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Jules Vuillemin Lheritage Kantien Et La Revolution Copernicienne Fichte Cohen Heidegger

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DU Mll:ME AUTEUR

Aux PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE :

Essai sur la signification de la mort, 1948.

L'~tre et le travail, Les conditions dialectiques de la psychologie et de la socio­logie, 1949.

Aux ÉDITIONS DE LA BACONNIÈRE, Neuchâtel, en collaboration avec Louis GUILLERMIT :

Le sens du destin, 1948.

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BIBUOTH~OUE DE PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE ET PHILOSO~HIE G~NfRALE

SECTioN diRiGÉE pAR PiERRE·MAxiME SCHUHL, PRofESSEUR À lA SoRbONNE

L'HERITAGE KANTIEN ET LA REVOLUTION

COPERNICIENNE FICHTE - COHEN - HEIDEGGER

PAR

JulEs VUILLEMIN PRofesseuR À lA fAculTÉ des lETTRES de CleRMONr•FERRANd

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE 108, BeulEVARd SAiNr•GERMAiN, PARIS

19'14

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D~POT L~GAL 1re édition 1er trimestre 1954

TOUS DROITS de traduction, de reproduction et d'adaptation

réservés pour tous pays

COPYRIGHT by Presses Universitaires de France, 1954

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A Monsieur Martia,l GUllROULT

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CHAPITRE PREMIER

LE DÉPLACEMENT DES CONCEPTS ET LA RÉVOLUTION COPERNICIENNE

§ 1. La Révolution copernicienne et la critique hégélienne des « déplacements »

Dans la Phénoménologie de l'Esprit, Hegel entreprend, à propos de la « vision morale du monde ll, une critique systéma­tique de l'idéalisme kantien. Il en analyse l'ambition philoso­phique; il montre combien peu le résultat lui répond. Sous l'unité de la Révolution copernicienne, il découvre une dualité réelle; il expose les moyens par lesquels cette dualité se cache; il dénombre enfin sous ces divers faux-fuyants deux positions philosophique­ment et existentiellement contradictoires, de telle sorte que l'ap­parente cohésion du kantisme ne résulte que de la rapidité avec laquelle ce dernier passe de la première position à la seconde et inversement. Résultat d'autant plus surprenant que la décou­verte critique promettait d'éviter les erreurs de l'ancienne méta­physique et que dans la Dialectique transcendantale elle préten­dait même décrire la genèse de ces représentations doubles et contraires dont la philosophie avait été encombrée jusqu'à elle. Tel était le projet de la célèbre Révolution copernicienne, qui, faisant tourner l'objet autour du sujet au lieu de faire tourner le sujet autour de l'objet, trouvait un moyen d'opérer le passage de la certitude à la vérité, du Moi au Monde, et semblait achever ainsi les efforts que depuis Descartes la pensée avait accumulés au profit de la subjectivité. Si l'esprit ne connaît a priori des choses que ce qu'il a introduit implicitement en elles, l'analyse transcendantale n'aura-t-elle pas précisément pour fin dans sa déduction de recréer devant nous cette unité primitive du sujet et de l'objet, du moi et de la chose, de la certitude de soi et de la conscience vraie, alors que la recherche dogmatique, partant de la chose seulement, de la vérité et de l'être, ne pouvait expli-

J, VUILLEMIN

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en dehors de la loi, mais se soumettre à elle. Un terme non impliqué et même rejeté par l'identité copernicienne entre la certitude et la vérité, entre la médiateté et l'immédiateté, se glisse donc subrepticement à son principe. La nature est reconnue nécessaire si la volonté veut ce qu'elle veut. Mais elle reste d'une part hors de l'immédiateté morale, puisqu'elle définit justement l'être et non le devoir, ce qui est extérieur à la loi et non ce qui lui est intérieur, d'autre part hors de la médiateté morale, puisque, loin d'appartenir à la réflexion, elle figure l'être-là situé dans l'espace et le temps et relevant de ce fait de l'immédiateté la plus brutale. Manquant à la fois les deux critères dont l'identité caractérisait la conscience morale, la nature brise dès lors l'iden­tité de la certitude et de la vérité et elle définit même leur exté­riorité radicale. Ainsi l'effectivité du devoir contredit sa pureté. La volonté morale est partagée. La vision morale du monde contient en fait deux visions contraires. « Au fondement de ce rapport se trouvent, d'une part la pleine indifférence mutuelle et l'indépendance spécifique de la nature et de la moralité (comme buts moraux et activité morale), mais se trouve aussi bien, d'autre part, la conscience de l'essentialité exclusive du devoir et de la complète inessentialité et dépendance de la nature (1). » L'analyse du système kantien découvre donc dans l'Analytique de la raison pratique l'indépendance de la nature et de la liberté (pureté morale), dans la Dialectique et la théorie des postulats la dépendance de la nature par rapport à cette même liberté (effectivité morale). Déjà nous pressentons l'universalité de la critique hégélienne. Sous le système moral, c'est tout l'édifice critique qui est en cause. Celui-là ne fait qu'exprimer plus claire­ment celui-ci et la difficulté qu'il rencontre de définir le phéno­mène sans faire implicitement appel à ce que le phénomène, en tant qu'identité du sujet et de l'objet dans l'immanence de la conscience transcendantale, rejetait absolument : la chose en soi, l'altérité de l'absolu.

-* * *

La solution, la synthèse que Kant prétend apporter sur le plan pratique à cette contradiction s'exprime dans les postulats de la Raison pratique.« Nature et moralité sont indifférentes l'une à l'égard de l'autre, et pourtant la nature doit être dépendante de la moralité ; une synthèse doit donc être postulée qui réconcilie

(1) HEGEL, Phénoménologie de l'Esprit, Il, p. 145.

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ces termes opposés ; cette synthèse se présente en soi dans le premier postulat (harmonie du bonheur et de la moralité), pour soi dans le deuxième postulat (progrès indéfini de la conscience de soi morale par l'harmonie conquise de sa nature et de la mora­lité), en soi et pour soi dans le troisième postulat (celui d'un saint législateur du monde dans lequel les deux termes s'identifient pleinement). Mais la contradiction qui est au fondement de cette vision morale du monde se manifestera dans le développement de ces postulats; elle est du reste incluse dans cette notion d'un postulat qui porte sur l' .2tre ( 1). » Et en effet les trois postulats pratiques qui ne font naturellement que reprendre les trois idées de la Dialectique de la Raison pure, la nature, l'âme et Dieu, posent un être qu'ils ne se contentent pas de recevoir ; ils possè­dent le privilège, à eux seuls réservé, de faire de l'être un prédicat dans un jugement synthétique a priori, qui sans doute, en tant qu'il exprime une croyance et non un savoir, ne nous fournit aucune connaissance de son objet, mais qui néanmoins, du moment qu'il affirme l'être sans une affection préalable dans la sensation, nous montre à l'œuvre pratiquement la productivité du noumène et transforme la subjectivité de l'intention morale en la création tremblante du monde dans la foi.

En soi la volonté moralement bonne s'affirme, d'une part comme unité de l'immédiateté et de la médiateté, de la certitude de soi et de la vérité : elle s'épuise dans la décision intérieure qui définit la conscience du devoir. D'autre part, cette décision même implique la subordination de la nature extérieure à la moralité ; ici la réflexion doit devenir immédiateté naturelle, tandis que l'immédiateté morale doit devenir médiate en tant qu'absolu­ment extérieure à la certitude de soi de l'intention. Comment se résout cette contradiction ? Il faut que la nature pénètre dans la réflexion morale, et elle le fait par le bonheur. Celui-ci sert donc pour ainsi dire de schème à la synthèse entre le sujet et l'objet, entre le devoir et son effectivité; -- bien entendu ce schème n'appartient pas à l'imagination, et il est posé sans être connu, comme le fait remarquer la rédaction de la Critique de la Raison pratique dans la mesure où, s'écartant des Fondements de la métaphysique des mœurs, elle s'engage à considérer la nature formelle (la nature comme législation) simplement comme un type de la moralité, et non pas comme un schème proprement dit. Si le bonheur peut donc être appelé schème de la moralité, c'est uniquement si l'on entend ce mot en un sens particulier: comme

(1) HYPPOLITE, op. cit., p. 459-460.

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un « schème de la foi », comme la construction pratique et vide de toute connaissance de l'immédiateté naturelle dans la réflexion morale. Ainsi s'éclaire la déclaration kantienne de la seconde préface à la Critique de la Raison pure. Si le criticisme remplace le savoir par la foi, c'est que le centre de la doctrine kantienne est bien, comme le prétend Hegel, dans les postulats de la Raison pratique, c'est que le véritable acte copernicien se joue non pas dans la lumière de la raison théorique, mais dans les exigences de la raison pratique, c'est que le bonheur enfin est le véritable jugement synthétique a priori, jugement simplement pratique et premier par rapport à toutes les connaissances futures dont il fonde en dernier ressort la possibilité, puisque, seul, il permet de passer du sujet à l'objet, de l'intention à la nature, de la loi à l'effectivité.

L'identité de la nature et de la moralité qu'exprime le bonheur n'est possible en second lieu que par l'acte de la conscience morale de soi comme telle, par le second postulat, par le pour soi. L'acte copernicien se révèle d'abord à lui-même sous la forme aliénée de la nature. Il est bonheur, âme naturelle, objet de l'anthropo­logie morale. Or le bonheur, en tant que postulat de la moralité, n'exprime rien d'autre qu'une action de la réflexion, par laquelle le Moi produit le Monde. Pour qu'une telle· action soit possible, il faut que le Moi se produise lui-même, c'est-à-dire qu'il nous donne à croire la synthèse morale de lui-même comme identité de l'immédiateté et de la médiateté, comme volonté rationnelle ou conscience de la loi (Wille), et de lui-même avec son effectivité, comme séparation de l'immédiateté et de la médiateté, comme faculté des mobiles ou libre-arbitre (Willkür ). Comment une telle synthèse est-elle possible ? Comment le Moi empirique peut-il s'identifier au Moi moral, sans confondre cependant l'ordre de la connaissance et l'ordre de l'action, sans tomber avec le stoï­cisme dans l'orgueil, dans le péché d'angélisme enfin qui résout la moralité dans la sainteté ? Comment, sinon en faisant de l'immortalité de l'âme le schème de ce jugement pratique, où l'obligation devient spontanéité, mais seulement à titre d'objet de la croyance.« C'est seulement une telle unité qui est la moralité effective, car en elle est contenue l'opposition moyennant laquelle le Soi est conscience, ou est, maintenant seulement, Soi effectif, Soi en fait et en même temps Universel. En d'autres termes c'est ici qu'est exprimée cette médiation qui, comme nous le voyons, est essentielle à la moralité ( 1). » La vérité de l'âme naturelle,

(1) HEGEL, Phénoménologie de l'Esprit, II, p. 148.

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c'est la conscience. A moins d'exiger d'être immortel, l'agent moral ne parvient qu'au verbiage et c'est alors que l'enfer est pavé de bonnes intentions. Mais ce qui soutient la volonté morale effective, son centre copernicien, c'est encore bien la foi. Le moi produit sa propre nature, condition pour qu'il puisse produire l'univers ; le passage du sujet à l'objet s'intériorise dans le sujet lui-même. La condition du bonheur, c'est l'immortalité. Le second postulat kantien fait donc apparaître la productivité du moi au moi lui-même dans la réflexion de la foi.

Toutefois- et c'est ici que le déplacement apparaît en pleine lumière- au moment où le pour-soi perce à jour l'aliénation de l'en-soi et où nous apercevons dans l'immortalité de l'âme la vérité du bonheur, une nouvelle aliénation devient nécessaire pour conférer un contenu à l'auto-productivité du moi dans la réflexion morale. Quelle est en effet la synthèse de l'universel et du singulier opérée par le pour-soi ? Elle efface le singulier dans l'universel ; grâce au schème pratique de l'immortalité notre nature sensible particulière doit disparaître pour faire place à l'universalité de la loi. Mais l'action effective implique justement la connaissance du particulier comme tel, d'un Soi qui ne signifie plus l'auto-destruction de l'individuel dans l'universel, mais l'auto-construction de .l'individuel par et dans cet universel. L'immortalité de l'âme n'a donc de sens que parce que, par elle, devient possible dans la foi non pas une perte de soi dans l'uni­versel, mais une détermination complète et concrète de soi à tout moment, précisément comme être moral. Le passage du second au troisième postulat, de l'en-soi à l'en-soi el pour-soi figure donc en réalité le passage du formalisme à une éthique concrète, de la moralité à la religion. << Puisque les devoirs valent pour cette autre conscience comme devoirs déterminés c'est que le contenu comme tel est pour elle aussi essentiel que l'est la forme en vertu de laquelle le contenu est devoir (1). » Jusqu'ici, nous nous demandions comment l'universel pouvait devenir principe effectif de l'action. Maintenant nous demandons au postulat la justifi­cation du particulier comme tel. Dans le premier moment, le contenu reste indifférent à la forme ; mais c'est dire aussi que le vouloir n'est pas parvenu à son concept et à sa vérité. C'est là le moment du stoïcisme, où le devoir-être ne détermine pas l'être, mais s'identifie avec lui immédiatement ; le sage est heureux, éternel et divin. Or cette possesion de l'être sous la forme de l'immédiateté n'exprime en réalité qu'un refus de l'P.tre et un

(1) HEGEL, Phénoménologie de l'Esprit, II, p. 151.

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renoncement à l'effectivité et à la singularité de la conscience réelle de soi morale. Il ne s'agit au fond que du verbiage de la jactance. Au contraire si le devoir-être doit se donner pour ce qu'il est, c'est seulement dans la mesure où il détermine positive­ment et particulièrement l'être, où la synthèse définitive, en soi et pour soi, s'opère enfin de l'identité et de l'altérité 'absolues de l'immédiateté et de la médiateté, de la vérité et de la certitude.

La contingence de la nature doit être transformée en nécessité eu égard aux exigences de la loi. Comment cette transformation est-elle possible, sinon parce que la conscience morale, après avoir posé en elle-même la contingence du contenu, se dédouble pour poser en son alter ego la nécessité de ce même contenu ? Telle est la définition du troisième postulat de la raison pratique, qui nous conduit à croire à l'existence de Dieu. D'une part, en tant que pure conscience morale de l'intention bonne, elle sépare l'effecti­vité et la pureté ; de l'autre, en tant que la raison est au principe de l'action, elle réunit en elle-même ses deux moments. Dieu apparaît ainsi à la fois comme immanent et transcendant à la conscience. Le passage s'opère de la<< phénoménologie de l'Esprit» à ce que l'Encyclopédie des sciences philosophiques appellera plus tard la psychologie, ou encore de la conscience à la raison par l'intermédiaire de la conscience-de-soi et du dédoublement de la conscience. Le caractère concret du moi et, par lui, de la nature, ne prend corps que par le moyen de l'autre conscience qui le garantit. « Nous agissons, et dans l'action- du moment qu'elle a lieu et n'est pas seulement pensée de l'action - nous nous comportons comme cette autre conscience, nous voulons le par­ticulier, car autrement nous ne voudrions pas sérieusement, nous prenons l'effectivité comme but, car nous voulons accomplir quelque chose. Le devoir, comme pur devoir, tombe donc dans une autre conscience, dans celle du législateur du pur devoir, et il n'est sacré pour nous que par la médiation de cette autre cons­cience. Dans les deux hypothèses que nous venons de faire nous sommes conduits à dédoubler notre conscience, et à poser dans l'autre conscience ce que nous ne pouvons poser en nous ; elle est à chaque fois ce que nous ne sommes pas, et par ailleurs ce que nous sommes l'autre fois. Cette autre conscience apparaît donc, tantôt comme sanctifiant le particulier comme tel, tantôt comme sanc­tifiant le pur devoir, l'universel abstrait. C'est en allant de l'une à l'autre de ces hypothèses que nous nous dissimulons la contra­diction incluse dans cette vision morale du monde, et qui repose sur la séparation radicale de la nature et du devoir, du contenu et de la forme. La critique que présente ici Hegel va plus loin

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qu'une critique de la vision morale du monde, elle vise aussi bien son dualisme de l'entendement fini et de l'entendement infini (1). »

A travers la critique du déplacement kantien se fait donc jour en réalité l'opposition de deux méthodes philosophiques : la méthode transcendantale et la méthode dialectique. Tandis que celle-ci pousse la conséquence du copernicianisme jusqu'à intro­duire la négativité et la mort dans l'absolu, celle-là reste hésitante quant aux rapports de l'absolu et du fini. Que dit-elle en effet lorsqu'elle affirme l'existence d'une conscience de soi morale, en déplaçant l'effectivité hors de l'intention dans une autre cons­cience, posée comme réelle et à laquelle est dû le contenu de l'action? Le postulat de l'existence de Dieu consiste alors à rapporter nécessairement l'autonomie de la Révolution coperni­cienne à l'hétéronomie de la religion. A l'instant même que la loi morale me donne la conscience de ma liberté, elle s'apparaît inéluctablement sous la forme d'un ordre divin. Au contraire, lorsque la vision morale du monde nie l'existence d'une cons­cience morale de soi, elle place en elle-même l'effectivité, tandis que l'autre conscience reçoit la charge de la forme et de l'univer­salité. Mais qui ne voit que cette autre conscience n'a plus alors le même sens? qu'elle est en réalité réduite à une simple représen­tation? que la révolution copernicienne ramasse dans l'acte autonome de l'intention morale elle-même l'idée qu'elle produit nécessairement et sans aucun secours extérieur, de sa propre perfection? Ici, Dieu n'est plus que la sanctification de l'homme. Là, la moralité était une sanctification divine. Dès lors, il semble bien qu'on ne pourra réfuter la critique hégélienne des. déplace­ments, en prétendant que, subrepticement, Hegel est revenu à une position précritique du problème, qu'il a ignoré la distinction kantienne de la théorie et de la pratique et qu'il n'a en consé­quence aperçu de contradiction dans les postulats que parce qu'il a demandé à la raison pratique des enseignements réservés à la raison théorique. En fait, c'est la foi elle-même chez Kant qui demeure ambiguë, et dont on ne sait si elle glorifie l'homme ou l'anéantit en Dieu. C'est cette raison pratique dont on ne sait si elle signifie humanisme ou mysticisme, liberté ou serf-arbitre, Rome ou Byzance. A la critique hégélienne, on ne peut répondre que le bonheur, l'immortalité de l'âme, l'existence de Dieu, pré­cisément parce qu'il s'agit ici de postulats de la foi, c'est-à-dire d'un être non pas reçu passivement dans la sensation, mais impliqué synthétiquement et a priori par le devoir-être et la loi,

(1) HYPPOLITE, op. cit., p. 465-466.

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sont exempts de contradiction et posent une réalité sui generis, celle de la religion morale, dont Hegel mutilerait la signification en l'interprétant à travers des schèmes théorétiques. L'analyse du troisième postulat montre en effet l'ambiguïté de cette notion d'être comme postulat, et la contradiction intime de la Révolu­tion copernicienne qui s'y exprime, déchirée qu'elle est encore entre le fini et l'infini, entre la philosophie moderne et la philo­sophie classique, entre la liberlas humana et la libertas christiana. « De cette façon la première proposition - il y a une conscience de soi morale - est rétablie, mais jointe étroitement à la seconde- il n'y a aucune conscience de soi morale- c'est-à-dire qu'il y en a une m~is seulement dans la représentation, ou encore il n'y en a précisément pas, mais elle est admise comme morale par une autre conscience (1). »

* * * La théorie des postulats de la raison pratique, loin de pouvoir

être détachée de l'Analytique de la moralité comme l'a prétendu une critique superficielle, fait donc corps avec elle ; mais en même temps elle la contredit. Or n'en va-t-il pas de même pour la Cri­tique de la Raison pure ? La signification de la chose en soi n'implique-t-elle pas une difficulté identique ? D'une part la Révolution copernicienne prétend, dans l'acte transcendantal, décrire le passage immanent du sujet à l'objet, comme le montre l'affirmation de la possibilité de l'expérience en tant que prin­cipe de la déduction des catégories ; l'objectivation, qui s'exprime ici dans les jugements synthétiques a priori proprement dits (à titre de connaissances a priori), a donc lieu à l'intérieur de la subjectivité copernicienne. Dans cette perspective, la chose en soi signifie seulement la totalité idéale des déterminations que dessine le mouvement spontané de la connaissance : elle est idée régulatrice. << En conséquence la conscience parait ici atteindre son apaisement et sa satisfaction, car cette satisfaction elle peut· seulement la trouver là où elle n'a plus besoin d'aller au delà de son objet parce que son objet ne va plus au delà d'elle. » Mais en même temps la définition de la sensation comme affection par la chose en soi renvoie le rapport concret de la détermination épistémologique à une chose en soi entendue tout différemment, comme la 'source réelle encore qu'inconnaissable de la réalité. La contingence de l'objet s'explique ici par un hasard intelligible

(1) HEGEL, Phénoménologie de l'Esprit, II, p. 156.

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qui implique la réalité transcendante de la chose en soi. « Or cet étant en soi et pour soi est aussi bien posé comme tel qu'il ne soit pas libre de la conscience de soi, mais soit à la disposition et par le moyen de la conscience de soi (1). »De même que du moralisme pratique on ne savait pas s'il aboutissait à une doctrine de l'auto­nomie ou de l'hétéronomie, de même de l'idéalisme transcendantal on ne sait pas ce qu'il signifie : il est idéalisme empirique lôrsqu'il nie l'existence d'une conscience théorique de soi et il devient en même temps réalisme transcendantal lorsqu'il en affirme l'existence.

La signification profonde des déplacements apparatt désor­mais clairement : la nouvelle métaphysique kantienne est-elle une métaphysique de l'infini ou de la finitude ? La Révolution copernicienne est-elle un acte authentique de libération de l'homme ou un bavardage ambigu ? Le Cogito peut-il définir une forme réelle de finitude et la philosophie moderne peut-elle en conséquence partir du Cogito sans nécessairement se déplacer en un Dieu au statut indéfini et contradictoire ? On comprend dès lors pourquoi la chose en soi a hanté la pensée des héritiers du kantisme. A travers elle il ne s'agissait en réalité de rien d'autre que des rapports nouveaux entre Dieu et l'homme, une fois que la philosophie avait prétendu se dégager de la théologie. La Révo­lution copernicienne retourne-t-elle finalement à une métaphy­sique de l'infini ? La philosophie est de ce fait rendue au service de la théologie. L'autonomie de la méditation implique-t-elle au contraire l'autonomie du sage? Mais dans la perspective de cette nouvelle métaphysique de la finitude, qui prétend s'être enfin engagée, grâce à la Révolution copernicienne, sur la voie sûre de la science, la signification de la foi est incertaine. La prédesti­nation luthérienne ou l'humanisme d'Érasme ? Et si la Révolu­tion copernicienne reste en réalité hésitante entre deux positions existentielles contradictoires, le philosophe, dont d'après Kant lui-même la première vertu doit être la conséquence avec lui­même, ne doit-il pas prolonger et accomplir cette Révolution apparente pour demeurer fidèle à son esprit et à son invention ?

Tel est le problème qu'évoquent quelques paragraphes de la Phénoménologie de l'Esprit : la philosophie transcendantale réalise-t-elle le programme de la Révolution copernicienne et atteint-elle la source dernière d'une vérité désormais libre, coupée des « arrière-mondes » : la finitude constituante ?

( 1} In., ibid.

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§ 2. Les interprétations du kantisme et la recherche d'une cohérence

Hegel avait posé le problème du sens de la Révolution coper­nicienne : la philosophie de Kant, avait-il montré, n'est pas une, mais deux. Une réponse restait néanmoins possible à cette réfu­tation péremptoire. Peut-être, pouvait-on dire, n'était-ce pas l'attitude transcendantale elle-même, mais seulement l'archi­tecture composite de l'édifice kantien qui était à l'origine de ce manque de cohésion. Ainsi naissait l'espoir de supprimer les déplacements que la méthode dialectique avait reprochés à la méthode transcendantale sans renoncer à cette dernière. Les interprétations du kantisme sont nées de cette ambition : com­prendre Kant mieux que Kant lui-même, débarrasser la Révolu­tion copernicienne des pièces rapportées dont la tradition philo­sophique l'avait chargée dans l'expression historique que Kant lui a donnée, l'exprimer en sa pureté et en son éternité, rejeter ainsi les déplacements dans les conditions· « historiques » du kantisme, et, pour tout dire, dans ces éléments extérieurs qui rendent primitivement toute invention philosophique inconsé­quente avec elle-même. On comprend dès lors le mécanisme naturel des interprétations : chacune d'elles va s'efforcer de retrouver le noyau du kantisme, cette invention transcendantale dont Kant a dû partir pour réformer la pensée moderne sans qu'il ait pu lui demeurer fidèle et surtout sans qu'il ait pu éviter de cacher ce noyau sous une écorce empruntée à une tradition caduque. L'intérêt de ces interprétations n'est donc nullement historique : il ne s'agit pas de reconstituer la pensée kantienne avec tous ses éléments et, s'il y a lieu, toutes ses contradictions ; mais il faut détacher l'écorce et le noyau, l'extérieur et l'intérieur, confiant qu'on est dans la .santé de celui-ci, toute maladie et pourriture ne pouvant provenir que de celle-là. On va donc chercher à systématiser Kant à partir d'un élément privilégié du système, supposé essentiel par l'interprétation, et on laissera de côté tout ce qui, ne s'accordant pas avec lui, risque de le contre­dire et de provoquer un déplacement.

Mais dès lors si l'architectonique kantienne est bien compo­site, si même la critique historique peut y trouver plusieurs thèmes analytiquement découverts et réunis peu à peu plus aisément qu'une unique pensée sans cesse développée, les différentes inter­prétations qui se placent du point de vue de l'éternité n'auront, pour découvrir le noyau sous l'écorce, qu'à suivre l'articulation naturelle de la philosophie kantienne. Aux trois parties centrales

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LE DÉPLACEMENT DES CONCEPTS 13

de la Critique de la Raison pure vont correspondre trois lectures successives, trois interprétations qui, pour rendre cohérente cette Critique, vont délibérément partir d'un « élément » et lui subor­donner les autres. Le plan de l'histoire et de la connaissance que notre travail veut en prendre se trouve donc préfiguré chez Kant lui-même. Il y aura une interprétation qui s'appuiera sur la Dialectique, une autre qui s'appuiera sur l'Analytique, une autre enfin qui s'appuiera sur l'Esthétique. De plus toute interprétation éternelle - c'est-à-dire voulant résoudre les difficultés du kan­tisme, fût-ce au prix de sa lettre et de sa signification historique­se rangera nécessairement sous l'un de ces trois chefs. Il nous suffira donc d'étudier un seul des représentants -le plus signifi­catif sans doute - de ces trois tendances pour épuiser en même temps les possibilités de la philosophie transcendantale.

Le post-kantisme est le premier à chercher à établir dans l'horizon transcendantal la cohérence du kantisme. Son point de départ est la Dialectique et la théorie des idées. D'après lui, le déplacement du fini à l'infini sera évité à la condition de réduire l'affection de la chose en soi à un acte du Je pense impliqué dans le principe même de la possibilité de la conscience de soi. L'idéa­lisme absolu au sein du Moi fini en général, telle est la vision impliquée par cette conception de l'idéalisme transcendantal. Elle s'exprime en particulier dans la première philosophie de J. G. Fichte ou Premier moment de la Doctrine de la Science ( 1).

Le néo-kantisme cherche le noyau du kantisme dans l'Ana­lytique. Il part donc des principes et non plus des idées, mais comme l'idéalisme absolu de la finitude il réduit le rôle dévolu à l'Esthétique et à l'intuition sensible. Si l'on peut à bon droit nommer l'interprétation précédente un idéalisme transcendantal, celle-ci mérite surtout le nom de Logique transcendantale, car elle prétend réaliser une épistémologie plutôt qu'une ontologie. C'est à une sorte de positivisme transcendantal qu'elle aboutit avec le principe des grandeurs intensives, où elle aperçoit la solution du déplacement des concepts et le lieu de la genèse de toute connaissance finie en général. La philosophie d'Hermann Cohen en sa première période illustre ce second moment de l'interprétation (2).

( 1) Ce premier moment comprend les écrits de 1794 ( Grundlage der gesam­mten-W issenschaftslehre) à 1799 ( Atheismusstreit).

(2) Cette première période comprend les écrits concernant Kant : elle insiste sur l'idée de sujet comme méthode. (La seconde période : Logik der reinen Erkenntnis interprétera cette méthode comme une création. La troisième période :Die Religion der Vernunft aus der Quellen des Judentums, déplacera dans le Logos johannique la conscience des méthodes).

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L'existentialisme enfin ne voit dans la Logique transcen­dantale tout entière, Dialectique et Analytique, que l'écorce véreuse du kantisme. Mais le fruit, l'Esthétique, n'est pas atteint cependant si l'on veut bien rapporter ces deux pièces à la théorie de l'intuition. Ici la philosophie transcendantale se prolonge en ontologie fondamentale. Dans l'existence et dans la métaphy­sique de la finitude qui se fonde sur la temporalité disparaît la substitution de l'infini au fini : l'être jaillit du temps transcen­dantal. C'est à Martin Heidegger qu'il a appartenu d'exprimer ce dernier moment de la philosophie transcendantale.

La raison pour laquelle l'histoire des interprétations est « descendue » de la Dialectique à l'Analytique et de l'Analytique à l'Esthétique n'apparaîtra qu'au cours de notre analyse. On peut néanmoins déjà la pressentir. Chaque interprétation nouvelle se dresse contre la précédente, qu'elle accuse d'être en réalité retour­née à une << métaphysique de l'infini », c'est-à-dire à une situa­tion philosophique non conforme aux exigences de la Révolution copernicienne et autorisant par conséquent les déplacements de concepts. L'histoire des interprétations et la descente vers l'intui­tion s'éprouvent donc tout naturellement comme l'approfondis­sement progressif du concept de la finitude.

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PREMIERE PARTIE

LE MOI FINI EN GÉNÉRAL (J. G. FICHTE, Premier moment de la Doctrine de la Science)

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CHAPITRE II

SITUATION PIDLOSOPIDQUE DE L'INTERPRÉTATION FICHTÉENNE

Lorsque la Doctrine de la Science reprend à son compte les thèmes majeurs du kantisme, sans doute en réforme-t-elle appa­remment l'expression au point même d'en contredire parfois le contenu, mais elle prend garde de n'opérer ces changements, qui lui semblent toujours extérieurs, qu'en vue de préciser le sens de la révolution de pensée que la Critique de la Raison pure a produite en philosophie. Le premier moment de la philosophie de Fichte est donc un éclaircissement que la réflexion apporte à la contexture des thèmes critiques, soit que Kant ait lui-même hésité devant les conséquences propres de cette doctrine, soit que ses héritiers directs aient pris prétexte de l'ambiguïté des sources pour déformer sa pensée. Si sous la triple forme du scepticisme, du fatalisme et du dogmatisme, c'est le préjugé commun de l'ancienne philosophie que le kantisme doit extirper de l'esprit humain, n'est-il pas remarquable de voir ressusciter c.es trois erreurs par les adversaires ou même par les disciples directs de la philosophie kantienne ?

En premier lieu l'Énésidème de Schulze mettait en question l'autonomie de la méthode philosophique dans le rapport avec le donné de l'expérience ; or cette ambiguïté dans les relations de l'a priori avec l'a posteriori était dans un certain sens immanente au criticisme lui-même dans ses relations avec le dogmatisme. La nécessité pour Fichte de trouver dans la méthode génétique la vérité de la méthode transcendantale ressort donc autant de l'élucidation qu'appelait l'incohérence des concepts kantiens que de la critique adressée par Schulze à Kant.

En second lieu la querelle toujours renaissante sur la signifi­cation du Spinozisme conduisait sans cesse à confondre les exi­gences d'une philosophie pratique avec la nécessité d'une connais­sance théorique de l'univers. Or la Philosophie des Éléments de

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Reinhold, tout en prétendant systématiser les concepts kantiens, tombait dans la même erreur : une philosophie qui se disait cri­tique ne pouvant donc pas par sa seule force éviter le fatalisme, un nouvel éclaircissement s'avérait nécessaire, visant cette fois le disciple même de Kant : à la méthode génétique devait se joindre le primat de la Raison pratique.

En troisième lieu, la source commune du scepticisme et du fatalisme : le dogmatisme risque à chaque moment de renaître au sein même de la philosophie kantienne, à cause de l'équivocité de la notion de chose en soi au sein des diverses philosophies transcendantales et de leur incertitude au sujet de la révolution copernicienne. L'exemple de la Philosophie de la Différence de Maïmon montre comment, tout en réfutant l'existence de la chose en soi, il était cependant possible de rétablir le dogmatisme, et comment, pour prévenir jusqu'à la possibilité d'une telle erreur, Fichte devait pousser à son extrême conséquence l'analyse du pour-soi, de la subjectivité copernicienne.

§ 3. Le scepticisme et la méthode génétique

Le rapport de Fichte à Schulze reproduit historiquement celui de Kant à Hume, Schulze veut montrer que la méthode trans­cendantale n'a pas réellement dépassé le scepticisme empirique et que la réfutation kantienne de l'empirisme postule la valeur transcendantale du principe de causalité que la critique de Hume avait précisément mise en question ( 1). Appliquée à la systémati­sation de Reinhold la critique sceptique de Schulze tend sur le plan théorique à mettre en question la nature même de la « Pro­position de la conscience )), dans laquelle la Philosophie des Élé­ments a cru pouvoir rassembler le fondement transcendantal de

(1) L'Evolution et la structure de la Doctrine de la Science chez Fichte par Martial GUÉROULT, p. 138. • Dans la Critique de la Raison Pure, dans la mesure où elle fournit les déterminations originaires de l'esprit humain comme prin­cipe réel (Real-Grund) ou comme source des jugements nécessaires synthé­tiques dans notre connaissance et dans la mesure où, de ce que nous ne pouvons penser comme fondement de ces jugements que la faculté des représentations, on y conclut que l'esprit doit aussi être leur fondement dans la réalité, on a déjà postulé comme indubitablement certain et avéré, d'une part qu'aussi certainement que pour tout ce qui est dans notre connaissance, il est également donné objective­ment un principe réel, le principe de raison suffisante vaut également en général non seulement pour les représentations et pour leur liaison subjective, mais aussi pour les choses en soi el pour leur cohésion objective; d'autre part que nous sommes fondés à conclure de la propriété d'une chose dans nos représentations à sa propriété objective hors de nous. Ainsi la Critique de la Raison ne cherche à réfuter le scepticisme de Hume qu'en présupposant comme déjà certaines et avérées les propositions contre la solidité desquelles Hume avait précisément dirigé tous ses doutes sceptiques. » (Aenesidemus, S. 100-101). ·

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l'objectivité. Cette proposition d'après laquelle la représentation est distincte pour le sujet, du sujet et de l'objet, et se trouve du même coup rapportée aux deux dans la conscience, proposition qui semble donc indiquer la source même de cette nécessité et de cette universalité qui déterminent le domaine de la connaissance, c'est-à-dire du jugement synthétique a priori, ne paraît pas résister, en effet, à la critique de l' Enésidème, puisqu'au «Sujet­conscience est adjoint un prédicat qui n'est pas contenu dans son concept mais fourni par l'expérience (1). » Le fondement trans­cendantal de l'objectivité se trouve ainsi déchiré entre l'a priori et l'a posteriori, entre le sujet et l'objet, entre la pensée et la réalité, alors qu'il était primitivement destiné à nous montrer leur unité première, avant même toute apparition d'une donnée empirique. Un cercle est donc immanent à la Philosophie des Éléments qui implique l'expérience dans le principe même par lequel celle-ci devait être rendue possible ; c'est ce cercle de la pensée à l'être que Schulze relève constamment dans la philo­sophie de Reinhold : << Toute la Philosophie des Éléments repose sur une espèce de raisonnement ontologique : la représentation doit être pensée comme distincte du sujet et de l'objet, et rap­portée aux deux, donc elle est telle et implique réellement ces deux opérations. On doit penser la matière et la forme comme parties constitutives de la représentation ; la représentation est donc réellement un produit de ces deux facteurs. On doit penser la matière comme donnée, elle est donc réellement donnée. Qui admet une représentation doit aussi admettre une faculté repré­sentative sans laquelle cette représentation ne peut se concevoir, donc une telle faculté existe. Ainsi l'être lui-même est impliqué par la nécessité de la pensée. C'est le postulat dogmatique de la preuve ontologique, ruiné par la Critique elle-même. La faculté représentative doit avoir une existence propre et objective qui cause les représentations, mais nous ne pouvons justifier la connaissance transcendantale d'une telle existence, ni une telle application transcendante du concept de causalité (2). » Or le

(1) GuÉROULT, op. cit., p. 135. • La proposition de conscience n'est pas une proposition valable universellement, non plus qu'elle exprime un fait qui ne serait lié à aucune expérience déterminée, mais qui accompagnerait, au contraire, toutes les expériences possibles et toutes les pensées dont nous devenons conscients • (Aenesidemus, S. 53.).

(2) GUÉROULT, op. cit., p. 136. • .Ce raisonnement de la nécessité de pensée (Gedachtwerdenmüssen) à l'étre existant et .réel est non seulement entièrement faux et absolument pas probant ; mais il est aussi le fondement de toutes les sophistications vides et réciproquement contradictoires que le dogmatisme a depuis toujours couvées au sujet des choses transcendantales. Et de la sorte, en tant que la philosophie critique veut détruire ces sophistications dans leur

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cercle de la Philosophie des Éléments n'est autre que l'explicitation du cercle immanent à la Critique de la Raison pure elle-même et, pressentant ainsi la critique à laquelle la Phénoménologie hégé­lienne soumettra le déplacement des concepts à l'intérieur du système kantien et le passage inavoué que cette philosophie suppose constamment du criticisme au dogmatisme, du Je pense à la chose en soi, Schulze réfute l'affirmation copernicienne par l'impossibilité où elle se trouve de décider clairement du statut de l'objet, savoir si la déduction de ce qui rend possible celui-ci : la représentation de l'universalité et de la nécessité est concevable en partant de l'esprit autour duquel tournent les objets, ou si elle implique au contraire qu'on parte nécessairement de l'existence en soi des objets (1). Ainsi la subjectivité soi-disant transcendantale n'est qu'une subjectivité psychologique qui s'ignore (2). Kant avait essayé de distinguer soigneusement le sens interne comblé d'événements empiriques et le Je pense catégorial comme source de l'objectivité; Schulze refuse cette distinction au nom même du copernicianisme, puisqu'elle ne tire

principe même, elle utilise une façon de raisonner qui elle-même constitue à son tour une sophistication vide et qui peut être employée en faveur de toutes les chimères du dogmatisme » (Aenesidemus, S. 307).

(1) • Il va de soi que pour ~ouvoir affirmer avec raison que l'homme possède une connaissance en ce sens (c est-à-dire une connaissance a priori) deux choses doivent déjà être prouvées, à savoir : a) Que certaines déterminations et cer­tains critères de nos représentations dépendent de la façon d'agir de l'esprit; b) Que d'autres critères en ces représentations dépendent de choses en soi et extérieures à nous; et tant qu'une de ces deux sortes de dépendance doit demeurer douteuse et incertaine, tant aussi demeure douteux et incertain que l'homme puisse, par elles, participer réellement à une connaissance ; la Cri­tique de la Raison veut savoir le principe réel de la matière des représentations sensibles posé en quelque chose de suprasensible; mais elle nie à son tour, par la détermination qui lui est propre de la nature de principes synthétiques a priori la possibilité des conditions qui, seules, obligent et permettent d'attri­buer au suprasensible et à l'objectivement existant une influence réelle sur notre esprit» (Aenesidemus, S. 287-289). C'est dans cette contradiction entre l'En-soi et le Pour-soi que HEGEL placera la • nichée de contradictions • dont la Phénoménologie de l'esprit composera la vision morale du monde. D'une part la critique de la possibilité des jugements synthétiques a priori enferme la vérité et l'objet dans les limites du Pour-soi : • La consCience parait ici atteindre son apaisement et sa satisfaction, car cette satisfaction, elle peut seulement là trouver là où elle n'a plus besoin d'aller au delà de son objet parce que son objet ne va plus au delà d'elle.» De l'autre, l'effectivité du Pour-soi (passage du prin­cipe idéal au principe réel, de l'Ideal-Grund au Real-Grund), nécessaire si l'on veut éviter que les jugements synthétiques a priori ne se perdent dans le jeu pur de la subjectivité et si l'on prétend assurer au sujet une signification trans­cendantale, pose son rapport immanent à l'En-soi et au suprasensible : « Mais cet étant en-soi et pour-soi est aussi bien posé comme tel qu'il ne soit pas libre de la conscience de soi, mais soit à la disposition et par le moyen de la conscience de soi • (HEGEL, Phénoménologie de l'esprit, II, p. 156 ; HYPPOLITE, Genèse et structure de la phénoménologie de l'esprit de Hegel, p. 468).

(2) « Chaque conscience ne contient qu'un fait (Faktum) qui ne procède qu'en nous-m~me • (Aenesidemus, S. 293).

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sa vraisemblance que de l'intervention d'un réalisme objectif incompatible avec les visées premières de la philosophie kantienne. Aussi, qui voudra sortir de la subjectivité, qui voudra, suivant le principe de conscience de Reinhold, distinguer dans la conscience le sujet et l'objet, la succession subjective dans l'appréhension d'une maison et la succession objective dans le cours d'un fleuve, devra nécessairement faire appel à une harmonie préétablie entre la chose en soi et la représentation ; le Je pense de Kant, le principe de conscience de Reinhold ne tiennent donc pas parole, ils n'évitent pas le scepticisme théorique et par là même ils mani­festent un besoin de croyance irrationnel en l'être divin des choses que supposait le dogmatisme.

Conséquence plus grave, la raison pratique va, elle aussi, s'effondrer. Rien ne justifie, en effet, le passage constant que la Critique de la Raison pratique opère de l'exigence à l'existence, alors que la nature même de cette exigence n'est pas élucidée et que rien n'empêche d'y voir une illusion subjective ou au contraire le produit nécessaire des forces mécaniques de la nature (1). Pour réfuter Schulze, Fichte est conduit à dépasser à la fois Kant et Reinhold. A quelles conditions en effet le principe de conscience de la Philosophie des Éléments contient-il une synthèse pure a priori sans faire intervenir ces éléments empiriques dont la puissance, comme l'indique justement Schulze, ruinerait l'incer­titude et l'immanence du Cogito ? Il faut que cette proposition de conscience livre, de façon purement a priori, et dans l'évi­dence d'un acte transcendantal où le Je pense saisit sa propre fonction d'objectivation, le secret de cette différence et de ce rapport réciproque qu'elle institue entre le sujet et l'objet (2). Prenons un exemple : (( Si dans un tel jugement (concernant la détermination complète du troisième côté d'un triangle, quand

(1) • Mais cette nécessité morale n'est que subjective, c'est-à-dire besoin, et non pas objective, c'est-à-dire elle-même devoir» (Aenesidemus, S. 323). Il s'agit des postulats. La défense du scepticisme procède de la même façon que pour la philosophie théorique. • Si de ce qu'on accepte une nécessité de pensée (Gedacht­werdenmilssen) subjective d'une chose, il n'y a jamais d'obligatiOn à en conclure l't!tre objectif, cette obligation n'a pas non plus lieu d'être dans la théologie morale et à propos des dispositions de la raison pratique. Ainsi la théologie morale ne nous conduit pas plus avant dans la connaissance de Dieu et de notre immortalité que la raison théorique ne pouvait le faire d'après les enseignements de la philosophie critique » (ibid., S. 333).

(2) C'est le seul moyen pour répondre - d'une façon non sceptique - à la question sceptique de Schulze : • Si le sujet de nos pensées nous est entiè­rement inconnu, d'où pourrions-nous donc savoir et voir qu'il constitue réelle­ment la source de certains éléments dans notre connaissance? •, que de dénier toute signification à l'hy{lothèse en admettant a priori la transparence absolue du Pour-soi dans l'intuitiOn intellectuelle.

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sont donnés l'angle opposé et le deuxième côté), vous croyez énoncer uniquement le jugement d'une perception, à savoir de votre procédé contingent, conditionné par le temps et par les circonstances ou d'une limitation de ce procédé, vous ne pouvez absolument rien dire de plus que : Moi, Caïus ou Sempronius, je ne puis construire cel angle, par exemple de 60°, avec ces côtés déterminés qu'en traçant ce troisième côté, le seul devenu pos­sible ; mais vous seriez contraint de vous contenter du fait que votre voisin le plus proche pût être capable de construire à droite ou à gauche (si toutefois, vous pouviez alors n'avoir qu'une droite et qu'une gauche, ou un voisin) le même angle avec les mêmes côtés, peut-être par un nombre plus grand de lignes. Bien plus, vous-même en ce qui concerne les. deux premiers angles ou le même angle avec deux autres côtés, vous ne pourriez pas alors savoir si vous n'auriez pas pu les construire avec un nombre plus grand de lignes, jusqu'à ce que vous l'ayez prouvé à propos de chacun d'eux (si d'ailleurs vous étaient possibles en ces conditions plusieurs angles, et une preuve apportée de votre hypothèse pour chacun d'eux). Donc il est évident que vous n'exprimez pas un jugement de perception particulier mais que vous combinez et que vous posez absolument l'infinité et la totalité de toutes les perceptions possibles ; une infinité qui à coup sûr n'est pas condensée à partir du fini mais à partir de laquelle inversement les êtres finis eux-mêmes se produisent et dont ils sont la simple analyse qu'on ne peut épuiser. Ce procédé, si je puis dire, cet acte de pensée ou, à votre préférence, cette manifestation de la totalité absolue, je les nomme intuition intellectuelle ; je la considère, justement parce qu'elle ne dépasse à aucun titre l'intelligence, comme immanente à l'intelligence et je la nomme en conséquence: Moïté, ni subjectivité ni objectivité mais identité absolue des deux ; Moïté qui ne pourrait absolument pas être individualité. Elle contient, pour reprendre vos termes, la possibilité d'une répéti­tion à l'infini. Et par conséquent, pour moi, la science du fini est composée d'une intuition immédiate de l'infini absolu et intem­porel, avec l'identité absolue de la subjectivité et de l'objectivité, et d'une séparation des deux derniers termes et d'une analyse de l'infini poursuivie à l'infini. C'est dans cette analyse que consiste la vie temporelle ; et la séparation en sujet et en objet, dualité dont les termes ne sont maintenus ensemble que par l'intuition intellectuelle, est le point de départ de cette vie temporelle ( 1). »

(1) FICHTE, Antwortschreiben an Herrn Professor Reinhold, 1801, éd. Fichte, S. W., II, S. 506-507. Par là et par là seulement le principe d'identité cesse d'être en dehors du Pour-soi et de justifier les réserves sceptiques de Schulze : « La

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La réfutation du scepticisme de Schulze n'est possible que si au delà de la proposition de la conscience, au delà du principe suprême de tous les jugements synthétiques a priori, nous saisis­sons et l'acte infini et absolu dans lequel le sujet et l'objet trou­vent leur unité, et le passage de cette activité à la prédication de la représentation, telle qu'elle apparaît distinguant le sujet et l'objet à l'intérieur du principe de la Critique de la Raison pure aussi bien que de la Philosophie des Éléments. La philosophie ne cessera, en effet, de passer du sujet à l'objet par un déplacement de concepts, d'emprunter donc ses déductions à la fois aux modes subjectifs du Je pense et aux modes objectifs de la chose en soi, de s'exposer par conséquent aux critiques du scepticisme et à la nécessité d'en appeler à une harmonie préétablie, que si elle nous permet d'assister à la genèse même de cette représentation sur laquelle elle prétendait s'appuyer comme sur un thème dernier. La proposition de conscience ne mêle en effet l'empirique à l'apriorique que si l'on continue d'y constater un fait au lieu d'y apercevoir une présence de l'action originaire (1). C'est parce que

proposition de conscience est déterminée par le principe de contradiction; mais celui-ci, par contre, s'il a été exprimé dans une formulation exacte, n'est déter­miné que par lui-même et par les critères qui se présentent en lui, et il ne doit être déterminé que par lui-même, parce que, si la possibilité de penser (Gedenk­barkeit) qui s'exprime en lui devait emprunter sa détermination à un autre principe, elle ne pourrait plus être le principe suprême de toute pensée. » (Aene­sidemus, S. 48-49, note). La possibilité de la représentation requiert celle de la pensée : Kant et Reinhold impliquent Fichte (même analyse de FICHTE dans la Darstellung der Wissenschaftslehre de 1801, S. W., II, S. 3-7).

(1) Contre Schulze qui n'accorde à la proposition de conscience de Rein­hold qu'une valeur emJ?irique, Reinhold a donc raison de maintenir sa signi­fication apriorique. Mais, ajoute Fichte, c'est à la condition • qu'elle puisse encore se fonder sur autre chose que sur un simple fait (Tatsache). Le recenseur croit d'ailleurs s'être assuré qu'il s'agit d'une proposition qui se fonde sur un autre principe, dont toutefois elle peut être déduite a priori en toute nécessité et indépendamment de toute expérience. La seule présupposition inexacte que l'exposé de Reinhold propose comme principe de toute philosophie, c'était assurément qu'on dût partir d'un fait. Certes nous devons avoir un principe réel et non seulement formel ; mais un tel principe ne peut justement pas exprimer un fait (Tatsache) encore qu'il puisse exprimer une action (Tat­handlung) » (Recenzion des Aenesidemus, S. W., I, S. 8). Remarque importante l 1 o Reinhold a raison contre Schulze, mais il ne sait pas pourquoi. Si en effet la proposition de conscience repose sur un fait, on ne peut échapper au scepti­cisme et l'on peut se demander : qu'est-ce que la vérité ? Cependant, en remar­quant que le principe d'identité reste en dehors de la proposition de conscience, Schulze fournissait involontairement les éléments de la question laissée pen­dante par Reinhold. C'est, en effet, à travers la formulation abstraite et pure­ment logique du principe d'identité, la présence vivante de l'identité absolue entre le sujet et l'objet, l'intuition intellectuelle, qui sert de principe réel à la proposition de conscience et dont celle-ci peut être déduite sans aucun recours à l'expérience. 2° Le recours à l'intuition intellectuelle préserve Reinhold du scepticisme qui est • formalisme » et dont Schulze l'accusait (Aenesidemus, S. 296), En effet, la liste des • formes qui constituent une connaissance et des

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Reinhold en demeure au fait, au jugement de perception, et qu'il ne passe pas au droit, au jugement d'expérience, qu'il s'interdit de saisir dans la proposition de conscience la nécessité et l'uni­versalité que cette proposition, tout en les impliquant nécessaire­ment, est néanmoins incapable d'expliquer, et qu'il nous fait nécessairement recourir à un principe nouveau qu'il n'indique point : à l'acte de l'intuition intellectuelle. Schulze critique le kantisme en rapportant la nécessité du jugement mathématique, par exemple, à une chose en soi que nous ne pouvons connaître et dont l'harmonie avec nos jugements ne peut être possible que par un acte de foi. Mais si cette critique fait clairement appa­raître chez Énesidème l'absurdité du dogmatisme, cette absurdité se retrouve bien au moins à titre d'ambiguïté chez Reinhold et chez Kant eux-mêmes. En admettant en effet la distinction et le rapport réciproque de l'objet et du sujet comme un fait ultime de la réflexion (Tatsache), l'idéalisme transcendantal arrêtait à un terme apparent le procès par lequel le Je pense établissait l'horizon d'objectivité et de validité du monde. Retrouver ce fondement, c'est cesser de considérer dans le jugement la perception (le fait empirique ou même idéal de tracer telle ligne ou tel angle ou tel triangle) pour saisir la nécessité opératoire des jugements d'expé­rience, pour retrouver donc hors de toute expérience, hors de tout fait, hors de tout être l'a priori, c'est-à-dire l'action (Tathan­dlung), c'est-à-dire la pensée. En même temps tombent les objec­tions du scepticisme moral ; on ne peut dire que l'exigence pra­tique est peut-être illusoire, si l'on a compris la nature de cette exigence et comment elle ne se réduit absolument pas à une cons­tatation théorique, comment elle reste au delà de la dualité du sujet et de l'objet, du principe de la conscience et de l'exigence de la représentation (1). La réfutation de Schulze nous découvre

actions spontanées de l'esprit • ne cesse d'appartenir au recensement purement subjectif du pour-soi que si celui-ci contient en lui-même et sans nul recours aux déterminations hypothétiques d'une chose en soi le principe de la réalité en même temps que le principe de l'idéalité. Le passage du fait à l'acte et l'in­tervention de l'intuition intellectuelle sont justement destinés à remplir le programme de Reinhold : trouver les déterminations concrètes du Cogito, rendre compte de la conscience et de la représentation.

(1) • Le Je suis lui-même n'a qu'une certitude subjective; et, autant !lue nous pouvons penser la conscience de soi de Dieu, Dieu lui-même est pour D1eu subjectivement. Comment parler maintenant d'une existence objective de l'immortalité! (ce sont les propres mots d'Enesidème). Si un être intuitionnant son existence dans le temps pouvait à un moment de son existence dire : main­tenant je suis éternel, alors il ne serait pas éternel. Il est si peu vrai que la raiso:p. pratique doive reconnattre le primat de la raison théorique, qu'au contraire toute son existence se fonde sur le conflit de ce qui en nous se déter­mine soi-même avec ce qui connatt théoriquement et qu'elle serait elle-même

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la genèse profonde du scepticisme qu'avait déjà aperçue la pré­face à la seconde édition de la Critique de la Raison Pure : tant que l'en-soi reste extérieur au pour-soi, tant que la conscience n'engendre pas véritablement l'être, une relation obscure et douteuse s'introduit nécessairement entre ces deux termes. C'est donc faute d'avoir tiré la conséquence de la révolution coper­nicienne et non pas parce qu'il aurait été plus loin que Kant dans sa propre tentative que Schulze a retrouvé l'inspiration sceptique de Hume. On y échappera à la condition de purifier le kan­tisme de tous ses éléments réalistes et d'en faire réellement une théorie du pour-soi ; cc le fondement logique de la pensée est nécessairement le fondement de son existence. Cette affirmation capitale en implique plusieurs autres :

a) La pensée est absolument claire pour elle~même et jusqu'en son fond; l'essence de la pensée est la pensée claire et distincte; autrement elle échapperait à elle-même et pourrait être dans son principe autre qu'elle n'est pour elle-même ;

b) La pensée (objet) est identique à la pensée de la pensée (sujet). La pensée de la pensée, synonyme de clarté absolue, est la vraie pensée, à laquelle s'identifie l'Originaire. L'identité du sujet et de l'objet est la création du<< pour-soi» absolu. Le« pour­soi » ne prend donc pas lui-même sa source dans une identité qui lui serait antérieure ;

c) Conçu comme fondement des formes de la pensée, l'esprit est noumène. Mais si le fondement idéal est ipso facto réel, il doit se réaliser immédiatement dans le pour-soi. Cette réalisation, c'est l'acte de l'intuition intellectuelle, le «Je suis >> (je suis abso­lument parce que je suis.)

d) Tout ce qui peut être conçu comme hors de la pensée est ipso facto dans la pensée, et par conséquent par la pensée. Tout est dans la conscience comme l'affirme Maïmon, mais tout ce qui est en elle a nécessairement sa source avec elle dans l'intériorité absolue du « pour-soi ». La réalité tout entière est absorbée par la pensée rationnelle, l'extériorité n'est plus absolue, mais n'est qu'une simple limite de l'intériorité dans l'intuition intellec­tuelle ( 1) ». Les erreurs de Schulze avaient donc été rendues possibles, non seulement par la subsistance de la chose en soi chez Kant, dont par ailleurs il était possible de donner une interprétation idéaliste en l'identifiant au noumène idéal, mais

anéantie si ce conflit venait à disparaître» (Recenzion des Aenesidemus, S. 23-24). Sur le fondement du Je suis- certitude subjective- dans la certitude absolue du Je dois, voir plus bas § 4.

