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Diplômes 2014
ADRIEN HUSSON
La perception de la rEalitE
Je tiens tout d’abord à remercier tous ceux qui m’ont aidé dans la
réalisation de ce mémoire. Je remercie en particulier Isabelle Garron
ainsi que David Ferré et Claire Saint-Jean pour m’avoir guidé dans
ma réflexion et dans la rédaction.
Je remercie également tous ceux qui m’ont soutenu et donné l’envie
d’aller toujours plus loin dans l’exploration de mon sujet. Je pense
notamment à mon ami André Frélicot et à Dominique Sciamma.
Je remercie aussi Gildas Chabot, Adrien Degeorges et Cédric Le
Gourierec pour m’avoir mis à disposition leurs propres photogra-
phies que j’ai utilisé pour l’illustration de ce mémoire.
Enfin, je tiens à remercier tout particulièrement mon père, François
Husson, de son investissement actif dans la relecture de mon travail
et de ses conseils pour la formulation de mes idées.
Introduction .............................................................................................................................. 4
I. L’ignorance comme source de confusion ............................................................ 12
A. Perception de réalités en société .......................................................................... 14
a. Construction de réalités par le langage ........................................................... 14
b. L’interprétation des phénomènes au sein d’une société ........................... 16
c. Les mécanismes de l’inconscient au quotidien ............................................ 19
B. L’ignorance et la science, l’émotion dans l’expérience directe ................. 22
a. Le mythe substantialiste ...................................................................................... 23
b. Le mythe de la digestion ...................................................................................... 24
c. Le mythe de la génération ................................................................................... 25
d. Synthèse de l’esprit préscientifique .................................................................. 27
C. La confusion de l’ignorance .................................................................................. 28
II. La science moderne comme outil de conceptualisation de la réalité ...... 30
A. Construction d’une démarche objective ........................................................... 32
a. La science en résistance ....................................................................................... 32
b. Domaine de validité d’une théorie scientifique ........................................... 33
c. Réalité d’une théorie scientifique ..................................................................... 33
d. Les outils de la science : technologie et langage mathématique ........... 35
B. Construction de réalités invisibles ...................................................................... 37
SOMMAIRE
a. Les dimensions de l’univers ................................................................................ 37
b. Le cas du monde subatomique .......................................................................... 39
C. Les limites de la science .......................................................................................... 42
a. Phénomènes physiques et propriétés ............................................................. 43
b. Découvertes scientifiques .................................................................................... 46
c. L’impact culturel ..................................................................................................... 48
D. Conclusions de l’outil scientifique ...................................................................... 51
III. Après la science ............................................................................................................ 52
A. Vers une vision unifiée de l’univers ................................................................... 54
a. Unification par la science .................................................................................... 54
b. La vision orientale .................................................................................................. 55
B. L’illusion de la réalité ............................................................................................... 57
a. Les lois de l’univers ................................................................................................ 57
b. L’illusion de la réalité ............................................................................................. 59
c. La réalité de l’esprit ................................................................................................ 59
C. Vers un nouvel état d’ignorance .......................................................................... 60
Conclusion .............................................................................................................................. 64
Glossaire .................................................................................................................................. 70
Bibliographie ...........................................................................................................................72
INTRODUCTION
INTRODUCTION
6
Ce mémoire s’inscrit dans un projet de
design. Celui-ci a pour but de développer et
de se questionner sur un sujet, posant ainsi
les bases pour le concept qui en découlera.
Ce qui nous intéresse ici sont les liens que
nous entretenons, en tant qu’êtres humains,
avec ce que nous appelons “la réalité”. L’idée
de s’intéresser à un tel sujet vient de notre in-
capacité apparente à pouvoir l’appréhender,
et ce malgré des modèles très détaillés que
nous pouvons avoir du monde qui nous en-
toure. Ces modèles nous les devons en parti-
culier aux recherches scientifiques et ce sera
d’ailleurs là notre axe d’approche principal
pour traiter de ce sujet.
Notre question traite ainsi avant tout du
sujet de la “réalité” et des mystères qu’elle
soulève. Nous allons dans un premier temps
préciser le sens que l’on accorde aux diffé-
rentes notions qui vont être soulevées. L’ana-
lyse qui suit s’appuie sur diverses sources,
certaines sont citées explicitement, pour les
autres il s’agit principalement de synthèses
d’articles issus de la lexicographie du site
Internet du Centre National de Ressources
Textuelles et Lexicales1.
Dans notre langage courant, le terme
de “réalité” englobe à la fois la réalité “de
quelque chose” et la réalité “en tant que telle”.
Dans le premier cas, la notion de réalité est
liée à celle du concret, ainsi la réalité d’une
chose peut venir de son aspect physique, ou
plus globalement de sa “matérialité”. Cette
matérialité peut être perçue directement, par
les sens par exemple, ou indirectement par
1 - www.cnrtl.fr
l’observation de manifestations concrètes de
la chose en question. Dans cette optique on
peut alors considérer la réalité comme ce qui
peut être appréhendé de façon empirique :
parce qu’elle est sensible, la réalité en devient
intelligible. Façonnées par nos sens, nos pen-
sées seraient alors un véritable miroir de la
réalité. Mais comment se fier aux observa-
tions que l’on a des choses, puisque celles-ci
dépendent de la façon dont elles nous ap-
paraissent et dont nous les recevons ? Nos
sens peuvent être trompés, tout comme un
phénomène modifié par le simple fait de l’ob-
server.
A l’inverse, “la réalité” peut être considé-
rée comme tout ce qui est indépendant d’un
observateur. On pourrait alors considérer la
réalité comme toute chose donc qui ne serait
pas le fruit d’une pensée. Le réel serait ce qui
est perçu et en exclu donc les “idées pures”.
A “la réalité” on opposerait donc par exemple
la “réalité psychique”, décrit en psychanalyse
et conséquence d’une névrose. Bien que ne
possédant aucune matérialité, du point de
vue du névrosé la réalité psychique décrit
effectivement les événements vécus par ce-
lui-ci, et à ce titre peut elle aussi être qua-
lifiée de “réalité”. Paradoxalement, les “idées
pures” (pour reprendre le langage de Platon)
apparaissent comme d’autant plus réelles
que les choses matérielles du fait qu’elles ne
semblent (à première vue) pas faussées par
un acte de perception.
Enfin, le terme de réalité désigne aussi
“plus simplement” ce qui constitue le monde
de chaque individu. C’est la réalité que cha-
7
cun vit au jour le jour, découlant de nom-
breux paramètres : passé de l’individu, si-
tuation sociale, mode de vie, sa culture, son
époque … Qu’on le veuille ou non, il semble
que ce soit dans tous les cas à cette réalité-là
que nous ayons à faire dans notre vie. L’ob-
jet de ce mémoire est de tenter de valoriser
cette réalité “première” en l’ancrant dans un
contexte plus global.
Par ailleurs, on voit que la notion de ré-
alité est en rapport très étroit avec celle du
“monde”. Ici encore le langage courant peut
être une première approche pour éclaircir
ce terme. Tout d’abord, le “monde” désigne
tout ce qui a pu être créé, il en tient alors à
l’ensemble de l’univers et du cosmos. Mais
il peut également n’en désigner qu’une par-
tie. Dans ce cas apparaît alors la notion de
“pluralité des mondes” : on peut par exemple
concevoir tout astre ou corps céleste comme
un univers propre. La notion de monde dé-
pend également de son observateur, entre
autre il s’agit principalement de l’homme, car
c’est lui qui en vient à soulever ce concept. Le
monde peut donc, tout comme la réalité, ap-
paraître comme ce qui est perçu par celui-ci.
De la notion du “monde” découle donc déjà
la notion de “perception”. Dans cette optique,
on peut aussi relever que le monde apparait
alors comme ce qui est extérieur à l’homme.
Le “monde” est bien sûr, et comme dans la
plupart du temps, associé à la planète Terre,
support de la vie et en particulier celle des
Hommes. Le monde désigne ainsi les limites
géographiques de la vie, mais aussi tempo-
relles dans le sens où il n’y avait pas de vie
avant et il n’y en aura peut-être pas après.
Par sa notion de limite, le monde désigne
ici encore ce qui est inconnu du fait des dis-
tances physiques et temporelles induites, ap-
paraissant alors comme insurmontables. En
tant que “support de la vie”, le monde est éga-
lement ce qui constitue le “séjour de la vie”,
en vient alors l’idée d’un autre monde, celui
des non “vivants” tels que nous les connais-
sons. On comprend ici que “concevoir le
monde” est une question hautement chargée
en émotions du fait des révélations poten-
tielles sur la place de l’Homme dans l’univers
que ses réponses pourraient apporter.
D’un point de vue philosophique, un
monde peut aussi être considéré comme
l’ensemble des éléments d’un “même ordre”.
L’univers serait alors considéré comme la
somme de ces différents mondes. On peut
par exemple reprendre les idées de Pla-
ton distinguant un monde intelligible, d’un
monde sensible, d’un monde extérieur et
d’un monde intérieur. Cette conception du
monde mettant par ailleurs en évidence dif-
férents niveaux de perception pour rendre
compte de l’univers dans sa globalité.
Enfin, il est même également possible de
parler de “mondes” au sein même de la socié-
té des Hommes. Ceux-ci se distinguant sous
différents critères : sociaux, culturels, géné-
rationnels… On en revient alors aux mêmes
notions que celles évoquées pour la réalité.
On voit cependant que les notions de
monde et de la réalité semblent étroitement
liées à la perception que nous en avons : l’ob-
8
jet de ce mémoire recouvre donc également
très largement cette dernière notion. La per-
ception, venant de percipio en latin, désigne
étymologiquement le fait de “prendre” (capio)
“à travers” (préfixe per-). Il s’agit ici pour un
observateur, d’une prise de connaissance sur
ce qui l’entoure. Le terme perception englobe
aussi bien cette prise d’informations de ma-
nière directe, se faisant alors par les sens, que
de manière indirecte. Dans ce dernier cas,
l’observateur invoque des capacités d’intui-
tion et / ou d’entendement.
Ce premier horizon des notions allant
être développées dans ce mémoire montre
déjà l’ambiguïté qui règne autour de celles-ci.
Cette ambiguïté, l’homme l’a de tout temps
exprimé sous forme de mystères et ce mé-
moire sera l’occasion de parcourir les mé-
thodes employées pour y faire face. Notre
étude ne sera cependant pas exhaustive,
nous nous concentrerons principalement
sur les sociétés occidentales modernes. Cette
dernière précision a son importance car
comme nous l’avons déjà mentionné : les
rapports à la réalité et aux mondes semblent
dépendant de l’époque et de la culture dans
lesquelles ils apparaissent. Arrêtons-nous un
instant sur ces deux dernières notions, tout
d’abord l’époque.
“Époque” vient du grec ancien épochê
(“arrêt, période de temps, ère”) mais fut
d’abord associé au sens de “point fixe qui
sert de départ à une chronologie” à son in-
sertion dans la langue française. Une époque
désigne un instant ou une période, pouvant
être située dans le temps ou dans un es-
pace-temps. Dans le cas d’un instant situé
dans le temps, l’époque fait généralement
figure de référence pour situer les événe-
ments postérieurs. On retrouve également
cette notion de référence dans le cas d’une
période située dans un espace-temps, il peut
alors s’agir d’une période historique, artis-
tique, ou simplement d’une tranche de vie
dans un sens plus général. Ces périodes se
distinguent par des propriétés qui leur sont
propres, leur permettant ainsi d’acquérir leur
statut de référence.
Chaque époque a ainsi constitué son pa-
trimoine, notamment son patrimoine sur la
compréhension du monde. Les différences
s’expliquent logiquement d’une part par les
avancées technologiques inégales en fonc-
tion des époques. Mais aussi l’héritage des
générations précédentes. Une époque n’est
en effet pas une simple période, ou instant,
perdu dans l’océan du temps englobant les
différents états du monde et de la civilisation
humaine. Une époque c’est le présent et l’hé-
ritage du passé à la fois.
Venons-en maintenant à la notion de
“culture”. La culture de chaque civilisation est
elle-même le fruit de l’héritage des généra-
tions précédentes. Elle relève de notre façon
d’appréhender les phénomènes du monde,
par les croyances ancrées en elle, que l’on
retrouve particulièrement dans les religions.
Mais elle peut agir sur nos capacités de com-
préhension de façon beaucoup plus subtile,
en particulier via le langage, on peut ici citer
Misha Gromov, l’un des plus grands mathé-
maticiens du siècle :
9
“Les personnes perçoivent l’espace différemment selon leur langue. Il y a beaucoup de “en” ou de “dans” diffé-rents selon les langues. Dans certaines langues, les enfants ont une meilleure perception de l’espace ou de la taille des objets, parce que leur langue s’y prête. Avec certaines lan-gues, qui ont un pluriel éla-boré, comme le russe, qui a deux pluriels (un premier de 2 à 4 et un autre au-delà de 5), les enfants sont meilleurs en maths parce que leur langue a les maths en elle-même. Dans certaines langues abo-rigènes indiennes, sans chiffre ni nombre, les adultes ont des difficultés à comprendre les nombres. Le langage est fondamental pour notre per-ception du monde. Pour les maths, selon moi, l’anglais est ce qu’il y a de mieux. Je ne sais pas pourquoi, mais sur d’autres sujets, comme la poésie, je trouve le français ou le russe plus adaptés phonéti-quement… Mais vous pouvez penser autrement.”2
On peut ainsi dire que les limites de notre
compréhension sont façonnées par notre
langage même.
C’est ainsi qu’au sein de cadres de vie
bien définis, l’homme tente de s’expliquer
le monde, et par cela la réalité. Nous nous
intéresserons ainsi ici aux mécanismes em-
ployés dans les cultures modernes occiden-
2 - Laurent, Valdiguié, Gromov : «La science bute sur trois énigmes majeures». [En ligne]. Disponible sur : http://www.knowtex.com/nav/la-science-bute-sur-trois-enigmes-majeures-in-terview-de-misha-gromov_39781. (Page publiée le 17/03/2013, consultée le 10/04/2013)
tales pour comprendre l’environnement.
Les écarts que nous ferons par rapport à ce
cadre d’étude ne seront là que pour illustrer
d’avantage nos propos en les relativisant.
Dans notre cas, nous serons en particulier
amenés à parler des disciplines scientifiques
et c’est justement par cela que nous aborde-
rons notre sujet.
Le dernier point de notre question ini-
tiale est la question des “limites de la
connaissance”, bien que celle-ci ait déjà été
sous-entendue dans la définition des no-
tions précédentes. Comme nous le verrons,
c’est justement par ce face-à-face perpétuel
avec les limites de son savoir que l’homme
tente constamment de les repousser. Un des
points majeurs que nous tenterons de mettre
en évidence est que cette volonté d’expliquer
ne semble en aucun cas linéaire. Et c’est jus-
tement par cette non-linéarité que nous re-
vendiquerons une possible “revalorisation”
de la réalité basée sur notre état d’ignorance
perpétuel.
La question initiale venant synthétiser
l’enjeu de ce mémoire se formule ainsi : com-
ment, en tant que designer, puis-je valoriser
l’expérience de la réalité par les limites de nos
connaissances ? Le cheminement intellec-
tuel qui sera mené ici suivra en quelque sorte
celui de notre état d’ignorance. Nous verrons
dans une première partie comment dans
notre vie quotidienne, notre ignorance est
propice aux plus fortes déformations de ce
que nous concevons comme la réalité. Cette
ignorance s’enracine aussi bien dans nos
rapports aux autres, que dans nos rapports
10
avec la “société” en général, voire même dans
nos rapports avec nous-mêmes comme nous
le verrons. Nous illustrerons également le fait
que cette ignorance première représente un
véritable mal pour l’homme. Face à ce mal,
nous verrons dans une seconde partie com-
ment la science moderne a su émerger de cet
état d’ignorance pour lui en fournir des ré-
ponses. Ainsi de l’ignorance, nous nous ima-
ginons pouvoir passer à une forme de clair-
voyance, mais c’est cette même clairvoyance
qui nous amène à de nouvelles formes
d’ignorance. Dans une troisième partie, nous
verrons que l’enjeu est alors de se poser la
question de comment contrebalancer cette
ignorance perpétuelle pour ne plus la consi-
dérer comme un mal mais comme une op-
portunité d’émancipation intellectuelle.
Nous appuierons notre exposé sur les
discours de spécialistes de divers horizons.
Leurs dialogues se recoupent sur de nom-
breux points mais nous pouvons déjà citer
Paul Watzlawick concernant les rapports à
la réalité dans notre vie quotidienne, Gaston
Bachelard, Stephen Hawking ou encore
Wolfgang Pauli concernant les rapports
qu’entretiennent la science avec le réel. Nous
citerons également les conversations de Trin
Xuan Thuan, astrophysicien, avec Matthieu
Ricard, bouddhiste, celles-ci nous offrant une
analyse unique des rapports entre science et
croyance par leurs destins croisés.
Chapitre I
La CONFUSION DE L’IGNORANCE
Chapitre I
La CONFUSION DE L’IGNORANCE
14
Ce qui nous intéresse ici est la notion de réalité, tout particulièrement la notre. Dans cette première partie, nous allons d’abord voir comment celle-ci peut être ra-pidement modifiée, voir manipulée. Cette vulnérabilité nous l’appellerons “igno-rance”, car nous verrons que c’est bien de cela dont il s’agit, et nous en montrerons ses conséquences pour le moins néfastes, d’où cette désignation de “confusion”. Cette ignorance se retrouve à différents niveaux. Ceux qui nous intéressent ici sont les cas de la recherche scientifique (ou plutôt prés-cientifique) et de la vie quotidienne, ce par quoi nous allons commencer.
Pour commencer nous verrons tout d’abord comment notre vie quotidienne est un contexte riche en déformations de ce que nous concevons comme la réalité. Par différents exemples, nous verrons que ces déformations s’inscrivent dans des méca-nismes complexes et parfois vicieux, no-tamment ceux de notre inconscient. Nous élargirons ensuite l’impact de cette confu-sion en re-contextualisant les exemples dans le cas des disciplines scientifiques, ou plutôt “pré-scientifiques” comme nous le verrons.
A. PERCEPTION DE RÉALITÉS EN SOCIÉTÉ
a. Construction de réalités par le langage
Intéressons-nous tout d’abord à la vie
quotidienne, la vie de chacun d’entre nous et
à laquelle nous faisons face au jour le jour.
Nous parlerons ici du cas d’individus évo-
luant au sein d’une société moderne occi-
dentale, comme ce sera très probablement le
cas des lecteurs de ce mémoire. Cet environ-
nement qu’est la vie quotidienne, nous pou-
vons très bien le concevoir comme “notre ré-
alité personnelle”, en ce sens que ce sont avec
les éléments de celui-ci que nous devons agir
et interagir pour pouvoir survivre. Cet envi-
ronnement est ainsi régi par des codes, en
particulier ceux hérités de nos ancêtres et
ancrés dans nos cultures et ceux que nous
nous imposons par des lois administratives.
La plupart de ces codes nous sont enseignés
dès le plus jeune âge, au point que nous n’y
faisons que rarement attention tellement ils
nous sont innés. En revanche, il suffit d’être
confronté à quelqu’un d’une autre culture
pour que la subjectivité de notre réalité quo-
tidienne montre des limites, c’est l’exemple
par lequel nous allons commencer.
Il y a bien sûr la barrière du langage, sû-
rement la plus immédiate. Face à un étranger
dont on ne parle pas la langue (et vice versa),
nous avons différentes possibilités, notam-
ment :
– tenter de se faire comprendre coûte que
coûte par nos propres moyens;
15
– faire appel à un traducteur ;
– abandonner le dialogue.
