives enchâssées dans une complétive :
146a) Luc savait que l'assassin tuerait le premier homme qu'il rencontrerait (T'3(T1))
146b) Luc croira que l'homme qui mange devant lui est un assassin (T'2(T3)),
et pour les relatives déictiques, moyennant une contrainte supplémentaire, qui impose la
simultanéité entre les deux procès (puisqu'il s'agit d'un compte-rendu de perception) :
147a) Pierre le vit qui mangeait
147b) * Pierre le vit qui mangerait (la simultanéité n'est pas respectée)
147b) * Pierre le vit qui mangea (la contrainte aspectuelle sur la simultanéité n'est pas
satisfaite)
148a) Tu l'entendras qui joue de la flûte (T'2 (T3))
148b) ?* Tu l'entendras qui jouera de la flûte.
5 Les circonstants aspectuo-temporels
5.1 Circonstanciels de temps et adverbes d'aspect
La notion de circonstant, définie de façon essentiellement négative (comme subsumant
tout complément qui ne désigne pas un actant41) recouvre une réalité hétérogène. Dans
le domaine aspectuo-temporel, on opposera les circonstanciels de temps qui
construisent un intervalle circonstanciel ([ct1,ct2]) sur l'axe temporel, aux adverbes
d'aspect, qui modifient les relations entre les intervalles construits à partir des autres
marqueurs de l'énoncé (en particulier entre l'intervalle de référence et celui du procès).
Parmi les circonstanciels temporels, on distingue à nouveau :
a) les circonstanciels de durée, qui définissent la taille de l'intervalle circonstanciel sans
le localiser autrement que par rapport au procès et/ou à l'intervalle de référence;
b) les circonstanciels de localisation, qui situent l'intervalle circonstanciel de façon plus
ou moins précise et plus ou moins déterminée (cf. ch. 4, §6) par rapport au calendrier
41 Cf. L Gosselin (1986) et (1990).
SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE
58
(localisation absolue), à l'intervalle de l'énonciation (localisation déictique), ou à un
autre procès (localisation relative); ce dernier type de localisation est caractéristique des
subordonnées circonstancielles, dans lesquelles l'intervalle circonstanciel est situé par
rapport au procès exprimé par la subordonnée.
L'intervalle circonstanciel entretient une relation précise avec l'un au moins des
intervalles associés à la proposition à laquelle il appartient. Cette relation
circonstancielle, notée RC, peut porter soit sur l'intervalle du procès ([B1,B2]), soit sur
l'intervalle de référence ([I,II])42, et elle peut prendre différentes valeurs, exprimables au
moyen des relations formelles définies au ch. 1 (coïncidence, recouvrement, antériorité,
etc., cf. ch. 1, §2.1.3). Nous verrons que dans les subordonnées temporelles, l'intervalle
circonstanciel, associé à la subordonnée tout entière, entretient aussi une relation avec
l'intervalle de référence ou avec celui du procès de la subordonnée elle-même.
Les adverbes d'aspect se laissent diviser en adverbes itératifs, qui se
répartissent à leur tour en adverbes de fréquence et de répétition, et en adverbes
présuppositionnels (déjà, encore). On examine très rapidement le fonctionnement de
ces adverbes, avant de consacrer les sections qui suivent aux circonstanciels temporels.
Les adverbes itératifs déclenchent, comme leur nom l'indique, l'itération du procès,
celle-ci s'accompagne de l'itération de l'intervalle de référence associé et de la
constitution d'une série itérative bornée de façon intrinsèque (si le nombre d'occurrences
du procès est déterminé; cf. ch. 2, §4) ou extrinsèque (si le nombre d'occurrences du
procès reste indéterminé). Les adverbes et locutions adverbiales de répétition (trois fois,
à cinq reprises) indiquent le nombre d'occurrences du procès, et déclenchent la
constitution d'une série intrinsèquement bornée ([Bsi1,Bsi2]43) :
149a) En dix ans, il a gagné la coupe quatre fois
149b) ?* Pendant dix ans, il a gagné la coupe quatre fois.
Les adverbes de fréquence marquent une évaluation le plus souvent subjective et
relative à une norme du nombre d'occurrences de procès . Ils se distribuent sur un
continuum :
42 On admet généralement, sans discussion, que la période désignée par le circonstanciel porte exclusivement sur le moment de référence (avec lequel elle est même souvent confondue). N. Hornstein (1990), p. 24 sq. est l'un des rares auteurs (avec W. Klein (1994)) à envisager les deux possibilités.
43 Cf. ch. 2, §4.
Grammaire des marqueurs de temps et d'aspect
59
toujours
presque toujours
généralement/habituellement
très souvent
souvent
parfois
rarement
très rarement
exceptionnellement
presque jamais
jamais
fig.5
et servent à construire une série de procès bornée de façon extrinsèque :
150a) ?* En dix ans, il a souvent gagné la coupe
150b) Pendant dix ans, il a souvent gagné la coupe.
Il est remarquable que une fois et jamais fonctionnent comme des adverbes itératifs,
bien qu'ils n'expriment pas, à proprement parler, l'itération du procès. Une fois a un
fonctionnement linguistique de marqueur d'itération intrinsèquement bornée, comme en
témoigne le contraste :
151a) ?* Marie a chanté en trois heures44
151b) Marie (n') a chanté (qu') une fois en trois heures
151c) Marie a chanté trois fois en trois heures.
Si le circonstanciel [en + durée] est compatible, en 151b), avec l'activité exprimée par le
prédicat chanter, il faut supposer que c'est parce que celle-ci est, comme dans l'exemple
151c), prise dans une série itérative intrinsèquement bornée (marquée [+ Bsi]) et, dans
ce cas, limitée à une seule occurrence de procès. De même, pour expliquer que le
44 La seule interprétation possible occasionnerait un glissement du procès vers le changement initial (ponctuel), et serait paraphrasable par «Marie a mis trois heures avant de chanter».
SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE
60
prédicat manger un chocolat, qui désigne un accomplissement, devienne compatible,
dans l'exemple 152b), avec le circonstanciel [pendant + durée] :
152a) * Pendant dix ans, Jean a mangé un chocolat
152b) Pendant dix ans, Jean n'a jamais mangé un chocolat
il faut admettre que le procès se trouve pris dans une série itérative bornée de façon
extrinsèque. Mais comme cette itération est d'une certaine façon déterminée, puisqu'elle
correspond à zéro occurrence du procès, elle est aussi parfaitement compatible avec [en
+ durée], ce qui n'est naturellement pas le cas avec les autres adverbes de la figure 5 :
153a) En dix ans, Jean n'a jamais mangé un chocolat
153b) * En dix ans, Jean a rarement/parfois/souvent/toujours mangé un/des chocolat(s).
Le fait que l'opposition entre itération déterminée (intrinsèquement bornée)
et itération indéterminée (bornée de façon extrinsèque) n'est pas directement déductible
des situations temporelles dénotées, mais résulte aussi du type de marqueur itératif
employé se trouve encore confirmé par l'opposition entre quelquefois et plusieurs fois.
Quoique ces deux expressions renvoient à des situations temporelles similaires,
quelquefois marque un bornage extrinsèque, tandis que plusieurs fois indique que le
bornage de la série est intrinsèque (le nombre d'occurrences du procès n'est pas précisé,
mais est donné comme pouvant l'être) :
154a) ? Pendant dix ans, Pierre a quelquefois rencontré Marie
154b) * En dix ans, Pierre a quelquefois rencontré Marie
155a) * Pendant dix ans, Pierre a plusieurs fois rencontré Marie
155b) ? En dix ans, Pierre a plusieurs fois rencontré Marie.
Dire qu'une itération est déterminée, c'est dire qu'on est (ou qu'on pourrait
être) en mesure de compter le nombre d'occurrences du procès réitéré. Pour que cela soit
possible, il est nécessaire que l'intervalle de référence soit au moins égal à celui du
procès, sans quoi l'on n'aurait pas accès à l'ensemble des réitérations; ce qui revient à
dire que l'itération déterminée (la répétition) implique que l'aspect soit aoristique. Aussi
un énoncé comme
156a) Pierre se promenait trois fois
sera-t-il nécessairement interprété en contexte comme exprimant une itération
(indéterminée) d'itérations (déterminées), puisque seule la construction d'une série
itérative permet de résoudre le conflit entre l'exigence, due au caractère déterminé de
Grammaire des marqueurs de temps et d'aspect
61
l'itération, selon laquelle l'aspect doit être aoristique, et le fait que l'imparfait présente le
procès sous un aspect inaccompli. En revanche, l'itération indéterminée est parfaitement
compatible avec l'aspect inaccompli. Ainsi, l'énoncé
156b) En 1991, Luc se promenait souvent
est interprété comme désignant une simple série itérative, et non une itération de séries
itératives (à la différence de 156a)).
Les adverbes présuppositionnels déjà et encore donnent des informations
sur ce qui n'est pas directement montré du déroulement du procès (cf. ch. 3, §5). Encore
indique que le procès avait déjà lieu avant la vue qui en est donnée (présupposition) et
qu'il va vraisemblablement cesser ensuite (implication45); déjà marque qu'il y a eu au
moins un moment où le procès n'avait pas lieu, avant le début de la vue
(présupposition), et qu'il va vraisemblablement avoir encore lieu après la vue
(implication). On peut représenter ce fonctionnement, de façon très schématique, par les
structures :
fig.6a
I IIencore PP non P
fig.6b
I IIdéjà P Pnon P
On en trouve confirmation dans les inacceptabilités suivantes :46
157a) * Luc est encore malade, mais il a toujours été en bonne santé
157b) * Luc est encore vieux47 (il est impossible que le procès prenne fin)
45 Rappelons que cette asymétrie entre ce qui est déjà passé dans la fenêtre et ce qui est normalement attendu est directement liée à la structure de la dynamique temporelle et au dispositif de simulation de perception du défilement du temps, cf. ch. 3, §5.
46 Pour une analyse comparable et des exemples du même type, cf. R. Martin (1983), pp. 40-42, et aussi Cl. Muller (1975).
47 Exemple de Cl. Muller (1975), p. 26.
SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE
62
158a) * Luc est déjà jeune (le procès n'a pas d'autre commencement que celui de la
naissance de l'individu concerné)
158b) * Beethoven a déjà écrit neuf symphonies (il ne peut en écrire d'autres).
