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Diplômes 2014 ADRIEN HUSSON La perception de la rEalitE

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Diplômes 2014

ADRIEN HUSSON

La perception de la rEalitE

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Je tiens tout d’abord à remercier tous ceux qui m’ont aidé dans la

réalisation de ce mémoire. Je remercie en particulier Isabelle Garron

ainsi que David Ferré et Claire Saint-Jean pour m’avoir guidé dans

ma réflexion et dans la rédaction.

Je remercie également tous ceux qui m’ont soutenu et donné l’envie

d’aller toujours plus loin dans l’exploration de mon sujet. Je pense

notamment à mon ami André Frélicot et à Dominique Sciamma.

Je remercie aussi Gildas Chabot, Adrien Degeorges et Cédric Le

Gourierec pour m’avoir mis à disposition leurs propres photogra-

phies que j’ai utilisé pour l’illustration de ce mémoire.

Enfin, je tiens à remercier tout particulièrement mon père, François

Husson, de son investissement actif dans la relecture de mon travail

et de ses conseils pour la formulation de mes idées.

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Introduction .............................................................................................................................. 4

I. L’ignorance comme source de confusion ............................................................ 12

A. Perception de réalités en société .......................................................................... 14

a. Construction de réalités par le langage ........................................................... 14

b. L’interprétation des phénomènes au sein d’une société ........................... 16

c. Les mécanismes de l’inconscient au quotidien ............................................ 19

B. L’ignorance et la science, l’émotion dans l’expérience directe ................. 22

a. Le mythe substantialiste ...................................................................................... 23

b. Le mythe de la digestion ...................................................................................... 24

c. Le mythe de la génération ................................................................................... 25

d. Synthèse de l’esprit préscientifique .................................................................. 27

C. La confusion de l’ignorance .................................................................................. 28

II. La science moderne comme outil de conceptualisation de la réalité ...... 30

A. Construction d’une démarche objective ........................................................... 32

a. La science en résistance ....................................................................................... 32

b. Domaine de validité d’une théorie scientifique ........................................... 33

c. Réalité d’une théorie scientifique ..................................................................... 33

d. Les outils de la science : technologie et langage mathématique ........... 35

B. Construction de réalités invisibles ...................................................................... 37

SOMMAIRE

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a. Les dimensions de l’univers ................................................................................ 37

b. Le cas du monde subatomique .......................................................................... 39

C. Les limites de la science .......................................................................................... 42

a. Phénomènes physiques et propriétés ............................................................. 43

b. Découvertes scientifiques .................................................................................... 46

c. L’impact culturel ..................................................................................................... 48

D. Conclusions de l’outil scientifique ...................................................................... 51

III. Après la science ............................................................................................................ 52

A. Vers une vision unifiée de l’univers ................................................................... 54

a. Unification par la science .................................................................................... 54

b. La vision orientale .................................................................................................. 55

B. L’illusion de la réalité ............................................................................................... 57

a. Les lois de l’univers ................................................................................................ 57

b. L’illusion de la réalité ............................................................................................. 59

c. La réalité de l’esprit ................................................................................................ 59

C. Vers un nouvel état d’ignorance .......................................................................... 60

Conclusion .............................................................................................................................. 64

Glossaire .................................................................................................................................. 70

Bibliographie ...........................................................................................................................72

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INTRODUCTION

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INTRODUCTION

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Ce mémoire s’inscrit dans un projet de

design. Celui-ci a pour but de développer et

de se questionner sur un sujet, posant ainsi

les bases pour le concept qui en découlera.

Ce qui nous intéresse ici sont les liens que

nous entretenons, en tant qu’êtres humains,

avec ce que nous appelons “la réalité”. L’idée

de s’intéresser à un tel sujet vient de notre in-

capacité apparente à pouvoir l’appréhender,

et ce malgré des modèles très détaillés que

nous pouvons avoir du monde qui nous en-

toure. Ces modèles nous les devons en parti-

culier aux recherches scientifiques et ce sera

d’ailleurs là notre axe d’approche principal

pour traiter de ce sujet.

Notre question traite ainsi avant tout du

sujet de la “réalité” et des mystères qu’elle

soulève. Nous allons dans un premier temps

préciser le sens que l’on accorde aux diffé-

rentes notions qui vont être soulevées. L’ana-

lyse qui suit s’appuie sur diverses sources,

certaines sont citées explicitement, pour les

autres il s’agit principalement de synthèses

d’articles issus de la lexicographie du site

Internet du Centre National de Ressources

Textuelles et Lexicales1.

Dans notre langage courant, le terme

de “réalité” englobe à la fois la réalité “de

quelque chose” et la réalité “en tant que telle”.

Dans le premier cas, la notion de réalité est

liée à celle du concret, ainsi la réalité d’une

chose peut venir de son aspect physique, ou

plus globalement de sa “matérialité”. Cette

matérialité peut être perçue directement, par

les sens par exemple, ou indirectement par

1 - www.cnrtl.fr

l’observation de manifestations concrètes de

la chose en question. Dans cette optique on

peut alors considérer la réalité comme ce qui

peut être appréhendé de façon empirique :

parce qu’elle est sensible, la réalité en devient

intelligible. Façonnées par nos sens, nos pen-

sées seraient alors un véritable miroir de la

réalité. Mais comment se fier aux observa-

tions que l’on a des choses, puisque celles-ci

dépendent de la façon dont elles nous ap-

paraissent et dont nous les recevons ? Nos

sens peuvent être trompés, tout comme un

phénomène modifié par le simple fait de l’ob-

server.

A l’inverse, “la réalité” peut être considé-

rée comme tout ce qui est indépendant d’un

observateur. On pourrait alors considérer la

réalité comme toute chose donc qui ne serait

pas le fruit d’une pensée. Le réel serait ce qui

est perçu et en exclu donc les “idées pures”.

A “la réalité” on opposerait donc par exemple

la “réalité psychique”, décrit en psychanalyse

et conséquence d’une névrose. Bien que ne

possédant aucune matérialité, du point de

vue du névrosé la réalité psychique décrit

effectivement les événements vécus par ce-

lui-ci, et à ce titre peut elle aussi être qua-

lifiée de “réalité”. Paradoxalement, les “idées

pures” (pour reprendre le langage de Platon)

apparaissent comme d’autant plus réelles

que les choses matérielles du fait qu’elles ne

semblent (à première vue) pas faussées par

un acte de perception.

Enfin, le terme de réalité désigne aussi

“plus simplement” ce qui constitue le monde

de chaque individu. C’est la réalité que cha-

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cun vit au jour le jour, découlant de nom-

breux paramètres : passé de l’individu, si-

tuation sociale, mode de vie, sa culture, son

époque … Qu’on le veuille ou non, il semble

que ce soit dans tous les cas à cette réalité-là

que nous ayons à faire dans notre vie. L’ob-

jet de ce mémoire est de tenter de valoriser

cette réalité “première” en l’ancrant dans un

contexte plus global.

Par ailleurs, on voit que la notion de ré-

alité est en rapport très étroit avec celle du

“monde”. Ici encore le langage courant peut

être une première approche pour éclaircir

ce terme. Tout d’abord, le “monde” désigne

tout ce qui a pu être créé, il en tient alors à

l’ensemble de l’univers et du cosmos. Mais

il peut également n’en désigner qu’une par-

tie. Dans ce cas apparaît alors la notion de

“pluralité des mondes” : on peut par exemple

concevoir tout astre ou corps céleste comme

un univers propre. La notion de monde dé-

pend également de son observateur, entre

autre il s’agit principalement de l’homme, car

c’est lui qui en vient à soulever ce concept. Le

monde peut donc, tout comme la réalité, ap-

paraître comme ce qui est perçu par celui-ci.

De la notion du “monde” découle donc déjà

la notion de “perception”. Dans cette optique,

on peut aussi relever que le monde apparait

alors comme ce qui est extérieur à l’homme.

Le “monde” est bien sûr, et comme dans la

plupart du temps, associé à la planète Terre,

support de la vie et en particulier celle des

Hommes. Le monde désigne ainsi les limites

géographiques de la vie, mais aussi tempo-

relles dans le sens où il n’y avait pas de vie

avant et il n’y en aura peut-être pas après.

Par sa notion de limite, le monde désigne

ici encore ce qui est inconnu du fait des dis-

tances physiques et temporelles induites, ap-

paraissant alors comme insurmontables. En

tant que “support de la vie”, le monde est éga-

lement ce qui constitue le “séjour de la vie”,

en vient alors l’idée d’un autre monde, celui

des non “vivants” tels que nous les connais-

sons. On comprend ici que “concevoir le

monde” est une question hautement chargée

en émotions du fait des révélations poten-

tielles sur la place de l’Homme dans l’univers

que ses réponses pourraient apporter.

D’un point de vue philosophique, un

monde peut aussi être considéré comme

l’ensemble des éléments d’un “même ordre”.

L’univers serait alors considéré comme la

somme de ces différents mondes. On peut

par exemple reprendre les idées de Pla-

ton distinguant un monde intelligible, d’un

monde sensible, d’un monde extérieur et

d’un monde intérieur. Cette conception du

monde mettant par ailleurs en évidence dif-

férents niveaux de perception pour rendre

compte de l’univers dans sa globalité.

Enfin, il est même également possible de

parler de “mondes” au sein même de la socié-

té des Hommes. Ceux-ci se distinguant sous

différents critères : sociaux, culturels, géné-

rationnels… On en revient alors aux mêmes

notions que celles évoquées pour la réalité.

On voit cependant que les notions de

monde et de la réalité semblent étroitement

liées à la perception que nous en avons : l’ob-

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jet de ce mémoire recouvre donc également

très largement cette dernière notion. La per-

ception, venant de percipio en latin, désigne

étymologiquement le fait de “prendre” (capio)

“à travers” (préfixe per-). Il s’agit ici pour un

observateur, d’une prise de connaissance sur

ce qui l’entoure. Le terme perception englobe

aussi bien cette prise d’informations de ma-

nière directe, se faisant alors par les sens, que

de manière indirecte. Dans ce dernier cas,

l’observateur invoque des capacités d’intui-

tion et / ou d’entendement.

Ce premier horizon des notions allant

être développées dans ce mémoire montre

déjà l’ambiguïté qui règne autour de celles-ci.

Cette ambiguïté, l’homme l’a de tout temps

exprimé sous forme de mystères et ce mé-

moire sera l’occasion de parcourir les mé-

thodes employées pour y faire face. Notre

étude ne sera cependant pas exhaustive,

nous nous concentrerons principalement

sur les sociétés occidentales modernes. Cette

dernière précision a son importance car

comme nous l’avons déjà mentionné : les

rapports à la réalité et aux mondes semblent

dépendant de l’époque et de la culture dans

lesquelles ils apparaissent. Arrêtons-nous un

instant sur ces deux dernières notions, tout

d’abord l’époque.

“Époque” vient du grec ancien épochê

(“arrêt, période de temps, ère”) mais fut

d’abord associé au sens de “point fixe qui

sert de départ à une chronologie” à son in-

sertion dans la langue française. Une époque

désigne un instant ou une période, pouvant

être située dans le temps ou dans un es-

pace-temps. Dans le cas d’un instant situé

dans le temps, l’époque fait généralement

figure de référence pour situer les événe-

ments postérieurs. On retrouve également

cette notion de référence dans le cas d’une

période située dans un espace-temps, il peut

alors s’agir d’une période historique, artis-

tique, ou simplement d’une tranche de vie

dans un sens plus général. Ces périodes se

distinguent par des propriétés qui leur sont

propres, leur permettant ainsi d’acquérir leur

statut de référence.

Chaque époque a ainsi constitué son pa-

trimoine, notamment son patrimoine sur la

compréhension du monde. Les différences

s’expliquent logiquement d’une part par les

avancées technologiques inégales en fonc-

tion des époques. Mais aussi l’héritage des

générations précédentes. Une époque n’est

en effet pas une simple période, ou instant,

perdu dans l’océan du temps englobant les

différents états du monde et de la civilisation

humaine. Une époque c’est le présent et l’hé-

ritage du passé à la fois.

Venons-en maintenant à la notion de

“culture”. La culture de chaque civilisation est

elle-même le fruit de l’héritage des généra-

tions précédentes. Elle relève de notre façon

d’appréhender les phénomènes du monde,

par les croyances ancrées en elle, que l’on

retrouve particulièrement dans les religions.

Mais elle peut agir sur nos capacités de com-

préhension de façon beaucoup plus subtile,

en particulier via le langage, on peut ici citer

Misha Gromov, l’un des plus grands mathé-

maticiens du siècle :

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“Les personnes perçoivent l’espace différemment selon leur langue. Il y a beaucoup de “en” ou de “dans” diffé-rents selon les langues. Dans certaines langues, les enfants ont une meilleure perception de l’espace ou de la taille des objets, parce que leur langue s’y prête. Avec certaines lan-gues, qui ont un pluriel éla-boré, comme le russe, qui a deux pluriels (un premier de 2 à 4 et un autre au-delà de 5), les enfants sont meilleurs en maths parce que leur langue a les maths en elle-même. Dans certaines langues abo-rigènes indiennes, sans chiffre ni nombre, les adultes ont des difficultés à comprendre les nombres. Le langage est fondamental pour notre per-ception du monde. Pour les maths, selon moi, l’anglais est ce qu’il y a de mieux. Je ne sais pas pourquoi, mais sur d’autres sujets, comme la poésie, je trouve le français ou le russe plus adaptés phonéti-quement… Mais vous pouvez penser autrement.”2

On peut ainsi dire que les limites de notre

compréhension sont façonnées par notre

langage même.

C’est ainsi qu’au sein de cadres de vie

bien définis, l’homme tente de s’expliquer

le monde, et par cela la réalité. Nous nous

intéresserons ainsi ici aux mécanismes em-

ployés dans les cultures modernes occiden-

2 - Laurent, Valdiguié, Gromov : «La science bute sur trois énigmes majeures». [En ligne]. Disponible sur : http://www.knowtex.com/nav/la-science-bute-sur-trois-enigmes-majeures-in-terview-de-misha-gromov_39781. (Page publiée le 17/03/2013, consultée le 10/04/2013)

tales pour comprendre l’environnement.

Les écarts que nous ferons par rapport à ce

cadre d’étude ne seront là que pour illustrer

d’avantage nos propos en les relativisant.

Dans notre cas, nous serons en particulier

amenés à parler des disciplines scientifiques

et c’est justement par cela que nous aborde-

rons notre sujet.

Le dernier point de notre question ini-

tiale est la question des “limites de la

connaissance”, bien que celle-ci ait déjà été

sous-entendue dans la définition des no-

tions précédentes. Comme nous le verrons,

c’est justement par ce face-à-face perpétuel

avec les limites de son savoir que l’homme

tente constamment de les repousser. Un des

points majeurs que nous tenterons de mettre

en évidence est que cette volonté d’expliquer

ne semble en aucun cas linéaire. Et c’est jus-

tement par cette non-linéarité que nous re-

vendiquerons une possible “revalorisation”

de la réalité basée sur notre état d’ignorance

perpétuel.

La question initiale venant synthétiser

l’enjeu de ce mémoire se formule ainsi : com-

ment, en tant que designer, puis-je valoriser

l’expérience de la réalité par les limites de nos

connaissances ? Le cheminement intellec-

tuel qui sera mené ici suivra en quelque sorte

celui de notre état d’ignorance. Nous verrons

dans une première partie comment dans

notre vie quotidienne, notre ignorance est

propice aux plus fortes déformations de ce

que nous concevons comme la réalité. Cette

ignorance s’enracine aussi bien dans nos

rapports aux autres, que dans nos rapports

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10

avec la “société” en général, voire même dans

nos rapports avec nous-mêmes comme nous

le verrons. Nous illustrerons également le fait

que cette ignorance première représente un

véritable mal pour l’homme. Face à ce mal,

nous verrons dans une seconde partie com-

ment la science moderne a su émerger de cet

état d’ignorance pour lui en fournir des ré-

ponses. Ainsi de l’ignorance, nous nous ima-

ginons pouvoir passer à une forme de clair-

voyance, mais c’est cette même clairvoyance

qui nous amène à de nouvelles formes

d’ignorance. Dans une troisième partie, nous

verrons que l’enjeu est alors de se poser la

question de comment contrebalancer cette

ignorance perpétuelle pour ne plus la consi-

dérer comme un mal mais comme une op-

portunité d’émancipation intellectuelle.

Nous appuierons notre exposé sur les

discours de spécialistes de divers horizons.

Leurs dialogues se recoupent sur de nom-

breux points mais nous pouvons déjà citer

Paul Watzlawick concernant les rapports à

la réalité dans notre vie quotidienne, Gaston

Bachelard, Stephen Hawking ou encore

Wolfgang Pauli concernant les rapports

qu’entretiennent la science avec le réel. Nous

citerons également les conversations de Trin

Xuan Thuan, astrophysicien, avec Matthieu

Ricard, bouddhiste, celles-ci nous offrant une

analyse unique des rapports entre science et

croyance par leurs destins croisés.

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Chapitre I

La CONFUSION DE L’IGNORANCE

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Chapitre I

La CONFUSION DE L’IGNORANCE

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Ce qui nous intéresse ici est la notion de réalité, tout particulièrement la notre. Dans cette première partie, nous allons d’abord voir comment celle-ci peut être ra-pidement modifiée, voir manipulée. Cette vulnérabilité nous l’appellerons “igno-rance”, car nous verrons que c’est bien de cela dont il s’agit, et nous en montrerons ses conséquences pour le moins néfastes, d’où cette désignation de “confusion”. Cette ignorance se retrouve à différents niveaux. Ceux qui nous intéressent ici sont les cas de la recherche scientifique (ou plutôt prés-cientifique) et de la vie quotidienne, ce par quoi nous allons commencer.

Pour commencer nous verrons tout d’abord comment notre vie quotidienne est un contexte riche en déformations de ce que nous concevons comme la réalité. Par différents exemples, nous verrons que ces déformations s’inscrivent dans des méca-nismes complexes et parfois vicieux, no-tamment ceux de notre inconscient. Nous élargirons ensuite l’impact de cette confu-sion en re-contextualisant les exemples dans le cas des disciplines scientifiques, ou plutôt “pré-scientifiques” comme nous le verrons.

A. PERCEPTION DE RÉALITÉS EN SOCIÉTÉ

a. Construction de réalités par le langage

Intéressons-nous tout d’abord à la vie

quotidienne, la vie de chacun d’entre nous et

à laquelle nous faisons face au jour le jour.

Nous parlerons ici du cas d’individus évo-

luant au sein d’une société moderne occi-

dentale, comme ce sera très probablement le

cas des lecteurs de ce mémoire. Cet environ-

nement qu’est la vie quotidienne, nous pou-

vons très bien le concevoir comme “notre ré-

alité personnelle”, en ce sens que ce sont avec

les éléments de celui-ci que nous devons agir

et interagir pour pouvoir survivre. Cet envi-

ronnement est ainsi régi par des codes, en

particulier ceux hérités de nos ancêtres et

ancrés dans nos cultures et ceux que nous

nous imposons par des lois administratives.

La plupart de ces codes nous sont enseignés

dès le plus jeune âge, au point que nous n’y

faisons que rarement attention tellement ils

nous sont innés. En revanche, il suffit d’être

confronté à quelqu’un d’une autre culture

pour que la subjectivité de notre réalité quo-

tidienne montre des limites, c’est l’exemple

par lequel nous allons commencer.

Il y a bien sûr la barrière du langage, sû-

rement la plus immédiate. Face à un étranger

dont on ne parle pas la langue (et vice versa),

nous avons différentes possibilités, notam-

ment :

– tenter de se faire comprendre coûte que

coûte par nos propres moyens;

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15

– faire appel à un traducteur ;

– abandonner le dialogue.

Si l’on veut créer un dialogue par nos

propres moyens, nous allons nous efforcer

de trouver des points de contact avec l’autre.

Ces points de contact peuvent s’établir par

l’usage d’un code qui parle aussi bien à l’un

qu’à l’autre, mais encore faut-il le trouver.