Si l’on veut créer un dialogue par nos
propres moyens, nous allons nous efforcer
de trouver des points de contact avec l’autre.
Ces points de contact peuvent s’établir par
l’usage d’un code qui parle aussi bien à l’un
qu’à l’autre, mais encore faut-il le trouver.
Nous nous retrouvons ainsi dans une si-
tuation paradoxale d’interdépendance :
pour communiquer nous avons besoin d’un
code commun, mais pour trouver ce code
commun nous devons communiquer. Avec
l’usage de la langue parlée, cette recherche de
point de contact peut par exemple se réaliser
par l’emploi de mots contenants une racine
étymologique que l’on soupçonne se retrou-
ver dans la langue de l’interlocuteur. Mais on
peut également en venir à un langage imagé,
en particulier celui du langage corporel qui
par son aspect intuitif peut être une option
de facilité. Sauf que contrairement à notre
langue, qui nous a été enseignée dès le plus
jeune âge au court de longues années, l’ori-
gine de nos gestes corporels est moins évi-
dente. Ceux-ci sont en particulier le fruit
d’un héritage culturel dont nous n’avons pas
forcément conscience, renforçant d’autant
plus ce sentiment d’évidence quant au sens
qu’ils portent. On peut alors facilement créer
une confusion encore plus grande par l’usage
de geste que l’on juge adéquats, mais dont la
signification est tout autre dans la culture de
l’interlocuteur. Il ne s’agit alors pas unique-
ment de langage corporel “volontaire” (tel que
le langage des signes par exemple), on peut
également y intégrer tous les gestes que nous
faisons sans nous en rendre compte. Tous
ces gestes, même les plus anodins sont ainsi
susceptibles d’être interprétés par l’interlocu-
teur, qui les traduira alors suivant les codes
de sa propre culture. On comprend alors,
comme nous l’explique Paul Watzlawick que
“tout comportement en présence d’autrui a
valeur de message, en ce sens qu’il définit et
modifie le rapport entre les personnes”1.
La deuxième solution est de passer par
l’intermédiaire d’un traducteur. Dans ce
cas, la recherche de codes communs ne se
pose plus. Mais nous mettons alors en jeu
la confiance que nous avons dans le traduc-
teur : aussi bien une confiance envers ses ca-
pacités à effectivement traduire ce que l’autre
raconte, qu’une confiance morale comme
quoi il va bien nous dire ce qu’il a réellement
compris (dans un sens ou dans un autre).
Ce qu’il faut comprendre dans cette situa-
tion, c’est que l’une comme l’autre de ces so-
lutions sont en réalité l’application de grilles
de lecture entre nous et notre interlocuteur.
Dans le premier cas, cette grille est constituée
par les éléments de langage que nous avons
acquis, quels qu’ils soient, dans le deuxième
cas il s’agit du traducteur. Cet exemple est
relativement naïf, mais reflète effectivement
notre rapport à la réalité (où dans ce cas elle
est constituée du message de l’interlocuteur).
Quant à la solution d’abandonner la tentative
de dialogue en ignorant le message de l’autre
c’est comme-ci celui-ci n’existait pas. On
arrive alors à deux conceptions de la réalité
encore plus distinctes : celle de l’interlocu-
teur où il possède un message à délivrer, et la
1 - Watzlawick, Paul, La réalité de la réalité, Edi-tions du Seuil, 1984, p.16
16
nôtre où il n’en a pas.
Par ce premier exemple, nous avons ain-
si montré que le langage, en plus de défi-
nir des codes pour établir des relations, est
une machine à construire des réalités par sa
contribution à interpréter la société qui nous
entoure.
b. L’interprétation des phénomènes au sein d’une société
Dans l’exemple précédent, nous avons
analysé une situation où nous ne doutions
pas de l’existence d’un sens logique, ce n’est
en effet pas parce que nous ne comprenons
pas un étranger que nous en déduisons que
son message est absent de tout sens. Notre
rapport à la réalité est en revanche tout autre
lorsque l’ordre logique est moins évident,
voire absent.
Il semble que nous supportions
mal la conception de phénomènes
dépourvus de sens et que face à
ce genre de cas nous tentons par
tous les moyens de construire
un modèle régissant ceux-
ci, au point d’arriver à des
conclusions totalement exa-
gérées, voire désastreuses
lorsque l’on s’y met à plusieurs. Un premier
exemple simple que nous avons certaine-
ment tous connu un jour est celui des feux
de signalisations sur la route. Bien que nous
sachions, par notre raison, que l’ordre des
feux tricolores est régi par un système au-
tomatisé, nous aimons nous persuader que
ceux-ci nous sont hostiles et nous imposent
des arrêts systématiques. Cette conclusion
est en réalité l’effet de quelques expériences
préliminaires : il suffit que sur un trajet
nous ayons eu une majorité de feux rouges
ou oranges plutôt que verts pour que s’en-
clenche un mécanisme d’auto persuasion.
En effet, suite à cette première série d’ob-
servations, nous allons alors renforcer notre
attention sur les feux rouges abandonnant
l’observation des feux verts du fait de leur
absence de contraintes. Ce qui est absurde
ici, ce n’est pas l’ordre régissant les feux (qui
lui, pour le coup, existe), c’est l’intention que
l’individu va associer à cet ordre en plus de
l’auto persuasion qu’il va mettre en œuvre
sur la seule base de cette hypothèse injusti-
fiée. Et effectivement, de manière générale,
par notre volonté à chercher du sens partout,
même lorsque celui-ci nous échappe ou qu’il
n’existe pas, nous tendons “à imaginer l’ac-
tion d’un expérimentateur secret derrière les
vicissitudes plus ou moins banales de notre
vie quotidienne”2.
Si cet exemple n’a que peu
de conséquences, prin-
cipalement du fait
qu’il ne fait interve-
nir qu’une seule per-
sonne, la situation peut être
tout autre dans le cas de conclu-
sions collégiales. Nous allons ici il-
lustrer nos propos avec l’affaire de la rumeur
d’Orléans. Cette affaire a eu lieu en 1969 dans
un contexte d’instabilité politique après le re-
jet par referendum de la politique du Général
de Gaulle qui entraîna sa démission. Le bruit
2 - Watzlawick, Paul, La réalité de la réalité, Edi-tions du Seuil, 1984, p.79
17
couru qu’à Orléans, dans les magasins de vê-
tements tenus par des juifs, des clientes se
faisaient enlever dans les cabines d’essayage
afin d’être prostituées et qu’une vingtaine de
disparitions auraient déjà été signalées. En
plus d’être constituée d’accusations graves,
cette rumeur devint d’autant plus roma-
nesque lorsque l’on prétendit que cette “traite
des Blanches” était mise en œuvre grâce à
un sous-marin remontant la Loire et que des
seringues hypodermiques étaient cachées
dans les chaussures et
activées par un res-
sort. Ce caractère in-
vraisemblable gros-
sissant en même
temps que la ru-
meur se propageait
était couplé d’un sentiment
toujours plus antisémite. C’est là l’un
des points clés de cette affaire, car ne
trouvant aucune explication à ces faits
terrifiants, le fantôme du juif se fit de
plus en plus présent dans l’opinion pu-
blique, comme l’explique Edgar Morin3,
sociologue français ayant suivi de près cette
histoire. L’opinion publique se convainc alors
d’elle-même que si la presse se tait et que les
pouvoirs publics n’arrêtent pas les commer-
çants, c’est tout simplement parce qu’ils ont
été achetés par les juifs. La charge émotion-
nelle portée par les juifs dans l’inconscient de
la population ainsi que le niveau de confu-
sion très élevé autour de l’affaire ont ainsi,
ici encore, enclenché des mécanismes d’auto
persuasion d’une rumeur qui n’avait en réali-
3 - Son analyse est développée dans cet ou-vrage : Morin, Edgar, La rumeur d’Orléans, Seuil, coll. « L’histoire immédiate », Paris, 1969
té jamais été fondée (aucune femme n’ayant
effectivement disparu à Orléans).
Outre l’aspect antisémite de l’affaire,
celle-ci révèle également qu’un fait n’a pas
besoin d’être réel pour effectivement consti-
tuer une réalité. Ceci est particulièrement
vrai dans le cas d’affaires publiques comme
celle-ci, où d’autres mécanismes de défor-
mation de la réalité sont mis en jeu. On peut
tout d’abord mentionner l’influence du plus
grand nombre, car il semble que nous ayons
effectivement un désir ar-
dent d’être en accord
avec la majorité,
pour le senti-
ment de
c o n f o r t
que cela ap-
porte. Dans la situa-
tion où un individu est seul
convaincu de ses affirmations,
celui-ci “se trouve confronté au dilemme
consistant à risquer un rejet ou à sacrifier le
témoignage de ses sens ; et il est beaucoup
plus que le sujet expérimental susceptible
de choisir la seconde solution, quitte à de-
meurer un “malade”4. C’est ce que montre le
professeur Solomon Asch, psychologue de
l’université de Pennsylvanie, dans sa célèbre
expérience sur le conformisme. Dans cette
expérience, un groupe d’étudiants est sou-
4 - Watzlawick, Paul, La réalité de la réalité, Edi-tions du Seuil, 1984, p.92
18
mis à des tests de perceptions visuelles où ils
doivent énoncer à voix haute leurs propres
résultats. Le test est très simple mais en ré-
alité tous les étudiants, à l’exception d’un
seul, sont briefés pour donner des mauvaises
réponses unanimement dans certains cas.
Dans ces situations recherchées, l’étudiant
non briefé se retrouve alors nécessairement
en opposition avec le reste du groupe et plu-
tôt que d’affirmer son désaccord, l’étudiant
en vient volontairement à mettre en doute la
perception de ses propres sens.
Un autre mécanisme de persuasion est
celui liée à la séduction d’une explication.
En particulier il semble que, concernant un
phénomène inconnu, plus une explication
est complexe plus elle est séduisante. Cette
séduction joue sur un sentiment d’ignorance
des individus ayant des explications simples,
qu’ils considèrent alors comme pauvres, face
à des explications complexes, alors consi-
dérées comme élaborées. Ce mécanisme est
illustré par le professeur Alex Bavelas, spé-
cialiste américain renommé dans l’interac-
tion au sein des petits groupes, dans l’une
de ses expériences5. Les conclusions vont
même plus loin, car il montre alors qu’une
fois notre esprit convaincu d’une explication
séduisante, “une information la contredisant,
loin d’engendrer une correction, provoquera
une élaboration de l’explication. Ce qui signi-
fie que l’explication devient “autovalidante” :
une hypothèse ne pouvant être réfutée”6. Par
cet exemple, on comprend que notre expli-
cation de la réalité se trouve parfois corrom-
pue par des arguments d’une grande futilité.
5 - Ibid., p.566 - Ibid., p.58
Dans le même esprit, le psychologue
John C. Wright a mis en évidence les diffi-
cultés que nous pouvons avoir à renoncer
à certaines explications par une expérience
où une personne devait comprendre le sens
logique d’une sorte de machine à sous, alors
qu’elle n’était en réalité uniquement régie
que par un algorithme purement aléatoire7.
Paul Watzlawick résume alors les conclu-
sions de cette expérience par le fait qu’”une
fois parvenus à une solution - par un che-
min largement payé d’angoisse et d’attente -,
notre investissement devient si grand que
nous préférerions déformer la réalité pour la
plier à notre solution plutôt que de sacrifier
la solution”8. On retrouve alors, à l’échelle de
l’individu, les mêmes cheminements de la
réflexion portée par l’opinion publique dans
la rumeur d’Orléans.
Avant d’aller plus loin, nous pouvons ici
conclure que notre vie quotidienne impacte
de façon concrète nos rapports à la réalité.
On voit par ailleurs que se distinguent dif-
férents niveaux dans l’ampleur de cet im-
pact, mais qu’ils semblent dans tous les cas
constamment être le fruit de mécanismes,
plus ou moins complexes, aboutissant à des
charges émotionnelles (elles-mêmes plus ou
moins intenses).
7 - Description complète de l’expérience dans les ouvrages : Wright, John C., Problem Solving and Search Behavior under Noncontingent Rewards, Stanford University, 1960 Wright, John C., Consistency and Complexity of Responses Sequences as a Function of Sche-dules of Noncontingent Reward, Journal of Ex-perimental Psychology, 63:601-9, 19628 - Watzlawick, Paul, loc.cit. p.61
19
c. Les mécanismes de l’inconscient au quotidien
Avant d’ouvrir l’analyse de nos rapports à
la réalité aux exemples de l’approche scienti-
fique, nous allons mettre en évidence le rôle
de l’inconscient dans l’interprétation de notre
environnement au quotidien. La recherche
sur le fonctionnement du cerveau tend ef-
fectivement à montrer que l’inconscient est
l’acteur principal de notre rapport au monde,
que ce soit dans sa représentation ou dans
les actions que l’on y entreprend. Il semble
même que plus les résultats de ces études
se précisent, plus la part de la conscience
se réduit face à l’inconscience. Cela s’ex-
plique par l’énergie immense que requiert
la conscience, qui est par ailleurs très rapi-
dement surmenée. Notre cerveau privilé-
gie l’inconscience par facilité, nous rendant
ainsi la vie vivable. C’est grâce à cela que
nous pouvons par exemple conduire, man-
ger en marchant, ou même nous brosser
les dents. Le cerveau a intégré des automa-
tismes auxquels nous faisons appel de façon
inconsciente du fait de l’inutilité de mobili-
ser autant d’énergie pour réaliser les mêmes
actions de façon consciente et que d’ailleurs
nous ferions alors moins bien. En réalité nous
n’avons même pas le choix de savoir ce qui
est conscient ou non car le cerveau a un filtre
naturel (le thalamus), choisissant à notre insu
ce que l’inconscient délègue à la conscience.
Nous n’avons donc uniquement conscience
de ce que le cerveau juge de suffisamment
important pour nous en informer. D’autre
part, il semble que la représentation que
nous ayons du monde que l’on perçoit sur
l’instant est principalement une construc-
tion par l’inconscient puisant dans notre mé-
moire. En effet, nos sens ne nous fournissent
qu’une vision très incomplète du monde, par
exemple dans le cas de la vue, ce que nous
voyons avec une réelle précision ne couvre
qu’un degré de notre vision, tout le reste est
en grande partie reconstruit par le cerveau.
Ceci explique pourquoi il est moins fatiguant
de se mouvoir dans une ville que l’on connaît
que dans une ville inconnue. Il ne s’agit pas
uniquement du fait que l’on reconnaît l’orga-
nisation des lieux, mais grâce au travail de
notre inconscience qui sait d’avance ce qui
nous est inutile, nous ne faisons alors atten-
tion qu’à ce qui nous intéresse. Tandis que
dans une ville inconnue le moindre détail
peut se retrouver analyser par la conscience,
ce qui comme nous l’avons dit est particuliè-
rement fatiguant pour le cerveau.
Venons-en maintenant aux rapports
humains. Alex Todorov, psychologue pro-
fesseur à l’université de Princeton, nous
explique que lors d’une rencontre avec une
personne inconnue notre cerveau met moins
de cent millisecondes à se forger une opinion
sur l’autre9. La conscience n’a alors pas le
temps d’intervenir. L’inconscient se base sur
des schémas prédéfinis : il va par exemple
interpréter des yeux rapprochés comme un
signe d’agressivité. Cette représentation de
l’autre est bien sûr très grossière mais est ex-
trêmement rapide. D’autre part, lorsque l’on
9 - Extrait du reportage La magie de l’in-conscient diffusée sur la chaine Arte, égale-ment accessible sur Internet : portedutemps, La magie de l’inconscient (Partie 1). [En ligne]. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=9XWLywBzc6c (Vidéo publiée le 04/07/2012, consultée le 12/09/2013)
20
croise un visage familier, les mécanismes de
reconnaissance se réalisent sans efforts. Là
encore l’inconscient gère ce travail plus que
notre mémoire visuelle. C’est de notre mé-
moire des émotions dont il va se servir pour
reconnaître l’autre : plus l’émotion associée
à une personne est forte, plus facile sera la
reconnaissance, voilà pourquoi
nous pouvons reconnaître des
personnes que nous n’avons vu
qu’une seule fois dans notre vie.
Ceci nous amène aux cas
des relations amoureuses, par-
ticulièrement riches en déforma-
tion de la réalité. Au début d’une re-
lation, la force des sentiments que nous
éprouvons envers l’autre fait produire à notre
cerveau de fortes quantités d’hormones agis-
sant sur notre dépendance et notre stress.
Celles-ci agissent comme une drogue et
nous font voir l’autre de façon totalement
idéalisée. Lorsque l’on dit que l’amour rend
aveugle c’est vrai. Nous sommes alors tota-
lement insensibles aux défauts de l’autre. Cet
effet ne dure pas éternellement, mais au fur
et à mesure qu’il s’estompe c’est une autre
hormone, l’oscitoscine, qui vient prendre le
relais renforçant en nous le sentiment d’at-
tachement envers l’autre. D’un point de vue
technique on pourrait ainsi dire que le sen-
timent amoureux est une illusion créée par
notre inconscient et nos hormones.
Nous n’allons pas explorer l’ensemble des
mécanismes de l’inconscient tellement ils
sont nombreux, nous allons cependant finir
en mentionnant comment les industriels se
servent de ces mécanismes pour nous pous-
ser à la consommation. Dans un supermar-
ché par exemple, si les fruits et les légumes
sont très souvent situés au début du maga-
sin, c’est en particulier pour qu’une fois notre
caddie fourni en produits considérés comme
diététiques, nous sommes plus à même de
consommer des produits considé-
rés comme moins. Un autre
exemple, lors d’une dégustation
de vin notre perception du goût
est très impactée par le prix affi-
ché sur la bouteille, dans les faits
notre cerveau éprouve réelle-
ment plus de plaisir lorsqu’il
est persuadé de consommer un bon
vin. Pour l’un comme pour l’autre, ce sont les
émotions qui sont la clé de cette déformation
de la réalité que se construit notre cerveau
Nous voyons donc à quel point notre in-
conscient dicte notre représentation de l’en-
vironnement, et par conséquent notre réali-
té. Comme pour l’exemple de la traduction,
celui-ci constitue dans les faits une véritable
grille de lecture du monde, sur laquelle nous
nous devons de nous raccrocher pour intera-
gir avec celui-ci mais que nous ne pouvons
que peu modifier. Nous n’avons ici évoqué
que les mécanismes qu’il recouvre dans
notre vie sociale quotidienne, mais son rôle
est en réalité bien plus grand que cela : cette
grille de lecture n’agit pas seulement sur les
éléments qui nous sont utiles directement
mais sur la structure physique même de
l’univers. C’est par les schémas qu’il construit
que l’inconscient nous permet de mettre un
ordre sur les informations que nous recevons
22
de nos sens et ainsi constituer une image
structurée du chaos qui nous entoure. Sans
ces fonctions, il nous serait tout simplement
impossible de vivre.
Ces schémas ne sont pas que le fruit de
notre propre expérience, selon le psycho-
logue et médecin Carl Gustav Jung. Ceux-ci
viennent s’inscrire dans l’ensemble du patri-
moine que les individus d’une espèce lèguent
à leur descendance. Il les désigne sous le
terme d’ “archétypes” et ils constitueraient
ainsi une “image primordiale” du monde, fa-
çonnée au cours des millénaires de l’histoire
de chaque espèce, voire de chaque peuple :
“Les archétypes sont des formes typiques de
la saisie du réel, et partout où l’on voit la ré-
currence régulière, à l’identique, de certains
modes de cette saisie, il s’agit d’un archétype
que son caractère mythologique soit ou non
reconnu, peu importe.”10, il précise dans un
autre recueil : “j’entends par là des formes
ou des images de nature collective, qui se
présentent à peu près sur la terre entière
en tant que constituants des mythes et, en
même temps comme des produits autoch-
tones et individuels d’origine inconsciente”11.