Or on sait que ces adverbes peuvent prendre, dans le domaine aspectuel, deux valeurs
bien distinctes, que l'on a pu qualifier d'itérative et de durative, et qui sont identifiables
au moyen de paraphrases; ainsi, encore duratif équivaut à [continuer de Vinf] ou à [être
toujours Adj], itératif, il est substituable par à nouveau, une fois de plus. Pour
complexes qu'aient pu apparaître les règles qui président au choix de l'une de ces deux
valeurs en contexte, ou d'une ambiguïté entre les deux, elles se laissent aisément déduire
des principes déjà formulés sur la saillance des bornes des procès. En énonçant «encore
P», je vois directement P et j'entrevois, en-deçà de la frontière initiale de la fenêtre (I),
que P a déjà été le cas. De même, avec «déjà P», je vois P et j'entrevois au moins la
possibilité que P soit encore le cas au-delà de la borne finale de la fenêtre (II). Si les
bornes du procès ([B1,B2]) ont un faible degré de saillance, je ne les vois pas, et je peux
supposer soit qu'elles viennent prendre place entre la fenêtre et l'en-deçà ou l'au-delà de
ses bornes (impliquant ainsi un aspect itératif sur les procès, quoique duratif sur la série
itérative), soit qu'il n'en est rien et que le procès se prolonge de façon continue (aspect
strictement duratif). Si, en revanche, les bornes du procès sont marquées comme
coïncidant avec celles de la fenêtre (aspect aoristique) ou si elles ont une saillance
suffisante (si le procès est intrinsèquement borné), elles deviennent perceptibles et je
suis contraint d'admettre qu'il y a itération du procès. Il en résulte que l'effet de sens
itératif s'impose quand l'aspect est aoristique et/ou quand le procès est intrinsèquement
borné; tandis qu'un procès borné de façon extrinsèque et présenté sous un aspect
inaccompli autorise les deux interprétations :
159a) Il dormait encore (itératif ou duratif)
159b) Il a encore dormi (itératif à cause de l'aspect aoristique)
159c) Il mange encore du pain (itératif ou duratif)
159d) Il mange encore une pomme (itératif à cause de la valeur d'accomplissement du
procès)
160a) Il dort déjà (itératif : on s'attend à ce qu'il dorme à nouveau; ou duratif : on
s'attend à ce qu'il continue de dormir)
160b) Il a déjà dormi (itératif)
160c) Il mange déjà du pain (itératif ou duratif)
160d) Il mange déjà une pomme (itératif).
Grammaire des marqueurs de temps et d'aspect
63
Les seules difficultés d'interprétation proviennent de la fragilité de l'opposition entre
activité et accomplissement (ch.2, §3) et du fait que d'autres marqueurs de l'énoncé ou
que des considérations d'ordre référentiel viennent bloquer l'itération :
161a) ?? Il a encore mangé cette pomme (comme la progression est irréversible, le procès
est non réitérable sur le même objet; le conflit ne peut se trouver résolu qu'à la
condition de considérer que le SN objet renvoie à un type d'objet plutôt qu'à un
objet singulier)
161b) ? Il a encore vendu cette voiture (on comprend que la même voiture a été vendue
plusieurs fois par la même personne ou qu'il s'agit de voitures différentes, mais
du même type).
5.2 La portée de la relation circonstancielle
La relation circonstancielle (RC) lie l'intervalle circonstanciel [ct1,ct2] à un autre
intervalle de la structure aspectuo-temporelle de l'énoncé. Sa portée (i.e. le choix de
l'intervalle affecté par le circonstanciel) est déterminée par la construction syntaxique du
complément circonstanciel selon une loi générale que l'on peut ainsi formuler :
Principe sur la portée du circonstanciel : l'intervalle circonstanciel marqué par les
circonstanciels de localisation temporelle porte sur l'intervalle du procès ([ct1,ct2] RC
[B1,B2]) lorsque le circonstanciel est intégré au syntagme verbal, et sur l'intervalle de
référence ([ct1,ct2] RC [I,II]) quand il est détaché.
A ce principe vient s'ajouter la contrainte selon laquelle, lorsque l'intervalle du procès
est affecté par un circonstanciel, il doit être accessible à partir de l'intervalle de
référence :
[ct1,ct2] RC [B1,B2] � [I,II] ACCESS [B1,B2].
Cette contrainte est cognitivement vraisemblable : on ne peut localiser (ou évaluer la
durée) d'un procès que si l'on en perçoit les bornes.
Rappelons brièvement les principales caractéristiques de ces deux types de
constructions du circonstanciel. Le détachement, avant d'être considéré comme un mode
de construction syntaxique ou syntactico-sémantique, désigne d'abord un type de
schéma prosodique, qui relève donc de l'étude des phénomènes supra-segmentaux dans
SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE
64
la phrase et qui s'oppose aux courbes intonatives liées48. A l'écrit, le détachement peut –
mais ce n'est pas nécessaire – être indiqué par une marque de ponctuation (virgule,
tirets, parenthèses ...). Au plan de la syntaxe de surface, les éléments détachés se
caractérisent par leur apparente «mobilité» dans la phrase et par le fait que leur nombre
n'est pas contraint. Du point de vue sémantique, l'opposition construction
intégrée/détachée se laisse décrire en termes de portée de la négation ou de certains
adverbes d'aspect. Les marques de détachement (courbe intonative, antéposition, et/ou
ponctuation) induisent nécessairement que le circonstanciel est hors de portée de la
négation (ou de l'adverbe); c'est parce que la ponctuation comme marque de
détachement n'est pas nécessaire que certaines phrases peuvent donner lieu, à l'écrit, à
des ambiguïtés. De sorte que l'énoncé
162a) Marie n'a pas parlé pendant que son frère lisait le journal
peut recevoir les paraphrases suivantes (qui correspondent respectivement aux lectures
intégrée et détachée) :
162b) Ce n'est pas pendant que son frère lisait le journal que Marie a parlé (mais avant ou après)
162c) Pendant que son frère lisait le journal, Marie n'a pas parlé.
De même, l'énoncé
163a) Marie parlait souvent pendant que son frère lisait le journal
se laisse-t-il paraphraser par
163b) C'est souvent pendant que son frère lisait le journal que Marie parlait
163c) Pendant que son frère lisait le journal, Marie parlait souvent.
La présence d'une virgule dans 162d) et 163d) conduit à exclure les interprétations
intégrées 162b) et 163b) :
162d) Marie n'a pas parlé, pendant que son frère lisait le journal
163d) Marie parlait souvent, pendant que son frère lisait le journal.