Nous nous retrouvons ainsi dans une si-

tuation paradoxale d’interdépendance :

pour communiquer nous avons besoin d’un

code commun, mais pour trouver ce code

commun nous devons communiquer. Avec

l’usage de la langue parlée, cette recherche de

point de contact peut par exemple se réaliser

par l’emploi de mots contenants une racine

étymologique que l’on soupçonne se retrou-

ver dans la langue de l’interlocuteur. Mais on

peut également en venir à un langage imagé,

en particulier celui du langage corporel qui

par son aspect intuitif peut être une option

de facilité. Sauf que contrairement à notre

langue, qui nous a été enseignée dès le plus

jeune âge au court de longues années, l’ori-

gine de nos gestes corporels est moins évi-

dente. Ceux-ci sont en particulier le fruit

d’un héritage culturel dont nous n’avons pas

forcément conscience, renforçant d’autant

plus ce sentiment d’évidence quant au sens

qu’ils portent. On peut alors facilement créer

une confusion encore plus grande par l’usage

de geste que l’on juge adéquats, mais dont la

signification est tout autre dans la culture de

l’interlocuteur. Il ne s’agit alors pas unique-

ment de langage corporel “volontaire” (tel que

le langage des signes par exemple), on peut

également y intégrer tous les gestes que nous

faisons sans nous en rendre compte. Tous

ces gestes, même les plus anodins sont ainsi

susceptibles d’être interprétés par l’interlocu-

teur, qui les traduira alors suivant les codes

de sa propre culture. On comprend alors,

comme nous l’explique Paul Watzlawick que

“tout comportement en présence d’autrui a

valeur de message, en ce sens qu’il définit et

modifie le rapport entre les personnes”1.

La deuxième solution est de passer par

l’intermédiaire d’un traducteur. Dans ce

cas, la recherche de codes communs ne se

pose plus. Mais nous mettons alors en jeu

la confiance que nous avons dans le traduc-

teur : aussi bien une confiance envers ses ca-

pacités à effectivement traduire ce que l’autre

raconte, qu’une confiance morale comme

quoi il va bien nous dire ce qu’il a réellement

compris (dans un sens ou dans un autre).

Ce qu’il faut comprendre dans cette situa-

tion, c’est que l’une comme l’autre de ces so-

lutions sont en réalité l’application de grilles

de lecture entre nous et notre interlocuteur.

Dans le premier cas, cette grille est constituée

par les éléments de langage que nous avons

acquis, quels qu’ils soient, dans le deuxième

cas il s’agit du traducteur. Cet exemple est

relativement naïf, mais reflète effectivement

notre rapport à la réalité (où dans ce cas elle

est constituée du message de l’interlocuteur).

Quant à la solution d’abandonner la tentative

de dialogue en ignorant le message de l’autre

c’est comme-ci celui-ci n’existait pas. On

arrive alors à deux conceptions de la réalité

encore plus distinctes : celle de l’interlocu-

teur où il possède un message à délivrer, et la

1 - Watzlawick, Paul, La réalité de la réalité, Edi-tions du Seuil, 1984, p.16

Page 18: Husson_Adrien_PerceptionDeLaRealite.pdf

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nôtre où il n’en a pas.

Par ce premier exemple, nous avons ain-

si montré que le langage, en plus de défi-

nir des codes pour établir des relations, est

une machine à construire des réalités par sa

contribution à interpréter la société qui nous

entoure.

b. L’interprétation des phénomènes au sein d’une société

Dans l’exemple précédent, nous avons

analysé une situation où nous ne doutions

pas de l’existence d’un sens logique, ce n’est

en effet pas parce que nous ne comprenons

pas un étranger que nous en déduisons que

son message est absent de tout sens. Notre

rapport à la réalité est en revanche tout autre

lorsque l’ordre logique est moins évident,

voire absent.

Il semble que nous supportions

mal la conception de phénomènes

dépourvus de sens et que face à

ce genre de cas nous tentons par

tous les moyens de construire

un modèle régissant ceux-

ci, au point d’arriver à des

conclusions totalement exa-

gérées, voire désastreuses

lorsque l’on s’y met à plusieurs. Un premier

exemple simple que nous avons certaine-

ment tous connu un jour est celui des feux

de signalisations sur la route. Bien que nous

sachions, par notre raison, que l’ordre des

feux tricolores est régi par un système au-

tomatisé, nous aimons nous persuader que

ceux-ci nous sont hostiles et nous imposent

des arrêts systématiques. Cette conclusion

est en réalité l’effet de quelques expériences

préliminaires : il suffit que sur un trajet

nous ayons eu une majorité de feux rouges

ou oranges plutôt que verts pour que s’en-

clenche un mécanisme d’auto persuasion.

En effet, suite à cette première série d’ob-

servations, nous allons alors renforcer notre

attention sur les feux rouges abandonnant

l’observation des feux verts du fait de leur

absence de contraintes. Ce qui est absurde

ici, ce n’est pas l’ordre régissant les feux (qui

lui, pour le coup, existe), c’est l’intention que

l’individu va associer à cet ordre en plus de

l’auto persuasion qu’il va mettre en œuvre

sur la seule base de cette hypothèse injusti-

fiée. Et effectivement, de manière générale,

par notre volonté à chercher du sens partout,

même lorsque celui-ci nous échappe ou qu’il

n’existe pas, nous tendons “à imaginer l’ac-

tion d’un expérimentateur secret derrière les

vicissitudes plus ou moins banales de notre

vie quotidienne”2.

Si cet exemple n’a que peu

de conséquences, prin-

cipalement du fait

qu’il ne fait interve-

nir qu’une seule per-

sonne, la situation peut être

tout autre dans le cas de conclu-

sions collégiales. Nous allons ici il-

lustrer nos propos avec l’affaire de la rumeur

d’Orléans. Cette affaire a eu lieu en 1969 dans

un contexte d’instabilité politique après le re-

jet par referendum de la politique du Général

de Gaulle qui entraîna sa démission. Le bruit

2 - Watzlawick, Paul, La réalité de la réalité, Edi-tions du Seuil, 1984, p.79

Page 19: Husson_Adrien_PerceptionDeLaRealite.pdf

17

couru qu’à Orléans, dans les magasins de vê-

tements tenus par des juifs, des clientes se

faisaient enlever dans les cabines d’essayage

afin d’être prostituées et qu’une vingtaine de

disparitions auraient déjà été signalées. En

plus d’être constituée d’accusations graves,

cette rumeur devint d’autant plus roma-

nesque lorsque l’on prétendit que cette “traite

des Blanches” était mise en œuvre grâce à

un sous-marin remontant la Loire et que des

seringues hypodermiques étaient cachées

dans les chaussures et

activées par un res-

sort. Ce caractère in-

vraisemblable gros-

sissant en même

temps que la ru-

meur se propageait

était couplé d’un sentiment

toujours plus antisémite. C’est là l’un

des points clés de cette affaire, car ne

trouvant aucune explication à ces faits

terrifiants, le fantôme du juif se fit de

plus en plus présent dans l’opinion pu-

blique, comme l’explique Edgar Morin3,

sociologue français ayant suivi de près cette

histoire. L’opinion publique se convainc alors

d’elle-même que si la presse se tait et que les

pouvoirs publics n’arrêtent pas les commer-

çants, c’est tout simplement parce qu’ils ont

été achetés par les juifs. La charge émotion-

nelle portée par les juifs dans l’inconscient de

la population ainsi que le niveau de confu-

sion très élevé autour de l’affaire ont ainsi,

ici encore, enclenché des mécanismes d’auto

persuasion d’une rumeur qui n’avait en réali-

3 - Son analyse est développée dans cet ou-vrage : Morin, Edgar, La rumeur d’Orléans, Seuil, coll. « L’histoire immédiate », Paris, 1969

té jamais été fondée (aucune femme n’ayant

effectivement disparu à Orléans).

Outre l’aspect antisémite de l’affaire,

celle-ci révèle également qu’un fait n’a pas

besoin d’être réel pour effectivement consti-

tuer une réalité. Ceci est particulièrement

vrai dans le cas d’affaires publiques comme

celle-ci, où d’autres mécanismes de défor-

mation de la réalité sont mis en jeu. On peut

tout d’abord mentionner l’influence du plus

grand nombre, car il semble que nous ayons

effectivement un désir ar-

dent d’être en accord

avec la majorité,

pour le senti-

ment de

c o n f o r t

que cela ap-

porte. Dans la situa-

tion où un individu est seul

convaincu de ses affirmations,

celui-ci “se trouve confronté au dilemme

consistant à risquer un rejet ou à sacrifier le

témoignage de ses sens ; et il est beaucoup

plus que le sujet expérimental susceptible

de choisir la seconde solution, quitte à de-

meurer un “malade”4. C’est ce que montre le

professeur Solomon Asch, psychologue de

l’université de Pennsylvanie, dans sa célèbre

expérience sur le conformisme. Dans cette

expérience, un groupe d’étudiants est sou-

4 - Watzlawick, Paul, La réalité de la réalité, Edi-tions du Seuil, 1984, p.92

Page 20: Husson_Adrien_PerceptionDeLaRealite.pdf

18

mis à des tests de perceptions visuelles où ils

doivent énoncer à voix haute leurs propres

résultats. Le test est très simple mais en ré-

alité tous les étudiants, à l’exception d’un

seul, sont briefés pour donner des mauvaises

réponses unanimement dans certains cas.

Dans ces situations recherchées, l’étudiant

non briefé se retrouve alors nécessairement

en opposition avec le reste du groupe et plu-

tôt que d’affirmer son désaccord, l’étudiant

en vient volontairement à mettre en doute la

perception de ses propres sens.

Un autre mécanisme de persuasion est

celui liée à la séduction d’une explication.

En particulier il semble que, concernant un

phénomène inconnu, plus une explication

est complexe plus elle est séduisante. Cette

séduction joue sur un sentiment d’ignorance

des individus ayant des explications simples,

qu’ils considèrent alors comme pauvres, face

à des explications complexes, alors consi-

dérées comme élaborées. Ce mécanisme est

illustré par le professeur Alex Bavelas, spé-

cialiste américain renommé dans l’interac-

tion au sein des petits groupes, dans l’une

de ses expériences5. Les conclusions vont

même plus loin, car il montre alors qu’une

fois notre esprit convaincu d’une explication

séduisante, “une information la contredisant,

loin d’engendrer une correction, provoquera

une élaboration de l’explication. Ce qui signi-

fie que l’explication devient “autovalidante” :

une hypothèse ne pouvant être réfutée”6. Par

cet exemple, on comprend que notre expli-

cation de la réalité se trouve parfois corrom-

pue par des arguments d’une grande futilité.

5 - Ibid., p.566 - Ibid., p.58

Dans le même esprit, le psychologue

John C. Wright a mis en évidence les diffi-

cultés que nous pouvons avoir à renoncer

à certaines explications par une expérience

où une personne devait comprendre le sens

logique d’une sorte de machine à sous, alors

qu’elle n’était en réalité uniquement régie

que par un algorithme purement aléatoire7.

Paul Watzlawick résume alors les conclu-

sions de cette expérience par le fait qu’”une

fois parvenus à une solution - par un che-

min largement payé d’angoisse et d’attente -,

notre investissement devient si grand que

nous préférerions déformer la réalité pour la

plier à notre solution plutôt que de sacrifier

la solution”8. On retrouve alors, à l’échelle de

l’individu, les mêmes cheminements de la

réflexion portée par l’opinion publique dans

la rumeur d’Orléans.

Avant d’aller plus loin, nous pouvons ici

conclure que notre vie quotidienne impacte

de façon concrète nos rapports à la réalité.

On voit par ailleurs que se distinguent dif-

férents niveaux dans l’ampleur de cet im-

pact, mais qu’ils semblent dans tous les cas

constamment être le fruit de mécanismes,

plus ou moins complexes, aboutissant à des

charges émotionnelles (elles-mêmes plus ou

moins intenses).

7 - Description complète de l’expérience dans les ouvrages : Wright, John C., Problem Solving and Search Behavior under Noncontingent Rewards, Stanford University, 1960 Wright, John C., Consistency and Complexity of Responses Sequences as a Function of Sche-dules of Noncontingent Reward, Journal of Ex-perimental Psychology, 63:601-9, 19628 - Watzlawick, Paul, loc.cit. p.61

Page 21: Husson_Adrien_PerceptionDeLaRealite.pdf

19

c. Les mécanismes de l’inconscient au quotidien

Avant d’ouvrir l’analyse de nos rapports à

la réalité aux exemples de l’approche scienti-

fique, nous allons mettre en évidence le rôle

de l’inconscient dans l’interprétation de notre

environnement au quotidien. La recherche

sur le fonctionnement du cerveau tend ef-

fectivement à montrer que l’inconscient est

l’acteur principal de notre rapport au monde,

que ce soit dans sa représentation ou dans

les actions que l’on y entreprend. Il semble

même que plus les résultats de ces études

se précisent, plus la part de la conscience

se réduit face à l’inconscience. Cela s’ex-

plique par l’énergie immense que requiert

la conscience, qui est par ailleurs très rapi-

dement surmenée. Notre cerveau privilé-

gie l’inconscience par facilité, nous rendant

ainsi la vie vivable. C’est grâce à cela que

nous pouvons par exemple conduire, man-

ger en marchant, ou même nous brosser

les dents. Le cerveau a intégré des automa-

tismes auxquels nous faisons appel de façon

inconsciente du fait de l’inutilité de mobili-

ser autant d’énergie pour réaliser les mêmes

actions de façon consciente et que d’ailleurs

nous ferions alors moins bien. En réalité nous

n’avons même pas le choix de savoir ce qui

est conscient ou non car le cerveau a un filtre

naturel (le thalamus), choisissant à notre insu

ce que l’inconscient délègue à la conscience.

Nous n’avons donc uniquement conscience

de ce que le cerveau juge de suffisamment

important pour nous en informer. D’autre

part, il semble que la représentation que

nous ayons du monde que l’on perçoit sur

l’instant est principalement une construc-

tion par l’inconscient puisant dans notre mé-

moire. En effet, nos sens ne nous fournissent

qu’une vision très incomplète du monde, par

exemple dans le cas de la vue, ce que nous

voyons avec une réelle précision ne couvre

qu’un degré de notre vision, tout le reste est

en grande partie reconstruit par le cerveau.

Ceci explique pourquoi il est moins fatiguant

de se mouvoir dans une ville que l’on connaît

que dans une ville inconnue. Il ne s’agit pas

uniquement du fait que l’on reconnaît l’orga-

nisation des lieux, mais grâce au travail de

notre inconscience qui sait d’avance ce qui

nous est inutile, nous ne faisons alors atten-

tion qu’à ce qui nous intéresse. Tandis que

dans une ville inconnue le moindre détail

peut se retrouver analyser par la conscience,

ce qui comme nous l’avons dit est particuliè-

rement fatiguant pour le cerveau.

Venons-en maintenant aux rapports

humains. Alex Todorov, psychologue pro-

fesseur à l’université de Princeton, nous

explique que lors d’une rencontre avec une

personne inconnue notre cerveau met moins

de cent millisecondes à se forger une opinion

sur l’autre9. La conscience n’a alors pas le

temps d’intervenir. L’inconscient se base sur

des schémas prédéfinis : il va par exemple

interpréter des yeux rapprochés comme un

signe d’agressivité. Cette représentation de

l’autre est bien sûr très grossière mais est ex-

trêmement rapide. D’autre part, lorsque l’on

9 - Extrait du reportage La magie de l’in-conscient diffusée sur la chaine Arte, égale-ment accessible sur Internet : portedutemps, La magie de l’inconscient (Partie 1). [En ligne]. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=9XWLywBzc6c (Vidéo publiée le 04/07/2012, consultée le 12/09/2013)

Page 22: Husson_Adrien_PerceptionDeLaRealite.pdf

20

croise un visage familier, les mécanismes de

reconnaissance se réalisent sans efforts. Là

encore l’inconscient gère ce travail plus que

notre mémoire visuelle. C’est de notre mé-

moire des émotions dont il va se servir pour

reconnaître l’autre : plus l’émotion associée

à une personne est forte, plus facile sera la

reconnaissance, voilà pourquoi

nous pouvons reconnaître des

personnes que nous n’avons vu

qu’une seule fois dans notre vie.

Ceci nous amène aux cas

des relations amoureuses, par-

ticulièrement riches en déforma-

tion de la réalité. Au début d’une re-

lation, la force des sentiments que nous

éprouvons envers l’autre fait produire à notre

cerveau de fortes quantités d’hormones agis-

sant sur notre dépendance et notre stress.

Celles-ci agissent comme une drogue et

nous font voir l’autre de façon totalement

idéalisée. Lorsque l’on dit que l’amour rend

aveugle c’est vrai. Nous sommes alors tota-

lement insensibles aux défauts de l’autre. Cet

effet ne dure pas éternellement, mais au fur

et à mesure qu’il s’estompe c’est une autre

hormone, l’oscitoscine, qui vient prendre le

relais renforçant en nous le sentiment d’at-

tachement envers l’autre. D’un point de vue

technique on pourrait ainsi dire que le sen-

timent amoureux est une illusion créée par

notre inconscient et nos hormones.

Nous n’allons pas explorer l’ensemble des

mécanismes de l’inconscient tellement ils

sont nombreux, nous allons cependant finir

en mentionnant comment les industriels se

servent de ces mécanismes pour nous pous-

ser à la consommation. Dans un supermar-

ché par exemple, si les fruits et les légumes

sont très souvent situés au début du maga-

sin, c’est en particulier pour qu’une fois notre

caddie fourni en produits considérés comme

diététiques, nous sommes plus à même de

consommer des produits considé-

rés comme moins. Un autre

exemple, lors d’une dégustation

de vin notre perception du goût

est très impactée par le prix affi-

ché sur la bouteille, dans les faits

notre cerveau éprouve réelle-

ment plus de plaisir lorsqu’il

est persuadé de consommer un bon

vin. Pour l’un comme pour l’autre, ce sont les

émotions qui sont la clé de cette déformation

de la réalité que se construit notre cerveau

Nous voyons donc à quel point notre in-

conscient dicte notre représentation de l’en-

vironnement, et par conséquent notre réali-

té. Comme pour l’exemple de la traduction,

celui-ci constitue dans les faits une véritable

grille de lecture du monde, sur laquelle nous

nous devons de nous raccrocher pour intera-

gir avec celui-ci mais que nous ne pouvons

que peu modifier. Nous n’avons ici évoqué

que les mécanismes qu’il recouvre dans

notre vie sociale quotidienne, mais son rôle

est en réalité bien plus grand que cela : cette

grille de lecture n’agit pas seulement sur les

éléments qui nous sont utiles directement

mais sur la structure physique même de

l’univers. C’est par les schémas qu’il construit

que l’inconscient nous permet de mettre un

ordre sur les informations que nous recevons

Page 23: Husson_Adrien_PerceptionDeLaRealite.pdf
Page 24: Husson_Adrien_PerceptionDeLaRealite.pdf

22

de nos sens et ainsi constituer une image

structurée du chaos qui nous entoure. Sans

ces fonctions, il nous serait tout simplement

impossible de vivre.

Ces schémas ne sont pas que le fruit de

notre propre expérience, selon le psycho-

logue et médecin Carl Gustav Jung. Ceux-ci

viennent s’inscrire dans l’ensemble du patri-

moine que les individus d’une espèce lèguent

à leur descendance. Il les désigne sous le

terme d’ “archétypes” et ils constitueraient

ainsi une “image primordiale” du monde, fa-

çonnée au cours des millénaires de l’histoire

de chaque espèce, voire de chaque peuple :

“Les archétypes sont des formes typiques de

la saisie du réel, et partout où l’on voit la ré-

currence régulière, à l’identique, de certains

modes de cette saisie, il s’agit d’un archétype

que son caractère mythologique soit ou non

reconnu, peu importe.”10, il précise dans un

autre recueil : “j’entends par là des formes

ou des images de nature collective, qui se

présentent à peu près sur la terre entière

en tant que constituants des mythes et, en

même temps comme des produits autoch-

tones et individuels d’origine inconsciente”11.

Autrement dit, nos interprétations des infor-

mations que nous fournissent nos sens sont

dictées par des mécanismes psychiques in-

conscients que nous tenons des modes de

vies de nos ancêtres. Notre bagage culturel

n’est donc pas le simple fruit de l’enseigne-

ment oral de nos parents, nous le portons

également en partie au sein de nos propres

10 - Jung, Carl Gustav, L’Energétique psychique, trad. Y. Le Lay, Genève (Georg), 1956, p.19811 - Jung, Carl Gustav, Psychologie et religion, trad. M. Bernson-R. Cahen, Paris, Buchet-Castel, 1958, p.93

gènes.