Autrement dit, nos interprétations des infor-
mations que nous fournissent nos sens sont
dictées par des mécanismes psychiques in-
conscients que nous tenons des modes de
vies de nos ancêtres. Notre bagage culturel
n’est donc pas le simple fruit de l’enseigne-
ment oral de nos parents, nous le portons
également en partie au sein de nos propres
10 - Jung, Carl Gustav, L’Energétique psychique, trad. Y. Le Lay, Genève (Georg), 1956, p.19811 - Jung, Carl Gustav, Psychologie et religion, trad. M. Bernson-R. Cahen, Paris, Buchet-Castel, 1958, p.93
gènes.
Dans cette partie, nous avons ainsi pu ex-
plorer comment notre vie quotidienne est ré-
gie par des réalités trompeuses. Nous avons
aussi vu que malgré tout, nous sommes bien
obligés dans bien des cas de nous y sou-
mettre sinon la vie deviendrait vite impos-
sible. Nous allons maintenant voir que cette
vulnérabilité envers des modèles de réalités
“immédiats” peut également se retrouver
dans des démarches se voulant rigoureuses
et dont l’aspect de “nécessité”, que nous ve-
nons tout juste d’évoquer, semble encore
moins justifié.
B. L’IGNORANCE ET LA SCIENCE, L’ÉMOTION DANS L’EXPÉRIENCE DIRECTE
Nous avons vu jusque-là comment notre
rapport à la réalité pouvait être fragile dans
notre vie quotidienne. Dans ce mémoire,
nous allons principalement étudier le rap-
port que la science entretient avec la réalité.
C’est en effet par la science que l’homme mo-
derne affranchie des croyances prétend trou-
ver une explication rationnelle au fonction-
nement de l’univers. A ce titre, nous pouvons
donc la concevoir comme une réponse légi-
time à cet état d’ignorance et de ses consé-
quences dont certaines ont déjà été décrites.
Nous discuterons par la suite de sa capacité
à réellement “expliquer”, mais nous pouvons
déjà ici affirmer qu’elle a pour elle de fournir
une vision objective du monde. Cette objec-
tivité, sur laquelle nous reviendrons égale-
ment plus en détail, est fragile. Nous allons
23
ici voir comment le chercheur peut facile-
ment se laisser entraîner dans une confusion
totale et que, dans sa volonté d’objectiver ce
qu’il considère comme la réalité, en vient
bien souvent à l’exact opposé. Comme pour
les situations précédentes, le chercheur est la
cible de nombreux pièges, dont nous allons
exposer ici quelques exemples.
Dans son livre La formation de l’esprit
scientifique, Gaston Bachelard qualifie l’état
d’ignorance du chercheur de “préscienti-
fique”. Et pour cause, avant de véritable-
ment s’émanciper de ses erreurs premières,
la science a connu une période mitigée sur
la rigueur de sa pratique, alliant le bon et le
mauvais et s’étendant majoritairement du
XVIème au XIXème siècle. Ce qui caractérise
le plus cet état d’esprit est peut-être la facilité
avec laquelle il peut être séduit par l’expé-
rience directe des phénomènes qu’ils tentent
d’expliquer. Ce qui en est la cause est l’atta-
chement que le préscientifique peut avoir
envers des symboles ou des modèles, parfois
de manière inconsciente mais dans tous les
cas profondément arbitraires.
a. Le mythe substantialiste
En premier lieu, nous pouvons évoquer
l’attrait que le préscientifique peut avoir
avec la “substance”. Ce véritable mythe subs-
tantialiste vient de l’idée instinctive que le
contenant a nécessairement moins de valeur
que le contenu. Qu’au creux de chaque enti-
té se trouve un intérieur plus riche, porteur
des valeurs et par lesquelles découlent celle
du corps qui le contient. Pour comprendre le
monde, il faut donc commencer par l’ouvrir.
Cet effort physique que le chercheur doit
fournir pour accéder au savoir renforce cette
idée d’elle-même, et cela d’autant plus que
l’effort est plus intense : la réalité se cache, il
faut la mériter. En débarrassant un corps de
son enveloppe superflue, le chercheur y voit
également une façon d’accéder à l’intimité de
la Nature, à sa pureté.
Cette idée ne se retrouve pas exclusive-
ment dans les corps solides mais partout, y
compris dans l’énergie, par exemple dans
l’électricité. C’est ainsi que l’électro-statisme
a pu être expliqué par le fait que l’électricité
retient les corps légers telle une glu. L’électri-
cité serait donc une substance collante, vis-
queuse et gluante. L’emploi d’adjectifs pour
qualifier cette entité est primordial car c’est
par cela que l’on révèle la réalité des enti-
tés. Pour préciser les résultats, il convient
en conséquence de les accumuler. C’est là
l’un des symptômes révélateurs d’une igno-
rance où “moins une idée est précise, plus on
trouve de mots pour l’exprimer”12.
Ces adjectifs révèlent également le carac-
tère sensoriel de ces conclusions. Les pro-
priétés sont calquées sur des modèles que
le chercheur peut effectivement ressentir,
il se figure ainsi une image plus précise de
son objet d’étude. En vient alors une hiérar-
chisation de fiabilité des conclusions basée
sur une hiérarchisation arbitraire des sens :
les odeurs par exemple, par leur facilité à se
disperser, et donc par leur difficulté à être
maintenue, sont ainsi valorisées devant les
12 - Bachelard, Gaston, La formation de l’esprit scientifique, Librairie J. Vrin, 2000, Biblio Textes Philosophiques, p.135
2424
autres sens. L’odeur d’une substance symbo-
lise alors ce qu’il peut y avoir de plus pure en
elle, elle serait par conséquent un révélateur
suprême de sa réalité.
b. Le mythe de la digestion
Un autre obstacle à la pensée scientifique
est l’animisme auquel le préscientifique aime
se soumettre. Ses découvertes lui semblent
d’autant plus exactes qu’elles s’inscrivent
dans un schéma naturel dans lequel il dis-
tingue trois règnes : l’animal, le végétal et le
minéral. En vient alors des rapprochements
inédits de phénomènes naturels, par exemple
l’affirmation que la putréfaction est au règne
végétal ce que la mastication est au règne
animal13, mais Gaston Bachelard précise qu’il
ne s’agit pas uniquement d’un “jeu d’analo-
gies, mais un réel besoin de penser suivant le
plan qu’on imagine le plan naturel.”14.
Parmi les mécanismes de la Nature, il y
a celui de la digestion, source de fantasmes
les plus exagérés pour l’esprit préscientifique.
Il y voit là une merveille de perfection, lieu
caché de toutes les contradictions et inacces-
sible à l’observation :
Une “meule philosophique et animée qui broie sans bruit, qui fond sans feu, qui dis-sout sans corrosion ; et tout cela par une force aussi sur-prenante qu’elle est simple et douce ; car si elle surpasse la
13 - Tiré de : Abbé Poncelet, La Nature dans la formation du Tonnerre et la reproduction des Etres vivants, Paris, Le Mercier et Saillant, 1766, p.6814 - Bachelard, Gaston, La formation de l’esprit scientifique, Librairie J. Vrin, 2000, 304p. Biblio Textes Philosophiques, p.182
puissance d’une prodigieuse meule, elle agit sans éclat, elle opère sans violence, elle re-mue sans douleur”15.
Par son fonctionnement mystérieux,
l’estomac extrait sans efforts les substances
contenues dans les corps qu’il ingère. Cette
valorisation de la chaleur stomacale, amène
l’esprit préscientifique à considérer l’estomac
comme un four digérant ce dont il dispose
par une cuisson lente. En vient alors sa réci-
proque évidente que toute cuisson lente est
une digestion.
De cette conclusion hâtive, l’esprit prés-
cientifique peut alors construit une vision
de la réalité calquée sur ce modèle. Il va par
exemple ainsi expliquer la dégradation des
métaux par les produits corrosifs du fait que
de leur fort appétit ils viennent s’y attaquer
sans relâche. Cette image simpliste est ici vue
comme convaincante et suffisante par son
caractère explicite et naturel. La Terre elle-
même est vue comme un immense estomac,
dont les couches successives superposées
en composeraient une structure corporelle
comparable à celles des animaux avec “ses
entrailles, ses viscères, ses philtres, ses cola-
toires. Je dirais même quasi comme son foie,
sa rate, ses poumons, et les autres parties des-
tinées à la préparation des sucs alimentaires.
Elle a aussi ses os, comme un squelette très
15 - Hecquet, Philippe, De la Digestion, et des Maladies de l’Estomac ; suivant le systême de la Trituration & du Broyement, sans l’aide des Levains, ou de la Fermentation dont on fait voir l’impossibilité en santé & en maladie, Paris : F. Fournier & F. Léonard, 1712, p.111
25
régulièrement formé.”16. Par une digestion
interne, dynamisée par la chaleur du soleil,
elle serait en mesure de produire les végé-
taux à partir des matières minérales, rendant
ainsi accessible les substances nécessaires à
l’alimentation du règne animal et donc à la
survie des hommes. Ceci n’est pas totale-
ment faux, le problème vient ici du fait que
le simple placage de la digestion suffit à ex-
pliquer le fonctionnement du globe terrestre,
il n’est donc par conséquent pas nécessaire
de poursuivre les recherches plus loin. Par ce
dernier exemple on y comprend également
une autre cause de cette valorisation arbi-
traire. Celle du besoin de trouver des repères
pour l’Homme abandonné dans ce monde et
cherchant le sens de son existence : il ren-
force ici l’image de la Terre nourricière et en-
core plus de la Terre maternelle. L’Homme se
rassure en cherchant à se retrouver dans son
environnement : parce qu’il est vivant, il veut
que la Terre le soit aussi. Il y voit alors une
forme d’explication du mystère de la vie.
Un dernier aspect est la prise de pos-
session que la digestion représente : ingérer
c’est posséder. Mais c’est aussi comprendre,
par la capacité de l’estomac à extraire les va-
leurs fondamentales de ce dont il dispose. La
digestion est donc une prise de possession
ultime de la réalité, un accès au savoir fon-
damental de l’univers, tel un enfant venant
spontanément porter les objets à sa bouche
pour mieux les connaître.
16 - Sans nom d’auteur, De la digestion et des maladies de l’estomac…, p.135 (cité dans l’ou-vrage de Gaston Bachelard La formation de l’es-prit scientifique)
Nous avons ici vu comment le seul phé-
nomène naturel de la digestion peut repré-
senter une source d’explication du monde
extrêmement riche pour l’esprit préscien-
tifique. Nous allons maintenant voir que ce
n’est ni le seul, ni le plus contraignant.
c. Le mythe de la génération
L’autre mécanisme de la Nature haute-
ment valorisé par l’esprit préscientifique est
celui de la génération. La sexualisation des
phénomènes physiques est en effet l’un des
pièges les plus puissants car les mieux enra-
cinés dans notre inconscient. Bien qu’il four-
nisse une réponse moins immédiate que ce-
lui de la digestion, le mythe de la génération
n’en est pas moins beaucoup plus efficace
sur le long terme car synonyme de pérennité.
Là encore, l’esprit préscientifique peut sans
contraintes affirmer une réciproque toute
trouvée : toute longévité est synonyme de
processus sexualisés.
Cette fascination commence dans les
faits dès l’enfance, le mystère de la nais-
sance étant le mystère que nos parents nous
cachent. La relation entre mystère et libido
est l’une des clés majeures de sa valorisation.
C’est ainsi que l’Alchimiste décrit ses expé-
riences comme une série de copulations au
sein des matériaux qu’il manipule :
“C’est là cet or, qui dans notre œuvre tient lieu du mâle, et que l’on joint avec un autre or blanc et cru qui tient lieu de semence féminine, dans lequel le mâle dépose son sperme : ils s’unissent ensemble d’un lien
27
indissoluble…»17
Ici est également valorisée l’image de la
semence, pouvant également se matérialiser
par les graines ou les germes dans le règne
végétal. On y retrouve là des propriétés déjà
évoquées dans les exemples précédents : aux
germes sont attribuées l’intensité, la concen-
tration, la pureté18. C’est donc là encore un
rapport au réel qui est évoqué.
La sexualisation n’implique pas seule-
ment “l’acte sexuel”, mais attribue également
un rôle distinct à chacun des éléments mis en
jeu : celui de l’homme et celui de la femme,
l’un considéré comme actif et l’autre comme
passif. Pour preuve de son enracinement
profond dans notre esprit, cette image est en
réalité toujours présente dans l’esprit scien-
tifique en formation d’aujourd’hui. Gaston
Bachelard témoigne :
“En enseignant la chimie, j’ai pu constater
que, dans la réaction de l’acide de la base, la
presque totalité des élèves attribuait le rôle
actif à l’acide et le rôle passif à la base. En
creusant un peu dans l’inconscient, on ne
tarde pas à s’apercevoir que la base est fémi-
nine et l’acide masculin. Le fait que le produit
soit un sel neutre ne va pas sans quelque re-
tentissement psychanalytique. Boerhaave
parle encore de sels hermaphrodites. De
telles vues sont de véritables obstacles. Ain-
si la notion de sels basiques est une notion
17 - Abbé N. Lenglet Dufresnoy, Histoire de la philosophie hermétique, avec le Véritable Phila-lethe, 3 vol., Paris, 1742 (p.9)18 - Charas, Suite des nouvelles expériences sur la Vipère, Paris, 1672 (p.233)
plus difficile à faire admettre, dans l’ensei-
gnement élémentaire, que la notion de sels
acides. L’acide a reçu un privilège d’explica-
tion du seul fait qu’il a été posé comme actif
à l’égard de la base”19.
Ce serait donc une erreur de penser que
nous sommes aujourd’hui définitivement
émancipés de nos sensibilités primaires, elles
semblent être toujours là, simplement mieux
cachées et du coup peut-être encore plus vi-
cieuses.
d. Synthèse de l’esprit préscientifique
Nous pouvons à ce stade conclure sur
cette partie dédiée aux manifestations de
l’ignorance dans la démarche scientifique.
Nous n’allons bien sûr pas énumérer l’en-
semble des pièges tendus au scientifique en
devenir. Mais par cette série d’exemples, on
voit comment, même dans des domaines se
voulant rigoureux, notre part affective met
en jeu notre représentation de la réalité. Pour
généraliser, il s’agit ici de l’émotion que pro-
cure l’expérience directe, et toutes les asso-
ciations simplistes en découlant : “l’adhésion
immédiate à un objet concret, saisi comme
un bien, utilisé comme une valeur, engage
trop fortement l’être sensible ; c’est la satis-
faction intime ; ce n’est pas l’évidence ration-
nelle.”20
On y retrouve également un rapport au
langage : ces impressions premières sont
retranscrites dans la langue du chercheur,
19 - Bachelard, Gaston, La formation de l’esprit scientifique, Librairie J. Vrin, 2000, Biblio Textes Philosophiques, p.23420 - Ibid., p.286
28
de ces qualifications adjectives premières
(comme par exemple celles évoquées pour
l’électricité) en découlent d’autres et ainsi
de suite, obtenant ainsi un maillage de rela-
tions causales purement arbitraires. Les mé-
taphores sont encore plus fortes lorsqu’elles
sont ancrées dans des symboles, ceux-ci sont
particulièrement utilisés par les alchimistes :
“L’alchimiste traite le nouvel adepte comme nous traitons nos enfants. Les absurdités provisoires et fragmentaires font office de raison au début de l’initiation. Ces absurdités procèdent par symboles. Les symboles chimiques prit enfin dans leur système ne sont que des absurdités cohérentes. Ils aident alors à déplacer le mystère, autant dire à jouer du mystère. Finalement, le secret alchimique est une convergence de mystères : l’or et la vie, l’avoir et de devenir, sont réunis dans une même cornue.”21.
Autrement dit, dans le cas de l’alchimie
(qui n’est qu’un exemple parmi d’autres), “une
explication” ne relève au final que d’une sé-
duction par symboles ancrés dans une lo-
gique illusoire. Mais l’esprit préscientifique y
voit là une forme de réalisme. Son explica-
tion est toute évidente du fait que n’importe
qui peut l’apprivoiser, il se figure ainsi avoir
systématiquement raison face à celui jouant
de modèles abstraits. Les difficultés d’ap-
préhender les mathématiques sont jugées
comme autant d’artifices pour tenter de mas-
quer une ignorance profonde d’une réalité
qui échappe aux façonneurs de ces modèles.
21 - Ibid., p.222
C. LA CONFUSION DE L’IGNORANCE
Pour conclure cette première partie dé-
diée à l’ignorance première, nous allons
synthétiser et expliciter les conséquences
de cette source de confusion. Au fond, ce
qui se reflète dans l’ensemble des exemples
évoqués est le rapport que l’homme peut en-
tretenir avec sa condition d’être humain, à
savoir des questionnements profonds et sans
réelles réponses sur son sentiment d’aban-
don dans l’univers et sa condition de mor-
tel : d’où venons-nous ? Quelle place occu-
pons-nous ? Qu’y a-t-il après la mort ? …
Ces questions se traduisent alors en vé-
ritables faiblesses lorsque l’être ignorant se
laisse séduire par les premières explications
qu’il saura comprendre en même tant qu’elles
pourront le rassurer. Il n’y a rien à préjuger
de cette séduction facile qui peut tout à fait
contribuer à faire de l’homme un être meil-
leur : l’homme ayant acquis un nouveau sen-
timent de confiance face au monde ressent
alors la force d’accomplir de grandes choses.
Malheureusement, cette faiblesse représente
aussi de grandes opportunités de manipula-
tions pour celui qui sait en tirer parti. L’His-
toire nous l’a enseigné à de trop nombreuses
reprises : l’Inquisition, le nazisme ou plus
récemment les dérives de la Charia ne sont
que quelques exemples parmi tant d’autres
d’atrocités commises au nom de réalités su-
révaluées.
Quant au domaine de la recherche, cette
ignorance facilitant l’imprégnation de méta-
phores gratuites représente non seulement
29
un frein à l’apprentissage mais surtout un
frein encore plus fort au développement
d’une société. En effet, la compréhension du
monde s’enracinant dans des explications
par images pseudo-réalistes, l’approfon-
dissement des recherches en devient alors
inutile par l’évidence que ces métaphores
véhiculent. Outre la paralysie alors infligée
notamment au progrès technologique, cette
ignorance de la science devient également
un moteur caché des mécanismes de haine
précédemment évoqués, par le statut de ré-
férence du chercheur scientifique dans la
conscience (et inconscience) collective.
Chapitre II
La science moderne comme outil de
conceptualisation de la rEalitE
32
Face à cet état d’ignorance, la science occidentale moderne a su apporter des ré-ponses légitimes pour la compréhension du monde. Ces réponses ne sont pas dépour-vues de critiques, nous y reviendrons à la fin de cette deuxième partie. Elles tiennent cependant une vraie légitimité par les mé-thodologies mises en œuvre afin d’appré-hender l’univers sous l’angle d’un véritable objet d’étude intelligible.