Au plan pragmatique, enfin, on reconnaît deux actes illocutoires distincts dans les
énoncés qui comportent une subordonnée détachée49, pour rendre compte du fait que
48 Cf. N. Dupont (1985).
49 Cf. J. Cl. Milner (1973) et C. Rubattel (1985).
Grammaire des marqueurs de temps et d'aspect
65
seules ces subordonnées supportent l'insertion d'une parenthétique, d'un marqueur de
concession ou d'un adverbe d'évaluation subjective. C'est ainsi que dans les exemples
suivants, la subordonnée temporelle est nécessairement interprétée comme hors du
champ de la négation, quoique aucune marque de ponctuation n'en signale explicitement
le caractère détaché :
164a) Il ne mangeait pas quand il avait – prétendait-il – envie de fumer
164b) Il n'a pas été déçu après avoir pourtant perdu la course
164c) Il n'a pas été déçu après avoir, malheureusement, perdu la course.
Le principe sur la portée du circonstanciel rend compte des phénomènes
suivants :
a) Lorsque le procès est présenté sous un aspect aoristique ([B1,B2] CO [I,II]), aucune
différence de nature temporelle n'apparaît entre les constructions intégrée et détachée du
circonstanciel :
165a) Samedi, Pierre a été à la pêche
165b) Pierre a été à la pêche samedi (on admet, pour la commodité de l'exposé, que les
circonstanciels placés en fin de proposition, sans ponctuation, doivent être
interprétés comme intégrés au SV)
ct1 < B1 = I < II = B2 < ct2.
b) A l'aspect inaccompli, qui dissocie [B1,B2] de [I,II], l'effet produit par les deux
constructions est nettement différent :
166a) A huit heures, Pierre dormait
166b) Pierre dormait à huit heures.
Dans 166a), le circonstanciel (ponctuel) localise l'intervalle de référence (avec lequel il
coïncide) sans que la situation des bornes du procès (non ponctuel) soit précisée :
B1 < ct1 = I ∝ II = ct2 < B2.
L'énoncé 166b) implique l'itération ainsi qu'une contraction du procès sur sa phase
initiale, parce que le circonstanciel ponctuel porte sur le procès intrinsèquement non
ponctuel (ce qui entraîne la contraction, comme résolution de conflit) et que l'aspect
inaccompli, marqué par l'imparfait, empêche que l'on puisse accéder, à partir de
l'intervalle de référence, aux bornes du procès (conflit régulièrement résolu par
l'itération : chacune des occurrences de procès est vue de façon aoristique, mais la série
itérative est perçue comme inaccomplie). L'intervalle de référence doit alors chercher
son antécédent dans une autre phrase du contexte.
SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE
66
On comprend donc pourquoi un circonstanciel de date complète ou un déictique, qui
fixe un moment précis du temps et interdit donc toute itération (sauf, bien entendu, si
elle est interne à la période considérée) ne paraît compatible avec l'aspect inaccompli
que s'il est détaché :
167a) Le 18 février dernier, il était malade
167b) ?* Il n'était pas malade le 18 février dernier, mais le lendemain50.
c) Avec l'aspect accompli, le circonstanciel est nécessairement interprété comme
détaché, et comme portant sur l'intervalle de référence ([I',II']) attaché à l'état résultant :
168a) Ce soir, Luc aura terminé son travail depuis longtemps
168b) * Luc n'aura pas terminé depuis longtemps son travail ce soir, mais seulement demain soir.
S'il était intégré (comme dans 168b), il devrait porter soit sur [B1,B2] (le procès lui-
même), soit sur [B'1,B'2] (l'état résultant), or ni l'une ni l'autre de ces deux relations
n'est acceptable :
– il ne peut porter sur [B1,B2], car c'est l'état résultant qui a une saillance prépondérante
(marquée par [depuis + durée]); cf. §3.5.;
– il ne peut non plus porter sur [B'1,B'2], car l'état résultant est présenté sous l'aspect
inaccompli ([B'1,B'2] RE [I',II']; cf. §3.8.).
Il suit qu'un énoncé du type :
169a) Le lundi 7 janvier, Pierre avait prévenu ses parents
est virtuellement ambigu, dans la mesure où le circonstanciel peut localiser [I,II] et
donner lieu à une interprétation aoristique, ou [I',II'] et imposer l'aspect accompli, selon
les structures respectives :
fig.7a
ct1 B1/B2
I/II
B'1
ct2 I' II'B'2 01/02
50 Ce type d'énoncé ne devient acceptable que si l'on interprète la négation comme étant de nature «métalinguistique» (i.e. comme réfutant les paroles effectives d'un interlocuteur qui aurait affirmé qu'«Il était malade le 18 février dernier»; cf. O. Ducrot (1984), p. 217).
Grammaire des marqueurs de temps et d'aspect
67
fig.7b
ct1B1/B2
I/II
B'1
ct2I' II'B'2 01/02
En revanche, lorsque le circonstanciel est intégré (construction qui exclut l'aspect
accompli), seule l'interprétation aoristique est envisageable :
169b) Pierre avait prévenu ses parents le lundi 7 janvier.