(1) GUÉROULT, op. cil., p. 144-145.

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bien plutôt par l'incertitude méthodique de l'analyse critique. L'absence de tout point de vue génétique chez Kant, la diver­

sité même des matériaux épars, plus ou moins bien systématisés, montraient en effet, en dépit des affirmations répétées concernant l'unité et l'organicité de la raison, que la philosophie critique n'était pas parvenue à construire l'édifice du monde à partir de la conscience de soi et que pour établir le principe transcendantal elle faisait appel en permanence à des éléments tirés de l'analyse de l'objet. L'impuissance synthétique chez Kant est donc liée manifestement à des survivances dogmatiques, et c'est la même ambiguïté qui dans la doctrine élémentaire de la raison pure présente deux sources hétérogènes de la connaissance et qui soit dans la Dialectique, soit surtout dans l'Esthétique, semble parfois attribuer à la chose en soi une signification réaliste comme source de l'affection empirique. « D'après moi, dit Fichte, la Critique de la raison pure n'est pas dépourvue de fondement ; sans aucun doute elle en possède mais rien n'est construit et les matériaux quoique déjà tout préparés se trouvent amoncelés les uns sur les autres dans un ordre arbitraire (1). JJ Sans doute les Critiques prétendaient user d'une méthode synthétique allant des principes aux conséquences, non d'une méthode analytique allant des faits aux principes. Cependant d'une part les écrits populaires, tels que les Prolégomènes et les Fondements de la Métaphysique des Mœurs requièrent constamment un fait donné à l'analyse, ici le fait de la conscience morale, là l'existence de la science de Newton; de la sorte la vérité de principe dépendait d'un postulat, d'une hypothèse en soi non justifiée. Mais surtout d'autre part à l'intérieur des Critiques elles-mêmes surgissent constamment ces faits dont les principes ne visent qu'à établir la possibilité. Kant part ainsi du jugement synthétique a priori (2) et du factum rationis donné dans la conscience morale ; certes s'agit-il là de faits très particuliers qu'on pourrait appeler des « Faits de Conscience ll, mais en tant que tels ils exigent cons­tamment qu'on découvre leur genèse et qu'on montre la nécessité de leur apparition et de leur développement dans la conscience de soi. Si malgré tout Kant a, dans la révolution copernicienne, dépassé l'innéisme de Platon et de Descartes c'est que son a priori

(1) FICHTE, Zweite Einleitung in die W. L., S. W., 1, S. 479; cité par GuÉROULT, op. cit., p. 47-48.

(2) Parlant de la mathématique et de la physique, KANT dit ainsi : • Puisque ces sciences sont réellement données, il est convenable de se demander comment elles sont possibles : qu'elles doivent être possibles, c'est démontré par leur réalité • (Critique de la Raison pure, trad. Tremesaygues et Pacaud, P. U. F., 1944, p. 44}.

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conduisait de lui-même à l'éclaircissement de sa nature trans­cendantale, c'est qu'il cessait d'apparaître comme une chose idéale dans le sujet pour devenir l'ossature du pour-soi lui-même. Ainsi c'est la méthode génétique qui rend possible la révolution copernicienne, c' es i-d-dire le passage du fait d l'acte de conscience ( 1). << Kant fonde la loi morale sur un fait (ce qui est juste si l'on veut le comprendre justement) et ses successeurs se croient autorisés par là, partout où la preuve et l'explication leur deviennent pénibles, à se réfugier dans un fait << foi d'auteur ll; ils ne réflé­chissent pas qu'ils devraient accorder le même droit à leurs

(1) Analysant, dans la Quatrième Section de la Discipline de la Raison pure (Discipline de la Raison pure par rapport à ses démonstrations) la raison d'être des démonstrations ·apagogiques et des démonstrations ostensives, KANT note profondément l'utilisation constante de preuves apagogiques (qui peuvent • sans doute produire la certitude, mais non la compréhension de la vérité au point de vue de l'enchaînement des raisons de sa possibilité •) par le scepticisme dogmatique : • La démonstration apagogique est aussi, dit-il, le vrai prestige auquel se sont laissé prendre ceux qui admirent la solidité de nos raisonneurs dogmatiques ; elle est, pour ainsi dire, le champion qui veut prouver l'honneur et le droit inattaquables du parti qu'il a embrassé, en s'engageant à croiser le fer avec tous ceux qui voudraient en douter, bien que cette fanfaronnade ne prouve rien en faveur de la chose, mais qu'elle montre uniquement les forces respectives des adversaires ou seulement celles de l'agresseur • (Critique, p. 536-537). Les preuves apagogiques sont légitimes en mathématique et dans une moindre mesure en physique, précisément dans la mesure où ces sciences sont tellement constituées qu'il est impossible d'y a substituer le subjectif de nos représentations à l'objectif, je veux dire à la connaissance de ce qui est dans l'objet» (ibid., p. 535). Employer ce genre de preuves en métaphysique, c'est donc concevoir que l'objectif domine cette science et s'appuyer inévita­blement sur des postulats dogmatiques concernant le rapport du sujet et de l'objet. • Mais les tentatives transcendantales de la raison pure sont toutes faites dans le propre médium de l'apparence dialectique, c'est-à-dire du subjectif, qui s'offre ou même qui s'impose à la raison comme objectif dans ses prémisses • (ibid., p. 536). Il n'y a pas d'illusions mathématiques possibles et il y a des illusions transcendantales nécessaires. Telle est la situation particulière de la métaJ;lhysique par rapport aux mathématiques et aux sciences de la nature : la substitution de l'objectif et du subjectif y est possible, même inévitable. C'est cette particularité qui explique que tant que la métaphysique est restée dog­matique et qu'elle s'est, en conséquence, servie des démonstrations apagogiques dans la mesure où celles-ci postulent la prééminence de l'objet de la connais­sance sur la connaissance de l'objet, elle n'a pu emprunter la voie royale de la science. Ainsi, le type de démonstration qui convient absolument aux sciences procédant par construction de concepts conduit aux combats dogmatiques et au scepticisme la connaissance philosophique ou connaissance rationnelle par concepts. La découverte copernicienne de la subjectivité transcendantale est en réalité l'horizon qui rend possible et nécessaire l'utilisation des démons­trations ostensives, où la preuve • joint directement à la conviction de la vérité la vue des sources de cette vérité» (ibid., p. 534). Que la Critique de la Raison pure ne pût prouver qu'ostensivement, c'est ce qui ressortait déjà de la possi­bilité de la distinction établie entre le transcendantal et l'empirique, car • cette distinction n'appartient qu'à la critique des connaissances et ne concerne pas le rapport de ces connaissances à leur objet» (ibid., p. 80). Pour se rendre pos­sible comme science, la métaphysique ne saurait dès lors qu'apercevoir l'iden­tité profonde entre la genèse copernicienne et l'inconditionnalité de la démonstration.

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adversaires et qu'on pourrait de la sorte prouver n'importe quel non-sens, en se prévalant de soi-disant faits, qui ne requièrent aucune preuve, mais seulement le témoignage de sa conscience, auquel chacun fait appel (1). »Le sens dernier de l'intuition intel­lectuelle chez Fichte consisterait donc à substituer à l'analyse psychologique toujours douteuse et seulement probable parce qu'elle n'a affaire qu'à des faits, à des jugements hypothétiques, la méthode génétique qui part d'une évidence absolue car elle pose la conscience de soi dans un jugement thétique où, comme on a vu, toutes les relations à la perception se trouvent mises entre parenthèses par l'abstraction philosophique, et où la simple possibilité d'itération infinie nous livre enfin l'expérience dans la nécessité et dans l'universalité absolue de son action et de son fondement.

Aussi la philosophie doit-elle abandonner comme point de départ la possibilité de l'expérience sur laquelle croyait pouvoir se fonder l'analyse kantienne. L'appel à l'expérience possible risque, en effet, de réintroduire dans le principe transcendantal la détermination empirique, dans le sujet l'objet, dans la preuve ce qui doit être prouvé, dans l'expérience la perception. C'est aussi cette contingence, c'est-à-dire ce dogmatisme, qui fait l'obscurité de la proposition de conscience de Reinhold : on part de la conscience complète mais cette conscience complète se trouve, en fin de compte, dépendre d'une détermination fonda­mentale qui lui est extérieure (principe d'identité) et qui, tant qu'elle demeure extérieure, fait donc son incertitude. Lorsque Kant part de la possibilité de l'expérience, lorsque Reinhold part de la proposition de conscience, aucun d'entre eux n'évite le scepticisme parce que leurs principes restent mélangés à des faits, parce que l'en-soi au lieu d'être une détermination nécessaire du pour-soi est introduit à titre d'explication du pour-soi lui-même et renferme ainsi dans le dogmatisme la révolution copernicienne. Seule la méthode génétique passe de la contingence à la nécessité car seule elle part du seul acte indubitable : la construction de la conscience de soi, c'est-à-dire la possibilité de la conscience réelle de soi. Il n'y a plus alors de principe d'identité à l'origine de l'expérience ou de la représentation, mais c'est la conscience elle­même qui est le principe d'identité. C'est l'identité absolue du sujet et de l'objet dans l'intuition intellectuelle qui, abstraction faite des éléments de la représentation, rend possible la nécessité de cette représentation. Par elle enfin nous accédons à l'autonomie

(1) Lettre de Fichte à Niethammer citée par GUÉROULT, op. cit., p. 147.

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véritable de la méthode philosophique: à l'auto-genèse du pour­soi. C'est cette autonomie qui n'apparaissait ni dans la possibilité kantienne de l'expérience, ni dans la proposition reinholdienne de la conscience. En effet, dans un cas, la prise en considération des faits derniers irréductibles à la synthèse transcendantale, dans le second cas la dépendance que manifeste la représentation par rapport au principe d'identité laissaient la philosophie divisée entre le sujet et l'objet, entre l'idéalisme et le dogmatisme, et loin de trouver le critère de la vérité dans l'unité absolue de principes suprêmes elles risquaient constamment de ressusciter, avec l'illusion dogmatique d'une harmonie préétablie, ce scep­ticisme qui de Hume à Schulze accompagne nécessairement toute méthode analytique. Accéder au pour-soi, à l'intuition intel­lectuelle, c'est donc pour Fichte prouver, au delà de la repré­sentation de Reinhold, au delà de l'expérience possible de Kant, leur fondement dernier. << Le Je est ce qui ne peul pas être sujet sans être objet dans le même acte indivis, el qui ne peut pas être objet sans être dans le même acte indivis sujet; el inver­sement ce qui est tel c'est le Je, les deux explications disent nom­mément la même chose. C'est donc à partir de cette identité, et uniquement à partir d'elle, au point qu'on n'a absolument pas besoin de rien lui ajouter, que procède toute la philosophie ; par elle est résolue, une fois pour toutes, la question du lien entre le sujet et l'objet puisqu'il apparaît qu'ils sont originai­rement liés dans la Moïté. Par elle est proposé dès l'abord l'idéalisme critique, l'identité de l'idéalité et de la réalité, et il ne s'agit ici ni d'un idéalisme qui ne présenterait le Je que comme sujet, ni d'un dogmatisme qui ne le présenterait que comme objet (1). >>

Ainsi à l'opposition sujet et objet que les méthodes inver­sées de Kant et de Reinhold maintenaient en dépit de la révo­lution copernicienne, Fichte substitue l'opposition du moi infini et du moi fini, c'est-à-dire l'unité absolue du sujet et de l'objet dans le pour-soi lui-même:« L'analyse de la théorie de la science n'expose le moi, ni comme objet ni comme sujet mais comme leur unité et fait donc se produire en même temps le concept et la chose; et par là l'œil intérieur de l'esprit aperçoit clairement que ces deux termes ne sont qu'une seule et même chose regardée simplement sous des aspects différents ; ce que Kant exprime ainsi : concept et intuition (la chose dans la Théorie de la Science)

(1) FrcHTE, Vergleichung des vom Herrn Prof. Schmid aufgestellten Sys­tems mit der Wissenschaftslehre, 1795, S. W., II, S. 442.

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ne peuvent pas être séparés (1). >>L'amoncellement de difficultés auquel la survivance d'éléments dogmatiques conduisait la cri­tique kantienne cède donc le pas à l'unité génétique de la méthode. Sans doute la possibilité de la représentation ou de l'expérience sont-elles bien des termes de la démonstration fichtéenne (2) mais de ces termes on découvre dorénavant le principe : la Talsache fait place à la Taihandlung, le Naturé au Naturant. La réfutation du scepticisme et la critique de Schulze conduisent ainsi à amender ou du moins à purifier sous une triple forme le kantisme : à substituer le droit au fait (la méthode synthétique seule trans­cendantale à la méthode analytique qui reste psychologique), à trouver dans un principe simple la diversité des différentes actions du pour-soi sur lequel est fondée l'apparente diversité des« faits­conscience » ou éléments, à découvrir enfin, dans le passage de l'hypothèse à la thèse, cet inconditionné qui fournit à la philo­sophie son objet propre et éternel. « Lorsque Fichte s'affranchit de ce procédé hypothétique pour tout déduire d'un principe cer­tain en soi, il faut convenir qu'il réalise mieux que son mattre le concept de la méthode transcendantale, et qu'il obéit mieux aux trois règles que celui-ci avait formulées : ·1 o Se rendre compte de la source où l'on a puisé les principes sur lesquels on veut fonder la méthode et du droit qui autorise à attendre un bon résultat de ses conclusions ; 2° Ne fournir en vertu de l'unité de la méthode qu'une seule démonstration des concepts transcendantaux ; 30 Substituer au procédé apagogique le procédé ostensif qui, à la connaissance de la vérité, joint celle de ses sources (3). »

(1) FICHTE, ibid., S. 444. • La critique kantienne commence avec le Je comme simple sujet ; de là la représentation de l'a priorité de concepts vides, sur lesquels les Kantiens ont ironisé sans les comprendre. Maintenant leur sujet se rapporte toujours à un objet et, au moins dans la représentation obscure, fait inséP.arablement corps avec lui. Aussi on admet couramment, à l'intérieur de la Critique, avec l'approbation de Kant, .l'objet que le point de vue de l'en­tendement commun de l'homme place en dehors du Je. Ce n'est qu'au centre, dans la théorie du schématisme de l'imagination, que le Je lui-même devient à son tour objet • (note, S. 444-445). L'imagination kantienne c'est donc - si on consent à la comprendre - l'intuition intellectuelle de Fichte ; Kant ne refuse cette identification que parce qu'il retourne du concept transcendantal du Je (sujet = objet) à son concept formel, psychologique, dogmatique et donc sceptique (le simple sujet différent de l'objet et affecté par lui).

(2) FICHTE, ibid., S. 456. • La théorie de la science se termine en exposant l'e:J;périence pure ; elle met au jour ce que nous pouvons réellement e~~!périmenter, ce que nous devons nécessairement expérimenter ; elle fonde donc véritablement la possibilité de l'e~~!périence. •

(3) GuÉROULT, op. cit., p. 167.

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§ 4. Le fatalisme et le primat de la raison pratique

La nécessité d'une méthode génétique en philosophie et le rapport de l'objet à l'intériorité du pour-soi font par eux-mêmes pressentir la libération pratique que la méthode transcendantale apporte à l'homme. Au moment où le sujet critique prend la place de l'objet dogmatique, la place est libre enfin pour la liberté, et c'est bien ainsi que Fichte a ressenti l'effet de la doctrine kan­tienne au milieu du débat concernant la liaison que Lessing avait établie entre le rationalisme et le fatalisme. Jacobi semblait avoir montré que toute pensée rationnelle détruit la liberté : l'auto­mate spirituel de Leibniz n'a pas plus de liberté que les modes finis de Spinoza. Or l'irrationalisme de Jacobi, ce redoutable dilemme qu'il instaure : ou la science ou la liberté, ou le fatalisme ou la folie, n'a de sens qu'à l'intérieur des perspectives du dog­matisme et du primat de l'objet. En libérant le sujet critique, Kant fait donc accéder l'âme humaine, non seulement à la possi­bilité d'un savoir nouveau mais à la réconciliation profonde de la raison et du cœur par le primat de la Raison pratique : « Je vis dans un nouveau monde depuis que j'ai lu la Critique de la Raison pratique. Elle ruine des propositions que je croyais irréfutables, prouve des choses que je croyais indémontrables, comme le concept de la liberté absolue, de devoir, etc., et de tout cela je me sens plus heureux. Avant la critique, il n'y avait d'autre système pour moi que celui de la nécessité. Maintenant on peut de nou­veau écrire le mot de morale, qu'auparavant il fallait rayer de tous les dictionnaires (1). » La Critique de la raison pure n'a

(1) FICHTE, Lettre à Weisshuhn, citée par GuÉROULT, op. cit., p. 45. Avant la Critique la philosophie, à moins de verser dans les chimères de la superstition ou du fanatisme, ne peut élaborer qu'un concept comparatif de la liberté, concept • d'après lequel on appelle quelquefois effet libre ce dont le principe naturel de détermination réside inévitablement dans l'être agissant,' par exemple ce qu'accomplit un corps lancé dans l'espace lorsqu'il se meut librement • (KANT, Critique de la Raison Pratique, p. 102). Le dogmatisme ne parvient donc qu'au concept de spontanéité, c'est-à-dire de déterminisme intérieur, non de liberté, et - comme l'avait vu Lessing- toute volonté est alors soumise au fatalisme. De là provient la dialectique de l'idée de substance dans le dogmatisme et l'aliénation de la liberté humaine dans la prédestination divine. • Si l'on nous accorde aussi que le sujet intelligible, relativement à une action donnée, peut encore être libre, quoique, comme sujet appartenant au monde sensible, il soit soumis à des conditions mécaniques relativement à cette même action, il semble alors qu'on doive, aussitôt que l'on admet que Dieu, comme cause pre­mière universelle, est aussi la cause de l'existence de la substance (proposition ·qui ne peut jamais être rejetée sans qu'on rejette en même temps le concept de Dieu comme être des êtres, et avec lui l'attribut qu'on lui accorde de suffire à tout et dont tout dépend en théologie), accorder aussi que les actions de l'homme ont leur principe déterminant dans ce qui est entièrement en dehors de son pouvoir, à savoir dans la causalité d'un être suprême distinct de lui, duquel

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pas pour seul effet de rendre possible la connaissance théorique du monde ; elle constitue pour la raison un usage nouveau qui fait de la liberté non pas un renoncement à la raison comme le pensait Jacobi, mais la purification de la raison même par rapport à tout ce qui lui est extérieur, au pathologique, au sensible, de sorte que de cet usage purifié la connaissance reçoit, en tant que pratique, une extension propre par la foi ( 1).

Lorsque Fichte déclare en 1790 : « Je me jette à corps perdu dans la philosophie de Kant et je remarque que la tête et le cœur y gagnent beaucoup (2) », la philosophie critique est la seule issue qui se présente à ce problème, à la fausse alternative que le dogmatisme imposait à 1~ réflexion : ou le rationalisme sans la liberté, ou la liberté sans raison. C'est elle, et elle seule, qui en même temps qu'elle apaise le drame psychologique du jeune Fichte résout aussi le problème métaphysique qu'il pose : « L'homme peut-il être libre au milieu de l'enchaînement causal de toutes les choses? >> (3). Mais, du même coup, en définissant de façon nouvelle la situation de la liberté et de son rapport avec la connaissance, la révolution critique transforme le contenu même de. cette liberté. En effet tant que le dogmatisme privilégiait l'objet par rapport au sujet, ou bien l'adhésion rationnelle au déterminisme conduisait nécessairement en pratique au fata­lisme, ou bien la liberté n'était sauvée que par une inconséquence du rationalisme, c'est-à-dire que, admise ou repoussée, elle était toujours conçue comme liberté d'indifférence. Qu'une telle liberté n'exprime qu'une illusion, c'est ce qu'admettrait aisément le déterminisme critique, mais pour mieux assurer un concept nouveau de la liberté comme ratio essendi de la loi morale consi­dérée à son tour comme ratio cognoscendi de la liberté : « La

dépend tout à fait son existence et toute la détermination de sa causalité " {KANT, ibid., p. 107). Ainsi l'intériorité dogmatique (leibnizienne) est une contra­diction dans les termes ; pour qu'elle reçoive un contenu et qu'elle cesse de se dissoudre dans l'extériorité de l'aliénation en Dieu (passage de la monade à la monadologie), il faut que l'idéalité transcendantale du temps et de l'espace permette de distinguer noumènes et phénomènes et d'élaborer le concept d'au­tonomie morale.

(1) KANT, Critique de la Raison pratique, Première Partie, liv. II, chap. II, § 7 : comment est-il possible de concevoir une extension de la raison pure, au point de vue pratique, qui ne soit pas accompagnée d'une extension de sa connaissance, comme raison spéculative ?

{2) FICHTE, Lettre du 12 août 1790, citée par GUÉROULT, op. cit,, p. 47. {3) FICHTE, Fichtes Leben und Briefwechsel, 1, S. 21, cité par GuÉROULT,

op. cit., p. 40. Dans la déduction des principes de la Raison pure pratique, Kant disait justement : • Cette loi (la loi morale) doit donner au monde sensible, en tant que nature sensible ien ce ~ui concerne les êtres raisonnables) la forme d'un monde de l'entendement, ·c est-à-dire d'une nature supra-sensible, sans cependant faire tort à son mécanisme » (p. 42-43).

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raison se donne, indépendamment de quoi que ce soit hors d'elle et par sa propre spontanéité absolue, une loi ; c'est là le seul concept exact de liberté transcendantale : cette loi commande parce qu'elle est une loi, d'une façon nécessaire et inconditionnée, et il n'y a là pour cette loi, ni libre arbitre, ni choix entre diffé­rentes déterminations, car elle ne se détermine que d'une seule façon (1) ».

La liaison entre le préjugé dogmatique et le préjugé fataliste est bien illustrée par le spinosisme. Si Kant avec le primat du sujet établit le primat de la raison pratique, Spinoza (c'est-à-dire le dogmatisme et non pas comme le croyait Jaco bi le rationalisme puisque désormais la liberté est la loi de la Raison) avait lié métaphysiquement au primat de l'objet le primat de la raison théorique : « Spinoza ne nie pas l'unité de la conscience empirique mais il nie tout à fait la conscience pure; d'après lui la série totale de représentation d'un sujet empirique se rapporte à un sujet unique pur comme une représentation à la série. Pour lui le Je (ce qu'il nomme son Je, ou ce que je nomme mon Je) est non pas absolument parce qu'il est, mais parce que quelque chose d'autre est. Le Je est sans doute d'après lui pour le Je: Je, mais il demande ce qu'il deviendrait, pour quelque chose d'extérieur au Je. Un tel «extérieur au Je » serait d'ailleurs un Je duquel le Je posé (par exemple mon Je) ainsi que tous les Je posables possibles seraient des modifications. Il sépare la conscience pure et la conscience empirique. La première, il la place en Dieu qui ne devient jamais conscient de soi, puisque la conscience pure ne parvient pas à la conscience. La seconde ilia place dans la modifi­cation particulière de la divinité. Ainsi posé, son système est absolument conscient et irréfutable, car il se trouve sur un terrain sur lequel la raison ne peut continuer de progresser ; mais il est sans fondement, car qu'est-ce qui le fonde à dépasser ce qui est donné dans la conscience empirique pour poser une conscience pure? Ce qui le conduit à son système, on peut l'apercevoir facilement: c'est la tendance nécessaire à produire l'unité la plus haute dans la connaissance humaine. Cette unité est dans son système, et l'erreur consiste uniquement en ce qu'il croyait déduire par des raisonnements purement théoriques les propo-sitions auxquelles il n'était poussé que par un besoin pratique, en ce qu'il croyait exposer quelque chose de réellement donné là où il n'exposait cependant qu'un idéal fixé devant lui sans qu'il le

(1) FICHTE, Versuch einer Kritik aller Offenbarung, S. W., V, S. 32. Cité par GUÉROULT, op. cit., p. 65.

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puisse jamais atteindre. Nous retrouverons son unité suprême dans la Théorie de la Science ; non toutefois comme quelque chose qui esl mais comme quelque chose qui doil être produit par nous mais qui ne le peul pas. Je remarque encore que, lorsqu'on dépasse le Je suis on doit nécessairement arriver au scepticisme et qu'il n'existe que deux systèmes complètement conscients : le système critique qui reconnaît cette limite et le spinozisme qui la dépasse (1). »L'erreur de Spinoza, c'est-à-dire du dogmatisme, consiste donc à opérer un déplacement de concepts tel que le cogito empirique est placé dans la réflexion comme mode fini, tandis que le cogito pur est réservé à Dieu à titre d'attribut. Or rien ne nous garantit la validité de ce déplacement. Bien plus, toute la dialectique de la Critique de la Raison pure a été destinée à nous montrer quelles illusions fait naître en nous le dogmatisme lorsque du Je suis qui est la seule proposition et le seul texte qui se propose à l'analyse critique, nous passons au : Dieu est, affir­mation de laquelle part le spinozisme, mais dans laquelle culmine aussi nécessairement la philosophie de Leibniz dans la mesure où elle réunit les différents points de vue des monades dans l'absence objective des points de vue qu'est censée réaliser la monade centrale de Dieu. Ainsi la signification de l'accord nouveau entre le pratique et le théorique se confond-elle avec le mouvement même du criticisme. C'est bien la même illusion qui conduit la philosophie à accorder le primat de l'objet et qui lui fait tenir pour des connaissances les impératifs qui se proposent à son action. Rétablir le primat de la raison pratique signifierait, non pas comme on l'a trop souvent prétendu, qu'on passe du point de vue de l'homme au point de vue de Dieu, mais au contraire que nous quittons l'objectivité pour la subjectivité dans la raison finie. cc La grande découverte de Kant c'est la subjectivité (2) », c'est-à-dire que la plénitude de la révolution copernicienne n'est atteinte, que l'objet ne tourne authentiquement autour du sujet que lorsque le nouveau point copernicien autour duquel se meut

(1) FicHTE, Grundlage der gesammten Wissenschaftslehre ais Handschrift fur seine Zuhorer (1794), S. W., 1, S. 100-101. Même alternative chez Kant, qui résume toutes les possibilités dogmatiques dans le panthéisme de Spinoza : • C'est pourquoi le Spinozisme, en dépit de l'absurdité de son idée fondamen­tale (qui n'est autre que le dogmatisme 1) conclut plus logiquement qu'on ne peut le faire dans la théorie de la création, qui considère les êtres qu'elle admet au nombre des substances et qui existent en soi dans le temps comme effets d'une cause suprême et que, cependant loin de les réduire à leur appartenance à celle-ci et à son action, elle continue de tenir pour des substances pour soi • (KANT, Critique de la Raison pratique, p. 108, trad. rectifiée.)

(2) Lettre de Fichte à Reinhold, 28 avrill795, citée par GutROULT, op. cil., p. 50.

J, VUIJ.LEMIN

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le monde n'est plus posé en Dieu, mais qu'à la conscience de soi elle-même est accordée une existence supra-empirique. On cesse donc avec Spinoza de dédoubler la conscience, d'identifier sens interne, réflexion et modes inauthentiques et de réduire la pensée pure à l'attribut d'une substance divine choséifiée, pour affirmer l'unité de la conscience de soi et de la conscience de l'objet et pour accorder à la réflexion finie elle-même la pureté et le pri­vilège transcendantal.

Cette finitude de la raison pure qu'indique le primat de la raison pratique et qui empêche de transformer avec Spinoza les jugements régulateurs en jugements constitutifs, tel est préci­sément le fondement de l'unité de la conscience réelle de soi à laquelle ne parvenait pas Spinoza, bien que les premiers principes de sa philosophie l'eussent supposé : «Spinoza place le fondement de l'unité de la conscience dans une substance dans laquelle elle est déterminée nécessairement aussi bien quant à la matière (à la série déterminée de la représentation) que quant à la forme de l'unité. Mais je lui demande : qu'est-ce donc qui à son tour contient le fondement de la nécessité de cette substance, aussi bien quant à la matière (aux différentes séries de représentations qui sont contenues en elle) que quant à la forme (d'après laquelle en elle ioules les séries possibles de représentations sont produites et doivent constituer un ioui dans sa plénitude) ? Pour cette nécessité, il ne fournit maintenant aucun fondement mais il se contente de dire: c'est ainsi, absolument; et il dit cela parce qu'il est forcé d'admettre quelque chose d'absolument présent : une unité suprême; mais s'il en est ainsi, il aurait dû s'en tenir alors à l'unité qui lui est donnée dans la conscience, ce qui lui aurait évité d'en fabriquer une plus haute, à quoi rien ne le poussait (1). >>

Substituer le criticisme au dogmatisme, la raison pure finie à la substance infinie, opérer cette transformation fondamentale de la philosophie dont parlera plus tard Hegel et par laquelle la méditation de la substance fait place à la réflexion du sujet, c'est aussi cesser de trouver l'unité de la conscience à l'intérieur de ce sens interne, de cette série donnée de représentations, de cette conscience empirique enfin, dans lesquelles Spinoza voulait enfermer le cogito cartésien. S'il est vrai que la conscience est finie (ce qui évite le cercle cartésien qui définissait la vérité par la clarté et la distinction, puis celles-ci par la véracité divine) elle n'est cependant pas un mode, mais un sujet. Pour qu'elle le devienne,

(1) FICHTE, Grund1age der gesammten Wissenschafts1ehre ... , S. W., 1, s. 121.

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toutefois, il faut aussi renoncer à la définir en termes d'être. En effet l'application même du principe de raison à l'être rend celui-ci perpétuellement extérieur à lui-même. C'est une véritable pétition de principe pour le dogmatisme que d'admettre une causa sui. Et l'on peut demander avec Fichte d'où provient le fondement de la nécessité de la substance ! Si la révolution coper­nicienne a montré dans la nécessité une relation dont l'application est toujours hypothétique, cette nécessité ne parait à son tour devoir se transformer en une nécessité absolue et s'appliquer par conséquent au sujet transcendantal lui-même qu'à la condition de quitter sa nature théorique et de devenir une nécessité pra­tique. Le dogmatisme se contredit en croyant trouver dans l'être une nécessité absolue et de cette contradiction le fatalisme découle ; au contraire le primat de la raison pratique découvre dans le devoir-être le fondement dernier de l'unité de la conscience. Ce n'est pas la connaissance mais l'action, ce n'est pas la substance infinie de Dieu mais la raison finie de l'Homme qui est au centre de ce monde.

Chez Spinoza, et en général, dans le dogmatisme, le fini était une détermination illusoire, le mode de l'attribut infini. Fini et infini restaient donc séparés et extérieurs comme la conscience empirique et la conscience pure. Au contraire, une fois accomplie la révolution copernicienne, la raison finie elle-même intussuscep­tionne l'infini et le fini, qui deviennent des déterminations imma­nentes du Je pense : «Toutes les contradictions sont résolues par une détermination plus exacte de propositions contradictoires ; il en va de même de celles-ci (celles du fini et de l'infini). En un sens le Je devrait être posé comme infini, en un autre comme fini. S'il était posé en un seul et même sens comme fini et comme infini alors la contradiction serait insoluble, le Je ne serait pas un mais deux et il ne resterait pas d'autre issue que celle de Spinoza qui déplace hors de nous l'infini ; mais dans ce cas, ce à quoi on n'arrive pas à répondre (Spinoza lui-même dans son dogmatisme ne pouvait pas seulement poser la question), c'est comment l'idée de l'infini peut nous être venue ( 1). »La découverte du pour-soi et de l'intériorité réflexive implique donc nécessairement le primat de la raison pratique, puisque seul celui-ci, par la substitution qu'il opère de l'être au devoir-être, de l'objet infini à la raison finie permet d'assurer l'unité du Je pense et de supprimer la brisure dogmatique entre l'homme et Dieu. Si la proposition de cons­cience de Reinhold, alors qu'elle était destinée à systématiser et à

(1) FicHTE, Grundlage der gesamrnten Wissenschaftslehre, ibid., S. 255.

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purifier la doctrine kantienne, n'a fait que rendre des armes nouvelles au scepticisme d'Énésidème, si l'évidence absolue de l'intuition intellectuelle n'a pas été atteinte et si la réflexion n'a pas pu prendre possession de son intériorité dans l'action (Tathandhmg) parce qu'elle demeurait à l'extériorité du fait (Tatsache), c'est aussi que la Philosophie des Éléments avait méconnu le sens profond, c'est-à-dire copernicien, du primat de la raison pratique. C'est donc à la lumière de celui-ci que nous allons comprendre réellement la réfutation que Fichte entreprend des arguments sceptiques de Schulze. C'est encore à la lumière de celui-ci que Fichte lui-même se place, dans une lettre à Stephani, pour critiquer l'Elementarphilosophie : « De mon nou­veau point de vue, dit-il, les récentes discussions sur la liberté me paraissent comiques et il me semble drôle de voir Reinhold pré­tendre faire de la représentation la source de tout ce qui se pro­duit dans l'âme humaine. Qui procède de la sorte ne peut, s'il est conséquent avec lui-même, rien savoir de la liberté ni de l'impé­ratif catégorique ; il doit être un fataliste empirique ... Celui qui s'est contenté d'étudier la seule Critique de la Raison pure pour construire tout son système ne pouvait découvrir le principe, source commune du théorique et du pratique (1). » N'est-il pas remarquable d'ailleurs que la critique du spinozisme qui sert de critique générale du dogmatisme dans le Fondement de l'ensemble de la Théorie de la Science use précisément du terme reinholdien de << représentation JJ? Fichte reproche à Spinoza d'envisager le rapport de la série totale des représentations d'un sujet empi­rique à l'unité d'un sujet pur, comme le rapport d'une représenta­tion à la série elle-même ? Qu'est-ce à dire ? N'est-ce pas l'argu­ment même de Reinhold ? Sans doute la conscience pure de la Philosophie des Éléments n'est pas posée en Dieu ; mais du moment que cette conscience pure n'exprime pas l'itération infinie de l'intuition intellectuelle et qu'elle prétend saisir la nécessité de la représentation sans doute comme un être pur (à ce titre irréductible à la conscience empirique, contrairement à ce que prétendait Schulze) mais néanmoins comme un être et comme un fait, le rapport de l'empirique au transcendantal n'est pas à vrai dire celui de ce qui est fondé à son fondement, mais seule­ment celui de la représentation partielle à la représentation totale. Or tant qu'on en demeure à la représentation on n'arrive pas à saisir un véritable fondement, mais la représentation par-

(1) Fichtes Leben und Briefwechsel, II, S. 512; cité par GUÉROULT, op. cit., p. 146.

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ticulière est à la série, ce que dans le fatalisme dogmatique le mode fini humain est à la substance infinie de Dieu, ce que la monade lebnizienne est à la monadologie : l'ombre d'une réalité, le rêve d'une aliénation.

C'est pourquoi on pourra dire que Reinhold ne parvient pas au Cogito pur et qu'il ne saisit que le sens interne. Pas plus que Spinoza il ne peut saisir le fondement de la nécessité de la substance, fondement qui épuise précisément toute la série possible des représentations pour en constituer une totalité. Dans une telle philosophie il est impossible de passer réelle­ment (et c'est ce qui justifiait la critique de Schulze) du juge­ment de perception au jugement d'expérience, de la contin­gence à la nécessité. Et ce passage est impossible parce qu'on affirme le primat de la raison théorique au lieu du primat de la raison pratique, parce que, de même que Spinoza trahit l'unité visée par son système en traduisant les jugements régulateurs en jugements constitutifs, Reinhold à son tour, par la proposition de conscience, dénature l'être même de la conscience qui est devoir être et essaie de saisir la totalité de toute la série possible des représentations comme un être théorique alors qu'elle ne se présente en réalité dans l'intuition intellectuelle que comme un idéal pratique : « Reinhold expose la proposition de conscience et, sous forme cartésienne, son principe s'appellerait: repraesento ergo sum, ou plus exactement repraesentans sum, ergo sum. Il va considérablement plus loin que Descartes ; mais s'il veut n'exposer que la science elle-même et non pas seulement la pro­pédeutique à celle-ci, il ne va pas assez loin ; car même la repré­sentation n'est pas l'essence de l'être mais une détermination particulière de celui-ci : et il y a, en dehors d'elle, des détermina­tions ultérieures de notre être, encore que d'ailleurs, elles doivent passer à travers le médium de la représentation, pour parvenir à la conscience empirique (1) ». Spinoza va trop loin puisqu'il théorise l'activité pratique (le devoir-être de la conscience de soi, il le conçoit comme attribut donné de l'existence divine non consciente de soi). D'un autre côté Reinhold ne va pas assez loin et ne saisit que la conscience empirique dans son rapport avec les différentes représentations ; mais ce rapport même, s'il veut dire quelque chose, si par exemple l'acte de tracer pour soi un triangle doit valoir universellement et nécessairement pour tout homme qui trace un triangle (et c'est là la seule signification possible au point de vue transcendantal de cette proposition de

(1) FICHTE, Grundlage der gesammten Wissenschaftslehre, S. W., 1, S. 100.

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la conscience), implique la présence d'une conscience pure.natu­rante et nécessitante qui assure le passage de la représentation singulière à la série totale et qui ne l'assure que par et dans le primat de la raison pratique. Ainsi c'est encore un préjugé moral: l'aliénation de la conscience pure dans l'être ou sa réduction dans la conscience empirique, qui réunit Spinoza et Reinhold dans une même erreur philosophique.

La raison véritable du dogmatisme qui empêche la proposition de conscience de dépasser le Cogito empirique dans la Philosophie des Éléments nous est d'ailleurs clairement livrée par les Lettres sur la Philosophie kantienne publiées en 1792 par Reinhold. Loin d'admettre avec Kant l'identité de la liberté transcendantale et de la raison pratique, Reinhold restreint le contenu de la raison pratique à un ensemble de prescriptions imposées à la liberté, lorsqu'on en exclut la volonté même, en tant qu'elle apporte son assentiment au désir ou qu'elle le lui refuse. La volonté est donc posée comme radicalement différente de la raison, et le retour au dogmatisme apparaît bien dans l'imagination d'une liberté d'indifférence qui décide de l'adhésion humaine, soit à une ten­dance intéressée (l'égoïsme), soit à la tendance désintéressée de la raison pratique proprement dite. C'était là méconnaître entière­ment la doctrine kantienne : si la proposition de conscience n'avait pas pleinement explicité le sens de la révolution coperni­cienne, la raison nous en est maintenant fournie : c'est qu'elle concevait la raison, non point comme un acte mais comme un être, non point comme un sujet mais comme un objet : cc Pour Kant, en effet, la raison pratique, loin de s'épuiser dans l'acte de révéler sa législation pure, est consubstantielle à la volonté, qui se définit comme la faculté des êtres raisonnables d'agir, non èn suivant une loi, mais suivant la représentation d'une loi, bref, d'agir par concept; pure ou impure la volonté agit toujours en vertu d'un principe ou d'une raison qui crée l'universalité de sa maxime. Ainsi la volonté qui a choisi la maxime du bonheur manifeste sa rationalité (malgré l'irrationalité du contenu) par la forme universelle qui fait de la maxime choisie une règle pour toutes les actions. Les règles fondées dans le désir et qui sont imposées par lui à la raison ne sont prescrites par celle-ci que dans la mesure où la raison pratique, synonyme de volonté, a décidé de satisfaire à telle fin proposée par la faculté de désirer - soit que, pour une satisfaction sans limite, elle se forge une règle d'hété­ronomie soit que, limitant cette satisfaction, elle pose une règle d'autonomie. Tout raisonnement' de technique ou de prudence e8t impossible sans une détermination préalable d'une fin du

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vouloir qui est un acte de raison pratique. Toute prescription rationnelle quelle qu'elle soit, technique, pragmatique ou morale, enveloppe la liberté, car elle implique la possibilité de se mouvoir au-dessus du donné matériel et de la tendance naturelle, pour leur imposer un ordre qui contredit à l'impulsivité de celle-ci. La condition des règles posées en vue de la satisfaction du désir n'est jamais entièrement renfermée dans la faculté de désirer mais dans la décision de la volonté qui pose la condition hypo­thétique en posant la fin à poursuivre. Mais si la volonté, même sous ses formes les plus basses, s'oppose radicalement à toute tendance parce qu'elle est la faculté d'agir librement par principe ou par concept, la condition de possibilité de son pouvoir simple­ment formel est, en fin de compte, un principe ou un concept, irréductible dans son contenu, à la matière a posteriori du désir, c'est-à-dire cette législation pure par laquelle la raison pratique pose l'indépendance réelle et par conséquent l'existence de la volonté chez l'être rationnel fini. La raison pratique est donc bien le positif de la liberté, source du libre arbitre (1). »

Les objections sceptiques d'Énesidème ne tombent qu'à la condition de rapporter toutes les possibilités du réel au pour-soi, mais cette découverte absolue de l'intériorité implique à son tour que le Je pense cesse d'être conçu originairement comme un fait pour l'être comme une action. Ainsi le caractère copernicien de l'intuition intellectuelle va culminer dans le primat de la raison pratique: scepticisme et fatalisme s'accompagnent nécessairement l'un l'autre, et l'élimination de la chose en soi qu'appelle la dis­cussion du premier est identique à la découverte d'un nouveau mode d'être pour le moi, d'un être comme devoir-être, d'une exis­tence sui generis qui est action et non pas fait-de-conscience comme le pensait Reinhold. Or cette double découverte n'est possible que par l'apparition de «la loi morale en nous, loi dans laquelle le Je est représenté par quelque chose qui s'élève au delà de toute modification originaire par cette loi, et dans laquelle un agir absolu qui n'est fondé qu'en lui et absolument en rien d'autre l'engage et le caractérise ainsi comme une activité absolue. Dans la conscience de cette loi qui cependant absolument sans aucun doute n'est pas tirée d'autre chose mais est une conscience immé­diate, est fondée l'intuition de l'activité autonome et de la liberté. Je deviens donné à moi par moi-mêrrie comme quelque chose qui d'une façon déterminée doit être actif. Je deviens donc donné à moi par moi-même comme actif en général; j'ai la vie en moi-

(1) GuÉROULT, op. cil., p. 64.

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même et je ne la reçois que de moi-même. Ce n'est que par ce médium de la loi morale que je m'aperçois et lorsque je m'aperçois à travers elle, je m'aperçois nécessairement comme autonome; et par là natt pour moi l'ingrédient tout à fait étranger de l'activité réelle de mon moi dans une conscience qui autrement ne serait que la conscience d'une succession de mes représentations. Cette intuition intellectuelle est le seul point de vue solide pour toute philosophie. A partir d'elle on peut expliquer tout ce qui apparatt dans la conscience ; mais c'est seulement aussi à partir d'elle. Sans conscience de soi il n'y a· en général aucune conscience ; la conscience de soi à son tour n'est possible que de la façon que nous avons indiquée : Je ne suis qu'actif. Je ne peux pas être poussé plus loin qu'elle ; ma philosophie devient ici entièrement indépendante de tout arbitraire, elle est un produit de la nécessité d'airain dans la mesure où il y a une nécessité pour la raison libre ; c'est-à-dire un produit de la nécessité pratique. Je ne peux pas à partir de ce point de vue aller plus loin parce que aller plus loin m'est impossible ; ainsi l'idéalisme transcendantal apparatt éga­lement comme la seule façon de penser conforme à la morale en philosophie, comme cette façon de penser où la spéculation et la loi morale s'unissent le plus intimement. Je dois dans ma pensée partir du Je peux, et le penser comme une activité absolu!I).ent autonome, non pas comme déterminée par les choses mais comme déterminant les choses » ( 1).

Ainsi le primat pratique est seul susceptible de conférer un sens à la proposition de conscience elle-même, telle que l'a postulée Reinhold au principe de la philosophie. Spinoza coupait la conscience (pure) de la conscience de soi ( empi­rique) ; de cette conscience de soi il faisait un mode absolu­ment inauthentique, sans contenu, sans objet ; c'était un sens sans conscience. Mais aussi cette proposition se retournait en son contraire, dès qu'on voulait bien considérer la signification de l'unité suprême de sa philosophie, et le fondement de la néces­sité de la substance divine. Il apparaissait alors que cette cons­cience pure à son tour impliquait à son principe la conscience de soi, car il n'est pas de conscience sans conscience de soi. La révo­lution copernicienne prenait la place du spinozisme. Cependant elle ne le pouvait qu'en substituant à l'être le devoir-être, et en concevant cette unité suprême elle-même comme une action et non comme un fait. Si le passage de la substance au sujet réfute

(1) FICHTE, Zweite Einleitung in die Wissenschaftslehre für Leser die schon ein philosophisches System haben, 1797, S. W., I, S. 466-467.

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le dogmatisme spinoziste, il réfute en même temps le primat théorique de la Philosophie des Éléments. Ici, la conscience empi­rique est bien saisie comme conscience de soi puisqu'elle s'exprime dans la formule repraesento ergo sum, mais comme cette cons­cience de soi est attachée à un fait empirique, contingent, sans nécessité, elle ne peut pas non plus être considérée comme une véritable conscience. Elle est un sujet sans objet, l'inverse du Dieu spinoziste. Il lui manque la réalité des attributs. Or si on l'examine de plus près, cette conscience de soi sans conscience, ce cogito empirique sans cogito, se résout en une chimère méta­physique et psychologique. Qui suis-je en effet hors ce que je dois être, hors cette action par laquelle ma liberté s'exprime en moi? Si je ne suis qu'une succession de représentations comme l'implique au fond la proposition de conscience de Reinhold, cette succession me déplace hors de moi, elle m'annule mon être dans la chose même qui m'entoure. La célèbre réfutation kantienne de l'idéa­lisme n'avait-elle pas montré que la conscience, mais empirique­ment déterminée, implique l'existence des objets du monde extérieur et que, dès lors, ou bien les appréhensions du sens interne se dissolvent dans des impressions purement illusoires, dans des apparences empiriques, ou bien s'il leur faut reconnattre quelque réalité phénoménale, elles ne la trouvent que dans leur rapport au sens externe. La vérité du sens interne c'est à cet égard l'espace, l'extériorité, l'être hors de soi de la chose complétant théoriquement l'être hors de soi des différents instants psycho­logiques. Par conséquent, définir ce que je suis par la succession de mes représentations, c'est du même coup qu'on le veuille ou non accorder le fatalisme, parce qu'alors la conscience de mon activité s'absorbe, comme le montrait Hume, dans cette succes­sion de représentations elles-mêmes ; c'est le meilleur moyen de laisser échapper l'être profond du Je suis qui désormais ne paratt plus indiquer que son autonomie absolue, l'activité par laquelle il se pose et dont il prend conscience dans la loi morale. L'être du moi se révèle enfin dans sa spécificité à l'idéalisme transcendantal. La conscience est conscience de soi et la conscience de soi est activité pratique. Je m'intuitionne moi-même comme ce que je dois faire, et c'est du primat de la raison pratique que l'intuition intellectuelle, destinée à mettre fin aux arguments sceptiques, reçoit tout son contenu. Au principe de la révolution coperni­cienne se trouve la loi morale.

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§ 5. Le dogmatisme et le problème de l'inconscient

La liaison essentielle du scepticisme et du fatalisme d'une part, de la révolution copernicienne et du primat de la raison pratique d'autre part apparaîtront maintenant mieux encore si nous examinons l'essai par lequel Maïmon a tenté, sans faire appel au second, d'établir la première : «le fatalisme, dit Fichte, sera détruit dans son principe qui consiste à rendre notre action et notre vouloir dépendants du système de nos représentatiol).s, s'il est ici montré qu'inversement le système de nos représenta­tions dépend de notre effort et de notre volition; et c'est aussi le seul moyen de réfuter en son principe le fatalisme>> (1). Si donc la tentative copernicienne venait à réussir sans son complément pratique, on aurait prouvé que les raisons déterminantes pour lesquelles jusqu'ici on a lié ces deux thèmes du criticisme sont fausses et non avenues. Si au contraire, comme nous le démon­trerons, une telle tentative aboutit à un échec, c'est qu'il est impossible de sortir du dogmatisme tant qu'on en demeure à une définition théorique de l'être. L'exemple de Maïmon va nous le prouver.

Il semble cependant que la Recherche sur la Philosophie Transcendantale ait résolu le problème même qui se posait à ·la philosophie fichtéenne, lorsque refusant de s'en tenir aux prin­cipes kantiens de la possibilité de l'expérience ou à la proposition reinholdienne de la conscience, elle prétendait découvrir le fon­dement véritable de tous les soi-disant faits de conscience par une méthode génétique destinée à substituer à tous les raisonne­ments hypothétiques un jugement absolument premier, c'est-à­dire thétique. On ne peut s'élever au fondement, constate Maïmon, que si l'on supprime la condition, et que si l'on remplace la pro­position hypothétique (Wenn ... Soll) par une proposition cau­sale (Weil) : << L'impuissance de la genèse qui caractérise tout donné se marque toujours par des formules hypothétiques. Ces considérations sont en parfait accord avec celles de Fichte sur le jugement thétique : rechercher le fondement c'est exorciser le jugement hypothétique, en supprimant la condition. Soit la formule : « si a est, alors il est identique avec a >> où l'identité s'exprime de façon conditionnée; on trouvera son fondement lorsqu'on aura exprimé de façon inconditionnée l'identité qu'elle inclut. En disant: «a est identique à a parce que c'est a ll, on place dans le sujet de la proposition le fondement du rapport, ce qui

(1) FICHTE, Grundlage der gesammten Wissenschaftslehre, S. W., I, S. 295.

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revient à nier qu'il y ait un fondement ; de même quand je dis : «une ligne droite est la plus courte parce qu'elle est droite, a doit précéder b parce qu'il en est ainsi ». Le fondement de l'identité de a n'est pas a ; a est contingent par rapport à l'identité de la pensée avec soi-même ; je dois donc faire abstraction du contin­gent, de la condition cc si a est >>, pour obtenir la majeure univer­selle constituant le fondement : la pensée est identique avec elle­même et a est identique avec lui-même parce qu'il est pensé. Quand d'autre part on dit : cc la pensée est identique avec elle­même parce qu'elle est pensée», cela ne signifie pas qu'on ignore le fondement placé ici dans le sujet, mais qu'il ne peut y avoir de fondement hors de la pensée (1) ». Or dire que tout fondement se

(1) GuÉROULT, op. cit., p. 127. Quel changement produit cette méthode par laquelle le philosophe substitue à la construction dans l'intuition, id est à la possi­bilité de l'expérience le passage du jugement thétique au jugement hypothétique, c'est ce qui apparaît dans la célèbre Lettre du 26 mai 1789 à Marcus Herz, dans laquelle Kant critique Maïmon. Je remarque, dit-il, • qu'il n'est pas nécessaire avec M. Maïmon, d'admettre des idées de l'entendement, Dans le concept d'une ligne circulaire on ne pense rien de plus que ceci, à savoir que toutes les lignes droites tirées de ce cercle à un point unique (le centre) sont égales les unes aux autres : il s'agit simplement ici d'une fonction logique de l'universalité du juge­ment, dans laquelle le concept d'une ligne constitue le sujet et ne signifie rien de plus que chaque ligne, non le tout des lignes qui peuvent, sur une surface, être tirées à partir d'un point donné; car autrement chaque ligne serait avec le même droit une idée de l'entendement, en tant que contenant comme parties toutes les lignes qui peuvent être pensées entre deux points simplement pen­sables en elle et dont la quantité va précisément à l'infini. Le fait qu'une telle ligne se laisse diviser à l'infini n'est pas encore une idée, car il signifie simplement un progrès de la division, qui n'est pas limité par la grandeur de la ligne; mais regarder cette division infinie d'après sa totalité et en même temps comme accomplie, c'est là une idée rationnelle d'une totalité absolue des conditions (de la synthèse), qui est exigée dans un objet des sens; ce qui est impossible parce que dans les phénomènes l'inconditionné ne peut pas être atteint ». La distinction CJ.,Ue Kant avait établie dans l'Esthétique transcendantale entre l' Allheit de 1 intuition et l' Allgemeinheit du concept, c'est-à-dire l'affirmation de deux sources de connaissances hétérogènes et absolument irréductibles à un critère psychologique de clarté et d'obscurité, sert ici à réfuter la notion maimonienne d'idée de l'entendement, par lesquelles les objets me seraient donnés tels qu'ils sont en soi et non plus comme phénomènes. En fait loin que la confusion des deux sources de la connaissance chez Maïmon résulte des nécessités génétiques immanentes à la Révolution copernicienne, elle ne fait que préparer le déplacement dogmatique que nous allons découvrir dans la différence : • La possibilité d'un cercle, elle non plus, n'est pas simplement problématique avant la proposition pratique: décrire un cercle par le mouvement d'une ligne droite autour d'un point fixe, mais elle est donnée dans la définition du cercle, en ce ~ue celui-ci est constitué par la définition même, c'est-à-dire représenté dans 1 intuition, sans doute pas sur le papier (intuition empirique), mais dans l'imagination (a priori). Car si, avec de la craie, je puis toujours dessiner rapidement un cercle au tableau et y poser un point : je puis démontrer sur lui aussi bien toutes les propriétés du cercle, sans la supposition d'une définition (soi-disant) nominale, qui en fait est réelle, même si ce cercle ne coïncidait pas avec le tracé obtenu en faisant tourner une ligne droite, fixée à un point. J'admets que ceux-ci, les points de la circonférence, sont équidistants du centre. La proposition, décrire un cercle, est un corollaire pratique de la

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trouve dans la pensée n'est-ce pas déjà, pour Maïmon, découvrir cette intuition intellectuelle que Fichte opposait, comme source de la nécessité de l'objet, à la proposition de conscience et à la possibilité de l'expérience, comme faits contingents desquels, en vertu de la faiblesse de la pensée discursive et hypothétique, la validité universelle et nécessaire ne pouvait être réellement extraite? La méthode philosophique n'est-elle pas la même, qui fait abstraction du contenu contingent pour parvenir aux formes · nécessairement subjectives de la conscience et qui construit ainsi la genèse, au lieu de se contenter de faits inexplicables ? Enfin n'est-ce point aussi la même découverte du pour-soi, qui ne s'arrête qu'à la thèse absolue de la conscience sans admettre ces choses, par lesquelles la révolution copernicienne de Kant et sa réinterprétation par Reinhold restaient perpétuellement entachées de dogmatisme ?