A. CONSTRUCTION D’UNE DÉMARCHE OBJECTIVE
Avant d’être un savoir, la science est avant
tout une méthode se voulant rigoureuse. Le
premier point important de cette rigueur
est sa volonté de se détacher des conclu-
sions de l’expérience première en évacuant
au maximum les émotions qu’elles nous in-
fligent. Le cerveau, maître de nos sens, est
alors vu comme l’ennemi à combattre, c’est
notamment ce qu’affirme Gaston Bachelard :
“Désormais le cerveau n’est plus absolument
l’instrument adéquat de la pensée scienti-
fique, autant dire que le cerveau est l’obsta-
cle à la pensée scientifique. Il est un obstacle
en ce sens qu’il est un coordinateur de gestes
d’appétits. Il faut penser contre le cerveau”1.
a. La science en résistance
Le véritable outil du scientifique ce n’est
pas l’organe du cerveau, c’est sa capacité à
penser. C’est par cette capacité que le scien-
tifique peut remettre en cause ce que ses
1 - Bachelard, Gaston, La formation de l’esprit scientifique, Librairie J. Vrin, 2000, Biblio Textes Philosophiques, p.299
sens lui dictent, on évoquera ici l’exemple
éloquent de Galilée remettant en cause la
théorie d’Aristote admise jusqu’au XVIIème
siècle sur la chute des corps : un corps lourds
tombe plus vite qu›un corps léger. Contraire-
ment à la légende de Galilée expérimentant
au sommet de la tour de Pise, c›est unique-
ment par une expérience de pensée qu›il va
montrer que cette affirmation contient en
elle-même une contradiction. Il l›explique
par le fait que si l’on relie un corps à un corps
plus léger par une cordelette, de sorte que
ceux-ci constituent un nouvel ensemble, se-
lon Aristote cet ensemble chutera plus vite
que chacun des corps pris séparément du
fait qu›il est plus lourd. Sauf qu›au sein de cet
ensemble, le corps lourd chute plus rapide-
ment que le corps léger et par la suite, une
fois la cordelette tendue, le corps léger vient
donc freiner la chute du corps lourd, toujours
si l›on se base sur la théorie d’Aristote. Sui-
vant cette deuxième conclusion, le nouvel
ensemble chute donc plus lentement que le
corps lourd pris tout seul : la théorie d›Aris-
tote se contredit donc d’elle-même. Si Galilée
était réellement monté en haut de la tour de
Pise, il n’aurait en réalité fait que confirmer
la pensée d’Aristote car, bien que fausse, elle
est conforme à l’expérience directe. Son af-
firmation est en effet vraie dans les condi-
tions dans lesquelles il le proclame (à savoir
des corps soumis aux frottements de l’air), la
raison de cette différence de vitesse n›est ce-
pendant pas liée à la différence de poids à
mais la différence des forces de frottements
s’appliquant aux deux corps, sa conclusion
est donc fausse.
33
b. Domaine de validité d’une théorie scientifique
On en vient ainsi à un deuxième aspect
fondamental d’une théorie scientifique : son
domaine de validité. Avant d’être formulé
en théorie, un savoir scientifique repose sur
des phénomènes physiques que le chercheur
se propose d’observer dans des conditions
propres. Ces conditions recouvrent aussi bien
le contexte de l’observation que le dispositif
expérimental utilisé. Niels Bohr définit ainsi
le phénomène scientifique comme “se rap-
portant à des observations acquises dans des
conditions spécifiques, incluant la descrip-
tion du processus complet de l’expérimenta-
tion”2. Il y a un rapport immédiat entre cette
définition du phénomène physique et ce qui
caractérise une théorie scientifique. Selon
Stephen Hawking :
“Une théorie sera valable si elle satisfait aux deux condi-tions suivantes : décrire avec exactitude une vaste catégo-rie d’observations sur la base d’un modèle qui ne contient que quelques éléments arbi-traires, et faire des prédic-tions précises concernant les résultats d’observations fu-tures.”3
Autrement dit, l’intention d’une théorie,
et donc de la science, n’est pas de définir
“une réalité intrinsèque de l’univers”, mais
2 - Pauli, Wolfgang, Physique moderne et phi-losophie, Editions Albin Michel, 1999, Sciences d’aujourd’hui, p.1083 - Hawking, Stephen, Une brève histoire du temps, Mesnil-sur-l’Estrée : Editions Flamma-rion, 1989, Nouvelle Bibliothèque Scientifique, p.28
plutôt des “modèles de réalité” permettant
de rendre compte au mieux des comporte-
ments d’un système défini. Ce rapport entre
conditions d’expérimentation et savoir, im-
plique une condition fondamentale d’une
théorie, à savoir la possibilité d’être vérifiée
par un tiers. Cette vérification passe par la
recréation des phénomènes mis en jeu par la
théorie, c’est également ce que nous explique
Gaston Bachelard : “On ne possède pas en-
tièrement un bien spirituel qu’on n’a pas
acquis entièrement par un effort personnel.
Le signe premier de la certitude scientifique,
c’est qu’elle peut être revécue aussi bien dans
son analyse que dans sa synthèse”4. C’est
uniquement par cette capacité à être recrée,
qu’une théorie scientifique peut être ensei-
gnée, ou à l’inverse réfutée.
Nous avons vu jusqu’ici quelles étaient les
revendications des théories scientifiques par
les démarches qu’elles s’efforcent de mettre
en jeu. Ceci ne nous dit cependant que peu
de choses concernant la qualité du conte-
nu de ces théories, c’est ce que nous allons
maintenant explorer.
c. Réalité d’une théorie scientifique
Dans les faits, une théorie scientifique n’est
jamais absolue, on pourrait même dire qu’au
fond ce n’est qu’une hypothèse du comporte-
ment de l’univers. Stephen Hawking rappelle
que “Peu importe le nombre de fois où les ré-
sultats d’une expérience s’accorderont avec
une théorie donnée ; vous ne pourrez jamais
4 - Bachelard, Gaston, La formation de l’esprit scientifique, Librairie J. Vrin, 2000, Biblio Textes Philosophiques, p.160
34
être sûrs que, la fois suivante, ce résultat ne
la contredira pas”5. En cela une théorie scien-
tifique n’est toujours que provisoire, et
lors de sa formulation la ques-
tion à se poser n’est pas “la
théorie actuelle restera-t-elle
comme elle est, ou non?” mais
bien “dans quelle direction la
théorie va-t-elle évoluer?”6.
La remise en cause des
anciennes théories est par consé-
quent une réalité parfaitement assumée,
et même revendiquée de la science. Mais
il ne s’agit par réellement de renoncement.
Dans la grande majorité des cas, il s’agit de
redéfinition du domaine de validité de la
théorie afin d’inclure les cas particuliers ve-
nant la contredire. La théorie se voit alors
offrir un champ d’application plus vaste, et
par ces modifications successives peut ainsi
se convaincre d’avancer jour après jour vers
une compréhension toujours plus précise de
l’organisation de l’univers.
La science bénéficie d’avoir la possibilité
de se remettre systématiquement en cause,
de pouvoir démolir les modèles qu’elle a
construits sans pour autant se discréditer.
Alfred North Whitehead témoigne : “il y a
cinquante-sept ans, j’étais étudiant à Cam-
bridge, j’apprenais la science et les mathé-
matiques sous la férule d’hommes brillants.
5 - Hawking, Stephen, Une brève histoire du temps, Mesnil-sur-l’Estrée : Editions Flamma-rion, 1989, Nouvelle Bibliothèque Scientifique, p.286 - Pauli, Wolfgang, Physique moderne et phi-losophie, Editions Albin Michel, 1999, Sciences d’aujourd’hui, p.160
Depuis le début du siècle, j’ai vu tous leurs
postulats de base s’effondrer”7. Ce mode de
fonctionnement lui permet de ne ja-
mais considérer pour acquis une
réalité qu’elle s’est elle-même
défini, au point même d’avoir
su théoriser son incapacité à
pouvoir un jour appréhender
la réalité ultime de l’univers.
Cette incapacité est exprimée
dans le théorème d’incomplé-
tude formulé par Gödel, considérée
comme la découverte logique la plus im-
portante du XXème siècle. Son énoncé nous
dit que :
“Il est impossible de démon-trer qu’un système est cohé-rent et non contradictoire sur la seule base des axiomes (...) contenus dans ce système. Pour ce faire, il faut “sortir du système” et imposer des axiomes supplémentaires qui lui sont extérieurs. En ce sens, le système ne peut être qu’in-complet en lui-même.”8
Autrement dit, parce qu’il est partie inté-
grante de l’univers, l’homme est condamné
à n’en avoir qu’une compréhension partielle
du fait de son incapacité à s’en extraire. De ce
point de vue, on pourrait alors se représenter
la science comme un mécanisme à mou-
vement perpétuel alimenté par les tensions
entre connaissances considérées comme
7 - Whitehaed, Alfred North, Dialogues of Alfred North Whitehead, as recorded by Lucien Price, New York, New American Librairy, 1956, p.109. Cité par B. Alan Wallace, op. cit., p.158 - Ricard, Matthieu, L’infini dans la paume de la main, Paris : Nil Editions / Fayard, 2000, p.304
35
acquises et phénomènes venant contredire
ces mêmes connaissances : “l’histoire de la
connaissance scientifique est une alternative
sans cesse renouvelée d’empirisme et de ra-
tionalisme. Cette alternative est plus qu’un
fait. C’est une nécessité de dynamisme psy-
chologique”9. Mais c’est sans doute Socrate
qui synthétise le mieux cette idée par sa cé-
lèbre maxime : “Tout ce que je sais c’est que
je ne sais rien”.
Malgré cette incapacité perpétuelle à
“saisir” le réel, la recherche scientifique réus-
sit tout de même à lui en fournir des modèles
des plus surprenants. Nous verrons dans la
seconde sous-partie de ce chapitre à quoi
cela réfère exactement mais nous allons
d’abord nous attarder un peu sur les outils
dont dispose la science pour façonner ses
modèles. Ce bref descriptif nous sera d’une
aide précieuse pour les raisonnements que
nous développerons dans la suite de ce mé-
moire.
d. Les outils de la science : technologie et langage mathématique
Au-delà de sa capacité à penser, le scien-
tifique dispose de deux outils puissants : la
technologie et le langage mathématique.
En effet, le scientifique est lui aussi soumis
à sa condition d’être humain, ces outils re-
présentent donc une aide précieuse, voire
nécessaire, pour combler les failles que cela
lui impose sa condition et qui pourrait se re-
9 - Bachelard, Gaston, La formation de l’esprit scientifique, Librairie J. Vrin, 2000, Biblio Textes Philosophiques, p.294
trouver dans sa seule réflexion.
Tout d’abord, la technologie est une clé
majeure pour le développement du savoir
scientifique. C’est parce que la technologie
humaine ne cesse de se perfectionner que le
scientifique peut espérer préciser le résultat
de ses observations. C’est aussi par ce gain
en précision que de nouveaux phénomènes
sont mis en évidence, cela même pouvant
venir contredire les théories admises. Cet
ordre de précision croissant peut alors être
vu comme un élément caractéristique pour
définir l’âge d’une science, chaque période
correspondant à un ordre précis. Nous re-
viendrons par la suite sur les questions que
soulève l’usage d’instruments de mesure
dans la relation de l’expérimentateur avec les
phénomènes observés.
D’autre part, le langage mathématique
représente un autre outil, sûrement encore
plus fondamental pour le scientifique. Nous
pouvons encore ici citer Galilée qui en 1632
écrit au début de son livre L’Essayeur, une
phrase qui selon Etienne Klein10 est certaine-
ment l’une des plus importantes de toute son
œuvre : le livre de l’Univers “est écrit dans la
langue mathématique et ses caractères sont
des triangles, des cercles et autres figures
géométriques, sans le moyen desquels il est
humainement impossible d’en comprendre
un mot”. Cette phrase a par la suite soulevée
de nombreux débats au sein de la commu-
nauté scientifique sur le fait qu’elle propose
deux interprétations. Ou bien elle signifie
que le langage mathématique est déjà pré-
10 - Klein, Etienne, cours donné à Centrale Paris en 2012
36
sent au sein de la nature, et dans ce cas le
travail du scientifique consiste à en extraire
les phrases qu’elle formule, par des méthodes
de mesures diverses. Ou bien que le langage
mathématique est une pure construction hu-
maine que le scientifique a adopté pour son
efficacité à effectivement rendre compte de
ce qu’il mesure de la nature, et dans ce cas
son travail consiste à contraindre la nature
à lui fournir des résultats sous forme de va-
riables mathématiques.
Il y a là deux interprétations très diffé-
rentes sur la place des mathématiques dans
la construction du savoir scientifique, ce-
pendant Galilée affirme dans tous les cas
que sans ce langage il serait “humainement
impossible” de comprendre l’univers. On en
revient alors à cette même notion de grille de
lecture, précédemment évoquée au début de
ce mémoire. Pour le scientifique, les mathé-
matiques sont la grille de lecture de l’univers
lui permettant d’ordonner ce qu’il observe.
A la différence des précédents exemples, le
langage mathématique est un langage abs-
trait, pour le comprendre pleinement il faut
un haut niveau d’études scientifiques le ré-
servant ainsi à une certaine élite ; mais cette
abstraction lui confère également une ab-
sence, que l’on peut croire absolue, de va-
leurs humaines affectives11.
L’idée que les mathématiques constituent
une grammaire adaptée à la formulation de
l’univers date en réalité de l’Antiquité, où
déjà Pythagore affirmait “Le nombre est le
11 - Pauli, Wolfgang, Physique moderne et phi-losophie, Editions Albin Michel, 1999, Sciences d’aujourd’hui, p.108
principe et la source de toute chose”12. Cer-
tains scientifiques vont même jusqu’à affir-
mer “qu’une discipline qui ne peut être ex-
primée en langage mathématique ne saurait
être qualifiée de science”, mais cette déclara-
tion semble excessive selon l’astrophysicien
Trin Xuan Thuan.
Enfin, au-delà de l’outil du scientifique,
les mathématiques pourraient également
très bien être considérées comme un modèle
inconscient ancré par nature dans l’esprit
humain. C’est en autre le cas de Kepler, qui
exploite l’idée d’archétype de façon très si-
milaire à celle de Carl Gustav Jung. Il définit
ainsi les mathématiques comme “l’archétype
de la beauté du monde”13. Comprendre le
monde en revient alors avant tout à com-
prendre l’esprit humain.
12 - Ricard, Matthieu, L’infini dans la paume de la main, Paris : Nil Editions / Fayard, 2000, p.28513 - Ibid., p.193
37
B. CONSTRUCTION DE RÉALITÉS INVISIBLES
Précédemment, nous avons donné un
certain nombre de points clés permettant de
définir la science. Nous allons maintenant
nous attarder à mettre en évidence les rap-
ports que cette discipline entretient avec “la
réalité” au travers des phénomènes qu’elle
tente de théoriser.
Par ses théories, la science construit un
maillage de relations causales entre phéno-
mènes rigoureusement décrits et délimités.
Ce maillage permet de situer chacun d’eux
au sein de l’ensemble complexe que consti-
tue l’univers. Pour établir ces relations, le
scientifique observe ces phénomènes à l’aide
d’outils plus ou moins évolués et de modèles
mathématiques plus ou moins complets.
L’objet de cette partie concerne cet acte d’ob-
servation qui, dans de nombreux cas, peut
se réaliser de manière indirecte, aussi bien
par rapport au scientifique que par rapport
au système technologique utilisé. Voilà pour-
quoi nous parlons ici de “réalités invisibles”.
a. Les dimensions de l’univers
Afin d’illustrer ce concept de réalités in-
visibles, nous allons tout d’abord nous inté-
resser à celui des dimensions de l’univers.
Dans notre quotidien il est très facile, pour
ne pas dire évident, de se rendre compte que
nous évoluons dans un monde à quatre di-
mensions : trois dimensions spatiales et une
dimension temporelle. Par des modèles théo-
riques, la science a su mettre en évidence
que les dimensions de l’univers sont poten-
tiellement bien plus variées que celles dans
lesquelles nous sommes condamnés à errer,
en particulier concernant le temps.
De notre point de vue, il est difficile de
concevoir le temps autrement que comme
un flux constant et immuable transformant
les événements futurs en présent, puis le
présent en événements passés. Nous n’allons
pas développer les questionnements liés à
cette notion de temps, simplement constater
que ce que nous vivons réellement du temps
est le présent, mais que par son “épaisseur
nulle” sur un axe temporel, c’est en même
temps l’instant qui semble le plus impossible
à appréhender. Sur la nature du temps, Saint
Augustin répondait déjà à son époque que “Si
personne ne me le demande, je le sais. Mais
qu’on m’interroge là-dessus et que je veuille
l’expliquer, et je ne sais plus”. Autrement dit,
nous croyons comprendre le temps car nous
ne nous posons que rarement la question de
son “mécanisme”.
Bien que la question de la nature du
temps ne soit toujours pas tranchée, les
scientifiques ont tout de même su en établir
des modèles. Ainsi contrairement à ce qu’af-
firme le langage courant, l’écoulement du
temps n’a rien de physiquement évident, ce
flux peut très bien n’être qu’une illusion de
notre esprit liée au changement de nature des
événements de la vie (passé, présent, futur).
Dans cette optique, on peut alors modéliser
le temps comme un ensemble de dimensions
dans lesquelles notre esprit se déplacerait,
nous fournissant ainsi ce sentiment de dy-
namisme dans notre expérience quotidienne
38
de la réalité. Là encore, nous n’allons pas dé-
crire l’ensemble des théories formulées à ce
jour. Nous pouvons cependant nous poser la
question de la légitimité de ces prétendues
dimensions temporelles dont nous n’avons
aucune preuve tangible d’existence. Cette
question tout le monde peut se la poser, y
compris les scientifiques les plus brillants qui
jusqu’à preuve du contraire évoluent dans le
même monde que n’importe qui d’entre nous.
Ainsi il est très difficile de comprendre
cette notion de “dimensions supplémen-
taires” étant donné qu’il nous est impossible
d’y accéder. Voilà pourquoi nous allons illus-
trer cette partie par un exemple fictif: celui
de Flatland, tiré du livre d’Edwin A. Abbott
Flatland : A Romance of Many Dimensions.
Dans ce livre, Edwin A. Abbott raconte
une histoire imaginaire d’un monde à seu-
lement deux dimensions spatiales. Les habi-
tants sont des lignes, des carrés, des triangles
... tels des formes dessinées sur une feuille
de papier. Par conséquent, en plus d’être
eux-mêmes plats, ils ne peuvent pas non
plus évoluer autrement qu’en longueur et en
largeur, la dimension hauteur leur est ni ac-
cessible, ni palpable. L’une des péripéties de
cette histoire est la rencontre d’un carré de
Flatland avec une sphère venue d’un autre
monde, celui de Spaceland.
Au début de leur rencontre, le carré en-
tend la voix de la sphère mais ne la voit pas et
se retrouve complètement déconcerté. Lors-
qu’il l’aperçoit enfin, il n’en voit qu’un cercle
aux propriétés étonnantes : il peut grandir
jusqu’à treize pouces de diamètre et rétrécir
jusqu’à ne former qu’un point et disparaître.
La sphère lui explique alors qu’elle vient d’un
monde à trois dimensions et que ce qu’il voit
d’elle n’est que l’intersection de son corps
avec le plan que constitue son monde. Elle
peut alors disparaître de sa vue simplement
en s’élevant suffisamment en hauteur pour
ne plus être en contact avec son plan de réa-
lité. Le carré ne veut rien y croire car pour lui
le monde n’a que deux dimensions et l’idée
même de hauteur lui est parfaitement étran-
gère.
Pour réussir à le convaincre, la sphère
prend alors le carré avec elle et l’emmène
visiter Spaceland. Le carré se retrouve alors
en face d’une dimension inconnue en plus
d’avoir l’opportunité d’observer d’un seul
coup d’œil l’ensemble de ce qui constituait
son univers (celui en deux dimensions spa-
tiales). Cette découverte nouvelle lui fournit
également une curiosité renforcée et il se met
à imaginer des espaces à quatre, cinq voire
six dimensions qu’il demande à la sphère de
lui faire découvrir. La sphère lui répond alors
que de telles dimensions ne sont pas conce-
vables et qu’il n’existe qu’un monde à trois
dimensions spatiales.