Dans cette partie, nous avons ainsi pu ex-

plorer comment notre vie quotidienne est ré-

gie par des réalités trompeuses. Nous avons

aussi vu que malgré tout, nous sommes bien

obligés dans bien des cas de nous y sou-

mettre sinon la vie deviendrait vite impos-

sible. Nous allons maintenant voir que cette

vulnérabilité envers des modèles de réalités

“immédiats” peut également se retrouver

dans des démarches se voulant rigoureuses

et dont l’aspect de “nécessité”, que nous ve-

nons tout juste d’évoquer, semble encore

moins justifié.

B. L’IGNORANCE ET LA SCIENCE, L’ÉMOTION DANS L’EXPÉRIENCE DIRECTE

Nous avons vu jusque-là comment notre

rapport à la réalité pouvait être fragile dans

notre vie quotidienne. Dans ce mémoire,

nous allons principalement étudier le rap-

port que la science entretient avec la réalité.

C’est en effet par la science que l’homme mo-

derne affranchie des croyances prétend trou-

ver une explication rationnelle au fonction-

nement de l’univers. A ce titre, nous pouvons

donc la concevoir comme une réponse légi-

time à cet état d’ignorance et de ses consé-

quences dont certaines ont déjà été décrites.

Nous discuterons par la suite de sa capacité

à réellement “expliquer”, mais nous pouvons

déjà ici affirmer qu’elle a pour elle de fournir

une vision objective du monde. Cette objec-

tivité, sur laquelle nous reviendrons égale-

ment plus en détail, est fragile. Nous allons

Page 25: Husson_Adrien_PerceptionDeLaRealite.pdf

23

ici voir comment le chercheur peut facile-

ment se laisser entraîner dans une confusion

totale et que, dans sa volonté d’objectiver ce

qu’il considère comme la réalité, en vient

bien souvent à l’exact opposé. Comme pour

les situations précédentes, le chercheur est la

cible de nombreux pièges, dont nous allons

exposer ici quelques exemples.

Dans son livre La formation de l’esprit

scientifique, Gaston Bachelard qualifie l’état

d’ignorance du chercheur de “préscienti-

fique”. Et pour cause, avant de véritable-

ment s’émanciper de ses erreurs premières,

la science a connu une période mitigée sur

la rigueur de sa pratique, alliant le bon et le

mauvais et s’étendant majoritairement du

XVIème au XIXème siècle. Ce qui caractérise

le plus cet état d’esprit est peut-être la facilité

avec laquelle il peut être séduit par l’expé-

rience directe des phénomènes qu’ils tentent

d’expliquer. Ce qui en est la cause est l’atta-

chement que le préscientifique peut avoir

envers des symboles ou des modèles, parfois

de manière inconsciente mais dans tous les

cas profondément arbitraires.

a. Le mythe substantialiste

En premier lieu, nous pouvons évoquer

l’attrait que le préscientifique peut avoir

avec la “substance”. Ce véritable mythe subs-

tantialiste vient de l’idée instinctive que le

contenant a nécessairement moins de valeur

que le contenu. Qu’au creux de chaque enti-

té se trouve un intérieur plus riche, porteur

des valeurs et par lesquelles découlent celle

du corps qui le contient. Pour comprendre le

monde, il faut donc commencer par l’ouvrir.

Cet effort physique que le chercheur doit

fournir pour accéder au savoir renforce cette

idée d’elle-même, et cela d’autant plus que

l’effort est plus intense : la réalité se cache, il

faut la mériter. En débarrassant un corps de

son enveloppe superflue, le chercheur y voit

également une façon d’accéder à l’intimité de

la Nature, à sa pureté.

Cette idée ne se retrouve pas exclusive-

ment dans les corps solides mais partout, y

compris dans l’énergie, par exemple dans

l’électricité. C’est ainsi que l’électro-statisme

a pu être expliqué par le fait que l’électricité

retient les corps légers telle une glu. L’électri-

cité serait donc une substance collante, vis-

queuse et gluante. L’emploi d’adjectifs pour

qualifier cette entité est primordial car c’est

par cela que l’on révèle la réalité des enti-

tés. Pour préciser les résultats, il convient

en conséquence de les accumuler. C’est là

l’un des symptômes révélateurs d’une igno-

rance où “moins une idée est précise, plus on

trouve de mots pour l’exprimer”12.

Ces adjectifs révèlent également le carac-

tère sensoriel de ces conclusions. Les pro-

priétés sont calquées sur des modèles que

le chercheur peut effectivement ressentir,

il se figure ainsi une image plus précise de

son objet d’étude. En vient alors une hiérar-

chisation de fiabilité des conclusions basée

sur une hiérarchisation arbitraire des sens :

les odeurs par exemple, par leur facilité à se

disperser, et donc par leur difficulté à être

maintenue, sont ainsi valorisées devant les

12 - Bachelard, Gaston, La formation de l’esprit scientifique, Librairie J. Vrin, 2000, Biblio Textes Philosophiques, p.135

Page 26: Husson_Adrien_PerceptionDeLaRealite.pdf

2424

autres sens. L’odeur d’une substance symbo-

lise alors ce qu’il peut y avoir de plus pure en

elle, elle serait par conséquent un révélateur

suprême de sa réalité.

b. Le mythe de la digestion

Un autre obstacle à la pensée scientifique

est l’animisme auquel le préscientifique aime

se soumettre. Ses découvertes lui semblent

d’autant plus exactes qu’elles s’inscrivent

dans un schéma naturel dans lequel il dis-

tingue trois règnes : l’animal, le végétal et le

minéral. En vient alors des rapprochements

inédits de phénomènes naturels, par exemple

l’affirmation que la putréfaction est au règne

végétal ce que la mastication est au règne

animal13, mais Gaston Bachelard précise qu’il

ne s’agit pas uniquement d’un “jeu d’analo-

gies, mais un réel besoin de penser suivant le

plan qu’on imagine le plan naturel.”14.

Parmi les mécanismes de la Nature, il y

a celui de la digestion, source de fantasmes

les plus exagérés pour l’esprit préscientifique.

Il y voit là une merveille de perfection, lieu

caché de toutes les contradictions et inacces-

sible à l’observation :

Une “meule philosophique et animée qui broie sans bruit, qui fond sans feu, qui dis-sout sans corrosion ; et tout cela par une force aussi sur-prenante qu’elle est simple et douce ; car si elle surpasse la

13 - Tiré de : Abbé Poncelet, La Nature dans la formation du Tonnerre et la reproduction des Etres vivants, Paris, Le Mercier et Saillant, 1766, p.6814 - Bachelard, Gaston, La formation de l’esprit scientifique, Librairie J. Vrin, 2000, 304p. Biblio Textes Philosophiques, p.182

puissance d’une prodigieuse meule, elle agit sans éclat, elle opère sans violence, elle re-mue sans douleur”15.

Par son fonctionnement mystérieux,

l’estomac extrait sans efforts les substances

contenues dans les corps qu’il ingère. Cette

valorisation de la chaleur stomacale, amène

l’esprit préscientifique à considérer l’estomac

comme un four digérant ce dont il dispose

par une cuisson lente. En vient alors sa réci-

proque évidente que toute cuisson lente est

une digestion.

De cette conclusion hâtive, l’esprit prés-

cientifique peut alors construit une vision

de la réalité calquée sur ce modèle. Il va par

exemple ainsi expliquer la dégradation des

métaux par les produits corrosifs du fait que

de leur fort appétit ils viennent s’y attaquer

sans relâche. Cette image simpliste est ici vue

comme convaincante et suffisante par son

caractère explicite et naturel. La Terre elle-

même est vue comme un immense estomac,

dont les couches successives superposées

en composeraient une structure corporelle

comparable à celles des animaux avec “ses

entrailles, ses viscères, ses philtres, ses cola-

toires. Je dirais même quasi comme son foie,

sa rate, ses poumons, et les autres parties des-

tinées à la préparation des sucs alimentaires.

Elle a aussi ses os, comme un squelette très

15 - Hecquet, Philippe, De la Digestion, et des Maladies de l’Estomac ; suivant le systême de la Trituration & du Broyement, sans l’aide des Levains, ou de la Fermentation dont on fait voir l’impossibilité en santé & en maladie, Paris : F. Fournier & F. Léonard, 1712, p.111

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25

régulièrement formé.”16. Par une digestion

interne, dynamisée par la chaleur du soleil,

elle serait en mesure de produire les végé-

taux à partir des matières minérales, rendant

ainsi accessible les substances nécessaires à

l’alimentation du règne animal et donc à la

survie des hommes. Ceci n’est pas totale-

ment faux, le problème vient ici du fait que

le simple placage de la digestion suffit à ex-

pliquer le fonctionnement du globe terrestre,

il n’est donc par conséquent pas nécessaire

de poursuivre les recherches plus loin. Par ce

dernier exemple on y comprend également

une autre cause de cette valorisation arbi-

traire. Celle du besoin de trouver des repères

pour l’Homme abandonné dans ce monde et

cherchant le sens de son existence : il ren-

force ici l’image de la Terre nourricière et en-

core plus de la Terre maternelle. L’Homme se

rassure en cherchant à se retrouver dans son

environnement : parce qu’il est vivant, il veut

que la Terre le soit aussi. Il y voit alors une

forme d’explication du mystère de la vie.

Un dernier aspect est la prise de pos-

session que la digestion représente : ingérer

c’est posséder. Mais c’est aussi comprendre,

par la capacité de l’estomac à extraire les va-

leurs fondamentales de ce dont il dispose. La

digestion est donc une prise de possession

ultime de la réalité, un accès au savoir fon-

damental de l’univers, tel un enfant venant

spontanément porter les objets à sa bouche

pour mieux les connaître.

16 - Sans nom d’auteur, De la digestion et des maladies de l’estomac…, p.135 (cité dans l’ou-vrage de Gaston Bachelard La formation de l’es-prit scientifique)

Nous avons ici vu comment le seul phé-

nomène naturel de la digestion peut repré-

senter une source d’explication du monde

extrêmement riche pour l’esprit préscien-

tifique. Nous allons maintenant voir que ce

n’est ni le seul, ni le plus contraignant.

c. Le mythe de la génération

L’autre mécanisme de la Nature haute-

ment valorisé par l’esprit préscientifique est

celui de la génération. La sexualisation des

phénomènes physiques est en effet l’un des

pièges les plus puissants car les mieux enra-

cinés dans notre inconscient. Bien qu’il four-

nisse une réponse moins immédiate que ce-

lui de la digestion, le mythe de la génération

n’en est pas moins beaucoup plus efficace

sur le long terme car synonyme de pérennité.

Là encore, l’esprit préscientifique peut sans

contraintes affirmer une réciproque toute

trouvée : toute longévité est synonyme de

processus sexualisés.

Cette fascination commence dans les

faits dès l’enfance, le mystère de la nais-

sance étant le mystère que nos parents nous

cachent. La relation entre mystère et libido

est l’une des clés majeures de sa valorisation.

C’est ainsi que l’Alchimiste décrit ses expé-

riences comme une série de copulations au

sein des matériaux qu’il manipule :

“C’est là cet or, qui dans notre œuvre tient lieu du mâle, et que l’on joint avec un autre or blanc et cru qui tient lieu de semence féminine, dans lequel le mâle dépose son sperme : ils s’unissent ensemble d’un lien

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27

indissoluble…»17

Ici est également valorisée l’image de la

semence, pouvant également se matérialiser

par les graines ou les germes dans le règne

végétal. On y retrouve là des propriétés déjà

évoquées dans les exemples précédents : aux

germes sont attribuées l’intensité, la concen-

tration, la pureté18. C’est donc là encore un

rapport au réel qui est évoqué.

La sexualisation n’implique pas seule-

ment “l’acte sexuel”, mais attribue également

un rôle distinct à chacun des éléments mis en

jeu : celui de l’homme et celui de la femme,

l’un considéré comme actif et l’autre comme

passif. Pour preuve de son enracinement

profond dans notre esprit, cette image est en

réalité toujours présente dans l’esprit scien-

tifique en formation d’aujourd’hui. Gaston

Bachelard témoigne :

“En enseignant la chimie, j’ai pu constater

que, dans la réaction de l’acide de la base, la

presque totalité des élèves attribuait le rôle

actif à l’acide et le rôle passif à la base. En

creusant un peu dans l’inconscient, on ne

tarde pas à s’apercevoir que la base est fémi-

nine et l’acide masculin. Le fait que le produit

soit un sel neutre ne va pas sans quelque re-

tentissement psychanalytique. Boerhaave

parle encore de sels hermaphrodites. De

telles vues sont de véritables obstacles. Ain-

si la notion de sels basiques est une notion

17 - Abbé N. Lenglet Dufresnoy, Histoire de la philosophie hermétique, avec le Véritable Phila-lethe, 3 vol., Paris, 1742 (p.9)18 - Charas, Suite des nouvelles expériences sur la Vipère, Paris, 1672 (p.233)

plus difficile à faire admettre, dans l’ensei-

gnement élémentaire, que la notion de sels

acides. L’acide a reçu un privilège d’explica-

tion du seul fait qu’il a été posé comme actif

à l’égard de la base”19.

Ce serait donc une erreur de penser que

nous sommes aujourd’hui définitivement

émancipés de nos sensibilités primaires, elles

semblent être toujours là, simplement mieux

cachées et du coup peut-être encore plus vi-

cieuses.

d. Synthèse de l’esprit préscientifique

Nous pouvons à ce stade conclure sur

cette partie dédiée aux manifestations de

l’ignorance dans la démarche scientifique.

Nous n’allons bien sûr pas énumérer l’en-

semble des pièges tendus au scientifique en

devenir. Mais par cette série d’exemples, on

voit comment, même dans des domaines se

voulant rigoureux, notre part affective met

en jeu notre représentation de la réalité. Pour

généraliser, il s’agit ici de l’émotion que pro-

cure l’expérience directe, et toutes les asso-

ciations simplistes en découlant : “l’adhésion

immédiate à un objet concret, saisi comme

un bien, utilisé comme une valeur, engage

trop fortement l’être sensible ; c’est la satis-

faction intime ; ce n’est pas l’évidence ration-

nelle.”20

On y retrouve également un rapport au

langage : ces impressions premières sont

retranscrites dans la langue du chercheur,

19 - Bachelard, Gaston, La formation de l’esprit scientifique, Librairie J. Vrin, 2000, Biblio Textes Philosophiques, p.23420 - Ibid., p.286

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28

de ces qualifications adjectives premières

(comme par exemple celles évoquées pour

l’électricité) en découlent d’autres et ainsi

de suite, obtenant ainsi un maillage de rela-

tions causales purement arbitraires. Les mé-

taphores sont encore plus fortes lorsqu’elles

sont ancrées dans des symboles, ceux-ci sont

particulièrement utilisés par les alchimistes :

“L’alchimiste traite le nouvel adepte comme nous traitons nos enfants. Les absurdités provisoires et fragmentaires font office de raison au début de l’initiation. Ces absurdités procèdent par symboles. Les symboles chimiques prit enfin dans leur système ne sont que des absurdités cohérentes. Ils aident alors à déplacer le mystère, autant dire à jouer du mystère. Finalement, le secret alchimique est une convergence de mystères : l’or et la vie, l’avoir et de devenir, sont réunis dans une même cornue.”21.

Autrement dit, dans le cas de l’alchimie

(qui n’est qu’un exemple parmi d’autres), “une

explication” ne relève au final que d’une sé-

duction par symboles ancrés dans une lo-

gique illusoire. Mais l’esprit préscientifique y

voit là une forme de réalisme. Son explica-

tion est toute évidente du fait que n’importe

qui peut l’apprivoiser, il se figure ainsi avoir

systématiquement raison face à celui jouant

de modèles abstraits. Les difficultés d’ap-

préhender les mathématiques sont jugées

comme autant d’artifices pour tenter de mas-

quer une ignorance profonde d’une réalité

qui échappe aux façonneurs de ces modèles.

21 - Ibid., p.222

C. LA CONFUSION DE L’IGNORANCE

Pour conclure cette première partie dé-

diée à l’ignorance première, nous allons

synthétiser et expliciter les conséquences

de cette source de confusion. Au fond, ce

qui se reflète dans l’ensemble des exemples

évoqués est le rapport que l’homme peut en-

tretenir avec sa condition d’être humain, à

savoir des questionnements profonds et sans

réelles réponses sur son sentiment d’aban-

don dans l’univers et sa condition de mor-

tel : d’où venons-nous ? Quelle place occu-

pons-nous ? Qu’y a-t-il après la mort ? …

Ces questions se traduisent alors en vé-

ritables faiblesses lorsque l’être ignorant se

laisse séduire par les premières explications

qu’il saura comprendre en même tant qu’elles

pourront le rassurer. Il n’y a rien à préjuger

de cette séduction facile qui peut tout à fait

contribuer à faire de l’homme un être meil-

leur : l’homme ayant acquis un nouveau sen-

timent de confiance face au monde ressent

alors la force d’accomplir de grandes choses.

Malheureusement, cette faiblesse représente

aussi de grandes opportunités de manipula-

tions pour celui qui sait en tirer parti. L’His-

toire nous l’a enseigné à de trop nombreuses

reprises : l’Inquisition, le nazisme ou plus

récemment les dérives de la Charia ne sont

que quelques exemples parmi tant d’autres

d’atrocités commises au nom de réalités su-

révaluées.

Quant au domaine de la recherche, cette

ignorance facilitant l’imprégnation de méta-

phores gratuites représente non seulement

Page 31: Husson_Adrien_PerceptionDeLaRealite.pdf

29

un frein à l’apprentissage mais surtout un

frein encore plus fort au développement

d’une société. En effet, la compréhension du

monde s’enracinant dans des explications

par images pseudo-réalistes, l’approfon-

dissement des recherches en devient alors

inutile par l’évidence que ces métaphores

véhiculent. Outre la paralysie alors infligée

notamment au progrès technologique, cette

ignorance de la science devient également

un moteur caché des mécanismes de haine

précédemment évoqués, par le statut de ré-

férence du chercheur scientifique dans la

conscience (et inconscience) collective.

Page 32: Husson_Adrien_PerceptionDeLaRealite.pdf

Chapitre II

La science moderne comme outil de

conceptualisation de la rEalitE

Page 33: Husson_Adrien_PerceptionDeLaRealite.pdf
Page 34: Husson_Adrien_PerceptionDeLaRealite.pdf

32

Face à cet état d’ignorance, la science occidentale moderne a su apporter des ré-ponses légitimes pour la compréhension du monde. Ces réponses ne sont pas dépour-vues de critiques, nous y reviendrons à la fin de cette deuxième partie. Elles tiennent cependant une vraie légitimité par les mé-thodologies mises en œuvre afin d’appré-hender l’univers sous l’angle d’un véritable objet d’étude intelligible.

A. CONSTRUCTION D’UNE DÉMARCHE OBJECTIVE

Avant d’être un savoir, la science est avant

tout une méthode se voulant rigoureuse. Le

premier point important de cette rigueur

est sa volonté de se détacher des conclu-

sions de l’expérience première en évacuant

au maximum les émotions qu’elles nous in-

fligent. Le cerveau, maître de nos sens, est

alors vu comme l’ennemi à combattre, c’est

notamment ce qu’affirme Gaston Bachelard :

“Désormais le cerveau n’est plus absolument

l’instrument adéquat de la pensée scienti-

fique, autant dire que le cerveau est l’obsta-

cle à la pensée scientifique. Il est un obstacle

en ce sens qu’il est un coordinateur de gestes

d’appétits. Il faut penser contre le cerveau”1.

a. La science en résistance

Le véritable outil du scientifique ce n’est

pas l’organe du cerveau, c’est sa capacité à

penser. C’est par cette capacité que le scien-

tifique peut remettre en cause ce que ses

1 - Bachelard, Gaston, La formation de l’esprit scientifique, Librairie J. Vrin, 2000, Biblio Textes Philosophiques, p.299

sens lui dictent, on évoquera ici l’exemple

éloquent de Galilée remettant en cause la

théorie d’Aristote admise jusqu’au XVIIème

siècle sur la chute des corps : un corps lourds

tombe plus vite qu›un corps léger. Contraire-

ment à la légende de Galilée expérimentant

au sommet de la tour de Pise, c›est unique-

ment par une expérience de pensée qu›il va

montrer que cette affirmation contient en

elle-même une contradiction. Il l›explique

par le fait que si l’on relie un corps à un corps

plus léger par une cordelette, de sorte que

ceux-ci constituent un nouvel ensemble, se-

lon Aristote cet ensemble chutera plus vite

que chacun des corps pris séparément du

fait qu›il est plus lourd. Sauf qu›au sein de cet

ensemble, le corps lourd chute plus rapide-

ment que le corps léger et par la suite, une

fois la cordelette tendue, le corps léger vient

donc freiner la chute du corps lourd, toujours

si l›on se base sur la théorie d’Aristote. Sui-

vant cette deuxième conclusion, le nouvel

ensemble chute donc plus lentement que le

corps lourd pris tout seul : la théorie d›Aris-

tote se contredit donc d’elle-même. Si Galilée

était réellement monté en haut de la tour de

Pise, il n’aurait en réalité fait que confirmer

la pensée d’Aristote car, bien que fausse, elle

est conforme à l’expérience directe. Son af-

firmation est en effet vraie dans les condi-

tions dans lesquelles il le proclame (à savoir

des corps soumis aux frottements de l’air), la

raison de cette différence de vitesse n›est ce-

pendant pas liée à la différence de poids à

mais la différence des forces de frottements

s’appliquant aux deux corps, sa conclusion

est donc fausse.