Telle est bien l'apparence première. Comme Fichte, Maïmon supposait qu'il est impossible d'en demeurer aux formules exté­rieures de Kant concernant la possibilité des mathématiques et de la physique mathématique, c'est-à-dire à la description de ces sciences comme un fait. La philosophie demande qu'on établisse leur genèse. Or c'était cette genèse dont Kant se dispensait lorsqu'il faisait appel, pour expliquer le donné pur, objet de la nécessité mathématique, et le donné empirique, objet de la néces­sité physique, à la forme et à la matière d'une intuition en soi hétérogène au concept. Si l'on s'en tient à cette formulation, si l'on pose hors de la pensée, c'est-à-dire de l'évidence immédiate du jugement analytique et de la conscience réflexive, l'obscure et inépuisable infinité de l'objet qui devient source du jugement synthétique a priori, c'est-à-dire de la connaissance en général, on s'interdit de saisir dans ce donné pur aussi bien que dans ce

définition (ou soi-disant postulat), qui ne pourrait assurément pas être exigé, si sa possibilité, précisément la possibilité de la figure, n'était pas déjà donnée dans la définition. • L'exigence de définition réelle que Maimon exprime dans les jugements thétiques et les prétendues idées de l'entendement - tel est le sens de la réponse kantienne- est suft1samment satisfaite dès qu'on a compris qu'en mathématiques il n'y a pas de définition nominale: en tant que le concept, comme tel toujours discursif et ressortissant à l'entendement, exprime la conscience de l'unité de la synthèse du divers fourni par l'intuition, il implique sa possibilité. Dans le kantisme la définition est réelle par le rapport nécessaire du concept à l'intuition et à la possibilité de l'expérience. Ainsi l'ambition de la Difterenzphilosophie est renversée : Maimon passe du jugement hypothétique au jugement thétique pour inclure la possibilité de l'objet et de sa construction dans sa définition· même ; mais ce projet en fait échoue car au lieu de saisir dans le principe suprême de la possibilité de l'expérience cette possibilité de construction, il substitue à la réalité de la définition la totalité de la vision rationnelle. Aussi se heurte-t-il à l'antinomie de la divisibilité infinie de l'espace.

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donné empirique ce qui fait leur nécessité (1). Sans doute voit-on la ligne ou le triangle, mais à vrai dire on ne les pense pas, et ce sont bien les mêmes reproches que Maïmon adresse à Kant, et que Fichte adressait à Reinhold. Tant que mon entendement ne construit pas organiquement l'objet et ne révèle que du dehors son rapport au contenu de l'intuition sensible, je ne peux pas savoir si la relation constituée par la construction de figures possède autre chose qu'une apparence de vérité, valable seule­ment pour moi et pour ce cas singulier dans lequel la construction est toujours donnée et qui l'empêche par là même de s'élever à la vérité du concept (2). De même, la proposition de conscience ne parvenait pas à fonder l'universalité de la construction du triangle sans la lumière de l'intuition intellectuelle, sans la possi­bilité d'itération infinie présente dans le concept de la réflexion.

C'est pour résoudre cette difficulté qu'intervient la découverte proprement maïmonnienne de la différence. La différence, en effet, explique sans faire appel à l'extériorité d'une intuition hétérogène le passage de la conscience à la connaissance, de l'analyse à la synthèse apriorique. La pensée pure est en soi absolument cer­taine, mais d'où provient donc l'objet, qu'est-ce qui constitue sa possibilité transcendantale, c'est-à-dire sa nécessité et son uni­versalité ? L'appel de Maïmon à une philosophie qui remplace la contingence hypothétique (si... alors ... ) par la nécessité cau­sale (parce que ... ) va nous l'expliquer. En soi, qu'une pensée réelle soit donnée, c'est là un fait absolument contingent. Mais de cette matière contingente pour la pensée, je puis et je dois faire abstraction en philosophie pour ne considérer que la nécessité de

(1) KANT, Lettre à Marcus Herz du 26 mai 1789: si nous pouvons énoncer des jugements synthétiques a priori, cette possibilité • ne porte que sur les objets d'intuition comme simples phénomènes ; même si nous étions capables d'une intuition intellectuelle (par exemple telle que ses éléments infiniment petits fussent des noumènes), la nécessité de tels jugements, quant à la nature de notre entendement, dans lequel se présente un tel concept, en tant qu'il est nécessité, ne pourrait pas avoir lieu; car ce ne serait toujours qu'une simple perception, que par exemple dans un triangle la somme de deux côtés fût plus grande que le troisième côté, non que cette propriété dût lui appartenir néces­sairement. Mais comment une telle intuition sensible (comme espace et temps), forme de notre sensibilité, ou comment les fonctions de l'entendement telles que les développe la logique à partir de celui-ci, sont elles-mêmes possibles, ou comment il arrive qu'une forme s'accorde avec l'autre pour donner une connais­sance possible, c'est ce dont il nous est absolument impossible de poursuivre l'ez­plication, car il nous faudrait alors posséder une sorte d'intuition autre que celle qui nous est propre, et un entendement différent, avec lequel nous pour­rions comparer notre entendement, toutes facultés dont chacune représenterait les choses en elles-mêmes ; mais nous ne pouvons sur quelque entendement dont il s'agisse porter de jugement que par notre entendement et de même sur toute intuition que par notre intuition •·

(2) GuÉROULT, op. cit., p. 112.

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la synthèse. Ainsi l'apparition de la pensée réelle, encore qu'elle semble liée à la contingence de l'intuition, ne peut et ne doit pas être décrite à partir de cette contingence (comme le pensait Kant avec la possibilité de l'expérience et Reinhold avec la proposition de conscience), car la facticité ne possède en aucune façon la vertu de faire surgir l'universalité. Mais la différence possède une néces­sité synthétique comme l'identité possède une nécessité analy­tique : c'est ce qui va résoudre le double problème du jugement mathématique et du jugement dynamique, de la possibilité des mathématiques et de la possibilité de l'expérience. «Pour fonder la réalité des mathématiques, Maïmon ne fait pas appel, comme Kant, à la réalité extrinsèque de la construction, mais à un prin­cipe immanent qui fonde la possibilité de celle-ci. L'unilatéralité qui caractérise le rapport de déterminabilité : y a-t-il une droite (wenn, Soll ... ) alors il y a nécessairement une ligne (so muss ... ) exprime le double caractère, à la fois contingent et nécessaire (par rapport à la pensée pure) du déterminable lui-même, c'est-à­dire de la différence en général par rapport à l'identité. En elle se manifeste la nécessité, pour progresser dans les mathéma­tiques, d'ajouter à la pensée analytique un élément extrinsèque qui une fois posé, est intégré à la pensée, et qui réciproquement ne pourrait être posé sans être intégré à elle : l'unilatéralité de la synthèse a sa source dans la différence, sa nécessité dans l'identité de la pensée pure. Mais puisque le déterminable c'est l'espace comme forme a priori, puisque la nécessité présente dans tout rapport spatial ou mathématique est de nature conceptuelle, puisque l'espace doit être conçu génétiquement à partir des concepts de différence et d'identité, l'espace doit être conçu comme essentiellement concept » ( 1).

L'espace et le temps apparaissent désormais comme des concepts, c'est-à-dire conime des effets de la production de l'objet par l'entendement. Ces concepts ne se présentent à la conscience sous une forme aliénée, à titre d'intuition et de passivité, que parce que leur spontanéité se choséifie dans l'ignorance où nous sommes de cette production même. Ainsi le rapport de la ligne au point suscite, au regard de la conscience, tantôt la priorité de la ligne déjà faite sur le point (intuition), tantôt la priorité du point qui produit la ligne, du point comme différentielle de la ligne (concept) (2). Dans une telle

(1) GuÉROULT, op. cit., p. 113-114. (2) Ces notions sont inexactes. Maïmon confond le point, qui est de

l'ordre du discontinu, et l'élément infinitésimal, limite de l'accroissement du continu.

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perspective l'intuition n'est que l'apparence du concept et les deux points de vue auxquels la conscience peut se placer : point de vue de l'apparence et de la passivité tel que l'imposaient fina­lement la proposition de conscience de Reinhold et la possibilité de l'expérience de Kant, point de vue de la réalité et de la spon­tanéité, c'est-à-dire de la Différence, s'expliquent finalement par la différence de méthodes qui conduisent du dogmatisme larvé dans la philosophie critique à la révolution copernicienne véri­table, là s'arrêtant à de soi-disant principes hypothétiques et à une méthode de représentation (Vorslellung), ici s'élevant au contraire aux véritables principes, c'est-à-dire à la thèse du monde par la pensée dans l'identité et la différence, à la présen­tation (Darstellung) de la genèse même du monde (1). C'est encore cette dualité de points de vue à laquelle donne lieu le passage de la pensée pure à la pensée réelle, lorsque cette dernière s'apparaît sous la forme d'une étrangeté à soi, qui va expliquer génétiquement l'être du jugement dynamique, la nécessité de la connaissance empirique. Le donné empirique, en effet, est tout à fait comparable au donné mathématique ; celui-ci se mouvait entre la réalité du concept et l'apparence de l'intuition, entre la représentation de la ligne comme infinité donnée de points et la présentation de la ligne comme mouvement du point, et la résis­tance de la représentation à la genèse ne naissait que de l'igno­rance où la conscience demeurait dans l'analyse descriptive par rapport au passage de l'identité à la différence.

Il en va de même maintenant pour la production des objets individuels, c'est-à-dire des objets de la conscience empirique. Leur genèse est en réalité tout intérieure. Elle est le produit de la pensée. Seulement, cette pensée se cache à elle-même sa pro­duction et s'apparaît comme affection des choses externes, comme produit d'une chose en soi. Le donné dans la conscience reste l'apparence d'une conscience imparfaite: il est « la simple idée de la limite de cette série (de degrés de conscience) dont nous pou­vons nous approcher toujours comme d'une racine irrationnelle sans jamais pouvoir l'atteindre,, (2). Le rapport transcendantal du sujet à l'objet est donc bien résolu par la méthode des différences, dans l'intériorité du pour-soi et sans faire appel aux explications dogmatiques. Ce que nous posons hors de nous, en effet, par le jugement d'expérience, ce n'est que l'ignorance où nous sommes de ce qui se trouve en nous. La force du préjugé dogmatique ne

(1} GuÉROULT, op. cit., p. 114-117. (2) lo., op. cit., p. 115.

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dépend donc pour la physique mathématique comme pour les mathématiques que d'une aliénation de la connaissance par rap­port à elle-même, qui la fait poser hors de soi et concevoir comme une chose réaliste ce dont elle est précisément la cause active et intérieure sans qu'elle le sache. Si nous possédions une conscience totale d'un acte de notre spontanéité, l'apparence intuitive, c'est­à-dire hétérogène à la pensée, de l'objet mathématique aussi bien que de l'objet empirique disparaîtrait. Nous jouirions alors de ce que Kant appelait l'intuition intellectuelle, la pensée voyant ce qu'elle produit, au fur et à mesure qu'elle le produit. Mais ce pas­sage de l'identité à la différence, cet éclaircissement de la différen­tielle de conscience sont des limites qui en réalité ne nous sont point données actuellement. De même que la double apparence de l'espace comme concept et intuition provient du déplacement par lequel nous passons d'un entendement infini pour lequel la pro­duction de la différence est objet d'une intuition claire, c'est-à­dire d'une présentation, à un entendement fini, pour lequel, au contraire, cette production est obscure, c'est-à-dire ne pouvant devenir l'objet que d'une représentation, de même en physique la double apparence du donné comme a priori et comme a poste­riori provient du double point de vue nécessaire où la conscience, eu égard à son objet, tantôt le réduit à la limite inférieure de sa différentielle, où le produit parait hors du producteur, tantôt au contraire rassemble idéalement dans la limite supérieure de son intégrale la clarté de l'être dans l'évidence de l'action (1).

Mais cette solution apportée au problème transcendantal n'est-elle pas en réalité une suppression de ce problème? Le raisonnement de Maïmon repose tout entier, en effet, sur le refus d'accorder pleinement la conscience de soi à la conscience. Deux mondes naissent alors : le monde de l'entendement infini pour lequel la connaissance se résout en conscience, l'intuition en

(1) Lettre de J{ant à Marcus Herz du 26 mai 1789 : d'après Maïmon, • si l'entendement doit avoir un rapport législateur à l'intuition sensible (non seu­lement empirique, mais encore a priori), il doit lui-même être le créateur tant de ces formes sensibles qu'également de leur matière, c'est-à-dire des objets, parce qu'en cas contraire le quid juris ne recevrait pas une réponse satisfai­sante. Elle pourrait être donnée d'après les principes leibnizio-wolfiens, si on leur ajoute l'affirmation que la sensibilité n'est pas spécifiquement distincte de l'entendement, mais qu'en tant que connaissance du monde elle appartient uniquement à l'entendement, avec la simple différence du degré de conscience, qui, dans le premier type de représentation, est un infiniment petit, dans le second une grandeur donnée (finie), et que la synthèse a priori ne peut donc avoir de validité objective que parce que l'entendement divin, duquel le nôtre n'est qu'une partie, ou, d'après son expression, avec lequel le nôtre, encore que ce ne soit que d'une façon limitée, ne fait qu'un, est lui-même créateur des tonnes et de la possibilité des choses du monde •·

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concept, l'empirique en apriorique, et le monde de l'entendement fini qui saisit ces différentes genèses sous la forme de la dualité d'être. Or peut-on dire que ce qui est ici apparence se trouve là réalité ? Le mouvement que la conscience finie accomplit comme mode n'est-il pas nié au lieu d'être fondé dans la substance de l'infini ? ne retrouvons-nous pas chez Maïmon la position dog­matique du problème qui débouche immédiatement dans le scepticisme, dans la mesure où l'attribut divin est posé comme négation de ce que présente la conscience de soi ? Le sens de la révolution copernicienne se trouve a priori faussé ; on ne passe plus de la connaissance à l'être objectif, mais la connaissance a de nouveau besoin de l'être divin pour lui conférer une validité : « tout en affirmant que l'identité et la différence sont conditions de toute pensée et de toute connaissance, il se refuse à faire de la faculté de connaître ou du sujet le fondement de ces différences; ils n'existent qu'à titre de conditions. Les différences, au contraire, si elles conditionnent la connaissance, existent autrement que comme condition de celle-ci : elles ont une existence indépen­dante du mode de la connaissance (1) ». La conscience est encore conçue hors de la conscience de soi et par là toute philosophie est rendue impossible, puisque la vérité échappe à la connaissance, puisque donc l'accord entre la production infinie et la reproduc­tion finie ne repose pas et ne peut pas reposer sur la présentation d'une genèse mais seulement sur la représentation d'un postulat. « L'entendement infini reste << qualité occulte », obscurité de la conscience ; le mécanisme de la production est simplement pos­tulé comme une fiction commode; l'affirmation d'un accord originaire entre la production et la reproduction est donc arbi­traire. Mais de plus, par une véritable contradiction envers la méthode copernicienne, au lieu que l'hypothèse concernant la production soit comme extrapolée du mécanisme de la repro­duction dans le sujet, le mode d'action dans l'entendement infini, immédiatement objectivé comme prius, est conçu comme diffé­rent du mode d'action dans le sujet connaissant fini, rejeté lui­même au rang de satellite. La déduction des catégories établit que les conditions d'existence des choses dans l'entendement infini sont différentes des conditions de la connaissance des choses existantes, pour l'entendement fini. Si le rapport du maximum de différence rend possible en nous la succession, laquelle rend à son rour possible la perception des objets, la succession ne conditionne en rien l'existence même des objets.

(1) GutRouLT, op. cit., p. 130.

J, VUILLEIII:IN 4

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Les existences ne se succèdent pas, l'irréversibilité est une illusion, la catégorie de cause est donc sans réalité. Il est visible que cet échec a sa source dans un manquement envers l'esprit coper­nicien de la méthode : tout se passe comme si deux moi distincts existaient, l'un produisant, l'a~tre connaissant; leur immanence ne change rien à l'aftaire, car le premier est à l'égard du second comme la chose en soi kantienne à l'égard du phénomène : il est fondement, qualité occulte et essentiellement différent du sujet (1). »

(1) GUÉROULT, op. cit., p. 131; on comprend pourquoi, à Maïmon qui lui objectait que dans les perspectives de la Critique de la Raison pure, il était impossible de comprendre la raison d'être de l'unité entre l'intuition etle concept dans la connaissance, Kant ait répondu qu'une telle compréhension dépasserait précisément nos propres facultés d'intuition et de concept, présupposerait ainsi que nous fût donné à titre constitutif et non seulement régulateur un intellect archétype et nous ferait quitter le sol critique de la finitude transcendantale, qu'enfin il «n'est pas nécessaire de répondre à cette question puisque la simple existence de la conscience empirique de soi implique - et elle est radicalement certaine et hors de doute - l'action simultanée des deux sources de connais­sance •. La finitude prouverait donc à la fois l'insolubilité nécessaire et l'inutilité effective de l'interrogation maïmonienne. • Car si nous pouvons montrer que notre connaissance des choses, même celle de l'expérience, n'est possible qu'à partir de ces conditions, alors non seulement tous les autres concepts de choses (qui ne répondent pas à ces conditions) sont pour nous vides et ne peuvent servir à absolument aucune connaissance, mais également tous les data des sens à une connaissance possible ne représenteraient jamais sans ces conditions des objets, même ils ne parviendraient jamais à cette unité de conscience qu'on peut exiger pour la connaissance de moi-même (en tant qu'objet du sens interne). Je ne pourrais assurément pas savoir que je possède ces data, par conséquent ils ne seraient pour moi, en tant qu'être connaissant, absolument rien, auquel cas (dans la mesure où par la pensée je me transforme en animal) en tant que représentations, qui seraient liées d'après une loi empirique de l'association et qui auraient ainsi de l'intluence sur le sentiment et sur la faculté de désirer, ces data continueraient de pouvoir exercer leur jeu réglé (supposé que je fusse conscient de chaque représentation particulière, mais non du rapport de celles­ci à l'unité de la représentation de son objet, par le moyen de l'unité synthé­tique de l'aperception), sans que par là je fusse en état de connaître le moins du monde même ce mien état • (Lettre à Marcus Herz du 26 mai 1789). La simple conscience que ... , c'est-à-dire les états du désir suscités par les représentations du plaisir et de la douleur, a besoin pour se réfléchir de la synthèse de l'imagi­nation. L'apparition au sens interne qui, dans certains passages polémiques de la Critique de la Raison pure, destinés à critiquer la confusion de la sensibilité et de l'entendement, semble pouvoir se développer de façon autonome, ne saurait parvenir à la simple possession d'elle-même comme apparence que sur le fond d'une connaissance possible par l'intervention des synthèses de l'in­tuition, de la reproduction et de l'imagination. Lorsque Kant affirme, par exemple, pour montrer qu'une déduction des concepts purs de l'entendement est nécessaire, que •la conformité des objets de l'intuition sensible aux conditions formelles de la sensibilité qui se trouvent a priori dans l'esprit est claire, puis­qu'autrement ils ne seraient pas des objets pour nous •, mais qu'il n'est pas facile de prouver, • qu'ils doivent aussi être de plus conformes aux conditions dont l'entendement a besoin pour l'unité synthétique de la pensée, car il pour­rait parfaitement y avoir des phénomènes ainsi faits que l'entendement ne les trouvât pas du tout conformes aux conditions de son unité, et que tout fO.t dans une telle confusion que, par exemple, dans la série des phénomènes, rien

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C'est donc le réalisme de l'inconscient qui renverse le Pour-soi en En-soi, et la Recherche d'une Philosophie transcendantale en son contraire. C'est le recours à l'inconscient, c'est-à-dire la sépara­tion de la conscience et de la conscience de soi qui interdit de conférer un sens véritablement transcendantal au principe de causalité et qui transforme la doctrine apparemment positive de Maïmon en une doctrine sceptique qui ne parvient pas à dépasser Énesidème (1). Or, qu'est-ce que cet inconscient, qu'est-ce que cette conscience sans conscience,· qu'est-ce que ce Je pense sans réflexion et parallèlement cette réflexion sans Je pense, sinon la séparation de l'homme et de Dieu, sinon le postulat par lequel toute la philosophie classique est constamment passée du fini à l'infini, de la subjectivité de la raison humaine à l'objectivité de la substance divine ? C'est faute d'avoir sérieusement pensé la révolution kantienne, c'est-à-dire la finitude de la· raison, que Maïmon ne peut éviter le dogmatisme et l'inconscient ne fait qu'exprimer chez lui cette aliénation de la pensée, qui refusant d'intussusceptionner l'infini dans le fini, choséifie ce dernier dans l'être inaccessible d'une chose en soi dont le caractère idéal ne peut cependant pas nous tromper sur sa signification réelle. L'inconscient maïmonien dont la reprise perpétuelle dans la philosophie kantienne et romantique expliquerait le retour per­manent d'une philosophie du sujet à une philosophie de la sub­stance, c'est donc la fuite du problème métaphysique de sa fini-

ne se présentât qui fournît une règle de la synthèse et qui correspondU par conséquent au concept de la cause et de l'effet, si bien que ce concept serait tout à fait vide, nul et sans aucun sens •, il ne conclut à l'autosuffisance de l'intuition et ne déclare que • les phénomènes n'offriraient pas moins dans ce cas des objets à notre intuition, car l'intuition n'a besoin en aucune manière des fonctions de la pensée • (Critique, p. 104-105) que d'un point de vue encore abstrait et incomplet, comme le prouveront l'intervention au niveau même de l'intuition • d'une synthèse qui correspond toujours à la synopsis • (Critique, 109), la réciprocité complète de la spontanéité et de la récepti­vité qui en découle et la nécessité de la synthèse de l'appréhension • qui a directement pour objet l'intuition, laquelle sans doute présente un divers, bien qu'elle ne puisse jamais sans une synthèse préliminaire produire ce divers comme tel et aUSSi comme CONTENU DANS UNE REPRÉSENTATION» (Critique, 112). Peut-être la conscience captive de l'animal vit la reproduction sans conscience de la recognition; mais c'est là une hypothèse-limite, et en réalité contradic­toire, comme la notion d'inconscient maïmonien, avec la Révolution coper­nicienne. Bien que la conscience réfléchie puisse n'être ni frappante, ni immé­diate et ne se produire qu'indirectement dans l'effet de l'acte, elle est néanmoins toujours et a priori possible (Critique, p. 116, p. 119 et p. 131, note). Ma connaissance de moi comme objet du sens externe est littéralement exigée par ma simple conscience de moi comme phénomène dans ce sens interne (plaisir ou douleur). Déjà l'intuition intellectuelle de Fichte anime la déduction kan­tienne et sert de preuve finale au principe suprême d'après lequel le Je pense doit pouvoir accompagner toutes mes représentations.

(1) GuÉROULT, op. cit., 113-120; tr. ph., 187-189, 213-226, 261 sq.

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tude par le moi. C'est précisément le déplacement sceptique de concepts dont Hegel a parlé dans la Phénoménologie et que, avant lui, Schulze reprochait à Kant, sans y échapper lui-même. La pensée de Dieu n'exprime que l'étrangeté de l'homme à lui-même. L'aliénation divine c'est là la source du dogmatisme (1).

C'est ce que Fichte a bien compris dans la critique qu'il adresse à Maïmon : « En ce qui concerne la catégorie de causalité, Maïmon dit expressément la même chose que la Théorie de la Science, seulement un tel procédé de l'esprit humain, ille nomme une illusion. Nous avons vu, par ailleurs, qu'il ne faut pas nommer illusion ce qui est conforme aux lois de l'être raisonnable, qui est absolument nécessaire d'après celles-ci et qui ne peut pas être évité si nous ne voulons pas cesser d'être des êtres raisonnables; mais c'est ici que se trouve véritablement le point litigieux : «vous pouvez toujours avoir ll, dirait Maïmon, cc des lois de pensée a priori, comme je vous accorde que vous l'avez prouvé)) (ce qui par ailleurs est accorder beaucoup, car comment une simple loi pourrait-elle exister dans l'esprit humain sans application, une pure forme sans matière ?), cc cependant vous ne pouvez les appliquer à des objets que par l'intermédiaire de l'imagination, par conséquent, dans l'opération d'application de celle-ci, objet et loi doivent être identiques. Comment parviendrait-elle alors à des objets ? >> Cette question ne peut pas trouver d'autre réponse que celle-ci : l'imagination doit produire l'objet même (comme la Théorie de la Science l'a déjà exposé en partant d'autres prin­cipes et indépendamment de ce besoin). L'erreur qui s'appuie sans doute sur la lettre de Kant mais qui contredit complètement son esprit consiste donc uniquement en ce que l'objet devrait être autre chose qu'un produit de l'imagination. L'affirme-t-on, on revient alors au dogmatisme transcendantal et l'on s'éloigne tout à fait de l'esprit de la philosophie critique (2) ». La raison du

(1) Ainsi dans la Lettre à Marcus Herzdu 26 mai 1'189, KANT accuse Maimon de • spinozisme •·

(2) FICHTE, Grundriss des Eigenthamlichen der Wissenschaftslehre, S. W., I, 389. Problème admirablement vu par Kant au début de la Deuxième Section de la Déduction des concepts purs de l'entendement (J,>remière édition). Que fait en réalité Maïmon lorsqu'il oppose la différence à 1 identité et qu'il met en doute l'objectivité de la synthèse au profit de la certitude de l'analyse 'l Il confond les catégories avec les formes logiques du jugement puisqu'il n'aperçoit pas en elles le rapport nécessaire à l'intuition, à la possibilité de l'expérience qui les constitue en connaissances a priori. Il retourne ainsi nécessairement au dogmatisme et à une métaphysique de l'infini: comme • un concept a priori qui ne se rapporterait pas à l'expérience possible ne serait que la forme logique d'un concept, mais non le concept même par lequel quelque chose serait pensé (a) ., il est nécessaire de faire appel non plus au rapport nécessaire de l'entendement

(rJ) KANT, Or. r. pure, 107.

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déplacement des concepts chez Maïmon, c'est donc un refus de conférer une signification transcendantale à l'imagination, c'est un ferme propos sceptique et dogmatique de considérer l'imagi­nation comme imaginaire, c'est-à-dire de retourner à la position du problème, telle qu'elle apparaissait chez Spinoza et dans la philosophie classique en général qui distinguent une pensée pure en Dieu et en l'homme une imagination passionnée.

L'imagination transcendantale c'est la raison finie, et Maïmon lui refuse l'objectivité parce que cette finitude est emmurée en elle-même ; parce que loin d'intussusceptionner l'infini comme l'implique l'esprit du kantisme en tant que l'imagination est la source de l'unité de la connaissance, elle le choséifie dans un enten­dement divin, autrement dit dans l'être d'une substance infinie.

à l'intuition, mais à celui de la pensée à la chose en soi pour rendre à la philo­sophie un contenu réel. L'appel que Maïmon fait à l'intellect divin n'est autre que la conséquence de son scepticisme concernant l'intellect humain, c'est-à-dire le renouvellement même de l'erreur qui conduisait Descartes du Cogito à l'existence divine et Leibniz de la monade à la monadologie. Sous une forme nouvelle les prestiges de l'idéalisme problématique se trouvent rétablis : on n'aperçoit pas que la détermination, la synthèse est essentiellement et d'un seul coup la relation horizontale entre la cause et l'effet et la relation verticale entre l'entendement et l'objet comme phénomène. • Or, ces concepts qui contiennent a priori la pensée pure dans chaque expérience, nous les trouvons dans les catégories, et c'est déjà donner une déduction suflisante de ces concepts et une justification de leur valeur objective que de pouvoir prouver qu'un objet ne peut être pensé que par leur moyen (b) ».Le principe de la déduction des caté­gories est simple : il s'agit de montrer à l'œuvre des pensées d'objet. Mais c'est là précisément l'inverse du dogmatisme de l'infini. Car une telle pensée d'objet, une catégorie est le contraire du vide ; elle implique la relation nécessaire à une expérience possible et donc à une connaissance, puisque les principes de la possibilité de l'expérience sont identiques aux principes de la possibilité de l'objet de l'expérience. Aussi les catégories sont des actes de l'entendement, non des formes logiques du jugement. C'est pourquoi le problème des sources subjectives de la connaissance ne peut être détaché de celui de leur déduction ; ces synthèses a priori sont avant tout non pas des jugements qu'on pourrait éclaircir « objectivement » par une méthode apagogique et à titre d'hypothèses données, mais, au contraire, des actes subjectifs et constituants qui impliquent par un procès immanent le rapport fondamental à l'objet et qui contiennent sans avoir besoin d'une démonstration ou d'une justification ultérieures la preuve de leur portée extérieure. La distinction kantienne entre pensée et entendement, entre logique et transcendantal, entre les rêves de la métaphy­sique et les objets de la physique réelle, entre phénomène et chose en soi, c'est précisément ce qu'ignore Maimon en isolant l'acte synthétique de l'imagination de son acte constituant et nécessairement objectivant : • Mais, comme, dans une telle pensée (Gedanlcen = pensée d'objet) il y a en jeu quelque chose de plus que l'unique pouvoir de penser (Vermôgen zu denken), à savoir l'enten­dement, et que l'entendement même, considéré comme pouvoir de connaissance (Enkennt.nisvermôgen) qui doit avoir rapport aux objets, a précisément besoin d'un éclaircissement touchant la possibilité de ce rapport, nous devons alors examiner tout d'abord, non dans leur nature empirique, mais dans leur nature transcendantale, les sources subjectives qui constituent les fondements a priori de la possibilité de l'expérience. •

(b) In., ibid., 108, 109.

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L'application à des objets, tel est alors le problème fondamental de la révolution copernicienne (1). Maïmon pense que l'imagina­tion s'applique à des objets qui lui sont donc extérieurs et qui ne peuvent être fournis que par une conscience qui est à la fois conscience et négation de conscience de soi, savoir un incons­cient. Comme le conclut logiquement Fichte on n'évitera le dogmatisme de l'inconscient qu'en faisant de l'imagination trans­cendantale la productrice de l'objet, l'acte par lequel elle s'applique aux choses étant l'acte même par lequel elle passe à l'existence objective. << Maïmon a mis simplement en doute l'applicabilité de la loi de causalité ; d'après ce principe il aurait pu douter de l'applicabilité de toutes les lois a priori; de même Hume. Il rappelait : c'est nous-mêmes qui avons en nous notre concept de la causalité et qui le reportons sur les choses, par conséquent notre connaissance n'a aucune validité objective. Kant lui accorde la première proposition, non seulement pour le concept de causalité, mais pour tous les concepts a priori. Mais en prouvant qu'un objet ne peut être absolument que pour un sujet possible, il refuse sa conséquence. Dans ce débat, on ne touche pas à la difficulté de savoir par quelle faculté du sujet, ce qui se trouve dans le sujet est reporté sur l'objet. C'est unique­ment par l'imagination que nous appliquons la loi de causalité à l'objet, montre Maïmon; donc notre connaissance n'a aucune validité objective et l'application de nos lois de pensée à l'objet est une simple illusion. La Théorie de la Science lui accorde la première proposition non seulement pour la loi de causalité mais pour toutes les lois a priori ; toutefois une détermination plus exacte de l'objet, qui se trouve déjà dans la Critique kantienne, montre que c'est pour cette raison que notre connaissance a jus­tement une validité objective et que c'est sous cette condition seulement qu'elle peut l'avoir. Ainsi le scepticisme et le dogma­tisme font chacun leur chemin uniforme et tous deux demeurent

(1) Lettre à Marcus Herz du Z6 mai 1789: • La théorie de M. Maimon est finalement l'affirmation d'un entendement (et précisément de l'entendement humain) non seulement comme une faculté de penser, comme c'est le cas pour nous et peut-être pour tous les êtres créés, mais proprement comme une faculté d'intuitionner, dans laquelle la pensée ne serait qu'une façon d'amener le divers de l'intuition (qui à cause de nos limites n'est qu'obscur) à une claire conscience ; au contraire, j'attribue le concept d'un objet en général (qui ne peut pas être atteint dans notre intuition quelle que soit la clarté de la conscience que nous en avons) à l'entendement en tant que faculté particulière, à savoir unité synthétique de l'aperception, par laquelle seule le divers de l'intuition (dont je puis toujours me rendre particulièrement conscient chaque élément) peut être amené dans une conscience unifiée à l'état de représentation d'un objet en général (dont le concept est maintenant déterminé par ce divers). »

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fidèles à eux-mêmes. C'est très improprement qu'on peut dire que le critique réfute le sceptique ; au contraire, il lui accorde ce qu'il demande et même bien plus qu'il ne demande, et illimite simple­ment les prétentions que le sceptique, exactement comme le dogmatique, émet généralement .à une connaissance de la chose en soi en montrant que ces prétentions ne sont pas fondées ( 1) ».

Le déplacement du fini et de l'infini, c'est donc le nerf du scep­ticisme même, parce qu'il accepte ce déplacement, parce que refusant de s'en tenir à la raison finie, il postule un entendement infini où la fonder. Maïmon prend la place de Schulze dans la réfutation que le criticisme de Fichte fait du scepticisme, et ce qui correspond au rapport Kant-Hume, c'est maintenant le rapport Fichte-Maïmon. Avec Hume, Kant montrait la subjec­tivité de la causalité ; plus loin que Hume, dans le sens de Hume il établissait la subjectivité de tous les concepts a priori. Contre Hume il montrait seulement le caractère transcendantal, c'est-à­dire l'objectivité de cette subjectivité. De même avec Maïmon, Fichte posait dans l'imagination transcendantale l'acte d'appli­cation des concepts à l'objet, c'est-à-dire l'acte de production de l'objet. Plus loin que Maïmon, dans le sens de Maïmon, Fichte découvrait encore dans l'imagination transcendantale la source de toutes les genèses objectives, c'est-à-dire de toutes les appli­cations de concepts a priori à des objets. Contre Maïmon, il montre enfin le caractère transcendantal de l'imagination c'est-à­dire la réalité de son objet. Il n'est nul besoin de l'entendement infini pour échapper à l'idéalisme empirique. Mais la raison finie elle-même possède le secret de l'objectivité. Dieu mort, la vérité demeure. Les différentielles de conscience que Maïmon admettait à titre de substituts des phénomènes empiriques, Fichte les trans­forme en limitations du moi et leur confère ainsi une réalité phénoménale empirique. L'intervention divine chez Maïmon volatilisait le phénomène (Erscheinung) en apparence (Schein). En exorcisant la vérité de son fondement divin, Fichte retrouve la subjectivité transcendantale et finie ; le monde des phéno­mènes reprend son sens parce qu'il rend au moi pratique son primat et au devoir-être sa priorité par rapport à l'être (2).

(1) FICHTE, Grundriss des Eigenthümlichen der Wissenschaftslehre, S. W., 1, s. 388-389.

(2) La philosophie de Maïmon aboutit à un dualisme absolu. Elle pose d'une part l!l Moi absolu, de l'autre le Moi intelligent ; celui-ci, à titre d'illusion, comme engagé dans les disjonctions de la dépendance et dans l'opposition du Moi et du Non-Moi; celui-là, à titre de vérité,·comme aséité pure. Or n'est-ce pas là le point de vue de la philosophie théorique, l'Hauptantithese qui com­mande toute la phénoménologie de la connaissance ? «Le Je, comme intelligence

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CHAPITRE III

EXAMEN DES PRINCIPES KANTIENS A LA LUMIÈRE

DE L'INTERPRÉTATION FICHTÉENNE

SECTION 1

LA STRUCTURE ET LES CONSÉQUENCES DE LA MÉTHODE GÉNÉTIQUE

§ 6. La réflexion originaire : l'identité de l'intuition et du concept (réflexion et intuition)

L'instrument essentiel du dogmatisme, c'est le déplacement des concepts dans la déduction, le passage de la conscience de soi finie à la conscience infinie (non thétique de soi). Or le criticisme lui-même dans la mesure où il semble se << déplacer >> n'échappe pas aux contradictions du dogmatisme. L'exemple de Maïmon

(Suile de la nole 2 de la page 55.) en général, est dépendant d'un Non-Je indéterminé et, jusqu'à maintenant, entièrement indéterminable; et ce n'est que par un tel Non-Je et en vertu de lui, qu'il est intelligence. Mais le Je doit être posé, eu égard à ses déterminations, entièrement par lui-même, et par conséquent il doit être tout à fait indépendant de quelque Non-Je possible que ce soit. Donc le Je absolu et le Je intelligent (s'il est permis de s'exprimer comme s'ils constituaient deux Je, alors qu'ils ne doivent en constituer qu'un} ne sont pas une seule et même chose, ce qui contre­dit l'identité absolue du Je» (Grundlage der gesammten W. L., S. W., I, S. 248-249). Le déplacement maïmonien, c'est-à-dire le fait que sa philosophie ne dépasse pas l'opposition de l'Absolu et de l'Intelligence et qu'elle vive de cette contradiction, provient donc de ce que le point de vue théorique est seul pris en considération. Dogmatisme et aveuglement pratique vont de pair. Seul le primat de la Raison pratique affranchira la pensée du dualisme. Seul il triom­phera des antinomies. • Dans cette propositron (le Je se pose comme détermi­nant le Non-Je} se trouve une antithèse principale, qui englobe tout le conflit entre le Je, comme Intelligence, c'est-à-dire comme limité, et le même Je, comme absolument posé, donc comme être illimité, et qui nous oblige à admettre comme moyen d'union une faculté pratique du Je • (Grundlage der gesammten w. L., s. w., I, s. 247}.

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nous le rappelle avec sa chose en soi à la seconde puissance, avec son noumène raffiné : l'inconscient et la différentielle de cons­cience. Mais ces difficultés n'ont surgi que faute d'avoir établi préalablement le type même d'existence qui appartient en propre au Je. Maïmon a conçu le Je comme un en-soi, non comme un pour-soi: ses paroles contredisaient ses actes. Il s'affirmait coper­nicien quand il agissait en dogmatique. Sans doute prétendait-il substituer l'exposition génétique (Dartellung) à la représentation (Vorstellung) mais cette substitution ne donnait pas ce qu'elle promettait car elle s'accompagnait du déplacement. Pour le Je fini, l'objet restait obscur, il y avait des différentielles de cons­cience réfractaires à _leur propre regard et c'était précisément cette opacité de l'inconscient qui expliquait la double apparence réaliste de l'objet, mathématique dans l'intuition pure et physique dans le donné empirique. Pour soi le Je en restait fatalement à la repré­sentation et la genèse n'intervenait que pour autrui, pour Dieu. Cette conscience différentielle qui s'apparaissait pour soi sous forme de donné, d'a posteriori et d'intuition ne s'éclaircissait en construit, en a priori et en concept que sous le regard de Dieu. La lumière de la vérité, voici que le Je copernicien la recevait du dehors et le criticisme se renversait en son contraire. Exorciser l'inconscient, ce sera donc d'abord restituer aux actes du pour-soi leur clarté naturelle, leur spécificité de pour-soi. << L'affirmation fondamentale du philosophe en tant que tel est la suivante : dans la mesure où le Je n'est que pour lui-même, un être qui lui est extérieur se produit en même temps nécessairement pour lui. Le fondement de cet être se trouve dans le Je, l'être est condi­tionné par le Je : conscience de soi et conscience d'un quelque chose, qui ne doit pas être nous-même, sont étroitement liées, mais il faut regarder la première comme le conditionnant et la seconde comme le conditionné ( 1) ».

Jusqu'ici Maïmon admettait toutes ces propositions de la Théorie de la science. Seulement, il les admettait, non pour le Je lui-même mais pour un autre, pour l'être divin, ou pour le philo­sophe qui tend à se rapprocher de cet être par la réflexion; quant au Je, il ignore sa propre vertu de production transcendantale. Or c'est ce recul devant l'esprit copernicien, c'est cette résorption du pour-soi en en-soi que Fichte proscrit dans le dogmatisme subtil de Maïmon en poursuivant : « pour prouver cette affirmation, non sans doute par un raisonnement comme valable pour un système

(1) FICHTE, Zweite Einleitung in die Wissenschaftslehre, 1797, S. W., 1, s. 457-458.

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de l'existence en soi, mais par l'observation du procès originaire de la raison comme valable pour la raison, il faudrait montrer d'abord comment le Je est et devient pour soi ; ensuite que cet être de soi-même pour soi-même n'est pas possible sans qu'en même temps un être extérieur à lui se produise pour lui. » Considérée en elle­même la méthode génétique ne suffit pas à réaliser la révolution copernicienne et l'opposition entre le raisonnement (Raisonne­ment) et l'observation (Beobachtung) ne recouvre nullement l'opposition entre la représentation (Vortellung) et la description (Darstellung). Une différence essentielle demeure en effet : la description engendre bien l'objet, mais de l'extérieur. A cet égard, elle reste un raisonnement du philosophe sur la chose. En elle ne se réalise pas l'identité du sujet et de l'objet, l'évidence de l'Absolu. Pour qu'on passe de la description à l'observation, il faut que l'auto-genèse de la représentation se substitue au point de vue extérieur qu'on en peut prendre, et que la conscience commune elle-même devienne philosophante à sa manière. C'est la condition nécessaire pour que le génétisme ne retourne pas au dogmatisme : le sujet doit opérer la construction de soi non pour autrui, mais pour lui-même, et c'est faute d'avoir poursuivi la genèse au sein du pour-soi pour lui-même, que Maïmon, tout en critiquant apparemment la chose en soi n'a pu finalement l'expulser de sa philosophie. De son point de vue, en effet, le Je ne découvre son essence, le sens transcendantal de son acte, que du point de vue de la Chose, de l'Entendement infini. Le retour du Je sur soi, qui constitue effectivement le Soi, est déplacé en Dieu. Or<< ce n'est que par cet acte et uniquement par lui, par un agir sur un agir même, agir déterminé que ne précède aucun agir en général, que le Je devient originairement par lui­même (1) ». Il n'y a donc pas de déduction de la conscience de soi susceptible de nous faire connaître par une réflexion transcendante à son essence une conscience plus originaire, mais ce Je originaire est un acte pleinement déterminé en soi et pour soi. La conscience vulgaire n'a pas à chercher sa vérité dans la conscience philo­sophique, car on ne voit pas comment celle-ci serait capable de conférer quoi que ce soit à celle-là, si celle-là ne le possède pas déjà au préalable. Le propre de la méthode copernicienne - et telle est sa différence avec le dogmatisme raffiné de Maïmon -c'est de refuser l'inconscient et de découvrir dans la conscience de soi elle-même le fondement et la garantie de la conscience de l'objet. Ainsi le philosophe comprendra << que, s'il se contente,

(1) FICHTE, Zweite Einleitung in die Wissenschaftslehre, S. W., 1, S. 459.

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avec l'idéalisme transcendantal, de supposer d'une façon simple­ment problématique que toute conscience repose sur la conscience de soi et est conditionnée par là, postulat qu'il admet du reste du moment qu'il tourne un regard simplement attentif en lui-même et s'élève jusqu'au besoin d'une philosophie, mais dont la justesse lui doit être catégoriquement exposée dans la philosophie elle­même par une déduction complète de l'expérience totale à partir de la possibilité de la conscience de soi - que donc il est obligé avant tous les autres actes de la conscience de penser ce retour en soi comme conditionnant ceux-ci, ou, ce qui revient au même, qu'il est obligé de penser ce retour en soi comme l'acte originaire du sujet, et même, puisque rien n'est pour lui qui ne soit dans sa conscience, mais que tout ce qui est par ailleurs dans sa cons­cience est conditionné par cet acte même, et ne peut donc pas à son tour le conditionner sous le même rapport, il est obligé de le penser comme un acte inconditionné pour lui et donc absolu ; il comprendra donc que ce postulai el celle pensée du Je comme origi­nairement posés par lui-même soient tout à fait identiques et que l'idéalisme transcendantal, s'il entreprend systématiquement sa tâche, ne puisse pas procéder autrement qu'il ne procède dans la Théorie de la Science (1) ». Le cc postulat » transcendantal impliqué par toute la Révolution copernicienne et qui consiste à renverser l'ordre dogmatique pour faire tourner l'objet autour du sujet et non plus le sujet autour de l'objet coïncide donc avec l'intuition intellectuelle qui attribue au sujet une rentrée en soi originaire d'une clarté absolue et qui le promeut immédiatement à l'existence pour soi. Ignorer cette identité c'est retourner avec Maïmon à la chose. La clarté du pour-soi appartient nécessaire­ment au sujet, si l'on veut éviter, sitôt lancée l'affirmation critique, de se contredire en l'aliénant dans la substance. Aussi la vérité de la conscience philosophique est-ce la conscience vulgaire. Voilà le vrai renversement copernicien. La genèse transcendantale n'attend plus d'une vérification transcendante divine ou philo­sophique, mais par essence hypothétique et soumise de ce fait au doute sceptique, le . sceau de l'évidence intellectuelle. Au contraire, du moment que le principe copernicien affirme en même temps la finitude de la raison, elle le reçoit d'elle-même, dans l'intériorité absolue du pour-soi. Enfin le moi n'est plus le produit d'un autre être et la conscience de soi fonde véritablement la conscience de l'objet.

(1) FICHTE, Zweite Einleitung in die Wissenschaftslehre, S. W., l, S. 462-463.

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:E:tre fidèle à l'inspiration kantienne, c'est donc rappeler d'abord que la réflexion philosophique ne tire sa vérité que de son adéquation à la réflexion originaire - loin que celle-ci doive à celle-là quelque chose de son évidence. <<Puisqu'en vertu de son concept rien ne peut être dans le Je qu'il ne pose en soi, ce factum lui aussi (l'existence de la représentation comme détermination du Je par le non-Je) il doit le poser en soi, c'est-à-dire qu'il doit se l'expliquer originairement d lui-même, le déterminer et le fonder complètement. Un système des faits qui se présentent dans l'expli­cation originaire de ce factum dans l'esprit de l'être raisonnable est une Théorie théorique de la science en général et cette expli­cation originaire embrasse la faculté théorique de la raison. Je dis bien : l'explication originaire de ce factum. Celui-ci est présent en nous sans rien devoir à notre collaboration scientifique ; il est expliqué sans notre collaboration scientifique, simplement par les lois et la nature d'un être raisonnable et d'après elles; et les différents moments dans le progrès de cette explication sont des faits nouveaux, la réflexion s'applique à ce factum originaire et c'est ce que je nomme l'explication originaire. Tout autre est l'expli­cation savante et scientifique telle que nous l'abordons dans la philosophie transcendantale. En elle la réflexion s'applique juste-, ment à cette explication originaire du premier factum pour l'exposer scientifiquement (1) ». Le sens de la révolution coper­nicienne c'est bien la découverte de la finitude : l'originaire c'est la conscience vulgaire. C'est elle et elle seule, sans recours à l'explication scientifique ou philosophique, qui dans l'intériorité de ses actes constitue l'horizon transcendantal de la vérité, l'objectivité de l'objet. Toute la méthode de l'intuition intellec­tuelle se trouve dès lors définie et déterminée : montrer comment rien ne se présente dans le Je que le Je n'ait primitivement posé en soi dans l'acte auto-positionne! de la réflexion originaire, source de toute clarté et de toute conscience (2). Les implications en sont immédiatement claires : premièrement, la réflexion ori­ginaire, c'est-à-dire l'intuition intellectuelle, pose l'identité du sujet et de l'objet ; elle est donc par essence différente de toute

(1) FICHTE, Grundriss des Eigenthümlichen der Wissenschaftslehre, S. W., 1, S. 331-332, Ce texte contient en puissance l'idée d'un développement phéno­ménologique du sujet, comme on le verra ci-dessous au § 8.

(2) FICHTE, Grundriss ... , S. W., 1, S. 333 ; Zweite Einleitung in die W. L., S. W., 1, S. 456 et 459 : « Comment en arrivons-nous à admettre un être ? Comme cette question part du recueillement (Einkher) en soi-même, de la remarque suivant laquelle l'objet immédiat de la conscience est uniquement la conscience même, elle ne peut parler d'aucun être autre que d'un être pour nous ; et ce serait un contre-sens complet que de la tenir pour une question concernant un être sans rapport à une conscience. »

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réflexion dérivée et en particulier de la réflexion philosophique où le sujet et l'objet sont séparés et distincts, celui-ci se défi­nissant par le pour-soi qui devient en-soi, celui-là par le regard du pour-autrui ; deuxièmement, cette réflexion originaire, en tant qu'elle est l'acte d'un pour-soi, n'est point le fait d'une abstrac­tion, mais l'acte même du Cogito déterminant ; le concept et l'intuition s'identifient en elle ; troisièmement, la nature objective de l'objet doit, sans se fondre dans l'illusion, apparaître au pour-soi lui-même dans son essence, comme position du pour-soi. La conscience vulgaire n'a pas à emprunter à la conscience philo­sophique l'explication de la genèse de la chose et de son apparence réaliste à la conscience : au contraire elle doit la lui fournir.

C'est d'abord l'identité du sujet et de l'objet dans la réflexion originaire qui dispense du recours à l'infini, de cette idea ideae dont Spinoza avait déjà indiqué le vide et par laquelle l'autre conscience qui sert de fondement à la conscience de soi retrouve en elle-même la dualité de la conscience de soi et de la conscience et se trouve obligée à un nouveau recours toujours illusoire. L'objection même présuppose donc une essence de la réflexion où sujet et objet s'opposent : « Tu es conscient de toi, dis-tu ; tu distingues donc nécessairement ton Je pensant du Je pensé dans la pensée de celui-ci. Mais pour le pouvoir, le pensant doit en tout cas être dans chaque pensée objet pour une pensée plus haute pour pouvoir être l'objet d'une pensée, et tu obtiens ainsi facile­ment un nouveau sujet qui se rend à son tour conscient de soi ( 1). » Or, ce recours infini que le dogmatisme reproche à l'idéalisme n'est-il pas d'abord impliqué au principe du dogmatisme lui­même ? Car on ne voit pas comment la substance spinoziste ou l'entendement infini de Maïmon, même si on commence par les priver d'une conscience de soi qu'on a rejetée a priori dans le monde des modes de l'illusion et de l'inauthenticité, pourraient être réellement ce qu'on affirme qu'ils sont, savoir : des objets, sans une conscience de soi qui les objective et qui pour se fonder dogmatiquement exige à son tour et à l'infini son aliénation dans l'être par une réflexion formelle ultérieure. Ensuite une telle objection ne touche pas l'idéalisme transcendantal, puisqu'il pose nécessairement dans le retour originaire un Soi du pour-soi, non par une réflexion dérivée et philosophante pour laquelle le sujet resterait distinct de l'objet, mais une réflexion (si même ce mot est ici légitime) originaire et primitive, encore ignorante de la

( 1) FrcHTE, Versuch einer ne uer Darstellung der Wissenschafstlehre, 1797, s. w., 1, s. 526.

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scission par laquelle se produit l'objet. Si Fichte a tant insisté dans son interprétation du kantisme sur l'intuition intellectuelle comme clé de voûte du système, c'est qu'il apercevait unique­ment dans celle-ci le moyen d'éviter le déplacement dogmatique des concepts, fatal dès qu'on n'attribue au Je transcendantal qu'une réflexion dérivée pour l'entendement philosophant de Dieu. Poser l'objet par l'acte transcendantal c'est donc se poser, réfléchir originairement, non en ce sens que le Soi serait ainsi constitué à titre d'objet (c'est là seulement le produit aliéné de la réflexion dérivée), mais à la condition d'entendre par ce Soi une pure activité qui s'absorbe dans l'objet, qu'elle fonde en se posant elle-même, c'est-à-dire le mode d'existence spécifique du pour­soi. Le Je est sujet absolu: tel est le sens de la réflexion originaire dans la proposition : Je suis Je. Il n'est point d'être antérieur à la réflexion originaire, de réfléchi qui y puisse apparaître comme objet possible à un réflexif-sujet, mais la spontanéité absolue confère enfin un sens à cette causa sui que le dogmatisme cher­chait en vain dans un être. « Ce dont l'être (l'essence) consiste uniquement d se poser soi-même comme étant est le Je, comme sujet absolu. Comme il se pose, il est ; et comme il est, il se pose ; et le Je est par conséquent par le Je absolument et nécessaire­ment. Ce qui n'est pas pour soi-même n'est pas un Je (1) n. Le jugement hypothétique fait place dans la réflexion originaire au jugement thétique où l'être s'identifie à une pure thèse absolue.

Mais dès lors l'intuition intellectuelle s'épuise dans cette iden­tité de la position et de l'être. Loin qu'elle puisse, à la façon de la réflexion dérivée, séparer celui-là de celle-ci pour chercher après coup à en reconstituer l'unité, elle ne signifie rien hors de l'absolue fluidité de l'être dans la position de la conscience, dans la cons­cience de soi. C'est parce que Maïmon est au contraire parti de la réflexion dérivée et philosophique qu'il a renvoyé la conscience de soi dans la position du Fini et la conscience dans l'être de l'infini. C'est pour la même raison que le dogmatisme ne cesse de poser la question absurde de l'origine d'un Je et d'un être du Je préalables à la réflexion originaire, de son être hors de sa position. << On entend souvent poser la question : qu'étais-je donc avant de parvenir à la conscience de soi ? La réponse naturelle à cette question est : je n'étais pas, car je n'étais pas Je. Le Je n'est que dans la mesure où il est conscient de soi. La possibilité de cette question se fonde sur une confusion entre le Je comme sujet et le Je comme objet de la réflexion du sujet absolu, et elle est en

(1) FICHTE, Grundlage der gesammten Wissenschaftslehre, S. W., I, S. 97.