Voici donc une métaphore de ce qui
pourrait très bien constituer notre rapport à
des dimensions de notre univers qui nous
sont étrangères. Il se peut qu’un jour nous
pourrons effectivement prouver qu’il existe
d’autres dimensions, qu’elles soient tempo-
relles ou spatiales. La réalité est que nous
sommes dans tous les cas condamnés à ne
39
pouvoir évoluer que dans notre monde à
quatre dimensions. Voilà pourquoi, ces
dimensions pourraient être qua-
lifiées de “réalités invisibles”,
réalités car elles existent et in-
visibles car nous ne pourrons
jamais les approcher.
Cet exemple est volontai-
rement extrême afin d’illustrer au
mieux cette notion. De plus elle n’est à
l’heure actuelle qu’en grande partie hypo-
thétique. Ce n’est cependant pas le cas de
théories déjà admises. On peut par exemple
penser aux théories de l’évolution de notre
univers et ses modèles associés : le mur de
Planck, la formation des molécules, l’ex-
pansion de l’univers... Ces théories ont au-
jourd’hui pu être vérifiées et sont désormais
admises par les scientifiques aussi bien que
par le grand public grâce aux nombreuses
publications de vulgarisation.
Il n’en reste pas moins qu’il est évident
que personne n’a eu en réalité l’occasion de
prendre un vaisseau spatial pouvant remon-
ter le temps afin d’aller étudier directement
tous les recoins spatiaux temporels de notre
univers. Pour établir leurs théories, les astro-
physiciens ne peuvent se baser que sur ce
qui leur est observable depuis la Terre. Dans
le cas de l’histoire de l’univers, ils peuvent
par exemple se baser sur les informations
contenues dans le rayonnement fossile. Ce
rayonnement a été émis au tout début de
l’histoire de l’univers, à l’époque où sa tempé-
rature était de 3000K et pourrait constituer
une sorte de cri de naissance de l’univers.
Ainsi, en mettant en corrélation les infor-
mations que ce rayonnement contient
avec des observations de l’uni-
vers “d’aujourd’hui”, le scien-
tifique peut rendre compte
d’un ensemble d’observations
par des théories venant mettre
en lien tous ces phénomènes
et ainsi en déduire tous ceux
qu’il ne peut pas et ne pourra jamais
observer directement. Il est parfois difficile
de se rendre compte que le plus grand des
voyages que l’homme a réellement effectué
de lui-même était d’aller sur la Lune quand
on visualise l’ensemble des connaissances
que nous avons de l’univers.
On peut même aller encore plus loin en
mentionnant le fait que dans la population
mondiale, seule une poignée de l’élite scien-
tifique à réellement pu observer et vérifier
par elle-même ces modèles de théories. Dans
la très grande majorité des cas, nous sommes
condamnés à essayer de comprendre que ce
que les scientifiques nous communiquent.
Les modèles de l’histoire de l’Univers ne
sont donc, en plus de réalités invisibles pour
les scientifiques, des réalités basées sur la
confiance que nous donnons à ces personnes
de référence.
b. Le cas du monde subatomique
Les exemples de réalités précédemment
évoquées sont considérés comme invisibles
par notre incapacité à aller les observer di-
rectement à cause de leur trop grande dis-
tance par rapport à nous, aussi bien dans
l’espace que dans le temps. Nous allons nous
40
intéresser maintenant au cas du monde su-
batomique, à savoir les modèles décrivant
l’infiniment petit. Ici encore, les modèles de
réalités que nous avons construits ne sont
qu’indirects. Bien que proches de nous, c’est
la petitesse de l’échelle qui nous rend l’obser-
vation impossible de ces objets. Il ne s’agit
pas simplement de montrer qu’on y retrouve
le même rapport à la réalité mais d’introduire
les modèles étonnants que la physique quan-
tique a su mettre évidence depuis presque
un siècle.
Les questionnements liés à la compo-
sition de la matière sont aussi vieux que la
science elle-même. Dès l’Antiquité, Démo-
crite imaginait que celle-ci pouvait être com-
posée d’entités microscopiques, immuables
et indivisibles appelées les atomes. Bien
que cette idée fut abandonnée pendant plu-
sieurs siècles au profit de la vision élémen-
taire d’Aristote (eau, terre, feu, air, éther),
elle revint au XIXème siècle lorsque Mende-
leïev entreprit la classification des éléments
chimiques d’après leurs propriétés. Ce mo-
dèle d’atome indivisible s’est ensuite précisé :
on découvrit l’existence des électrons, puis
celle du noyau, puis les neutrons et protons
le composant... Nous n’allons pas non plus ici
énumérer toutes les particules élémentaires
découvertes à ce jour. Il faut cependant pré-
ciser, comme nous le rappelle Wolfgang Pau-
li dans son livre Physique Moderne et Philo-sophie, que parmi toutes les représentations
que l’on a eu de l’atome et de ses particules
élémentaires, bien qu’à chaque fois les scien-
tifiques n’ont fait que décaler le problème
en subdivisant toujours plus les entités de
la matière, ce qui reste c’est l’énergie : “La
véritable substance, ce qui demeure, c’est
elle. Ce qui change, c’est seulement la forme
sous laquelle elle se manifeste”14. Ceci illustre
d’ailleurs cette notion de “réalité invisible”,
dans le sens où passé une certaine échelle de
mesure il nous est impossible de physique-
ment observer les particules élémentaires.
Tout comme Mendeleïev lorsqu’il classait
les éléments chimiques, il ne le faisait pas en
fonction de ce qu’il voyait, mais par rapport
au comportement qu’il observait à l’échelle
macroscopique des éléments au cours de
réactions chimiques définies. Ce que nous
observons de ces modèles ne sont que la
manifestation de l’énergie qu’ils contiennent,
que ce soit par réactions chimiques, ou soit
par collisions de particules. C’est seulement
à partir de ces résultats que les scientifiques
peuvent affirmer que leurs modèles corres-
pondent effectivement à une réalité poten-
tielle qu’ils ont eux-mêmes formulée.
Aujourd’hui le modèle adopté dans les
livres scolaires de physique est celui de Bohr.
Sans entrer dans le détail, celui-ci représente
l’atome comme un noyau (composé de pro-
tons et de neutrons) autour duquel gravitent
les électrons, en précisant que ceux-ci ne
peuvent se situer que sur des orbites précises
par rapport au noyau. Ce qui nous intéresse
ici est la notion de “quanta”.
Ce n’est pas Bohr qui fut le premier à par-
ler de quanta mais Max Planck avec l’intro-
duction du “quantum d’action” en 1900. A
14 - Pauli, Wolfgang, Physique moderne et phi-losophie, Editions Albin Michel, 1999, Sciences d’aujourd’hui, p.108
41
cette époque, Max Planck ne s’intéressait pas
à l’atome, dont l’existence n’avait par ailleurs
toujours pas été prouvée, mais à des pro-
blèmes de thermodynamique. Ces travaux
eurent en particulier un impact immédiat sur
un phénomène désigné a posteriori (en 1911)
sous le nom de “catastrophe ultraviolette”.
Ce problème venait du fait que suivant les
théories admises à l’époque, le rayonnement
d’un corps noir se devait d’être infini, ce qui
est bien sûr contraire à l’expérience. Max
Planck réussit, sans réellement l’anticiper,
à résoudre ce problème par l’introduction
d’une constante au sein de ses calculs : celle-
ci implique que les échanges d’énergie entre
matière et lumière se font de façon quanti-
fiés par rapport à cette constante (on parle
alors de quantum d’énergie comme élément
d’échange). De ce fait, il brise la continui-
té dans les échanges énergétiques qui était
jusque-là admise, mais pour lui il ne s’agit
que d’un “truc”, une astuce qu’il a insérée
dans ses calculs afin d’expliquer ses résultats.
On retrouve d’ailleurs la distance qu’il avait
par rapport à son modèle par le symbole de
cette constante : h, la constante de Planck,
du mot allemand “hilfe” signifiant “au se-
cours”. A cette époque, personne, pas même
Planck, ne mesurait la révolution qui se des-
sinait avec l’introduction de cette constante,
comme nous l’avons dit il ne s’agissait que
d’une astuce, mais une astuce qui permet-
tait de décrire effectivement les phénomènes
thermodynamiques et c’est pour cela qu’elle
a été admise.
Le premier a sérieusement prendre en
considération les résultats de Planck, et donc
la réalité des quanta, est Albert Einstein pour
expliquer l’effet photo-électrique en 1905. Par
cela, non seulement il affirme que l’énergie,
et donc la lumière, est elle-même quantifiée
(et non plus seulement les échanges d’éner-
gie entre matière et lumière), mais surtout
il crédibilise la notion à laquelle Planck ne
croyait pas : celle des quanta. Au passage,
ses résultats impliquent également que la
lumière peut avoir un comportement cor-
pusculaire, autrement dit il vient modifier la
notion même de matière.
Le modèle de Bohr n’arrive alors qu’en
1913. Et c’est justement les quanta qui lui ins-
pirent cette vision discontinue du modèle de
l’atome :
– les électrons ne peuvent se situer que
sur des orbites bien précises autour du
noyau ;
– c’est seulement lorsque l’électron passe
d’une orbite à une autre qu’il émet de
l’énergie (sous forme de lumière), ce pas-
sage étant “instantané”.
Son modèle d’atome a par la suite été
mise en défaut et est aujourd’hui considéré
comme faux par les scientifiques (bien qu’il
soit toujours enseigné tel quel à l’école). Il
vient cependant introduire les quanta dans
la matière elle-même, en-dessous d’une
certaine échelle le monde devient alors dis-
continu. Il remet ainsi en cause de nombreux
fondements de la physique alors admise, que
l’on désigne aujourd’hui comme “physique
classique”, en violant littéralement ses prin-
cipes. Désormais selon les partisans de cette
réalité, celle de la physique quantique, les
42
particules élémentaires de matière ne sont
même plus de la matière mais des entités
n’ayant qu’une probabilité d’existence.
Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’en plus
d’être invisible, cette réalité à tout pour sem-
bler surréaliste. Nous n’avons à notre échelle
aucune perception de discontinuité dans le
monde qui nous entoure. Peut-être est-ce
par la quantité incommensurable de parti-
cules que le monde contient, que les effets
du hasard sont annihilés au niveau macros-
copique ? Dans tous les cas, cette différence
de comportement présuppose une limite sé-
parant un monde microscopique régi par le
hasard au monde macroscopique dans lequel
nous n’en avons aucune perception. Cette
frontière semble cependant impossible à dé-
terminer et de nombreux postulats de la phy-
sique quantique ne sont à ce jour toujours pas
expliqués. Nous reviendrons par la suite sur
les divergences engendrées par la physique
quantique au sein de la communauté scien-
tifique, mais il nous faut souligner que mal-
gré ses manques d’explications et les phé-
nomènes surréalistes dont elle présuppose
l’existence, la physique quantique n’a à ce
jour révéler aucune faille dans la prédiction
des résultats qu’elle avance. Nous retrouvons
même ses applications dans notre vie quoti-
dienne : ordinateur, téléphone, tablette ...
Sans même parler de “réalité intrinsèque”
et malgré les succès concrets des théories
abstraites formulées par la science, nous al-
lons maintenant voir que les disciplines qui
lui sont associées entretiennent un rapport
ambigu avec les réalités qu’elles décrivent.
C. LES LIMITES DE LA SCIENCE
Cet état des lieux nous a permis de par-
courir le champ d’action et les méthodes de
la science. Pour résumer, on pourrait dire
que la science a su construire des démarches
objectives d’observations et d’explications
des phénomènes du monde. Cette objec-
tivation s’établit par une définition précise
du champ d’action de chacun des résultats
mis en évidence, leur permettant par ailleurs
de pouvoir être réfutés a posteriori. Ainsi, la
science n’a pas pour objectif de définir une
vérité ultime de la réalité, mais de proposer
des modèles permettant de rendre compte
au mieux de l’expérience que l’on en a. C’est
aussi pourquoi la science peut justifier d’ima-
giner des modèles réalistes de phénomènes
qui échappent à l’expérience directe. Parmi
ces modèles certains semblent surréalistes,
c’est en particulier le cas de la physique
quantique qui nous donne une description
du monde allant à l’encontre de ce que nous
considérons comme admis. Cependant les
réussites exemplaires de cette théorie lui per-
met de justifier des tensions entres modèles
de réalités qu’elle met en évidence au sein
d’une même réalité. Il s’agit ici notamment
d’une frontière immatérielle qu’elle impose
entre notre monde à l’échelle subatomique,
qui semble être régi par le hasard, de notre
monde macroscopique, où il semble absent.
Nous allons à présent montrer que malgré
cette approche se voulant la plus rationnelle
possible, la science affiche également des li-
mites importantes concernant son approche
de la réalité. Pour cela nous commencerons
43
par revenir sur la notion de “phénomène” que
les scientifiques s’obstinent à observer, re-
créer et exploiter. Ensuite nous reviendrons
sur la notion même de “découverte scienti-
fique” et de son véritable rapport à la réalité.
Enfin, nous mettrons en évidence comment
les scientifiques sont également soumis aux
séductions de certains modèles de réalité,
malgré leur volonté de s’y affranchir.
a. Phénomènes physiques et propriétés
Afin de construire et de justifier leurs
théories, les scientifiques s’appuient sur des
résultats d’expériences qu’ils s’efforcent de
mener dans des conditions les plus précises
possible. L’équation semble a priori simple :
l’expérience met en jeu des phénomènes qui
sont recréés dans un contexte où un maxi-
mum de paramètres peuvent être contrôlés.
Le scientifique fait alors des mesures sur
les paramètres qu’il peut observer (qu’il ex-
trait sous forme de variables mathématiques
comme nous l’avons déjà précisé) à l’aide
d’un dispositif technique plus ou moins éla-
boré. A partir de ces résultats, il peut véri-
fier si son expérience est en accord avec les
théories qu’il met alors en jeu.
Le problème qui se pose ici est celui de
la frontière sous-entendue entre l’observé et
l’observateur. Pour obtenir des mesures, le
dispositif doit nécessairement entrer en in-
teraction avec le système mesuré, mais s’il
est en interaction, il vient alors perturber le
système. Le système mesuré n’est alors plus
le phénomène qui intéresse le scientifique,
mais le phénomène intégrant un dispositif
parasite.
Ici encore, la théorie scientifique illustrant
bien cette interaction est celle de la physique
quantique. Nous avons dit que selon cette
théorie, une particule élémentaire n’existe
pas concrètement mais n’a qu’une probabili-
té d’existence en chaque point de l’espace. Le
comportement d’une “particule” peut alors
tantôt être décrit avec un modèle de com-
portement ondulatoire, tantôt avec un mo-
dèle de comportement corpusculaire, ceci
est désigné sous le nom de “dualité onde par-
ticule”. Une expérience de physique quan-
tique illustrant cette idée est celle des fentes
d’Young appliquée aux électrons. Cette ex-
périence montre que lorsque le système (que
nous n’allons pas détailler ici) est laissé libre,
les électrons mis en jeu entrent en interfé-
rence et présentent alors un comportement
caractéristique d’une onde. Par contre, dès
qu’un dispositif de mesure est placé au sein
du système, les interférences disparaissent et
les électrons se comportent alors comme de
simples particules de matière.
Ce que cette expérience montre, c’est que
le simple fait d’observer les électrons leur im-
pose un type de comportement. Autrement
dit, l’observateur n’est plus un spectateur
passif mais devient actif sur les résultats de
l’expérience. Dans ce cadre, ce n’est plus seu-
lement notre observation qui “définit” “notre”
réalité, mais notre observation qui “impose”
“une” réalité. On peut alors se poser la ques-
tion de ce qui est réellement mesuré, et sur-
tout où se situe alors la frontière (à considérer
qu’elle existe) entre l’observateur et le sys-
44
tème observé.
Trin Xuan Thuan nous rappelle égale-
ment qu’une prise de mesure n’est jamais
instantanée car ceci demanderait une quan-
tité d’énergie infinie15 ! Il y a donc néces-
sairement une marge d’incertitude liée à la
durée, même infime, de la mesure (et on ne
parle même pas de la résolution limitée des
appareils utilisés). En physique quantique,
c’est aussi cette incertitude qui impose une
impossibilité à prévoir le comportement des
particules, car il est impossible de pouvoir dé-
terminer simultanément et avec le même de-
gré de précision la position et la vitesse d’une
particule16. On parle alors de “flou quantique”.
Cette indétermination implique un choix, car
un gain en précision pour l’un impliquera né-
cessairement une perte pour l’autre.
Afin de synthétiser l’ensemble des re-
marques évoquées concernant l’observation
des phénomènes, on pourrait dire que la
prise de mesure représente un réel sacrifice.
C’est ce que Wolfgang Pauli explique :
“Outre que le renoncement à certaines valeurs mesurées (perte de connaissances) a pour contrepartie l’acquisi-tion d’autres valeurs mesu-rées, dans le cas de la mesure physique le “don du sacrifica-teur” est une partie non pas
15 - Ricard, Matthieu, L’infini dans la paume de la main, Paris : Nil Editions / Fayard, 2000, p.20016 - Pour déterminer la position d’un électron il faut «l’éclairer», mais cet éclairage fournit en même temps une énergie à cet électron modi-fiant alors sa vitesse. Et vice versa un éclairage plus faible réduira son impact sur sa vitesse mais limitera notre capacité à le situer dans l’espace.
de lui-même, mais du monde extérieur, d’où il s’ensuit que l’observateur n’est pas trans-formé.”17
Il précise que ce sacrifice intervient dans
le choix du dispositif expérimental. Une fois
que celui-ci est fixé, l’expérimentateur n’a
alors plus aucune influence sur les résultats
de la mesure, mais une fois le dispositif re-
tiré, le système redevient “abandonné à lui-
même”.
On peut alors se demander ce que repré-
sentent concrètement les mesures extraites
de l’expérience par rapport aux phénomènes
mis en jeu. Comme nous l’avons vu, les ma-
thématiques sont le langage utilisé par les
scientifiques pour décrire les phénomènes
qu’ils observent. Ce langage fait intervenir
des variables qu’ils peuvent extraire des phé-
nomènes physiques. Mais si ces variables
ne sont rien d’autre que des propriétés du
phénomène, sont-elles pour autant révéla-
trices de ce qui constitue le phénomène en
question ? Sur cette question Matthieu Ri-
card, bouddhiste proche du Dalaï-Lama, ex-
pose dans ses conversations avec Trin Xuan
Thuan un raisonnement qu’il empreinte au
philosophe bouddhiste Chandrakirti en l’ap-
pliquant à l’électron. Voici ses conclusions18 :
– L’électron n’est pas ses propriétés, parce
que celles-ci sont multiples et l’entité
d’électron deviendrait elle aussi multiple ;
– Il n’est pas autre chose que ses proprié-
17 - Pauli, Wolfgang, Physique moderne et phi-losophie, Editions Albin Michel, 1999, Sciences d’aujourd’hui, p.18318 - Ricard, Matthieu, L’infini dans la paume de la main, loc.cit., p.110
45
tés, car on pourrait alors le percevoir sé-
parément de ses propriétés ;
– Il n’est pas fondement de ses propriétés ;
– Ses propriétés ne constituent pas son
fondement ;
– Il n’est pas le propriétaire réel de ses pro-
priétés ;
– Il n’est pas le simple ensemble de ses
propriétés ;
– Il n’est pas la forme de ses propriétés ;
On peut ici en conclure que les pro-
priétés et l’électron ne sont ni confondus,
ni distincts. Cela nous amène à concevoir
les propriétés de l’électron (et plus généra-
lement les propriétés de tous phénomènes
physiques) comme de simples “étiquettes
mentales”. Matthieu Ricard souligne alors la
nature conventionnelle des propriétés que
nous attribuons à chaque phénomène : elles
n’ont pas d’existence propre. Ce ne sont que
des conventions pour rendre compte d’une
réalité et on en revient encore une fois à la
notion de grille de lecture du monde. Cette
observation est également confortée par les
résultats de la physique quantique, en par-
ticulier avec la dualité onde / particule pour
rester sur l’exemple de l’électron.