Page 35: Husson_Adrien_PerceptionDeLaRealite.pdf

33

b. Domaine de validité d’une théorie scientifique

On en vient ainsi à un deuxième aspect

fondamental d’une théorie scientifique : son

domaine de validité. Avant d’être formulé

en théorie, un savoir scientifique repose sur

des phénomènes physiques que le chercheur

se propose d’observer dans des conditions

propres. Ces conditions recouvrent aussi bien

le contexte de l’observation que le dispositif

expérimental utilisé. Niels Bohr définit ainsi

le phénomène scientifique comme “se rap-

portant à des observations acquises dans des

conditions spécifiques, incluant la descrip-

tion du processus complet de l’expérimenta-

tion”2. Il y a un rapport immédiat entre cette

définition du phénomène physique et ce qui

caractérise une théorie scientifique. Selon

Stephen Hawking :

“Une théorie sera valable si elle satisfait aux deux condi-tions suivantes : décrire avec exactitude une vaste catégo-rie d’observations sur la base d’un modèle qui ne contient que quelques éléments arbi-traires, et faire des prédic-tions précises concernant les résultats d’observations fu-tures.”3

Autrement dit, l’intention d’une théorie,

et donc de la science, n’est pas de définir

“une réalité intrinsèque de l’univers”, mais

2 - Pauli, Wolfgang, Physique moderne et phi-losophie, Editions Albin Michel, 1999, Sciences d’aujourd’hui, p.1083 - Hawking, Stephen, Une brève histoire du temps, Mesnil-sur-l’Estrée : Editions Flamma-rion, 1989, Nouvelle Bibliothèque Scientifique, p.28

plutôt des “modèles de réalité” permettant

de rendre compte au mieux des comporte-

ments d’un système défini. Ce rapport entre

conditions d’expérimentation et savoir, im-

plique une condition fondamentale d’une

théorie, à savoir la possibilité d’être vérifiée

par un tiers. Cette vérification passe par la

recréation des phénomènes mis en jeu par la

théorie, c’est également ce que nous explique

Gaston Bachelard : “On ne possède pas en-

tièrement un bien spirituel qu’on n’a pas

acquis entièrement par un effort personnel.

Le signe premier de la certitude scientifique,

c’est qu’elle peut être revécue aussi bien dans

son analyse que dans sa synthèse”4. C’est

uniquement par cette capacité à être recrée,

qu’une théorie scientifique peut être ensei-

gnée, ou à l’inverse réfutée.

Nous avons vu jusqu’ici quelles étaient les

revendications des théories scientifiques par

les démarches qu’elles s’efforcent de mettre

en jeu. Ceci ne nous dit cependant que peu

de choses concernant la qualité du conte-

nu de ces théories, c’est ce que nous allons

maintenant explorer.

c. Réalité d’une théorie scientifique

Dans les faits, une théorie scientifique n’est

jamais absolue, on pourrait même dire qu’au

fond ce n’est qu’une hypothèse du comporte-

ment de l’univers. Stephen Hawking rappelle

que “Peu importe le nombre de fois où les ré-

sultats d’une expérience s’accorderont avec

une théorie donnée ; vous ne pourrez jamais

4 - Bachelard, Gaston, La formation de l’esprit scientifique, Librairie J. Vrin, 2000, Biblio Textes Philosophiques, p.160

Page 36: Husson_Adrien_PerceptionDeLaRealite.pdf

34

être sûrs que, la fois suivante, ce résultat ne

la contredira pas”5. En cela une théorie scien-

tifique n’est toujours que provisoire, et

lors de sa formulation la ques-

tion à se poser n’est pas “la

théorie actuelle restera-t-elle

comme elle est, ou non?” mais

bien “dans quelle direction la

théorie va-t-elle évoluer?”6.

La remise en cause des

anciennes théories est par consé-

quent une réalité parfaitement assumée,

et même revendiquée de la science. Mais

il ne s’agit par réellement de renoncement.

Dans la grande majorité des cas, il s’agit de

redéfinition du domaine de validité de la

théorie afin d’inclure les cas particuliers ve-

nant la contredire. La théorie se voit alors

offrir un champ d’application plus vaste, et

par ces modifications successives peut ainsi

se convaincre d’avancer jour après jour vers

une compréhension toujours plus précise de

l’organisation de l’univers.

La science bénéficie d’avoir la possibilité

de se remettre systématiquement en cause,

de pouvoir démolir les modèles qu’elle a

construits sans pour autant se discréditer.

Alfred North Whitehead témoigne : “il y a

cinquante-sept ans, j’étais étudiant à Cam-

bridge, j’apprenais la science et les mathé-

matiques sous la férule d’hommes brillants.

5 - Hawking, Stephen, Une brève histoire du temps, Mesnil-sur-l’Estrée : Editions Flamma-rion, 1989, Nouvelle Bibliothèque Scientifique, p.286 - Pauli, Wolfgang, Physique moderne et phi-losophie, Editions Albin Michel, 1999, Sciences d’aujourd’hui, p.160

Depuis le début du siècle, j’ai vu tous leurs

postulats de base s’effondrer”7. Ce mode de

fonctionnement lui permet de ne ja-

mais considérer pour acquis une

réalité qu’elle s’est elle-même

défini, au point même d’avoir

su théoriser son incapacité à

pouvoir un jour appréhender

la réalité ultime de l’univers.

Cette incapacité est exprimée

dans le théorème d’incomplé-

tude formulé par Gödel, considérée

comme la découverte logique la plus im-

portante du XXème siècle. Son énoncé nous

dit que :

“Il est impossible de démon-trer qu’un système est cohé-rent et non contradictoire sur la seule base des axiomes (...) contenus dans ce système. Pour ce faire, il faut “sortir du système” et imposer des axiomes supplémentaires qui lui sont extérieurs. En ce sens, le système ne peut être qu’in-complet en lui-même.”8

Autrement dit, parce qu’il est partie inté-

grante de l’univers, l’homme est condamné

à n’en avoir qu’une compréhension partielle

du fait de son incapacité à s’en extraire. De ce

point de vue, on pourrait alors se représenter

la science comme un mécanisme à mou-

vement perpétuel alimenté par les tensions

entre connaissances considérées comme

7 - Whitehaed, Alfred North, Dialogues of Alfred North Whitehead, as recorded by Lucien Price, New York, New American Librairy, 1956, p.109. Cité par B. Alan Wallace, op. cit., p.158 - Ricard, Matthieu, L’infini dans la paume de la main, Paris : Nil Editions / Fayard, 2000, p.304

Page 37: Husson_Adrien_PerceptionDeLaRealite.pdf

35

acquises et phénomènes venant contredire

ces mêmes connaissances : “l’histoire de la

connaissance scientifique est une alternative

sans cesse renouvelée d’empirisme et de ra-

tionalisme. Cette alternative est plus qu’un

fait. C’est une nécessité de dynamisme psy-

chologique”9. Mais c’est sans doute Socrate

qui synthétise le mieux cette idée par sa cé-

lèbre maxime : “Tout ce que je sais c’est que

je ne sais rien”.

Malgré cette incapacité perpétuelle à

“saisir” le réel, la recherche scientifique réus-

sit tout de même à lui en fournir des modèles

des plus surprenants. Nous verrons dans la

seconde sous-partie de ce chapitre à quoi

cela réfère exactement mais nous allons

d’abord nous attarder un peu sur les outils

dont dispose la science pour façonner ses

modèles. Ce bref descriptif nous sera d’une

aide précieuse pour les raisonnements que

nous développerons dans la suite de ce mé-

moire.

d. Les outils de la science : technologie et langage mathématique

Au-delà de sa capacité à penser, le scien-

tifique dispose de deux outils puissants : la

technologie et le langage mathématique.

En effet, le scientifique est lui aussi soumis

à sa condition d’être humain, ces outils re-

présentent donc une aide précieuse, voire

nécessaire, pour combler les failles que cela

lui impose sa condition et qui pourrait se re-

9 - Bachelard, Gaston, La formation de l’esprit scientifique, Librairie J. Vrin, 2000, Biblio Textes Philosophiques, p.294

trouver dans sa seule réflexion.

Tout d’abord, la technologie est une clé

majeure pour le développement du savoir

scientifique. C’est parce que la technologie

humaine ne cesse de se perfectionner que le

scientifique peut espérer préciser le résultat

de ses observations. C’est aussi par ce gain

en précision que de nouveaux phénomènes

sont mis en évidence, cela même pouvant

venir contredire les théories admises. Cet

ordre de précision croissant peut alors être

vu comme un élément caractéristique pour

définir l’âge d’une science, chaque période

correspondant à un ordre précis. Nous re-

viendrons par la suite sur les questions que

soulève l’usage d’instruments de mesure

dans la relation de l’expérimentateur avec les

phénomènes observés.

D’autre part, le langage mathématique

représente un autre outil, sûrement encore

plus fondamental pour le scientifique. Nous

pouvons encore ici citer Galilée qui en 1632

écrit au début de son livre L’Essayeur, une

phrase qui selon Etienne Klein10 est certaine-

ment l’une des plus importantes de toute son

œuvre : le livre de l’Univers “est écrit dans la

langue mathématique et ses caractères sont

des triangles, des cercles et autres figures

géométriques, sans le moyen desquels il est

humainement impossible d’en comprendre

un mot”. Cette phrase a par la suite soulevée

de nombreux débats au sein de la commu-

nauté scientifique sur le fait qu’elle propose

deux interprétations. Ou bien elle signifie

que le langage mathématique est déjà pré-

10 - Klein, Etienne, cours donné à Centrale Paris en 2012

Page 38: Husson_Adrien_PerceptionDeLaRealite.pdf

36

sent au sein de la nature, et dans ce cas le

travail du scientifique consiste à en extraire

les phrases qu’elle formule, par des méthodes

de mesures diverses. Ou bien que le langage

mathématique est une pure construction hu-

maine que le scientifique a adopté pour son

efficacité à effectivement rendre compte de

ce qu’il mesure de la nature, et dans ce cas

son travail consiste à contraindre la nature

à lui fournir des résultats sous forme de va-

riables mathématiques.

Il y a là deux interprétations très diffé-

rentes sur la place des mathématiques dans

la construction du savoir scientifique, ce-

pendant Galilée affirme dans tous les cas

que sans ce langage il serait “humainement

impossible” de comprendre l’univers. On en

revient alors à cette même notion de grille de

lecture, précédemment évoquée au début de

ce mémoire. Pour le scientifique, les mathé-

matiques sont la grille de lecture de l’univers

lui permettant d’ordonner ce qu’il observe.

A la différence des précédents exemples, le

langage mathématique est un langage abs-

trait, pour le comprendre pleinement il faut

un haut niveau d’études scientifiques le ré-

servant ainsi à une certaine élite ; mais cette

abstraction lui confère également une ab-

sence, que l’on peut croire absolue, de va-

leurs humaines affectives11.

L’idée que les mathématiques constituent

une grammaire adaptée à la formulation de

l’univers date en réalité de l’Antiquité, où

déjà Pythagore affirmait “Le nombre est le

11 - Pauli, Wolfgang, Physique moderne et phi-losophie, Editions Albin Michel, 1999, Sciences d’aujourd’hui, p.108

principe et la source de toute chose”12. Cer-

tains scientifiques vont même jusqu’à affir-

mer “qu’une discipline qui ne peut être ex-

primée en langage mathématique ne saurait

être qualifiée de science”, mais cette déclara-

tion semble excessive selon l’astrophysicien

Trin Xuan Thuan.

Enfin, au-delà de l’outil du scientifique,

les mathématiques pourraient également

très bien être considérées comme un modèle

inconscient ancré par nature dans l’esprit

humain. C’est en autre le cas de Kepler, qui

exploite l’idée d’archétype de façon très si-

milaire à celle de Carl Gustav Jung. Il définit

ainsi les mathématiques comme “l’archétype

de la beauté du monde”13. Comprendre le

monde en revient alors avant tout à com-

prendre l’esprit humain.

12 - Ricard, Matthieu, L’infini dans la paume de la main, Paris : Nil Editions / Fayard, 2000, p.28513 - Ibid., p.193

Page 39: Husson_Adrien_PerceptionDeLaRealite.pdf

37

B. CONSTRUCTION DE RÉALITÉS INVISIBLES

Précédemment, nous avons donné un

certain nombre de points clés permettant de

définir la science. Nous allons maintenant

nous attarder à mettre en évidence les rap-

ports que cette discipline entretient avec “la

réalité” au travers des phénomènes qu’elle

tente de théoriser.

Par ses théories, la science construit un

maillage de relations causales entre phéno-

mènes rigoureusement décrits et délimités.

Ce maillage permet de situer chacun d’eux

au sein de l’ensemble complexe que consti-

tue l’univers. Pour établir ces relations, le

scientifique observe ces phénomènes à l’aide

d’outils plus ou moins évolués et de modèles

mathématiques plus ou moins complets.

L’objet de cette partie concerne cet acte d’ob-

servation qui, dans de nombreux cas, peut

se réaliser de manière indirecte, aussi bien

par rapport au scientifique que par rapport

au système technologique utilisé. Voilà pour-

quoi nous parlons ici de “réalités invisibles”.

a. Les dimensions de l’univers

Afin d’illustrer ce concept de réalités in-

visibles, nous allons tout d’abord nous inté-

resser à celui des dimensions de l’univers.

Dans notre quotidien il est très facile, pour

ne pas dire évident, de se rendre compte que

nous évoluons dans un monde à quatre di-

mensions : trois dimensions spatiales et une

dimension temporelle. Par des modèles théo-

riques, la science a su mettre en évidence

que les dimensions de l’univers sont poten-

tiellement bien plus variées que celles dans

lesquelles nous sommes condamnés à errer,

en particulier concernant le temps.

De notre point de vue, il est difficile de

concevoir le temps autrement que comme

un flux constant et immuable transformant

les événements futurs en présent, puis le

présent en événements passés. Nous n’allons

pas développer les questionnements liés à

cette notion de temps, simplement constater

que ce que nous vivons réellement du temps

est le présent, mais que par son “épaisseur

nulle” sur un axe temporel, c’est en même

temps l’instant qui semble le plus impossible

à appréhender. Sur la nature du temps, Saint

Augustin répondait déjà à son époque que “Si

personne ne me le demande, je le sais. Mais

qu’on m’interroge là-dessus et que je veuille

l’expliquer, et je ne sais plus”. Autrement dit,

nous croyons comprendre le temps car nous

ne nous posons que rarement la question de

son “mécanisme”.

Bien que la question de la nature du

temps ne soit toujours pas tranchée, les

scientifiques ont tout de même su en établir

des modèles. Ainsi contrairement à ce qu’af-

firme le langage courant, l’écoulement du

temps n’a rien de physiquement évident, ce

flux peut très bien n’être qu’une illusion de

notre esprit liée au changement de nature des

événements de la vie (passé, présent, futur).

Dans cette optique, on peut alors modéliser

le temps comme un ensemble de dimensions

dans lesquelles notre esprit se déplacerait,

nous fournissant ainsi ce sentiment de dy-

namisme dans notre expérience quotidienne

Page 40: Husson_Adrien_PerceptionDeLaRealite.pdf

38

de la réalité. Là encore, nous n’allons pas dé-

crire l’ensemble des théories formulées à ce

jour. Nous pouvons cependant nous poser la

question de la légitimité de ces prétendues

dimensions temporelles dont nous n’avons

aucune preuve tangible d’existence. Cette

question tout le monde peut se la poser, y

compris les scientifiques les plus brillants qui

jusqu’à preuve du contraire évoluent dans le

même monde que n’importe qui d’entre nous.

Ainsi il est très difficile de comprendre

cette notion de “dimensions supplémen-

taires” étant donné qu’il nous est impossible

d’y accéder. Voilà pourquoi nous allons illus-

trer cette partie par un exemple fictif: celui

de Flatland, tiré du livre d’Edwin A. Abbott

Flatland : A Romance of Many Dimensions.

Dans ce livre, Edwin A. Abbott raconte

une histoire imaginaire d’un monde à seu-

lement deux dimensions spatiales. Les habi-

tants sont des lignes, des carrés, des triangles

... tels des formes dessinées sur une feuille

de papier. Par conséquent, en plus d’être

eux-mêmes plats, ils ne peuvent pas non

plus évoluer autrement qu’en longueur et en

largeur, la dimension hauteur leur est ni ac-

cessible, ni palpable. L’une des péripéties de

cette histoire est la rencontre d’un carré de

Flatland avec une sphère venue d’un autre

monde, celui de Spaceland.

Au début de leur rencontre, le carré en-

tend la voix de la sphère mais ne la voit pas et

se retrouve complètement déconcerté. Lors-

qu’il l’aperçoit enfin, il n’en voit qu’un cercle

aux propriétés étonnantes : il peut grandir

jusqu’à treize pouces de diamètre et rétrécir

jusqu’à ne former qu’un point et disparaître.

La sphère lui explique alors qu’elle vient d’un

monde à trois dimensions et que ce qu’il voit

d’elle n’est que l’intersection de son corps

avec le plan que constitue son monde. Elle

peut alors disparaître de sa vue simplement

en s’élevant suffisamment en hauteur pour

ne plus être en contact avec son plan de réa-

lité. Le carré ne veut rien y croire car pour lui

le monde n’a que deux dimensions et l’idée

même de hauteur lui est parfaitement étran-

gère.

Pour réussir à le convaincre, la sphère

prend alors le carré avec elle et l’emmène

visiter Spaceland. Le carré se retrouve alors

en face d’une dimension inconnue en plus

d’avoir l’opportunité d’observer d’un seul

coup d’œil l’ensemble de ce qui constituait

son univers (celui en deux dimensions spa-

tiales). Cette découverte nouvelle lui fournit

également une curiosité renforcée et il se met

à imaginer des espaces à quatre, cinq voire

six dimensions qu’il demande à la sphère de

lui faire découvrir. La sphère lui répond alors

que de telles dimensions ne sont pas conce-

vables et qu’il n’existe qu’un monde à trois

dimensions spatiales.

Voici donc une métaphore de ce qui

pourrait très bien constituer notre rapport à

des dimensions de notre univers qui nous

sont étrangères. Il se peut qu’un jour nous

pourrons effectivement prouver qu’il existe

d’autres dimensions, qu’elles soient tempo-

relles ou spatiales. La réalité est que nous

sommes dans tous les cas condamnés à ne

Page 41: Husson_Adrien_PerceptionDeLaRealite.pdf

39

pouvoir évoluer que dans notre monde à

quatre dimensions. Voilà pourquoi, ces

dimensions pourraient être qua-

lifiées de “réalités invisibles”,

réalités car elles existent et in-

visibles car nous ne pourrons

jamais les approcher.

Cet exemple est volontai-

rement extrême afin d’illustrer au

mieux cette notion. De plus elle n’est à

l’heure actuelle qu’en grande partie hypo-

thétique. Ce n’est cependant pas le cas de

théories déjà admises. On peut par exemple

penser aux théories de l’évolution de notre

univers et ses modèles associés : le mur de

Planck, la formation des molécules, l’ex-

pansion de l’univers... Ces théories ont au-

jourd’hui pu être vérifiées et sont désormais

admises par les scientifiques aussi bien que

par le grand public grâce aux nombreuses

publications de vulgarisation.