Le principe sur la portée des circonstanciels vaut également pour les
subordonnées circonstancielles temporelles : aucune différence entre les deux types de
construction (intégrée ou détachée) n'apparaît quand le procès exprimé par la principale
est présenté sous l'aspect aoristique, tandis que l'aspect inaccompli impose l'itération
lorsque la subordonnée est intégrée (encore faut-il qu'elle tolère elle-même l'itération),
et que l'accompli exclut la construction intégrée. Exemples :
170a) Quand tu es rentré, Pierre a souri
170b) Pierre a souri quand tu es rentré
171a) Quand tu es rentré, il pleuvait
171b) ?* Il ne pleuvait pas seulement quand tu es rentré (l'itération imposée par la
construction intégrée est exclue par la passé composé dans la subordonnée)
171c) Pierre riait quand Marie lui parlait de son enfance (itération)
172a) * Depuis huit jours, Pierre n'avait pas prévenu ses parents quand je l'avais contacté, mais
seulement quelques heures plus tard (l'aspect accompli, marqué par [depuis + durée]
est incompatible avec la construction intégrée)
172b) Quand je l'avais contacté, Pierre avait prévenu ses parents.
Dans ce dernier exemple, l'aspect de la principale peut être interprété comme accompli
ou aoristique; d'où les paraphrases respectives :
172c) Quand je l'avais contacté, Pierre avait (déjà) prévenu ses parents (cf. fig.7b)
172d) Pierre avait prévenu ses parents dès que je l'avais contacté (cf. fig.7a).
En revanche, quand la subordonnée est intégrée au SV, le procès de la principale,
présenté au plus-que-parfait, est nécessairement perçu de façon aoristique :
172e) Pierre avait prévenu ses parents quand je l'avais contacté.
SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE
68
Quoiqu'obéissant au même principe, les circonstanciels de durée
[en/pendant + durée] sont soumis à une contrainte supplémentaire : ils portent
nécessairement sur le procès, dont ils évaluent la durée ([ct1,ct2] RC [B1,B2]). Il en
résulte qu'à l'aspect inaccompli, ils imposent l'itération, comme mode de résolution de
conflit, quelle que soit leur construction :
173a) Il nageait pendant deux heures
173b) Pendant deux heures, il nageait
173c) Il avalait son repas en cinq minutes
173d) En cinq minutes, il avalait son repas
et qu'ils sont toujours incompatibles avec l'aspect accompli :
174a) * En/pendant deux heures, il avait terminé son travail depuis longtemps
174b) * Il avait terminé son travail depuis longtemps en/pendant deux heures.
5.3 La nature de la relation circonstancielle
La nature de la relation circonstancielle est définie par la relation entre les bornes de
l'intervalle circonstanciel et celles de l'intervalle sur lequel il porte (cf. ch. 1, §2.1.3).
Elle est indiquée non par la construction syntaxique du circonstanciel, mais par les
marqueurs qui le constituent. Rappelons, en les commentant, les huit types de relations
circonstancielles qu'il convient de distinguer :
1) Accessibilité : [ct1,ct2] ACCESS ([I,II] et/ou [B1,B2])
exemples : Lundi, cette année là, pendant les vacances, pendant que P, etc.
Cette relation d'accessibilité peut prendre la valeur de recouvrement si le procès est
ponctuel alors que l'intervalle circonstanciel ne l'est pas, ou si l'intervalle du procès ne
peut, pour des raisons pragmatico-référentielles évidentes, occuper la totalité de
l'intervalle circonstanciel:
175) Samedi dernier, Pierre a capturé un papillon
[ct1,ct2] RE [I,II]
Elle peut aussi prendre la valeur de coïncidence lorsque l'intervalle de référence doit
être lié par le circonstanciel (en vertu du principe de dépendance contextuelle de
l'intervalle de référence) :
Grammaire des marqueurs de temps et d'aspect
69
176) Samedi dernier, Pierre était malade
[ct1,ct2] CO [I,II]
mais ces spécifications de la relation d'accessibilité ne sont pas codées par le
circonstanciel lui-même, elles résultent de l'interaction globale des marqueurs de
l'énoncé.
2) Recouvrement : [ct1,ct2] RE ([I,II] et/ou [B1,B2])
exemples : au cours de la matinée, dans le courant de la semaine, courant décembre,
dans la soirée, tandis que P, alors que P, etc.
A la différence de ce qui se passe avec les marqueurs d'accessibilité circonstancielle, un
procès aoristique ne peut occuper la totalité de l'intervalle circonstanciel, comme
l'indiquent les contrastes :
177a) Pendant les vacances, Luc a toujours été très gentil avec sa soeur
177b) ?* Au cours des vacances, Luc a toujours été gentil avec sa soeur
178a) Pendant que Pierre était dans la marine, Marie s'est toujours intéressée aux bateaux
178b) ?* Tandis que Pierre était dans la marine, Marie s'est toujours intéressée aux bateaux51.
Ces marqueurs paraissent parfois difficilement compatibles avec l'aspect inaccompli :
179a) ?* Au cours des vacances, Luc était malade
car l'intervalle de référence non saturé par celui du procès devrait l'être par l'intervalle
circonstanciel, avec lequel il ne peut cependant coïncider. Il lui faut alors trouver un
autre antécédent. Ce qui n'est pas envisageable avec l'énoncé 179a), pris hors contexte,
le devient dans les exemples 179b) et 179c) où l'intervalle de référence se trouve lié
respectivement par un autre circonstanciel et par l'intervalle de référence de la
subordonnée :
179b) Au cours des vacances, le jour où Marie est rentrée, Luc était malade
179c) Tandis que Marie lisait, Pierre écoutait de la musique.
3) Coïncidence :[ct1,ct2] CO ([I,II] et/ou [B1,B2])
exemples : pendant deux heures, en dix minutes, de 8 heures à midi, tant que P, etc.
51 Pour être acceptable, ce type d'énoncé implique que tandis que prenne une valeur adversative et non temporelle, ce qui est ici difficilement envisageable.
SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE
70
La différence de fonctionnement entre pendant que et tant que est illustrée par le
contraste suivant :
180a) Pendant qu'ils étaient aux sports d'hiver, Marie a fait la rencontre de Paul
180b) *Tant qu'ils étaient aux sports d'hiver, Marie a fait la rencontre de Paul.