Pour conclure, nous évoquerons ici un
exemple simple, que chacun de nous à très
certainement déjà vécu un jour au moins
une fois et qui rassemble l’ensemble des ob-
servations de cette partie. Il s’agit ici encore
d’un exemple tiré du livre de Matthieu Ri-
card19 : l’observation d’un arc-en-ciel. L’arc-
en-ciel est comme n’importe quel phéno-
19 - Ricard, Matthieu, L’infini dans la paume de la main, Paris : Nil Editions / Fayard, 2000, p.157
mène physique observable, nous pouvons le
décrire sous différents critères : sa taille, ses
couleurs, sa position... Ce qui nous intéresse
particulièrement ici est sa position, car nous
savons que lorsque nous nous déplaçons par
rapport à lui, il semble se déplacer par rap-
port à nous. Chacun de ses observateurs le
voit donc à des positions distinctes, chacun
d’eux a donc un rôle actif sur ce qu’il observe.
Un observateur “impose” donc “une” réalité
par son acte d’observation : celle où il le voit.
Personne ne peut alors affirmer que cette ré-
alité n’existe pas puisque qu’il le voit effec-
tivement à cet endroit-là. Cette réalité peut
cependant être considérée comme fausse par
tous les autres observateurs puisque chacun
d’eux le voient ailleurs. La propriété “posi-
tion” ne décrit donc aucunement “la réalité”
de l’arc-en-ciel, en plus de n’avoir aucune
existence propre : ce n’est qu’une étiquette
mentale appliquée à ce que nous voyons.
Nous reviendrons sur cet exemple dans la
dernière partie de ce mémoire, en nous in-
téressant cette fois non plus à la réalité des
propriétés des phénomènes, mais à la réalité
des phénomènes eux-mêmes.
Ici nous avons donc vu que dans les
faits, les liens entre réalité, phénomènes et
propriétés n’ont absolument rien d’évident.
Nous allons à présent voir que ce n’est pas
la seule critique que l’on peut faire aux ré-
alités scientifiques. Elles présentent en effet
d’autres faiblesses, en particulier lorsque le
scientifique tente de mettre à jour des phé-
nomènes jusque-là inobservés.
46
b. Découvertes scientifiques
Revenons maintenant sur l’évolution des
sciences et en particulier sur la notion de
“découverte scientifique”. Nous avons vu que
les scientifiques construisent des modèles de
réalité afin de décrire au mieux, et même de
prévoir le comportement des phénomènes
de la réalité que nous vivons. Dans cette par-
tie nous allons ici prendre un exemple tiré de
l’actualité récente : la découverte du boson de
Higgs.
En juillet 2012 était annoncée par le
CERN, et relayée dans les médias, la décou-
verte du boson de Higgs. L’histoire de cette
particule n’a cependant pas débuté à cette
date. Il faut d’abord remonter avant l’année
1964, où le modèle admis à l’époque pour
rendre compte de la structure de la matière
était (et est toujours aujourd’hui) la théo-
rie du modèle standard. Cette théorie, bien
qu’elle était alors relativement jeune, arri-
vait à rendre compte remarquablement bien
de très nombreux résultats expérimentaux.
Mais en 1964, en se penchant de plus près
sur ce que disait théoriquement ce modèle,
des physiciens se sont rendus compte qu’en
le suivant on en déduisait que les particules
(de matière) avait une masse nulle. Or cette
affirmation théorique est contraire à l’expé-
rience.
A ce stade, trois physiciens (Peter Higgs,
François Englert et Robert Brout) vont alors
tenter de réinterpréter la notion même de
masse (sans mettre en cause la véracité de la
théorie du modèle standard). En août 1964, ils
publièrent deux articles pour rendre compte
de leur nouvelle hypothèse : effectivement
les particules de matière n’ont pas de masse,
la masse n’est que le résultat de l’interaction
de ces particules avec un champ, appelé par
la suite “champ de Higgs”, composé de bo-
sons (les bosons de Higgs). Ils viennent ainsi
consolider la théorie du modèle standard en
précisant encore un peu plus sa définition et
en le rendant compatible avec l’expérience.
A cette époque il était cependant impos-
sible de confirmer l’existence de cette nou-
velle particule de manière expérimentale,
les énergies requises pour son observation
étant beaucoup trop élevées. C’est doréna-
vant chose faite grâce aux travaux menés
depuis de nombreuses années par le CERN
et qui aboutirent récemment à cette affir-
mation de la part des médias : “nous avons
découvert le boson de Higgs”. On comprend
déjà que la particule n’a pas été découverte
dans le sens où l’on ignorait son existence
auparavant. Découverte signifie ici plutôt :
“nous avons mis en évidence par la pratique,
une particule que nous avions déjà iden-
tifiée dans la théorie”. Mais ici encore cette
affirmation est à nuancer : oui une nouvelle
particule a été découverte par le CERN, mais
nous ne pouvons pas affirmer à 100% qu’il
s’agit du boson de Higgs20. L’affirmation qui
semble la plus juste concernant les résultats
du CERN serait : “nous avons découvert une
nouvelle particule, dont les caractéristiques
correspondent de très près à celle du boson
20 - Afin de confirmer entièrement l’identité de cette particule il fallait pouvoir en vérifier le «spin», ce qui n’avait pas encore pu être fait au moment de l’annonce (mais qui l’est depuis).
47
de Higgs tel qu’il est décrit dans le modèle
standard”.
Cet exemple est révé-
lateur des processus que
la science met en jeu
lorsqu’elle se retrouve
face à une découverte ve-
nant remettre en cause les
théories admises. Ici, la théo-
rie n’a pas été mise à mal mais renforcée.
Ce n’est pas toujours le cas, l’exemple de la
physique quantique étant peut-être l’un des
virages théoriques les plus marquants de ce
dernier siècle. Dans tous les cas, face à une
incohérence dans les théories scientifiques,
Wolfgang Pauli nous rappelle que pour y re-
médier il faut alors faire intervenir “un haut
degré de finesse scientifique”21. Nous avons
déjà exposé plusieurs exemples tout au long
de ce mémoire de la manifestation de cette
finesse : par Galilée, Max Planck (bien qu’il
n’en avait pas conscience), Niels Bohr, Pe-
ter Higgs ... Mais il est temps à présent de
valoriser le fait que ces théories viennent
avant tout d’esprits humains (nous n’allons
pas nous poser la question de ce qui inspire
les chercheurs scientifiques). Les théories
scientifiques peuvent en effet être perçues
comme des créations de l’esprit humain, que
les chercheurs s’efforceront par la suite d’en
démontrer la validité ou les failles.
Nous en arrivons au propos de cette
sous-partie. Comme nous l’avons déjà fait
remarquer, arrivé à certaines échelles d’es-
21 - Pauli, Wolfgang, Physique moderne et phi-losophie, Editions Albin Michel, 1999, Sciences d’aujourd’hui, p.93
pace ou de temps, le scientifique est inca-
pable de vérifier directement ce qu’il tente de
théoriser. Si l’on ajoute à cela que la théorie
elle-même est le fruit de l’imagination des
scientifiques, on peut alors se demander
ce que représente la notion de “décou-
verte” dans le cas de la science. A ce pro-
pos, concernant le concept d’atome Fran-
çois Jacob affirme :
“La description de l’atome donnée par le physicien n’est pas le reflet exact et im-muable d’une réalité dévoilée. C’est un modèle, une abs-traction, le résultat de siècles d’efforts de physiciens qui se sont concentrés sur un petit groupe de phénomènes pour construire une représentation cohérente du monde. La des-cription de l’atome paraît être autant une création qu’une découverte.”22
Autrement dit, nous n’avons pas décou-
vert l’atome par hasard, mais d’une certaine
manière parce que nous avions préparé
le terrain pour que ce modèle soit vérifié
presque dans tous les cas. On peut alors pen-
ser à Artur Schopenhauer lorsqu’il affirme :
“C’est comme si l’intellect (…) s’étonnait de trouver que chaque multiple de neuf donne à nouveau neuf, lors-qu’on additionne les chiffres qui le compose, soit ensemble, soit à un autre nombre dont les chiffres ajoutés un à un de nouveau forment neuf ; et pourtant, il a préparé lui-même ce miracle par le sys-
22 - Jacob, François, La Souris, la mouche et l’homme, Odile Jacob, 1997, p.216
48
tème décimal.”23.
Dans ses conversations avec Niels Bohr,
Albert Einstein se demandait “peut-être, que
la physique, c’est la description de ce que l’on
imagine, simplement ?”24. Cela ne met pas à
mal la discipline de la science, car elle reste
dans son rôle. Mais si effectivement les dé-
couvertes scientifiques révèlent davantage
de “créations” que de “découvertes”, cela pose
d’autant plus de questions sur les capacités
de la science à donner un sens à la réalité.
Ce dernier point nous donne malgré tout
une première brique pour construire la ré-
flexion qui viendra en dernière partie de ce
mémoire. Elle met en effet en évidence l’im-
portance des capacités de l’homme à utiliser
son esprit pour créer. En créant, l’homme
peut ainsi en partie agir de lui-même sur la
réalité qu’il décide de concevoir. Avant cela,
nous allons maintenant terminer cette partie
sur les limites des modèles scientifiques en
évoquant l’impact non négligeable du cadre
culturel dans lequel les scientifiques exercent
leur discipline.
c. L’impact culturel
Le dernier point que nous aborderons sur
les limites de la science face aux questions
de la réalité, concerne l’impact sur les scien-
tifiques de leurs origines culturelles. Bien que
cet aspect soit parfois nettement visible, par
23 - Schopenhauer, Artur, Über den Willen in der Natur, dans Arthur Schopenhauers sämt-liche Werke, vol. III, Munich, R.Piper, 1912, p.34624 - Pauli, Wolfgang, Physique moderne et phi-losophie, Editions Albin Michel, 1999, Sciences d’aujourd’hui, p.144
exemple lors de divergences entre scienti-
fiques, il peut aussi être très vicieux. Dans
tous les cas, il semble d’autant plus intéres-
sant à souligner du fait qu’une des volontés
premières de la science moderne était de
s’affranchir de ces contraintes d’ordre émo-
tionnel.
On peut tout d’abord se demander :
comment des divergences sur des modèles
théoriques peuvent-elles naître entres scien-
tifiques ? Ces divergences naissent notam-
ment avec des théories admises ne pouvant
être expliquées expérimentalement. C’est
notamment le cas de la physique quantique
et sur lequel nous allons encore une fois
revenir. Nous nous concentrerons sur les
nombreux débats qu’elle a engendrés à son
émergence, en particulier avec le célèbre dé-
bat Bohr / Einstein (l’un partisan des conclu-
sions théoriques de la physique quantique,
l’autre s’y opposant). Rappelons d’abord
comment la physique quantique conçoit le
monde à l’échelle subatomique :
– La dualité onde / particule : une parti-
cule peut décrire à la fois un comporte-
ment d’onde et à la fois un comporte-
ment corpusculaire.
– Une particule n’a qu’une probabilité
d’existence en différents points de l’es-
pace, c’est par l’observation que l’on peut
“fixer” son existence matérielle.
La physique quantique introduit ainsi les
notions de hasard et de discontinuité dans
la réalité. Elle pose également bien d’autres
postulats, par exemple l’intrication quan-
tique : deux particules intriquées présentent
49
des comportements synchrones quelle que
soit la distance qui les sépare, même à l’autre
bout de l’univers ! Nous n’avons pas encore
réussi à démontrer expérimentalement l’en-
semble de ces résultats, mais les scientifiques
s’accordent à dire que depuis sa formulation,
la physique quantique n’a jamais révélé la
moindre faille dans la prédiction des résul-
tats qu’elle avance.
Cette conception du monde a cepen-
dant été très critiquée dès sa formulation, de
nombreux scientifiques espéraient que cette
théorie ne soit qu’une étape de la science
permettant d’expliquer temporairement des
phénomènes sur laquelle la physique clas-
sique bloquait. Selon eux ce n’était qu’une
question de temps avant de retrouver le ré-
alisme rassurant des anciens modèles25. Cet
état de méfiance, voire de résistance, laisse
apparaître l’influence des origines socio-
culturelles des scientifiques, en particulier
concernant les écoles scientifiques de cha-
cun.
Le temps semble finalement donner rai-
son à la physique quantique et l’on peut au-
jourd’hui constater a posteriori que même
les plus grands scientifiques de l’époque ce
sont fait prendre au piège de leur attache-
ment à des modèles de réalité. Y compris Al-
bert Einstein lui-même, un des plus grands
esprits scientifiques de l’Histoire (dont nous
n’avons malheureusement pas eu l’occasion
d’en exposer les travaux ici) et qui a d’ailleurs
paradoxalement contribué à cette révolu-
25 - Pauli, Wolfgang, Physique moderne et phi-losophie, Editions Albin Michel, 1999, Sciences d’aujourd’hui, p.93
tion. Il refusait que la réalité puisse être régie
par le hasard, ce qui lui inspira cette célèbre
phrase : “Dieu ne joue pas aux dés” ou en-
core “J’aime penser que la lune est là même si
je ne la regarde pas.”. Ce qu’il craignait avant
tout, était qu’en admettant les postulats de
la physique quantique, la science perde de
son objectivité et fausserait ses propres li-
mites “entre la réalité physique et le rêve ou
l’hallucination”26. Il croyait en revanche en
un idéal, que Wolfgang Pauli désigne sous le
nom d’ “idéal de l’observateur disjoint de l’ob-
servation” : “Il existe objectivement, en-de-
hors de toute observation et de toute mesure,
quelque chose que l’on peut appeler l’état réel
d’un système physique et qui peut être dé-
crit, en principe, par les moyens d’expression
de la physique”27.
Cette croyance dans un “réalisme maté-
riel” a également des impacts expérimentaux
concrets. Nous avons déjà vu que le rôle de
l’observateur avait été profondément remis
en question par la physique quantique, ce
dont il est a présent question est la linéarité
des mesures expérimentales de la physique
classique. En effet, pour Albert Einstein,
bien qu’il ait conscience de l’impact que peut
avoir un dispositif de mesure sur le système
qu’il observe, la “réalité” du système semble
tout de même accessible en multipliant les
expérimentations et en synthétisant les
résultats, à condition que les impacts des
mesures s’excluent réciproquement28. Cette
conception de l’observation relève bien plus
26 - Ibid., p.14427 - Ibid., p.4928 - Pauli, Wolfgang, Physique moderne et phi-losophie, Editions Albin Michel, 1999, Sciences d’aujourd’hui p.49
50
que du domaine de l’expérience scientifique,
il s’agit là des conséquences d’un modèle de
conception prédéfinie de l’organisation de
l’univers. Dans cette optique, l’univers peut
être étudié partie par partie de façon indé-
pendante, on parle alors de “physique réduc-
tionniste”29. C’est suivant ce schéma que la
science moderne s’est construite : il n’y a pas
“une science” mais des sciences, chacune
spécialisée dans un domaine bien spécifique
(astronomie, chimie, biologie ...). La physique
quantique vient ici mettre à mal cette vision
segmentée car elle met en évidence que dans
l’univers, le tout semble être supérieur à la
somme de ses parties ! L’univers semble alors
présenter des propriétés dites “émergentes”
passés certains niveaux de complexité, ces
nouvelles propriétés n’ayant pas de liens de
causalité apparents avec la situation précé-
dente. Pour illustrer cette idée, nous pou-
vons reprendre l’exemple que donne Mat-
thieu Ricard : balayer la poussière avec un
brin d’herbe est impossible et l’on pourrait
prendre autant de brins d’herbe que l’on sou-
haite, cela ne rendrait pas la tâche moins ar-
due tant qu’ils sont pris indépendamment.
La situation devient cependant beaucoup
plus facile lorsqu’on les assemble pour en
faire un balai.
Nous reviendrons par la suite sur les
évolutions que semble aujourd’hui suivre
la science concernant son rapport pluriel à
l’univers. Ce que nous retiendrons ici, c’est
qu’il ne s’agit pas simplement d’apparte-
nance à des écoles scientifiques, mais encore
29 - Ricard, Matthieu, L’infini dans la paume de la main, Paris : Nil Editions / Fayard, 2000, p.277
une fois de conséquences d’archétypes pré-
sents dans l’esprit humain, y compris dans
celui du scientifique. Bien qu’il s’efforce de
s’en détacher, le scientifique est soumis à sa
condition d’être humain. Celle-ci lui impose
des modèles par les voix de son inconscient
et il semble impossible de s’en défaire tota-
lement.
Nous allons terminer cette sous-partie
en mentionnant l’impact plus surprenant
du christianisme (et plus généralement des
religions postulants l’existence d’un dieu
créateur) sur l’approche scientifique. Par ses
travaux, la science semble en effet vouloir
mettre évidence des lois fondamentales de
l’univers. Les scientifiques expliquent ainsi
l’ordre du monde par des entités immuables
(par exemple des forces ou des constantes
mathématiques) présentes depuis le début
de l’univers, voir même le précédent, et qui
seraient responsables de son évolution. Ils
lui postulent également un commencement
: une date marquant la création de l’univers
et que nous désignons aujourd’hui sous
le nom de “Big Bang”. Cette conception du
monde est en réalité extrêmement proche
de celle exposée dans les livres religieux, en
particulier ceux de l’occident (christianisme,
judaïsme, islam...) : existence d’un Dieu créa-
teur et immuable, responsable de l’univers.
Il ne s’agit cependant pas là d’un simple ha-
sard, la science moderne (on parle principa-
lement ici de la science dite “réductionniste”)
découle effectivement de cette approche du
fait qu’elle est née en occident : la science
moderne est avant tout un produit occiden-
tal ! Il est également à signaler que nombre de
51
scientifiques ayant marqués l’Histoire étaient
de fervents chrétiens : Galilée, Newton et
Kepler, pour ne citer qu’eux, concevaient
la science comme un moyen de révéler
l’œuvre de Dieu30. Aujourd’hui la séparation
entre science et religion semble plus nette,
mais au fond, le langage des mathématiques
n’auraient-ils pas simplement reformulé le
concept de Dieu ?
D. CONCLUSIONS DE L’OUTIL SCIENTIFIQUE
Dans cette partie nous avons pu explorer
de quelle manière la science permet d’appor-
ter des réponses à l’ignorance précédemment
décrite. Cette discipline a ainsi mis en œuvre
des méthodes et des outils rigoureux per-
mettant de rendre compte du comportement
de l’univers en lui construisant des modèles
solides, bien que parfois très abstraits. Leur
efficacité n’est en effet plus à démontrer tel-
lement qu’ils ont permis un développement
sans précédent de nos sociétés, en particulier
par les progrès technologiques.