Il n’en reste pas moins qu’il est évident

que personne n’a eu en réalité l’occasion de

prendre un vaisseau spatial pouvant remon-

ter le temps afin d’aller étudier directement

tous les recoins spatiaux temporels de notre

univers. Pour établir leurs théories, les astro-

physiciens ne peuvent se baser que sur ce

qui leur est observable depuis la Terre. Dans

le cas de l’histoire de l’univers, ils peuvent

par exemple se baser sur les informations

contenues dans le rayonnement fossile. Ce

rayonnement a été émis au tout début de

l’histoire de l’univers, à l’époque où sa tempé-

rature était de 3000K et pourrait constituer

une sorte de cri de naissance de l’univers.

Ainsi, en mettant en corrélation les infor-

mations que ce rayonnement contient

avec des observations de l’uni-

vers “d’aujourd’hui”, le scien-

tifique peut rendre compte

d’un ensemble d’observations

par des théories venant mettre

en lien tous ces phénomènes

et ainsi en déduire tous ceux

qu’il ne peut pas et ne pourra jamais

observer directement. Il est parfois difficile

de se rendre compte que le plus grand des

voyages que l’homme a réellement effectué

de lui-même était d’aller sur la Lune quand

on visualise l’ensemble des connaissances

que nous avons de l’univers.

On peut même aller encore plus loin en

mentionnant le fait que dans la population

mondiale, seule une poignée de l’élite scien-

tifique à réellement pu observer et vérifier

par elle-même ces modèles de théories. Dans

la très grande majorité des cas, nous sommes

condamnés à essayer de comprendre que ce

que les scientifiques nous communiquent.

Les modèles de l’histoire de l’Univers ne

sont donc, en plus de réalités invisibles pour

les scientifiques, des réalités basées sur la

confiance que nous donnons à ces personnes

de référence.

b. Le cas du monde subatomique

Les exemples de réalités précédemment

évoquées sont considérés comme invisibles

par notre incapacité à aller les observer di-

rectement à cause de leur trop grande dis-

tance par rapport à nous, aussi bien dans

l’espace que dans le temps. Nous allons nous

Page 42: Husson_Adrien_PerceptionDeLaRealite.pdf

40

intéresser maintenant au cas du monde su-

batomique, à savoir les modèles décrivant

l’infiniment petit. Ici encore, les modèles de

réalités que nous avons construits ne sont

qu’indirects. Bien que proches de nous, c’est

la petitesse de l’échelle qui nous rend l’obser-

vation impossible de ces objets. Il ne s’agit

pas simplement de montrer qu’on y retrouve

le même rapport à la réalité mais d’introduire

les modèles étonnants que la physique quan-

tique a su mettre évidence depuis presque

un siècle.

Les questionnements liés à la compo-

sition de la matière sont aussi vieux que la

science elle-même. Dès l’Antiquité, Démo-

crite imaginait que celle-ci pouvait être com-

posée d’entités microscopiques, immuables

et indivisibles appelées les atomes. Bien

que cette idée fut abandonnée pendant plu-

sieurs siècles au profit de la vision élémen-

taire d’Aristote (eau, terre, feu, air, éther),

elle revint au XIXème siècle lorsque Mende-

leïev entreprit la classification des éléments

chimiques d’après leurs propriétés. Ce mo-

dèle d’atome indivisible s’est ensuite précisé :

on découvrit l’existence des électrons, puis

celle du noyau, puis les neutrons et protons

le composant... Nous n’allons pas non plus ici

énumérer toutes les particules élémentaires

découvertes à ce jour. Il faut cependant pré-

ciser, comme nous le rappelle Wolfgang Pau-

li dans son livre Physique Moderne et Philo-sophie, que parmi toutes les représentations

que l’on a eu de l’atome et de ses particules

élémentaires, bien qu’à chaque fois les scien-

tifiques n’ont fait que décaler le problème

en subdivisant toujours plus les entités de

la matière, ce qui reste c’est l’énergie : “La

véritable substance, ce qui demeure, c’est

elle. Ce qui change, c’est seulement la forme

sous laquelle elle se manifeste”14. Ceci illustre

d’ailleurs cette notion de “réalité invisible”,

dans le sens où passé une certaine échelle de

mesure il nous est impossible de physique-

ment observer les particules élémentaires.

Tout comme Mendeleïev lorsqu’il classait

les éléments chimiques, il ne le faisait pas en

fonction de ce qu’il voyait, mais par rapport

au comportement qu’il observait à l’échelle

macroscopique des éléments au cours de

réactions chimiques définies. Ce que nous

observons de ces modèles ne sont que la

manifestation de l’énergie qu’ils contiennent,

que ce soit par réactions chimiques, ou soit

par collisions de particules. C’est seulement

à partir de ces résultats que les scientifiques

peuvent affirmer que leurs modèles corres-

pondent effectivement à une réalité poten-

tielle qu’ils ont eux-mêmes formulée.

Aujourd’hui le modèle adopté dans les

livres scolaires de physique est celui de Bohr.

Sans entrer dans le détail, celui-ci représente

l’atome comme un noyau (composé de pro-

tons et de neutrons) autour duquel gravitent

les électrons, en précisant que ceux-ci ne

peuvent se situer que sur des orbites précises

par rapport au noyau. Ce qui nous intéresse

ici est la notion de “quanta”.

Ce n’est pas Bohr qui fut le premier à par-

ler de quanta mais Max Planck avec l’intro-

duction du “quantum d’action” en 1900. A

14 - Pauli, Wolfgang, Physique moderne et phi-losophie, Editions Albin Michel, 1999, Sciences d’aujourd’hui, p.108

Page 43: Husson_Adrien_PerceptionDeLaRealite.pdf

41

cette époque, Max Planck ne s’intéressait pas

à l’atome, dont l’existence n’avait par ailleurs

toujours pas été prouvée, mais à des pro-

blèmes de thermodynamique. Ces travaux

eurent en particulier un impact immédiat sur

un phénomène désigné a posteriori (en 1911)

sous le nom de “catastrophe ultraviolette”.

Ce problème venait du fait que suivant les

théories admises à l’époque, le rayonnement

d’un corps noir se devait d’être infini, ce qui

est bien sûr contraire à l’expérience. Max

Planck réussit, sans réellement l’anticiper,

à résoudre ce problème par l’introduction

d’une constante au sein de ses calculs : celle-

ci implique que les échanges d’énergie entre

matière et lumière se font de façon quanti-

fiés par rapport à cette constante (on parle

alors de quantum d’énergie comme élément

d’échange). De ce fait, il brise la continui-

té dans les échanges énergétiques qui était

jusque-là admise, mais pour lui il ne s’agit

que d’un “truc”, une astuce qu’il a insérée

dans ses calculs afin d’expliquer ses résultats.

On retrouve d’ailleurs la distance qu’il avait

par rapport à son modèle par le symbole de

cette constante : h, la constante de Planck,

du mot allemand “hilfe” signifiant “au se-

cours”. A cette époque, personne, pas même

Planck, ne mesurait la révolution qui se des-

sinait avec l’introduction de cette constante,

comme nous l’avons dit il ne s’agissait que

d’une astuce, mais une astuce qui permet-

tait de décrire effectivement les phénomènes

thermodynamiques et c’est pour cela qu’elle

a été admise.

Le premier a sérieusement prendre en

considération les résultats de Planck, et donc

la réalité des quanta, est Albert Einstein pour

expliquer l’effet photo-électrique en 1905. Par

cela, non seulement il affirme que l’énergie,

et donc la lumière, est elle-même quantifiée

(et non plus seulement les échanges d’éner-

gie entre matière et lumière), mais surtout

il crédibilise la notion à laquelle Planck ne

croyait pas : celle des quanta. Au passage,

ses résultats impliquent également que la

lumière peut avoir un comportement cor-

pusculaire, autrement dit il vient modifier la

notion même de matière.

Le modèle de Bohr n’arrive alors qu’en

1913. Et c’est justement les quanta qui lui ins-

pirent cette vision discontinue du modèle de

l’atome :

– les électrons ne peuvent se situer que

sur des orbites bien précises autour du

noyau ;

– c’est seulement lorsque l’électron passe

d’une orbite à une autre qu’il émet de

l’énergie (sous forme de lumière), ce pas-

sage étant “instantané”.

Son modèle d’atome a par la suite été

mise en défaut et est aujourd’hui considéré

comme faux par les scientifiques (bien qu’il

soit toujours enseigné tel quel à l’école). Il

vient cependant introduire les quanta dans

la matière elle-même, en-dessous d’une

certaine échelle le monde devient alors dis-

continu. Il remet ainsi en cause de nombreux

fondements de la physique alors admise, que

l’on désigne aujourd’hui comme “physique

classique”, en violant littéralement ses prin-

cipes. Désormais selon les partisans de cette

réalité, celle de la physique quantique, les

Page 44: Husson_Adrien_PerceptionDeLaRealite.pdf

42

particules élémentaires de matière ne sont

même plus de la matière mais des entités

n’ayant qu’une probabilité d’existence.

Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’en plus

d’être invisible, cette réalité à tout pour sem-

bler surréaliste. Nous n’avons à notre échelle

aucune perception de discontinuité dans le

monde qui nous entoure. Peut-être est-ce

par la quantité incommensurable de parti-

cules que le monde contient, que les effets

du hasard sont annihilés au niveau macros-

copique ? Dans tous les cas, cette différence

de comportement présuppose une limite sé-

parant un monde microscopique régi par le

hasard au monde macroscopique dans lequel

nous n’en avons aucune perception. Cette

frontière semble cependant impossible à dé-

terminer et de nombreux postulats de la phy-

sique quantique ne sont à ce jour toujours pas

expliqués. Nous reviendrons par la suite sur

les divergences engendrées par la physique

quantique au sein de la communauté scien-

tifique, mais il nous faut souligner que mal-

gré ses manques d’explications et les phé-

nomènes surréalistes dont elle présuppose

l’existence, la physique quantique n’a à ce

jour révéler aucune faille dans la prédiction

des résultats qu’elle avance. Nous retrouvons

même ses applications dans notre vie quoti-

dienne : ordinateur, téléphone, tablette ...

Sans même parler de “réalité intrinsèque”

et malgré les succès concrets des théories

abstraites formulées par la science, nous al-

lons maintenant voir que les disciplines qui

lui sont associées entretiennent un rapport

ambigu avec les réalités qu’elles décrivent.

C. LES LIMITES DE LA SCIENCE

Cet état des lieux nous a permis de par-

courir le champ d’action et les méthodes de

la science. Pour résumer, on pourrait dire

que la science a su construire des démarches

objectives d’observations et d’explications

des phénomènes du monde. Cette objec-

tivation s’établit par une définition précise

du champ d’action de chacun des résultats

mis en évidence, leur permettant par ailleurs

de pouvoir être réfutés a posteriori. Ainsi, la

science n’a pas pour objectif de définir une

vérité ultime de la réalité, mais de proposer

des modèles permettant de rendre compte

au mieux de l’expérience que l’on en a. C’est

aussi pourquoi la science peut justifier d’ima-

giner des modèles réalistes de phénomènes

qui échappent à l’expérience directe. Parmi

ces modèles certains semblent surréalistes,

c’est en particulier le cas de la physique

quantique qui nous donne une description

du monde allant à l’encontre de ce que nous

considérons comme admis. Cependant les

réussites exemplaires de cette théorie lui per-

met de justifier des tensions entres modèles

de réalités qu’elle met en évidence au sein

d’une même réalité. Il s’agit ici notamment

d’une frontière immatérielle qu’elle impose

entre notre monde à l’échelle subatomique,

qui semble être régi par le hasard, de notre

monde macroscopique, où il semble absent.

Nous allons à présent montrer que malgré

cette approche se voulant la plus rationnelle

possible, la science affiche également des li-

mites importantes concernant son approche

de la réalité. Pour cela nous commencerons

Page 45: Husson_Adrien_PerceptionDeLaRealite.pdf

43

par revenir sur la notion de “phénomène” que

les scientifiques s’obstinent à observer, re-

créer et exploiter. Ensuite nous reviendrons

sur la notion même de “découverte scienti-

fique” et de son véritable rapport à la réalité.

Enfin, nous mettrons en évidence comment

les scientifiques sont également soumis aux

séductions de certains modèles de réalité,

malgré leur volonté de s’y affranchir.

a. Phénomènes physiques et propriétés

Afin de construire et de justifier leurs

théories, les scientifiques s’appuient sur des

résultats d’expériences qu’ils s’efforcent de

mener dans des conditions les plus précises

possible. L’équation semble a priori simple :

l’expérience met en jeu des phénomènes qui

sont recréés dans un contexte où un maxi-

mum de paramètres peuvent être contrôlés.

Le scientifique fait alors des mesures sur

les paramètres qu’il peut observer (qu’il ex-

trait sous forme de variables mathématiques

comme nous l’avons déjà précisé) à l’aide

d’un dispositif technique plus ou moins éla-

boré. A partir de ces résultats, il peut véri-

fier si son expérience est en accord avec les

théories qu’il met alors en jeu.

Le problème qui se pose ici est celui de

la frontière sous-entendue entre l’observé et

l’observateur. Pour obtenir des mesures, le

dispositif doit nécessairement entrer en in-

teraction avec le système mesuré, mais s’il

est en interaction, il vient alors perturber le

système. Le système mesuré n’est alors plus

le phénomène qui intéresse le scientifique,

mais le phénomène intégrant un dispositif

parasite.

Ici encore, la théorie scientifique illustrant

bien cette interaction est celle de la physique

quantique. Nous avons dit que selon cette

théorie, une particule élémentaire n’existe

pas concrètement mais n’a qu’une probabili-

té d’existence en chaque point de l’espace. Le

comportement d’une “particule” peut alors

tantôt être décrit avec un modèle de com-

portement ondulatoire, tantôt avec un mo-

dèle de comportement corpusculaire, ceci

est désigné sous le nom de “dualité onde par-

ticule”. Une expérience de physique quan-

tique illustrant cette idée est celle des fentes

d’Young appliquée aux électrons. Cette ex-

périence montre que lorsque le système (que

nous n’allons pas détailler ici) est laissé libre,

les électrons mis en jeu entrent en interfé-

rence et présentent alors un comportement

caractéristique d’une onde. Par contre, dès

qu’un dispositif de mesure est placé au sein

du système, les interférences disparaissent et

les électrons se comportent alors comme de

simples particules de matière.

Ce que cette expérience montre, c’est que

le simple fait d’observer les électrons leur im-

pose un type de comportement. Autrement

dit, l’observateur n’est plus un spectateur

passif mais devient actif sur les résultats de

l’expérience. Dans ce cadre, ce n’est plus seu-

lement notre observation qui “définit” “notre”

réalité, mais notre observation qui “impose”

“une” réalité. On peut alors se poser la ques-

tion de ce qui est réellement mesuré, et sur-

tout où se situe alors la frontière (à considérer

qu’elle existe) entre l’observateur et le sys-

Page 46: Husson_Adrien_PerceptionDeLaRealite.pdf

44

tème observé.

Trin Xuan Thuan nous rappelle égale-

ment qu’une prise de mesure n’est jamais

instantanée car ceci demanderait une quan-

tité d’énergie infinie15 ! Il y a donc néces-

sairement une marge d’incertitude liée à la

durée, même infime, de la mesure (et on ne

parle même pas de la résolution limitée des

appareils utilisés). En physique quantique,

c’est aussi cette incertitude qui impose une

impossibilité à prévoir le comportement des

particules, car il est impossible de pouvoir dé-

terminer simultanément et avec le même de-

gré de précision la position et la vitesse d’une

particule16. On parle alors de “flou quantique”.

Cette indétermination implique un choix, car

un gain en précision pour l’un impliquera né-

cessairement une perte pour l’autre.

Afin de synthétiser l’ensemble des re-

marques évoquées concernant l’observation

des phénomènes, on pourrait dire que la

prise de mesure représente un réel sacrifice.

C’est ce que Wolfgang Pauli explique :

“Outre que le renoncement à certaines valeurs mesurées (perte de connaissances) a pour contrepartie l’acquisi-tion d’autres valeurs mesu-rées, dans le cas de la mesure physique le “don du sacrifica-teur” est une partie non pas

15 - Ricard, Matthieu, L’infini dans la paume de la main, Paris : Nil Editions / Fayard, 2000, p.20016 - Pour déterminer la position d’un électron il faut «l’éclairer», mais cet éclairage fournit en même temps une énergie à cet électron modi-fiant alors sa vitesse. Et vice versa un éclairage plus faible réduira son impact sur sa vitesse mais limitera notre capacité à le situer dans l’espace.

de lui-même, mais du monde extérieur, d’où il s’ensuit que l’observateur n’est pas trans-formé.”17

Il précise que ce sacrifice intervient dans

le choix du dispositif expérimental. Une fois

que celui-ci est fixé, l’expérimentateur n’a

alors plus aucune influence sur les résultats

de la mesure, mais une fois le dispositif re-

tiré, le système redevient “abandonné à lui-

même”.

On peut alors se demander ce que repré-

sentent concrètement les mesures extraites

de l’expérience par rapport aux phénomènes

mis en jeu. Comme nous l’avons vu, les ma-

thématiques sont le langage utilisé par les

scientifiques pour décrire les phénomènes

qu’ils observent. Ce langage fait intervenir

des variables qu’ils peuvent extraire des phé-

nomènes physiques. Mais si ces variables

ne sont rien d’autre que des propriétés du

phénomène, sont-elles pour autant révéla-

trices de ce qui constitue le phénomène en

question ? Sur cette question Matthieu Ri-

card, bouddhiste proche du Dalaï-Lama, ex-

pose dans ses conversations avec Trin Xuan

Thuan un raisonnement qu’il empreinte au

philosophe bouddhiste Chandrakirti en l’ap-

pliquant à l’électron. Voici ses conclusions18 :

– L’électron n’est pas ses propriétés, parce

que celles-ci sont multiples et l’entité

d’électron deviendrait elle aussi multiple ;

– Il n’est pas autre chose que ses proprié-

17 - Pauli, Wolfgang, Physique moderne et phi-losophie, Editions Albin Michel, 1999, Sciences d’aujourd’hui, p.18318 - Ricard, Matthieu, L’infini dans la paume de la main, loc.cit., p.110

Page 47: Husson_Adrien_PerceptionDeLaRealite.pdf

45

tés, car on pourrait alors le percevoir sé-

parément de ses propriétés ;

– Il n’est pas fondement de ses propriétés ;

– Ses propriétés ne constituent pas son

fondement ;

– Il n’est pas le propriétaire réel de ses pro-

priétés ;

– Il n’est pas le simple ensemble de ses

propriétés ;

– Il n’est pas la forme de ses propriétés ;

On peut ici en conclure que les pro-

priétés et l’électron ne sont ni confondus,

ni distincts. Cela nous amène à concevoir

les propriétés de l’électron (et plus généra-

lement les propriétés de tous phénomènes

physiques) comme de simples “étiquettes

mentales”. Matthieu Ricard souligne alors la

nature conventionnelle des propriétés que

nous attribuons à chaque phénomène : elles

n’ont pas d’existence propre. Ce ne sont que

des conventions pour rendre compte d’une

réalité et on en revient encore une fois à la

notion de grille de lecture du monde. Cette

observation est également confortée par les

résultats de la physique quantique, en par-

ticulier avec la dualité onde / particule pour

rester sur l’exemple de l’électron.

Pour conclure, nous évoquerons ici un

exemple simple, que chacun de nous à très

certainement déjà vécu un jour au moins

une fois et qui rassemble l’ensemble des ob-

servations de cette partie. Il s’agit ici encore

d’un exemple tiré du livre de Matthieu Ri-

card19 : l’observation d’un arc-en-ciel. L’arc-

en-ciel est comme n’importe quel phéno-

19 - Ricard, Matthieu, L’infini dans la paume de la main, Paris : Nil Editions / Fayard, 2000, p.157

mène physique observable, nous pouvons le

décrire sous différents critères : sa taille, ses

couleurs, sa position... Ce qui nous intéresse

particulièrement ici est sa position, car nous

savons que lorsque nous nous déplaçons par

rapport à lui, il semble se déplacer par rap-

port à nous. Chacun de ses observateurs le

voit donc à des positions distinctes, chacun

d’eux a donc un rôle actif sur ce qu’il observe.

Un observateur “impose” donc “une” réalité

par son acte d’observation : celle où il le voit.

Personne ne peut alors affirmer que cette ré-

alité n’existe pas puisque qu’il le voit effec-

tivement à cet endroit-là. Cette réalité peut

cependant être considérée comme fausse par

tous les autres observateurs puisque chacun

d’eux le voient ailleurs. La propriété “posi-

tion” ne décrit donc aucunement “la réalité”

de l’arc-en-ciel, en plus de n’avoir aucune

existence propre : ce n’est qu’une étiquette

mentale appliquée à ce que nous voyons.