L'agrammaticalité de 180b) résulte du fait que les deux procès ne peuvent avoir des
tailles comparables (le procès exprimé par la subordonnée est non ponctuel, celui de la
principale est ponctuel) alors que tant que implique que le procès exprimé par la
principale dure au moins aussi longtemps que celui de la subordonnée (cf. §5.4). La
seule solution dans ce cas est de construire une itération indéterminée du procès
exprimé par la principale (ce qui n'était pas possible avec l'exemple 180b) l'est avec
180c)) :
180c) Tant qu'ils étaient aux sports d'hiver, Marie a fait sa gymnastique.
4) Coïncidence partielle :
à gauche : ct1 = (I et/ou B1)
exemples : dès le début de la matinée, dès que P, sitôt que P, aussitôt que P, à
partir du moment où P, etc.
à droite : ct2 =(II et/ou B2)
exemples : Jusqu'à midi, jusqu'à ce que P, jusqu'au moment où P, etc.
Ces marqueurs indiquent que seule l'une des bornes de l'intervalle circonstanciel est
prise en compte. Cette borne peut être elle-même repérée par rapport au début ou à la
fin d'un procès exprimé dans la subordonnée, ou au procès tout entier s'il est ponctuel :
181a) Luc pleura dès qu'il apprit la nouvelle (point de repère de ct1 : procès ponctuel)
181b) Luc se sentit mieux dès qu'il mangea (point de repère de ct1 : début du procès)
181c) Luc se sentit mieux dès qu'il eut mangé (point de repère de ct1 : fin du procès)
182a) Il marchera jusqu'à ce qu'il rencontre quelqu'un (point de repère de ct1 : procès
ponctuel)
182b) Il s'acharnera jusqu'à ce qu'il soit malade (point de repère de ct2 : début du procès)
182c) Il s'acharnera jusqu'à ce qu'il ait tout lu (point de repère de ct1 : fin du procès).
Grammaire des marqueurs de temps et d'aspect
71
5) Accessibilité inverse : ([I,II] et/ou [B1,B2]) ACCESS [ct1,ct2]
exemples : toute la matinée, tout le temps que P, etc.
En énonçant
183a) Toute la matinée, Marie a lu
183b) Tout le temps que Pierre a dormi, Marie a lu
le locuteur indique que le procès exprimé par la proposition Marie a lu a duré au moins
toute la période correspondant à l'intervalle circonstanciel, mais qu'il a pu aussi excéder
cette période. D'où la possibilité d'énoncer
184a) Toute la soirée il a joué du piano; il avait d'ailleurs commencé en début d'après midi
sans que cela implique, comme en 184b) et 184c) l'itération du procès (à titre de mode
de résolution de conflit) :
184b) ? Pendant la soirée il a joué du piano; il avait d'ailleurs commencé en début d'après midi
184c) ? Au cours de la soirée il a joué du piano; il avait d'ailleurs commencé en début d'après midi.
6) Antériorité : [ct1,ct2] ANT ([I,II] et/ou [B1,B2])
exemples : après le repas, après que P.
La distance entre ct2 et la borne initiale de l'intervalle sur lequel porte le circonstanciel
peut être marquée comme infiniment petite (aussitôt après, juste après : ct2 ∝ I ou B1),
ou comme importante (bien après , longtemps après : ct2 ⊂ I ou B1); elle peut même
être mesurée (deux heures après ).
7) Postériorité : [ ct1,ct2] POST ([I,II] et/ou [B1,B2])
exemples : avant le repas, avant que P.
La distance entre ct1 et II ou B2 peut, là encore, être évaluée ou mesurée : juste avant,
bien avant, trois ans avant, etc.
5.4 La subordination temporelle
Comme on vient de le voir, les subordonnées temporelles sont régies par les mêmes
principes que les autres compléments circonstanciels temporels. Reste cependant à
préciser la nature et la portée de la relation entre l'intervale circonstanciel [ct1,ct2] et les
autres intervalles constitutifs de la structure aspectuo-temporelle de la proposition
SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE
72
subordonnée elle-même. On notera cette relation circonstancielle subordonnée :
RCs.
On distingue deux modes de subordination temporelle : la subordination
directe, marquée par une conjonction ou une locution conjonctive (quand, comme,
tandis que, pendant que, etc.), et la subordination indirecte, construite au moyen d'un
syntagme prépositionnel contenant un substantif désignant une période de temps, suivi
d'une relative servant à identifier ou à caractériser cette période (le jour où, un jour où,
l'année où, au moment où, après le jour où, etc.).
Avec la subordination indirecte, la relation circonstancielle subordonnée
prend la forme :
[ct1,ct2] ACCESS [I,II], où [I,II] désigne l'intervalle de référence de la subordonnée.
Le circonstanciel porte sur [I,II] et non sur [B1,B2], comme l'indique la possibilité
d'énoncer «un jour où il pleuvait», qui laisse indéterminée la situation des bornes du
procès lui-même (quand il a commencé et cessé de pleuvoir). Il arrive cependant que ce
phénomène soit masqué, même à l'aspect inaccompli, lorsque la relative sert à identifier
l'entité temporelle présentée au moyen d'une description définie qui en stipule l'unicité.
Ainsi, en énonçant «le jour où il pleuvait», le locuteur sous-entend, en effet, qu'il n'a pas
plu les autres jours, et donc que les bornes du procès correspondent approximativement
à celles de l'intervalle circonstanciel : B1 ∝ ct1 = I ⊂ II = ct2 ∝ B2.