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soi tout à fait intenable (1). >> D'ailleurs, la question dogmatique peut s'exprimer de la façon suivante : « ou bien :je dois penser, mais avant de pouvoir penser, je dois être; ou bien encore : je dois me penser, rentrer en moi, mais ce qui doit être pensé, ce sur quoi un retour doit se faire, doit être avant d'être pensé ou d'être l'objet d'un retour. Dans les deux cas (on) postule une existence de soi-même indépendante de la pensée et de l'être pensé de soi-même et présupposé pour lui. Dans le premier cas, celle du pensant, dans le second celle du reflet-au-pensant (2) ».Veut-on donc ne pas se laisser tromper par l'intervention dogmatique de la chose en soi sous forme d'être infini et d'entendement divin? la question se dédouble et offre d'elle-même sa réponse. D'une part avant la pensée naturée, tombée dans la scission de l'objet et du sujet, je remonte à la pensée naturante, à l'acte absolu de poser ce qui pose l'objet, l'être ; loin que nous devions remonter du sujet à l'objet c'est le mouvement inverse, la conversion copernicienne qui s'impose. D'autre part et indissolublement, avant la réflexion dérivée qui pose le moi à titre d'objet, je suis renvoyé à la réflexion originaire où le Je se pose comme Je, sans se poser encore comme objet, où par conséquent la conscience est bien originairement conscience de soi sans cependant à aucun titre impliquer une conscience thétique, objective et réelle de soi ; il ne s'agit pas ici de découvrir un être du moi antérieur à la réflexion, mais de passer d'une réflexion où le moi est pensé à l'accusatif à une réflexion où le Je est posé comme nominatif, mouvement exactement parallèle au premier et qui l'accompagne nécessairement. L'existence (Daseyn) du Je ne relève ni d'un être (Seyn) ni d'une réflexion (mich) objectifs, mais d'un pensant (Denkendes) et du reflet actif qu'y ajoute la réflexion originaire (Zu-Denkendes) :. « Tu dois, eu égard d lon auto-position actuelle, élevée d la conscience claire, présupposer une autre position sem­blable en tant qu'elle se produit sans conscience claire, d laquelle se rapporte la conscience claire el par laquelle elle est condi­tionnée (3) ll. En appelant à la rescousse cette conscience thétique de soi comme sujet sans l'être comme objet, le recours à l'infini est évité car elle me fournit le fondement dernier, la réflexion originaire qui n'est en elle-même et pour soi susceptible d'aucune réflexion dérivée : elle ne le devient que pour la réflexion philo­sophique, mais loin d'en recevoir la vérité, celle-ci la présuppose

(1) FICHTE, Grundlage der gesammten ... , S. W. . . (2) FICHTE, Versuch einer neuen Darstellung der Wissenschartslehre, S. W.,

1, s. 524. . (3) FICHTE, Versuch ... , S. W., I, S. 525.

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toujours. Aussi quelque paradoxaux que paraissent les termes, cette réflexion originaire est une intuition, et c'est uniquement pour avoir omis de remonter au principe suprême du Cogito copernicien que Kant semble avoir postulé comme un fait par­fois irréductible la dualité du concept et de l'intuition, dualité dont il a par ailleurs nié le caractère définitif dans l'imagination transcendantale. Elle se pose en tant qu'elle pose l'objet et c'est pourquoi elle permet l'explication de la conscience, c'est-à-dire du système total de l'expérience et des objets de l'expérience : « une telle conscience immédiate s'appelle en langage scienti­fique : une intuition. C'est aussi le nom que nous voulons lui donner. L'intuition dont il s'agit ici est un se poser comme posant (n'importe quel objectif, que je peux être également moi-même comme simple objet) non un simple poser; car par là nous serions repoussés dans l'impossibilité que nous avons analysée d'expliquer la conscience (1). » La méthode génétique est donc liée à cette intuition-réflexion originaire de l'intuition intellectuelle, seul moyen de rétablir l'unité de la conscience de soi et de la cons­cience de l'objet.

Or l'identité du sujet et de l'objet qui constitue l'essence de cette réflexion immanente en détermine également le rapport à l'universel : cette réflexion est intuition concrète, non concept abstrait (2). Tel est aussi le progrès essentiel que la Théorie de la Science est consciente d'accomplir par rapport à la Critique de la Raison pure. Kant en reste à une description du pour-soi comme un fait; sa méthode n'est jamais véritablement synthétique dans la mesure où la position de l'expérience n'est pas liée théma­tiquement à la position du Je pour lui-même. C'est pourquoi la Critique commence dans l'Esthétique à décrire le divers de l'intuition sans en montrer la genèse. Mais cette méthode a pour conséquence, comme Maïmon l'avait bien aperçu, d'interdire au philosophe de découvrir véritablement la nécessité et le prin­cipe qui fondent la contingence même du donné. La possibilité de l'expérience se rapporte à un fait, qui en tant que tel ne peut a priori fournir son fondement. Dès lors l'unité de conscience que la Révolution copernicienne fait nécessairement intervenir pour opérer la synthèse de ce divers ne s'établit pas à la source même du divers, mais s'applique à lui du dehors, à titre de réflexion

(1) FICHTE, Versuch einer neuen Darstellung der W. L., S. W., I, S. 528. Ce passage vise les systèmes du type de celui de Maimon.

{2) De là l'homogénéité transcendantale entre le concept mathématique et le nouveau concept philosophique, la construction de l'universel concret ; sur ce point, cf. GuÉROULT, op. cil., I, p. 180 sq.

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dérivée. Le divers c'est l'objet; le Je pense est le sujet qu'on obtiendra dans un universel collectif, l'Allgemeinheil kantienne extérieure à ses éléments, en faisant abstraction de toute parti­cularité. Le Je pense kantien en reste au concept. Au contraire la réflexion originaire, fidèle à l'inspiration copernicienne, pénétra jusqu'au cœur du sujet, produit et explique dans son acte la nécessité de ce à quoi elle sert de principe, détermine le particulier dans sa totalité infinie et se comporte à son égard non plus comme le concept abstrait de la réflexion dérivée, mais comme l'université concrète de l'intuition originaire, de cette Allheil, dont Kant avait bien découvert la nature, mais que son propos de ne pas dépasser les « faits de conscience » vers leur principe l'avait obligé à reléguer dans l'Espace et le Temps au lieu d'en apercevoir la présence dans le Je pense lui­même. « Kant part de la présupposition qu'un divers est donné pour sa réception possible dans l'unité dè conscience, et il ne pouvait, du point de vue où il s'était placé, partir d'aucune autre. Par là il établissait le particulier pour la Théorie théorétique de la Science ; il ne voulait rien établir de plus et il progressait donc à juste titre du particulier vers l'universel. Or sur cette voie peut s'expliquer sans doute un universel collectif, un tout de l'expérience actuelle comme unité sous ( unler) les mêmes lois ; mais non pas un universel infini, un progrès de l'expérience dans (in) l'infinité. A partir du fini, aucun chemin ne conduit à l'infini, mais il en existe un par contre qui va de l'infinité indé­terminée et indéterminable, par la faculté de déterminer, à la finitude (et ainsi tout fini est produit de ce qui le détermine) (1). La Théorie de la Science qui doit comprendre le système total de l'esprit humain doit emprunter ce chemin et descendre de l'universel au particulier (2) n. La réflexion originaire est donc déterminante eu égard au particulier, tandis que ce particulier précède la réflexion dérivée et qu'il lui est donné. Nous compre­nons désormais l'ambiguïté de la formule kantienne. Présupposer le donné dans l'intuition, c'était faire nécessairement appel, pour le synthétiser, non pas au Je originaire qui le pose, mais à un Je extérieur. En ce sens, le dédoublement maïmonien entre un Moi infini créateur et un Moi fini connaissant se trouve préfiguré chez Kant dans la séparation de l'Esthétique et de l'Analytique,

(1) Ceci semble contredire notre thèse. Mais cette infinité de l'intuition intellectuelle n'est autre que ce que nous appelons précisément la subjectivité de la raison finie. Inversement, l'apparente finitude kantienne c'est le recours à la chose en soi pour expliquer la création du divers et du donné.

(2) FICHTE, Grundriss des Eigenthümlichen der W. L., S. W., 1, S. 332-333.

J. YVILLBMIN

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d'un être qui ne parvient pas à sa position, d'une position qui ne parvient pas à son être. La réflexion kantienne est le contraire d'une intuition parce qu'a priori elle est définie comme une réflexion dérivée. C'est parce que l'identité copernicienne du sujet et de l'objet est dès l'origine manquée par la méthode analytique que l'intuition devient sensible et la réflexion abstraite, que le Je pense est saisi dans l'universalité formelle d'un procédé synthétique dont le fondement intuitif lui reste extérieur au lieu de témoigner son activité propre de position de soi par la position de l'être dans le procédé analytique, fondement de la réflexion originaire (1).

Toutefois, cette opposition même entre l'abstraction kan­tienne et l'intuition fichtéenne n'est qu'une première approxima­tion. L'accorderait-on? On reconnaîtrait alors que Kant n'a rien compris à sa propre révolution copernicienne, qu'il a manqué à l'origine le pour-soi qu'il a découvert et que son idéalisme trans­cendantal n'était qu'un dogmatisme larvé (2). Contre les commen­tateurs de Kant qui, s'appuyant sur la lettre du kantisme (encore est-elle partielle et contradictoire), font de la réflexion du Je pense une condition extérieure du divers et par conséquent, quant à son contenu, un universel abstrait, il reste à montrer que, lorsqu'il s'agit du Je pense, conditionner c'est déterminer (3) et que dès lors, chez Kant lui-même, sous la réflexion dérivée quant à la lettre se cache une réflexion originaire quant à l'esprit {4). En effet tant qu'on applique au pour-soi lui-même la distinction de la condition et de la détermination, cela prouve qu'on ne l'a pas saisi dans son essence, c'est-à-dire comme identité du sujet et de l'objet, comme position de soi pour soi dans et par la position de l'être, et qu'on ne le comprend que dogmatiquement, du dehors, du point de vue de l'Autre et par conséquent à titre de chose. On sépare alors le conditionnant (le Je pense) du condi­tionné (le divers de l'espace et du temps) et le cercle s'instaure : si le conditionné, encore qu'il ne soit synthétisé que par la réflexion, existe à titre de donné et de produit, c'est-à-dire de

(1) Voir plus bas, & 8. (2) FICHTE, Zweite Einleitung in die W. L., S. W., 1, S. 481. (3) « D'après la Théorie de la Science, toute conscience est déterminée par

la conscience de soi, c'est-à-dire que tout ce qui se présente dans la conscience est fondé, donné, fourni par les conditions de la conscience de soi et il n'y a abso­lument aucun fondement de la conscience en dehors de la conscience de soi. Je dois exposer que dans le cas qui nous occupe, le fait d'être déterminé (Bestim­mtheit) est la conséquence directe du fait d'être conditionné (Bedingtheit) en sorte que la distinction en question n'a pas lieu d'être et ne veut rien dire dans notre cas. • (FICHTE, Zweite Einleitung in die W. L., S. W., 1, S. 477.)

(4) Jo., ibid., S. 478.

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chose en soi dans l'entendement divin, le conditionnant à son tour se trouve être conditionné par lui, son activité synthé­tique a besoin des matériaux préalablement fournis, et le sujet dépend de l'objet. Pour que la Révolution copernicienne ait un sens il faut que la conscience ne relève que de la conscience de soi, que leur rapport de conditionnement soit absolument un rapport de détermination, que la réflexion originaire n'attende pas de la critique philosophique et du raisonnement qui conduit celle-ci à Dieu sa singularité infinie mais qu'elle la pose dans l'acte même de l'intuition intellectuelle. La dualité dogma­tique et purement apparente de l'intuition et du concept, du donné et de la réflexion est la source de tous les déplacements des concepts.

Lorsqu'on parle du Je, de quoi s'agit-il en effet? (( S'agit-il donc de ce dont les Kantiens compilent hardiment les morceaux en les tirant d'un divers des représentations et qui sans avoir été en aucune de celles-ci en particulier est oependant dans toutes, quand on les rassemble ? de sorte que le texte kantien signifie­rait: Je qui pense D, je suis le même Je qui a pensé Cet B et A, et que seule la pensée de ma pensée dans sa diversité rend capable de devenir un Je, savoir : l'identique dans le divers? Alors Kant serait justement un bavard aussi pitoyable que ses interprètes, car d'après lui la possibilité de toute pensée serait alors condi­tionnée par une autre pensée et par la pensée de cette pensée, et je voudrais bien savoir comment nous pourrions parvenir à une telle pensée (1). »Si l'on distingue dans le Je pense la condition de la détermination, il est donc impossible d'éviter le recours infini dans la série même des conditions. L'objection spinoziste concer­nant l'idea ideae et l'idea ideae ideae, etc., s'applique exactement. Force est alors de déterminer cette série infinie sans le recours à une substance dogmatique, dont le criticisme tendait précisément à nous délivrer. D'ailleurs l'interprétation même du Je pense comme identité dans le divers suffirait à réduire tout le kantisme à un bavardage. N'est-ce point là, en effet, la définition même de la substance ? Dès lors aucune barrière ne nous arrêtera sur le chemin de l'être dogmatique. Le Je pense se transforme immé­diatement dans la substance de la pensée. ((Même si l'on voulait leur passer cet argument (concernant l'indéfinité formelle de la réflexion) si grave soit-il, cependant en rassemblant ces représen­tations multiples on ne susciterait toujours qu'une pensée diverse, une pensée en général, mais en auc_un cas un pensant dans cette

(1) FICHTE, Zweite Einleitung in die W. L., S. W., 1, S. 475-476.

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pensée diverse (1). »Le Je pense ne saurait donc s'abstraire des représentations, et il ne participe nullement à leur contingence factice : mais en les conditionnant universellement et nécessaire­ment, il les détermine lui-même absolument.

Dès lors le problème transcendantal : comment une conscience de soi empirique est-elle possible ? comment un objet apparaît-il au Je, si le Je détermine tout ce qui lui apparatt? «quel est le fondement de notre affirmation : que quelque chose en dehors de 110us correspond à nos représentations ? (2) », ce problème s'exprime d'une façon d'autant plus paradoxale qu'on aura mieux compris la nature du pour-soi et l'essence de la réflexion originaire. Car ce que découvre l'intuition, cette extériorité de l'objet, nous ne pourrons plus désormais nous en remettre à la conscience philosophante pour nous en assurer, mais il faudra nécessairement que le Je lui-même et pour lui-même en découvre le fondement. Tout le sens de l'idéalisme critique est en jeu dans cette auto-pénétration par le Je du fondement de l'objet, puisque le Je est originairement dans l'intuition intellectuelle identité du sujet et de l'objet. « L'analyse de la Théorie de la Science n'expose le Je ni comme sujet ni comme objet, mais comme les deux à la fois, elle fait donc se produire en même lemps le concept et la chose et rend ainsi visible pour l'œil intérieur de l'esprit, que les deux ne sont qu'une seule et même chose, considérée seulement de deux côtés différents ; ce que Kant exprime ainsi : concept et intuition (la chose dans la Théorie de la Science) ne peuvent être séparés (3). »Si l'objet doit apparaître dans une perspective trans­cendantale, le Je doit alors le comprendre pour soi, sans l'inter­vention d'autrui, étant donnée l'identité du concept et de la chose, du conditionnement et de la détermination au sein de la réflexion originaire. Il doit savoir ce qu'il fait, mais ce savoir est un savoir immédiat, une intuition, non une réflexion abstraite. Sans doute celle-ci se trouve-t-elle obligée de poser pour expliquer la genèse de la conscience de soi que c'est le Je lui-même qui se· pose comme déterminé par le Non-Je. Sans doute rapporte-t-elle immédiatement au Je l'acte par lequel il se prétend, dans le choc de la sensation, affecté par le Non-Je. Et en ce sens la réflexion philosophique, encore qu'elle consiste à décrire un fait indépen­dant d'elle et qui lui prééexiste, paratt-elle seule susceptible de conférer à ce factum une vérité, dans la mesure où elle l'interprète

(1) FicHTE, Zweite Einleitung ... , S. 476, note. (2) FICHTE, Vergleichung des vom Herrn Prof. Schmid aufgestellten Sys­

tems mit der Wissenschaftslehre, 1795, S. W., II, S. 440. (3) ID., ibid., S. 444

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autrement qu'il ne s'interprète lui-même. << Par exemple l'hypo­thèse réaliste, d'après laquelle la matière de la représentation devrait être donnée de l'extérieur, s'est présentée au cours de notre recherche même ; elle devait être pensée et sa pensée était un factum de la conscience réfléchissante ; mais une recherche plus poussée nous montrait qu'une telle hypothèse contredisait le principe suprême que nous avons exposé, parce que ce à quoi une matière devrait être donnée de l'extérieur ne serait pas un Je, comme il doit cependant l'être en vertu du principe, mais un Non-Je; que par conséquent rien ne peut correspondre à cette pensée en dehors d'elle, qu'elle est entièrement vide et qu'elle est à rejeter à titre de pensée appartenant à un système trans­cendant, mais non transcendantal (1) ». La réflexion dérivée semble donc corriger la réflexion originaire (2) : le réalisme vrai du point de vue de la réflexion originaire, de la vie et de la science immanente au pour-soi, ne deviendrait une erreur que du point de vue de la réflexion dérivée, de la spéculation et de la théorie.

Mais s'il en était ainsi, tout l'édifice transcendantal s'effon­drerait ; le déplacement maïmonien se retrouverait dans l'inter­prétation fichtéenne, et comme la Recherche d'une Philosophie lranscendanlale, la Théorie de la Science rejetterait la réalité des phénomènes dans le monde des apparences dues au simple point de vue de l'entendement fini. Or négation du réalisme n'est point négation de la réalité. Fichte veut précisément démontrer le bien-fondé de l'affirmation du Pour-soi lorsqu'il se heurte à la réalité du Non-Moi et à sa causalité, lorsqu'il distingue de l'appa-

(1) FrcHTE, Grundlage der gesammten W. L., S. W., 1, S. 220. GuÉROULT, op. cit., I, p. 200-204.

(2) Même apparence dans un texte de la seconde préface à la Théorie de la Science : • Le Réalisme qui s'impose à nous tous et même à l'idéaliste le plus décidé, quand il veut agir, c'est-à-dire l'acceptation que des objets existent hors de nous tout à fait indépendamment de nous, se trouve dans l'idéalisme lui-même et il est expliqué et déduit par lui, et la déduction d'une vérité objec­tive, aussi bien dans le monde des phénomènes que dans le monde intelligible est assurément le seul but de toute philosophie. C'est seulement en son nom que le philosophe dit: tout ce qui est pour le Je est par le Je. Quant au Je lui-même il dit dans sa philosophie : aussi vrai que je suis et que je vis, quelque chose existe hors de moi qui n'existe pas par moi. Comment parvient-il à une telle affirmation ? c'est ce que le philosophe explique en partant du principe de sa philosophie : le premier point de vue est celui de la pure spéculation, le second celui de la vie et de la science (au sens où science s'oppose à théorie de la science). Le second n'est compréhensible qu'à partir du premier, autrement le réalisme aurait assurément raison, car il s'impose à nous par sa nature ; mais il n'a aucune raison connue et compréhensible; le premier de son côté n'existe alors que P.Our faire comprendre le dernier. L'idéalisme ne peut jamais être une mamère de penser, il n'est qu'une spéculation. • (S. W., 1, 455, note.)

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renee subjective (Schein) le phénomène objectif (Erscheinung). Le Non-Moi fichtéen n'a rien d'une illusion. Celle-ci ne surgirait qu'au moment où, précisément dans la réflexion dérivée mais illusoire du réalisme, on choséifierait ce Non-Moi pour y concevoir autre chose qu'une auto-limitation du Je infini. Ainsi, en préten­dant à la réalité du Non-Moi, le Pour-Soi ne cède nullement à l'erreur du réalisme: il prend simplement conscience de l'existence de la réalité (1), c'est-à-dire de sa propre limitation. L'évidence de la réflexion originaire ne trompe pas parce qu'elle ne peut pas tromper: la réflexion dérivée de l'idéalisme philosophique n'a pas à la corriger, puisqu'en réfutant le réalisme c'est une réflexion secondaire à l'erreur de laquelle elle s'attache. Montrant que Kant lorsqu'il combat le réalisme dogmatique comme une illusion naturelle n'attaque en réalité qu'une illusion ·philosophique, Fichte dépouille nommément la réflexion originaire d'une telle erreur : Qui parle donc de chose en soi située hors de nous ? , demande-t-il. << Assurément pas la conscience commune ; car celle-ci, puisqu'elle ne parle que d'elle-même ne peut rien ajouter au fait que c'est pour elle-même (pour nous, à ce point de vue de la conscience commune) que des choses existent; et ceci n'est nullement une illusion qui pourrait ou devrait être écartée par la philosophie, c'est notre unique vérité. D'une chose en soi la cons­cience commune ne sait rien, précisément parce qu'elle est la conscience commune qui assurément et de toute évidence ne saurait sauter au-dessus d'elle-même (2) ».Bien plus, ce qui fonde finalement la vérité de l'idéalisme, c'est qu'il est impliqué dans la vie même du Pour-soi. Autrement dit le Je doit prendre cons­cience pour soi que la réalité du Non-Moi est une limitation du Moi. Sinon l'intuition intellectuelle cesserait d'illuminer toute la démarche philosophique. Or c'est ce que découvrira précisément l'analyse du Je quand dans son auto-position pratique il présentera lui-même le Non-Moi comme sa propre limite. Par là la réflexion originaire réalise sa promesse : surgie de l'identité du sujet et de l'objet et identique à l'intuition, déterminante en même temps que conditionnante, elle est enfin le modèle et la vérité de toute réflexion transcendante et dérivée et la Révolution copernicienne peut s'exprimer ainsi : ce n'est pas la vie qui tourne autour de la spéculation, mais la spéculation qui tourne autour de la vie.

(1) GuÉROULT, op. cit., I, p. 121, 123, 133, 245, 260. (2) • Ce que la Doctrine de la Science qualifie d'illusion, c'est l'existence d'un

monde en soi, non l'existence d'un monde pour le moi » (GuÉROULT, op. cit., I, p. 258). Sur ce point voir plus bas, § 8.

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§ 7. Imagination et représentation (la déduction double)

Une fois cette précision apportée à la Révolution coperni­cienne, des rapports nouveaux vont s'établir entre la réflexion immanente du Pour-soi et la réflexion transcendante de la cons­cience philosophante. La construction de la possibilité de la conscience de soi et du système de l'expérience par le moyen des positions du Je se dédouble- qu'il s'agisse dans le système des actes théoriques de la causalité du Non~ Moi sur le Moi, ou dans le système des actes pratiques, qui à son tour fonde le système pré­cédent, de la causalité du Moi sur le Non-Moi- en deux séries parallèles, selon qu'elle est opérée par la réflexion dérivée du philosophe, la construction étant alors posée dans le moi par le regard du spectateur, ou qu'elle est effectuée par la réflexion immanente du Moi lui-même dans la mesure où cette réflexion accompagne nécessairement toute position d'être et fournit donc au Pour-soi le savoir immédiat et non représentatif de ce qui le concerne. La déduction transcendantale procède donc par une série double ( 1). Au contraire la philosophie dogmatique opère la genèse de l'objet suivant une série simple et unique, en tant que c'est de l'être qu'on tente de dériver le système des actes du Je pense et qu'il appartient à la réflexion philosophique abstraite de parvenir à cet être. Si à la rigueur dans une telle perspective on prend en considération le Pour-soi, on perd immédiatement de vue le point de départ - comme l'a montré suffisamment l'exemple de Maïmon - pour ne considérer le Pour-soi que du point de vue de l'En-soi. Le déplacement dans les pseudo­philosophies transcendantales provient de ce que la déduction ne respectait pas la dualité des séries par laquelle le Pour-soi est examiné d'abord du point de vue de l'En-soi et de la réflexion dérivée, ensuite du point de vue du Pour-soi lui-même et de la réflexion originaire. « Dans la Théorie de la Science, il y a deux séries très différentes d'activités spirituelles : celle du Je que le philosophe observe et celle des observations des philosophes. Dans les philosophies opposées, il n'y a qu'une série de pensées, celle des pensées en philosophie; car sa matière même n'est pas

(1) FICHTE, Zweite Einleitung in die W. L., S. W., 1, S. 457. On peut voir déjà l'annonce de cette série double dans une remarque de KANT (Lettre à Jacob Sigismund Beek du 20 janvier 1792) concernant la connaissance empi­rique : la connaissance est empirique • si l'objet est donné dans la représen­tation des sens (qui contient donc à la fois la sensation et celle-ci liée à la cons­cience, c'est-à-dire la perception) » (p. 223). Cette indissolubilité de la liaison entre la s11nopsis des sens et la synthesis de la conscience de l'unité du divers, de l'Empfindung et de la Wahrnehmung justifie à cet égard l'idée d'une phé­noménologie de la conscience, immanente au kantisme lui-même.

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introduite comme pensante ( 1) ». La double série est. donc la garantie du criticisme et l'essence de la réflexion originaire n'est respectée et reconnue que si, dans tous les moments empiriques que soutient cette réflexion, le philosophe fait la part de sa réflexion dérivée. Ici le sujet est nécessairement différent de l'objet et le mouvement de l'objet est pour un sujet différent, cette aliénation constituant pour la réflexion la raison d'être de son abstraction. Là, même si le Moi s'oppose par exemple un objet dans le Non-Moi, le sujet est dans une certaine mesure identique à l'objet, puisque cette opposition elle-même est un acte du Je, que seule peut fonder l'essence du Je, c'est-à-dire l'identité du sujet et de l'objet: le mouvement du sujet-objet est pour lui-même et la réflexion passe à la singularité infinie de l'intuition.

Tandis que chez Maïmon il y a une seule déduction de l'En-soi mais qu'elle est relative, tantôt au point de vue du Pour-soi et de l'apparence, tantôt au point de vue de l'En-soi lui-même et de la vérité, l'existence d'une série double chez Fichte organise une double déduction du Pour-soi d'abord du point de vue de l'En-soi et de la réflexion dérivée, ensuite du point de vue de la réflexion originaire du Pour-soi lui-même. Ainsi la promesse d'une exposi­tion génétique (Darslellung) chez Maïmon ne trouve son accom­plissement que dans l'observation (Beobachiung) du Pour-soi fichtéen. Le mouvement de la réflexion philosophique est inté­riorisé dans la philosophie naturelle et immanente du Je pense, qui s'explique originairement ses déterminations, les pose en lui­même et qui pénètre donc avec le progrès de l'explication au centre du développement propre de la chose. Ici la connaissance et l'être s'identifient enfin. Tandis que l'idée post-kantienne, sinon kantienne, d'une connaissance copernicienne jointe à une création dogmatique chez Maïmon posait le Je pense comme synthèse concrète mais apparente de la différence, et laissait cette différence en dehors de l'identité de la chose en soi et de l'entendement divin, dans la double série au contraire, le Moi assiste du dedans au devenir de la chose. La chose, l'intuition; n'est plus hors du concept; mais le concept est la vie même de la chose, sa dialectique immanente: «Ce que la Théorie de la Science se propose comme objet de sa pensée, n'est pas un concept mort, qui ne se comporterait que passivement par rapport à la recherche et duquel celle-ci ne ferait quelque chose que par sa pensée, niais il est vivant et actif, puisqu'il crée de lui-même et par lui-même

(1) FICHTE, Zweite Einleitung in die W. L., S. W., 1, S. 454; Grundrias des Eigenthümlichen der W. L., S. W., 1, S. 332.

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des connaissances et que le philosophe se contente de le regarder en spectateur ... L'affaire de celui-ci c'est de porter son attention sur les phénomènes, de les suivre et de les lier avec exactitude ; quant à la façon dont l'objet s'extériorise, ce n'est pas son affaire mais celle de l'objet lui-même, et il travaillerait précisément contre son propre but si au lieu de s'en remettre lui-même à l'objet, il intervenait dans le développement du phénomène (1). » Grâce à la double série, l'objet de la réflexion philosophique, le Je pense conserve sa nature de Pour-soi, son retour originaire en soi ; grâce à elle il se restitue comme sujet au lieu de s'évanouir comme substance ; grâce à elle il existe enfin une phénoménologie de l'Esprit, la philosophie ne consistant qu'à reproduire la dialec­tique immanente des phénomènes, c'est-à-dire l'histoire de la conscience de soi pour soi qui existe indépendamment d'elle et avant elle (2). Le rapport des deux réflexions dans les deux séries

(1) FICHTE, Zweite Einleitung ln die W. L., S. W., I, S. 454. (2} Il y a donc dans le Premier Moment de la Doctrine de la Science, une

phénoménologie, en ce sens que les phénomènes eux-mêmes (Erscheinungen) - en tant que positions du Moi par le Moi dans le Moi - accèdent nécessaire­ment à la conscience originairement réflexive de leur essence pour soi, à leur Logos, encore que seule la réflexion secondaire le leur fournisse librement comme reduplication objective. L'idéalisme philosophique trouve en ce sens sa vérité dans l'idéalisme naturel. Mais le Premier Moment refuse de faire de cette histoire pragmatique le phénomène d'un Absolu - ainsi que le com­prendra la Doctrine de la Science de 1804 -où la genèse phénoménologique du Pour-soi ne tendra plus qu'à retrouver à son terme la non-genèse de l'En-soi et de l'Esprit absolu. Le point de vue de la W. L. de 1804 ne sera possible à cet égard qu'en renonçant au copernicianisme : « Prouver que la connaissance finie est le seul point de départ d'où nous puissions non seulement nous élever à l'Absolu, mais encore en prendre véritablement possession, tel est le but que, par un émouvant effort de dialectique, la W. L. 1804 va essayer de réaliser. • (GUÉROULT, II, 107) ; mais la première W. L. a pour objet au contraire d'in­tussusceptionner l'infini dans le fini en réduisant l'Absolu au Moi lui-même. Dans la phénoménologie proprement dite, il ne s'agit pas de découvrir l'absolu (GuÉROULT, op. cil., II, 120) mais de voir comment le phénomène se fonde dans l'absolu; au contraire, dans la première W. L., toute la phénoménologie consiste dans la dualité des séries de la réflexion originaire et de la réflexion dérivée au sein du Moi fini : • Sans doute le procès phénoménologique appara!t dès le début de la W. L. et semble la caractériser essentiellement. La Grundlage constitue une phénoménologie et le concept est très clairement exposé au § 7 (II• Partie) en des termes qui annoncent même ceux de Hegel : le Moi complètement cons­titué refait avec conscience le chemin qu'il a déjà parcouru sans conscience, avec nécessité ; à la fln de ce procès le Moi qui • fait l'expérience » et le Moi qui est « l'objet de cette expérience •, se trouvent coïncider. Mais à l'époque de la Grundlage, le point d'aboutissement de la Phénoménologie est présenté comme étant le Moi fini en général, avec toutes ses déterminations, le Moi fini qui fait l'expérience et non la Vie de l'Absolu, Savoir de l'Esprit comme Esprit. Main­tenant, au contraire c'est la Vie absolue qui est présupposée, et qui est le point de vue d'où s'effectue le procès, et c'est pour s'unir au Savoir absolu que l'on part de l'expérience sensible, du divers, du Savoir ordinaire. La fin poursuivie n'est plus de consacrer la forme de conscience comme absolu, mais au contraire de vaincre la conscience, •l'énergie de la réflexion •· Au sommet de la spéculation toute opposition est abolie entre la forme et le contenu •· (GUÉROULT, II, 233.)

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s'exprime· donc comme celui de la nécessité de la réflexion ori­ginaire à la liberté de la réflexion philosophique. Mais la nécessité ne reçoit pas sa genèse de la liberté : elle est elle-même auto­genèse. Lorsque le philosophe considère librement et comme ·objet le système des actes du Je pense,« il a déjà accompli l'œuvre complète de la raison avec nécessité, et il se détermine mainte­nant avec liberté, à parcourir, pour ainsi dire, de nouveau l'opé­ration, à rejoindre en spectateur le chemin que lui-même a déjà décrit dans un autre Je qu'il pose arbitrairement, qu'il place au point d'où lui-même est autrefois parti et sur lequel il fait son expérimentation. Le Je à examiner est autrefois parvenu au point où se tient maintenant le spectateur; c'est là que tous deux se rejoignent et par cette jonction le cercle donné est fermé (1) ». L'auto-genèse du phénomène, du Moi fini, tel est donc le titre général de l'expérience philosophique, dont l'expérience commune ne diffère pas par essence, mais seulement parce que celle-là présuppose, eu égard au phénomène décrit, la disjonction de l'objet et du sujet chez le spectateur, tandis que cette disjonction n'est point encore présente dans le Moi vulgaire, acteur du pro­cessus, abtmé naïvement dans la contemplation d'un objet qu'il s'oppose sans doute, mais sur le mode même de l'identité du sujet et de l'objet. L'accomplissement de la Révolution coper­nicienne chez Fichte, c'est-à-dire le passage d'une conception conditionnante à une conception déterminante du Je pense par rapport à la diversité du « donné » nous conduit donc nécessaire­ment à la conception dialectique de la genèse du moi pour soi et au problème de son rapport à la genèse du moi pour autrui dans la double mesure où celle-là fonde et où prolonge celle-ci.

Découverte essentielle : la phénoménologie, le mouvement du phénomène qui le conduit à assurer dans la nécessité son histoire avant de la réfléchir dans la liberté découle immédiatement de hi. substitution de la réflexion originaire à la réflexion dérivée, des conceptus reflectentes où le pour-soi manifeste sa présence en se posant dans la position de l'être par l'identité de la chose et du concept, de la détermination et du conditionnement, aux co nee plus reflecti où le concept de la réflexion ne saisit que du dehors son objet, sous la forme de l'objectivité, de la disjonction et de la substance dogmatique. L'intuition intellectuelle n'identifie dès lors concept et intuition que parce qu'elle ressaisit celle-ci hors de son infinité donnée, celui-là hors de sa clarté abstraite, pour en faire l'unité d'une claire genèse, pour douer l'acte déterminant

(1) FrcHTE, Grundlage der gesammten W. L., S. W., 1, S. 290-291.

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intuitif de la lumière même du concept. Sans doute la célèbre proposition kantienne qui avait établi que sans intuition le concept restait vide et que l'intuition restait aveugle sans concept demeure-t-elle vraie, à la condition toutefois de ne plus considérer intuition et réflexion comme deux sciences hétérogènes du connattre qu'il faudrait réunir, mais comme l'identité objet-sujet, être-position, production-connaissance, dont la méthode coper­nicienne exige inéluctablement la présence à son principe. Aussi l'intuition devient-elle intellectuelle en même lemps que le concept se fait concret : telle est la signification profonde de la série double. La phénoménologie qui représente le mouvement du phénomène tel qu'il est pour le moi, c'est-à-dire pour lui-même, ne se présente donc pas comme fondée dans l'immobilité d'un Esprit absolu. Au delà du phénomène, du Moi fini, il n'y a rien. Il n'est point au terme de la genèse de contemplation sereine, de moteur immo­bile et de Dieu où la genèse viendrait à la limite s'anéantir dans ce qui la fonde en la niant. Mais le mouvement c'est l'être. Aussi la double série n'est-elle point établie pour faire aboutir la dis­jonction du sujet et de l'objet, origine du mouvement, dans une identité qui serait actuellement comme hors de cette recherche et de ce mouvement, mais l'absolu lui-même n'est rien hors de cette disjonction à laquelle l'identité de la réflexion originaire doit consentir pour parvenir à la conscience de soi. Littéralement, « les différents moments dans le progrès de cette explication sont des faits nouveaux (1) >>. Et au lieu que la réflexion philosophique serve à découvrir un terme idéal vers lequel la conscience vul-· gaire devrait tendre au moins à l'infini, c'est cette tension elle­même et cette auto-construction qui est le texte véritable et la vérification constante de la méditation dérivée : l'essence du Pour-soi est développée jusqu'à ses conséquences extrêmes et la série du Pour-soi-pour-autrui (réflexion philosophique) précède le série du Pour-soi-pour-soi (réflexion originaire) au lieu d'en représenter le terme édifiant, de même que l'abstrait précède le concret. «S'il doit y avoir un factum dans la conscience d'un Je, le Je est préalablement forcé de le poser en lanf que présent dans sa conscience ; et comme cela pourrait avoir ses difficultés et n'être possible que suivant un mode déterminé, le mode suivant lequel ille pose en soi peut peut-être se montrer. Pour nous expri­mer plus clairement, le Je doit s'expliquer ce factum (2): »C'est la philosophie qui rejoint la nature, non la nature qui se règle sur la

(1) Voir plus haut, p. 60. (2) FICHTE, Grundlage, S. W., 1, S. 221.

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philosophie. L'absolu c'est l'idéal; le Moi c'est le Mobile : « être libre ce n'est rien, devenir libre, c'est le ciel» (1).

Dès lors la différence des objets des deux séries se trouve déterminée. La réflexion philosophique dérivée considère sans doute des facla réels (sinon à quelle signification pourrait-elle pré­tendre?), mais ces facla, elle les pose dans l'autre Moi. Pour elle, ce ne sont pas ses propres faits, et elle ne les vit pas existentielle­ment, mais ce ne sont que des « facla produits artificiellement par la spontanéité de notre faculté ·réflexive suivant les lois de la réflexion (2) ». Ce ne sont donc pas des pensées pensantes, mais des pensées-pensées. Sans doute en tant qu'il réfléchit, le philosophe réalise bien une réflexion originaire, mais sans la thématiser et son objet demeure- précisément parce qu'il est objet- diffé­rent de sa réflexion. Dans la série de la réflexion dérivée, l'objet représente donc, non pas le Je pense concret et ses actes pour soi, mais simplement des possibilités de pensée : « La spontanéité de l'esprit humain voilà ce qui produisait l'objet de la réflexion aussi bien- justement ces possibilités de pensée, toutefois d'après les règles d'un système synthétique exhaustif - que la forme de la réflexion, l'action du réfléchir lui-même (3). » Cette spontanéité de l'esprit n'apparaît alors que sous une forme aliénée objective, incomplète et dérivée. On ne la touche que dans son produit, non dans son origine ou son activité, car seule elle-même peut et doit se percevoir dans cette origine qui est sienne, précisément par la réflexion originaire. Le point de vue de la production reste ici différent du point de vue de la conscience de soi. Sans doute y a-t-il progrès par rapport à Maïmon : loin que la conscience de soi (le conditionnement) soit rejetée dans l'illusion et n'impose pas à la conscience déterminante ses actes synthétiques, loin que la production soit rejetée dans un entendement infini, produire et comprendre, poser et se poser appartiennent tous deux à l'essence de la Raison finie. Mais ils restent séparés, abstraits : de simples possibilités de pensée. Ils sont du Pour-soi sans être pour le Pour­soi.

Or si nous en restions là, nous retournerions inéluctablement à Maïmon ; ils ne sont en effet du Pour-soi que parce que nous allons les voir surgir pour Je Pour-soi ( 4). La production ne relève

(1) Cité par GuÉROULT, op. cit., 1, p. 269. (2) FICHTE, Grundlage, S. W., 1, S. 219. (3) FICHTE, Grundlage der gesammten W. L., S. W., 1, S. 221. (4) • La causalité de l'objet sur le sujet doit être déduite comme étant dans

le Moi ; cette déduction correspond à la déduction de l'imagination. Elle doit être déduite ensuite comme posée par le Moi : le Moi prend conscience du fait de l'imagination et se l'approprie ; cette déduction correspond à la déduction

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pas du dogmatisme parce qu'elle va être reprise et vérifiée non plus à titre de possibilité ou d'abstrait, mais de fait et de concret précisément par la conscience de soi. « Dans la série réflexive future (originaire) il sera réfléchi sur des faits ; l'objet de cette réflexion est lui-même une réflexion, à savoir la réflexion de l'esprit humain sur le dalum qui est exhibé en lui (datum qui d'ailleurs ne peut être nommé un dalum qu'à titre d'objet de cette réflexion de l'esprit sur lui-même, car il est par ailleurs un fac­tum). Par conséquent dans la série réflexive future l'objet de la réflexion est non pas réellement produit par cette même réflexion, mais seulement élevé d la conscience. De cela il ressort immédiate­ment qu'à partir de maintenant nous n'avons plus affaire à de simples hypothèses dans lesquelles le jeu de contenu vrai devrait attendre d'être séparé des additions vides ; mais qu'à tout ce qui est exposé dorévanant, la réalité doit être attribuée de plein droit. La Doctrine de la science doit être une histoire pragmatique de l'esprit humain (1). »La véritable réfutation de la chose en soi est ainsi le moteur de la double série : considéré en soi, le pour-soi n'est qu'objet, son essence c'est alors d'être pour autrui et sans ce rapport, seul susceptible d'établir son plein droit. il reste un datum c'est-à-dire une hypothèse et une abstraction. La vie est la vérité de la philosophie parce que c'est dans la réflexion originaire que le pour-soi se révèle pour lui-même, c'est-à-dire comme être concret et total, comme un fait réel et non comme une simple possibilité. La philosophie ne crée pas son objet, elle se contente d'en prendre une conscience thématique, mais cette prise de conscience elle­même reste attachée au jeu des possibles tant que son objet ne pose pas pour lui-m~me dans une réflexion originaire son être pour soi. Les deux séries de la philosophie transcendantale sont donc l'abstrait et le concret, l'hypothèse et la vérification, le Pour-soi-pour-autrui (les possibilités de pensée) et le Pour-soi­pour-soi (la pensée pensante). Le passage de l'un à l'autre c'est le retour originaire sur soi qui le produit. La promesse maïmo­nienne est tenue par la phénoménologie. De l'hypothèse (juge­ment de possibilité: si ... alors) nous passons à la thèse (parce que),

de la représentation, et à la première des sciences philosophiques particulières : le Grundriss des Eigentümlichen der W. L. La causalité du sujet sur l'objet doit être déduite comme étant dans le Moi. C'est le § 5 de la Grundlage qui aboutit à déterminer le concept d'effort. Cette déduction qui pourrait être la réplique du procès synthétique aboutissant à l'imagination, est volontairement abrégée par Fichte. Elle doit être déduite ensuite comme posée par le Moi : le Moi prend conscience du fait de l'effort et se l'approprie Cette déduction est l'objet des §§ 6-11 de la Grundlage: elle est la réplique de la déduction de la représentation et du Gruudri1s • (GuÉROULT, op. cit., 1, p. 218-219; voir aussi lo., ibid., l,p. 225).

(1) FrcHTE, Grundlage der gesammten W. L., S. W., 1, S. 222.

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de la contingence et de l'arbitraire de la réflexion abstraite à la nécessité et à la plénitude de la réflexion déterminante.

La différence des deux séries quant à l'objet détermine leur position quant à leur direction. L'analyse philosophique de la possibilité de la pensée répondait dans la réflexion secondaire à la question : comment une conscience de soi est-elle possible ? ; elle partait donc nécessairement, une fois comprise l'essence du principe suprême dans l'intuition intellectuelle, de l'auto­détermination du Je pense dans la conscience de soi réelle: c'est le Je lui-même qui se pose comme déterminé par le Non-Je. De la possibilité de la conscience de soi à titre de possibilité, elle descendait progressivement vers son .factum. Au contraire la réflexion originaire part de ce factum, c'est-à-dire du retour effectif originaire du dalum sur lui-même et puisque, de par son essence, le Je doit reproduire pour soi le chemin que la réflexion philo­sophique lui avait fait accomplir en soi, nous devons assister au procès par lequel chaque dalum se transforme en factum, chaque possibilité de pensée pour autrui se transforme en pensée pensante pour soi, jusqu'à ce que par l'acte de ce que nous avons appelé un idéalisme naturel le Moi se pose lui-même pour lui-même (et non seulement pour la conscience philosophique) comme se posant déterminé par le Non-Moi (1). Par conséquent cette réflexion originaire cc décrit le chemin tout entier que celle-ci (la réflexion dérivée) a déjà ~écrite, mais dans une direction inverse, et la réflexion philosophique, qui peut simplement la suivre mais sans pouvoir lui donner aucune loi, prend nécessairement la même direction (2) )), Toutefois cette opposition de direction ne doit pas nous tromper; si dans la première série nous allons de l'abstrait au concret, dans la seconde nous ne retournons pas du concret vers l'abstrait. Lorsqu'un terme de son Odyssée le Moi se pose

(1) FICHTE, Grundlage der gesammten W. L., S. W., 1, S. 222-223. (2) FICHTE, m., ibid., S. 223. Le sens de cette phrase- concernant l'inter­

vention d'une nouvelle réflexion philosophique - est clair et s'accorde avec celui de la proposition du même paragraphe : « On fait d'abord entièrement abstraction de la réflexion philosophique artificielle pour en demeurer simplement à la réflexion originaire nécessaire, que l'esprit humain doit organiser sur ce factum (et qui à partir de maintenant deviendra l'objet d'une réflexion philo­sophique_plus haute)» (Fichte, 1, 222). Il va de soi que le retour originaire au soi est une position de soi où sujet et objet coïncident, au moins provisoirement dans l'immanence de l'acte - la distance de l'objectivation n'est pas originai­rement accomplie. Le Moi qui perçoit sait qu'il perçoit sans savoir qu'il sait qu'il perçoit ; le premier savoir est originaire, le second est philosophique. lJUant à la réflexion philosophique plus haute, elle cesse d'être artificielle pré­cisément parce que re développement immanent du phénomène, la réflexion phénoménologique l'amène à coïncider avec la réflexion originaire. (Voir plus bas, au § 8, le passage de l'entendement au jugement, pp. 87-88.)

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comme se posant déterminé par le Non-Moi, il intussusceptionne cette proposition idéaliste dans son existence concrète par son affirmation morale. L'opposition des directions se double donc d'une différence radicale entre le point de départ abstrait et le point de départ concret. Si la première série va du principe pensé aux conséquences vécues, c'est-à-dire de l'abstrait au concret, la deuxième va des conséquences vécues à un prir..-::pe, lui-même expérimenté dans l'existence morale, c'est-à-dire du concret au plus concret. Du même coup nous apercevons comment, à l'égard de la série dérivée, la série originaire se trouve dans un rapport non seulement de fondement, mais aussi de prolongement. Ce sont les mêmes actes de l'esprit que la seconde reprend à la première. «Aussi cette seconde série n'est pas véritablement seconde (1) 11;

il ne s'agit pas en elle de nouveaux faits, de nouvelles synthèses, mais simplement du passage de la synthèse possible à la synthèse réelle, du datum au factum. Or il suffira de se souvenir que Fichte veut éliminer les derniers vestiges de la Chose en Soi, afin de décou­vrir dans la Raison subjective finie, dans le Pour-soi le centre coper­nicien du monde, pour comprendre que la transition de la première série d la seconde doit illustrer et comme cristalliser en un point de contact le passage copernicien d l'objectivité, el qu'avec l'apparition du factum au terme de l'une el au principe de l'autre, c'est véritable­ment le problème transcendantal lui-même qui doit trouver sa solu­tion. La synthèse entre le Moi et le Non-Moi doit passer du monde du possible à celui du réel; elle doit s'opérer en tant que telle sous nos yeux, .c'est-à-dire que les oppositions successives entre -le sujet et l'objet, entre le Moi et le Non-Moi auxquelles donne lieu la première série doivent trouver des points de jonction réels dans la seconde. La fameuse question critique: comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? est donc résolue à la rencontre des séries.

Comment?« Avant la synthèse des contraires Moi et Non-Moi sont de simples contraires et rien de plus ; l'un est ce que l'autre n'est pas et l'autre ce que l'un n'est pas. Ils décrivent un simple rapport et rien de plus. Ils sont quelque chose de négatif et absolument rien de positif (précisément comme dans l'exemple précédent (2) la lumière et l'ombre enZ, lorsque Z est considéré

(1) FrcHTE, Grundlage der gesammten, W. L., S. W., 1, S. 223. (2) L'imagination en tant qu'elle opère la synthèse du sujet et de l'objet

est Illustrée par la perception comme continuité de la lumière, puis de l'ombre : tant que l'acte synthétique de l'imagination ne réunit pas continuement en un moment la lumière et l'ombre, celles-ci ne font que se limiter abstraitement en un point sans contenu= z. (FICHTE, Grundlage der gesammten W. L.,-1, 207-208).

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comme une simple limite pensée). Ils sont une simple pensée sans aucune réalité, bien plus, la pensée d'une simple relation. Dès que l'un fait son apparition, l'autre est anéanti, mais comme le pre­mier ne peut faire son apparition que sous le prédicat de l'opposi­tion de l'autre, que donc le concept de l'autre fait son apparition avant son propre concept et l'anéantit, il ne peut pas même faire son apparition. Donc il n'y a rien de présent et rien ne peut être présent. Notre conscience n'est pas remplie et ce qui est présent en elle, c'est le néant absolu (1). » La description de la première série nous révèle de façon immanente sa propre insuffisance : en elle-même elle ne parvient pas au transcendantal. Son pur projet de synthèse est avant la synthèse. C'est là accorder au sceptique tout ce qu'il demande mais sur le terrain même où ille demande. Tant que le Moi est développé - fût-ce par une Darslellung véri­tablement génétique comme c'était le cas chez Maïmon - du point de vue de l' en.-soi, le scepticisme a tous les droits. Hume et l!:nesidème ont raison d'interdire tout passage transcendantal de la synthèse subjective à la synthèse objective, de la succession à la causalité. Entre l'effet B et la cause A il n'y a point de synthèse interne, de développement objectif, c'est-à-dire phénoménolo­gique: le passage n'est qu'une limite (Grenze) qui juxtapose dans le concept abstrait de la réflexion, ici la causalité, le divers empi­rique A et B sans pouvoir faire passer dans l'être même de A et de B la liaison subjective que l'esprit établit dans sa perception. De même, je perçois la lumière, puis l'obscurité, mais il n'est pas de puissance continue qui opère réellement la transition synthé­tique du moment A au moment B. Non seulement je ne puis dire que A est cause de B; je ne puis même affirmer que B suit A. Le Moi est renfermé dans l'identité. Il est sujet sans objet, comme dit Hume; ou comme l'ajoute Ênesidème, l'imagination par laquelle je passe du sujet à l'objet reste en dehors de l'objet, pure pré­tention, pensée sans portée ontologique.

Aussi du point de vue de la première série et de l'en-soi où il se plaçait pour saisir le pour-soi Maïmon avait raison de refuser la vérité à l'imagination et de ne la faire inter­venir que comme faculté imaginaire pour expliquer l'appa­rence du point de vue de l'entendement fini lorsqu'il est saisi par autrui, c'est-à-dire l'apparence même de la succession, du divers et de la différence (2). Le néant et non l'être, le aujet

(1) FICHTE, Grundlage der gesammten W. L., S. W., I, S. 224. (2) • D'ailleurs nous n'avions même pas pu entreprendre nos recherches

précédentes (la première série) sans une illusion bienfaisante de l'imagination qui sans qu'on le remarque étayait ces purs contraires avec un substrat; nous

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sans objet du scepticisme et non le sujet objectivant du cri­ticisme : tel est l'éther de la première série. Nous sommes avant la synthèse; le problème ontologique n'est pas posé; il s'agit de pures relations des possibles leibniziens. Même le pour-soi, tant qu'il est considéré comme en-soi sans le retour à la réflexion ori­ginaire, est un néant. En vertu de la Révolution copernicienne il appartient donc au pour-soi tel qu'il se pose pour lui-même de trànsformer précisément la relation en objet et le néant en être, c'est-à-dire de fournir au Je pense une détermination authentique et effective, ce divers lui-même, ce substrat non plus possible mais réel, où l'objet prend naissance. '' Après la synthèse (les contraires) sont quelque chose qui se laisse saisir et maintenir dans la conscience et qui en même temps la remplit. (Ils sont pour la réflexion, avec la faveur et la permission de la réflexion, ce qu'ils étaient déjà auparavant mais sans être remarqués et avec l'opposition constante de celle-ci.) Précisément comme plus haut la lumière et l'obscurité en Z, en tant que limite étendue par l'imagination en un moment, étaient par ailleurs quelque chose qui ne s'anéantissait pas absolument (1). >>Du néant ontologique de la ré'flexion dérivée, la réflexion originaire fait un être, comme à l'intérieur de l'univers des possibles l'imagination constituait à partir du néant de possibilité l'être du possible dans le substrat. Après l'essence, l'existence! Ce que l'imagination réalise dans le monde du sujet subjectif (passage de Hume à Maïmon), la réflexion originaire l'accomplit pour le sujet transcendantal (passage de Maïmon à Fichte).

Bien plus; si nous nous en tenions à cette formule, nous concè­derions au scepticisme une logique immanente ; nous lui accor­derions, sinon l'explication qu'il entreprend des apparences, du moins leur existence. Or loin que Hume parvienne à réduire la causalité à la succession dans l'habitude, il ne peut pas même concevoir la succession comme habitude subjective. Autrement dit, il faut que le moment où l'imagination transcendantale engendre le substrat de la possibilité (le pour-soi dérivé sans

n'aurions pas pu penser à leur sujet car ils étaient un pur Néant et sur le Néant on ne peut pas réfléchir. • (FICHTE, 1, 224-225.) Kant montrait dans la première Mition de la Critique que l'appréhension du divers ne pouvait aller sans la reproduction et la recognition. La démonstration fichtéenne est différente : sans imagination transcendantale (c'est-à-dire non pas la reproduction kan­tienne mais l'unité de l'appréhension, de la reproduction et de la recognition), pas de divers, pas de synopsis ; les illusions de Hume impliquent à leur principe ae possibilité la position d'un substrat. Mais ce substrat peut être illusoire. Après Hume il faut encore réfuter Enesidème ... ou Mafmon. Aussi faut-il passer à l'histoire pragmatique de l'esprit humain.

(1) FICHTE, Grundlage der gesammten W. L., S. W., 1, S. 225.