Nous reviendrons sur cet exemple dans la

dernière partie de ce mémoire, en nous in-

téressant cette fois non plus à la réalité des

propriétés des phénomènes, mais à la réalité

des phénomènes eux-mêmes.

Ici nous avons donc vu que dans les

faits, les liens entre réalité, phénomènes et

propriétés n’ont absolument rien d’évident.

Nous allons à présent voir que ce n’est pas

la seule critique que l’on peut faire aux ré-

alités scientifiques. Elles présentent en effet

d’autres faiblesses, en particulier lorsque le

scientifique tente de mettre à jour des phé-

nomènes jusque-là inobservés.

Page 48: Husson_Adrien_PerceptionDeLaRealite.pdf

46

b. Découvertes scientifiques

Revenons maintenant sur l’évolution des

sciences et en particulier sur la notion de

“découverte scientifique”. Nous avons vu que

les scientifiques construisent des modèles de

réalité afin de décrire au mieux, et même de

prévoir le comportement des phénomènes

de la réalité que nous vivons. Dans cette par-

tie nous allons ici prendre un exemple tiré de

l’actualité récente : la découverte du boson de

Higgs.

En juillet 2012 était annoncée par le

CERN, et relayée dans les médias, la décou-

verte du boson de Higgs. L’histoire de cette

particule n’a cependant pas débuté à cette

date. Il faut d’abord remonter avant l’année

1964, où le modèle admis à l’époque pour

rendre compte de la structure de la matière

était (et est toujours aujourd’hui) la théo-

rie du modèle standard. Cette théorie, bien

qu’elle était alors relativement jeune, arri-

vait à rendre compte remarquablement bien

de très nombreux résultats expérimentaux.

Mais en 1964, en se penchant de plus près

sur ce que disait théoriquement ce modèle,

des physiciens se sont rendus compte qu’en

le suivant on en déduisait que les particules

(de matière) avait une masse nulle. Or cette

affirmation théorique est contraire à l’expé-

rience.

A ce stade, trois physiciens (Peter Higgs,

François Englert et Robert Brout) vont alors

tenter de réinterpréter la notion même de

masse (sans mettre en cause la véracité de la

théorie du modèle standard). En août 1964, ils

publièrent deux articles pour rendre compte

de leur nouvelle hypothèse : effectivement

les particules de matière n’ont pas de masse,

la masse n’est que le résultat de l’interaction

de ces particules avec un champ, appelé par

la suite “champ de Higgs”, composé de bo-

sons (les bosons de Higgs). Ils viennent ainsi

consolider la théorie du modèle standard en

précisant encore un peu plus sa définition et

en le rendant compatible avec l’expérience.

A cette époque il était cependant impos-

sible de confirmer l’existence de cette nou-

velle particule de manière expérimentale,

les énergies requises pour son observation

étant beaucoup trop élevées. C’est doréna-

vant chose faite grâce aux travaux menés

depuis de nombreuses années par le CERN

et qui aboutirent récemment à cette affir-

mation de la part des médias : “nous avons

découvert le boson de Higgs”. On comprend

déjà que la particule n’a pas été découverte

dans le sens où l’on ignorait son existence

auparavant. Découverte signifie ici plutôt :

“nous avons mis en évidence par la pratique,

une particule que nous avions déjà iden-

tifiée dans la théorie”. Mais ici encore cette

affirmation est à nuancer : oui une nouvelle

particule a été découverte par le CERN, mais

nous ne pouvons pas affirmer à 100% qu’il

s’agit du boson de Higgs20. L’affirmation qui

semble la plus juste concernant les résultats

du CERN serait : “nous avons découvert une

nouvelle particule, dont les caractéristiques

correspondent de très près à celle du boson

20 - Afin de confirmer entièrement l’identité de cette particule il fallait pouvoir en vérifier le «spin», ce qui n’avait pas encore pu être fait au moment de l’annonce (mais qui l’est depuis).

Page 49: Husson_Adrien_PerceptionDeLaRealite.pdf

47

de Higgs tel qu’il est décrit dans le modèle

standard”.

Cet exemple est révé-

lateur des processus que

la science met en jeu

lorsqu’elle se retrouve

face à une découverte ve-

nant remettre en cause les

théories admises. Ici, la théo-

rie n’a pas été mise à mal mais renforcée.

Ce n’est pas toujours le cas, l’exemple de la

physique quantique étant peut-être l’un des

virages théoriques les plus marquants de ce

dernier siècle. Dans tous les cas, face à une

incohérence dans les théories scientifiques,

Wolfgang Pauli nous rappelle que pour y re-

médier il faut alors faire intervenir “un haut

degré de finesse scientifique”21. Nous avons

déjà exposé plusieurs exemples tout au long

de ce mémoire de la manifestation de cette

finesse : par Galilée, Max Planck (bien qu’il

n’en avait pas conscience), Niels Bohr, Pe-

ter Higgs ... Mais il est temps à présent de

valoriser le fait que ces théories viennent

avant tout d’esprits humains (nous n’allons

pas nous poser la question de ce qui inspire

les chercheurs scientifiques). Les théories

scientifiques peuvent en effet être perçues

comme des créations de l’esprit humain, que

les chercheurs s’efforceront par la suite d’en

démontrer la validité ou les failles.

Nous en arrivons au propos de cette

sous-partie. Comme nous l’avons déjà fait

remarquer, arrivé à certaines échelles d’es-

21 - Pauli, Wolfgang, Physique moderne et phi-losophie, Editions Albin Michel, 1999, Sciences d’aujourd’hui, p.93

pace ou de temps, le scientifique est inca-

pable de vérifier directement ce qu’il tente de

théoriser. Si l’on ajoute à cela que la théorie

elle-même est le fruit de l’imagination des

scientifiques, on peut alors se demander

ce que représente la notion de “décou-

verte” dans le cas de la science. A ce pro-

pos, concernant le concept d’atome Fran-

çois Jacob affirme :

“La description de l’atome donnée par le physicien n’est pas le reflet exact et im-muable d’une réalité dévoilée. C’est un modèle, une abs-traction, le résultat de siècles d’efforts de physiciens qui se sont concentrés sur un petit groupe de phénomènes pour construire une représentation cohérente du monde. La des-cription de l’atome paraît être autant une création qu’une découverte.”22

Autrement dit, nous n’avons pas décou-

vert l’atome par hasard, mais d’une certaine

manière parce que nous avions préparé

le terrain pour que ce modèle soit vérifié

presque dans tous les cas. On peut alors pen-

ser à Artur Schopenhauer lorsqu’il affirme :

“C’est comme si l’intellect (…) s’étonnait de trouver que chaque multiple de neuf donne à nouveau neuf, lors-qu’on additionne les chiffres qui le compose, soit ensemble, soit à un autre nombre dont les chiffres ajoutés un à un de nouveau forment neuf ; et pourtant, il a préparé lui-même ce miracle par le sys-

22 - Jacob, François, La Souris, la mouche et l’homme, Odile Jacob, 1997, p.216

Page 50: Husson_Adrien_PerceptionDeLaRealite.pdf

48

tème décimal.”23.

Dans ses conversations avec Niels Bohr,

Albert Einstein se demandait “peut-être, que

la physique, c’est la description de ce que l’on

imagine, simplement ?”24. Cela ne met pas à

mal la discipline de la science, car elle reste

dans son rôle. Mais si effectivement les dé-

couvertes scientifiques révèlent davantage

de “créations” que de “découvertes”, cela pose

d’autant plus de questions sur les capacités

de la science à donner un sens à la réalité.

Ce dernier point nous donne malgré tout

une première brique pour construire la ré-

flexion qui viendra en dernière partie de ce

mémoire. Elle met en effet en évidence l’im-

portance des capacités de l’homme à utiliser

son esprit pour créer. En créant, l’homme

peut ainsi en partie agir de lui-même sur la

réalité qu’il décide de concevoir. Avant cela,

nous allons maintenant terminer cette partie

sur les limites des modèles scientifiques en

évoquant l’impact non négligeable du cadre

culturel dans lequel les scientifiques exercent

leur discipline.

c. L’impact culturel

Le dernier point que nous aborderons sur

les limites de la science face aux questions

de la réalité, concerne l’impact sur les scien-

tifiques de leurs origines culturelles. Bien que

cet aspect soit parfois nettement visible, par

23 - Schopenhauer, Artur, Über den Willen in der Natur, dans Arthur Schopenhauers sämt-liche Werke, vol. III, Munich, R.Piper, 1912, p.34624 - Pauli, Wolfgang, Physique moderne et phi-losophie, Editions Albin Michel, 1999, Sciences d’aujourd’hui, p.144

exemple lors de divergences entre scienti-

fiques, il peut aussi être très vicieux. Dans

tous les cas, il semble d’autant plus intéres-

sant à souligner du fait qu’une des volontés

premières de la science moderne était de

s’affranchir de ces contraintes d’ordre émo-

tionnel.

On peut tout d’abord se demander :

comment des divergences sur des modèles

théoriques peuvent-elles naître entres scien-

tifiques ? Ces divergences naissent notam-

ment avec des théories admises ne pouvant

être expliquées expérimentalement. C’est

notamment le cas de la physique quantique

et sur lequel nous allons encore une fois

revenir. Nous nous concentrerons sur les

nombreux débats qu’elle a engendrés à son

émergence, en particulier avec le célèbre dé-

bat Bohr / Einstein (l’un partisan des conclu-

sions théoriques de la physique quantique,

l’autre s’y opposant). Rappelons d’abord

comment la physique quantique conçoit le

monde à l’échelle subatomique :

– La dualité onde / particule : une parti-

cule peut décrire à la fois un comporte-

ment d’onde et à la fois un comporte-

ment corpusculaire.

– Une particule n’a qu’une probabilité

d’existence en différents points de l’es-

pace, c’est par l’observation que l’on peut

“fixer” son existence matérielle.

La physique quantique introduit ainsi les

notions de hasard et de discontinuité dans

la réalité. Elle pose également bien d’autres

postulats, par exemple l’intrication quan-

tique : deux particules intriquées présentent

Page 51: Husson_Adrien_PerceptionDeLaRealite.pdf

49

des comportements synchrones quelle que

soit la distance qui les sépare, même à l’autre

bout de l’univers ! Nous n’avons pas encore

réussi à démontrer expérimentalement l’en-

semble de ces résultats, mais les scientifiques

s’accordent à dire que depuis sa formulation,

la physique quantique n’a jamais révélé la

moindre faille dans la prédiction des résul-

tats qu’elle avance.

Cette conception du monde a cepen-

dant été très critiquée dès sa formulation, de

nombreux scientifiques espéraient que cette

théorie ne soit qu’une étape de la science

permettant d’expliquer temporairement des

phénomènes sur laquelle la physique clas-

sique bloquait. Selon eux ce n’était qu’une

question de temps avant de retrouver le ré-

alisme rassurant des anciens modèles25. Cet

état de méfiance, voire de résistance, laisse

apparaître l’influence des origines socio-

culturelles des scientifiques, en particulier

concernant les écoles scientifiques de cha-

cun.

Le temps semble finalement donner rai-

son à la physique quantique et l’on peut au-

jourd’hui constater a posteriori que même

les plus grands scientifiques de l’époque ce

sont fait prendre au piège de leur attache-

ment à des modèles de réalité. Y compris Al-

bert Einstein lui-même, un des plus grands

esprits scientifiques de l’Histoire (dont nous

n’avons malheureusement pas eu l’occasion

d’en exposer les travaux ici) et qui a d’ailleurs

paradoxalement contribué à cette révolu-

25 - Pauli, Wolfgang, Physique moderne et phi-losophie, Editions Albin Michel, 1999, Sciences d’aujourd’hui, p.93

tion. Il refusait que la réalité puisse être régie

par le hasard, ce qui lui inspira cette célèbre

phrase : “Dieu ne joue pas aux dés” ou en-

core “J’aime penser que la lune est là même si

je ne la regarde pas.”. Ce qu’il craignait avant

tout, était qu’en admettant les postulats de

la physique quantique, la science perde de

son objectivité et fausserait ses propres li-

mites “entre la réalité physique et le rêve ou

l’hallucination”26. Il croyait en revanche en

un idéal, que Wolfgang Pauli désigne sous le

nom d’ “idéal de l’observateur disjoint de l’ob-

servation” : “Il existe objectivement, en-de-

hors de toute observation et de toute mesure,

quelque chose que l’on peut appeler l’état réel

d’un système physique et qui peut être dé-

crit, en principe, par les moyens d’expression

de la physique”27.

Cette croyance dans un “réalisme maté-

riel” a également des impacts expérimentaux

concrets. Nous avons déjà vu que le rôle de

l’observateur avait été profondément remis

en question par la physique quantique, ce

dont il est a présent question est la linéarité

des mesures expérimentales de la physique

classique. En effet, pour Albert Einstein,

bien qu’il ait conscience de l’impact que peut

avoir un dispositif de mesure sur le système

qu’il observe, la “réalité” du système semble

tout de même accessible en multipliant les

expérimentations et en synthétisant les

résultats, à condition que les impacts des

mesures s’excluent réciproquement28. Cette

conception de l’observation relève bien plus

26 - Ibid., p.14427 - Ibid., p.4928 - Pauli, Wolfgang, Physique moderne et phi-losophie, Editions Albin Michel, 1999, Sciences d’aujourd’hui p.49

Page 52: Husson_Adrien_PerceptionDeLaRealite.pdf

50

que du domaine de l’expérience scientifique,

il s’agit là des conséquences d’un modèle de

conception prédéfinie de l’organisation de

l’univers. Dans cette optique, l’univers peut

être étudié partie par partie de façon indé-

pendante, on parle alors de “physique réduc-

tionniste”29. C’est suivant ce schéma que la

science moderne s’est construite : il n’y a pas

“une science” mais des sciences, chacune

spécialisée dans un domaine bien spécifique

(astronomie, chimie, biologie ...). La physique

quantique vient ici mettre à mal cette vision

segmentée car elle met en évidence que dans

l’univers, le tout semble être supérieur à la

somme de ses parties ! L’univers semble alors

présenter des propriétés dites “émergentes”

passés certains niveaux de complexité, ces

nouvelles propriétés n’ayant pas de liens de

causalité apparents avec la situation précé-

dente. Pour illustrer cette idée, nous pou-

vons reprendre l’exemple que donne Mat-

thieu Ricard : balayer la poussière avec un

brin d’herbe est impossible et l’on pourrait

prendre autant de brins d’herbe que l’on sou-

haite, cela ne rendrait pas la tâche moins ar-

due tant qu’ils sont pris indépendamment.

La situation devient cependant beaucoup

plus facile lorsqu’on les assemble pour en

faire un balai.

Nous reviendrons par la suite sur les

évolutions que semble aujourd’hui suivre

la science concernant son rapport pluriel à

l’univers. Ce que nous retiendrons ici, c’est

qu’il ne s’agit pas simplement d’apparte-

nance à des écoles scientifiques, mais encore

29 - Ricard, Matthieu, L’infini dans la paume de la main, Paris : Nil Editions / Fayard, 2000, p.277

une fois de conséquences d’archétypes pré-

sents dans l’esprit humain, y compris dans

celui du scientifique. Bien qu’il s’efforce de

s’en détacher, le scientifique est soumis à sa

condition d’être humain. Celle-ci lui impose

des modèles par les voix de son inconscient

et il semble impossible de s’en défaire tota-

lement.

Nous allons terminer cette sous-partie

en mentionnant l’impact plus surprenant

du christianisme (et plus généralement des

religions postulants l’existence d’un dieu

créateur) sur l’approche scientifique. Par ses

travaux, la science semble en effet vouloir

mettre évidence des lois fondamentales de

l’univers. Les scientifiques expliquent ainsi

l’ordre du monde par des entités immuables

(par exemple des forces ou des constantes

mathématiques) présentes depuis le début

de l’univers, voir même le précédent, et qui

seraient responsables de son évolution. Ils

lui postulent également un commencement

: une date marquant la création de l’univers

et que nous désignons aujourd’hui sous

le nom de “Big Bang”. Cette conception du

monde est en réalité extrêmement proche

de celle exposée dans les livres religieux, en

particulier ceux de l’occident (christianisme,

judaïsme, islam...) : existence d’un Dieu créa-

teur et immuable, responsable de l’univers.

Il ne s’agit cependant pas là d’un simple ha-

sard, la science moderne (on parle principa-

lement ici de la science dite “réductionniste”)

découle effectivement de cette approche du

fait qu’elle est née en occident : la science

moderne est avant tout un produit occiden-

tal ! Il est également à signaler que nombre de

Page 53: Husson_Adrien_PerceptionDeLaRealite.pdf

51

scientifiques ayant marqués l’Histoire étaient

de fervents chrétiens : Galilée, Newton et

Kepler, pour ne citer qu’eux, concevaient

la science comme un moyen de révéler

l’œuvre de Dieu30. Aujourd’hui la séparation

entre science et religion semble plus nette,

mais au fond, le langage des mathématiques

n’auraient-ils pas simplement reformulé le

concept de Dieu ?

D. CONCLUSIONS DE L’OUTIL SCIENTIFIQUE

Dans cette partie nous avons pu explorer

de quelle manière la science permet d’appor-

ter des réponses à l’ignorance précédemment

décrite. Cette discipline a ainsi mis en œuvre

des méthodes et des outils rigoureux per-

mettant de rendre compte du comportement

de l’univers en lui construisant des modèles

solides, bien que parfois très abstraits. Leur

efficacité n’est en effet plus à démontrer tel-

lement qu’ils ont permis un développement

sans précédent de nos sociétés, en particulier

par les progrès technologiques.

Cependant, nous avons également vu

que la science entretient un rapport ambigu

avec la réalité à laquelle elle affirme se rac-

crocher. Depuis l’avènement de la physique

quantique, l’univers parait se complexifier en

faisant apparaitre des phénomènes défiant le

sens commun en plus d’avoir fortement re-

mis en cause la place de l’observateur. L’ex-

périence scientifique ne semble plus être ré-

vélatrice d’une réalité potentielle, mais d’une

30 - Ricard, Matthieu, L’infini dans la paume de la main, Paris : Nil Editions / Fayard, 2000, p.273

simple convention de celle-ci. D’autre part,

car il est le fruit de l’homme, l’esprit scien-

tifique semble lui non plus incapable de se

détacher complètement de visions premières

que lui fournit son inconscient.

Il ne faut pas non plus oublier que ce mo-

dèle de réalité est avant tout réservé à une

élite! Seules peu de personnes dans le monde

ont réellement l’occasion d’expérimenter les

théories de la science et encore moins de

pouvoir les comprendre dans leur totalité. A

l’échelle de la population humaine les théo-

ries scientifiques n’apparaissent à leur tour

que comme des conventions soutenues par

la confiance que nous avons envers ces per-

sonnes dites de référence.

Pour finir on peut donc dire que malgré

sa solidité, l’outil scientifique semble inca-

pable d’apporter une réponse complète à cet

état d’ignorance qui nous rend si vulnérable

face au monde. On pourrait même dire d’une

certaine manière que la science ne fait que

déplacer le problème (mais non). Dans la der-

nière partie, nous allons tenter de voir com-

ment les limites auxquelles nous faisons face

aujourd’hui, en particulier celle de la science,

peuvent se révéler être un moteur de valori-

sation de la réalité que nous vivons.

Page 54: Husson_Adrien_PerceptionDeLaRealite.pdf

Chapitre III

APRES LA SCIENCE

Page 55: Husson_Adrien_PerceptionDeLaRealite.pdf

Chapitre III

APRES LA SCIENCE

Page 56: Husson_Adrien_PerceptionDeLaRealite.pdf

54

Dans la première partie, nous avons exploré les différentes manifestations de l’ignorance ainsi que ses potentielles conséquences pour le moins néfastes : manipulation, haine, blocage... Contre ces véritables faiblesses face au monde, la science propose une approche se voulant la plus rationnelle possible de la réalité. Mais parce qu’elle est un produit humain, elle se retrouve tant bien que mal soumise à cette condition. Elle fournit cependant, non pas des “réponses”, mais des indices forts sur le fonctionnement potentiel du réel. Nous allons voir, comment à partir des li-mites de nos connaissances nous pouvons concevoir une toute nouvelle approche du monde et ainsi fournir une source poten-tielle de valorisation de la réalité.