Par ailleurs, la relation d'accessibilité prend la valeur de coïncidence (qui en
constitue une spécification) quand le circonstanciel est ponctuel (au moment où) ou
quand l'intervalle de référence doit être lié par l'intervalle circonstanciel (par exemple :
«un/le jour où il pleuvait»). En revanche, elle prend la valeur de recouvrement quand le
procès, présenté sous un aspect aoristique, ne peut occuper la totalité de la période
dénotée par le circonstanciel («le jour où Luc a capturé un papillon»).
Les relations entre le procès de la principale et celui de la subordonnée sont
directement déductibles à partir de ces principes. Exemple :
185) Le jour où Marie rencontra Luc, il pleuvait
Analyse de la principale :
pleuvoir : Be1 ⊂ Be2 (activité)
imparfait : [I,II] ANT [01,02] (temps passé)
[B1,B2] RE [I,II] (aspect inaccompli)
Grammaire des marqueurs de temps et d'aspect
73
le jour où ... : ct1 ⊂ ct2 (circonstanciel non ponctuel)
[ct1,ct2] RC [I,II] (portée de RC induite par la construction détachée)
[ct1,ct2] ACCESS [I,II] et/ou [B1,B2] (nature de RC).
Application du principe de dépendance contextuelle de l'intervalle de référence :
[ct1,ct2] CO [I,II] (l'intervalle de référence est lié par l'intervalle circonstanciel en vertu
de la relation de proximité n°2).
D'où la structure de la principale : B1 < ct1 = I < II = ct2 < B2, et II < 01.
Analyse de la subordonnée :
rencontrer : Bi1 ∝ Bi2 (achèvement)
passé simple : II ⊂ 01 (temps passé)
[B1,B2] CO [I,II] (aspect aoristique)
le jour où ... : ct1 ⊂ ct2 (circonstanciel non ponctuel)
[ct1,ct2] ACCESS [I,II] (nature et portée de RCs induites par la
subordination indirecte).
Comme ct1 ⊂ ct2 et que I = B1 ∝ B2 = II, alors RCs prend la valeur de recouvrement
(comme spécification de ACCESS) : [ct1,ct2] RE [I,II].
Structure de la subordonnée : ct1 < I = B1 ∝ B2 = II < ct2, et II ⊂ 01.
Soit la représentation associée à l'ensemble de l'énoncé :
fig.8
Sub.
Princ.
01/02
B1 I
ct1 B1/B2I/II
II
ct2
B2
Il résulte de l'application de ces principes que lorsque l'intervalle circonstanciel est non
ponctuel, que la relation circonstancielle indique l'accessibilité, et que les deux procès
sont présentés de façon aoristique, leur relation chronologique relative n'est pas
linguistiquement contrainte; on sait seulement qu'ils adviennent pendant une même
période :
SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE
74
186) Le jour où Pierre a rencontré Marie, Luc a quitté Jeanne52.
Avec la subordination directe, la situation dénotée par la subordonnée sert
non pas à identifier ou à caractériser la période correspondant à l'intervalle
circonstanciel, mais à la définir. Il suit que l'intervalle circonstanciel doit coïncider avec
celui du procès exprimé par la subordonnée :
[ct1,ct2] CO [B1,B2], où [B1,B2] correspond au procès de la subordonnée.
C'est la nature et la portée de la relation circonstancielle dans la principale qui, avec les
aspects associés aux temps verbaux, détermine les relations chronologiques entre
procès. Exemple :
187) Tandis que Marie regardait la télévision, Pierre lisait un livre.
Analyse de la principale :
lire un livre : B1 ⊂ B2
imparfait : [I,II] ANT [01,02] (passé)
[B1,B2] RE [I,II] (inaccompli)
tandis que ... : [ct1,ct2] RC [I,II] (portée de la RC marquée par la construction
détachée)
[ct1,ct2] RE [I,II] et/ou [B1,B2] (nature de RC, marquée par la locution
conjonctive).
Comme [ct1, ct2] RE [I,II], il est nécessaire que ct1 ⊂ ct2.
Analyse de la subordonnée :
regarder la télévision : B1 ⊂ B2
imparfait : [I,II] ANT [01,02] (passé)
[B1,B2] RE [I,II] (inaccompli)
tandis que ... : [ct1,ct2] CO [B1,B2] (subordination temporelle directe).
52 Cette indétermination de la relation chronologique est cependant généralement levée par l'établissement de relations entre procès (ex.: Le jour où il a appris la nouvelle, il s'est mis au travail). Elle se maintient dans l'énoncé (186) grâce au changement de thème, qui suspend la loi de succession.
Grammaire des marqueurs de temps et d'aspect
75
Application du principe de dépendance contextuelle de l'intervalle de référence :
l'intervalle de référence de la subordonnée et celui de la principale coïncident (se lient
entre eux), car l'intervalle circonstanciel ne peut servir d'antécédent.
D'où la structure globale :
fig.9
Sub.
Princ.
01/02
B1
ct1ct2
B2
B1 I II
I II
B2
Reste que les différentes conjonctions et locutions conjonctives peuvent
imposer des contraintes supplémentaires. On en évoque deux qui ont des effets, à
première vue, surprenants :
Pendant (que)53 exige 1) que le procès de la subordonnée corresponde à un situation (et
non à un changement) sur le schéma cognitif du changement, et 2) que cette situation
soit perçue dans son ensemble.
La première exigence est confirmée par les relations de compatibilité suivantes (cf. ch.
4, §6) :
188a) pendant la matinée la soirée la journée l'année
188b) pendant * le matin
* le soir
* le jour
* l'an.
Elle conduit la locution conjonctive à exclure les procès ponctuels (qui ne sont pas
analysables comme des situations) dans la subordonnée :
189) * Pendant qu'il a aperçu l'avion ...
ou a imposer des déformations du procès :
53 Certaines de ces contraintes valent aussi pour tant que et tout le temps que, mais elles n'ont pas toujours les mêmes effets.
SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE
76
190a) Pendant qu'il a toussé ... (itération)
190b) Pendant que la boucherie a fermé ... (déplacement sur la situation résultante).
La seconde exigence impose que l'intervalle du procès et l'intervalle de référence de la
subordonnée soient en relation de coïncidence approximative. On définit cette relation,
qui n'a pas encore été présentée, comme la disjonction entre les deux relations
primitives entre bornes «=» et «∝» :
i ≈ j =df (i = j) ∆ (i ∝ j) ∆ (j ∝ i) [coïncidence approximative entre bornes]
[i,j] COa [k,l] =df (i ≈ k) & (j ≈ l) [coïncidence approximative entre intervalles].
Admettre que pendant que impose la coïncidence approximative de l'intervalle de
référence et de celui du procès de la subordonnée ([I,II] COa [B1,B2]) permet de rendre
compte des phénomènes suivants :
a) Il n'y a pas de différence temporelle sensible entre l'aoristique et l'inaccompli
dans la subordonnée :
191a) Pendant qu'il mangeait ...
B1 ∝ I ⊂ II ∝ B2
191b) Pendant qu'il a mangé ...
B1 = I ⊂ II = B2.
b) Il est impossible d'insérer [depuis + durée] dans la subordonnée même lorsque
l'aspect est inaccompli, car la distance entre B1 et I est non mesurable :
192a) Il mangeait depuis un quart d'heure
192b) Tandis qu'il mangeait depuis un quart d'heure, le téléphone sonna
192c) * Pendant qu'il mangeait depuis un quart d'heure, le téléphone sonna.
c) Le procès présenté à l'imparfait inaccompli est nécessairement passé parce que
II précède 01 et que II et B2 coïncident presque. Ce phénomène est, en outre,
confirmé par l'impossibilité d'insérer, dans la subordonnée, l'adverbe déjà, qui
impliquerait que le procès se soit prolongé au-delà de la vue qui en est donnée (cf.
§5.1) :
193a) Il pleuvait déjà abondamment. Luc sortit se promener
193b) Tandis qu'il pleuvait déjà abondamment, Luc sortit se promener
193c) * Pendant qu'il pleuvait déjà abondamment, Luc sortit se promener.
Grammaire des marqueurs de temps et d'aspect
77
d) Enfin, l'aspect aoristique devient compatible avec la locution [être en train de
Vinf] :
194a) *Il a été en train de manger
194b) Pendant qu'il a été en train de manger, le téléphone a sonné
B1 ∝ I ⊂ II ∝ B2.
L'aoristique est possible (quoique peu naturel) parce que les bornes de l'intervalle
de référence et celles du procès ne sont pas franchement disjointes; [être en train
de Vinf] s'accomode du fait qu'elles ne sont pas exactement superposées.
2) Dès (que)54 demande, à l'inverse, que le procès de la subordonnée et celui de la
principale correspondent à des changements (inanalysables) sur le schéma cognitif du
changement.
D'où les relations de compatibilité :
195a) dès * la matinée * la soirée * la journée
? l'année de son arrivée 55
195b) dès le matin
le soir
le jour de son arrivée
l'an 800.
Il suit que dès que exclut que le procès exprimé par la subordonnée puisse être présenté
sous l'aspect inaccompli (il ne peut être vu de l'intérieur). A l'imparfait, au plus-que-
parfait accompli ou au présent, le conflit est résolu par l'itération :
196a) Dès qu'il mangeait, il se sentait mieux
196b) Dès qu'il avait mangé, il se sentait mieux
196c) Dès qu'il mange, il se sent mieux
et, contrairement à ce qui se produit avec les circonstanciels intrinsèquement ponctuels
(au moment où, à l'instant où ...), aucune dilatation du procès n'est possible avec dès
que :
54 Ces contraintes valent aussi pour aussitôt que et sitôt que.
55 Cette combinaison n'est pas exclue, parce que dans ce type de syntagme nominal, le substantif année ne commute pas avec an (* l'an de son arrivée), de sorte que l'on peut supposer qu'il ne désigne pas nécessairement une situation, mais qu'il peut aussi servir à exprimer un changement.
SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE
78
197a) Au moment où il sortait, il aperçut Marie
197b) * Dès qu'il sortait, il aperçut Marie (l'itération est bloquée par le passé simple dans la
principale).
La même contrainte vaut pour le procès de la principale, qui conduit aux mêmes effets :
198) * Dès qu'il entra, il pleuvait (l'itération, comme mode de résolution de conflit, est
bloquée par le passé simple dans la subordonnée).
La seule façon de montrer l'intérieur du procès de la subordonnée consiste, comme avec
pendant que, à combiner un temps aoristique avec [être en train de Vinf] :
199) Dès qu'ils furent en train de manger, le téléphone sonna
car cette combinaison de marqueurs indique la coïncidence approximative de l'intervalle
de référence et de celui du procès.
Une description précise des instructions codées par les différentes
conjonctions et locutions conjonctives, et de leurs effets de sens en contexte reste à
écrire. Nous avons simplement voulu montrer – en rupture avec la tradition qui envisage
uniquement les relations entre procès56 – qu'elle n'était formulable de façon prédictive
qu'à la condition de considérer la subordination temporelle comme un système de
relations complexes entre différents types d'intervalles (les intervalles de référence et les
intervalles de procès de la principale et de la subordonnée, ainsi que l'intervalle
circonstanciel).
56 Cf. la critique de L. Olsson (1971) par A. Klum (1975).
Grammaire des marqueurs de temps et d'aspect
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