J. VUILLEHIN 6

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vérité réelle) ne fasse qu'un avec le moment où la réflexion origi­naire engendre l'objectivité de la réalité. Il faut que le moment de l'essence coïncide avec le moment de l'existence, que la genèse de l'intuition pure ne soit autre que la genèse de l'intuition empi­rique, que l'objet mathématique ne diffère pas de l'objet phy­sique et que le dernier terme dans la première série ne soit rien hors le premier terme dans la série seconde. Si elle restait une simple faculté du· possible, l'imagination ne parviendrait pas en effet à passer de la simple relation à la synthèse effective ; elle n'unirait pas réellement dans l'essence le sujet et l'objet. Pour qu'elle le puisse il faut qu'elle les unisse donc en même temps dans l'existence, c'est-:à-dire pour la réflexion et dans le retour origi­naire. La synthèse comme unité du multiple échappe aux « possi­bilités de pensée )). Celles-ci se trouvent donc en face d'une exi­gence qui contredit leur impuissance. << Dans ce conflit séjourne l'esprit; il flotte (schwebt) entre elles deux, il flotte entre l'exi­gence et l'impuissance à la remplir, et dans cet état mais seule­ment en lui il les tient toutes deux en même temps solidement, ou, ce qui revient au même, il les rend telles qu'elles peuvent être saisies et maintenues ensemble - par le fait qu'il les touche et qu'à son tour il est renvoyé sur soi par elles pour les toucher à nouveau- il leur confère dans le rapport d soi un certain contenu et une certaine extension, dont nous montrerons en son temps qu'elle est le divers dans le temps et dans l'espace. Cet état s'appelle l'état d'intuitionner. La faculté active en lui a déjà été nommée plus haut: imagination productive (1). »En tant qu'elle opère réellement la synthèse, c'est-à-dire qu'elle se fournit le divers en se déterminant (passage de la limite spatio-temporelle au moment spatio-temporel), l'imagination exerce du même coup et indissolublement sa fonction transcendantale (passage de l'idéal au réel (2)) en posant la réalité de son objet. L'acte de la réflexion originaire est donc indissolublement imaginatif et repré­sentatif. Il se donne le divers et se le donne comme un objet.

Il suffit donc d'examiner l'imagination en elle-même comme créatrice du substrat des possibles (le contenu de l'Espace et du Temps) pour la voir du même coup s'affirmer comme le commen­cement de la série originaire et par conséquent comme la source de toute vérité. C'est en ceci que le scepticisme de Schulze et de Maïmon est contraire à une description authentique de son objet, lor~que ces deux philosophies s'accordent à maintenir implicite-

(1) FICHTE, ibid., S. 225. (2) Io., ibid., S. 226-227.

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ment ou explicitement l'idée de chose en soi et affirment que l'imagination synthétise bien le Moi et le Non-Moi dans le continu, mais que ce continu reste illusoire. Comment se définit, en effet, le passage de la limite au moment?<< Ce changement du Je en et avec soi-même, lorsqu'il se pose en même temps fini et infini - uil changement qui consiste du même coup en un conflit avec soi-même et qui par là se reproduit lui-même, en tant que le Je veut unir ce qui ne peut être uni, tantôt cherche à recevoir l'infini dans la forme du fini, tantôt, renvoyé sur soi, le pose de nouveau hors de cette forme, tout en cherchant cependant dans le même moment à le recevoir dans la forme de la finitude - telle est la faculté de l'imagination (1). » Le conflit du Je et du Non-Je ne devient un conflit, c'est-à~dire une synthèse, qu'au moment où il est déjà existentiellement vécu dans l'intériorité d'un pour-soi. Le retour et la reproduction originaires identifient donc a priori imagination et réflexion immanente et dès lors celle-ci délivre sans autre procès celle-là du préjugé sceptique d'illusion. Sans sortir de Maïmon, Maïmon est réfuté. L'imagination finie n'en appelle pas à Dieu, mais la vérité l'habite immédiatement dans l'orgueil de son humilité. La succession -imaginante ne rend pos­sible la conscience de soi qu'en prouvant en même temps son objectivité indiscutable. Le Moi se pose pour soi en tant que déterminé par le Non-Moi. « Il est donc enseigné ici que toute réalité- cela s'entend de soi pour nous, comme cela ne doit pas être compris autrement dans un système de philosophie trans­cendantale- est simplement produite par l'imagination. Un des plus grands penseurs (2) de notre temps, qui, autant que je voie, enseigne la même chose, nomme cela une illusion par l'imagina­tion. Mais à chaque imagination doit s'opposer une vérité, et il n'est pas d'illusion qui ne doive pouvoir être évitée. Mais si l'on entreprend maintenant de montrer comme cela doit l'être dans le présent système, que c'est sur cette action de l'imagination que repose la possibilité de notre conscience, de notre vie, de notre être pour nous, c'est-à-dire de notre être comme Je, alors elle ne pourra être effacée à moins de devoir faire abstraction du Je, ce qui est une contradiction interne, puisque le sujet abstrayant ne saurait faire abstraction de lui-même, aussi ne trompe-t-elle pas ; mais elle donne la vérité et la seule vérité possible. Admettre qu'elle pourrait tromper c'est fonder un scepticisme qui enseigne à douter de l'être propre (3). » L'indubitabilité du Cogito ergo sum

(1) FICHTE, ibid., S. 215. (2l Il s'agit de Maimon. (3 FICHTB, ibid., S. 227.

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montre enfin sa véritable figure : la création de soi est création de l'objet. L'imagination est représentation. Les deux séries se rejoignent au centre copernicien du pour-soi. La déduction de l'imagination ne trouve son sens et sa vérité que dans celle de la représentation, car réflexion immanente, subjectivité, et raison finie, c'est tout un. L'intuition intellectuelle pénètre toute l'existence.

§ 8. Analyse et synthèse : la dialectique du pour-~oi

Si une réflexion originaire soutient tous les actes de la cons­cience, si l'identité du sujet et de l'objet est donc reprise pour chaque acte de la conscience réelle de soi où le sujet et l'objet sont distingués, le Moi originaire devra nécessairement se poser pour lui-même dans chacun des différents << moments » de la seconde série, correspondant aux différentes « limites » abstraites de la série première dans la réflexion philosophique. Ainsi, ce qui était pour le Moi en soi du philosophe une limite se transforme en un moment pour le Moi pour soi, et des faits de conscience nou­veaux naissent qui jalonnent l'histoire pragmatique de l'esprit humain à la recherche de l'égalité absolue du Je avec lui-même. Sans aucun doute la réflexion originaire ne se livre comme telle dans aucun de ces actes, puisque la conscience réelle de soi implique une disjonction à laquelle elle ne saurait se soumettre. Mais c'est toutefois sa présence immanente qui libère ces diffé­rents faits de leur facticité contingente et de cette inessentialité, caractéristique par exemple de la proposition de conscience chez Reinhold, pour les fonder en nécessité et, de data, les transformer en facta véritables. Bien plus, le signe de la nécessité pour la cons­cience c'est l'effectivité. En elle, être et fonder coïncident et telle était l'identité que cherchait à révéler la critique kantienne. Le contingent surgit par l'absence de fondement, c'est-à-dire par le recours à la chose dogmatique : fatalisme et scepticisme ne font qu'un. Seule l'existence, si l'on entend par là l'apparition du Pour­soi possède la vertu de la nécessité. Par lui les possibles passent à l'être. Ainsi la vérification transcendantale des <<possibilités de pensée» aura lieu dans la prise de conscience empirique des diffé­rents moments, prise de conscience elle-même déterminée par l'agilité supra-consciente de la réflexion originaire. La synthèse du sujet et de l'objet pour soi se produira donc pour une réflexion qui gardera de la réflexion originaire intellectuelle cette faculté de ne pas s'objectiver elle-même, de réaliser donc encore au sein de la séparation du sujet et de l'objet leur identité perdue dans

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la position de l'objet en tant que position de soi, mais qui, contrai­rement à l'intuition suprême, exprimera les actes concrets et effectifs de la conscience de soi réelle.

Quant au système de ces actes, il prend naissance, comme on a vu, dans l'intuition et se construit dans le mouvement par lequel le Je, après avoir posé pour soi dans l'intuition la dualité de l'absolu et du limité, du Moi et du Non-Moi, pose enfin cette dualité comme un acte qui lui est propre, avant de reconnaître dans la synthèse pratique qu'il lui est nécessaire. La présence de la réflexion originaire à tous les moments de cette ascension, telle est la raison pour laquelle la synthèse est effective, donnant lieu non à une relation mais à un fait de conscience nouveau. Ou si l'on veut, chaque nouveau fait de conscience illustre et réalise comme expérimentalement devant la réflexion philosophique supérieure le passage de la réflexion dérivée à la réflexion ori­ginaire, le progrès de la déduction de la représentation consistant pour le Moi à s'assimiler la réflexion dérivée pour la faire tendre vers une réflexion originaire sans y parvenir jamais étant donné l'opposition du sujet et de l'objet. Ainsi l'intuition se définit comme une réflexion sur la sensation, l'entendement comme une réflexion sur l'intuition, le jugement comme une réflexion sur l'entendement et la raison comme une réflexion sur le jugement. En même temps, au fur et à mesure que, par la sédimentation des actes de conscience, ce qui était primitivement dérivé tend à devenir originaire et que par conséquent la conscience de soi rejoint de plus en plus son intériorité, la nature objective de l'objet se précise à titre de produit de cette intériorité coperni­cienne. Sentir, c'est pour le Moi trouver en soi un élément étran­ger, sans s'interroger sur la nature de ce senti présent dans ce sentant, ni transformer en réflexion originaire ce que l'observa­teur philosophique de l'imagination transcendantale, placé au point de vue de la réflexion dérivée, tenait pour la synthèse entre l'activité centrifuge originaire et l'activité centripète de la réflexion dans la disjonction de la conscience de soi réelle. Intui­tionner c'est, pour le moi, s'approprier cette sensation, c'est-à-dire rendre compte du rapport du sentant au senti en instituant la contemplation muette de l'objet dans l'intuition. Dire que le Moi intuitionne ou qu'il réfléchit sur la sensation c'est tout un : dans l'intuition le Moi ne pose plus le senti, mais la sensation même ; ou encore, ce que dans la sensation le Moi posait pour la réflexion dérivée, voici qu'il le pose pour la réflexion originaire. A son tour l'entendement réfléchit sur l'intuition; ce que l'intui­tion ne pose que pour une réflexion dérivée : l'extériorité de la

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continuité spatiale et de la serie temporelle, l'entendement le pose pour la réflexion originaire.

C'est dire que jusqu'ici la déduction de la représentation répond à un double caractère que nous avons déjà signalé : la réflexion originaire qui par sa présence implicite rend possibles les différents moments de conscience que nous avons examinés se présente comme médiation entre deux réflexions dérivées. D'une part, elle est en avance sur la réflexion philosophique ordinaire, la première série, puisque c'est elle qui au fond la rend possible par le mouvement rétrograde de la r:évolu­tion copernicienne, en transformant les limites en moments ; de plus elle renverse absolument l'ordre de la première série, puisque celle-ci va vers le factum et que celle-là en part. Ainsi le premier moment A 2 (sensation) (1) correspond à la limite E 1 (déterminabilité-imagination) ; le moment B 2 (intuition) à la limite D 1 (substantialité) ; le moment C 2 (entendement) à la limite C 1 (causalité). D'autre part, chaque moment est l'objet de la réflexion philosophique supérieure. « Le Moi doit s'approprier la sensation, c'est-à-dire se mettre à la place de l'observateur. L'observateur en même temps s'élève d'un degré et se demande comment est possible la sensation. Il trouve qu'elle est possible par l'intuition: quand le Moi pose lui-même la sensation, l'obser­vateur pose l'intuition dans le Moi (2). >>De même, quand le Moi pose lui-même l'intuition, l'observateur pose l'entendement dans le Moi. Le pour-moi est donc à cet égard en retard d'un degré par rapport au dans-moi. Mais ce retard ne saurait se maintenir indé­finiment, à moins de ruiner l'esprit du copernicianisme lui-même. Si toute l'histoire pragmatique de l'esprit humain figure la cons­truction de l'idéalisme naturel à la conscience commune, encore faut-il que cette conscience égale la conscience philosophique supérieure et que la Doctrine de la Science elle-même soit déduite comme moment de la conscience commune. C'est ce qui se produit avec les moments D 2 etE 2 : le jugement et la Raison. Tandis que dans les premiers moments la réflexion originaire perd le Moi dans l'objet, elle doit se prendre à son tour originairement comme objet et devenir conscience de soi. En tant que telle, la conscience spontanée prend le Moi pour un Non-Moi : elle s'apparaît autrement qu'elle n'est, et c'est ce qui explique le réalisme. La conscience spontanée est donc une spontanéité

( 1) Les chiffres 1 et 2 indiquent l'appartenance aux deux séries et les lettres A, B ... l'ordre de la synthèse; voir le tableau, p. 89.

(2) GuÉROULT, op. cit., I, p. 228.

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cachée derrière une passivité. Mais s'il n'appartenait qu'à une conscience philosophique dérivée de le savoir, la vérité de la série 2 serait la série 1. Comment alors échapper au scepticisme de Maïmon ? Ce qui garantit le caractère supérieur de la réflexion philosophique transcendantale, c'est et ce ne peut donc être que sa coïncidence avec la conscience vulgaire dans le désil­lement autonome de la conscience spontanée par la conscience réfléchie, mais une conscience réfléchie vécue elle-même origi­nairement.

«Le Je se perd lui-même dans l'objet de son activité, et nous avons une activité qui apparaît uniquement comme une passion ... Cette action s'appelle une intuition, une contemplation muette, sans conscience, qui se perd dans l'objet. L'intuitionné est le Je en tant qu'il se sent. L'intuitionnant également le Je, mais qui ne saurait ni réfléchir sur son intuitionné, ni pouvoir y réfléchir dans la mesure où il est intuitionné ( 1). >> Ainsi tout moment de la conscience réelle de soi est sans doute une aliénation : l'intui­tionnant ne se reconnaît pas dans l'intuitionné en raison du mécanisme même par lequel il monte l'intuition. Mais cette aliénation est déjà doublement habitée par la réflexion originaire. D'une part, ce mécanisme de la passivité tient à ce que dans l'intuition le sujet ne décolle pas de l'objet et ne peut pas en décoller. Si dans toute l'histoire pragmatique ce n'est point l'intuition intellectuelle qui est donnée, ce qui impliquerait contradiction, c'est bien elle cependant qui, obligée de se limiter et de se perdre dans la disjonction du Moi et du Non-Moi pour prendre conscience de soi, pour s'objectiver, garde cependant de son essence infinie la faculté de retrouver une identité du réflexif et du réfléchi au sein même de l'aliénation. D'autre part, en vertu de ce principe, la réflexion dérivée n'est qu'un mode évanescent et incomplet du pour-soi. La séparation de l'objet et du sujet ne tient son sens que du moment qui réalise leur identité provisoire pour une manifestation plus haute de la réflexion originaire, et de chaque progrès de l'histoire pragmatique on peut dire que « par ces actes le Je parvient désormais au point où au début se trou­vait l'observateur (2) >>. L'intuition intellectuelle est donc le vrai moteur; c'est dans la mesure où l'essence du Pour-soi se définit par l'identité du sujet et de l'objet, même dans les disjonctions du sujet opposé à l'objet, que la Révolution copernicienne reste

(1) FICHTE, Grundriss des Eigenthümlichen der W. L., S. W., 1, S. 349; GuÉROULT, op. cit., 1, p. 226-227.

(2) FICHTE, Grundriss des Eigenthümlichen der W. L., S. W., 1, S. 366.

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l'explication d(lrnière du monde. Aussi les deux derniers moments dans la déduction de la représentation réalisent l'identité de la réflexion originaire pour la conscience vulgaire et de la réflexion dérivée pour la conscience philosophique. Dans le jugement et la raison, le dérivé devient. originaire: il trouve sa vérité. Le jugement est le moment de la relation; il réalise la réflexion de l'enten­dement : « La puissance de juger est la faculté jusqu'ici libre de réfléchir sur des objets déjà posés dans l'entendement, ou d'en faire abstraction et de les poser, suivant cette réflexion ou abstrac­tion, avec une détermination ultérieure de l'entendement (1). » Juger c'est donc faire passer dans la réflexion originaire la syn-, thèse que l'entendement posait encore pour lui-même, mais uniquement pour la réflexion dérivée, entre l'objet déterminé et l'acte libre qui le pose. C'est pouvoir abstraire cel objet déterminé et se poser donc comme ce qui le détermine. L'objet du jugement reçoit de cet acte une nouvelle détermination : il devient ce dont on peut faire abstraction. Mais du même coup cet être du phé­nomène coïncide avec son être pour soi comme activité même. Pouvoir faire abstraction de tel objet, c'est se poser à l'origine de telle détermination. La réfle?.Cion originaire tend vers une réflexion philosophique et la réflexion philosophique tend vers une réflexion originaire; le mouvement s'accomplit enfin avec la raison, moment de la détermination et réflexion du jugement, par laquelle le Moi pose originairement en lui et pour lui le rapport du singulier à l'universel, de cet objet à l'objet en général. Je puis faire abstraction de tout objet. Or telle est précisément l'affirma­tion du Pour-soi. « Tout ce que je peux abstraire, tout ce que je peux rejeter par la pensée (même si ce n'est pas d'un coup, mais seulement de telle sorte que ce qui reste présentement j'en fasse abstraction après coup et que cela reste alors dont je fais présen­tement abstraction) n'est pas mon Je et je le pose en contradiction avec mon Je simplement en le considérant comme tel que je le puisse rejeter par la pensée. Plus un individu déterminé peut rejeter de choses par la pensée, plus il rapproche sa conscience empirique de soi de sa conscience pure; depuis l'enfant, qui pour la première fois abandonne son berceau et apprend ainsi à le distinguer de lui-même, jusqu'au philosophe populaire qui admet encore des idées-images matérielles et s'interroge sur le siège de l'âme, et jusqu'au philosophe transcendantal qui pense du moins la règle de penser comme Je pense et qui la démontre (2). »

(1) FICHTE, Grundlage der gesammten W. L., S. W., I, S. 242. (2) In., ibid., S. W., 1, S. 244-245; GuÉROULT, op. cit., I, p. 237.

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La raison d'être de toute la série originaire c'est donc la prise de conscience de soi par le Je, prise de cons~ience qui, tant qu'elle en reste, comme dans les trois premiers moments, au décalage entre les deux réflexions, ne fait que manifester ainsi le ·décalage entre la conscience empirique de soi et la conscience pure, et qui doit fondre l'originaire et le philosophique pour quitter les mirages réalistes de l'enfance. Les moments de l'histoire pragmatique de l'esprit humain représentent donc les jalons que la conscience pure doit poser pour faire tendre vers elle la conscience empirique de· soi. Nous pouvons représenter alors la démarche de la Doctrine de la Science dans le tableau suivant.

RÉFLEXION RÉFLEXION RÉFLEXION DÉRIVÉE ORIGINAIRE (1) DÉRIVÉE

(Première série de l'abs- (Deuxième série de la cons- (Point de vue philoso-traction philosophique) cience réelle) phique supérieur)

El Déterminabilité

l Imagination • a ) A 2 S""otion Intuition

o·s iii ... Dl Substantialité ·~ ~ B 2 Intuition Entendement

8~ Cl Causalité C 2 Entendement Jugement .. l 1

BI Relation ~:S D2 Jugement 1 (Raison) ' -~-1i 1

Détermination 0~

Al <;;>.:! E2 Raison

L'absorption du Non-Moi dans le Moi constitue tout le contenu de la phénoménologie de l'Esprit. Ainsi la Doctrine de la Science dépasse-t-elle véritablement la psychologie empirique des facultés pour établir une psychologie transcendantale et dialectique des moments. Les facultés ne subsistaient comme entités séparées que comme conséquence de la chose en soi : en ce sens la faculté c'est le Je pense saisi du point de vue de l'en-soi. Au contraire, du moment que l'intuition intellectuelle pénètre la conscience, la substance devient sujet et l'agilité de la réflexion originaire lie en un système de moments ce que le dogmatisme choséifiait dans des qualités et des faits de conscience séparés.

Mais cette transformation essentielle n'est à son tour possible

(1) Rappelons qu'il s'agit ici non de l'intuition intellectuelle elle-même en soi inobjectivable, mais de son substitut comme moteur de la conscience empirique de soi.

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que parce que la priorité apparente de la synthèse a fait place dans la Révolution copernicienne à la priorité réelle de l'analyse. Tel s'exprimait finalement le réquisit kantien lui-même : il n'y a pas d'intuition et de concept à l'état pur ; seule leur liaison dynamique, en requérant la présence immanente de leur iden­tité dans la réflexion originaire, explique leur genèse et leur mouvement de la conscience de soi empirique vers la conscience pure. L'identité qui est au terme de la seconde série est aussi au principe de la première. « D'après Kant, d'après Schulze, d'après moi, dit Fichte, trois éléments appartiennent à une représentation complète ; ce par quoi la représentation se rap­porte à un objet et devient la représentation de quelque chose et que nous nommons tous l'intuition sensible- (même si je suis moi-même l'objet de la représentation, il en est ainsi; je deviens pour moi-même un permanent dans le temps)- ce par quoi elle se rapporte au sujet et devient ma représentation, et qui chez Kant comme chez Schulze ne doit pas s'appeler intuition, mais que pour ma part, parce qu'elle entretient avec la représentation complète le même rapport que l'intuition sensible, je nomme ainsi; et enfin ce par quoi les deux sont unis, et ce n'est que dans cette union qu'il y a une représentation que nous nommons tous main­tenant concept (1). »Le concept sert donc de médiation entre la conscience de l'objet et la conscience de soi. Non que celles-ci lui préexistent, mais elles surgissent de son unité même. C'est parce qu'il y a une réflexion originaire où le sujet et l'objet coïncident, que la conscience est à la fois transcendantale et copernicienne, objective et pour soi. Par exemple, pour le moment de l'intuition, l'intuitionné et l'intuitionnant ne se réunissent autrement que dans une limite idéale, ils ne se synthétisent véritablement dans un moment réel que parce que l'intuition comme acte pose le rapport originaire de leur identité à une réflexion dérivée, telle que l'entendement aura à la transformer en une réflexion origi­naire. Lorsque Kant croyait résumer tout le problème critique dans la question : comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles?, il ne s'apercevait pas en réalité que, si nous acceptons en ses conséquences dernières la Révolution coperni­cienne et le rapport nécessaire de toute représentation, de toute synthèse du sujet et de l'objet, du représentant et du représenté à l'unité de l'acte de représentation, au sujet-objet du concept, c'est l'analyse du Pour-soi qui seule rend possible la synthèse de l'En-soi, c'est uniquement parce que les différentes limitations

(1) FICHTE, Zweite Einleitung in die W. L., S. W., I, S. 474.

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réciproques du sujet et de l'objet sont effectivement synthétisées par la présence immanente de la réflexion originaire et analy­tique dans les << moments » que des connaissances a priori sont possibles. Sans le jugement analytique dont Kant était par ail­leurs contraint de présupposer l'évidence mais dont il n'analyse pas le type propre de clarté, les synthèses resteraient des limites. Aussi l'histoire pragmatique des moments par lesquels la cons­cience empirique de soi tend à rejoindre par la réflexion la cons­cience pure ne font que figurer l'auto-pénétration de la synthèse par l'analyse et l'inquiétude immanente que celle-ci infuse à celle-là.

Le problème véritable de la synthèse est donc celui de l'alié­nation de l'analyse dans la synthèse (première série) et de la rentrée de la synthèse dans l'analyse (deuxième série). La cons­cience ici déjà accomplit une Illiade et une Odyssée. Comment l'affection, qui propose le divers de la synthèse (le sujet el l'objet) puisqu'elle ne peut a priori être expliquée par un objet ce qui briserait l'intériorité critique ( 1), pose-t-elle donc une auto­affection de soi ? Sans doute une telle question semble nous faire revenir au passage de l'identité à la différence de Maïmon ou même au passage des vérités de raison aux vérités de fait de Leibniz. Mais Fichte évite le déplacement dogmatique des concepts en intériorisant le passage dans le pour-soi. C'est en effet parce que la réflexion intussusceptionne dans l'originaire lui-même et sous forme d'identité du sujet et de l'objet ce qui n'apparaissait d'abord comme tel qu'à la réflexion dérivée, que le réalisme est effectivement réfuté par l'histoire même de la cons­cience (2). Le mouvement de la conscience de soi empirique vers la conscience pure est en même temps celui du principe de réalité (Real-Grund) vers le principe d'idéalité (Ideal-Grund) ; c'est précisément en s'intériorisant dans la réflexion originaire que la synthèse découvre son propre fondement dans l'analyse.

Cette nouveauté de la Doctrine de la Science par rapport à la Critique a pour conséquence non seulement de supprimer l'op­position réaliste de l'intuition et du concept, mais de renverser la preuve concernant l'idéalité transcendantale : << Kant prouve l'idéalité des objets en supposant l'idéalité du temps et de l'espace, nous prouvons au contraire l'idéalité du temps et de

(1) FICHTE, Zweite Einleitung in die Wissenschaftslehre, S. W., I, S. 488. · (2) Voir par exemple pour l'Espace: GuÉROULT, op. cil., I, p. 233 : «L'espace

est un produit du Moi. D'abord perdu dans son produit, le Moi l'intuitionne et en fait une propriété des choses. Mais le Moi est aussi réflexion sur l'intui­tion : A et B doivent être déterminés par A. •

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l'espace au moyen de l'idéalité des objets, qui elle-même est démontrée. Il a besoin d'objets idéaux pour remplir l'espace et le temps; nous avons besoin du temps et de l'espace pour pouvoir poser les objets idéaux. Ainsi notre idéalisme, tout en évitant le dogmatisme et en restant critique dépasse le sien quelque peu (1). >> La preuve kantienne de l'idéalité transcendantale se donne un divers empirique et un divers idéal. La Critique démontre que : premièrement celui-ci conditionne celui-là (2) ; deuxièmement, celui-ci « n'est tien autre chose que la forme de tous les phénomènes des sens extérieurs, c'est-à-dire la condi­tion subjective de la sensibilité, laquelle seule nous rend pos­sible une intuition extérieure (3) ». Le premier moment est ce qui a permis aux post-kantiens de débattre la fameuse ques­tion historique : « Kant a-t-il réellement fondé l'expérience, quant à son contenu empirique, sur quelque chose de distinct du Moi (4) ? ». Partir de l'idéalité de l'Espace et du Temps pour fonder l'idéalité de l'objet risque de ressusciter une part de réalité dogmatique et transcendante dans l'objet lorsqu'on passera pré­cisément des jugements mathématiques aux jugements dyna­miques. Le second moment, parce qu'il ne fait pas voir la genèse du divers pur, risque à son tour de réduire le Cogito à un condi­tionnant sans lui attribuer la faculté déterminante et d'en trahir ainsi l'essence véritable. Au contraire si l'on part de l'idéalité de l'objet pour parvenir à celle de l'Espace et du Temps, d'une part le dogmatisme empirique devient radicalement impossible et l'idéalisme critique est d'emblée absolu, d'autre part le divers de l'Espace et du Temps se trouve engendré par le Moi dans la phénoménologie même de l'objet idéal sur la voie qui le conduit de la conscience empirique de soi vers la conscience pure de l'intuition intellectuelle.

Que signifie donc cette mise en question de l'analyse par la Doctrine de la Science ? Reinhold a pris prétexte de cette primauté de la réflexion originaire pour accuser Fichte de trahir le kantisme

(1) FICHTE, Grundlage ... , S. W., 1, S. 186, cité par GUÉROULT, op. cil. : p. 253 ; voir aussi p. 235 et 251-252. La Remarque finale du Grundriss déclare : • Kant dans la Critique de la Raison pure part du point de vue de la réflexion pour lequel Espace, Temps et un divers de l'intuition sont donnés, déjà pré­sents dans le Je et pour le Je. A présent nous les avons déduits a priori et désor­mais ils sont présents dans le Je. La particularité de la W. L. eu égard à la théorie est donc exposée et, pour le moment, nous conduisons notre lecteur justement au point où Kant le prend en charge. • (S. W., 1, 411.)

(2) KANT, Critique de la Raison pure, f!· 56 (division 2 du § 2). (3) lo., ibid., p. 58, division b du § 3. (Il en va naturellement de même pour

le temps.) (4) FICHTE, Zweite Einleitung in die W. L., S. W., 1, S. 480.

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et de confondre la conscience pure et la conscience empirique, de supprimer ainsi la contingence de l'empirique comme tel et de retourner au dogmatisme (1). A quoi Fichte répond en montrant que la contingence dans l'empirique ne signifie nullement la pré­sence d'une chose en soi dans l'affection, mais qu'elle est imma­nente à la structure de l'auto-affection elle-même : « Cette limi­tation qui est mienne, puisqu'elle conditionne la position de moi­même par moi-même est une limitation originaire ... Toute limi­tation, par suite de son intuition et par suite de son concept, est entièrement déterminée, mais non une limitation en général. Ce qui comme on l'a vu a été déduit de la possibilité du Je, c'est la nécessité d'une limitation en général. Quant à la détermination de celle-ci, elle ne peut pas être déduite, car elle est elle-même, comme nous voyons, le conditionnant de toute Moiïté. Ici donc se termine toute déduction. Cette détermination apparatt comme l'absolument contingent et fournit ce qui n'est qu'empirique dans notre connaissance. C'est par exemple ce par quoi entre tous les être raisonnables possibles je suis un homme, par quoi parmi tous les hommes je suis tel personnage déterminé, etc. (2). » L'empi­rique irréductible c'est non pas l'affection de la chose en soi, mais le hasard intelligible lui-même, c'est-à-dire la façon déterminée dont le Moi absolu s'affecte pour s'apparaître dans le Moi fini et dont l'analyse se disjoint pour se présenter comme synthèse. Cette contingence est immanente au Moi. Elle surgit précisément dans le fait que théoriquement l'histoire pragmatique de l'Esprit ne parvient pas à identifier la conscience empirique de soi et la conscience pure, que le conflit du sujet et de l'objet ne s'absorbe pas dans leur identité, que, par la connaissance, le Moi ne par­vient pas à se saisir originairement comme se posant complètement déterminé par le Non-Moi puisque s'il réussit à saisir le Pour-soi de l'affection en général, il ne peut par contre dominer le Pour-soi de l'affection déterminée. Ainsi le caractère contingent de l'intui­tion empirique n'implique nullement le recours à la chose en soi. Il indique seulement que la représentation ne peut livrer son fondement ni la raison dernière de sa propre déduction. Si en

(1) FICHTE, Zweite Einleitung. (2) FICHTE, Zweite Einleitung ... , S. W., I, S. 489 ; et Gu:!l\OULT, op. cil., I,

p. 255, note : • La position contingente du Non-Moi, fondement à la fois de la limitation et de la liberté du Moi, est peut-être ce qu'il y a de plus spécifique­ment critique et antidogmatique dans la W. L. Ce n'est pas que le Non-Moi soit réel en soi mais pour sortir de l'entendement pur objectivé in abstracto, où le négatif n'est que la limitation du positif, il faut avoir recours à quelque chose d'irrationnel que Fichte trouve dans l'acte absolu du Non-Moi, et Kant dans la forme pure de l'intuition sensible. •

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dépit des efforts de la synthèse effective dus à la présence imma­nente de la réflexion originaire dans les différents moments de la conscience réelle de soi, la synthèse ne s'opère pas définitivement, c'est-à-dire si quelque chose en elle (la détermination totale) ne se dissout pas dans l'évidence analytique, c'est au Primat de la Raison pratique et à lui seul d'en rendre compte. Non que soit brisé le projet de la Révolution copernicienne, selon lequel l'oppo­sition du Moi et du Non-Moi doit s'expliquer au Moi et pour le Moi lui-même dans l'identité Moi = Moi, mais parce que son sens véritable ne s'explicite qu'au delà de la connaissance, dans l'action. L'inachèvement de la logique de la connaissance ne prouve rien contre cette logique : elle ne la dissout pas dans une logique de l'être, mais la fonde au contraire dans une logique de la conscience, du devoir-être.

Nous pouvons donc fixer le sens de ces actions de l'histoire pragmatique. La prééminence de l'analyse comme inquiétude et moteur de la synthèse n'y signifie rien d'autre que la position du Pour-soi pour lui-même sous une forme encore imparfaite. Les moments de la conscience empirique de soi, ce sont autant d'efforts qui n'atteignent pas ce qu'ils cherchent : la découverte de l'identité du Moi dans la synthèse de la connaissance. On les comprendrait assez exactement en un sens, en les comparant au système des intentionalités de la phénoménologie moderne. D'une part, la mise entre parenthèse chez Husserl est à l'évidence de l'auto-clarté du phénomène, de sa Selbsl-gegebenheit, ce que l'abstraction transcendantale est chez Fichte à l'évidence de l'auto-genèse des moments de conscience; dans les deux cas nous partons de l'inconditionné dans l'intuition intellectuelle. D'autre part, de même que Fichte refuse comme critère de cet incondi­tionné la simple existence des phénomènes en tant que représen­tation, que, contrairement à la proposition de conscience de Reinhold, il s'interdit de privilégier le sens interne par rapport au sens externe puisque dans celui-là comme dans celui-ci, le sujet restant distinct de l'objet, la certitude analytique : Je= Je n'est que le moteur du mouvement de la conscience empirique et non son objet actuel, et que par conséquent il dépasse dans l'évidence de l'intuition intellectuelle tout dalum pour parvenir à l'identité du sujet et de l'objet, de même Husserl n'accepte pas le postulat de Brentano et du << psychologisme » en général, postulat qui réduit la quaeslio juris à la quaeslio facli et qui, renfermant la source de l'évidence dans la simple présence à la conscience empi­rique non« réduite», confond le vécu (Erlebnis), seul objet pos­sible d'une perception absolument adéquate, avec l'objet de ce

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vécu ( Gegensland) produit par une synthèse intentionnelle et à ce titre susceptible de tous les degrés des esquisses et des approxi­mations, il abandonne en conséquence la « perception interne » au monde réduit pour ne faire habiter l'évidence que dans la « perception immanente » et c'est en cette dernière seulement qu'il découvre l'identité absolue du sujet et de l'objet, l'égalité Je= Je, fondement de toute certitude (1). Comme Fichte passe du dalum au factum, de même Husserl, de la Meinung à la Besin­nung (2) ; le primat de l'analyse n'est rien d'autre dans les deux cas que la découverte de l'essence du Pour-soi, de la conscience de soi comme fondement de la conscience d'objet, rien d'autre que le passage des jugements hypothétiques aux jugements thé­tiques (3), du conditionné à l'absolu, de l'opinion à la réflexion originaire.

Le problème du jugement et de la connaissance synthétique - si l'on poussait avec conséquence l'esprit de la Révolution copernicienne - est, chez Fichte, dérivé par rapport au pro­blème de l'évidence intuitive analytique et de la conscience thé­tique. De même, les vérités prédicatives chez Husserl appellent un fondement dans un factum du Pour-soi, dans u l'évidence non­prédicative >> de l'expérience phénoménologique (4). Seule la présence de l'intuition pure, mais intellectuelle, empêche le phi­losophe de perdre le sens du Pour-soi en l'aliénant dans une pensée de soi objective et substantifiée. A cet égard le reproche est le même que Fichte adresse à Reinhold et que Husserl adresse à Descartes (5) ; la perte du transcendantal se fait par un retour naïf de la Tathandlung à la Talsache, de l'originaire au dérivé. C'est pourquoi l'intentionnalité ne se dévoile pas plus à la cons­cience phénoménologique que la réflexion originaire à l'intui­tion intellectuelle comme un donné brut. Au contraire c'est à la recherche critique que le sol transcendantal apparatt, non à titre d'être, mais à titre d'action, de mise en question même (6).

(1) Jules VurLLEMIN, L'lire et le travail, p. 4-12. (2) HussERL, Formate und transzendantale Logik, Einleitung. (3) lo., ibid., § 103 (La subjectivité transcendantale est l'explication de

toute Voraussetzungslosigkeit et de toute Vorurteillosigkeit) ; et /dun ... , Ir• Partie, chap. III.

(4) aussE;RL, Formate und transzendantate Logik, § 86. (5) Pans la substantia cogitans, • Descartes perd le sens proprement trans­

cendantal de l'Ego qu'il avait découvert, de ce qui, du point de vue de la connaissance, précède l'être du monde. • (ln., ibid., § 93.)

(6) • Tout ce qui est expérimenté: choses, moi-même, les autres -le n'im­porte quoi de plus qui serait à expérimenter, l'identité qui demeure à travers les multiples expériences...,.-. tout cela s.e retrouve intentionnellement inclus dans la conscience même comme cette intentionnalité actuelle et potentielle dont je

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Le fondement de la nécessité des lois concernant les objets géomé­triques, ce n'est pas la présence de ces objets à la conscience mais leur mise en question dans l'itération infinie de l'acte fondant, dans cette possibilité d'une reprise infinie des actes de construc­tion empirique. Bien plus, lorsque Fichte accuse Kant de ne pas avoir aperçu dans l'imagination transcendantale la médiation passant du sujet à l'objet, parce qu'occupé à répondre à Hume, il voulait seulement montrer la différence, inconnue de Hume, entre la subjectivité empirique et la subjectivité transcendantale- telle était la raison pour laquelle il n'apercevait pas non plus le fonde­ment de la nécessité de la synthèse dans l'analyse-, il ne fait que précéder la remarque de la Logique formelle et transcendantale : « Comment se fait-il que Kant ne pose pas les questions transcen­dantales pour les sphères de la logique formelle ? Cela provient de ce que par réaction il dépend de Hume. De même que Hume dirige sa critique sur le monde de l'expérience et accepte le caractère inattaquable des relations entre les idées (l'a priori analytique de Kant), de même Kant en s'opposant à lui ne transforme pas cet a priori analytique lui-même en un problème (1). » N'est-ce pas là le reproche même que Fichte adresse à Reinhold concernant la proposition de conscience et à Kant concernant la possibilité de l'expérience, et d'après lequel ces principes sont apparents puisqu'ils présupposent comme principe suprême le principe logique d'identité ?

Précédant Husserl, Fichte est donc le premier à poser le pro­blème d'une Logique de l'expérience au fondement de la Logique du jugement. La Doctrine de la Science est cette Logique de l'Expé­rience. Le sujet se dévoile dans son essence. Avant Husserl, Fichte réalise, dans l'intuition intellectuelle, le projet kantien d'une Logique véritablement transcendantale. Cette réalisation n'est possible que par le recours à une réflexion originaire (2). Mieux que Husserl enfin, Fichte, par l'idée d'une double série, pré-

peux mettre en question la structure. • (ln., ibid., § 94.) On croirait lire les reproches de Fichte aux kantiens lorsqu'ils substantifient l'acte du Je pense en une identité abstraite et seulement conditionnante • (voir plus haut, p. 66).

(1) In., ibid., §'lOO; et Ideen .. , fin du cha p. IV, III• Partie ( • Les réductions phénoménologiques •). .

(2) • Chaque réflexion a le caractère d'une modification de la conscience, et même d'une modification telle que chaque conscience peut par principe l'expé­rimenter. Sous le concept de réflexion tombent tous les modes d'une saisie immanente de l'essence et d'autre part de l'expérience immanente. Ainsi, par exemple la perception immanente ~ui est en fait une réflexion en tant qu'elle postule qu'on détourne le regard dun objet de conscience vers la conscience même de cet objet. • (ln., Ideen, III• Partie, chap. II) ; c'est le thème fonda­mental d'Erjahrung und Urtheil.

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sente la phénoménologie du Pour-soi non seulement comme une cc constitution statique JJ mais comme une « constitution géné­tique JJ ( 1) de l'intentionnalité et de la subjectivité transcen­dantale. Tandis que la phénoménologie de Husserl n'explique pas véritablement la construction organique du sujet et que tout en affirmant en droit la nécessité de cette construction elle ne la réalise pas en fait, au moins dans ses premiers moments (2), la Doctrine de la Science conçoit bien les différents moments comme des constitutions d'horizons intentionnels (par exemple la sensation, l'intuition, l'entendement, etc.), c'est-à-dire comme les organisa­tions des différents modes d'objectivations possibles au sein de la réflexion originaire, mais elle ne se contente pas de les décrire analytiquement, elle en produit la genèse en s'appuyant sur l'inadéquation de l'analyse et de la synthèse et sur le mouvement immanent d'approximation de la conscience empirique de soi vers la conscience pure. C'est cette aperception du moteur véritable des constitutions intentionnelles qui manque à la phénoménologie moderne et dont Fichte a fait le centre de sa philosophie, précisé­ment lorsqu'il fait culminer la Révolution copernicienne dans le Primat de la Raison pratique et que ce Primat lui permet d'apercevoir le fondement analytique de la synthèse et le prin­cipe de l'organisation intentionnelle du Pour-soi.

(1) HussERL, Formale und transzendantale Logik, § 98. (2) VuiLLEMIN, L'~tre et le travail, chap. 1.

J. VUILLEMIN 7

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CHAPITRE IV

EXAMEN DES PRINCIPES KANTIENS A LA LUMIÈRE

DE L'INTERPRÉTATION FICHTÉENNE (Suite)

SECTION II

LA SIGNIFICATION DU PRIMAT DE LA RAISON PRATIQUE

§ 9. Condition et détermination pratique (nature, droit, moralité)

De la déduction de la représentation dans la Critique de la Raison pure à celle de la loi morale dans la Critique de la Raison pratique, Kant procède directement. Cependant, dans la mesure où il conçoit l'impératif catégorique comme déterminant la volonté en dehors de toute intervention de la faculté de désirer, il suppose donnés déjà au début de la Critique de la Raison pratique et sans attendre la Critique du Jugement, les concepts de vie, de désir et de plaisir (1). Par rapport à la loi, le divers du désir risque alors d'apparaître comme un simple donné et dans la mesure où le Je dois moral, loin d'opérer comme le faisait le Je pense théorique la synthèse dans ce divers, l'abandonne à son existence pécheresse et a priori immorale, l'impératif catégorique réalise bien sans doute analytiquement une objectivité en conférant l'universalité et la nécessité à la maxime de la conduite, et par là même la raison devient authentiquement déterminante, mais cette détermination elle-même reste abstraite par principe, elle scinde la volonté en deux moments distincts : l'intention qu'elle détermine et l'action dont elle abandonne la détermination à la croyance, seul le Sou­verain Bien, encore qu'il ne soit possible que par le principe pra­tique, pouvant déterminer complètement le vouloir moral. La Révolution copernicienne renverse donc en pratique comme en théorie beaucoup plus l'ordre des concepts que les concepts eux­mêmes : << La loi morale est l'unique principe déterminant de la volonté pure. Mais comme cette loi est simplement formelle (c'est-à-dire réclame seulement la forme de la maxime, comme

(1) KANT, Critique de la Raison pratique, trad. PrcAVET, éd. Alquié, P. U. F., 1\J43, p. 6-7, note 2.

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universellement législative), elle fait abstraction comme principe de détermination de toute matière, partant de tout objet du vouloir. Par conséquent le souverain bien a beau être tou­jours l'objet enlier d'une raison pure pratique, c'est-à-dire d'une volonté pure, il ne doit pas être pris pour cela comme le P'rin­cipe déterminant de celle-ci ; et la loi morale doit seule être considérée comme le principe qui la détermine à s'en faire un objet dont elle se propose la réalisation ou la poursuite. Cette remarque est importante en une matière aussi délicate que la détermination des principes moraux, où même le plus petit malentendu corrompt les intentions. Car on aura vu, par l'Ana­lytique, que si l'on admet, avant la loi morale, un objet quel­conque sous le nom d'un bien comme principe déterminant de la volonté, et si l'on en dérive ensuite le principe pratique suprême, cela amènerait toujours alors une hétéronomie et dépos­séderait le principe moral. Mais il va de soi que si dans le concept du souverain bien est déjà renfermée la loi morale comme condi­tion suprême, le souverain bien n'est pas alors simplement objet, mais que son concept et la représentation de son existence, pos­sibles par notre raison pratique, sont en même temps le principe déterminant de la volonté pure, parce qu'alors, en fait, la loi morale renfermée déjà dans ce concept et conçue avec lui (et aucun autre objet), détermine la volonté d'après le principe de l'autonomie. Cet ordre des concepts de la détermination de la volonté ne doit pas être perdu de vue, parce que autrement, on se méprend soi-même et on croit se contredire là où cependant tout se tient dans la plus parfaite harmonie (1). >>

Certes, on pourra dire que l'extension pratique de la raison pure eu égard au principe suprême de l'universalité morale cor­rige le rapport entre condition et détermination que le principe suprême de la possibilité de l'expérience laissait si ambigu dans la limitation spéculative de cette même raison pure ; on dira que si la catégorie n'est au point de vue spéculatif déterminée que par l'adjonction d'une intuition qu'elle ne produit pas, elle se détermine complètement en morale dans ces croyances de la rai­son pratique que sont les postulats : « La Critique a prouvé dans cette déduction (des catégories), d'abord qu'elles ne sont pas d'origine empirique, mais qu'elles ont a priori leur siège et leur source dans l'entendement pur, en second lieu aussi que, comme elles sont rapportées à des objets en général, indépendamment de l'intuition de ces objets, elles ne produisent sans doute que

(1) KANT, ibid., p. 117-118.

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dans l'application à des objets empiriques une connaissance théorique, mais que cependant aussi appliquées à un objet donné par la raison pure pratique, elles servent à une concep­tion déterminée du supra-sensible (zum bestimmten Denken des Uebersinnlichen) en tant seulement que cette conception est déterminée simplement par des prédicats qui ont néces­sairement rapport au but pur pratique donné a priori et à la possibilité de ce but (1). » Mais cette identité apparente du conditionnement et de la détermination en pratique est-elle plus satisfaisante que leur séparation en théorie ? La détermination par les postulats ne renverse-t-elle pas finalement la Révolution copernicienne, puisque la Raison finie y fait appel à un appui divin qu'elle implique sans doute nécessairement mais qu'elle ne construit pas? Si le Je pense suprême, si la liberté ne deviennent déterminants en effet, que par rapport à un divers qu'ils ne posent pas eux-mêmes, mais dont ils rendent nécessaire la posi­tion par Dieu, le déplacement n'est-il pas rétabli? La loi, dans son rapport immanent avec le divers, n'est plus alors qu'une simple condition et c'est ce qu'exprime le formalisme lorsqu'iden­tifiant détermination et condition simplement pour l'intention, il n'en rétablit l'identité pour l'action que pour l'au-delà du postulat. L' << objet entier », la détermination concrète de l'acte sont ainsi reportés dans le monde de la foi. Le droit, par exemple, encore qu'il ne concerne que le rapport purement extérieur des personnes, et qu'il abandonne à la moralité toute détermination proprement interne, n'a· pas trait à l'univers de la nature, telle qu'elle est (sinon comment attendre le passage au concret de ce qui par définition suppose la différence entre le conditionnement et la détermination?), mais la pose telle qu'elle doit être en idée, comme un<< type de la raison pratique». Or c'est, par un moyen détourné, risquer de rétablir la Chose en Soi au principe de la liberté et l'hétéronomie au principe de l'autonomie.

Aussi convient-il, avant de passer à la moralité proprement dite, de déduire d'abord la finalité de la nature et l'harmonie du droit, dans le Moi pour le Moi, de peur de les retrouver octroyées par la grâce divine à cette liberté finie elle-même qui doit les susciter. C'est pourquoi la déduction de la représentation ne par­vient à celle de la moralité qu'après avoir effectué les déductions de la tendance (correspondant à la Critique du Jugement kantien) et celle du droit (correspondant aux Principes métaphysiques de la Doctrine du Droit dans la Métaphysique des mœurs). En même

(1) KANT, ibid., p. 151.

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temps chacun de ces cc nouveaux faits de conscience ,, ne fera que figurer pour le Moi l'intériorisation du fait précédent par la réflexion originaire. Ainsi la déduction de la représentation se terminait bien sur l'unité du Moi intelligent avec lui-même dans la Raison, mais le choc inintelligible rendait cette unité même dépendante. Comment l'essence du Je = Je peut-elle sans contredire cette dépendance la réfléchir pour soi ? A la condition que le Moi se reconnaisse comme déterminant le Non-Moi, cau­salité qui, si elle ne doit pas supprimer la réalité déduite de la représentation, devra être conçue non comme un être, mais comme un devoir-être. La genèse de l'effort est bien à cet égard une réflexion sur l'imagination. L'imagination opérait la synthèse du Moi et du Non-Moi sur le plan de l'être; mais elle laissait en dehors de la synthèse le choc même posé par le Moi. L'effort nous en dit la raison : ce choc, le Moi le pose pour agir ; de cet être nous découvrons le sens dans le devoir-être. Du même coup la repré­sentation, où le Moi se pose comme déterminé par un Non-Moi qu'on n'avait établi jusqu'à présent qu'à titre de possible, trouve sa raison d'être dans l'effort. Le Moi se pose alors comme déter­minant le Non-Moi, cc le système des tendances fait passer la représentation de la possibilité à la réalité (1) ,,_ Mais, comme les limites de l'imagination devenaient des moments de la représen­tation par le passage à la série originaire, de même les limites de l'effort doivent devenir les moments de la tendance. Nous ne les examinerons pas. Qu'il nous suffise de montrer comment la ten­dance fait passer dans la réflexion originaire le conflit de la repré­sentation avec le Moi pur. La conscience empirique de soi dans la représentation ne parvenait pas à rejoindre la conscience pure : si dans la Raison le Moi s'attribuait l'affection de la sensation, il ne s'expliquait pas cette attribution même. La limitation du Moi par le Moi était reconnue sans être expliquée au Moi : c'était la part irréductible de contingence dans la représentation. Toute­fois, dans la façon même de l'introduire, la Doctrine de la Science s'écartait notablement de la Critique de la Raison pure et laissait déjà entrevoir la réflexion pratique de la tendance: cc Cette mienne limitation dans sa détermination, dit Fichte, se manifeste dans une limitation de mon pouvoir pratique (c'est ici que la philosophie est poussée hors du domaine théorique dans le domaine pratique) et sa perception immédiate est un sentiment (je préfère la nommer ainsi que sensation avec Kant : la sensation ne se produit que par le rapport à un objet par le moyen de la pensée) : le sentiment

(1) GuÉROULT, op. cit., I, p. 239, n. 63.

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du doux, du rouge, du chaud, etc. (1). JJ Le primat pratique est donc impliqué à l'origine même de la conscience de soi empirique.

Or il arrive dans le sentiment, à la différence de la sensation, que je me sens immédiatement limité. La sensation projette la limitation du Moi dans le Non-Moi ; le sentiment la réfléchit immédiatement et originairement dans le Moi lui-même. La source de la représentation s'éclaire ainsi d'une nouvelle clarté. Car que signifie ce sentiment de soi en tant que limité, sinon l'intervention d'un pouvoir pratique ? La représentation ne fait qu'expliquer le mécanisme de la limitation originaire sans mettre celle-ci en question. Le sentiment au contraire nous conduit d'emblée à cette interrogation: la représentation se trouve déter­minée par lui car il la perçoit comme limitation de soi à soi ; en lui véritablement nous percevons sous la forme de l'immédiateté de la réflexion originaire la signification de la raison. Le moi se pose comme déterminé par le Non-Moi, et il se pose (il se sent dans la qualité sensible) parce qu'il s'attribue la tendance absolue à dépasser cette limitation, parce qu'il se pose comme déterminant le Non-Moi. Ainsi l'opposition que vivait la représentation entre le réflexif et le réfléchi se retrouve à un degré supérieur de la réflexion originaire dans l'opposition de la tendance et du senti­ment. Le Moi s'explique sa propre causalité par rapport au Non­Moi. La conscience de soi empirique, mais pratique désormais, s'efforce de reprendre la conscience pure et l'analyse Je =Je. La tendance absolue réalise cette identité du sujet et de l'objet, du sentiment et de la tendance ; mais c'est à la condition que la ten­dance cesse précisément de poser un objet particulier qui recrée­rait ipso facto l'opposition du sentiment et de la tendance, du Soi limité et du Soi infini. Ainsi la tendance absolue est-elle, en tant que tendance pour la tendance, exclusive de toute fin par­ticulière, comme la Raison théorique était exclusive de tout objet particulier. Telle est la loi absolue de l'impératif catégorique.

Il va de soi que nous ne pouvons nous contenter, que le Moi ne peut se contenter de ce formalisme, si lorsqu'il s'agit du Je pense conditionner et déterminer ne font qu'un. Comme la déduction de la représentation impliquait à son principe même celle de la tendance, puisque l'origine de la sensation c'était l'auto-limita­tion de l'activité pratique dans le sentiment, de même la déduc­tion de la tendance implique celle du droit. Sur le plan même de la tendance, le réel et l'idéal ne peuvent pas se rejoindre. Car le système des tendances n'appelle de la part de l'autonomie qu'un

(1) FICHTE, Zweite Einleitung die W. L., S. W., 1, S. 490-491.

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acte de conditionnement, · non de détermination. La tendance n'est que la liberté aliénée sous forme d'intuition, de nature, comme la représentation n'était que la tendance aliénée sous forme d'objet. En effet ce mouvement par lequel l'activité du Moi dans la tendance se limite par les sentiments suppose la causalité du Moi lui-même en dehors de tout objet et la prise de conscience de cette causalité par concept dans la réflexion originaire. La volonté est à l'origine de la tendance, comme la tendance était à l'origine de la représentation. Autrement dit : la tendance est réfl~xion sur la représentation, et la volonté est réflexion sur la tendance. Dans la tendance je me posais comme activité pratique qui se limite dans le sentiment. Dans la volonté je pose à mon tour pour soi cette activité pratique elle-même. La finalité de la nature devient finalité du vouloir comme représentation du but. Or cette réflexion de la tendance dap.s la mesure où elle se produit d'abord du point de vue de la conscience philosophante puis du point de vue de la conscience vulgaire donne lieu à deux séries d'acquisitions importantes pour le déploiement de la conscience empirique de soi dans son mouvement vers la conscience pure.

D'une part, ce qui était système de tendances se réfléchit dans le corps propre comme instrument même de la liberté (réalité et applicabilité du droit). Le Moi individuel s'approprie une sphère d'action; par le corps propre il devient une personne. Mais ce corps propre même est déterminé par l'autonomie. Tandis que l'animal réalise au delà de la finalité immanente de la plante l'articulation du corps (ses mouvements libres), sans posséder néanmoins ces mouvements en propre, puisqu'ils sont déterminés d'avance par l'instinct, d'emblée parfaits et accomplis, l'homme s'approprie son corps en l'éduquant par l'intelligence. Le passage de la finalité de nature à la finalité de représentation détermine donc un être nouveau : l'individualité : « Pour comprendre le corps humain qu'elle a sous les yeux, la personne doit faire appel à un concept qu'elle ne trouve qu'en elle-même : celui de liberté, et le placer au fondement de l'objet qu'elle contemple ; ce concept, en effet, n'est pas immédiatement donné dans l'objet mais celui qui juge est obligé de se le donner librement pour pouvoir juger (jugement réfléchissant) : si l'animal est ce qu'il est, l'homme n'est originairement rien mais est tenu de devenir ce qu'il doit être. Sa simple forme implique sa liberté et suffit à en prescrire le respect ( 1). » Le sentiment de la liberté, le respect nait ainsi de l'apparition du néant dans l'être. Par le vouloir ce que le Moi

(1} GuÉROULT, op. cil., 1, p. 282.