Cependant, nous avons également vu
que la science entretient un rapport ambigu
avec la réalité à laquelle elle affirme se rac-
crocher. Depuis l’avènement de la physique
quantique, l’univers parait se complexifier en
faisant apparaitre des phénomènes défiant le
sens commun en plus d’avoir fortement re-
mis en cause la place de l’observateur. L’ex-
périence scientifique ne semble plus être ré-
vélatrice d’une réalité potentielle, mais d’une
30 - Ricard, Matthieu, L’infini dans la paume de la main, Paris : Nil Editions / Fayard, 2000, p.273
simple convention de celle-ci. D’autre part,
car il est le fruit de l’homme, l’esprit scien-
tifique semble lui non plus incapable de se
détacher complètement de visions premières
que lui fournit son inconscient.
Il ne faut pas non plus oublier que ce mo-
dèle de réalité est avant tout réservé à une
élite! Seules peu de personnes dans le monde
ont réellement l’occasion d’expérimenter les
théories de la science et encore moins de
pouvoir les comprendre dans leur totalité. A
l’échelle de la population humaine les théo-
ries scientifiques n’apparaissent à leur tour
que comme des conventions soutenues par
la confiance que nous avons envers ces per-
sonnes dites de référence.
Pour finir on peut donc dire que malgré
sa solidité, l’outil scientifique semble inca-
pable d’apporter une réponse complète à cet
état d’ignorance qui nous rend si vulnérable
face au monde. On pourrait même dire d’une
certaine manière que la science ne fait que
déplacer le problème (mais non). Dans la der-
nière partie, nous allons tenter de voir com-
ment les limites auxquelles nous faisons face
aujourd’hui, en particulier celle de la science,
peuvent se révéler être un moteur de valori-
sation de la réalité que nous vivons.
Chapitre III
APRES LA SCIENCE
Chapitre III
APRES LA SCIENCE
54
Dans la première partie, nous avons exploré les différentes manifestations de l’ignorance ainsi que ses potentielles conséquences pour le moins néfastes : manipulation, haine, blocage... Contre ces véritables faiblesses face au monde, la science propose une approche se voulant la plus rationnelle possible de la réalité. Mais parce qu’elle est un produit humain, elle se retrouve tant bien que mal soumise à cette condition. Elle fournit cependant, non pas des “réponses”, mais des indices forts sur le fonctionnement potentiel du réel. Nous allons voir, comment à partir des li-mites de nos connaissances nous pouvons concevoir une toute nouvelle approche du monde et ainsi fournir une source poten-tielle de valorisation de la réalité.
Nous allons dans un premier temps revenir et argumenter d’avantage sur la vision unifiée de l’univers vers laquelle tend la science et mettre en parallèle ces résultats avec les conceptions du monde dans les cultures orientales. Nous nous concentrerons ensuite sur la question de l’existence de la réalité derrière tous les voiles qui la recouvrent, en particulier ceux ayant été mis en évidence dans ce mé-moire. Enfin, nous verrons comment cela nous amène à ce que nous considére-rons ici comme un nouvel état d’ignorance et dont nous ten-terons de mettre à
jour le potentiel.
A. VERS UNE VISION UNIFIÉE DE L’UNIVERS
a. Unification par la science
En émergeant de l’esprit scientifique, les
idées de la physique quantique introduisent
le concept d’un univers complètement unifié.
Cette unification signifie en particulier que
les dimensions de l’espace ne sont que des
illusions. Nous pouvons par exemple rappe-
ler l’exemple de l’intrication quantique : deux
particules intriquées présentent un compor-
tement synchrone simultané quelle que soit
la distance qui les sépare. Ce qui vient ici
choquer le sens commun est cet aspect “ins-
tantané”, d’autant plus pour le scientifique
habitué aux théories de la relativité postulant
le fait que rien ne peut passer outre la vitesse
de la lumière (dans un sens ou dans l’autre
mais c’est encore un autre sujet) : comment
se fait-il alors qu’une information, quelle que
soit sa forme, puisse voyager avec une vi-
tesse “infinie” ? C’est justement par ce genre
de paradoxe que la physique quantique nous
montre que nous n’avons peut être qu’une
vision faussée de l’univers. Non,
il n’y a pas d’informations
voyageant aussi rapide-
ment, les deux corps
ont un comportement
synchrone du fait
qu’ils ne font réellement
qu’un. C’est uniquement
par notre propre représenta-
tion du monde que nous introduisons la no-
tion d’espace, nous faisant ainsi croire qu’ils
55
sont distincts.
En réalité, l’unification de l’univers par
un modèle unique n’a pas débuté
avec les théories quantiques. On
pourrait même dire que l’his-
toire de la science se consti-
tue d’une quête perpétuelle
d’unification des modèles1 :
– au XVIIème siècle,
Newton unifie le ciel et la
Terre en montrant que c›est
la même force, la force de gravité,
qui est responsable de la chute des corps
en même temps que des mouvements de
Lune autour de la Terre ;
– au XIXème siècle, Maxwell unifie la force
électrique et la force électromagnétique
en mettant en évidence leur origine com-
mune ;
– au XXème siècle, Albert Einstein unifie
l›espace et le temps par les théories de
la relativité (restreinte puis générale). Par
ses résultats, il introduit ainsi la concep-
tion de l›univers comme “objet physique”,
au même titre que n›importe quel autre.
Dans d›autres travaux (déjà évoqués) sur
l’effet photoélectrique il jette également
des ponts entre lumière et matière.
Dans cette optique la physique quantique
ne fait que suivre une démarche enclenchée
plusieurs siècles avant elle. Mais cette quête
est loin d’être finie : la physique quantique ne
parvient toujours pas à intégrer la gravité au
sein de sa théorie.
1 - Ricard, Matthieu, L’infini dans la paume de la main, Paris : Nil Editions / Fayard, 2000, p.70
La situation actuelle de la science
se partage en réalité entre physique quan-
tique et relativité générale. L’une rendant
parfaitement compte du comporte-
ment du monde à l’échelle su-
batomique, l’autre rendant
compte du comportement
macroscopique de l’univers.
La quête d’une unique théo-
rie rapportant l’ensemble du
fonctionnement de l’univers
reste ainsi le grâle des scienti-
fiques. Certaines théories semblent
indiquer des pistes possibles, en particulier
celle des “supercordes”, mais aucune n’a
pour l’instant fourni un ensemble de preuves
suffisamment cohérent pour qu’elles soient
scientifiquement admises.
b. La vision orientale
Malgré cette direction de la science vers
un univers unifié, il semble important de
souligner le choc que les résultats de la phy-
sique quantique infligent au sens commun.
C’est comme-ci les scientifiques étaient
en quête d’unité mais s’étonnaient tout de
même de la retrouver dans leurs travaux.
Nous allons ici encore souligner l’impor-
tance des origines occidentales de la science
moderne, cette fois en nous intéressant aux
cultures orientales.
Les peuples orientaux semblent ef-
fectivement plus à même d’appréhender
l’unité de l’univers. Cette unité se retrouve
depuis toujours dans les textes religieux des
pays d’Asie où la quête des Hommes est
avant tout constituée d’une recherche d’unité
56
avec le divin. On la retrouve sous différentes
forment : le Tao en Chine, le Samâdhi en
Inde ou encore le Nirvâna pour les boudd-
histes. Il ne s’agit pas là de science, mais de
“mystiques”. L’Histoire occidentale présente
bien évidemment également ses propres
mouvements de pensées mystiques. Dans
son livre Mystique d’Occident et d’Orient, Rudolf Otto amène une comparaison entre
cultures orientales et cultures occidentales
au travers de la mystique de Maître Eckhart
(dominicain allemand ayant vécu au XIVème
siècle) et de celle de l’Indien Shankarâ (fon-
dateur de la philosophie du Vedânta ayant
vécu au VIIIème siècle). En réalité, que ce
soit en Orient ou en Occident, les mystiques
semblent constamment rechercher une unité
de l’Homme et de l’Univers en considérant la
multiplicité apparente du monde comme une
pure illusion. Ce qui est cependant à relever
est la différence fondamentale dans l’ap-
proche orientale et l’approche occidentale.
C’est justement ce que Rudolf Otto révèle
à travers ses travaux et que Wolfgang Pauli
reprend dans son livre2. En occident la ques-
tion est “pourquoi” : “Pourquoi l’Un se reflète-
t-il dans le multiple ? Quel est le miroir ré-
fléchissant, et qu’est-ce qu’il réfléchit ?”. A la
différence de l’orient qui se pose la question
du “comment” : comment l’Homme peut-
il accéder à l’unité de l’Univers ? Comment
peut-il combattre l’illusion de la multiplicité ?
Cette différence nous donne ainsi un in-
dice fort sur ce que l’on retrouve encore au-
jourd’hui dans l’appréhension de l’univers.
2 - Rudolf Otto, cité dans : Pauli, Wolfgang, Physique moderne et philosophie, Editions Albin Michel, 1999, Sciences d’aujourd’hui, p.165
En se développant, la science occidentale se
retrouva presque logiquement à devoir seg-
menter le monde pour lui en extraire un sens
tandis que dans la culture orientale l’unicité
est quelque chose d’admis. Ainsi en orient, il
semble impossible d’embrasser l’univers au-
trement que dans sa globalité, ce qui explique
notamment que cette tâche passe avant tout
par une démarche spirituelle : réaliser cette
tâche expérimentalement d’un seul coup
semble légèrement plus ardu.
Dans leurs conversations, Matthieu Ri-
card et Trin Xuan reviennent sur cette di-
vergence d’approche du monde où la com-
paraison se joue ici entre le bouddhisme et
la science moderne. Le bouddhisme conçoit
l’univers comme un ensemble (unique) de
phénomènes interdépendants, il est donc
tout à fait logique que selon cette approche
certains phénomènes puissent avoir des in-
fluences immédiates à l’autre bout de l’uni-
vers.
Ce que nous pouvons ici en dégager c’est
que malgré cette différence d’approche, la
science occidentale semble aujourd’hui s’ac-
corder à confirmer le caractère holistique du
monde véhiculé dans les textes orientaux. A
force d’avoir segmenté sa discipline en spé-
cialités, la science avait fini par perdre de
vue l’unicité de son objet d’étude, c’est que
déplore aussi bien Wolfgang Pauli que Trin
Xuan Thuan. Il n’empêche cependant que
par cette approche plurielle, la science a pu
connaître un développement rapide, nous
fournissant ainsi des schémas de compré-
hension du monde d’une efficacité redou-
57
table. Wolfgang Pauli précise qu’il est désor-
mais temps pour les spécialités scientifiques
de se réunir à nouveau et même d’y intégrer
des disciplines a priori annexes telles que la
philosophie3.
B. L’ILLUSION DE LA RÉALITÉ
Jusqu’ici nous avons vu que l’accès
à une réalité intrinsèque de l’univers semble
extrêmement compromis : nous n’avons
d’elle qu’une manifestation de phénomènes
interagissant entre eux. Ces phénomènes ne
nous sont accessibles que par l’observation,
or cet acte d’observation semble corrompre
de lui-même ces précieux indices. Nous
avons également précisé que les propriétés
que nous appliquons sur ces phénomènes
ne semblent être que des illusions, qu’elles
n’ont pas d’existences propres et qu’elles ne
peuvent aucunement prétendre porter en
elles la réalité qu’elles ornent.
Ce dont il va être à présent question et
du questionnement que l’on peut avoir sur
l’existence même de cette réalité si bien dis-
simulée. Il sera d’abord question de l’exis-
tence des lois que la science, et avant elle
la religion, postule dans ses modèles. Nous
reviendrons ensuite encore une fois sur la
vision orientale de cette réalité cachée puis
nous porterons ce questionnement, non plus
sur la réalité d’un univers physique, mais sur
la réalité de l’esprit.
3 - Pauli, Wolfgang, Physique moderne et phi-losophie, Editions Albin Michel, 1999, Sciences d’aujourd’hui, p.31
a. Les lois de l’univers
Dans un premier temps nous allons nous
intéresser à l’existence potentielle des lois
décrites dans les théories scientifiques, c’est
en effet sur elles que semblent reposer les ré-
alités postulées par la science. Comme nous
l’avons vu, la science occidentale porte en
elle des reliques des religions monothéistes
occidentales. Il s’agit notamment de cette
conception du monde marquée d’un acte de
naissance de l’univers pour ensuite suivre
une évolution régie par des lois. Pour les reli-
gions, la solution est toute trouvée : le monde
est l’œuvre d’un Dieu immuable et tout puis-
sant. Dans la science, les entités immuables
se projettent au sein de constantes mathé-
matiques :
– la vitesse de la lumière : c = 3.1010 cm/s ;
– la constante gravitationnelle : k = 1,87.10-
27 cm/g ;
– le quantum d’action h = 6,626.10-34 J.s ... ;
Les théories scientifiques expliquant l’his-
toire de l’univers nous précisent par ailleurs
que des variations, mêmes infimes, dans la
valeur de ces constantes auraient conduit à
des univers complètement différents et dans
la majorité des cas : stériles ou inexistants.
Cela pose dans tous les cas la question de
ce qui a causé l’univers. Les lois sont-elles la
cause de la formation de l’univers ou bien
l’univers a-t-il apporté ces lois avec son ap-
parition ? Avec un raisonnement similaire
à celui qu’il a porté sur l’électron et ses pro-
priétés, Matthieu Ricard analyse les relations
58
liant la cause à l’effet4 dans l’acte de création
d’une chose (qui ici pourrait être l’univers). Il
distingue quatre possibilités lors de la nais-
sance de cette chose qui nait soit :
– d’elle-même ;
– d’autre chose ;
– d’elle-même et d’autre chose ;
– ni d’elle-même ni d’autre chose.
Dans la première situation, si une chose
nait d’elle-même cela signifie qu’elle possède
déjà en elle l’ensemble des causes produisant
l’effet de sa création. Or à partir du moment
où toutes les causes sont réunies pour l’appa-
rition d’un effet, celui-ci ne peut pas ne pas
se produire. Dans cette situation,
la chose en question se repro-
duirait donc indéfiniment.
On peut également préci-
ser que si une chose naît
d’elle-même c’est qu’elle
existe déjà : elle n’a donc
pas besoin d’être créée.
La deuxième solution
semble d’instinct plus pertinente
et c’est d’ailleurs généralement la situa-
tion qui se retrouve dans les travaux scien-
tifiques. Elle pose cependant également des
questionnements logiques. En effet, si une
chose est produite par une autre, il devrait
nécessairement y avoir un point de contact
dans le temps et dans l’espace où la cause
n’a pas encore disparue et où l’effet n’est pas
encore apparu. La question de ce point de
contact est périlleuse car s’il existe, même s’il
4 - Ricard, Matthieu, L’infini dans la paume de la main, Paris : Nil Editions / Fayard, 2000, p.207
est très court, cela signifie qu’il y a sur une
période donnée une situation où les effets
existent en même temps que la cause. On en
revient à la situation où l’effet n’a pas besoin
d’être produit puisqu’il existe déjà. De même,
si la cause continuait d’exister, on assisterait
également à une production continue d’ef-
fets amenant la chose : celle-ci se multiplie-
rait donc également en continu.
On pourrait aussi se dire que ce point de
contact est littéralement “ponctuel” dans le
temps. Ceci est difficile a justifier car cela im-
pliquerait qu’un processus de transformation
(ici de la cause à l’effet) puisse être contenu
dans un seul instant du temps. La
dernière solution est qu’il puisse
y avoir un décalage temporel
infime entre la disparition
de la cause et l’apparition
de l’effet, mais on en re-
vient alors à la première
situation. Enfin, les troi-
sième et quatrième possibi-
lités présentées au début de ce
raisonnement ont déjà été traitées
dans l’analyse des deux premières et ne
sont donc pas non plus exemptes de contra-
dictions.
Ce qu’il faut retenir de cette analyse, c’est
que même identifiant toutes les constantes
régissant la naissance et l’évolution de l’uni-
vers, cela semble dans tous les cas insuffi-
sant pour expliquer le pourquoi de celui-ci.
Ceci nous ramène d’une certaine manière au
théorème d’incomplétude de Gödel qui nous
indique que pour comprendre pleinement
59
un système il est nécessaire de pouvoir s’en
extraire. Mais cela va plus loin car cette ana-
lyse pose de réelles questions sur l’existence
même de l’univers, ou plutôt sur l’existence
du “réel” : comment quelque chose peut-il
exister s’il est lui-même incompatible avec
les causes de son existence ?
b. L’illusion de la réalité
A travers ce mémoire nous avons expo-
sé un certain nombre d’exemples mettant
en évidence les paradoxes du réel et de ses
manifestations. Le dernier exemple nous
amène au point de nous poser la question de
l’existence même d’un “quelque chose” sou-
tenant ces paradoxes. Le monde semble en
effet impossible à conceptualiser car quelle
que soit l’hypothèse que l’on fournit, celle-ci
semble soit se contredire d’elle-même, soit se
contenter de repousser le problème.
On peut alors en arriver à la conclusion
que la réalité elle-même n’est qu’une illusion.
C’est justement l’idée se retrouvant dans les
textes bouddhistes : les phénomènes non au-
cune existence propre, la réalité n’est que va-
cuité. Ainsi ni les causes, ni les effets n’étant
réels, ils ne peuvent pas se contredire, tout
comme la perception que nous avons des
phénomènes, ceux-ci ne sont que des il-
lusions engendrées par notre façon de lire
le monde. “Le monde” ne serait alors qu’un
maillage infini de phénomènes interdépen-
dants ne reposant sur aucun fondement ma-
tériel, simplement laissés à l’interprétation
d’entités pensantes (elles-mêmes faisant par-
ti de ce maillage).
Pour illustrer cette idée nous pouvons
reprendre l’image de l’arc-en-ciel de la deu-
xième partie. Tel que nous l’avions laissé,
cet exemple mettait en évidence la vacuité
des propriétés des phénomènes. Ici il s’agis-
sait tout particulièrement de la position : la
position de l’arc-en-ciel ne définit ni ne re-
flète sa réalité. Chaque observateur voyant
l’arc-en-ciel à des endroits distincts, cela
nous permettait d’affirmer l’idée que la po-
sition n’a pas d’existence propre mais n’est
qu’une étiquette mentale que chacun peut
apposer sur ce qu’il perçoit. Cela ne posait
cependant pas la question de l’existence de
l’arc-en-ciel lui-même. Or comme nous le
savons, il serait vain de lui courir après : plus
on s’en approche, plus il s’éloigne pour finir
par disparaitre de notre vue. Ainsi la réalité
intrinsèque de l’arc-en-ciel n’est qu’une il-
lusion que nous fournissent nos sens (ici la
vue), une illusion résultant de l’interaction
entre un rideau de pluie et les rayons du so-
leil. Tout comme l’arc-en-ciel, la réalité d’un
monde physique ne pourrait-elle être qu’une
illusion ?
c. La réalité de l’esprit
Dans cette dernière réflexion sur le réel,
nous pouvons constater que l’esprit semble
avoir une place privilégiée, comme s’il se
situait hors du mo nde. Nous n’allons pas
creuser la question de la nature de l’esprit,
mais du fait de cette dernière constatation il
semble important d’ouvrir des pistes de ré-
flexion sur la réalité de celui-ci.
Si l’on s’en tient aux modèles que nous
avons pour décrire l’évolution de l’univers,
60
nous pourrions tout à fait considérer l’esprit
comme une propriété émergente de la ma-
tière passé un certain niveau de complexité
dans son organisation (et qui se matériali-
serait pour nous par un cerveau). La ques-
tion n’est pourtant pas aussi simple car si
tel était exactement le cas, du point de vue
notre monde physique : comment quelque
chose de matériel peut-il être responsable à
lui seul de quelque chose qui ne l’est pas ? En
effet, contrairement aux phénomènes phy-
siques, l’esprit (qu’il soit conscient ou non) ne
peut être localisé dans l’espace ni être me-
suré quantitativement. Il n’a aucune autre
manifestation que l’expérience que nous en
avons. Ainsi, même si nous avons vu pré-
cédemment que l’univers physique n’était
peut-être qu’une pure illusion, il semble qu’il
y ait effectivement une différence de nature
entre les manifestations de ses phénomènes
et ceux de l’esprit.