Nous allons dans un premier temps revenir et argumenter d’avantage sur la vision unifiée de l’univers vers laquelle tend la science et mettre en parallèle ces résultats avec les conceptions du monde dans les cultures orientales. Nous nous concentrerons ensuite sur la question de l’existence de la réalité derrière tous les voiles qui la recouvrent, en particulier ceux ayant été mis en évidence dans ce mé-moire. Enfin, nous verrons comment cela nous amène à ce que nous considére-rons ici comme un nouvel état d’ignorance et dont nous ten-terons de mettre à

jour le potentiel.

A. VERS UNE VISION UNIFIÉE DE L’UNIVERS

a. Unification par la science

En émergeant de l’esprit scientifique, les

idées de la physique quantique introduisent

le concept d’un univers complètement unifié.

Cette unification signifie en particulier que

les dimensions de l’espace ne sont que des

illusions. Nous pouvons par exemple rappe-

ler l’exemple de l’intrication quantique : deux

particules intriquées présentent un compor-

tement synchrone simultané quelle que soit

la distance qui les sépare. Ce qui vient ici

choquer le sens commun est cet aspect “ins-

tantané”, d’autant plus pour le scientifique

habitué aux théories de la relativité postulant

le fait que rien ne peut passer outre la vitesse

de la lumière (dans un sens ou dans l’autre

mais c’est encore un autre sujet) : comment

se fait-il alors qu’une information, quelle que

soit sa forme, puisse voyager avec une vi-

tesse “infinie” ? C’est justement par ce genre

de paradoxe que la physique quantique nous

montre que nous n’avons peut être qu’une

vision faussée de l’univers. Non,

il n’y a pas d’informations

voyageant aussi rapide-

ment, les deux corps

ont un comportement

synchrone du fait

qu’ils ne font réellement

qu’un. C’est uniquement

par notre propre représenta-

tion du monde que nous introduisons la no-

tion d’espace, nous faisant ainsi croire qu’ils

Page 57: Husson_Adrien_PerceptionDeLaRealite.pdf

55

sont distincts.

En réalité, l’unification de l’univers par

un modèle unique n’a pas débuté

avec les théories quantiques. On

pourrait même dire que l’his-

toire de la science se consti-

tue d’une quête perpétuelle

d’unification des modèles1 :

– au XVIIème siècle,

Newton unifie le ciel et la

Terre en montrant que c›est

la même force, la force de gravité,

qui est responsable de la chute des corps

en même temps que des mouvements de

Lune autour de la Terre ;

– au XIXème siècle, Maxwell unifie la force

électrique et la force électromagnétique

en mettant en évidence leur origine com-

mune ;

– au XXème siècle, Albert Einstein unifie

l›espace et le temps par les théories de

la relativité (restreinte puis générale). Par

ses résultats, il introduit ainsi la concep-

tion de l›univers comme “objet physique”,

au même titre que n›importe quel autre.

Dans d›autres travaux (déjà évoqués) sur

l’effet photoélectrique il jette également

des ponts entre lumière et matière.

Dans cette optique la physique quantique

ne fait que suivre une démarche enclenchée

plusieurs siècles avant elle. Mais cette quête

est loin d’être finie : la physique quantique ne

parvient toujours pas à intégrer la gravité au

sein de sa théorie.

1 - Ricard, Matthieu, L’infini dans la paume de la main, Paris : Nil Editions / Fayard, 2000, p.70

La situation actuelle de la science

se partage en réalité entre physique quan-

tique et relativité générale. L’une rendant

parfaitement compte du comporte-

ment du monde à l’échelle su-

batomique, l’autre rendant

compte du comportement

macroscopique de l’univers.

La quête d’une unique théo-

rie rapportant l’ensemble du

fonctionnement de l’univers

reste ainsi le grâle des scienti-

fiques. Certaines théories semblent

indiquer des pistes possibles, en particulier

celle des “supercordes”, mais aucune n’a

pour l’instant fourni un ensemble de preuves

suffisamment cohérent pour qu’elles soient

scientifiquement admises.

b. La vision orientale

Malgré cette direction de la science vers

un univers unifié, il semble important de

souligner le choc que les résultats de la phy-

sique quantique infligent au sens commun.

C’est comme-ci les scientifiques étaient

en quête d’unité mais s’étonnaient tout de

même de la retrouver dans leurs travaux.

Nous allons ici encore souligner l’impor-

tance des origines occidentales de la science

moderne, cette fois en nous intéressant aux

cultures orientales.

Les peuples orientaux semblent ef-

fectivement plus à même d’appréhender

l’unité de l’univers. Cette unité se retrouve

depuis toujours dans les textes religieux des

pays d’Asie où la quête des Hommes est

avant tout constituée d’une recherche d’unité

Page 58: Husson_Adrien_PerceptionDeLaRealite.pdf

56

avec le divin. On la retrouve sous différentes

forment : le Tao en Chine, le Samâdhi en

Inde ou encore le Nirvâna pour les boudd-

histes. Il ne s’agit pas là de science, mais de

“mystiques”. L’Histoire occidentale présente

bien évidemment également ses propres

mouvements de pensées mystiques. Dans

son livre Mystique d’Occident et d’Orient, Rudolf Otto amène une comparaison entre

cultures orientales et cultures occidentales

au travers de la mystique de Maître Eckhart

(dominicain allemand ayant vécu au XIVème

siècle) et de celle de l’Indien Shankarâ (fon-

dateur de la philosophie du Vedânta ayant

vécu au VIIIème siècle). En réalité, que ce

soit en Orient ou en Occident, les mystiques

semblent constamment rechercher une unité

de l’Homme et de l’Univers en considérant la

multiplicité apparente du monde comme une

pure illusion. Ce qui est cependant à relever

est la différence fondamentale dans l’ap-

proche orientale et l’approche occidentale.

C’est justement ce que Rudolf Otto révèle

à travers ses travaux et que Wolfgang Pauli

reprend dans son livre2. En occident la ques-

tion est “pourquoi” : “Pourquoi l’Un se reflète-

t-il dans le multiple ? Quel est le miroir ré-

fléchissant, et qu’est-ce qu’il réfléchit ?”. A la

différence de l’orient qui se pose la question

du “comment” : comment l’Homme peut-

il accéder à l’unité de l’Univers ? Comment

peut-il combattre l’illusion de la multiplicité ?

Cette différence nous donne ainsi un in-

dice fort sur ce que l’on retrouve encore au-

jourd’hui dans l’appréhension de l’univers.

2 - Rudolf Otto, cité dans : Pauli, Wolfgang, Physique moderne et philosophie, Editions Albin Michel, 1999, Sciences d’aujourd’hui, p.165

En se développant, la science occidentale se

retrouva presque logiquement à devoir seg-

menter le monde pour lui en extraire un sens

tandis que dans la culture orientale l’unicité

est quelque chose d’admis. Ainsi en orient, il

semble impossible d’embrasser l’univers au-

trement que dans sa globalité, ce qui explique

notamment que cette tâche passe avant tout

par une démarche spirituelle : réaliser cette

tâche expérimentalement d’un seul coup

semble légèrement plus ardu.

Dans leurs conversations, Matthieu Ri-

card et Trin Xuan reviennent sur cette di-

vergence d’approche du monde où la com-

paraison se joue ici entre le bouddhisme et

la science moderne. Le bouddhisme conçoit

l’univers comme un ensemble (unique) de

phénomènes interdépendants, il est donc

tout à fait logique que selon cette approche

certains phénomènes puissent avoir des in-

fluences immédiates à l’autre bout de l’uni-

vers.

Ce que nous pouvons ici en dégager c’est

que malgré cette différence d’approche, la

science occidentale semble aujourd’hui s’ac-

corder à confirmer le caractère holistique du

monde véhiculé dans les textes orientaux. A

force d’avoir segmenté sa discipline en spé-

cialités, la science avait fini par perdre de

vue l’unicité de son objet d’étude, c’est que

déplore aussi bien Wolfgang Pauli que Trin

Xuan Thuan. Il n’empêche cependant que

par cette approche plurielle, la science a pu

connaître un développement rapide, nous

fournissant ainsi des schémas de compré-

hension du monde d’une efficacité redou-

Page 59: Husson_Adrien_PerceptionDeLaRealite.pdf

57

table. Wolfgang Pauli précise qu’il est désor-

mais temps pour les spécialités scientifiques

de se réunir à nouveau et même d’y intégrer

des disciplines a priori annexes telles que la

philosophie3.

B. L’ILLUSION DE LA RÉALITÉ

Jusqu’ici nous avons vu que l’accès

à une réalité intrinsèque de l’univers semble

extrêmement compromis : nous n’avons

d’elle qu’une manifestation de phénomènes

interagissant entre eux. Ces phénomènes ne

nous sont accessibles que par l’observation,

or cet acte d’observation semble corrompre

de lui-même ces précieux indices. Nous

avons également précisé que les propriétés

que nous appliquons sur ces phénomènes

ne semblent être que des illusions, qu’elles

n’ont pas d’existences propres et qu’elles ne

peuvent aucunement prétendre porter en

elles la réalité qu’elles ornent.

Ce dont il va être à présent question et

du questionnement que l’on peut avoir sur

l’existence même de cette réalité si bien dis-

simulée. Il sera d’abord question de l’exis-

tence des lois que la science, et avant elle

la religion, postule dans ses modèles. Nous

reviendrons ensuite encore une fois sur la

vision orientale de cette réalité cachée puis

nous porterons ce questionnement, non plus

sur la réalité d’un univers physique, mais sur

la réalité de l’esprit.

3 - Pauli, Wolfgang, Physique moderne et phi-losophie, Editions Albin Michel, 1999, Sciences d’aujourd’hui, p.31

a. Les lois de l’univers

Dans un premier temps nous allons nous

intéresser à l’existence potentielle des lois

décrites dans les théories scientifiques, c’est

en effet sur elles que semblent reposer les ré-

alités postulées par la science. Comme nous

l’avons vu, la science occidentale porte en

elle des reliques des religions monothéistes

occidentales. Il s’agit notamment de cette

conception du monde marquée d’un acte de

naissance de l’univers pour ensuite suivre

une évolution régie par des lois. Pour les reli-

gions, la solution est toute trouvée : le monde

est l’œuvre d’un Dieu immuable et tout puis-

sant. Dans la science, les entités immuables

se projettent au sein de constantes mathé-

matiques :

– la vitesse de la lumière : c = 3.1010 cm/s ;

– la constante gravitationnelle : k = 1,87.10-

27 cm/g ;

– le quantum d’action h = 6,626.10-34 J.s ... ;

Les théories scientifiques expliquant l’his-

toire de l’univers nous précisent par ailleurs

que des variations, mêmes infimes, dans la

valeur de ces constantes auraient conduit à

des univers complètement différents et dans

la majorité des cas : stériles ou inexistants.

Cela pose dans tous les cas la question de

ce qui a causé l’univers. Les lois sont-elles la

cause de la formation de l’univers ou bien

l’univers a-t-il apporté ces lois avec son ap-

parition ? Avec un raisonnement similaire

à celui qu’il a porté sur l’électron et ses pro-

priétés, Matthieu Ricard analyse les relations

Page 60: Husson_Adrien_PerceptionDeLaRealite.pdf

58

liant la cause à l’effet4 dans l’acte de création

d’une chose (qui ici pourrait être l’univers). Il

distingue quatre possibilités lors de la nais-

sance de cette chose qui nait soit :

– d’elle-même ;

– d’autre chose ;

– d’elle-même et d’autre chose ;

– ni d’elle-même ni d’autre chose.

Dans la première situation, si une chose

nait d’elle-même cela signifie qu’elle possède

déjà en elle l’ensemble des causes produisant

l’effet de sa création. Or à partir du moment

où toutes les causes sont réunies pour l’appa-

rition d’un effet, celui-ci ne peut pas ne pas

se produire. Dans cette situation,

la chose en question se repro-

duirait donc indéfiniment.

On peut également préci-

ser que si une chose naît

d’elle-même c’est qu’elle

existe déjà : elle n’a donc

pas besoin d’être créée.

La deuxième solution

semble d’instinct plus pertinente

et c’est d’ailleurs généralement la situa-

tion qui se retrouve dans les travaux scien-

tifiques. Elle pose cependant également des

questionnements logiques. En effet, si une

chose est produite par une autre, il devrait

nécessairement y avoir un point de contact

dans le temps et dans l’espace où la cause

n’a pas encore disparue et où l’effet n’est pas

encore apparu. La question de ce point de

contact est périlleuse car s’il existe, même s’il

4 - Ricard, Matthieu, L’infini dans la paume de la main, Paris : Nil Editions / Fayard, 2000, p.207

est très court, cela signifie qu’il y a sur une

période donnée une situation où les effets

existent en même temps que la cause. On en

revient à la situation où l’effet n’a pas besoin

d’être produit puisqu’il existe déjà. De même,

si la cause continuait d’exister, on assisterait

également à une production continue d’ef-

fets amenant la chose : celle-ci se multiplie-

rait donc également en continu.

On pourrait aussi se dire que ce point de

contact est littéralement “ponctuel” dans le

temps. Ceci est difficile a justifier car cela im-

pliquerait qu’un processus de transformation

(ici de la cause à l’effet) puisse être contenu

dans un seul instant du temps. La

dernière solution est qu’il puisse

y avoir un décalage temporel

infime entre la disparition

de la cause et l’apparition

de l’effet, mais on en re-

vient alors à la première

situation. Enfin, les troi-

sième et quatrième possibi-

lités présentées au début de ce

raisonnement ont déjà été traitées

dans l’analyse des deux premières et ne

sont donc pas non plus exemptes de contra-

dictions.

Ce qu’il faut retenir de cette analyse, c’est

que même identifiant toutes les constantes

régissant la naissance et l’évolution de l’uni-

vers, cela semble dans tous les cas insuffi-

sant pour expliquer le pourquoi de celui-ci.

Ceci nous ramène d’une certaine manière au

théorème d’incomplétude de Gödel qui nous

indique que pour comprendre pleinement

Page 61: Husson_Adrien_PerceptionDeLaRealite.pdf

59

un système il est nécessaire de pouvoir s’en

extraire. Mais cela va plus loin car cette ana-

lyse pose de réelles questions sur l’existence

même de l’univers, ou plutôt sur l’existence

du “réel” : comment quelque chose peut-il

exister s’il est lui-même incompatible avec

les causes de son existence ?

b. L’illusion de la réalité

A travers ce mémoire nous avons expo-

sé un certain nombre d’exemples mettant

en évidence les paradoxes du réel et de ses

manifestations. Le dernier exemple nous

amène au point de nous poser la question de

l’existence même d’un “quelque chose” sou-

tenant ces paradoxes. Le monde semble en

effet impossible à conceptualiser car quelle

que soit l’hypothèse que l’on fournit, celle-ci

semble soit se contredire d’elle-même, soit se

contenter de repousser le problème.

On peut alors en arriver à la conclusion

que la réalité elle-même n’est qu’une illusion.

C’est justement l’idée se retrouvant dans les

textes bouddhistes : les phénomènes non au-

cune existence propre, la réalité n’est que va-

cuité. Ainsi ni les causes, ni les effets n’étant

réels, ils ne peuvent pas se contredire, tout

comme la perception que nous avons des

phénomènes, ceux-ci ne sont que des il-

lusions engendrées par notre façon de lire

le monde. “Le monde” ne serait alors qu’un

maillage infini de phénomènes interdépen-

dants ne reposant sur aucun fondement ma-

tériel, simplement laissés à l’interprétation

d’entités pensantes (elles-mêmes faisant par-

ti de ce maillage).

Pour illustrer cette idée nous pouvons

reprendre l’image de l’arc-en-ciel de la deu-

xième partie. Tel que nous l’avions laissé,

cet exemple mettait en évidence la vacuité

des propriétés des phénomènes. Ici il s’agis-

sait tout particulièrement de la position : la

position de l’arc-en-ciel ne définit ni ne re-

flète sa réalité. Chaque observateur voyant

l’arc-en-ciel à des endroits distincts, cela

nous permettait d’affirmer l’idée que la po-

sition n’a pas d’existence propre mais n’est

qu’une étiquette mentale que chacun peut

apposer sur ce qu’il perçoit. Cela ne posait

cependant pas la question de l’existence de

l’arc-en-ciel lui-même. Or comme nous le

savons, il serait vain de lui courir après : plus

on s’en approche, plus il s’éloigne pour finir

par disparaitre de notre vue. Ainsi la réalité

intrinsèque de l’arc-en-ciel n’est qu’une il-

lusion que nous fournissent nos sens (ici la

vue), une illusion résultant de l’interaction

entre un rideau de pluie et les rayons du so-

leil. Tout comme l’arc-en-ciel, la réalité d’un

monde physique ne pourrait-elle être qu’une

illusion ?

c. La réalité de l’esprit

Dans cette dernière réflexion sur le réel,

nous pouvons constater que l’esprit semble

avoir une place privilégiée, comme s’il se

situait hors du mo nde. Nous n’allons pas

creuser la question de la nature de l’esprit,

mais du fait de cette dernière constatation il

semble important d’ouvrir des pistes de ré-

flexion sur la réalité de celui-ci.

Si l’on s’en tient aux modèles que nous

avons pour décrire l’évolution de l’univers,

Page 62: Husson_Adrien_PerceptionDeLaRealite.pdf

60

nous pourrions tout à fait considérer l’esprit

comme une propriété émergente de la ma-

tière passé un certain niveau de complexité

dans son organisation (et qui se matériali-

serait pour nous par un cerveau). La ques-

tion n’est pourtant pas aussi simple car si

tel était exactement le cas, du point de vue

notre monde physique : comment quelque

chose de matériel peut-il être responsable à

lui seul de quelque chose qui ne l’est pas ? En

effet, contrairement aux phénomènes phy-

siques, l’esprit (qu’il soit conscient ou non) ne

peut être localisé dans l’espace ni être me-

suré quantitativement. Il n’a aucune autre

manifestation que l’expérience que nous en

avons. Ainsi, même si nous avons vu pré-

cédemment que l’univers physique n’était

peut-être qu’une pure illusion, il semble qu’il

y ait effectivement une différence de nature

entre les manifestations de ses phénomènes

et ceux de l’esprit.

L’idée de considérer une dualité entre

matière et esprit se retrouve par ailleurs dans

plusieurs mouvements de pensées. On peut

par exemple se référer à Descartes pour qui la

“réalité” existerait en deux versions : celle du

monde physique et celle du monde de la pen-

sée. L’Homme aurait ainsi une double nature

puisqu’il réunit ces deux mondes. Pour Des-

cartes, cette double propriété de l’Homme

prendrait racine dans la glande pinéale du

cerveau. Les bouddhistes reprennent égale-

ment ce concept de dualité mais, à la diffé-

rence de Descartes, considèrent qu’il n’existe

pas une frontière nette entre ces deux as-

pects du monde. Tout comme l’ensemble

des phénomènes physiques, le bouddhisme

décrit une interdépendance entre matière

et esprit. Ceci implique notamment qu’une

conscience puisse “exister” sans forcément

avoir recours à un corps physique précis.

La réalité de la conscience semble dans

tous les cas un sujet périlleux pour tout ceux

voulant le traiter de façon pragmatique. Non

seulement la conscience ne semble avoir au-

cune manifestation concrète dans le monde

physique, mais en plus elle possède des par-

ticularités uniques, en particulier celle de

pouvoir se questionner elle-même sur sa

propre existence.

C. VERS UN NOUVEL ÉTAT D’IGNORANCE

A ce stade de notre exposé, nous avons

parcouru un long chemin depuis l’état de

confusion décrit au tout début de ce mé-

moire. Nous avions alors vu que face à notre

condition d’être humain, nous soumettions

notre jugement à des mécanismes pulsion-

nels, emplis d’émotions et contrôlés par

notre inconscient. Ceux-ci constituent alors

de véritables grilles de lecture déformantes

de notre environnement. Nous avons égale-

ment pu constater que de s’en libérer est loin

d’être simple : l’histoire des sciences est rem-

plie d’exemples de théories “émotionnelles”

et même lorsque l’on croit enfin s’en être dé-

taché, elles semblent toujours se dissimuler.

Les disciplines scientifiques représentent en

effet un bon témoin de la difficulté de cette

tâche du fait de l’ensemble des démarches

pragmatiques qu’elle a su constituer pour se

libérer de l’expérience directe.