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avait posé comme l'être soit de la détermination du Moi par le Non-Moi (représentation) soit de la détermination du Non-Moi par le Moi (tendance) prend par rapport à lui-même la distance du néant, de la réflexion. Et cette distance, c'est le droit; se représenter une fin du vouloir ou affirmer les droits que cette représentation implique, c'est tout un. Profondément Fichte retrouve dans ce distancement par la representation de fin, cette recognition du concept, cette reconnaissance de soi à laquelle le Je pense théorique tendait imparfaitement. Je deviens Moi par le Je veux. Je veux= Je suis au delà de mon être-là déter­miné= J'ai des droits. D'autre part, du point de vue du retour en soi de la réflexion originaire dans la conscience vulgaire, ce distancement du néant doit se produire pour soi. De l'appli­cabilité, nous devons passer à l'application du droit : de sa pos­sibilité à sa réalité. Le vouloir comme attribution d'une sphère de droit n'est, en effet, reconnu effectivement que par le passage du Moi individuel au Toi et par la constitution de la réciprocité réelle des droits dans la loi (1). Le passage de la série dérivée (condition d'applicabilité du droit) à la série originaire (condition d'application du droit) figure donc bien cette transmutation du droit << provisoire n ou << présomptif n en droit << péremptoire n

que Kant plaçait déjà justement dans la garantie apportée au droit privé dans l'état naturel par le droit de contrainte dans l'état civil (2). Mais cette déduction de la pluralité des personnes juridiques est désormais entièrement génétique. L'existence sociale n'est plus que la réflexion originaire du vouloir pour lui­même. Le concept d'individualité est un « concept réciproque >>

et il n'est donc possible dans chaque être raisonnable que dans la mesure ·où il est immédiatement complété et limité par le concept de l'individualité d'autrui; il n'est donc jamais propre­ment mien sans être à la fois mien et sien, sien et mien. La théorie contractuelle du droit (le droit est l'affirmation de la volonté individuelle) trouve ainsi sa vérité dans la théorie étatique qui fait de l'État la source du droit. La pluralité, c'est la vérité originaire du vouloir. Par elle, la volonté comme distancement de l'être de la tendance, reçoit un pouvoir. C'est seulement dans l'État et dans le contrat social que les droits primitifs de l'indi­vidu acquièrent leur signification véritable. << Il n'y a donc pas de droit naturel, au sens où on l'a souvent entendu, c'est-à-dire

( 1) De même chez Hegel, le moment de la reconnaissance sera lié au passage du Bewusslsein au Sebslbewusstsein.

(2) KANT, Elémenls métaphysiques de la Doctrine du Droit, § XLII.

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qu'il n'y a pas de rapport juridique possible entre les hommes en dehors d'une existence commune et de lois positives (1). »

Cependant cette déduction du droit n'atteint encore dans la volonté qu'un possible : aussi la réflexion sur le vouloir donne­t-elle la reconnaissance d'une contrainte. La volonté juridique ne s'accomplit qu'en l'aliénant. Retrouvant l'inspiration du Contrat social, la déduction du droit ne parvient donc pas à poser dans le Moi la causalité efficace du Moi sur le Non-Moi. L'auto­nomie, l'identité originaire Je = Je n'y accède pas à son essence pour soi, mais seulement pour autrui. Or, la réflexion va préci­sément nous découvrir à la racine du vouloir juridique la présence originaire, le vouloir moral, comme elle a découvert, naguère, à la racine de la tendance, le vouloir juridique, et à la racine de la représentation, la tendance. La moralité c'est la réflexion du droit. Que posait, en effet, le vouloir juridique? Un distancement d'avec la tendance par l'affirmation de la causalité du concept. Mais cette affirmation doit être portée au compte du pour-soi. Si mes droits sont respectables, c'est qu'ils doivent l'être. La légalité ne détermine qu'une appartenance problématique de la liberté à l'être rationnel ; or le conditionnement doit devenir détermination. Ce passage s'opère par la moralité qui montre dans le concept d'autonomie« la faculté et la loi d'employer cette faculté (2) ». L'obligation d'attribuer au Moi la liberté qui n'était obtenue que de l'extérieur, par la contrainte, a pour condition cette même attribution par la liberté. Le vouloir n'aurait pas de sens, s'il se greffait par la vertu d'un mécanisme extérieur de contrainte sur une tendance, et l'intervention du respect juridique implique déjà la nécessité pour la liberté d'assumer intérieurement son vouloir, de lui conférer la réalité. Dans la moralité, le vouloir, que le droit ne saisissait qu'abstraitement comme un fait, découvre son fondement absolu et devient vouloir réel. Le Je veux implique à son principe le Je dois vouloir. Mais du même coup cette réflexion nouvelle va promouvoir dans l'histoire de l'être rationnel empirique deux moments qui par rapport au criticisme traditionnel impliqueront non seulement une nou­veauté d'exposition génétique, mais encore un apport contra­dictoire avec les hésitations critiques. La réflexion philosophante posera le premier de ces deux moments dans la liberté matérielle, la réflexion vulgaire l'intériorisera dans la réflexion originaire

(1) FICHTE, Grundlage des Naturrechts, S. W., III, S. 148, 112; dasselbe, zweiter Teil oder Angewandtes Naturrecht, 1797, S. 235.

(2) GuÉROULT, op. cil., 1, p. 297.

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avec la conscience immédiate de nos devoirs empiriques déterminés.

En premier lieu, la faculté de liberté dont l'appropriation par l'être rationnel constitue l'objet du Système de la moralité n'est rien d'autre que l'auto-détermination de la tendance par son concept. Qu'est-ce à dire ? La tendance apparaissait elle­même comme la synthèse d'une connaissance et d'une activité : elle posait l'existence d'un objet extérieur dans le sentiment, donnant lieu par là au développement de la représentation, et elle dépassait cette existence dans le mouvement illimité de l'aspi­ration. Mais cette synthèse, précisément parce qu'elle n'était pas pour soi, restait indéterminée. La réflexion du droit l'a inté­riorisée dans la volonté ; par· elle la finalité est devenue représen­tation. En ce sens l'obligation juridique figure bien le passage de l'en-soi au pour-soi, mais ne réalise qu'extérieurement, du point de vue même de l'en-soi, l'appropriation de Ill. tendance par la réflexion originaire. Aussi ne parvient-elle pas à la plé­nitude de la réalité en soi et pour soi qu'il appartient au vouloir réel moral de développer. Ici le rapport de la tendance à son concept va constituer l'harmonie de la nature et de la liberté: c'est la liberté qui pose pour soi la nature. En même temps la raison profonde du mouvement phénoménologique qui conduisait de la représentation à la tendance nous est donnée : la réflexion morale reproduit à l'intérieur de sa genèse la genèse même du monde. La finalité de la tendance réfléchissait la causalité de la représentation pour fournir à la liberté son instrument réel. Grâce à la tendance, le vouloir peut passer du conditionnement à la détermination. « Le fondement de l'union des phénomènes avec notre vouloir est l'union de notre volonté avec noire nature. Nous pouvons faire ce à quoi noire nature nous pousse et nous ne pouvons pas faire ce à quoi elle ne nous pousse pas (1). >>Or, dans cette nouvelle position pour soi par le concept, la tendance reçoit sa véritable signification. Sur le plan de la finalité naturelle, celle-ci figurait un Moi objectif qui recevait une fin : aussi la tendance absolue se constituait-elle en dehors de toute déter­mination. Mais si la tendance est désormais posée par le concept, le concept de fin à son tour peut être autre qu'il n'est. La fin représentée donne un contenu aux possibles de la liberté. C'est pourquoi la faculté de désirer, même inférieure, ne se réduit pas au moment de la tendance. La représentation volontaire, c'est-à-

(1) FrcHTE, System der Sittenlehre, S. W., IV, S. 74, 24, 75-77, 81-83, 66, 96 sq. et GuÉROULT, op. cil., 1, p. 300.

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dire l'intessusception de la synthèse entre la connaissance et l'activité dans la réflexion originaire, l'a transfigurée. L'homme est un animal, mais intelligent. Sans doute Kant a-t-il eu raison de refuser d'appeler cette intelligence « faculté supérieure du désir» (1), car la liberté à laquelle elle donne lieu ne consiste qu'à écarter par l'attention une représentation, qu'à « étouffer les désirs déréglés en ne réfléchissant pas sur eux>>. La liberté n'est ici qu'ignorance volontaire, et dans cette mesure aussi (( même quand le Moi est libre, l'élément subjectif en lui est déterminé par l'objectif (2) n. Mais par la réduction qu'il propose dans les premiers théorèmes de la Critique de la Raison pratique où il tente d'imposer le dilemme : formalisme, épicurisme, et où il ravale toute faculté supérieure du désir à la liberté formelle, toute matière du vouloir à une détermination empirique, toute réalité de l'action à une hétéronomie, le rétrécissement du Moi moral à une action purement intérieure, à une intention, a pour conséquence inéluctable le déplacement des postulats, l'inter­vention divine étant seule susceptibie de combler l'abstraction.

Ainsi la morale kantienne rejoint malgré elle les systèmes de l'abstention. Si dans les postulats elle affirme - mais en se plaçant précisément du point de vue de la chose, de Dieu et de la Non-liberté - qu'une conscience de soi morale existe, elle le nie au niveau de l'Analytique et de la liberté. Elle s'en tient à l'impératif catégorique de la tendance absolue sans en examiner le fondement et sans l'intérioriser ni le spécifier dans la réflexion originaire. Aussi la fidélité à la Révolution copernicienne nous enjoint-elle, lorsque c'est le concept qui pose la tendance, de rapporter cette position de la liberté par elle-même à une liberté désormais matérielle, où objet et sujet sont a priori identiques et où s'institue réellement une faculté supérieure du désir puisque la représentation nous y fait agir autrement que n'eût fait la nature. La moralité se définira dès lors par la synthèse des deux facultés du désir et non par une intention fuyant la synthèse. Ici enfin nous saisissons la genèse de la synthèse par l'analyse. La liberté matérielle - l'autonomie absolue de la faculté supé­rieure du désir- confère sa forme, c'est-à-dire la nécessité morale suprême, à la liberté formelle- au choix objectivement déterminé et subjectivement libre de la faculté inférieure du désir, qui, à son tour, lui fournit la matière de sa détermination. L'être rationnel de l'homme parvient à sa définition la plus haute : il

(l) KANT, Critique de la Raison pratique, théorème II, scolies 1 et II. (2) GUÉROULT, op. cit., 1, p. 312.

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est synthèse de nature et d'esprit, détermination de la nature par l'esprit, de la conscience empirique par la conscience pure : << En effet, ma tendance comme être naturel et ma tendance comme esprit sont en moi une seule et même tendance originaire ( U rlrieb) vue de deux côtés différents ; et cette manifestation sous deux aspects divers est précisément le fait de l'égoïté. Quand je m'aperçois comme un objet complètement déterminé par la loi de l'intuition sensible, alors je suis pour moi tendance naturelle et nature ; quand je m'aperçois comme sujet, alors je suis pour moi tendance pure spirituelle à la spontanéité. Les deux tendances doivent être unies dans le cercle de la conscience comme elles le sont originairement. Alors, la tendance inférieure doit cesser de prendre la jouissance comme fin et la tendance supérieure doit abandonner sa pureté, et cesser de ne pouvoir être déterminée par un objet. Il en résulte une activité objective dont la fin toujours irréalisable est absolue liberté, c'est-à-dire absolue indé­pendance à l'égard de toute nature. L'union des deux tendances donne la tendance morale, et l'activité objective ainsi obtenue est l'activité morale. Ainsi est déduite ici avec le fondement de la moralité, son immédiate applicabilité aux objets (1). »

En second lieu cette définition que pose la réflexion philo­sophante passe dans la réflexion originaire. Le moi prend cons­cience de la synthèse, il a une conscience de la tendance morale concrète. Il a une conscience morale de soi. Chez Kant une anti­nomie demeurait entre la connaissance et l'activité au. sein du Moi moral. En effet, si la liberté était bien posée comme ratio essendi de la loi morale, elle ne parvenait à la conscience de soi qu'à travers cette loi morale, sa ratio cognoscendi, mais la loi morale à son tour (2) restant absolument indéterminée, le Je veux comme expression de la liberté n'obtenait qu'une significa­tion conditionnante et non déterminante. Le Moi moral s'échap­pait à lui-même au moment où il se posait comme centre absolu copernicien. Le passage de la synthèse morale entre les deux facultés de désirer à la réflexion originaire aura donc pour objet de fonder la conscience de soi de la liberté en déterminant les commandements où la loi fixe ses contenus. L'impératif caté­gorique de Kant - parce qu'il dissociait la loi et la liberté - en restait à la tendance absolue pour elle-même, non encore réfléchie dans le concept de la volonté. Aussi l'universalité et l'abstraction y servaient-elles de fondement à l'obligation. La réflexion renverse

(1) GutaouLT, op. cil., 1, p. 313-314. (2) KANT, Critique de la Raison pratique, § 7.

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cet ordre pour permettre le passage du conditionnement à la détermination : «Ce n'est pas parce qu'une chose peut être prin­cipe d'une législation universelle qu'elle doit être maxime de ma volonté, mais inversement c'est parce qu'elle doit être maxime de ma volonté (1) » qu'elle doit devenir principe d'universalité morale. La ratio cognoscendi, le subjectif déterminé par l'objectif (point de vue réel de la loi) coïncide pleinement désormais avec la ratio essendi, l'objectif déterminé par le subjectif (point de vue idéal de la liberté) (2). Mais du même coup la conscience morale me livre des commandements déterminés. Elle est un appel à soi, comme personnalité ; elle réalise donc pour soi la synthèse de la faculté inférieure et de la faculté supérieure du désir, de la cons­cience empirique de soi et de la conscience pure. En elle nous découvrons enfin le fondement de la réciprocité entre l'intuition pure et l'intuition sensible et donc le fondement de toute philo­sophie : « Je ne peux pas être pour moi sans être quelque chose et cela je ne le suis que dans le monde sensible ; mais je ne puis pas être pour moi sans être moi, et cela je ne le suis que dans le monde intelligible qui par l'intuition intellectuelle s'est ouvert à mes yeux (3). »La conscience morale montre la conscience pure sortant de son évidence analytique pour poser la synthèse de son existence empirique. Mais qu'implique cette existence dans le monde sensible ? sinon sa détermination comme être raisonnable particulier, détermination qui ne peut être déduite de sa déter­mination nécessaire comme être raisonnable en général ? Comme dans la représentation (4), nous retrouvons une contingence origi­naire, fondement de la précédente (5). Dès lors cependant que le Moi moral fait l'unité du Moi rationnel en général et du Moi ration­nel particulier, il pose l'existence d'une communauté d'individus non plus seulement juridique, mais morale, c'est-à-dire posée pour soi par la conscience à la racine de la détermination morale par la volonté. La communion des Saints est donc la spécification suprême de la moralité, comme la communion de l'Etat l'était de la conscience juridique. En elle le système contingent des Mois particuliers et empiriques rejoint idéalement l'identité absolue de la conscience pure : ((C'est l'individu qui permet à la loi morale et à la tendance naturelle de diverger en ce qui concerne

(1) FICHTE, System der Sittenlehre, S. W., IV, S. 54, 51-53, 151, 173, 195-196.

(2l GUÉROULT, op. cit., I, p. 297.

{3 FICHTE, Ibid., S. W., IV, S. 91 ; GUÉROULT, op. cit., I, p. 305. 4) Voir plus himt, § 8, p. 93. 5) GUÉROULT, op. cit., 1, p. 326-327.

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l'exigence matérielle; c'est grâce à lui que la forme absolue de la tendance exprimée dans la loi peut limiter la tendance naturelle qui matériellement rend possibles toutes les actions. Dans l'indi­vidu, en effet, la tendance empirique sensible exige la satisfaction de la partie en tant que partie, de la partie dans la mesure où elle entre en opposition avec le tout; dans l'individu, d'autre part, la tendance morale pure exige la satisfaction de la totalité en tant que totalité, au détriment de la partie en tant que partie ; ainsi apparaît la différence dans la matière de l'action déterminée par l'une ou par l'autre de ces tendances. Alors la satisfaction des instincts sensibles s'avère comme impuissante à nous assurer la réalisation de cette fin dernière, que l'obéissance à la loi morale apparaît seule capable de nous procurer ; la première ne produit que le désordre et le désaccord, la seconde seule contribue à instaurer l'ordre et l'harmonie (1). n La réciprocité morale du monde des Mois est le complément nécessaire sans lequel le Moi ne saurait s'expliquer la phénoménologie de sa propre conscience.

§ 10. Les valeurs et les postulats

L'intuition intellectuelle, l'évidence analytique du Je = Je sert donc de moteur réel aux différents moments par lesquels l'être rationnel en général déploie dans le particulier synthétique l'histoire pragmatique de son ascension hors de la contingence existentielle, et tend au but où « fondement d'être '' et << fonde­ment de néant '' se rencontrent enfin par l'absolue transparence du Soi et de la Loi dans le sentiment moral. Ces moments, ces intentionnalités pratiques ne sont autres que les valeurs, telles que les vise l'éthique matérielle de la phénoménologie moderne. Le sentiment moral à chacune de ses réflexions pose en effet l'identité provisoire du sujet et de l'objet dans la réflexion origi­naire. Il arrache ainsi ces intentions ou émotions à l'estompement et à la relativité simplement probable des fonctions et de l'envi­ronnement universel des phénomènes transcendants, pour les épurer dans les évidences des actes dans un monde réduit (Welt) d'expérience morale pure (2). Il ne s'agit plus de décrire des vécus de valeur (Werterlebnise), objets transcendants et abstraits d'une saisie simplement psychologique, mais d'appréhender dans la certitude de la perception immanente la valeur des vécus

(1) GuÉROULT, op. cit., I, p. 337-338. (2) Max ScHELER, Der Formalismus in der Ethik und die materiale Werte-

thik, S. 401 sq. ·

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(Erlebniswerte) tels qu'ils se présentent originairement à l'intui­tion phénoménologique ( 1 ). Bien plus, le système de morale expose la condition génétique et pour soi de ce que la phénoménologie moderne ne saisit qu'à titre de condition statique et en soi comme table apriorique des valeurs. Mais surtout, le système des « valeurs » se rattache, par un procès originaire et immanent de la réflexion, le système des intentionnalités de la connaissance théorique. cc Je ne puis agir pour supprimer la limite que si j'ai conscience de ma limitation : le Moi pratique ne peut donc modifier son activité limitée, si elle ne lui est pas présentée comme le limitant, c'est-à-dire comme un monde. La nécessité de la repré­sentation est donc rattachée à la nécessité plus haute de la réali­sation du Moi pratique ; celle-ci est la nécessité de cette nécessité, et la causalité du Non-Moi, à laquelle se subordonnait comme condition une causalité du Moi, est à son tour subordonnée comme simple moyen à la causalité du Moi. Ainsi, l'idéalisme de la Doctrine de la Science appelle le point de vue pratique comme son achèvement (2). >>Le conflit de l'être et de la liberté est imma­nent à la liberté elle-même et c'est elle seule qui pose l'être comme condition de sa propre réalisation.

Telle est la signification du primat de la Raison pratique. On voit comment la méthode· génétique renouvelle sa signification. Chez Kant, ce postulat signifiait la substitution de la foi au savoir, c'est-à-dire précisément la rupture de l'immanence et de la Révolution copernicienne. Sans doute seule la preuve cc morale >i de l'existence de Dieu conservait une valeur démonstrative ; néanmoins elle déplaçait explicitement en un autre être la consti­tution axiologique, que la constitution ontologique appelait déjà nécessairement par le dualisme de l'intuition et du concept et par la théorie de l'affection de l'intuition empirique dans la chose en soi. Au contraire l'histoire pragmatique de l'esprit humain nous a montré la substitution inverse du savoir à la foi, de l'intui­tion au sentiment. C'est en effet lorsqu'il reçoit en soi et pour soi l'établissement de ce qui peut paraître en lui le plus étranger, le plus Non-Moi, l'objet dans la représentation, la cc nature >> dans la tendance, l'individualité dans le droit, la particularité empirique et la pluralité du Moi dans la moralité, que le Moi réalise sa véri­table destination. Dans la mesure où à chacun de· ses moments est liée une contingence irréductible à la déduction, le point de départ de cette intussusception est sans doute une croyance, un

(1) J. VUILLEMIN, L'être et le travail, p. 7 sq. (2) GuÉROULT, op. ci!., 1, p. 259.

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acte irrationnel et irréfléchi de position, qui se passe en moi sans moi. Mais l'essence de la subjectivité copernicienne que Kant a découverte ne consiste-t-elle pas précisément à rendre à l'inté­riorité du Moi ces expressions successives du Non-Moi, de telle sorte qu'à la fin l'opposition du Moi et du Non-Moi se transforme en celle du Moi subjectif et du Moi objectif, c'est-à-dire en la vie même de l'Ego Cogito concret? L'impératif catégorique n'acquiert donc sa valeur que par l'illumination rétrograde qui projette sur lui l'auto-clarté de la conscience de la liberté. Le moment du sentiment de cerlilude absolue figure précisément à l'intérieur de la déduction de la moralité le passage de la réflexion philosophante à la réflexion originaire : la tendance morale doit opérer pour le Moi la synthèse que la réflexion dérivée avait postulée entre la faculté inférieure et la faculté supérieure de désirer. Autrement dit cette tendance ne devient proprement morale qu'à la condi­tion de ne plus apparaître comme tendance mais comme liberté.

Le Moi n'y doit plus représenter une force aveugle poussée par un Non-Moi, mais il implique la conscience claire du devoir. Toute qualité occulte doit être exprimée hors du Moi et ce n'est pas en vain qu'on parle de conscience morale : la moralité est aussi le comble de la clarté. Aussi le « primat pratique n'est pas un primat du Non-Spéculatif sur le Spéculatif; il ne subordonne pas définitivement l'intuition à la croyance, la clarté du connaître à un sentiment qui ne peut se justifier par des raisons. Au contraire, le primat du pratique sur le théorique se détermine lui-même à l'intérieur de la spéculation et c'est la spéculation elle-même qui subordonne dans le développement de l'être fini le connaître au sentiment. Le point de départ de la spéculation est le sentiment et la tendance, son fondement véritable reste l'intuition. La cons­cience morale est l'image de ce rapport : loin de se contenter d'une tendance morale et d'un sentiment aveugle du devoir, elle n'admet l'un et l'autre qu'au point de départ. Elle ne s'épanouit et ne mérite vraiment son nom que lorsqu'elle est devenue cons­cience claire, principe rationnel d'action, conçu librement par une intelligence affranchie d'une tendance morale qui, jusqu'au der­nier moment néanmoins, la conditionne. Dans l'ordre du phé­nomène seul, le sentiment et la tendance précèdent l'intelligence et son action, l'élément affectif précède l'élément intellectuel : c'est l'anti-spinozisme de la Doctrine de la Science. Dans l'ordre de l'Absolu, l'intuition précède la tendance, l'intelligence iden­tique à la liberté s'est affranchie et domine l'être: c'est le rationa­lisme spéculatif de la Doctrine de la Science. Comme le phéno­mène conditionne en nous la conscience de l'Absolu, tendance et

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sentiment conditionnent notre- accession à la claire intuition de la conscience morale, mais celle-ci une fois acquise, le phénomène se supprime et le primat du ·sentiment apparaît seulement comme un moyen nécessaire dans notre vie d'être fini. Ainsi la philo­sophie pratique, loin de réduire, exalte au contraire l'élément spéculatif. Le programme de la Zweite Einleitung est réalisé à la lettre : « La croyance en la réalité (de l'intuition) d'où part l'idéa­lisme transcendantal doit être garantie par quelque chose de plus haut et l'intérêt sur lequel il se fonde être démontré par la raison (1). >>

L'histoire de l'être rationnel, c'est la prise de conscience de soi. C'est elle précisément qui oblige l'analyse à se produire dans les différents moments de la synthèse, à s'y reconnaître et à s'en dégager. La Révolution copernicienne remplace dès lors la foi par le savoir. Car elle est immanente au pour-soi lui-même. La véritable philosophie transcendantale n'abandonne pas les pos­tulats à la tendance aveugle : elle les réfléchit et les fonde. Mais du même coup elle les suprime comme postulats ; ils appar­tiennent à la spéculation. Bien plus, la conscience morale est le fondement de toute certitude. Car le fondement du sentiment qui nous garantit que nous sommes bien en face d'une réalité et non d'une illusion ne saurait provenir que du Moi moral quand il ordonne à la faculté théorique de déterminer un objet. L'intuition n'est réelle qu'en vertu de la loi morale et, peut-on dire, c'est par la loi morale seulement que s'accomplit pleinement cette « réduction » phénoménologique du monde que la phénoméno­logie moderne a vainement cherché à accomplir au sein de l'Ego Cogito théorique lui-même, parce qu'elle seule identifie le fon­dement d'être et l'être, la cause de soi et le soi du devoir-être. <<L'intuition de la Loi, en effet, présente cette caractéristique de s'exiger elle-même immédiatement : la conscience morale est une conscience qui est elle-même un devoir. Dès que l'intuition de la Loi se réalise, elle s'avère comme exigeant sa réalisation; et réciproquement elle se réalise parce qu'elle s'exige ; cet accord originaire est immédiatement ressenti, et le sentiment de conten­tement de soi qui en résulte constitue la certitude première et rend impossible le doute à son égard. La conciliation entre l'évi­dence et la certitude, entre l'élément intellectuel et l'élément pratique semble donc ici encore pleinement obtenu (2). »Devons­nous dire alors que le primat de la Raison pratique se renverse

(1) GuÉROULT, op. cit., 1, p. 333-334. (2) ID., ibid., I, p. 198.

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en son contraire, en un primat de la Raison théorique et que la subordination du Je connais au Je veux, que la philo­sophie critique implique à l'horizon de tous ses développements, se trouve changée en la subordination intellectualiste du Je veux au Je sais? Non pas : la pénétration de l'intuition intellectuelle dans la tendance morale, du Bewusslsein dans le Gewissen n'in­dique nullement qu'on conçoit la conscience morale sur le modèle d'une représentation théorique ; en effet, le Moi ne s'y pose pas comme déterminé par le Non-Moi et sans une telle position il n'y a pas de représentation intellectualiste proprement dite. Le rapport conscient pour soi que la causalité de la liberté établit entre le concept et l'action est entièrement différent de celui que la représentation établit entre le concept et la chose dans la connaissance. La raison profonde qui oppose la signification fichtéenne et la signification kantienne du primat que ioules deux attribuent à la Raison pratique se trouve donc ailleurs.

En effet, la prééminence du savoir pratique sur la foi (qui n'in­dique évidemment pas un retour intellectualiste de la foi à un savoir théorique) vise l'inadéquation permanente de la ratio essendi à la ratio cognoscendi dans la Critique kantienne. Celle-ci coupe la loi et la liberté, elle ne les joint que pour une conscience autre, mais de ce fait la liberté ne parvient pas à la matérialité ni la loi au contenu. Il faut la croyance pour rétablir l'objet entier du vouloir. Kant confond le point de vue de la tendance et le point de vue de la moralité et cette confusion est à la source de son dogmatisme toujours renaissant, par où le Moi moral n'est conçu directement que sous l'espèce de l'objet, de la loi, tandis que la liberté en elle-même n'est posée qu'indirectement et que même elle apparaît explicitement comme un postulat (1). Tel que l'entend Kant, comme remplacement du savoir pratique lui­même par la foi, comme substitution du postulat à la conscience de la liberté, le primat de la Raison pratique contredit donc la Révolution copernicienne. Au contraire, il l'accomplit chez Fichte. Avec l'intuition intellectuelle, la réflexion philosophique, puis la réflexion originaire construisent la conscience même de la liberté, l'égalité absolue du Moi avec lui-même. Le moi pénètre nécessairement ses croyances ; sinon, on assisterait à ce spectacle absurde, que le Moi ne réfléchit pour soi, et de la simple conscience du produit ne parvient à la conscience de l'activité, que lorsqu'il

(1) KANT, Critique de la Raison pratique, par exemple: p.l42: uCes postulats sont ceux de l'immortalité, de la liberté considérée positivement (comme cau­salité d'un être en tant qu'il appartient au monde intelligible) et de l'eœistence de Dieu. »

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se pose déterminé par le Non-Moi, mais qu'une telle réfle·xion lui est interdite lorsqu'il affirme sa propre causalité dans la liberté. Or le sens de la liberté c'est l'intuition intellectuelle même ! Le Moi en posant son essence dans la liberté sait, préci­sément parce qu'il est Moi, qu'il la pose. Telle est l'origine de la certitude morale, source de toutes les autres. Le Je sujet est identique au Je objet; la loi c'est la liberté ; l'acte absolu c'est le savoir absolu. L'essence du Moi n'est pas la liberté pour le regard d'un Dieu extérieur. Mais Dieu c'est la construction de la liberté devant son propre regard. L'identité de l'intuition intellectuelle et du primat de la Raison pratique culmine donc l'affirmation de la finitude. Kant reste incertain entre le Moi moral et l'intellect archétype, entre la révolution copernicienne et le dogmatisme moral. Fichte enfin accomplit Kant. Contre l'entendement divin il opte pour la raison finie et le problème que pose l'intuition intellectuelle, la pénétration du savoir au sein de la Raison pratique elle-même c'est en réalité le problème même de l'existence.

§ 11. Le déplacement des concepts dans 1 'interprétation fi.chtéenne

Le projet fondamental de l'interprétation fichtéenne s'est découvert à nous: il s'agissait de déduire la connaissance a priori que nous avons du monde à partir de l'immanence du Moi fini en général. La véritable métaphysique de la finitude à laquelle nous aboutissons de la sorte constitue-t-elle toutefois un système cohérent ? Pour qu'elle y parvint, il faudrait qu'en premier lieu s~ méthode obtint le privilège d'atteindre à l'inconditionné, sans quoi nulle métaphysique digne de ce nom n'est possible, qu'en conséquence cet établissement fût· déduit uniquement du point de vue du pour-soi et sans faire appel· à aucune aide extérieure, qu'en troisième lieu enfin la genèse immanente du Moi fini en général ne débouchât à aucun moment sur la transcendance d'un Absolu réel. Trois fois la même interrogation va donc se poser à la philosophie de Fichte. Ayant évité le cc déplacement JJ des concepts dans le rapport de la loi au postulat et ayant ainsi apparemment sauvé la Révolution copernicienne, Fichte ne retrouve-t-il pas celui-là et ne revient-il pas sur celle-ci lorsqu'il rencontre le triple problème de la genèse et de la facticité, de la réflexion originaire et de la réflexion philosophique, du pour-soi et de l'Absolu ?

La première difficulté apparaît lorsqu'on analyse la relation du principe du savoir au savoir. D'une part, l'intuition intellec-

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tuelle n'est produite que par l'abstraction libre et contingente que nous opérons sur le savoir. D'autre part, c'est celle-là qui fonde celui-ci. « Le principe prouve les lois de la réflexion et ces lois rendent possible le principe (1). » Dira-t-on que ce cercle est inévitable ? Mais une telle affirmation est contradictoire. « Le pour-soi de la science est un acte contingent, postérieur au pour­soi originaire, principe absolu et éternel qui est son objet. Com­ment prétendre sans absurdité que l'acte qui préside à la suppo­sition absolue, au Soll, qui ne se légitime pas immédiatement par lui-même, mais par ses conséquences - qui se pose arbitraire­ment comme un fait ( faklisch), par un oui ou par un non- puisse absorber en soi l'absoluité du principe éternel et l'identifier à soi? Le principe génétique n'est-il pas par définition l'affranchisse­ment à l'égard du procès apagogique ou de la médiatité ? Ce procès n'est-il pas lui-même négation du principe, puisque chaque terme extrême conditionne son opposé sans qu'on puisse fixer celui des deux auquel appartient la génération ? Affirmer que le cercle où nous sommes alors enfermés est infranchissable, c'est tout simplement poser comme genèse absolue l'arrêt absolu de la genèse (2). >>Ainsi le rapport de l'analyse à la synthèse chez Fichte demeure aussi ambigu que chez Kant et, à cet égard, le principe de la possibilité de la conscience réelle de soi ne fait qu'expliciter les difficultés contenues dans le principe de la possibilité de l'expé­rience. Et en effet c'est le passage de l'intuition intellectuelle à l'intuition empirique, de l'analyse à la synthèse, dont nous avons vu qu'il était le moteur de la phénoménologie fichtéenne, qui se trouve aussi à l'origine du déplacement des concepts. Sans doute la philosophie théorique, par la démonstration de l'idéalité de l'espace et du temps, expurge le fait du choc dans la sensation de toute influence externe et réaliste. L'arbitraire de l'acte du Non­Moi en général, qui garantit le caractère critique de la Doctrine de la Science, indique aussi l'identité du Non-Moi et de la réalité du Moi fini en général. Mais cette facticité de l'affection, que la genèse découvre nécessairement au principe de la connaissance, rejaillit sur l'édifice pratique et elle détermine un renversement dans les rapports du Moi absolu et du Moi pratique eu égard à l'actualité et à l'idéalité (3). Au début de la Doctrine de la Science,

(.1) GuÉROULT, op. cit., 1, p. 172. (2) ID., ibid., 1, p. 173. (3) ID., ibid., 1, p. 261 : •Alors qu'au moment où setrouvaitdéduitleconcept

de la divisibilité, on pouvait croire que la finité était idéelle et l'absoluité, actuelle, au terme de la déduction, c'est-à-dire dans la solution du problème, on voit que c'est l'absoluité qui est idéelle et la finité réelle. •

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Fichte résume ainsi les trois principes: «Je m'oppose dans le Moi au Moi divisible un Non-Moi divisible. Aucune philosophie ne va au delà de cette connaissance; mais c'est à elle que doit retourner toute philosophie véritable ; et dans la mesure où elle le fait, elle devient Doctrine de la Science (1). » Ainsi l'Absolu dévore la finitude. Sans doute, au contraire du dogmatisme, l'idéalisme transcendantal attribue la subjectivité à l'Absolu ; néanmoins l'opposition et la divisibilité qui caractérisent la finitude ne sauraient jouer que dans le Moi absolu. Au contraire, au terme de sa philosophie, Fichte nous présente le mouvement exactement inverse: ici, c'est le fini qui dévore l'absolu. L'opposé, le limité ne sont plus dans l'absolu, mais au contraire l'absolu est dans l'opposé et le limité. Tandis que la philosophie théorique commence par poser l'opposition immanente à la connaissance entre le Moi et le Non-Moi, c'est-à-dire la finitude du Moi, à l'intérieur de l'absolue totalité du premier principe, la philosophie pratique transforme cette dernière en une pure idéalité et ne lui accorde en conséquence cette existence idéale qu'en ce Moi pra­tique qui n'a de sens à son tour qu'à l'intérieur des disjonctions de la finitude. «Le Je exige de contenir en soi toute réalité et de remplir l'infinité. Au principe de cette exigence se trouve nécessai­rement l'idée du Je posé absolument, infini; et c'est ici le Je absolu dont nous avons parlé. C'est ici seulement que s'éclaire complètement le sens de la proposition : le Je se pose lui-même absolument. Il ne s'agit absolument pas en lui du Je donné dans la conscience réelle; car celui-ci n'est jamais absolument, mais son état est toujours fondé soit immédiatement, soit médiate­ment par quelque chose d'extérieur au Je ; il s'agit seulement d'une idée du Je, qui doit servir nécessairement de fondement à son exigence pratique infinie, mais que notre conscience ne peut pas atteindre, et qui donc ne peut jamais apparaître en elle immé­diatement, mais seulement médiatement dans la réflexion phi­losophique (2). >>

Par delà le mouvement immanent de la genèse qui inscrit dans la nécessité d'un développement phénoménologique la facticité du choc de la connaissance et qui pour l'expliquer fait donc nécessairement appel à la loi pratique, le conflit de la fac­ticité et de la genèse chez Fichte surgit précisément au moment où l'on passe de l'idéalisme théorique au réalisme moral. « Chez Fichte, le point de vue théorique ou génétique, non seulement ne

(1) FICHTE, Grundlage der gesammten W. L., S. W., I, S. 110. (2) Io., ibid., S. W., 1, S. 277.

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démontre pas la réalité des éléments qu'il appartient à la philo­sophie pratique d'affirmer, mais loin de leur ménager une place, elle apporte une démonstration directe de leur non-réalité. Par là elle rend radicalement impossible un certain nombre d'affir­mations pratiques. Dans ce cas, de deux choses l'une : ou la genèse doit valoir absolument et ces affirmations pratiques sont sans valeur ; ou bien les affirmations pratiques doivent être conservées, alors la genèse est illusoire. Le pratique et le théo­rique ne se complètent plus, ils se contredisent, et leur négation réciproque ne saurait laisser place qu'à une affirmation mystique et jacobienne des réalités pratiques (1). »Le cercle de l'interpré­tation fichtéenne se résout donc dans l'ambiguïté de la notion de Moi fini en général qui d'une part n'assure la plénitude de la genèse et des ambitions propres à une véritable philosophie théorique qu'en se rattachant directement à l'absolu, mais ne peut d'autre part développer le concept de finitude dans l'imma­nence nécessaire du pour-soi qu'en passant à une facticité irré­ductible et indéductible (2). Par ce déplacement les rapports entre le fini et l'infini deviennent incertains et l'on ne sait plus exactement quel est le sens de la Révolution copernicienne, si elle consiste à affirmer l'idéalité copernicienne de l'être ou la réalité copernicienne de l'homme. « Le résultat de la W. L. est de substituer comme fondement actuel de toute la réalité, le Moi pratique au Moi absolu ; or, le fondement et le nerf de toute sa démonstration, c'est précisément le Moi absolu. Il y a ici, suivant l'expression si souvent employée plus tard par Fichte lui-même, contradiction entre la parole (Sagen) et l'acte (Tun). Le concept du système et le système tel que la doctrine le réalise, diffèrent autant que le Moi absolu diffère du Moi pratique ; le résultat et le point de départ de la science sont en désaccord. Ce désaccord provient du sacrifice du Moi absolu au Moi pratique, c'est-à-dire au Moi fini, car le Moi pratique qui tend à l'infini est actuelle­ment fini (3). »

Substitution qui culmine dans la loi morale et qui, dans la première philosophie de Fichte, donne lieu au conflit de la

(1) GuÉROULT, op. cit., 1, p. 342, n. 1. (2) • La Théorie de la Science est donc réaliste. Elle montre que la conscience

des natures finies ne peut absolument pas être expliquée, si l'on n'admet pas une force indépendante d'elles, qui leur soit tout à fait opposée et dont elles soient dépendantes quant à leur existence empirique elle-même. Mais en dépit de son réalisme, cette Théorie de la Science n'est pas transcendante ; au contraire, dans ses profondeurs .les plus intimes, elle demeure transcendantale. » (Grundlage der gesammten W. L., S. W., 1, S. 280.)

(3) GuÉROULT, op. cit., 1, p. 261.

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communauté et du Moi fini en général. Du moment en effet que la réalité de l'individu - et le concept d'individu est par définition un concept réciproque - est impliquée par la loi morale, une facticité irréductible s'insère dans le procès de la genèse. Dira-t-on que l'existence objective d'une communauté morale n'introduit pas dans l'idéalisme transcendantal un problème plus scandaleux que celui de l'existence objective du monde extérieur dans la philosophie théorique, et que tout l'effort fichtéen tendait juste­ment à faire reposer l'objectivité (l'universalité et la nécessité) sur la subjectivité copernicienne, de telle sorte que je puis bien admettre l'individualité d'autrui, le doublement de la conscience hors de moi, du moment que cet« hors de moi» n'est rien d'autre qu'une exigence du Moi? Ce serait confondre avec le Non-Moi théorique qui reste relatif puisqu'il demeure à tous égards posé par le Moi, le Non-Moi pratique, qui, parce qu'il lui est reconnu par l'exigence morale elle-même une liberté et une autonomie, possède désormais une signification absolue. Une brèche est faite dans la déduction. Sans doute les faits de conscience que j'observe dans le processus génétique par lequel se constitue le Moi fini en général restent-ils bien la ratio cognoscendi de cette communauté des êtres raisonnables et la genèse rend-elle bien compte des devoirs à l'égard d'autrui. Mais dès l'instant où je suis obligé de conduire « ma » genèse à ce point où commence l'autre genèse, la ratio essendi cesse d'appartenir à l'immanence de mon Moi fini et l'idéalisme se change en un réalisme transcen­dantal. « Si la philosophie transcendantale est capable de rendre compte de cette obligation (en vertu de laquelle le Moi fini en général doit reconnaître qu'il ne produit pas la réalité extérieure), elle est absolument incapable, en effet, de rendre compte de la réalité exigée par celle-ci. A l'égard de la conscience dont elle fonde la possibilité, la déduction certes est génétique, mais à l'égard des réalités étrangères à mon Moi, qu'elle pose comme condition de cette conscience, elle ne l'est pas, car elle n'explique pas comment elles sont elles-mêmes posées pour elles-mêmes dans leur réalité intrinsèque ; bien loin de là, en les transformant en des reflets sans consistance, elle rend inexplicable leur genèse (1 ). >>

Cette incertitude de l'interprétation fichtéenne entre le réa­lisme et l'idéalisme, entre la factiCité et la genèse, entre l'action et la connaissance explique les variations contradictoires et de prime abord surprenantes que l'historien peut découvrir dans

(1) GuÉROULT; op. cit., I, p. 340-341.

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la philosophie morale, politique et juridique de Fichte à l'inté­rieur de ce qu'il est convenu d'appeler le premier moment de la Doctrine de la Science. L'anarchisme, l'individualisme, le primat du droit privé, d'une part, le socialisme, le pathos de la commu­nauté et le primat du droit public de l'autre ne représentent suc­cessivement les deux pôles contradictoires d'une pensée que parce que celle-ci se place d'abord au point de vue théorique, ensuite au point de vue pratique ~t que, sortant comme malgré elle de la confusion et du « déplacement », elle pousse logiquement à leurs conséquences réelles les deux motifs contradictoires dont est faite son interprétation de la Révolution copernicienne : le Moi fini et l'Absolu, l'individu et la communauté. Aussi le conflit de la facticité et de la genèse retrouve logiquement la difficulté du formalisme kantien et cette indécision entre « conditionner )) et« déterminer» que Fichte s'était pourtant proposé d'expulser de l'héritage kantien. Quel est en effet le statut de la loi morale eu égard au Moi fini en général? Si c'est dans ce Moi fini en général posé comme réel que le Moi absolu comme Idée prend un sens, on ne voit pas comment la loi morale pourrait se déter­miner et s'individualiser. Le concept de totalité absolue par lequel Fichte tente de résoudre la contradiction entre le Moi fini en général et la communauté ressuscite dans la philosophie transcendantale le primat du conditionnement sur la détermi­nation et ruine donc tous les efforts de la déduction génétique. Si la totalité idéelle de la tendance conditionne, en effet, toute obligation morale particulière, ce conditionnement ne saurait toutefois établir entre le général et le particulier que des rapports d'abstraction ( Allgemeinheii), tels que les expriment les concepts génériques et tels que le particulier en tant que particulier se trouve ici hors du général dans la pure universalité formelle de l'angoisse. La genèse, c'est le formalisme. Mais alors la victoire sur le formalisme que nous promettait la nouvelle Révolution copernicienne ne peut être obtenue que si l'on en appelle subrep­ticement à la facticité, à une totalité concrète ( Allheil} dans laquelle vont se déterminer les individus, ce qui conduit au réa­lisme pratique. L'opposition de la genèse et de la facticité culmine donc dans celle d'une philosophie abstraite et d'une philosophie concrète. « La tendance absolue n'est que la substance absolue du Moi fini en général. Ce qu'il y a de réel en elle est quelque chose de sans cesse en progrès, qui s'oppose à l'achèvement d'un tout. Le tout lui-même n'est qu'idéal. Si le Moi fini en général expri­mait tous les Moi, comme l'espèce représente les individus, on comprendrait qu'il pût avoir une valeur universelle et que son

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infinité pratique fût commune à tous. Alors l'Idée de totalité serait le propre de tous les Moi sans qu'ils se déterminassent en elle ; l'universalité du Moi ne serait qu'une universalité abstraite. Or le Moi de la Doctrine de la Science a une universalité concrète ; les Moi, tous les Moi en rapport réciproque doivent se déterminer à l'intérieur de la tendance absolue ; c'est de cette seule façon que l'Idée présente en chacun d'eux peut en même temps créer l'unité de tous (1). »

* * *

Si, loin de se concilier avec la facticité, la genèse lui demeure absolument contraire, cette contradiction doit se refléter néces­sairement dans le rapport des deux séries de la réflexion, dont l'identité, constamment postulée à l'horizon de la méthode géné­tique, va dès lors se trouver brisée par l'apparition irréductible de la facticité. Le propre de la phénoménologie transcendantale consistait à construire toute la conscience de soi sans faire appel à rien d'autre qu'au pour-soi et à l'auto-pénétration absolue qu'il implique de tous ses actes. Genèse signifie aussi clarté. Aussi la réflexion philosophique ne tenait sa justification que de la réflexion originaire, et si dans l'ordre du temps et de la connaissance celle-là pouvait et devait précéder celle-ci, dans l'ordre de l'être et au terme de la déduction c'était celle-ci qui précédait celle-là. Or, si nous passons de l'idéalisme au réalisme transcendantal au moment où le pratique vient contredire le théorique, n'allons-nous pas retrouver une préséance non plus seulement épistémologique, mais ontologique de la réflexion philosophique par rapport à la réflexion commune ? La subor­dination du dérivé à l'originaire ne va-t-elle pas se renverser en la subordination inverse ? Ou encore, puisque le génétisme copernicien devait, pour chaque moment de la réflexion philo­sophique, retrouver dans la réflexion vulgaire un acte de cons­cience sui generis, n'allons-nous pas buter sur une facticité irré­ductible, sur un élément de conscience réfractaire au regard de la conscience de soi, sur un morceau d'inconscient dont l'inter­prétation fichtéenne du kantisme prétendait toutefois avoir fait justiée en condamnant la « différentielle de conscience » de Maïmon? De la sorte, la réflexion philosophique ne découvrira­t-elle pas une réalité qui, parce qu'elle se trouve précisément au

(1) GuÉROULT, op. cit., 1, p. 351.

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principe de possibilité de la conscience réelle de soi, échappe par nature aux prises de la conscience vulgaire ?

Nul doute que la contradiction entre la facticité et la genèse devait avoir pour conséquence une rupture dans la clarté du pour-soi. La facticité, c'est l'inconscient. Sans doute Fichte accuse-t-il Kant de n'avoir pas résolu la raison dans son unité : « Kant; dit-il, fut le premier à découvrir heureusement la source de toutes ces erreurs et contradictions, et à projeter de s'en débarrasser par la seule méthode scientifique, en épuisant sys­tématiquement l'analyse des modifications de la connaissance et, pour reprendre ses termes, en mesurant complètement le domaine entier de la raison. Cependant la mise en œuvre demeura en deçà du projet, en ce que la raison et le savoir furent soumis à la recherche non dans leur unité absolue, mais déjà proprement divisés en leurs différentes branches, comme raison théorique, pratique, jugeante ; en ce que également les lois propres à ces branches particulières durent bien plus à un rassemblement empirique et à l'induction d'être établies comme lois de la raison qu'à une vraie déduction d'être découvertes dans leur source originelle et présentées comme ce qu'elles sont (1). n Mais ce reproche adressé à Kant ne se retourne-t-il pas contre le premier moment de la Doctrine de la Science, si le pratique contredit le théorique et si l'unité immanente du pour-soi reste incapable d'épuiser dans le regard de la conscience la totalité des actes du Je pense? Or qu'exigerait la logique génétique de la double série? S'il appartient à la réflexion philosophique de précéder dans l'ordre de la connaissance la réflexion vulgaire en ce qui concerne la découverte de l'intuition intellectuelle, cette réflexion vulgaire devrait néanmoins au terme de son développement intussusceptionner cette découverte et la produire comme un acte sui generis de la conscience de soi. Par ce moyen l'intuition intellectuelle devrait passer du possible au réel : en s'assimilant à la réflexion vulgaire, elle cesserait d'appartenir aux conditions de possibilité de la conscience de soi réelle, conditions qui restent toujours simplement pour autrui. Le pour-soi poursuivrait sa genèse dans l'immanence absolue. Et tel est bien le sens de la certitude morale chez Fichte ; elle fonde l'évidence intellectuelle.

Mais quel est le statut de cette certitude ? En intussus­ceptionnant l'intuition intellectuelle de la réflexion philoso­phique dans la réflexion vulgaire, elle doit réaliser l'identité

(1) Bericht über den Begriff der Wissenschaftslehre und die bisherigen Schicksale derselben, 1806, S. W., VII, S. 362.

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absolue du sujet et de l'objet. A son tour· une telle identité ne saurait avoir de sens qu'à l'intérieur du Moi fini en général. Mais si, comme on a vu, c'est l'intervention d'une communauté, c'est-à-dire d'individus autonomes et libres, qui seule est suscep­tible de spécifier les devoirs et de conférer ainsi à la certitude 'morale un contenu autre que l'universalité formelle, le sujet diffère de l'objet, la condition subjective de la certitude est séparée de sa condition objective et, dès lors, l'appel à la révé­lation rend seul possible un progrès sur le chemin d'une éthique véritablement matérielle. Ainsi le passage ne se fait pas de l'ana­lyse à la synthèse, sinon par le Deus ex machina du dogmatisme. Si la certitude morale donne ce qu'elle promet, savoir un contenu, elle cesse par là même d'indiquer l'auto-clarté de la conscience de soi et elle en appelle à la lumière du Verbe divin. Le Cogito moral chez Fichte n'a finalement aucun sens sans la preuve onto­logique. Mais alors convient-il encore de parler de certitude ? Le destin de la première phénoménologie fichtéenne et de toute phénoménologie transcendantale de la conscience n'est-il pas lié à cette contradiction, que la conscience de soi a à attendre la clarté des actes qu'elle produit de l'Autre absolu dont son mou­vement phénoménal ne fait que reproduire illusoirement dans l'ombre de la Terre et sous la forme d'une image mobile l'absolue non-genèse et l'immobile éternité ? Ou bien Dieu n'est autre que la loi, comme l'exige la rigueur de la genèse; l'agent moral possède bien une certitude, mais il ne sait sur quoi elle porte ; elle est sujet sans objet, universalité kantienne. Ou bien il y a réellement une conscience morale de soi, mais cette réalité qui donne un contenu au sentiment moral provient de la séparation de Dieu et de la loi et d'une inadéquation telle entre l'Absolu réel et son Verbe d'une part, le Moi fini en général et sa conscience de l'autre, que toute certitude se trouve pour le moment également détruite. Nous nous déplaçons nécessairement du Kantisme au Romantisme, de la Révolution copernicienne à l'Inconscient.

Ou bien l'intuition intellectuelle est ce qu'elle est : identité du sujet et de l'objet, mais elle conduit seulement à la possibilité de la conscience et elle ne suffit pas à poser le pour-soi ; ou bien elle parvient à la conscience de soi, mais c'est au prix ~e l'identité du sujet et de l'objet et parce qu'elle dépasse le pour-soi dans l'en-soi. De toute façon, la· solution que l'interprétation fich­téenne- apportait au problème des deux réflexions échoue. L'in­tuition intellectuelle dans la réflexion philosophique reste en deçà du pour-soi et la certitude morale dans la réflexion vulgaire s'établit au delà. Ici la facticité, là la genèse, mais nulle part leur

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rencontre. Or cet échec n'était-il pas nécessairement inscrit dans la définition de l'intuition intellectuelle comme « élément de possibilité » de la conscience de soi? « Qu'est-ce maintenant, demande-t-on, pour commencer par examiner le Je observé, que ce retour en soi-même ; dans quelle classe de modifications de la conscience doit-il être posé? Il n'est nullement un acte de concevoir : il ne le devient que par l'opposition d'un Non-Je et par la détermination du Je dans cette opposition. Par conséquent il est une simple intuition. Dès lors il n'est également nullement une conscience, non plus qu'une conscience de soi; et simplement du moment que par ce seul acte aucune conscience n'est produite, il est conclu à un autre acte, par lequel un Non-Je se produit pour nous; c'est uniquement par là que devient possible un progrès dans le raisonnement philosophique et la déduction recherchée du système de l'expérience. Le Je n'est, par l'acte qu'on vient de décrire, que placé dans la possibilité de la cons­cience de soi et, avec elle, de toute autre conscience; mais aucune conscience réelle n'est encore produite. L'acte en question est simplement une partie, et une partie que le philosophe a à abs­traire sans être jamais abstraite originairement, de l'action totale de l'intelligence, action par laquelle celle-ci produit sa conscience (1). » La réflexion philosophique devient ainsi la vérité de la réflexion vulgaire. Celle-ci en demeure au concept, celle-là seule s'élève à l'intuition. Or la consistance du concept, c'est-à-dire de la conscience réelle de soi, n'est rien d'autre que l'affirmation factice de la finitude. II y a un Moi fini en général: tel est le sens du concept, du Non-Moi et de la disjonction. La contradiction de la genèse et de la facticité vient donc déboucher dans celle des deux séries réflexives. Au point de départ, la Révo­lution copernicienne rapporte nécessairement la série dérivée à la série originaire. Au terme, ce rapport tout entier ne s'éclaire qu'à la condition de faire intervenir la lumière rétrograde de l'intuition. Le principe de la conscience devient une << partie » de celle-ci. « La difficulté réside en ceci, que, dans toute la construction, j'ai projeté, comme Absolu, l'énergie de la réflexion déployée dans ma conscience pour effectuer cette opération. Le Moi préexiste à l'action du philosophe, mais nous affirmons que ce Moi originaire est exactement l'action même par laquelle le philosophe reconstruit ce Moi dans sa conscience. Par consé­quent, bien qu'en droit nous posions le Moi originaire comme la source de l'intuition déployée dans le construire, en fait c'est

(1) FICHTE, Zweite Einleitung in die W. L., S. W., I, S. 459.