L’idée de considérer une dualité entre
matière et esprit se retrouve par ailleurs dans
plusieurs mouvements de pensées. On peut
par exemple se référer à Descartes pour qui la
“réalité” existerait en deux versions : celle du
monde physique et celle du monde de la pen-
sée. L’Homme aurait ainsi une double nature
puisqu’il réunit ces deux mondes. Pour Des-
cartes, cette double propriété de l’Homme
prendrait racine dans la glande pinéale du
cerveau. Les bouddhistes reprennent égale-
ment ce concept de dualité mais, à la diffé-
rence de Descartes, considèrent qu’il n’existe
pas une frontière nette entre ces deux as-
pects du monde. Tout comme l’ensemble
des phénomènes physiques, le bouddhisme
décrit une interdépendance entre matière
et esprit. Ceci implique notamment qu’une
conscience puisse “exister” sans forcément
avoir recours à un corps physique précis.
La réalité de la conscience semble dans
tous les cas un sujet périlleux pour tout ceux
voulant le traiter de façon pragmatique. Non
seulement la conscience ne semble avoir au-
cune manifestation concrète dans le monde
physique, mais en plus elle possède des par-
ticularités uniques, en particulier celle de
pouvoir se questionner elle-même sur sa
propre existence.
C. VERS UN NOUVEL ÉTAT D’IGNORANCE
A ce stade de notre exposé, nous avons
parcouru un long chemin depuis l’état de
confusion décrit au tout début de ce mé-
moire. Nous avions alors vu que face à notre
condition d’être humain, nous soumettions
notre jugement à des mécanismes pulsion-
nels, emplis d’émotions et contrôlés par
notre inconscient. Ceux-ci constituent alors
de véritables grilles de lecture déformantes
de notre environnement. Nous avons égale-
ment pu constater que de s’en libérer est loin
d’être simple : l’histoire des sciences est rem-
plie d’exemples de théories “émotionnelles”
et même lorsque l’on croit enfin s’en être dé-
taché, elles semblent toujours se dissimuler.
Les disciplines scientifiques représentent en
effet un bon témoin de la difficulté de cette
tâche du fait de l’ensemble des démarches
pragmatiques qu’elle a su constituer pour se
libérer de l’expérience directe.
61
Malgré tout, la science apporte de vé-
ritables réponses à la compréhension du
monde. Par ses travaux elle nous montre
ainsi les pièges à éviter. Elle a également su
mettre en évidence des mécanismes concrets
allant à l’encontre du sens commun et ainsi
“élever le débat” sur les mystères que recèle
notre univers. Aujourd’hui nous ne nous de-
mandons plus si la foudre est une manifes-
tation d’une colère divine, nous en sommes
à un stade où il est question de la structure
entière de l’univers, dans l’espace et dans le
temps. Nous avons longuement évoqué le
cas de la réalité quantique, mais les questions
sans réponses sont encore légion :
– notre univers est-il le seul ?
– qu’est-ce que la matière noire ?
– pourrons-nous un jour remonter l’histoire
de l’univers au-delà du mur de Planck ? ...
Et il n’est pas nécessaire d’aller très loin
pour s’interroger : les questions du fonction-
nement de notre esprit restent désespéré-
ment pauvres en réponse.
La science a ainsi su révéler une
complexité encore plus grande de l’univers,
au point que l’on pourrait même dire qu’elle
a mis en évidence “l’irréalité de la réalité”.
Alors effectivement la science ne semble dé-
finitivement pas un outil “d’explication” de
celle-ci, mais elle ne constitue pas moins un
véritable outil “d’exploitation” des questions
qu’elle engendre. Avec les réponses qu’elle
apporte sur notre univers, nous sommes en-
core plus à même de nous questionner sur
notre place au sein de celui-ci. Ainsi, les ré-
vélations que la science nous apporte sont
d’autant de raisons de nous libérer de notre
vision rationnelle du monde et de laisser de
la place à ce qui ressemble à de la croyance.
Du fait de son statut de référence, les limites
de la science sont autant de degrés de liberté
“raisonnables” laissés à notre propre appré-
ciation.
En explorant les limites de nos
connaissances, nous en arrivons ainsi à un
nouvel état d’ignorance. Contrairement à
notre ignorance première, cette ignorance
est une occasion de valoriser plus que jamais
une réalité potentielle du monde dans la-
quelle vient s’inscrire notre existence. Nous
retrouvons par ailleurs, un rapport privilégié
à l’émotion. Auparavant source de confu-
sion, nos émotions représentent ici un reflet
de notre sensibilité envers ce qui nous est in-
connu, elles deviennent ainsi un prétexte à
privilégier tel ou tel modèle de réalité.
Une quête de connaissance totale-
ment détachée de l’émotion n’aurait de toute
façon que peu de sens. En effet, c’est parado-
xalement cette émotion, fruit de notre condi-
tion d’être humain, qui nous pousse à vou-
loir comprendre notre univers. Au fond nous
restons cet être se questionnant sur sa place
dans l’univers par son sentiment d’abandon
au sein de celui-ci. Car c’est bien cette ques-
tion qui semble au final demeurée sans ré-
ponse :
“Un animal qui rit, di-sait-on autrefois, pour dé-finir l’homme. Il faudrait plutôt dire : un animal qui cherche à se relier. Du latin “religere” d’où vient le mot
62
religion. Les anthropologues nous l’enseignent : il n’est pas un groupe humain aussi iso-lé soit-il, pas une tribu aussi primitive soit-elle qui n’ait établi et codifié ses rapports avec une réalité divine non tangible, se donnant ainsi le moyen de se relier au monde, malgré et à travers tous ses mystères.”5
Hubert Reeves mets ici en avant le besoin
qu’à l’homme, de toute culture et de toute
époque, de se trouver une figure parentale
transcendante lui fournissant une rassu-
rance sur sa place dans l’univers.
Par ailleurs, le pragmatisme de la
science est primordial lors de la pratique de
cette discipline, mais montre de sérieuses
limites lorsqu’il s’agit de mener sa vie. Les
fictions présentant l’image du scientifique re-
gorgent de stéréotypes, on peut par exemple
penser au personnage de Sheldon Cooper,
dans l’excellente série The Big Bang Theory diffusée en France depuis le 18 octobre 2008
sur la chaîne TPS Star, montrant en perma-
nence la relation particulière qu’il entretient
avec son environnement social du fait de
sa volonté à tout vouloir rationaliser. Ce ne
sont cependant pas que des stéréotypes fic-
tifs, Paul Dirac lui-même, l’un des pères de la
physique quantique, était obnubilé à l’idée de
ne prononcer que des choses vraies. En plus
de la forme d’autisme dont il semblait être at-
teint, cela le condamna à s’enfermer sur lui-
même. Une anecdote fameuse révélatrice de
sa situation raconte son voyage en train avec
5 - Reeves, Hubert, L’espace prend la forme de mon regard, Edition du Seuil, Paris, 1999, p. 44
Wolfgang Pauli, où le silence dû à leur ab-
sence de conversation commençait à se faire
lourd. Alors que le train passait à côté d’un
champ de moutons, Pauli entreprit d’instau-
rer une conversation en interpelant Dirac :
“Regardez Dirac, on dirait que ces moutons
ont été fraichement tondus” ce à quoi il ré-
pondit : “Oui, au moins de ce côté-ci”, fin de
la conversation.
Ce dernier exemple révèle par ail-
leurs ce que l’on pourrait considérer comme
une nécessité de croyance envers des mo-
dèles de réalité, mêmes conventionnels.
Cette nécessité en rapporte également à
notre possibilité de mener notre vie, car
celle-ci deviendrait impossible si nous ne
pouvions présupposer (par ces croyances) de
tout ce que nous n’allons pas systématique-
ment vérifier.
CONCLUSION
CONCLUSION
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La première conclusion que l’on peut ti-
rer de cette étude est que la notion de réalité
est plus que jamais une question complexe,
que cette incapacité à pouvoir complètement
l’appréhender nous stimule dans tous les cas,
mais pas de manière uniforme. La science
permet quant à elle de valoriser les conclu-
sions de cette ignorance en offrant un prag-
matisme nécessaire, bien qu’il ne soit pas
une finalité. Par ses travaux elle soulève des
questions inattendues et vient parfois confir-
mer des idées a priori irréalistes.
Par ce nouveau champ de questionne-
ments, et que l’on pourrait qualifier de “su-
périeurs”, la science nous pousse à transcen-
der notre vision du monde au point de nous
obliger à nous libérer du cadre strict de la dé-
marche scientifique. “La science n’a d’autre
éthique que celle qu’on lui donne”1 nous dit
Matthieu Ricard, ainsi c’est à nous d’utili-
ser ses enseignements pour réinterpréter le
monde d’une façon qui semble nous conve-
nir. Encore faut-il pouvoir appréhender cette
vision si particulière et bien souvent si poin-
tue.
La démarche scientifique est certes com-
plexe et en conséquence réservée à une
élite de la population, mais ses conclusions
sont à même de tous nous transformer. Les
nombreux travaux de vulgarisation, dans
les livres, à la télévision ou encore dans les
expositions sont des moyens d’entrer en
contact avec cette réalité, mais seulement de
manière ponctuelle.
1 - Ricard, Matthieu, L’infini dans la paume de la main, Paris : Nil Editions / Fayard, 2000, p.31
D’autre part, il semble que nous vivons ac-
tuellement une période marquée par de pro-
fonds bouleversements. Avec les nouvelles
technologies, en particulier Internet et ses
dérivés, nous modifions complètement nos
rapports aux autres, nos façons de commu-
niquer, d’apprendre ... Notre société ne nous
apparait ainsi plus du tout comme c’était le
cas il n’y a même pas une vingtaine d’années.
Nous ne sommes plus de simples individus
ancrés dans des enveloppes corporelles loca-
lisées dans l’espace et dans le temps. Chacun
de nous représente désormais un véritable
réseau : je suis ici mais simultanément en
train de parler avec un ami d’une autre ville
et d’interagir en direct avec une conférence à
l’autre bout du monde. Je ne suis plus simple-
ment “moi” mais un ensemble de données,
celles-ci fluctuant constamment à travers
des réseaux d’informations.
Cela ne s’arrête pas là, en plus de ces bou-
leversements amenés par les nouvelles tech-
nologies, notre société est la scène de véri-
tables crises. On peut notamment penser aux
crises financières, aux crises sociales ou en-
core aux rapports complexes que nous conti-
nuons d’entretenir avec l’étranger (l’actualité
sur le décomplexe grandissant de la parole
raciste n’en est qu’un exemple). Ces crises
amènent avec elles des débuts de réponses.
On voit par exemple que la réalité de l’emploi
d’aujourd’hui tend à se modifier en profon-
deur : avant régie par de grosses entreprises,
nous assistons maintenant à un déploiement
de réseaux de start-up et d’auto-entrepre-
neurs. Cette conception de l’emploie est radi-
calement différentes de qui était jusque là en
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place. Mais comment celle-ci peut-elle sur-
vivre si elle s’ancre dans un système qui ne
lui est pas adapté ? Ceci n’est qu’un exemple,
mais il révèle que nous vivons une époque
propice à de profonds changements. Il ne
s’agit plus là de simples “nouvelles façons
de faire”, mais de comment repenser notre
conception même de notre environnement
pour que ces innovations prennent tout leur
sens et puissent s’affirmer dans un contexte
cohérent ?
De cette situation actuelle, nous pouvons
nous inspirer pleinement des évolutions de
la pensée concernant nos rapports à la réalité
et dont nous avons ici exposé les chemine-
ment intellectuels. En effet, pour repenser la
réalité de notre société, quoi de plus inspirant
que Galilée remettant en cause les théories
d’Aristote si incontestablement admises ?
Qu’Albert Einstein imaginant les liens reliant
le temps et l’espace ? Ou encore Niels Bohr
imaginant un modèle d’atome défiant le sens
commun admis pour penser la réalité ?
C’est pourquoi pour mon projet de fin
d’études et parce que c’est un projet de de-
sign industriel, je me propose de réfléchir sur
les moyens qu’il serait possible d’envisager
pour tenter d’intégrer les réalités décrites par
la science directement dans notre quotidien.
L’idée n’est pas juste de révéler naïvement
les enseignements que nous fournissent
ces modèles, mais également de s’intéres-
ser aux contextes ayant permis leur émer-
gence. Comment exploiter ces dynamiques
et le transposer dans des domaines a priori si différents ? Les domaines d’applications ne
manquent pas, notamment :
– en économie avec la réalité si complexe
des flux financiers ;
– dans l’emploi avec les nouvelles réalités
précédemment décrites ;
– dans l’art avec le développement actuel
sans précédent des formes d’expressions
numériques ;
Ou plus directement en s’intéressant à la
notion même d’individu et des possibilités
actuelles d’hybridation entre monde phy-
sique et monde numérique.
Parce qu’elles furent elles-mêmes le mo-
teur de profonds bouleversements dans la
pensée scientifique, m’intéresser aux théo-
ries de la physique quantique me semblent
être une approche pertinente pour repenser
notre environnement. Celles-ci sont en effet
le fruit d’une époque extrêmement riches en
travaux et débats scientifiques, une époque
fertile pour l’affirmation d’un regard révolu-
tionnaire sur la réalité qui nous entoure.
Ainsi, et pour finir, j’ai choisi de problé-
matiser mon projet de diplôme sous l’angle
de deux approches :
Comment en tant que designer puis-je retranscrire le regard des pères de la physique quantique dans notre propre
environnement ?
Comment en tant que designer puis-je poétiser la réalité quantique au travers
d’une situation quotidienne ?
“La réalité est ce que nous tenons pour vrai. Ce que nous tenons pour vrai est ce que nous croyons. Ce que nous croyons prend appui sur nos perceptions. Ce que nous percevons est lié à ce que nous cherchons. Ce que nous cherchons dépend de ce que nous pensons.”
- David Bohm
Atome : particule infiniment petite, insécable et homogène, constituant, avec d’autres élé-
ments de même nature, la matière.
Big Bang : théorie cosmologique selon laquelle l’univers primordial, extrêmement chaud et
dense, aurait commencé son existence par une énorme explosion qui se serait produite en
tout point de l’espace, il y a environ quinze milliards d’années.
CERN : l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire, est l’un des plus grands et
des plus prestigieux laboratoires scientifiques du monde.
Croyance : adhésion de l’esprit qui, sans être entièrement rationnelle, exclut le doute et
comporte une part de conviction personnelle, de persuasion intime.
Electron : particule portant une charge électrique élémentaire négative.
Emergente (propriétés) : se dit d’une propriété d’un système complexe, qui ne peut être
définie ou expliquée en termes des propriétés de ses composants.
Esprit : éléments d’une matière très subtile, légère, chaude, mobile et invisible, considérés
comme les agents de la vie et du sentiment qu’ils portent dans les différentes parties du
corps qu’ils animent.
Existence intrinsèque : propriété attribuée aux phénomènes selon laquelle ils pourraient
être des objets indépendants, existant par eux-mêmes, et doués de propriétés locales leur
appartenant en propre.
Flou quantique : principe selon lequel la vitesse et la position d’une particule ne peuvent
être mesurées simultanément avec précision.
Holisme (holistique) : doctrine ou point de vue qui consiste à considérer les phénomènes
comme des totalités.
Illusion : perception erronée dans la mesure où elle ne correspond pas à la réalité considérée
comme objective, et qui peut être normale ou anormale, naturelle ou artificielle.
Limite : ce qui détermine un domaine, ce qui sépare deux domaines.
Linéaire (système) : système dans lequel des modifications de l’état initial entraînent des
modifications proportionnelles dans l’état final.
Mécanique quantique : branche de la physique décrivant la structure et le comportement
des atomes et leurs interactions avec la lumière.
GLOSSAIRE
Mystique : relatif au mystère, à une croyance surnaturelle, sans support rationnel.
Nirvâna : état de béatitude parfaite (pouvant être atteint par la contemplation et l’ascétisme)
visant à l’absorption définitive de l’individu dans l’âme universelle et à la disparition du désir.
Perception : opération psychologique complexe par laquelle l’esprit, en organisant les données
sensorielles, se forme une représentation des objets extérieurs et prend connaissance du réel.
Phénomène : ce qui apparaît, ce qui se manifeste aux sens ou à la conscience, tant dans l’ordre
physique que dans l’ordre psychique, et qui peut devenir l’objet d’un savoir.
Rayonnement fossile : rayonnement radio qui baigne l’univers tout entier et qui date de
l’époque où l’univers n’avait que trois cent mille ans.
Tao : dans la Chine ancienne, principe transcendant et immanent d’où procède toute vie, qui
est à l’origine de plusieurs religions, entre autres du taoïsme et du confucianisme.
Réductionnisme : méthode d’étude d’un système physique qui consiste à le décomposer en ses
constituants les plus élémentaires considérés comme fondamentaux.
Relativité générale : théorie d’Einstein énoncée en 1915, qui relie un mouvement accéléré à la
gravité et à la géométrie de l’espace-temps.
Relativité restreinte : théorie d’Einstein énoncée en 1905 concernant les mouvements relatifs
et qui établit l’intime connexion entre l’espace et le temps. Ces derniers ne sont plus universels,
mais dépendent du mouvement de l’observateur. La théorie établit aussi l’équivalence entre
l’énergie et la matière.
Samâdhi : dans le yoga, état de communion avec la nature, arrêt de la pensée personnelle.
Supercordes (théorie des) : théorie qui dit que les particules élémentaires de la matière sont la
manifestation de vibrations de bouts de corde extrêmement petits.
Vacuité : la non-réalité des phénomènes animés et inanimés, leur nature véritable, en aucun
cas le néant.
Ouvrages
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Hawking, Stephen, Une brève histoire du temps, Mesnil-sur-l’Estrée : Editions Flammarion, 1989,
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Hecquet, Philippe, De la Digestion, et des Maladies de l’Estomac ; suivant le systême de la Trituration & du Broyement, sans l’aide des Levains, ou de la Fermentation dont on fait voir l’impossibilité en santé & en maladie, Paris : F. Fournier & F. Léonard, 1712
Jacob, François, La Souris, la mouche et l’homme, Odile Jacob, 1997, 220p.
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Conférences
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Vidéo
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portedutemps, La magie de l’inconscient (Partie 2). [En ligne]. Disponible sur : https://www.youtube.
com/watch?v=mUAc0RqQmAM (Vidéo publiée le 04/07/2012, consultée le 12/09/2013)
Par les modèles qu’il se construit, qu’ils soient scientifiques, philosophiques ou encore religieux, l’homme se figure pouvoir appréhender l’univers en lui donnant du sens. Cette volonté constante de rationalisation semble d’ailleurs être ancrée au plus profond de la nature humaine tellement celle-ci se retrouve dans toutes les cultures de toutes les époques.En contrepartie, l’homme est lui-même sujet à sa condition d’être vivant, prisonnier du même monde qu’il tente de comprendre. Ainsi, que nous enseignent concrètement ces modèles de la réalité du monde en dehors de nous décrire une image de l’esprit qui les construit ?Le propos de ce mémoire concerne ainsi les rapports que nous entretenons avec notre environnement. Il s’agit là principalement d’une réflexion portée par une analyse sur ce que nous désignons du terme de “réalité”. Cette notion a priori si évidente, du fait que nous la vivons constamment, et pourtant si complexe dès que l’on commence à la questionner.
La perception de la réalitéAdrienHUSSON
Diplômes 2014
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