Page 63: Husson_Adrien_PerceptionDeLaRealite.pdf

61

Malgré tout, la science apporte de vé-

ritables réponses à la compréhension du

monde. Par ses travaux elle nous montre

ainsi les pièges à éviter. Elle a également su

mettre en évidence des mécanismes concrets

allant à l’encontre du sens commun et ainsi

“élever le débat” sur les mystères que recèle

notre univers. Aujourd’hui nous ne nous de-

mandons plus si la foudre est une manifes-

tation d’une colère divine, nous en sommes

à un stade où il est question de la structure

entière de l’univers, dans l’espace et dans le

temps. Nous avons longuement évoqué le

cas de la réalité quantique, mais les questions

sans réponses sont encore légion :

– notre univers est-il le seul ?

– qu’est-ce que la matière noire ?

– pourrons-nous un jour remonter l’histoire

de l’univers au-delà du mur de Planck ? ...

Et il n’est pas nécessaire d’aller très loin

pour s’interroger : les questions du fonction-

nement de notre esprit restent désespéré-

ment pauvres en réponse.

La science a ainsi su révéler une

complexité encore plus grande de l’univers,

au point que l’on pourrait même dire qu’elle

a mis en évidence “l’irréalité de la réalité”.

Alors effectivement la science ne semble dé-

finitivement pas un outil “d’explication” de

celle-ci, mais elle ne constitue pas moins un

véritable outil “d’exploitation” des questions

qu’elle engendre. Avec les réponses qu’elle

apporte sur notre univers, nous sommes en-

core plus à même de nous questionner sur

notre place au sein de celui-ci. Ainsi, les ré-

vélations que la science nous apporte sont

d’autant de raisons de nous libérer de notre

vision rationnelle du monde et de laisser de

la place à ce qui ressemble à de la croyance.

Du fait de son statut de référence, les limites

de la science sont autant de degrés de liberté

“raisonnables” laissés à notre propre appré-

ciation.

En explorant les limites de nos

connaissances, nous en arrivons ainsi à un

nouvel état d’ignorance. Contrairement à

notre ignorance première, cette ignorance

est une occasion de valoriser plus que jamais

une réalité potentielle du monde dans la-

quelle vient s’inscrire notre existence. Nous

retrouvons par ailleurs, un rapport privilégié

à l’émotion. Auparavant source de confu-

sion, nos émotions représentent ici un reflet

de notre sensibilité envers ce qui nous est in-

connu, elles deviennent ainsi un prétexte à

privilégier tel ou tel modèle de réalité.

Une quête de connaissance totale-

ment détachée de l’émotion n’aurait de toute

façon que peu de sens. En effet, c’est parado-

xalement cette émotion, fruit de notre condi-

tion d’être humain, qui nous pousse à vou-

loir comprendre notre univers. Au fond nous

restons cet être se questionnant sur sa place

dans l’univers par son sentiment d’abandon

au sein de celui-ci. Car c’est bien cette ques-

tion qui semble au final demeurée sans ré-

ponse :

“Un animal qui rit, di-sait-on autrefois, pour dé-finir l’homme. Il faudrait plutôt dire : un animal qui cherche à se relier. Du latin “religere” d’où vient le mot

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religion. Les anthropologues nous l’enseignent : il n’est pas un groupe humain aussi iso-lé soit-il, pas une tribu aussi primitive soit-elle qui n’ait établi et codifié ses rapports avec une réalité divine non tangible, se donnant ainsi le moyen de se relier au monde, malgré et à travers tous ses mystères.”5

Hubert Reeves mets ici en avant le besoin

qu’à l’homme, de toute culture et de toute

époque, de se trouver une figure parentale

transcendante lui fournissant une rassu-

rance sur sa place dans l’univers.

Par ailleurs, le pragmatisme de la

science est primordial lors de la pratique de

cette discipline, mais montre de sérieuses

limites lorsqu’il s’agit de mener sa vie. Les

fictions présentant l’image du scientifique re-

gorgent de stéréotypes, on peut par exemple

penser au personnage de Sheldon Cooper,

dans l’excellente série The Big Bang Theory diffusée en France depuis le 18 octobre 2008

sur la chaîne TPS Star, montrant en perma-

nence la relation particulière qu’il entretient

avec son environnement social du fait de

sa volonté à tout vouloir rationaliser. Ce ne

sont cependant pas que des stéréotypes fic-

tifs, Paul Dirac lui-même, l’un des pères de la

physique quantique, était obnubilé à l’idée de

ne prononcer que des choses vraies. En plus

de la forme d’autisme dont il semblait être at-

teint, cela le condamna à s’enfermer sur lui-

même. Une anecdote fameuse révélatrice de

sa situation raconte son voyage en train avec

5 - Reeves, Hubert, L’espace prend la forme de mon regard, Edition du Seuil, Paris, 1999, p. 44

Wolfgang Pauli, où le silence dû à leur ab-

sence de conversation commençait à se faire

lourd. Alors que le train passait à côté d’un

champ de moutons, Pauli entreprit d’instau-

rer une conversation en interpelant Dirac :

“Regardez Dirac, on dirait que ces moutons

ont été fraichement tondus” ce à quoi il ré-

pondit : “Oui, au moins de ce côté-ci”, fin de

la conversation.

Ce dernier exemple révèle par ail-

leurs ce que l’on pourrait considérer comme

une nécessité de croyance envers des mo-

dèles de réalité, mêmes conventionnels.

Cette nécessité en rapporte également à

notre possibilité de mener notre vie, car

celle-ci deviendrait impossible si nous ne

pouvions présupposer (par ces croyances) de

tout ce que nous n’allons pas systématique-

ment vérifier.

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CONCLUSION

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CONCLUSION

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La première conclusion que l’on peut ti-

rer de cette étude est que la notion de réalité

est plus que jamais une question complexe,

que cette incapacité à pouvoir complètement

l’appréhender nous stimule dans tous les cas,

mais pas de manière uniforme. La science

permet quant à elle de valoriser les conclu-

sions de cette ignorance en offrant un prag-

matisme nécessaire, bien qu’il ne soit pas

une finalité. Par ses travaux elle soulève des

questions inattendues et vient parfois confir-

mer des idées a priori irréalistes.

Par ce nouveau champ de questionne-

ments, et que l’on pourrait qualifier de “su-

périeurs”, la science nous pousse à transcen-

der notre vision du monde au point de nous

obliger à nous libérer du cadre strict de la dé-

marche scientifique. “La science n’a d’autre

éthique que celle qu’on lui donne”1 nous dit

Matthieu Ricard, ainsi c’est à nous d’utili-

ser ses enseignements pour réinterpréter le

monde d’une façon qui semble nous conve-

nir. Encore faut-il pouvoir appréhender cette

vision si particulière et bien souvent si poin-

tue.

La démarche scientifique est certes com-

plexe et en conséquence réservée à une

élite de la population, mais ses conclusions

sont à même de tous nous transformer. Les

nombreux travaux de vulgarisation, dans

les livres, à la télévision ou encore dans les

expositions sont des moyens d’entrer en

contact avec cette réalité, mais seulement de

manière ponctuelle.

1 - Ricard, Matthieu, L’infini dans la paume de la main, Paris : Nil Editions / Fayard, 2000, p.31

D’autre part, il semble que nous vivons ac-

tuellement une période marquée par de pro-

fonds bouleversements. Avec les nouvelles

technologies, en particulier Internet et ses

dérivés, nous modifions complètement nos

rapports aux autres, nos façons de commu-

niquer, d’apprendre ... Notre société ne nous

apparait ainsi plus du tout comme c’était le

cas il n’y a même pas une vingtaine d’années.

Nous ne sommes plus de simples individus

ancrés dans des enveloppes corporelles loca-

lisées dans l’espace et dans le temps. Chacun

de nous représente désormais un véritable

réseau : je suis ici mais simultanément en

train de parler avec un ami d’une autre ville

et d’interagir en direct avec une conférence à

l’autre bout du monde. Je ne suis plus simple-

ment “moi” mais un ensemble de données,

celles-ci fluctuant constamment à travers

des réseaux d’informations.

Cela ne s’arrête pas là, en plus de ces bou-

leversements amenés par les nouvelles tech-

nologies, notre société est la scène de véri-

tables crises. On peut notamment penser aux

crises financières, aux crises sociales ou en-

core aux rapports complexes que nous conti-

nuons d’entretenir avec l’étranger (l’actualité

sur le décomplexe grandissant de la parole

raciste n’en est qu’un exemple). Ces crises

amènent avec elles des débuts de réponses.

On voit par exemple que la réalité de l’emploi

d’aujourd’hui tend à se modifier en profon-

deur : avant régie par de grosses entreprises,

nous assistons maintenant à un déploiement

de réseaux de start-up et d’auto-entrepre-

neurs. Cette conception de l’emploie est radi-

calement différentes de qui était jusque là en

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place. Mais comment celle-ci peut-elle sur-

vivre si elle s’ancre dans un système qui ne

lui est pas adapté ? Ceci n’est qu’un exemple,

mais il révèle que nous vivons une époque

propice à de profonds changements. Il ne

s’agit plus là de simples “nouvelles façons

de faire”, mais de comment repenser notre

conception même de notre environnement

pour que ces innovations prennent tout leur

sens et puissent s’affirmer dans un contexte

cohérent ?

De cette situation actuelle, nous pouvons

nous inspirer pleinement des évolutions de

la pensée concernant nos rapports à la réalité

et dont nous avons ici exposé les chemine-

ment intellectuels. En effet, pour repenser la

réalité de notre société, quoi de plus inspirant

que Galilée remettant en cause les théories

d’Aristote si incontestablement admises ?

Qu’Albert Einstein imaginant les liens reliant

le temps et l’espace ? Ou encore Niels Bohr

imaginant un modèle d’atome défiant le sens

commun admis pour penser la réalité ?

C’est pourquoi pour mon projet de fin

d’études et parce que c’est un projet de de-

sign industriel, je me propose de réfléchir sur

les moyens qu’il serait possible d’envisager

pour tenter d’intégrer les réalités décrites par

la science directement dans notre quotidien.

L’idée n’est pas juste de révéler naïvement

les enseignements que nous fournissent

ces modèles, mais également de s’intéres-

ser aux contextes ayant permis leur émer-

gence. Comment exploiter ces dynamiques

et le transposer dans des domaines a priori si différents ? Les domaines d’applications ne

manquent pas, notamment :

– en économie avec la réalité si complexe

des flux financiers ;

– dans l’emploi avec les nouvelles réalités

précédemment décrites ;

– dans l’art avec le développement actuel

sans précédent des formes d’expressions

numériques ;

Ou plus directement en s’intéressant à la

notion même d’individu et des possibilités

actuelles d’hybridation entre monde phy-

sique et monde numérique.

Parce qu’elles furent elles-mêmes le mo-

teur de profonds bouleversements dans la

pensée scientifique, m’intéresser aux théo-

ries de la physique quantique me semblent

être une approche pertinente pour repenser

notre environnement. Celles-ci sont en effet

le fruit d’une époque extrêmement riches en

travaux et débats scientifiques, une époque

fertile pour l’affirmation d’un regard révolu-

tionnaire sur la réalité qui nous entoure.

Ainsi, et pour finir, j’ai choisi de problé-

matiser mon projet de diplôme sous l’angle

de deux approches :

Comment en tant que designer puis-je retranscrire le regard des pères de la physique quantique dans notre propre

environnement ?

Comment en tant que designer puis-je poétiser la réalité quantique au travers

d’une situation quotidienne ?

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“La réalité est ce que nous tenons pour vrai. Ce que nous tenons pour vrai est ce que nous croyons. Ce que nous croyons prend appui sur nos perceptions. Ce que nous percevons est lié à ce que nous cherchons. Ce que nous cherchons dépend de ce que nous pensons.”

- David Bohm

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Atome : particule infiniment petite, insécable et homogène, constituant, avec d’autres élé-

ments de même nature, la matière.

Big Bang : théorie cosmologique selon laquelle l’univers primordial, extrêmement chaud et

dense, aurait commencé son existence par une énorme explosion qui se serait produite en

tout point de l’espace, il y a environ quinze milliards d’années.

CERN : l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire, est l’un des plus grands et

des plus prestigieux laboratoires scientifiques du monde.

Croyance : adhésion de l’esprit qui, sans être entièrement rationnelle, exclut le doute et

comporte une part de conviction personnelle, de persuasion intime.

Electron : particule portant une charge électrique élémentaire négative.

Emergente (propriétés) : se dit d’une propriété d’un système complexe, qui ne peut être

définie ou expliquée en termes des propriétés de ses composants.

Esprit : éléments d’une matière très subtile, légère, chaude, mobile et invisible, considérés

comme les agents de la vie et du sentiment qu’ils portent dans les différentes parties du

corps qu’ils animent.

Existence intrinsèque : propriété attribuée aux phénomènes selon laquelle ils pourraient

être des objets indépendants, existant par eux-mêmes, et doués de propriétés locales leur

appartenant en propre.

Flou quantique : principe selon lequel la vitesse et la position d’une particule ne peuvent

être mesurées simultanément avec précision.

Holisme (holistique) : doctrine ou point de vue qui consiste à considérer les phénomènes

comme des totalités.

Illusion : perception erronée dans la mesure où elle ne correspond pas à la réalité considérée

comme objective, et qui peut être normale ou anormale, naturelle ou artificielle.

Limite : ce qui détermine un domaine, ce qui sépare deux domaines.

Linéaire (système) : système dans lequel des modifications de l’état initial entraînent des

modifications proportionnelles dans l’état final.

Mécanique quantique : branche de la physique décrivant la structure et le comportement

des atomes et leurs interactions avec la lumière.

GLOSSAIRE

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Mystique : relatif au mystère, à une croyance surnaturelle, sans support rationnel.

Nirvâna : état de béatitude parfaite (pouvant être atteint par la contemplation et l’ascétisme)

visant à l’absorption définitive de l’individu dans l’âme universelle et à la disparition du désir.

Perception : opération psychologique complexe par laquelle l’esprit, en organisant les données

sensorielles, se forme une représentation des objets extérieurs et prend connaissance du réel.

Phénomène : ce qui apparaît, ce qui se manifeste aux sens ou à la conscience, tant dans l’ordre

physique que dans l’ordre psychique, et qui peut devenir l’objet d’un savoir.

Rayonnement fossile : rayonnement radio qui baigne l’univers tout entier et qui date de

l’époque où l’univers n’avait que trois cent mille ans.

Tao : dans la Chine ancienne, principe transcendant et immanent d’où procède toute vie, qui

est à l’origine de plusieurs religions, entre autres du taoïsme et du confucianisme.

Réductionnisme : méthode d’étude d’un système physique qui consiste à le décomposer en ses

constituants les plus élémentaires considérés comme fondamentaux.

Relativité générale : théorie d’Einstein énoncée en 1915, qui relie un mouvement accéléré à la

gravité et à la géométrie de l’espace-temps.

Relativité restreinte : théorie d’Einstein énoncée en 1905 concernant les mouvements relatifs

et qui établit l’intime connexion entre l’espace et le temps. Ces derniers ne sont plus universels,

mais dépendent du mouvement de l’observateur. La théorie établit aussi l’équivalence entre

l’énergie et la matière.

Samâdhi : dans le yoga, état de communion avec la nature, arrêt de la pensée personnelle.

Supercordes (théorie des) : théorie qui dit que les particules élémentaires de la matière sont la

manifestation de vibrations de bouts de corde extrêmement petits.

Vacuité : la non-réalité des phénomènes animés et inanimés, leur nature véritable, en aucun

cas le néant.

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Ouvrages

Abbé N. Lenglet Dufresnoy, Histoire de la philosophie hermétique, avec le Véritable Philalethe, 3 vol.,

Paris, 1742 (p.9)

Abbé Poncelet, La Nature dans la formation du Tonnerre et la reproduction des Etres vivants,

Paris, Le Mercier et Saillant, 1766

Abbott, Edwin Abbott, Flatland : A Romance of Many Dimensions, Dover Publications, 1992, 96p.

Bachelard, Gaston, La formation de l’esprit scientifique, Librairie J. Vrin, 2000, 304p. Biblio Textes

Philosophiques, ISBN 978-2711611508

Charas, Suite des nouvelles expériences sur la Vipère, Paris, 1672

Cousin, Victor, Leçons sur la philosophie de Kant, 1857, 387p.

Hawking, Stephen, Une brève histoire du temps, Mesnil-sur-l’Estrée : Editions Flammarion, 1989,

236p. Nouvelle Bibliothèque Scientifique, ISBN 2-08-211182-2

Hecquet, Philippe, De la Digestion, et des Maladies de l’Estomac ; suivant le systême de la Trituration & du Broyement, sans l’aide des Levains, ou de la Fermentation dont on fait voir l’impossibilité en santé & en maladie, Paris : F. Fournier & F. Léonard, 1712

Jacob, François, La Souris, la mouche et l’homme, Odile Jacob, 1997, 220p.

Jung, Carl Gustav, L’Energétique psychique, trad. Y. Le Lay, Genève (Georg), 1956

Jung, Carl Gustav, Psychologie et religion, trad. M. Bernson-R. Cahen, Paris (Buchet-Castel) 1958

Morin, Edgar, La rumeur d’Orléans, Seuil, coll. “L’histoire immédiate”, Paris, 1969

Langevin, Paul, La Pensée et l’action, Éditions sociales Montrouge, 1964, 351p.

Otto, Rudolf, Mystique d’Occident et d’Orient, Payot, 1996, 268p.

Pauli, Wolfgang, Physique moderne et philosophie, Editions Albin Michel, 1999, 300p. Sciences d’au-

jourd’hui, ISBN 978-2226107848

Ricard, Matthieu, L’infini dans la paume de la main, Paris : Nil Editions / Fayard, 2000, 398p. ISBN

978-2-266-10861-4

Reeves, Hubert, L’espace prend la forme de mon regard, Paris : Editions du Seuil, 1999, 80p. ISBN

978-2-02-091505-2

BIBLIOGRAPHIE

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Schopenhauer, Artur, Über den Willen in der Natur, dans Arthur Schopenhauers sämtliche Werke, vol.

III, Munich, R.Piper, 1912

Reeves, Hubert, De Rosnay, Joël, Coppens, Yves, Simonnet, Dominique, La plus belle histoire du monde,

Paris : Editions du Seuil, 1996, 165p. ISBN 2-02-026440-4

Sans nom d’auteur, De la digestion et des maladies de l’estomac…

Watzlawick, Paul, La réalité de la réalité, Editions du Seuil, 1984, 237p. ISBN 978-2-02-006804-8

Whitehaed, Alfred North, Dialogues of Alfred North Whitehead, as recorded by Lucien Price, New York,

New American Librairy, 1956, p.109. Cité par B. Alan Wallace

Wright, John C., Problem Solving and Search Behavior under Noncontingent Rewards, Stanford Univer-

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Wright, John C., Consistency and Complexity of Responses Sequences as a Function of Schedules of Noncontingent Reward, Journal of Experimental Psychology, 63:601-9, 1962

Pages Internet

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www.cern.ch

www.cnrtl.fr

Conférences

Bohm, David, conférence donnée à Berkeley en 1977

Klein, Etienne, cours donné à Centrale Paris en 2012

Vidéo

portedutemps, La magie de l’inconscient (Partie 1). [En ligne]. Disponible sur : https://www.youtube.

com/watch?v=9XWLywBzc6c (Vidéo publiée le 04/07/2012, consultée le 12/09/2013)

portedutemps, La magie de l’inconscient (Partie 2). [En ligne]. Disponible sur : https://www.youtube.

com/watch?v=mUAc0RqQmAM (Vidéo publiée le 04/07/2012, consultée le 12/09/2013)

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Par les modèles qu’il se construit, qu’ils soient scientifiques, philosophiques ou encore religieux, l’homme se figure pouvoir appréhender l’univers en lui donnant du sens. Cette volonté constante de rationalisation semble d’ailleurs être ancrée au plus profond de la nature humaine tellement celle-ci se retrouve dans toutes les cultures de toutes les époques.En contrepartie, l’homme est lui-même sujet à sa condition d’être vivant, prisonnier du même monde qu’il tente de comprendre. Ainsi, que nous enseignent concrètement ces modèles de la réalité du monde en dehors de nous décrire une image de l’esprit qui les construit ?Le propos de ce mémoire concerne ainsi les rapports que nous entretenons avec notre environnement. Il s’agit là principalement d’une réflexion portée par une analyse sur ce que nous désignons du terme de “réalité”. Cette notion a priori si évidente, du fait que nous la vivons constamment, et pourtant si complexe dès que l’on commence à la questionner.

La perception de la réalitéAdrienHUSSON

Diplômes 2014

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