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cette dernière intuition qui se projette d'elle-même comme Moi originaire et détermine à tous égards celui-ci (1). »

Prise en elle-même, la conscience est mystifiée dans ses produits ; elle est la contemplation immobile de l'autre où elle s'aliène. Pour la révéler à elle-même, la réflexion philoso­phique doit intervenir et transfQrmer en mobilité le repos. Or cette transformation, qui devait être d'abord portée au compte de la conscience vulgaire elle-même, n'appartient finalement qu'à la seule réflexion philosophique, à cette réflexion possible de l'intuition qui se greffe sur la réflexion réelle du concept. Il y a plus de choses dans la philosophie que sur la terre ; du moins la philosophie sait-elle plus de choses que la vie. « On nomme l'activité interne, saisie dans son repos, simplement le concept. C'était donc le concept du Je, qui était nécessairement uni avec son intuition et sans lequel la conscience du Je serait demeurée impossible ; car seul le concept complète et englobe la conscience. Le concept n'est nulle part autre chose que l'acti­vité de l'intuitionner même, lorsqu'on le saisit toutefois non comme agilité, mais comme repos et comme détermination ; et il en va ainsi de même avec le concept du Je. L'activité rentrant en soi saisie comme une substance permanente, par laquelle les deux éléments, le Je comme actif et le Je comme objet de mon activité, coïncident est le concept du Je (2). » La réflexion enchaînée dans la nécessité du concept et de la conscience vul­gaire nous livre sans doute une conscience réelle de soi, mais l'objectivité du Moi n'y est possible que parce qu'on a introduit un fait irréductible, celui du Moi fini en général. Le concept est détermination. Or cette détermination ne peut pas être déduite ; elle est. La méthode philosophique de l'intuition intellectuelle implique donc, si toutefois la philosophie transcendantale ne se contente pas de conditionner, mais veut aussi déterminer, le «complément » et l' « englobement » du concept, mais cette impli­cation et ce fait contredisent précisément son essence, puisque dans une telle perspective la détermination reste étrangère au conditionnement. Si l'on veut au contraire qu'elle lui demeure immanente, force nous est de quitter le Moi fini en général, la réflexion de la conscience vulgaire et de la série originaire, le point de vue idéaliste de la philosophie théorique, pour faire appel au Moi absolu, à la réflexion de la conscience philosophique, à la seconde série et au point de vue réaliste de la philosophie

(1) GuÉROULT, op. cit., 1, p. 203. (2) FICHTE, Versuch einer neuen Darstellung der W. L., S. W., 1, S. 533.

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pratique. L'opposition du Moi fini en général et de la communauté chez Fichte nous conduit donc à définir la philosophie comme une aliénation de la pensée. Il y a contradiction entre ce que son interprétation dit et ce qu'elle fait. Elle dit, en effet, que le pour­soi n'emprunte à rien d'autre qu'à lui-même la lumière de son auto-construction, mais en réalité, au moment de la genèse de ce pour-soi, elle est constamment obligée d'emprunter sa lumière à une réflexion autre, à un en-soi qui ressuscite malgré lui les prestiges du dogmatisme et de l'inconscient.

* * * L'analyse du cc déplacement» des concepts a déjà dû montrer

son origine et son arrière-fond théologique. Le passage de la genèse à la facticité, du pour-soi à l'en-soi n'est autre que celui de l'Homme à Dieu comme centre et principe de la philosophie. cc Nier dans l'Absolu l'énergie immédiatement saisie par ma conscience c'est nier ma conscience ; or je ne puis nier ma cons­cience sans me nier moi-même. D'autre part, si je me représente l'Absolu comme différent de l'énergie de ma réflexion ou cons­cience, c'est grâce à cette énergie, à cette conscience. En niant ma conscience, je dois donc aussi nier la représentation de cet Absolu qui seule me permettait de le concevoir comme indépen­dant de cette même conscience. De deux choses l'une : ou l'Absolu est par soi, il n'est pas par l'énergie de ma réflexion, on ne peut dire de lui : il est ainsi parce que je le fais ainsi, et il faut abolir toute cette énergie pour que ne nous demeure pas caché l'être de ce principe qui existe hors d'elle, indépendamment d'elle- mais alors, ma conscience est une illusion, la représentation de l'Absolu, quelle qu'elle soit, est elle aussi une illusion, et en niant la cons­cience au nom de l'Absolu représenté, je dois nier cet Absolu représenté lui-même au nom duquel je niais la conscience; ou bien, pour éviter ce nihilisme, je devrais dire que loin d'être une illusion, la conscience, source de la représentation de l'Absolu, est source de l'Absolu représenté, et qu'ainsi toute réalité doit être posée en elle concurremment à la puissance de voir cette réalité ; mais alors, c'est le représenté qui, dans la mesure où il se manifeste comme indépendant de l'acte factice d'une cons­cience représentante, doit être réduit à n'être plus qu'une illu­sion (1). »Sans doute explicitement Fichte se range à l'idéalisme

- (1) GuÉROULT, op. cit., 1, p. 206-207.

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et au parti du Moi fini ; mais comme ce choix implique implicite­ment contradiction, puisque l'évidence de la conscience finie débouche justement dans l'affirmation de l'Absolu et de la facti­cité, son interprétation retourne en réalité et de façon honteuse aux mêmes postulats que la Critique de la Raison pratique. L'alié­nation de la méthode fichtéenne, qui déplace la vérité de la réflexion vulgaire dans la réflexion philosophique, a sa source réelle dans l'aliénation métaphysique, qui déplace le point de vue de l'Homme et de la volonté dans celui de Dieu et de la Grâce. La voie active, que le Moi fini en général affirme comme le seul moyen de salut, débouche dans la voie passive qui l'anéantit. Le rationalisme aboutit au mysticisme.

Encore que Fichte croie pouvoir répondre, sans rien sacrifier de la réalité divine, et en demeurant au point de vue du Moi fini :

Und fortan lebl nur Gotl in deinem Streben

n'est-ce pas d'ailleurs ce conflit de l'autonomie et de la foi, de la ratio cognoscendi et de la ratio essendi, qu'exprime la seconde strophe de son troisième Sonnet, où l'interrogation semble refuser d'assimiler l'être de Dieu à la connaissance que l'homme en éprouve?

Wie gern' ach! wolll' ich diesem hin mich geben, Allein wo find' ich's? Fliesst es irgend ein In's Wissen, so verwandell's sich in Schein, Mil ihm vermischl, mil seiner Hüll' umgeben (1).

Or ce conflit entre la connaissance et l'action, qui reproduit les deux thèses classiques et pré-critiques de la liberté et de la prédestination, ne rend-il pas caduque toute la soi-disant méthode de l'intuition intellectuelle? Ne donne-t-il pas raison à Kant de s'être défendu avec une telle vigueur contre son disciple? Si ce conflit domine le« déplacement» fichtéen, n'est-ce pas parce que Fichte n'a pas saisi le sens de la Critique kantienne et parce qu'il a tenté de l'interpréter à l'aide de concepts dogmatiques? Fichte n'a-t-il pas voulu à son tour remplacer la foi par le savoir, de telle sorte que la distinction même entre la connaissance et l'action n'a plus de place dans son système? Car le déplacement de la genèse à la facticité, de l'homme à Dieu, est obtenu désor­mais au prix de la distinction entre la volonté et de l'entende­ment. C'est au cœur de cet entendement que le conflit s'élève

(1} FICHTE, Kleinere Gedichte, Sonnette, 3, S. W., VIII, S. 462.

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entre la connaissance et l'action. En fait, la connaissance s'est attribué en entier l'univers des trois Critiques kantiennes.

Si nous nous interrogeons maintenant sur la raison de ce retour larvé au dogmatisme, nous nous apercevons qu'il repose essentiellement sur la confusion des conditions transcendantales des phénomènes ou des noumènes avec les conditions psycholo­giques qui constituent la conscience. Sans doute dira-t-on que les actes mêmes par lesquels la réflexion appelle l'être se produisent dans l'immanence du Moi contraint, en vertu de sa propre néces­sité interne, de sa propre finitude, de poser ce qu'il ne contient pas, et qu'ainsi le mouvement vers l'être du Moi fini en général, la « transcendance de l'existence » ont un sens transcendantal et non pas psychologique. Mais les positions des déterminations du Moi dans l'Absolu, le Moi ne les effectue que dans son opposition éternelle et immuable avec l'Absolu, de sorte que le temps ne peut véritablement figurer que l'image mouvante, mais par là même illusoire de l'éternité. Il y a psychologisme parce que les moments du Moi ne correspondent pas à des moments réels dans l'Absolu, mais figurent seulement la contingence, la finitude et l'injustifiabilité de la Révolution. L'athéisme fichtéen n'est pas radical parce que le temps n'est qu'une image et que l'histoire ne fournit pas à la réflexion et à l'intentionnalité le seul lieu possible de leur rencontre et de leur progrès. Tel est le sens. du retour fichtéen à la métaphysique, ou plutôt aux métaphysiques contra­dictoires de la finitude et de l'infini. Parce que le transcendantal se trouve réduit au métaphysique, ce métaphysique à son tour ne saurait avoir d'autre signification que psychologique. Le philosophe ne se demande plus : comment la connaissance a priori d'un objet est-elle possible ? Il pose la question : quel est l'être de cet objet ? Mais cette question revient à celle-ci : qu'est-ce que la conscience de soi, condition de toute conscience ? C'est pourquoi la signification transcendantale de la chose en soi, par exemple, devait nécessairement échapper à une telle inter­prétation. L'idée de genèse, qui consiste à dériver tous les élé­ments transcendantaux à partir de la conscience métaphysique de soi, et qui, par conséquent, ne saurait prendre au sérieux la spécificité de l'action, se rattache donc au préjugé psychologique. Par lui, le primat de la raison pratique se renverse dans le primat de la raison théorique. Si toutefois la construction immanente de la conscience psychologique fait apparaître d'elle-même une facticité qui en brise les limites, ressuscitant ainsi avec le cc réa­lisme » pratique le primat de l'action sur la connaissance, ce renversement à son tour reçoit de son contexte psychologique un

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sens qu'eût sans aucun doute récusé le kantisme authentique. Psychologisme transcendantal: telle est l'origine du déplacement fichtéen. C'est aussi en s'élevant contre le psychologisme que l'interprétation néo-kantienne va critiquer Fichte, pour éclairer ses propres principes.

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DEUXIEME PARTIE

LE PRINCIPE DES GRANDEURS INTENSIVES

(Hermann CoHEN)

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CHAPITRE v

SITUATION PIDLOSOPIDQUE

DE L'INTERPRÉTATION NÉO-KANTIENNE

En critiquant l'interprétation idéaliste et l'interprétation psychologico-empirique du kantisme, c'est un seul et même préjugé que cherche à déraciner le néo-kantisme. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le postulat métaphysique de Fichte est non pas la réfutation mais la source des erreurs du psycho­logisme. Quoi qu'il ait prétendu, l'idéalisme allemand n'a pas pu dépasser la subjectivité psychologique et il a perdu ainsi le sens de la subjectivité transcendantale. Cette confusion s'est insinuée à partir d'une erreur portant sur la signification de la chose en soi et du primat de la Raison pratique. On ne peut enfin y remédier qu'en distinguant soigneusement l'analyse métaphysique et l'analyse transcendantale. L'horizon historique de l'interprétation néo-kantienne se dévoilera donc à travers trois problèmes: 1) Quel est le principe du subjectivisme psychologique? 2) Comment la métaphysique fichtéenne et l'interprétation

qu'elle donne de Kant impliquent ce principe? 3) Comment l'interprétation véritable de Kant détache de ce

principe sa philosophie ?

Ces trois questions historiques n'ont de sens qu'à travers les trois problèmes philosophiques qu'elles posent à la réflexion. 1° Quelle est la différence de l'inné et de l'a priori ? 2° L'a priori ne cesse pas véritablement d'être une innéité,

tant qu'on en reste à l'analyse métaphysique. 3° Le problème de l'innéité psychologique n'est dépassé que si

l'on passe de l'analyse métaphysique à l'analyse trans­cendantale.

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L'INTERPRÉTATION NÉO-KANTI&NNE 133

§ 12. Inné et « a priori »

L'opposition de l'analyse psychologique, qui ne peut par­venir qu'à établir des faits possédant une généra~ité relative sans pouvoir justifier cette généralité et cette relativité même, et de l'analyse métaphysique qui découvre les véritables fonde­ments et principes, n'apparaît nulle part mieux que dans la philosophie pratique, car c'est leur confusion qui provoque ici, par delà l'erreur théorique de l'analyse, le renoncement à la moralité et la bassesse d'âme. L'anthropologie qui en reste à l'identité de l'a priori et de l'inné reste absolument en deçà du problème moral. << Si nous rassemblons toutes les analyses qui concernent la validité de la loi morale proclamée pour les êtres raisonnables en général, le réalisme de cette agrégation de l'humain dans le raisonnable en général ne peut alors pas demeurer plus longtemps douteux ou même seulement équivoque, et il apparaîtra admissible : que la fondation de la loi morale ignore intentionnellement la nature psychologique et sociale de l'homme, pour appliquer avec d'aulanl plus de fécondité à celle-ci la loi morale découverte dans une méthode propre (1). » La psychologie et la sociologie considèrent l'homme tel qu'il est, mais elles s'inter­disent ainsi a priori de lui prescrire ce qu'il doit faire. La phi­losophie pratique, qui a à examiner la possibilité du devoir-être, ne peut donc en aucune façon partir de l'être, se servir de l'être pour limiter, a fortiori pour déterminer le contenu de la loi morale. Comprendre la nature de cette loi, c'est donc renoncer

(1) Hermann COHEN, Kants Begründung der Ethik, 2te Auflage, Berlin, Cassirer, 1910, S. 169, cité désormais KBE. Aussi ne peut-on absolument pas passer des impératifs de l'habileté technique au devoir moral. Telle serait la signification positive du non-savoir et de l'ironie socratiques : la science de la vertu n'est nullement semblable au savoir du cordonnier ou même de l'artiste, car elle doit estimer les fins en elles-mêmes, non le rapport des moyens aux fins. • Dans le comportement technique il s'agit seulement de la convenance du moyen à un but déjà posé ; dans le comportement moral il s'agit de fonder la position même du but, il s'agit du principe de l'agir » (NATORP, Platos Ideenlehre, Eine Einführung in den Idealismus, 2te Auflage, Lepzig, 1921, désormais cité PI, S. 7). Nous retrouvons dès maintenant - et nous continuerons de retrouver - dans les dialogues platoniciens éclai­rés à la lumière de la réflexion critique les moments essentiels de la Révo­lution copernicienne. Cette recherche ne nous servira naturellement pas à ressaisir le sens du platonisme historique - encore qu'elle ne nuise pas à son interprétation et qu'on l'ait en France trop négligée faute de la connattre, mais elle précisera les points principaux de l'interprétation • positiviste » de Kant. Chez Kant comme chez Platon c'est à travers l'interrogation morale que se fait jour le problème logique du fondement de la science. Il s'agit de découvrir des règles de la conduite et de la méthode de la connaissance, règles qui en aucun cas ne sauraient se fonder sur l'induction psychologique et empirique, mais dont celle-ci a précisément besoin pour se constituer (P 1, 8-10, 17).

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134 L'HÉRITAGE KANTIEN

à la saisir comme un élément inné en nous, puisqu'elle doit être au contraire le ferment qui transforme notre nature (1).

Dira-t-on alors que la psychologie, maîtresse d'erreur en morale, est cependant maîtresse de vérité dans le monde de la connaissance. Ce serait confondre les droits de l'expérience avec la signification de l'empirisme, croire que parce que toute connais­sance commence avec l'expérience elle en jaillit, identifier abusi­vement le droit et le fait, le problème de la validité et le problème de l'origine, l'« Entspringen »et l' << Anheben » (2) et tomber dans le scepticisme théorique, réfuté en réalité par l'existence d'une physique mathématique, comme tout à l'heure on risquait de tom­ber dans le scepticisme moral, qui, quant à lui, doit être réfuté pa;r la présence en nous de l'impératif catégorique et de l'exigence morale. « Ainsi dans l'analyse des faits de conscience qui et dans la mesure où ils créent la connaissance, il doit y avoir une distinction interne de tendance. C'est en vue de cette distinction que Kant désigne le procédé préalable de la méthode transcen­dantale par le terme reçu : << métaphysique ». Et cette condition métaphysique préalable est du même coup 'la correction du pré­jugé psychologique (3). »En se bornant à l'analyse psychologique, on s'interdit donc de saisir le problème de l'expérience, c'est-à­dire de la constitution d'une connaissance scientifique de l'univers, telle que Newton l'a réalisée effectivement (4). << L'opposition contre l'apriorisme a pour conséquence le scepticisme (5). >>

Et l'innéisme n'est qu'une forme de cette opposition, puisqu'il s'interroge sur la genèse réelle de nos facultés ou leur structure native, au lieu de poser le problème de l'expérience en ses véri­tables termes qui sont épistémologiques et non psychologiques, et qui concernent le monde de la connaissance comme fondement

(1) KBE, S. 137-178. (2) Hermann COHEN, Kants Theorie der Erfahrung, 2te Auflage, Berlin,

Dommler, 1885, S. 132, désormais cité KTE. (3) KTE, S. 173. La notion de réminiscence platonicienne fait passer à l'in­

néisme ; elle représente, en tant que • déviation psychologique », la tentation suprême que l'attachement aux mythes et à l'inspiration religieuse a imposée au logicisme scientifique de Platon (P 1, 36). Tel est par exemple le cas du Phédon, où la réminiscence sert de preuve à l'immortalité de l'âme ; une telle tendance psychologique conduirait au dogmatisme ; elle nous forcerait à interpréter les idées non plus comme des lois, mais comme des choses, comme exprimant non plus la nécessité immanente à ce monde-ci, mais un second, un arrière-monde. • Car de même que pour l'âme prisonnière du corps, les choses sensibles, de même pour l'âme dans son existence pure, libérée du corps, doivent être pensées de façon correspondante des choses existantes pures, libérées du corps » (PI, 38). Néanmoins, presque partout, et en particulier dims le Ménon, le sens logique de la conscience parvient à écarter son sens psychologique.

(.4) KTE, S. 74; KBE, S. 84. (5) KBE, S. 76.

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du monde de l'expérience et non pas le monde de l'expérience comme fondement du monde de la connaissance (1). Ou bien si l'innéisme en vient- comme l'événement s'est produit histori­quement chez Descartes - à poser le problème de la connais­sance, c'est à travers l'ambiguïté d'un Cogito qui, au moment où il aborde l'inspection des éléments de la connaissance, ne fonde qu'apparemment sa liaison avec la succession des impressions psychologiques (2). L'analyse fondamentale de l'expérience nous oblige donc à passer de l'inné à l'a priori et à rechercher, par une réflexion métaphysique et non plus psychologique, des éléments de conscience qui serviront non plus à décrire l'origine, le devenir ou l'être de cette conscience, mais uniquement à expliciter sa contribution à l'édifice du savoir. « Nous voyons ainsi que la confiance dans la valeur de la science est liée à l'admission de fondements de conscience dans lesquels la science a trouvé son origine et dans l'édification desquels elle poursuit son histoire (3). >>

Ce passage du psychologique au métaphysique, en même temps qu'il écarte le scepticisme théorique et pratique, libère la pensée de ses attaches avec le cours effectif de la subjectivité empirique. Pour fonder l'expérience, il faut la quitter. Ou plutôt, pour passer de l'expérience psychologique - seul objet de l'empirisme aussi bien que de l'innéisme- à l'expérience scien­tifique, il faut abandonner notre asservissement à l'expérience réelle pour nous tourner vers le fondement et la possibilité de celle-ci. « L'expérience doit être sortie de sa réalité naïve pour être amenée à sa possibilité ( 4). >> Déjà en nous contentant de décrire le mouvement qui nous permet de passer du psychologique au métaphysique, nous apercevons qu'il n'aura de sens que s'il se poursuit par la quête du transcendantal et du possible. Le méta­physique n'est pas en effet arraché à l'expérience naïve pour repro­duire en lui-même une matière seconde et raffinée de l'expérience, une deuxième instance de la réalité, mais au contraire pour fonder cette expérience et en découvrir le critère idéal. C'est à cette condi­tion que la métaphysique restera au service du problème de la connaissance. C'est ce qui distingue aussi le kantisme de toutes les

(1) KTE, S. 17-22, 42-55, 69-75, 80-130,239-257. KBE, S. 137-178. (2) KTE, S. 30-31. (3) KTE, S. 76-77. D'après Natorp le moment platonicien correspondant est

le Ménon. • La vérité de tout ce qui est se trouve originairement dans l'âme, dans le fondement de conscience et on ne l'en peut tirer que par un procédé approprié» (PI, 34). Ce procédé approprié de pensée, c'est ce qui ne peut précisément pas être l'objet d'un enseignement « extérieur ». • La connaissance, dans laquelle consiste la vertu, doit être une connaissance a priori, c'est-à-dire qu'elle doit prendre racine dans la conscience de soi • (PI, 42).

(4) KTE, S. 140.

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philosophies de la représentation et de tous les « réalismes trans­cendantaux» (1). Tant qu'on en reste à la représentation, on ne peut aborder le problème du fondement de la connaissance, parce que l'intrication de la représentation et des éléments psychologi­ques de la conscience interdit a priori de poser le véritable pro­blème épistémologique, c'est-à-dire le problème de la constitution des règles de l'expérience scientifique. Cette distinction apparaît bien dans le soin avec lequel Kant distingue le concept et la représentation, l'intérêt épistémologique du métaphysique et l'intérêt descriptif du psychologique, le schème et l'image. « Si notre pensée était limitée aux représentations, bien loin de pou­voir résoudre ses problèmes elle ne pourrait même pas les poser ... Telle est donc la signification du schème : qu'il élève au concept ce qui doit l'être d'après sa tâche scientifique : la règle. Mais la règle désigne un universel, l'image un particulier. En tant que le concept est schématisable, il n'a pas besoin de se ratatiner en image et il peut cependant être « figuré » imaginativement. Ainsi par le schématisme la limite psychologique est transmuée en une condition de la connaissance qui élargit au contraire la représen­tation et la demande psychologique trouve ainsi une suren­chère (2). » Établir l'autonomie de la pensée par rapport à l'inconsistance et au dérèglement de la représentation : tel est l'objet de la déduction métaphysique. L'innéisme et l'empirisme empêchent la science de trouver une philosophie qui soit adé­quate à ses prétentions de régulation universelle ; ils empêchent l'homme de connaître comme ils l'empêchent d'agir. Ils empê­chent de poser même le problème de la connaissance comme celui de la pratique : Des règles sont-elles possibles? Une expérience réelle, c'est-à-dire qui suit dès lois, existe-t-elle ou doit-elle exister ? Y a-t-il autre chose que le monde des apparences sceptiques ? La découverte du métaphysique c'est le passage du Schein à l'Erscheinung, de l'apparence au phénomène, de l'expé­rience vulgaire à ce qui la fonde en réalité, l'expérience scienti­fique et la connaissance.

(1) En fait, c'est surtout le réalisme de Herbart qui se trouve visé par l'ar­gumentation de Cohen.

(2) KTE, S. 385. C'est pourquoi la deuxième partie du Théétète réduit à l'absurde. la thèse dogmatique qui définit la connaissance par la « représen­tation vraie • (PI, 115). La synthèse des lettres en syllabes, qui seule permet la lecture, conduit à une théorie des catégories, non de la reproduction des choses en soi; elle est un «complexe conceptuel, dont il importe d'affirmer qu'il n'est pas une composition méèanique et morte, mais une création d'unités de pensée indivisibles et nouvelles • (PI, 119).

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§ 13. L'ambiguité du métaphysique et où l'on court le risque de le comprendre psychologiquement

Utilité épistémologique, voilà 1 'unique signification de l'a priori métaphysique. L'oublier, c'est rendre la métaphysique à la psychologie. C'est la détourner paradoxalement de sa fin pre­mière : fonder la règle de l'objectivité, pour la déduire de cette subjectivité purement empirique et psychologique, que le double fait de la science newtonienne et de l'exigence morale nous empê­chent cependant d'admettre à titre de sens ultime de l'expérience. Telle est la genèse de l'interprétation que Fichte et l'idéalisme allemand ont, d'après Cohen, donnée de Kant: parce qu'ils n'ont pas saisi la portée nécessairement transcendantale de l'a priori métaphysique, ils ont (en dépit de leurs dénégations répétées) retrouvé le préjugé psychologique du réalisme : ils ont cc raffiné >>

sur cette réalité sans pouvoir réel'ement la dépasser, c'est-à-dire la fonder comme possibilité. Le cercle d'une réflexivité à l'infini de la Théorie de la science en prouve la vanité : « chez Kant le trans­cendantal signifie: le critère de l'a priori ; chez Fichte au contraire il signifie la conscience de soi dans toute son extensibilité psycho­logique (1) >>. Dès lors c'est au moment même où il utilise le voca­bulaire kantien, bien plus, au moment où il retrouve une inspira­tion kantienne authentique, lorsqu'il affirme le primat de là raison pratique, que Fichte inverse la méthode transcendantale dans un sens psychologique et interprète l'a priori comme une réalité telle qu'il méconnatt à la fois la connaissance de la nature et la théorie morale (2). Le recours à l'intuition intellectuelle en morale n'est que l'illustration de ce passage inconscient du métaphysique au psychologique, passage qui s'opère à chaque fois qu'en philosophie le passage inverse n'est pas· réalisé : du métaphysique au transcendantal.« L'idée signifie tout autre chose que la catégorie. Car les catégories, les créatrices de la nature, sont rapportées à une intuition pure. Mais il n'y en a pas de telle pour le monde moral. Car nul sentiment intellectuel n'est donné

(1) KBE, S. 290-291; cf. KANT, Lettre à Johann Heinrich Tieflrunck du 5 avril 1798 : « La simple conscience de soi, et même uniquement quant à la forme de pensée (nur der Gedankenform nach), sans matière, par conséquent sans que la réflexion qui se dirige sur elle ait devant soi rien à quoi elle puisse être appliquée, et même sans qu'elle dépasse la logique. produit sur le lecteur une impression d'étonnement. A lui seul le titre [de l'ouvrage de FICHTE] : Théorie de la science, du moment que toute théorie systématiquement conduite est science, fait attendre un gain médiocre, puisqu'elle indiquerait une science de la science et ainsi de suite à l'infini. »

(2) KBE, S. 294.

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qui puisse faire croire qu'il rendra intuitionnable la loi morale. Et parce qu'il n'y a pas une telle intuition pure, créatrice de la réalité morale, aucune connaissance conforme à l'expérience, aucun savoir du moral n'est donné. On ne peut rien changer à ceci sans détruire le caractère du criticisme. La condition formelle de l'intuition n'e'st donnée que dans l' « analogon » de l'idée de liberté. Même le réalisme éthique du système transcendantal serait menacé par cette conception niveleuse du primat. On perd la réalité du monde moral, en le comprenant autrement que concept limite de l'homo noumenon (1). »

Au lieu que chez Kant le primat de la Raison pratique a un sens transcendantal, c'est-à-dire qu'il répond à la volonté de fonder la possibilité d'une limite de la connaissance et d'instituer sur la découverte de cette limite le trait d'union entre le monde sensible et le monde intelligible, ce primat chez Fichte a un sens psychologique dans la mesure où il est immédiatement traduit en termes de conscience de soi et que, par l'intervention de l'intuition intellectuelle à laquelle il recourt alors nécessairement, il nivelle le monde de l'être et le monde du devoir-être, perdant ainsi la signification transcendantale du concept de noumène pour en établir la signification métaphysique. Ce n'est plus alors le système des éléments de conscience rendant possibles la science et la moralité qui est recherché, mais au contraire l'assignation d'une certitude psychologique corrélative à chacun de ces élé­ments entendus en un sens nécessairement réaliste, encore qu'il s'agisse désormais d'un réalisme non plus empirique mais trans­cendantal. Au lieu de fonder l'être du devoir comme possibilité d'une législation rationnelle d'un règne des fins, l'intuition intel­lectuelle est inventée pour décrire la conscience psychologique de cet être comme actualité du regnum gratiae. Ce qui était limite extrême de la théorie devient par ce renversement point de départ et principe (2). La philosophie pratique devient la philo­sophie théorique elle-même et les tâches de la connaissance s'iden­tifient paradoxalement aux tâches de l'action. La raison pratique se change en son contraire, en intuition intellectuelle, c'est-à-dire en délire théorique. Or cc la théorie de l'expérience elle-même qui enseigne à connattre ses propres limites peut aussi montrer où d'autres connaissances trouvent leurs limites; par contre la philosophie pratique ne peut pas apaiser la théorique sur les limites que celle-ci a à se fixer. C'est dans cette confusion que

(1) KBE, S. 300. (2) KBE, S. 298.

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Fichte a été poussé par sa conception du primat de la raison pratique» (1).

C'est parce que le problème transcendantal n'est pas posé que le réalisme métaphysique retourne de l'idéalisme critique à l'idéalisme absolu. L'intuition intellectuelle intervient alors puisqu'il ne s'agit plus de fonder la connaissance, dont l'établis­sement implique toujours la collaboration du concept et de l'intuition (2) et rend ainsi a priori impossible l'intuition intellec­tuelle, mais de développer métaphysiquement le concept de conscience de soi. En même temps que l'action, la connaissance est donc rendue impossible par le réalisme métaphysique : dès qu'en effet on pense « pouvoir fonder l'absolu au delà de l'expé­rience et non pas comme limitation de celle-ci)) (3), la confusion s'opère entre le pratique et le théorique, entre la raison et l'enten­dement. «Pour Fichte, de même que le transcendantal n'est pas critère, la chose en soi n'est pas une tâche, mais une existence. Et comme la raison pratique a le primat, la loi morale est la chose en soi de dernière instance, et loulle monde sensible devient son phénomène... De la pensée du primat de la Raison pratique découle donc l'idéalisme théorique de Fichte, qui par conséquent, quant à ses motifs, est bien plutôt un idéalisme éthique et le demeure, parce que l'inversion du criticisme transcendantal a son origine dans ce primat. Mais l'objet, le concept dans lequel cette inversion du criticisme se rencontre, est cette cc image )) dont on peut faire la démonstration, d'une activité, d'une agilité que nous percevons en nous et dans laquelle nous nous percevons. La représentation sensible de cette autonomie est ce qu'on nomme liberté. Cette liberté est le principe de la moralité (4). )) La confu­sion du métaphysique et du psychologique apparatt ici en pleine lumière. Tandis que dans l'inspiration originelle du Jrantisme la liberté n'apparatt qu'au terme de l'explicitation analytique du concept de loi morale, dont elle fonde transcendantalement la possibilité, la liberté fichtéenne est identifiée à un caractère propre à la conscience de soi : elle définit une nature particulière de l'âme, ce qui la fait apparattre comme une cc image » où le particulier psychologique a perdu de vue la nécessité et l'univer­salité que possède nécessairement l'élément transcendantal en tant qu'il rend possibles des règles. Parce qu'on confond raison et entendement, on retourne du concept à la représentation, du

~ 1) KBE, S. 295. 2) KTE, S. 605. 3l KTE, S. 526.

(4 KBE, S. 292-293.

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schème à l'imagination et de la conscience scientifique ou morale à la conscience de soi. Le pathos de la Selbslbewusslsein, source de l'intuition intellectuelle, n'exprime alors que la confusion per­manente du métaphysique et du psychologique, de l'a priori et de l'inné.

« Chez Fichte la déduction transcendantale consiste unique­ment dans la dérivation à partir de la conscience de soi. Prouver qu'un concept est condition de la conscience de soi c'est le déduire. C'est là la voie du cartésianisme faux, unilatéral. Chez Kant, au contraire, la déduction est la dérivation à partir des conditions de l'expérience scientifique et à celle-ci appartient pour l'unité de la conscience de soi le divers de l'intuition pure, mathéma­tique (1). »Tant que la déduction se contente de mettre à jour les éléments de la conscience de soi sans préciser leurs rapports nécessaires à la constitution de l'expérience possible, c'est-à-dire leur appartenance au système de la connaissance scientifique, elle demeure métaphysique et en tant que telle elle ressuscite subrepticement les difficultés et les préjugés de la psychologie de l'innéité (2). Le psychologisme cartésien se glisse alors tout natu­rellement dans l'interprétation du kantisme qui ressuscite ainsi l'ambiguïté du cogito et des ideae innalae. Par-delà Kant, Fichte ·retourne à Descartes. Telle est la raison pour laquelle, obnubilé par l'analyse métaphysique de la conscience de soi, il oublie d'en examiner le critère, c'est-à-dire le sens de régulation objective, à la lumière de cette analyse transcendantale qui s'in-

(1) KBE, S. 55. (2) KTE, S. 309. On peut rapprocher de ce moment les difficultés que le

Charmide relève concernant une conscience· de soi qui se séparerait éventuelle­ment de la conscience de l'objet. • Une connaissance qui doit connaître un objet, lequel n'est ras distinct d'elle-même, mais seulement le connaître et le non-connaître - c est de cette façon que la connaissance de soi est expliquée par l'interlocuteur Critias - une telle connaissance semble en général être une pure chimère (Unding) • (PI, 25). L'interprétation que Natorp critique chez Critias, c'est celle que Cohen critique chez Fichte. Le retour socratique sur soi, la réminiscence ne doivent pas indiquer un acte psychologique, ni se traduire en termes de conscience empirique. • Qu'on tire la connaissance de soi-même n'aurait aucun sens si dans le soi n'était pas pensé quelque chose de plus que la conscience en général; si on n'y ajoutait pas par la pensée la légalité de la conscience (die Gesetzlichkeit des Bewusstseins), légalité conformément à laquelle la conscience forme l'objet, c'est-à-dire le pur objet du concept» (PI, 29). On ne peut indiquer plus clairement le passage du psychologique au transcen­dantal... Telle est la leçon du Ménon : le soi est forme. « La connaissance de soi désormais n'est plus séparée de la connaissance de l'objet, car il n'y a plus de véritable objet qui n'ait été constitué dans le concept de connaissance, conformément à la loi propre du connaître. Connaissance, pure connaissance, voilà le concept auto-créateur dans lequel seul l'objet nous devient certain. La loi propre de la conscience seule produit l'objet, à savoir en tant qu'objet de la coni!Cience • (PI, 31).

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terroge non pas sur la constitution empirique ou métaphysique du Moi, mais sur le rapport déterminé de celui-ci à la constitution du monde du savoir. La découverte de la Révolution coperni­cienne est ainsi méconnue dans son originalité et rabaissée au niveau de la réflexion socratique ou de la méditation cartésienne. D'après Fichte, le kantisme ne serait pas autre chose qu'un « cartésianisme germanisé » et 11 l'unité de la conscience serait uniquement l'expression monadologique du cogito » (1). De là le reproche de subjectivisme si souvent lancé par Hegel contre Kant et qui, en réalité, n'atteint que l'interprétation fichtéenne de l'idéalisme critique dans la mesure où celle-ci, faute de pro­longer le métaphysique par son complément nécessaire, le transcendantal, n'échappe point aux préjugés et aux limites de toute psychologie, qu'elle soit réflexive ou empirique. 11 Tant que l'unité de la conscience est pensée personnellement, l'objectivité qu'on lui attribue demeure incapable de développer le contenu de l'expérience, et on ne peut éviter l'apparence et la raison de l'arbitraire, non plus que le jeu du subjectivisme. La validité fixée scientifiquement et sans équivoque de l'objectivité n'appelle l'unité de la conscience que dans la signification d'une unité des principes (2), car ce mot ne peut rien cacher de personnel ni de psychologique. Les principes sont les fondements des lois de la nature, les lois universelles de la nature (3). » L'absurdité de l'interprétation fichtéenne tient à l'impossibilité de conférer un sens à l'a priori lorsqu'on reste à l'intérieur de l'analyse métaphysique elle-même : que l'être de la conscience nous découvre des éléments valables nécessairement et universelle­ment, cela ne peut en tout cas pas tenir à la nature subjective de cette conscience, mais seulement à son rapport nécessaire à la connaissance. Le problème fondamental de l'idéalisme allemand : comment peut-on passer de la conscience de soi à la conscience de l'objet ? n'est donc pas soluble dans l'horizon de cet idéa­lisme, mais il implique que la déduction des éléments de cette conscience de soi elle-même rappelle leur origine primitivement objective, transcendantale, c'est-à-dire leur· signification dans le système des sciences (4). Le Cogito ne doit plus être conçu

(1) KTE, S. 590. (2) Par principe nous traduisons le mot Grundsalz. Le vocabulaire kantien

utilise aussi le mot Princip mais dans le sens d'idée (comme principe régulateur de l'unité systématique de la connaissance) au sens limitatif de la chose en soi; en ce cas nous traduirons, pour éviter toute ambiguïté, par le mot principe inconditionné.

(3) KTE, S. 570. (4) KTE, S. 589.

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dès lors comme itinéraire mental à la façon cartésienne, ou comme le sentiment pratique de l'intuition intellectuelle à la façon fichtéenne. Il est primitivement et a priori condition de la possi­bilité de l'objet. Il n'est enfin métaphysique que parce qu'il est transcendantal (1).

C'est aussi la raison pour laquelle il faut écarter le primat subjectiviste de l'imagination, que postule l'interprétation idéa­liste du kantisme (2). « Chez Kant, cette faculté « subjective » était un moyen pour produire l'égalisation entre la synthèse de l'entendement et le divers de l'intuition, et pour rassembler le divers dans l'unité de la synthèse. Chez ses successeurs enivrés de souveraineté apparente et d'autonomie originaire, qui en réalité rétrécissent immédiatement la largeur des motifs kantiens et ne font que les décliner, avec une monotonie pleine de talent pour ces facteurs de l'imagination, celle-ci devient la locomotive commode qu'exige la nalura nalurans pour devenir nalura nalurala (3). >> Le post-kantisme réduit la conscience de soi à l'imagination parce que au lieu de voir en celle-ci une unité scien­tifique de méthode et de lui conférer en conséquence une signifi­cation transcendantale, il en épuise le sens métaphysique et y découvre tout naturellement alors la source poétique de mille variations subjectives où viennent puiser diverses formes de la conscience de soi. La conception métaphysique, c'est-à-dire subjective de la méthode kantienne a pour effet de déplacer le centre de la Critique. Tandis que la méthode transcendantale jaillit, en tant que condition d'objectivité scientifique, de l'unité de principes (4), la méthode métaphysique, en tant qu'unité subjective, jaillit de la« faculté>> imaginative. Ce déplacement des concepts principaux du kantisme n'est évité que si l'imagination coinme faculté subjective trouve elle-même à son tour sa source, son fondement et son garant dans la méthode objective du prin­cipe, dans la mesure où elle rend possible l'objet. Au contraire, on cédera à la tentation de ce déplacement chaque fois qu'on se livrera aux fantaisies d'une déduction subjective autonome, chaque fois qu'on hypostasiera et qu'on réalisera le métaphysique.

(1) Tel est le progrès critique que le Graty le réalise par rapport au Théélète : pour lui, la nécessité d'admettre les déterminations conceptuelles (les catégories) doit être déduite « de la simple présupposition de la possibilité de la connais­·sance • (PI, 128).

(2) KBE, S. 54. (3) KTE, S. 588. (4) • L'unité de la conscience n'est ni l'unité des catégories, ni l'unité des

intuitions, mais l'unité de la synthèse du divers de l'intuition, elle est la liaison de cu deuœ méthodes. Et puisque celles-ci trouvent leur expression dans les principes synthétiques, elle est ainsi l'unité de principes • (KTE, S. 589).

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Au terme de cette erreur le sentiment se substitue à la connais­sance et la biographie à la philosophie (1), et le fondement de ce déplacement, en lequel on perd le sens transcendantal, c'est-à­dire le problème même de l'origine de la vérité, «c'est que- si profondément qu'il cherche à saisir Pa priori dans les actes de la conscience -le Je, dans les positions créatrices de toute objecti­vité, ne peut cependant les déterminer qu'au sens métaphysique comme une racine spirituelle, comme une condition fondamen­tale de la conscience de soi (2) ». C'est le sens de la révolution copernicienne qui se joue dans la prééminence que la Déduction accorde au sujet ou à l'objet, au métaphysique ou au transcen­dantal, à l'empirique ou au pur, au psychologique ou au scien­tifique. L'autonomie de la philosophie et le caractère scientifique de la métaphysique sont en jeu.

* * * Si la métaphysique n'est qu'un lieu de passage, un pur

status euanescens, qui n'est là que pour l'apparition du transcen­dantal, il est possible de lui reconnaître une priorité a parle subjecti, non a parle objecti, et les apparences se renversent quand on passe d'un point de vue à l'autre. Dans un premier moment nous avons reconnu que le métaphysique était la ratio cognos­cendi du transcendantal, lequel lui servait de ratio essendi. Il nous faut maintenant faire un pas de plus : même du point de vue de la connaissance, l'estimation du métaphysique, loin de précéder, suit le transcendantal. << Pour ne pas manquer la ten­dance de l'exposé (Erorierung) métaphysique, nous devons orienter également vers la signification transcendantale de l'a priori son éclaircissement métaphysique (3). » Loin que la déduction subjective puisse trouver (c'était là la folie de l'espoir innéiste) l'universalité et la nécessité attachées métaphysique­ment aux éléments du Moi, ces éléments ne reçoivent ces qualités que par leur rapport avec la possibilité de l'objet. Ce qui fait par exemple que je dois distinguer le vouloir et le désir, ce n'est pas

(1) KBE, S. 291. (2) KTE, S. 581. Signification du Phédon : l'idée n'est pas seulement l'élé­

ment permanent qui fait l'unité des représentations liées par elle, mais la loi de leur développement et du processus logique qui les fonde et leur fournit un principe suprême (PI, 136).

(3) KTE, S. 99. Le critère de l'a priori métaphysique: la nécessité et l'uni­versalité restent donc un critère • externe "• qui n'acquiert tout son sens que par le critère transcendantal : la possibilité de l'expérience (ibid., S. 99 et KBB, s. 32-34).

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que je rencontre deux facultés psychologiques en moi, ou deux actions de la conscience qui possèderaient en soi le critère interne de leur distinction, celui-ci ne possédant aucune garantie, celui-là les possédant toutes. Bien plus, la distinction du Sein et du Sollen, distinction éminemment transcendantale, c'est-à-dire portant sur la validité de la connaissance et de l'action, interdit a priori une telle conception ; comme elle rejette en effet le désir du côté de l'être et la volonté du côté du devoir-être, il devient fondamen­talement impossible de saisir par la connaissance une volonté, et donc de lire le critère d'absolue universalité et d'absolue néces­sité dans une faculté quelconque. Le caractère a priori de la volonté est donc nécessairement une conséquence de sa signifi­cation transcendantale, puisqu'en dehors de celle-ci il n'a- dans une conscience de soi entendue comme être- absolument aucune situation. Vouloir, c'est devoir agir universellement et nécessaire­ment, mais dès lors aucune faculté ne peut en nous répondre à cet appel, car elle ferait perdre à l'a priori son sens. L'analyse méta­physique- en tant qu'analyse de fait- n'a donc même pas ici de place autonome. La réflexion morale est bien la meilleure preuve de l'inexistence de l'intuition intellectuelle et de l'anté­riorité réelle de l'analyse transcendantale, du jus, sur le factum. « Le vouloir humain, comme l'affirme le problème, l'usage pra­tique de la raison, la pensée productrice, voilà le matériel pro­blématique dans lequel et par rapport auquel doit être atteinte la détermination d'un étant, d'une validité épistémologique d'une valeur transcendantale. Ce devoir-être signifie donc pour nous d'abord : la nécessité d'un vouloir distingué du désir (1). »

Cette priorité de l'analyse objectivante par rapport à l'analyse subjective éclaire deux des points les plus obscurs de la Critique de la Raison pure : l'articulation de l'Esthétique et de la Logique transcendantale d'une part, la découverte des éléments de cette Logique, c'est-à-d:re le rapport des concepts aux principes, de l'autre. La première question porte sur l'unité de la Critique, la deuxième sur le rapport de l'analyse transcendantale et de la Logique formelle. En premier lieu, si l'on considère que l'Esthé­tique forme un tout autonome et que le véritable sens de l'arith­métique et de la géométrie est à rechercher au niveau de ces sciences particulières elles-mêmes, il va de soi que l'analyse métaphysique peut à la rigueur se passer de l'analyse transcen­dantale, puisque la possibilité de l'objet ne semble pas d'abord entrer en ligne de compte dans la constitution du nombre et de la

(1) KBE, S. 141.

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figure. Tel est le niveau de la science grecque à l'époque des Pythagoriciens. Or c'est cette conception qu'il faut écarter si l'on veut conserver la priorité de la méthode transcendantale sur l'exposition métaphysique des concepts; alors l'union indisso­luble de la Logique et de l'Esthétique (1) parait nécessaire, si la possibilité de la connaissance repose finalement sur l'unité de la possibilité de l'objet et si les sciences forment un tout. Le rôle méthodique du sens interne est d'affirmer précisément cette unité. Le sens interne « constitue certes une partie de la sensibi­lité ; mais si la signification totale du temps comme forme du sens en général pour tout contenu de la connaissance peut assurément être esquissée dans l'Esthétique transcendantale, celle-ci ne suffit pas à l'éclairer complètement (2) ». Le principe de l'unité de l'expérience fonde donc finalement la vérité des mathéma­tiques elles-mêmes et c'est la possibilité transcendantale de constituer l'objet physico-mathématique qui éclaire rétrospecti­vement la figure mathématique particulière et sa constitution métaphysique. Il n'y a qu'une seule et même expérience : telle est la signification du sens interne, et c'est la possibilité de cette expérience qu'on doit trouver au principe de toute la diversité de nos connaissances : « Les principes mathématiques, eux aussi, en tant qu'ils prétendent à une valeur de connaissance, c'est-à-dire qu'ils sont estimés selon leur possibilité transcendantale, trouvent leur fondement dans des propositions pures de l'entendement (3). » La vérité des mathématiques, c'est son rapport avec la physique, avec la possibilité de l'expérience. Ce rapport n'indique pas une réduction métaphysique de l'intuition au concept, puisque, au contraire, elle rend possible la découverte de leur différence trans­cendantale. Tout son propos est d'établir l'unité de l'expérience et de son objet. « Dans la Logique transcendantale l'a priori s'approfondit en condition formelle non d'une science parti­culière - si importante soit-elle par ailleurs, mais d'une science de l'expérience totale ( 4). » Le passage du métaphysique au transcendantal, c'est donc en un seul et même temps le passage du subjectif à l'objectif et celui de la diversité·des sciences et des connaissances à leur unité systématique reposant sur l'unité de l'objet. Le Cogito subjectif de Descartes réduisait les problèmes de la physique à ceux de la géométrie. Les principes kantiens de l'entendement réalisent l'opération inverse, en faisant finalement

fi) KTE, S. 191. 2) KTE, S. 191-192. 3) KTE, S. 414.

(4) KTE, S. 254.

J, Vt1ILLBMIN 10

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reposer la possibilité - en soi toujours subjective et métaphy­sique - des mathématiques sur le rapport immanent au fonde­ment transcendantal de l'objet, c'est-à-dire sur la possibilité d'une connaissance physique dans l'unité totale de l'expérience.

C'est cette référence à l'unité transcendantale qui nous fournira en second lieu le fil directeur pour la déduction des catégories. << La méthode a conduit Kant non des catégories aux principes, mais des principes aux catégories. Pour rappeler ce qui est le plus connu, nous ne partons pas de la catégorie de cau­salité pour parvenir à travers elle à la seconde analogie de l'expé­rience; mais la question vise la possibilité de cette dernière (1). » L'apparente déduction des catégories à partir de l'analyse for­melle des jugements et de leur « table » n'est qu'un produit de l'illusion métaphysique et subjective, car ces catégories illustrent alors directement un type d'unité subjective de conscience et finalement une interprétation psychologique et empirique des concepts, de telle sorte que la constitution des mathématiques et de l'Esthétique en une science autonome et la déduction formelle des catégories reposent sur la même illusion concernant le sens de la méthode kantienne. Même si l'ordre apparent de la déduc­tion va du jugement comme forme subjective de la conscience de soi vers le principe comme forme objective de la conscience de l'objet, la priorité de l'analyse transcendantale par rapport à l'analyse métaphysique nous oblige à renverser cet ordre. Le passage provisoire par l'intermédiaire des jugements indique seulement que ceux-ci sont l'expression d'une formation scien­tifique et finalement qu'ils contiennent déjà en eux, sinon la solution, du moins la mise en équation du problème transcen­dantal. Loin que Kant présuppose la Logique formelle au principe de la Logique transcendantale, c'est l'établissement de la Logique transcendantale qui décide en dernier ressort sur la validité des distinctions et des affirmations de la Logique formelle (2). Lorsque nous proclamons donc que « les porteurs de l'a priori dans le système kantien, l'Espace, le Temps comme les catégories, doivent être conçus comme des méthodes, non comme des formes de l'esprit (3) », cette proposition, qui écarte l'autonomie du méta­physique pour .le fonder dans le transcendantal, est seule suscep­tible d'investir d'un sens la distinction de l'être et du devoir-être, d'établir l'unité de l'être et du système des connaissances qui le

(1) KTE, S. 408. (2) KTE, S. 77-78. (3) KTE, S. 584.

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constituent et l'épuisent, de libérer enfin cette unité de l'expé­rience possible, eu égard aux soi-disant conditions que la Logique formelle et la théorie des jugements prétendraient éventuellement lui fournir, alors qu'en réalité celles-ci ne reçoivent de validité et de signification que par son intermédiaire. Totalité et incon­ditionnalité : tels sont les critères internes de l'analyse trans­cendantale.

* * * Un cercle ne s'est-il toutefois pas glissé dans notre argumen­

tation? Si l'analyse transcendantale procède du principe suprême de la possibilité de l'expérience, ne présuppose-t-elle pas alors, non plus certes la Logique formelle et les jugements- mais le fait de la science, l'existence d'une physique mathématique newtonienne, de telle sorte que ce qui doit fonder la valeur de cette science ne tire soi-même son sens transcendantal de fonde­ment que de son rapport immanent avec elle? Du même coup, que devient le principe suprême du Devoir et de la Liberté ? Y a-t-il deux principes suprêmes ? Quelle est leur unité ? Quelle est l'unité de la Critique de la Raison pure et de la Critique de la Raison pratique? L'analyse transcendantale ne se trouve-t-elle pas a priori déchirée entre deux tendances contradictoires ? Le retour à Fichte enfin et la confusion du pouvoir théorique et du pouvoir pratique de la Raison dans l'intuition intellectuelle ne semblent-ils pas absolument nécessaires ?

Nous avons déjà vu que la méthode transcendantale ne pré­supposait pas et ne pouvait pas présupposer la science comme un fait puisqu'elle passe de la question de la réalité à celle de la possibilité (1). Il ne s'agit pas de s'interroger sur le fait des connaissances scientifiques et de leurs objets, mais sur leur pos­sibilité. C'est pourquoi la philosophie n'assigne pas de principes aux sciences et qu'elle atteint un véritable inconditionné. Tel est le sens de la Révolution copernicienne. Elle nous arrache au réalisme. L'objection concernant l'autonomie de l'analyse trans­cendantale implique donc un point de vue qui n'est pas encore

(1) Passage qui caractérise la dernière philosophie de Platon, lorsqu'il apercevra la nécessité de douer les concepts d'une sorte de mouvement, d'auto­développement, d'une vie propre, pour ne point les fonder encore sur des élé­ments dogmatiquement présupposés (PI, 146). La méthode • déductive • du Phédon annonce cette innovation (157} : la façon dont nous parvenons aux catégories, aux principes et aux méthodes, aux premières hypothèses, • c'est-à­dire aux identités que nous posons et que nous plaçons au fondement de notre exploration scientifique • témoigne que le véritable moteur de l'idéalisme pla­tonicien n'est autre que le principe de la possibilité de l'expérience (PI, 163).

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purgé de la prétention du métaphysique à être lui-même auto­nome. Ce n'est point l'objet en soi, mais la façon de le connaître qui nous importe ici. « Kant nomme transcendantale la connais­sance qui ne s'occupe pas tant des objets que bien plutôt de nos concepts a priori des objets en général... La connaissance : qu'un concept est a priori, Kant la nomme métaphysique. Mais cette connaissance métaphysique ne peut reposer que sur l'interpré­tation de l'expérience interne et de la littérature scientifique. Dans quelle mesure est possible une sorte de connaissance des objets, donc synthétique, douée de la valeur a priori ? Seule cette connaissance est transcendantale... La recherche trans­cendantale ne concerne pas le contenu objectif de la connais­sance, mais elle est dirigée sur l'affirmation d'une prétention de valeur, sur la méthode. Ainsi n'a-t-elle pas non plus d'objets autres que la recherche métaphysique, mais en tant que méthode elle est distincte de celle-ci. Elle montre l'a priori seulement dans sa possibilité (1). » C'est le passage du réel au possible, de l'objet à la connaissance de l'objet, qui permet l'inconditionné philosophique. C'est ce passage que l'idéalisme métaphysique méconnaissait en l'interprétant comme celui de la chose au Moi, car ce Moi demeurait métaphysique et subjectif, l'expérience interne étant aussi strictement conditionnée que les observations de la littérature scientifique. Le sujet transcendantal dont parle la Révolution copernicienne n'indique, au contraire, que l'éveil de l'intérêt proprement philosophique pour la valeur de la connais­sance, pour le fondement de l'objet dans sa source, dans le pos­sible. Les objections adressées à l'Esthétique transcendantale par ceux qui alléguaient l'existence des géométries non eucli­diennes montrent précisément cette confusion du transcendantal et de l'objectif, de la philosophie et de la science : << toute déter­mination dans un rapport matériellement géométrique serait non-critique en anticipant sur l'auto-détermination de la recherche. Seule la façon générale de lier les éléments doit être fixée comme forme fondamentale d'activité de notre sensi­bilité » (2) : seule la possibilité de la coexistence est un élément transcendantal. La détermination des modes de la coexistence n'est attribuée à la philosophie que par un préjugé métaphy­sique qui empêche et l'autonomie de la recherche scientifique et l'inconditionnalité des principes transcendantaux.

Cette inconditionnalité ne peut donc être que le « principe

(1) KTE, S. 134, 149, 166-179. (2) KTE, S. 213.

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suprême » du kantisme, le ·principe de la possibilité de l'expé­rience. « Qu'est-ce qui rend possible le principe suprême ? Rien d'autre que lui-même. Il n'y a aucune instance au-dessus du principe suprême ; il n'existe aucune nécessité au-d~ssus des pensées (1). »L'analyse transcendantale doit donc, à partir de ce principe, établir la valeur de toutes les sources de nos connais­sances et, s'il y a lieu, leurs limites, c'est-à-dire qu'elle doit en déterminer a priori la légitimité et l'usage. L'inconditionnel doit être en même temps le total. Tandis que l'analyse métaphysique ne parvient qu'à des objets partiels, précisément parce qu'elle ne s'interroge pas sur les connaissances, l'analyse transcendantale possède a priori un caractère architectonique, car elle ne dérive la possibilité des objets qu'à partir de l'examen de l'unité de l'expérience possible dans la connaissance. C'est ce caractère architectonique qui nous permet de régler la question des limites de la connaissance elle-même et de ses rapports avec l'action. « Devons-nous, par exemple, nous contenter de la causalité, ou avons-nous encore à admettre un élément final de la conscience ? Aucune exposition métaphysique ne peut juger sur cette question. Pas plus que sur celle de savoir comment il faut formuler le concept fondamental de causalité, si c'est comme principe de raison ou de telle façon que par lui les changements réels soient déterminés comme tels... Le caractère déterminé des éléments aprioriques se dirige donc vers cette relation et cette compétence (transcendantale) pour les faits qu'ils doivent fonder de la connais­sance scientifique. Trouve-t-on par exemple que le concept de système est nécessaire pour la science, qu'il est constitutif pour elle, il devient alors nécessaire de découvrir un élément de cons­cience qui corresponde dans son universalité à ce caractère de la science (2). >> Si la méthode transcendantale doit assigner des limites à la validité de la connaissance scientifique elle ne peut et elle ne doit alors les découvrir qu'à l'intérieur du principe suprême de l'expérience possible. Bien plus, si, à l'occasion de la détermination de ces limites elle a à considérer le rapport que notre connaissance - pour demeurer valable - doit conserver eu égard au « fait » de la physique mathématique, elle a à déter­miner cette contingence comme un élément lui-même trans­cendantal dans l'édifice de la connaissance.

C'est justement ce hasard transcendantal qui garantit l'inconditionnalité de la méthode transcendantale (puisqu'elle

(1) KTE, S. 139. (2) KTE, S. 77-78.

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en détermine elle-même la situation et le sens), et l'affranchit de tout préjugé concernant un absolu scientifique ou un fait méta­physique qui, l'emprisonnant dans le réel, l'empêcherait de s'établir dans l'univers du possible, c'est-à-dire des sources de la connaissance, et la forcerait à confondre, comme il arrive dans le positivisme, la philosophie et la science. C'est ce hasard qui assure enfin l'unité de la Raison et des trois Critiques kantiennes. << En tant que la méthode transcendantale oriente ses déductions vers le fait de la science mathématique de la nature, elle ne part donc pas d'un « quelque chose d'entièrement contingent » et dans ce point de départ se trouve l'orgueil et l'humilité de la philosophie critique, son zèle pour la vérité scientifique et sa pénétration dans ses limites : la possibilité donc de regarder vers quelque chose qui n'est pas l'expérience et qui donc aussi n'est pas quelque chose de tout à fait contingent (1). >> En posant en elle-même l'unité des sources du connaître auquel le principe suprême de la possibilité de l'expérience sert d'unique fondement, l'analyse transcendantale perçoit la nécessité de dépasser la connaissance par la pensée, elle accorde une situation transcendantale au concept de chose en soi et l'appelle pour régler ce qui est déjà constitué par le principe suprême. Mais ce recours, loin d'impli­quer une chose transcendantale ou une réalité métaphysique, reste immanent au mouvement même de la connai.ssance et à l'auto-limitation que la Mécanique rencontre dans les cc sciences naturelles >> (2). C'est donc à la méthode transcendantale et non à une métaphysique fidéiste ou subjective de l'a priori qu'il appar­tient de fixer le sens problématique et toujours méthodique du concept de liberté, et l'inconditionnel ne fonde plus désormais, comme chez Fichte, le principe suprême de l'expérience en le dévalorisant entièrement, puisqu'il est posé par ce principe lui­même dans le mouvement immanent de la limitation.

«Le regard s'ouvre ainsi sur le système que nous visions dès le début : car c'est le concept-limite problématique du noumène de la liberté qui nous avait montré le chemin sur lequel pouvait être découvert un nouveau type de législation, autre que celui de l'expérience. Après avoir jusqu'ici développé uniquement le concept analytique de la volonté pure, apparait finalement le système constitué par ce vouloir explicité analytiquement avec ce type de législation, qui de l' abtme de la contingence intelligible surgit sans doute en tant que problématique, mais comme

(1) KTE, S. 500; KBE, S. 89. (2) KTE, S. 511.

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nouménale, limitant tou~ savoir. La réalité des noumènes ne consiste que dans le carat ère régulateur des idées ( 1). >> Le primat de la raison pratique prend dès lors un tout autre sens que celui que lui accordait Fichte : la loi morale, pensée comme but final, transforme les phénomènes en noumènes, en quoi le système des phénomènes trouve sa limite. « C'est uniquement parce qu'il existe une loi morale, que toutes les choses humaines peuvent être comprises comme humaines (2) ». La liberté, c'est-à-dire le caractère pratique de la raison, constitue finalement le principe des noumènes et par là de ce système des phénomènes quand on les pense au lieu de les connaître. Ainsi l'inconditionné absolu, le Devoir-être explicitent le sens problématique de la chose en soi telle qu'elle apparaît au fondement de la pensée des phé­nomènes, en tant que par elle la connaissance devient un système, et que la causalité tend à s'appuyer sur la totalité des condi­tions données, c'est-à-dire sur la finalité.

Par là, la méthode transcendantale assure son incondition­nalité. Elle découvre, en effet, au sein même de son principe suprême, la possibilité de l'expérience, la nécessité de reconnaître les limites de ce principe et de poser, à titre de pensée et non plus de connaissance, un inconditionné affranchi de tout rapport à l'expérience possible et au hasard transcendantal. Tandis que la méthode métaphysique confondait théorie et pratique, qu'elle transformait l'inconditionné du Devoir-être en :t;;tre et l'encom­brait de contingence intelligible, que d'autre part elle suppri­mait cette contingence du rapport de la connaissance avec son objet et qu'elle ne parvenait qu'à la subjectivité métaphysique du sentiment par laquelle aucune législation n'est possible, la méthode transcendantale découvre au sein de la législation des phénomènes les éléments qui la conduisent à une législation d'un autre type, la législation nouménale, mais par la distinction de la pensée et de la connaissance, du noumène et du phénomène, elle évite de confondre ces deux législations, et par le mouvement même d'auto-limitation auquel nous fait assister l'univers phé­noménal, elle assigne au principe suprême des jugements synthé­tiques a priori une inconditionnalité véritable, celle qui se cons-

(1) KBE, S. 225. (2) KBE, S. 272. C'est le mouvement du Banquet qui brise avec toutes les

interprétations psychologiques de la réminiscence et avec toutes les i!}terpréta­tions fétichistes des idées. • Le dernier constituant, la pure loi elle-même, ne peut assurément plus être nommé une création de la pensée. Mais chaque pensée déterminée, tout le contenu des sciences et même de l'Empirie commune est créé (erzeugt) et non pas préexistant (vorgefunden). Ne doit-on pas dire qu'ici le métaphysique a priori est dépassé par le transcendantal ? » (PI, 179).

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titue elle-même le cercle de sa validité et ses propres limites. « Jusqu'à Kant il y avait une métaphysique comme art, avec Kant seulement il y a une métaphysique comme science (1). » Telle est la conséquence de la priorité du transcendantal qu'elle assure ainsi son autonomie. Par l'intervention de cette analyse, la métaphysique devient une science.

* * * La méthode transcendantale est le fondement véritable de la

méthode métaphysique. Si celle-ci est bien comprise, elle devra donc se borner à découvrir parmi les connaissances celles dont l'explication nous force à recourir à des sources a priori. Tout le problème de la Critique de la Raison consiste donc à établir les différentes sortes de connaissances et leurs rapports a priori, en tant qu'ils interviennent nécessairement au principe de la possibilité de l'objet. Ces éléments sont les formes. Par leur décou­verte, l'idéalisme critique écarte à la fois l'empirisme qui n'atteint pas l'a priori et l'idéalisme matériel du métaphysique qui ne distingue pas le problème des objets et le problème transcen­dantal des sources de la connaissance. Aussi l'analyse transcen­dantale débouche nécessairement dans le problème des formes et conduit à l'examen de leur rôle. Or, dans la connaissance transcen­dantale, nous avons constaté ((que ce n'était pas l'objet, qu'il soit intuition ou qu'il soit concept, qui e!?t a priori, mais la sorte de connaissance. L'appartenance complémentaire de ces deux derniers concepts arrache l'a priori à l'univers des contraires : réel-possible, objet-concept ; chose-idée ; objectif-subjectif. Une opposition nouvelle, entièrement nouvelle, correspondant dans une certaine mesure à celle qu'elle vient de dépasser, apparaît donc dans le monde .. . : phénomène-noumène (2) ». Si nous recherchons en effet dorénavant les sources a priori de la connaissance des objets, nous possédons du même coup le prin­cipe suprême de leur déduction: la possibilité de l'expérience qui constitue nécessairement tous ces objets en phénomènes, en même temps que l'auto-limitation de ce principe dans l'usage régulateur du noumène. Le sens profond de l'apparition de cette opposition entièrement nouvelle n'est autre que la découverte de l'inconditionné philosophique et que la promotion de la méta­physique au rang des sciences par la méthode transcendantale.

(1) KTE, S. 576. (2) KTE, S. 135.

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Aussi convient-il d'examiner le problème critique des formes par rapport à leur double signification pour les noumènes et les phénomènes en nous interrogeant successivement sur la signifi­cation du formalisme pratique et du formalisme théorique.

Nous appelons forme des phénomènes l'ensemble des éléments transcendantaux « qui, consistant dans la simple législation de la représentation en question, peut être considéré séparément de tout ce qui est particulier dans les phénomènes, de tout ce qu'on désigne par le nom de matière. La forme n'est pas un habit qui va uniquement à un contenu particulier du phénomène, mais elle est la manière et la façon générale, selon lesquelles doivent se réaliser avant toute autre exigence toutes les représentations qui offrent des phénomènes des choses extérieures. Le concept de vouloir pur exigera en conséquence la même distinction. Nous ne devons pas prendre distance de toute expérience du vouloir ; mais nous devons distinguer matière et forme également dans la volonté. C'est sur cette distinction que repose, c'est cette distinc­tion qu'invoque le concept de vouloir pur (1) ». La réfutation de l'empirisme et du scepticisme est ainsi la conséquence directe de la découverte des formes en tant qu'elles fondent la possibilité de l'objectivité ou du moins de la législation comme telle, c'est-à­dire en tant qu'elles rendent profondément raison des critères extérieurs de l'a priori : l'universalité et la nécessité. Mais en même temps les prétentions de l'id~alisme matériel - qui n'est qu'un empirisme métaphysique et, comme on a vu, un subjec­tivisme au second degré - sont écartées ainsi que l'objection constante qu'il adresse à l'idéalisme critique de demeurer formel ou sans contenu. En effet, « la forme ne constitue nullement l'opposé du contenu; bien au contraire, elle désigne la loi du contenu et même aussi bien de la création que de la figuration de celui-ci (2) ». En tant qu'elle est loi du contenu, la forme est elle­même un contenu, mais c'est un contenu qui se pose et qui se

(1) KBE, S. 189. (2) KTE, S. 211. Tel est le sens que le platonisme développe peu à peu à

partir de la distinction : matière-forme déjà proposée dans le dialogue • socra­tique» de l'Apologie. Le Charmide se situe ainsi à égale distance de l'idéalisme matériel qui réduit la conscience de l'objet à la conscience de soi et de l'empi­risme qui opère la réduction inverse. • Il n'y a aucun Voir qui se voit lui-même sans voir un Visible ; il n'y a aucune perception, aucune fonction de la cons­cience en général qui serait dirigée uniquement sur elle-même sans l'être en même temps sur ~uelque chose de différent d'elle en tant qu'objet. Mais c'est cependant la particularité incomparable de la conscience, qu'elle est en m~me temp8 conscience d'elle-même et de l'objet ... Dans un sens tout à fait général, la forme de la connaissance Mt ce qui détermine l6 contenu • (PI, 28). Intention­nalité et réflexion sont donc les deux critères inséparables de la conscience.

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justifie lui-même. Aussi la théorie des formes est-elle la meilleure réfutation du formalisme.

Cependant, si l'objection de l'idéalisme matériel semble ne pas porter exactement en théorie, n'en va-t-il pas autrement en pratique ? La critique de toute éthique matérielle des valeurs, contenue dans les deux premiers théorèmes ~3 la Critique de la Raison pratique n'est-elle point obligée, pour être conséquente avec elle-même, d'écarter tout contenu de la forme et ce contenu, différent de la matière en théorie grâce à l'établisse­ment d'une sensibilité pure dans l'Esthétique transcendantale, n'est-il point maintenant identifié à la matière? C'est ici cepen­dant que le concept de noumène nous permet de sortir de l'aporie. Quelle est en effet cette forme d'une législation universelle ? Quel est le contenu dont, par définition, elle est la loi ? La cri­tique du matérialisme moral a montré que cc qui fait du plaisir et du déplaisir le mobile du moral, réduit la raison à un instinct et le noumène du moral à un membre du règne animal ( 1) » ; ainsi l'empirisme moral revient en deçà de la distinction transcen­dantale entre phénomènes et noumènes ; il réduit le type de législation propre à ceux-ci au type de législation propre à ceux-là. Mais cette remarque nous donne aussi la solution de notre problème. Le contenu visé dans la forme de l'universelle législation, sans doute n'est-il point le phénomène. Mais en déduire qu'il n'est pas, absolument parlant, c'est adopter la position empiriste, c'est se placer en deçà de la question transcendantale. Si pour la morale cc la matière du vouloir ne peut pas être pensée de façon homologue à la matière du phénomène (2) », si du point de vue de la raison pratique la forme phénoménale n'est elle­même qu'une matière, l'auto-limitation que le principe suprême de la méthode transcendantale s'est à lui-même fixée et la distinc­tion qu'il a permis d'établir entre la connaissance et la pensée permettent toutefois d'attribuer un contenu à la forme pure du vouloir. cc Le dernier semblant d'un simple formalisme de la loi morale disparaîtra alors. L'analogie avec la réalité de l'expérience se remplira dans cette idée d'un règne des fins, en tant que com­munauté des êtres raisonnables, comme fins absolues ; comme fins autonomes, et comme fins dernières... La communauté des êtres autonomes, tel est donc le contenu de la loi morale formelle (3). »

L'analyse transcendantale nous fait donc accéder à des

(1) KBE, S. 200. (2) KBE, S. 189. (3) KBE,. S. 226-227; 212-213.

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formes comme lois immanentes à un contenu constitué incondi­tionnellement par la méthode du principe suprême et de son auto-limitation. La forme est principe d'objectivité, telle est la leçon de l'idéalisme transcendantal : de la législation universelle absolue pour les noumènes, et, pour les phénomènes, de la législation absolument contingente qui rapporte l'expérience possible à la physique mathématique. Loin que le reproche du formalisme soit fondé, c'est la forme qui rend possible l'objecti­vation, le passage de la conscience de soi à la conscience d'objet, et qui confère ainsi son sens à la révolution copernicienne. Les formes, en l'occurrence les conditions formelles de l'expé­rience, fournissent la médiation par laquelle les catégories trou­vent dans les principes leur fondement (1). Elles opèrent la synthèse précisément à cause de leur rapport au contenu, ici à la possibilité des phénomènes. Et il en va de même pour les formes de l'Espace et du Temps. << Le phénomène doit devenir objet d'une intuition pure, dans laquelle sont donc produites les figures de phénomènes, qui jamais ne sont et ne seront perçus et qui cependant sont objets d'une connaissance scientifique. Sur quoi repose ce merveilleux caractère-objet de tels phénomènes? Sur la forme. Je définis la forme de telle sorte qu'elle désigne ce qui est indépendant de l'expérience pour déterminer l'objet de l'intuition pure, le phénomène de la science géomé­trique, ep.fin pour revendiquer un objet pour la sensation elle-même par l'intermédiaire de cette sorte d'objet, de phénomène (2). » La forme est donc le « rapport potentiel» (3) qui permet d'expli­citer la Révolution copernicienne, c'est-à-dire qui découvre et critique les sources de connaissances dans la mesure où elles se constituent comme telles, où elles opèrent donc une synthèse et où elles rapportent nécessairement cette synthèse à un objet, à un phénomène, les formes de l'intuition servant à élaborer l'objet mathématique et ne prenant leur sens transcendantal, comme on a vu, que par leur rapport aux formes de l'apercep­tion transcendantale, aux principes. en tant qu'ils constituent la possibilité d'une connaissance apriorique de l'objet physique et la synthèse pure du phénomène en général.

La théorie des «formes >>est donc l'expression véritable de la méthode transcendantale dans son autonomie et son incondi-

(1) • Ainsi les catégories nous conduisent, lorsqu'on les conçoit comme conditions formelles de l'expérience, à la pensée des principes synthétiques comme à leur instance propre » (KTE, S. 242).

(2) KTE, S. 154-155. (3) KTE, S. 152.

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tionnalité. C'est elle qui assure la métaphysique de son caractère scientifique, en opérant la révolution copernicienne (1). Tel est le nouveau sens de la notion du sujet (2) : il ne s'agit pas d'un retour déguisé à l'idéalisme métaphysique, puisque le caractère synthétique de la forme est défini désormais par sa relation à l'objet possible et à son unité, c'est-à-dire au principe suprême transcendantal. Maintenant enfin nous voyons pourquoi le prin­cipe suprême doit servir de fil conducteur aux recherches concer­nant la possibilité de jugements synthétiques a priori. Telle est la raison pour laquelle l'interprétation néo-kantienne donne la préférence à la seconde édition sur la première (3). La première édition ne répond pas à la question : « ce que la catégorie comme sorte d'aperception signifie pour la constitution de l'objet, comment elle se sert de l'imagination productrice pour l'objec­tivation, et comment elle entre ainsi avec le Je en un rapport dont dépend la décision de la question transcendantale ? ( 4) ». C'est la seconde édition en insistant sur l'aspect objectif de la synthèse et sur la fonction essentiellement objectivante de la forme, qui permet d'identifier l'unité de l'aperception avec les unités des catégories (5), d'échapper ainsi définitivement aux risques de l'idéalisme métaphysique et de conduire à sa fin la méthode transcendantale : à la découverte des sources de connais­sance qui constituent a priori la possibilité de l'expérience et de son objet (6).

(1) KTE, S. 102. (2) KTE, S. 107. (3) Par exemple: KTE, S.l22, 126,145,416, etc. (4) KTE, S. 317. (5) KTE, S. 319. (6) Moment essentiel du Parménide. Les questions que pose ce dialogue

ouvrent une voie nouvelle : • L'expérience est ici pour la première fois chez Platon expressément exposée comme une sorte de connaissance caractérisée particulièrement et même nous concernant plus proprement. L'idée elle-même ne pourra donc s'affirmer qu'en tant qu'elle sera capable de se manifester comme fondement de la possibilité, c'est-à-dire comme fondation méthodique de l'expérience. Ainsi seulement la fausse séparation de l'idée est fondamenta­lement et définitivement dépassée : l'idée séparée de l'expérience, c'est-à-dire de la triche de sa • possibilisation • perdrait justement, par cette séparation, toute signification pour notre connaissance, qui est finalement toujours la seule chose qui nous importe • (PI, 241).

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CHAPITRE VI

EXAMEN DES PRINCIPAUX CONCEPTS KANTIENS

A LA LUMIÈRE DE L'INTERPRÉTATION NÉO-KANTIENNE

§ 14. La chose en soi et sa signüication transcendantale « la liberté, 1 'induction et la réflexion »

« Assurément, d'un point de vue comparatif, on peut faire de la chose en soi le concept suprême de la pensée, concept dont les spécialisations constitueraient l'ensemble des concepts fonda­mentaux de la pensée scientifique. La chose en soi pourrait par conséquent être pensée comme la tâche générale, dont l'inter­prétation définit pour les problèmes spéciaux le contenu de la critique de la connaissance. Et finalement on pourrait à partir d'une telle conception nommer la philosophie en général en tant que théorie des limites de la raison pure la théorie de la chose en soi (1). » Tandis que l'idéalisme absolu critiquait dans le kantisme l'usage de la chose en soi, le néo-kantisme fait de celle-ci le point de départ et le concept suprême de la pensée. L'idée de limitation, et en particulier d'auto-limitation propre au principe suprême de la philosophie transcendantale, c'est-à-dire de la possibilité de l'expérience, nous conduit en effet immédiatement à la chose en soi. La chose en soi n'est autre chose que cette auto-limitation du principe de l'expérience possible. De là sa situation centrale dans le kantisme. C'est ce que ne comprenait pas l'idéalisme matériel qui ne concevait la chose en soi que comme une affection transcendante et cherchait dès lors à l'évincer du système de la connaissance. Et cette erreur sur le

(1) KTE, S. 616.

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sens de la chose en soi était inévitable du moment qu'on inflé­chissait l'analyse transcendante dans le sens de l'analyse méta­physique. En effet la chose en soi a précisément pour fonction d'établir une régulation systématique du domaine de l'expé­rience; mais cet usage limité empêche absolument qu'on la puisse traduire en termes réalistes de conscience de soi ; elle ne saurait être que pensée, non intuitionnée. La distinction transcendantale entre penser et sentir échappait à l'idéalisme allemand du moment qu'il égalait la << réalité métaphysique » et la lumière de la conscience de soi dans l'intuition intellectuelle. Comme la chose en soi ne pouvait dès lors signifier l'acte d'auto­limitation du principe suprême, il fallait lui assigner un rôle polémique : on accusait Kant de l'avoir mis à la source de la sensation. <<L'occasion de parler de choses en soi se trouvait pour Kant dans sa prise en considération de Leibniz, et immédiate­ment dans la polémique contre la différenciation simplement logique entre pensée et sensibilité. En effet tant que cette distinc­tion transcendantale entre le sensible et l'intellectuel n'était pas établie, il n'existait pour l'examen logique que l'alternative sui­vante : un étant est ou bien objectif ou bien subjectif (1). » La << réfutation » idéaliste de la chose en soi ne fait donc que se retourner contre le postulat de l'idéalisme empirique : par elle on revient à la position leibnizienne de la question. On dit : ou la chose, ou le moi, et on se décide pour le moi, sans voir que cette alternative a vécu et que, par la méthode transcendantale, on a découvert l'unité de la conscience de soi et de la conscience d'objet dans la forme, la chose en soi n'ayant désormais d'autre fonction que de fonder la possibilité de l'expérience et de ses limites.

Elle a pour première fonction d'écarter la conception de la liberté qui confond cette possibilité interne et ses limites, l'idée d'une liberias indiffereniiae (2). <<Cette opinion repose d'une pari sur la confusion de la liberté transcendantale avec une exception remise à la discrétion de l'homme empirique par rapport à la loi naturelle de la causalité, mais d'autre part avec la liberté soi­disant pratique, proclamée dans la loi morale. Au contraire la liberté transcendantale contient le fondement, l'explication et la limitation, aussi bien que la justification, de cette liberté pratique apparente (3). » Il ne peut donc s'agir dans la philosophie trans-

(1) KTE, S. 168. (2) KBE, S. 126-127. (3) KBE, S. 234-235. Ce moment général de la chose en soi, c'est-à-dire

de la légalité universelle en tant que son domaine n'est pas encore spécifié

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cendantale ni d'une exception à la loi de causalité dans le monde des phénomènes, ce qui contredirait le principe suprême de la possibilité de l'expérience, ni d'une liberté de choisir le mal ou le bien qui ne ferait que transposer <.ians la liberté transcen­dantale la description d'une hésitation psychologique, phéno­ménale et donc empirique, où la connaissance des efforts se double d'une ignorance provisoire des causes (1). La liberté transcendantale est sur un autre plan que ces pseudo-libertés : elle ne vise qu'à instituer une forme, la communauté des nou­mènes, par l'idée d'une législation universelle. Les concepts contradictoires de liberté d'indifférence et de liberté pratique viennent d'une confusion métaphysique : si la liberté joue un rôle dans le monde des phénomènes, et l'auto-limitation du prin­cipe suprême a dû nécessairement faire pressentir le rôle, c'est à titre régulateur et non constitutif (2) et c'est aussi à ce titre que, par l'idée de liberté, la chose en soi opère le passage de la pratique à la théorie. « La valeur de réalité que les idées ont en compa­raison avec les catégories est dépendante du degré de leur validité régulative. Les catégories, en tant que conditions constitutives, ont, en tant que telles, la même valeur. Parmi les idées on peut penser une dispute de préséance. Pour pouvoir être des idées transcendantales, elles doivent se manifester comme maximes régulatives : mais ici l'une peut accomplir plus que l'autre. C'est pourquoi l'idée obtiendra la validité de préférence, la valeur éminente de réalité qui se signale dans la limitation de l'expérience d'après un règne de la moralité. Car telle est la limite dans laquelle ioule expérience se termine. Tous les types d'inter­prétation de la chose en soi ont donc leur rapport interne à ce

(nature, liberté), c'est celui du Gorgias. « Car l'idée signifie la loi, rien d'autre. Et si justement celle-ci, la loi, est le fondement du bien, nous comprenons alors pourquoi, dans la mesure où elle est la plus haute des idées, non seulement quant à l'estimation qu'on en peut faire, mais encore quant à l'ordre logique, en tant qu'elle est l'idée de l'idée, en tant qu'elle est son dernier fondement d'être et de connaissance, elle apparaît plus tard comme idée du bien. Le sens dernier de la loi en général est unité, conservation de l'unité dans le changement et le devenir ; en général, théoriquement : conservation de l'unité comme point de vue de la pensée pour saisir le multiple, le différent, pour les installer dans la connaissance ; cosmologiquement : conservation de l'état fondamental de l'être dans le changement ; esthétiquement et politiquement : conservation du sens et de la volonté de législation dans l'individu et de la communauté qui précisément se trouve et ne se trouve fondée qu'ainsi • (PI, 49-50). Le Banquet précise l'apport du Gorgias : qu'est-ce que le Beau en soi sinon • la loi de la législation même, donc l'union dernière, centrale de toutes les connais­sances particulières dans la loi originaire de la connaissance même, dans son pur fondement méthodique • [Pt, 176).

(1) KBE, S. 235-240. (2) KBE, S. 130.

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problème d'un type de réalité du moral : la psychologie se joint à la théologie et à la cosmologie pour se partager la gestion de la pensée de la finalité (1). >> Tel est le sens de la chose en soi comme liberté : ce qui mesure le degré de réalité des idées, c'est leur valeur constituante pour fonder l'éthique, laquelle est la limite de l'expérience, c'est-à-dire comprend la détermination totale de l'être dans le devoir-être. Plus le règne des fins appa­raît mieux préformé dans la pensée de l'expérience, plus est élevé le degré de réalité de l'idée qui permet cette préformation régu­lative. Le premier sens de la chose en soi est donc d'assurer l'unité de l'expérience et de sa limite : le devoir (2).

(1) KBE, S. 131. L'idée est méthode, non objet. Tel est le sens de la dialec­tique chez Platon (PI, 164). Dans le Phèdre, cette méthode est bien découverte, mais le dialectique est encore·confondu avec le psychologique.« Il semble ici du moins que l'être pur s'oppose à l'âme connaissante comme quelque chose d'exté­rieur, d'ailleurs non pas comme une chose des sens mais comme un supra-sen­sible, non pas dans l'espace mais dans le Super-espace (Uberraum), touchant cependant au monde sensible par ses limites spatiales et ainsi, en dépit de la tentative qui est faite de l'élever au-dessus de l'espace, rabaissé en fait très dan­gereusement près de lui • (PI, 88). Le transcendantal est subrepticement trans­formé en transcendant, la méthode en être, ce qui est loi pour la connaissance en objet à conna!tre situé au delà de l'expérience ; c'est en triomphant, au cours de ses dialogues ultérieurs, de cet éléatisme et en concevant la dialectique comme une régulation et non pas comme une constitution que Platon parviendra à lui conférer son sens vrai (PI, 88-89). Le progrès du Phédon au Banquet consis­tera en particulier à conférer un sens immanent (rendre possible l'expérience) à ce qui est primitivement saisi comme fuite hors de ce monde (PI, 173). C'est encore contre la transcendance des idées choséifiées que s'élèvent, fût-ce contre Socrate lui-même, les objections du Parménide, • parce que Socrate n'a juste­ment pas aperçu clairement • le caractère fonctionnel et non pas substantiel de l'unité de pensée (PI, 238). « Ainsi le problème est résolu : montrer 1) Que nous avons des concepts a priori bien que nous ne disposions que de l'expérience; 2) Que et comment ces concepts sont à la hauteur du vrai problème de notre connaissance, de l'objectivité de l'expérience. Les deux, parce que, en tant que fonctions et non pas que choses, ils ne refusent pas le rapport, que bien au contraire ils y tendent entièrement et sont J?récisément créés et constitués pour rendre possible, au milieu du monde sans hmite, des rapports des positions déterminées, c'est-à-dire relatives »(PI, 276).

(2) Tel est le sens de la distinction qu'établit le Phèdre entre le Bien qui n'a pas de symbole terrestre connaissable et le Beau, c'est-à-dire « l'élément formel dans l'accord interne •, qui se trouve figuré dans la beauté corporelle. Pour comprendre cette distinction, il faut poser • que l'objet de la Raison, l'in­conditionné, l'unité inconditionnée, en tant que fin dernière de la pensée pure, est certes situé en dehors de toute atteinte, au-dessus de tout sensible, mais que la méthode d'unification du rapJ:>ort du divers à l'unité et par conséquent le progrès du conditionné à des conditions toujours plus radicales, est également possible dans le sensible, et sert en effet de fondement naturel au penchant de l'imagination artistique, qui est aussi un penchant à l'unification du divers • (PI, 58-59). La chose en soi est donc principe régulateur. Comme l'établit le Banquet dans sa théorie de l'amour, « l'effort est notre lot, son but n'est nôtre qu'en idée • (PI, 167); a la dernière chose que veut l'amour, ce n'est pas le beau, mais la création dans le beau • (PI, 178). N'est-il pas remarquable que l'interprétation néo-kantienne du platonisme retrouve la formulation même de la vision morale du monde chez Hegel : • être libre n'est rien, devenir libre est tout »?

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Mais, en se spécifiant comme finalité, la chose en soi assure du même coup, et en un sens positif, le sens transcen­dantal de la possibilité de l'expérience et de la connaissance. Elle en soutient la constitution inachevée et a priori contingente et lui fournit régulativement la totalité achevée de ses condi­tions. « Le système de l'expérience repose sur la chose en soi, l'idée, l'inconditionné et sa fondion limitative, qui ont pour tâche de garantir une valeur scientifique à l'unité rationnelle systémati­que, c'est-à-dire à systématiser, du principe régulateur de fina­lité (1). »La causalité est dès lors- si paradoxale que cette expres­sion puisse paraître - impliquée de façon immanente dans la finalité, et la possibilité de l'expérience dans le principe transcen­dantal suprême, dans la chose en soi. uLe mécanisme non seulement n'est pas supprimé, mais il est exigé par la téléologie dans l'intérêt de l'explication originaire de la nature elle-même : il ne faut pas créer sans fondement de forces nouvelles, il faut chercher la raison de la réalité de l'objet d'après la raison de sa possibilité, même dans les cas qui sont enlevés aux concepts de l'abstraction mécanique. La téléologie non seulement ne doit pas détruire la causalité mécanique, mais elle la doit encore protéger. Le concept­limite est le gardien-limite de l'expérience (2). >> Ainsi la liberté, en son usage régulateur, fournit par la téléologie un ingrédient transcendantal au fondement de la connaissance a priori de l'objet. Loin que la chose en soi implique une affection trans­cendante et représente chez Kant l'irrationalité de l'apparition du phénomène, elle est ce qui dans l'affirmation de la rationalité totale comme pensée appelle l'explicitation partielle de cette rationalité comme connaissance. La biologie ne refuse pas la physique : en fin de compte elle garantit la rationalité partielle que celle-ci constitue, eu égard à la possibilité contingente de l'expérience. Le rapport de la chose en soi au phénomène n'est plus celui d'un réquisit irrationnel à un produit de la raison : il exprime simplement la liaison nécessaire de la pensée à la connaissance et il fonde du même coup leur distinction trans­cendantale.

C'est parce que la chose en soi est « l'ensemble des connais­sances scientifiques >> (3), que le problème fondamental de la constitution des lois physiques par l'induction lui est néces­sairement lié et trouve en elle sa solution. L'induction vérifie

(1) KTE, S. 574; KBE, S. 40-45. (2) KTE, S. 562. (3) KTE, S. 519.

J, VUILLEMIN 11

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à chaque instant le mouvement de la finalité vers la causalité : mais désormais, c'est du double point de vue de la causalité et de la finalité que ce mouvement s'amorce tantôt vers la totalité des conditions, tantôt vers la justification universelle du cas particulier. << Une validité inconditionnée de la liaison des concepts est nécessaire pour l'expérience. Elle est donc pré­supposée dans tous les raisonnements, même dans ceua: qui ne concernent que l'expérience mathématique, el qui ne se rapportent ainsi qu' d l'expérience possible, donc contingente. Seulement ils peuvent se contenter dans les mécanismes de ce rapport imma­nent qui est inhérent à toute déduction. Au contraire, les sciences naturelles et leur procédé principal, l'induction, visent des universalités d'autant plus littéralement iiiconditionnées qu'elles cherchent à déterminer comme nécessaire dans sa particularité ce qui, considéré comme un simple mécanisme,

. devrait demeurer contingent. Cette nécessité, quelle que soit la façon dont elle doive être fixée dans des concepts empi­riques, ne peut cependant avoir son fondement dernier que dans l'unité systématique du principe rationnel de l'incondi­tionné (1). ,, La chose en soi, en tant qu'elle pose le rapport néces­saire de la finalité à la causalité, gouverne ainsi le prin­cipe d'induction, et dans les sciences naturelles où l'on passe de la finalité à la causalité, celle-là devant préserver celle-ci et la connaissance étant nécessairement appelée par la pensée, et dans les sciences physiques où l'on passe de la causalité à la finalité, celle-ci devant compléter celle-là et la connaissance appelant la pensée pour la régler (2). A son tour, l'unité du double rapport ne fait appel à rien d'autre qu'au principe transcendantal suprême de la possibilité de l'expérience. Le jugement réfléchis­sant a précisément pour tâche de diriger la spécialisation des lois synthétiques universelles et d'établir une régulation concer­nant le hasard· intelligible que pose nécessairement en soi le rapport à une expérience possible (3). La physique ne nous fournit qu'une nécessité conditionnée par le principe suprême. Mais elle ne précise rien dès lors eu égard au << cas particulier ». Tel est le problème que la chose en soi a à régler : Quel est le sens de la limite transcendantale ? Quelle est la fonction de l'induction dans la biologie ? Quel est le rapport de la biplogie et de la phy­sique mathématique ?

(1) KTE, S. 523. (2) Cf. Jules LACHELIER, Le fondement de l'induction. (3) KTE, S. 557.

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11 Le concept d'homme, qui, en tant que Caïus est subsumé sous lui, conditionne le caractère mortel de ce dernier, n'est pas le concept empirique, acquis inductivement de l'homme, non plus qu'un concept apriorique, car un tel concept n'existe pas pour l'homme : il est un concept de l'homme élargi selon un principe, exprimé par : tous (1). n Le principe d'induction que l'empirisme veut établir par l'expérience dépasse en réalité l'expérience possible et sert à la régler en recourant à la totalité pensée des conditions des phénomènes. Or cette recherche de l'inconditionné est aussi bien 11 la maxime logique de la syllo­gistique que de l'induction n (2). Loin que nous puissions résoudre le problème de l'induction en nous référant - avec Aristote et l'empirisme- aux principes de la logique formelle et des raison­nements, l'inconditionnalité de ceux-ci, c'est-à-dire la constitu­tion de la majeure : 11 tous les hommes sont mortels n, constitution qui seule fait problème, implique au principe de sa compréhension la prise en considération de la limitation de l'expérience possible, c'est-à-dire de la question transcendantale. Le principe logique de l'induction n'est soluble qu'à partir de son principe transcen­dantal, c'est-à-dire de la signification transcendantale de la chose en soi. A la rigueur, la syllogistique peut conduire la réflexion jusqu'à l'a priori métaphysique : elle découvre en effet dans la majeure les critères externes de l'universalité et de la nécessité : mais, à son propre niveau, elle n'en rend raison que par un cercle. Le même approfondissement, la même découverte de l'autonomie philosophique qui nous a fait renverser l'ordre apparent de la déduction en subordonnan~ la déduction des caté­gories à celle des principes, nous oblige maintenant à remonter de l'analyse logique des raisonnements à l'analyse transcendan­tale de l'induction, c'est-à-dire de la chose en soi. Et la chose en soi n'est autre ici que la méthode des sciences naturelles : en tant que telle, elle possède la valeur d'un 11 adjuvant >> métho--

(1) KBE, S. 75. La signification du Lachès platonicien pour l'Ecole de Mar­burg consiste à avoir distingué le principe constitutif du concept- posé comme valable à la fois pour le présent, le passé et l'avenir - des matériaux empi­riques, qui par lui sont synthétisés en une unité nécessaire et universelle. • Platon oppose continuellement son nouveau concept de connaissance à celui qu'il trouvait dominant et qui, semble-t-il, avait reçu de Protagoras son empreinte la plus expressive : au concept d'Empirie, qui entend prévoir ce qui doit être attendu au futur d'après l'analogie des perceptions passées · » (P 1, 23). Le principe logique de l'induction débouche ainsi naturellement dans celui de la recogmtion dans le concept, c'est-à-dire dans la théorie platoni­cienne des idées. Le Gorgias distingue de la sorte la science qui rend raison de ses principes (la recognition) de la simple expérience fondée sur la routine (les reproductions) (PI, 46).

(2} KBE, S. 78.

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dique pour l'usage de l'expérience (1). Elle est la loi de la pensée. Elle nous dit comment la pensée règle nécessairement la connaissance, la dirige et l'appelle. Elle exprime enfin le mouvement qui nous conduit de la téléologie au mécanisme. « Les lois mécaniques constituent la possibilité de l'expérience comme unité de la science mathématique de la nature : la téléologie régie la possibilité de l'expérience en système. Telle est la signification de l'idée de fin comme unité systéma­tique (2). n

Comme la loi de la pensée est immanente au principe trans­cendantal suprême en tant que le rapport à l'expérience possible constitue sa propre limitation, elle règle donc nécessairement aussi son rapport aux lois de la connaissance. La chose en soi, dans laquelle s'exprime la découverte transcendantale du nou­mène et du phénomène, révèle en même temps que le fondement de l'induction la limitation de la Mécanique. Ce ne sont pas là deux pensées distinctes, mais les deux modes possibles suivant lesquels peut nous apparattre la limite transcendantale, en tant que nous nous plaçons du point de vue des noumènes ou du point de vue des phénomènes. Le rapport nécessaire du concept à l'intuition sensible fait que le phénomène n'épuise pas la réalité, puisqu'il n'en détermine que la connaissance a priori, c'est-à-dire la syn­thèse relativement à une expérience possible. Aussi « les formes de la nature doivent être plus que de simples grandeurs de mou­vements, telles que la Mécanique pourrait les pénétrer avec ses réseaux de systèmes ... Elles ne sont pas seulement des complexes de mouvements ; et pour l'intérêt que les formes de la nature en tant que telles éveillent, la Mécanique ne possède aucun organe, aucun moyen, aucun point de vue. Dès que la forme naturelle est pensée mécaniquement, elle n'est plus forme naturelle, mais, au plus, forme de mouvement. Par conséquent le principe méca­nique, l'unité synthétique, ne donne aucun concept systématique de la nature ... Les unités synthétiques des principes mathéma­tico-dynamiques ne peuvent pas signifier des unités systéma­tiques, parce qu'elles ne déterminent que le concept de nature mécanique (3) n. La physique pose donc un problème qu'elle ne peut résoudre ; telle est la dialectique immanente qui conduit de l'Esthétique à la Dialectique dans le système kantien. Le rapport à l'expérience possible qui constitue la connaissance, c'est-à-dire

(1) KBE, S. 45. (2) KTE, S. 573. (3) KTE, S. 511.

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la synthèse apriorique, découvre en même temps un ahtme trans­cendantal de contingence. Le sens du principe suprême de l'expé­rience possible se précise dès lors. Le rapport nécessaire de l'usage positif à l'usage négatif de la chose en soi ne signifie en effet rien d'autre que ceci : le principe suprême est en même temps le pro­blème suprême. « L'expérience elle-même donc, en tant qu'elle est reconnue comme quelque chose d'absolument contingent, enfante la pensée de l'inconditionné ; l'idée de l'expérience pensée comme objet n'erre pas au delà de ses limites, mais elle les décrit (1). »

Tel est le sens de la chose en soi comme limite de phéno­mènes. Le principe suprême, la constitution de l'expérience possible, se reconnaît comme problème. Il réfléchit sur soi. Lui, dans lequel la possibilité de l'objet prend sa source, il cherche naturellement à trouver sa propre source et à devenir son objet, pour se justifier dans l'inconditionné. Peut-être l'interprétation néo-kantienne permettrait-elle ici d'expliquer l'origine de ces jugements de réflexion, dont Kant a fait le centre de la téléologie. Qu'est-ce en effet que la pensée sinon l'objectivité de la connais­sance dans la réflexion, la connaissance qui devient objet par le jugement? La chose en soi, c'est la réflexion, c'est la connais­sance que la connaissance prend de soi pour s'instituer au principe régulateur de la connaissance de l'objet. Aussi l'objet transcen­dantal ou chose en soi n'indique pas chez Kant l'affection réaliste d'une impression empirique mais la nécessité d'une réflexion au principe de la connaissance, le retour sur soi de la science, qui, en tant que pensée, fonde le système même de la connaissance. << Cette dernière signification de la chose en soi est désignée par une autre expression, par laquelle Kant a déterminé et appro­fondi l'x, comme il désigne si souvent l'objet transcendantal. La chose en soi est un problème (2). » Nous réfléchissons sur le monde, parce que notre connaissance trouve en elle-même sa limite et s'objective nécessairement en pensée dans l'objet trans­cendantal = x. Le caractère scientifique de la métaphysique, bien plus, l'explication de son origine relèvent donc en fin de compte de l'existence de la réflexion, c'est-à-dire de l'objectiva­tion immanente de la connaissance dans la pensée. Comme la liberté dans l'établissement du règne des fins, comme la finalité dans l'établissement du principe de l'induction, la réflexion dans l'établissement de la connaissance comme objet trouve son fon-

(1) KTE, S. 507, 512. (2) KTE, S. 519.

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dement dans le principe transcendantal suprême. La chose en soi ne fait qu'exprimer l'exigence transcendantale d'une méthode et sous ses trois significations, comme liberté, comme induc­tion, comme réflexion, dans son rapport à la moralité, à la téléologie et à la connaissance, elle conserve une signification unique : l'auto-limitation du principe suprême de l'expérience possible.

§ 15: La signification transcendantale du sens interne (la Synthèse, l'Espace et le Temps)

L'interprétation transcendantale de la chose en soi a une double conséquence en ce qui concerne la distinction de l'intuition et du concept comme sources de connaissances. D'une part, elle rend cette distinction nécessaire. De l'autre, elle ne permet pas d'en comprendre la vérité au niveau de l'intuition et de l'Esthétique, mais seulement au niveau des principes et de l'Ana­lytique, puisque le sens limitatif de la chose en soi n'apparaît véritablement qu'eu égard à l'extension des catégories et à la possibilité de jugements synthétiques a priori. C'est donc la distinction fondamentale de la synthèse et de l'analyse qui domine et la distinction de l'Esthétique et de l'Analytique et le mouvement qui conduit à trouver la vérité de celle-là dans celle-ci. La connaissance philosophique procède par concepts, tandis que la connaissance mathématique procède par construction de concepts, tel était le résultat de nos précédentes analyses si l'on considère que le caractère scientifique de la métaphysique n'était acquis à celle-ci que par la réflexion (l'objectivation de la connais­sance dans la pensée), pendant que, du même coup, le principe suprême transcendantal de la possibilité de l'expérience assi­gnait un procès synthétique à la connaissance comme telle et à son modèle le plus pur, à la connaissance mathématique. « Les deux sciences opèrent avec des concepts a priori, mais les concepts mathématiques non seulement peuvent être construits mais ils surgissent avec et dans la construction, dans l'intuition... En distinguant l'intuition des concepts philosophiques, Kant semble, en ce qui concerne la valeur de ces derniers eu égard aux objets de la nature, leur indiquer l'intuition comme s'ils ne pouvaient donner de connaissances synthétiques qu'en liaison avec ceux-ci. Considérés seuls et pour soi, les concepts philosophiques ne pour­raient être bons qu'à des jugements analytiques. Les connais­sances synthétiques concernent les choses de la nature, donc un particulier, un concret, que certes· elles veulent élever à l'uni-

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verse!, mais cet universel est et demeure cependant le rassemble­ment du particulier (1). »

Ici encore c'est le sens transcendantal de la chose en soi qui seul peut nous éclairer : la distinction apriorique du concept et de l'intuition n'a de sens que par rapport à la distinction aprio­rique de la pensée et de la connaissance, de la certitude méta­physique et de la vérité mathématique, de l'analyse réflexive et de la synthèse intuitive. Si c'est la réflexion qui objective le monde de la connaissance, l'unique objet de la métaphysique en tant que science diffère-t-il de l'a: transcendantal, du sens trans­cendantal de la chose en soi? L'opposition de l'analyse et de la synthèse vise ainsi finalement celle du noumène et du phénomène, de la réflexion et des mathématiques. <<Les jugements analytiques sont les jugements ontologiques ; quant aux synthétiques ce sont les jugements concernant les objets de l'expérience. Les analy­tiques explicitent les concepts comme tels : les synthétiques placent des phénomènes dans la connexion de l'expérience (2). » Ce pourquoi Leibniz et ses partisans ont manqué l'établissement de la métaphysique comme science ; car ils ont confondu la certitude de réflexion et la vérité de connaissance, ils n'ont pas distingué des noumènes auxquels seule s'applique la pre­mière les phénomènes que la seconde produit, et - par la confusion de la philosophie et de la science - ils ont tenté d'appliquer au procédé éminemment analytique de celle-là le procédé synthétique de celle-ci. Loin que la méthode transcen­dantale les confonde, comme on le lui a indûment reproché, tout son effort ne vise qu'à les distinguer. <<Toutes les propositions qui veulent valoir pour les objets de l'expérience sont synthétiques, mais doivent donc contenir une liaison des catégories à l'intuition que le schème doit accomplir, car l'expérience est le produit de l'entendement à partir des matériaux de la sensibilité. Au contraire ce qui est à affirmer au delà des limites de l'expérience possible ne peut avoir qu'une valeur analytique et ne peut qu'expliciter un concept donné (3). »Tandis que l'analyse<< méta­physique » et logique ne parvenait à distinguer la synthèse et l'analyse que par le critère extérieur de la progression, l'analyse transcendantale, une fois de plus, nous en livre la signification véritable. L'analyse concerne l'ontologique, le noumène ; la synthèse, l'expérimental, le phénomène. C'est encore l'idée d'auto-

(1l KTE, S. 118. (2 KTE, S. 397. (3) KTE, S. 404-405.

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limitation du principe suprême dans la chose en soi qui fournit l'interprétation réelle de la distinction.

Un jugement sera synthétique au point de vue transcen­dantal non pas - ce qui nous ferait rester à un critère externe et métaphysique -parce qu'il aura fait progresser la connais­sance, mais parce qu'il viendra se ranger sous le principe suprême de la possibilité de l'expérience et qu'il aura rendu possible une connaissance a priori des objets. Distinction très importante puisqu'au cas où, à elles seules, l'analyse de l'intui­tion et la lecture de l'Esthétique ne nous fourniraient que le critère externe de la possibilité d'une synthèse apriorique, il nous faudrait alors rendre raison de leurs propres résultats au niveau du principe et de l'analytique, c'est-à-dire au niveau de la possibilité d'une connaissance apriorique de l'objet physique en général (1). Or telle est la situation de l'Espace dans l'Esthétique transcendantale. Sans doute montre-t-on bien, à ce niveau, que l'Espace n'est point un concept, sans quoi les jugements aprioriques qu'on en tirerait n'auraient qu'une valeur analytique (2). Bien plus on tire le caractère synthétique de l'Espace de son infinité (3). Mais il ne s'agit encore que de la détermination externe de l'activité synthétique du jugement. Que signifie en effet la véritable question transcendantale ? Elle consiste à se demander« ce que signifie l'intuition pure de l'Espace lorsqu'on la considère comme la méthode qui rend possible l'a priorité de la mathématique ( 4) n. Mais dès lors, puisqu'il s'agit de méthode, c'est-à-dire de la question de la valeur objec­tive des connaissances et non de la réalité proprement scienti­fique ou de la connaissance des objets, le passage de l'analyse métaphysique à l'analyse transcendantale implique que nous nous occupons non plus des objets eux-mêmes mais de leurs concepts aprioriques et qu'on détermine ainsi l'apport « que fournit l'Espace c()mme intuition pure pour la loi fondamentale de l'unité de la conscience (5) n. Phase décisive de la réflexion! Le sens de l'a priori spatial est désormais rattaché à la Révolu­tion copernicienne considérée comme un tout, c'est-à-dire au principe suprême de l'expérience possible. Au moment même où nous nous interrogeons sur la possibilité d'une connaissance mathématique, nous posons le problème de la possibilité d'une

(1) Voir plus haut. i2) KTE, S. 121. 3l KTE, S. 126. 4 KTE, S. 137.

(5) KTE, S. 145.

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physique mathématique et de l'unité de la connaissance aprio­rique de l'objet. Nous rattachons ainsi l'apport particulier de l'Espace à la question générale de la loi de l'unité de conscience. Cette vérité, nous pouvons l'exprimer en disant que l'Espace est une forme : il participe en effet à la possibilité de l'objet. Tout à l'heure l'intuition était bien au principe de la synthèse a priori, mais elle n'explicitait de celle-ci que le critère métaphysique et logique d'une progression dans une science particulière. Mainte­nant le sens transcendantal de cette synthèse apparaît avec la liaison de l'Espace au principe transcendantal suprême de la possibilité de l'objet de l'expérience dans la connaissance a priori. cc L'a priori n'est compréhensible que dans la forme, la forme que dans les phénomènes ; ainsi l'a priori de l'intuition construit pour sa part une expérience qui ne veut être rien de plus que l'ensemble des phénomènes {1). »

Comment s'accomplit maintenant le passage du sens méta­physique au sens transcendantal de la synthèse spatiale, c'est ce que l'Espace lui~même et l'intuition - considérés hors du tout de l'expérience possible et du rapport immanent au concept- ne peuvent pas nous indiquer. Nous ne pouvons connaître a priori les choses de l'expérience externe qu'à la condition que, suivant le principe de la Révolution copernicienne, la connaissance pré­cède littéralement l'expérience, encore que cette antériorité n'ait naturellement qu'une signification transcendantale, c'est-à-dire de droit. cc Un tel a priori créateur, il est impossible de le tenir pour un concept fantastique, car il se vérifie dans la géométrie, et la géométrie, quelles que soient la liberté et la pureté de ses pro­cédés, n'est cependant pas un jeu avec des règles particulières, sans rapport à la nature qui s'offre à nos yeux; mais elle a son rapport interne de contenu à celle-ci, à la physique. Ce rapport transcendantal à l'intuition empirique est médiatisé par la conver­sion apparemment psychologique vers le sujet et vers sa pro­priété formelle (2). »L'espace est finalement une intuition et non un concept parce qu'il rend possibles les jugements synthétiques a priori, c'est-à-dire la possibilité de l'expérience et qu'il se rattache ainsi à l'unité de la conscience transcendantale. Loin que l'unité de conscience puisse avoir une signification subjective ou psychologique et que l'idéalisme critique puisse sembler se trouver à l'origine de l'idéalisme matériel, c'est précisément en tant que l'Espace est condition de l'expérience externe qu'il est

(1) KTE, S. 175. (2) KTE, S. 164-165, 169.

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rattaché à l'unité de conscience et qu'il appartient aux éléments transcendantaux. Tant qu'il se borne - avec l'interprétation métaphysique - à rendre compte des figures géométriques et de leurs lois propres, c'est-à-dire d'une géométrie coupée de l'expé­rience, l'Espace n'atteint pas à sa vérité, et c'est l'analyse trans­cendantale qui lui assigne son véritable rôle : rendre possible l'expérience des objets extérieurs en le rattachant au << sujet » transcendantal. La vérité des mathématiques, telle est la leçon de la Critique de la Raison pure, c'est l'existence d'une physique qu'elles rendent possible. Sans quoi la forme apriorique de l'Espace serait - selon les termes mêmes de Kant - une « chi­mère », la chimère mathématique ne parvenant pas à la vérité transcendantale « tant qu'elle n'est pas liée aux pures formes de l'entendement pour produire la synthèse des phénomènes comme expériences (1) ». Nous retrouvons la raison profonde du mouvement qui conduit de l'Esthétique à la Logique transcen­dantale et de la lumière que les pures formes de l'entendement, à cause de leur liaison plus étroite à l'aperception transcendan­tale, sont seules suceptibles de jeter sur les pures formes de la sensibilité (2). C'est uniquement la considération du principe suprême de la possibilité de l'expérience et donc de l'unité de la conscience transcendantale - seule véritablement fondée par la Logique transcendantale - qui peut nous faire passer de la signification externe à la signification interne, c'est-à-dire objec­tive et transcendantale, de la synthèse, c'est elle seule qui permet de comprendre pleinement le problème de la connaissance et le sens de l'intuition. « Or cette synthèse suppose le pur donné, la forme de la matière, le sens interne. Nous retournons ainsi au point important, dans lequel l'indissoluble liaison de la Logique et de l'Esthétique saute aux yeux (3). »

(1) KTE, S. 191. De même l'arithmétique et la géométrie dans la Répu­blique ne valent que parce que la constitution d'une théorie n'est destinée qu'à se retrouver de façon permanente dans les phénomènes eux-mêmes ; elles signifient seulement « que la théorie des phénomènes ne peut pas être abstraite des phénomènes, mais qu'elle doit être élaborée par les nombres, donc par la pensée • (PI, 213 et 221).

(2) KTE, S. 193. (3) KTE, S. 191, 180-181. Cf. KANT, Critique de la Raison pure, p. 203 :

• Il semble, à la vérité, que la possibilité d'un triangle puisse être connue par son concept même (il est certainement indépendant de l'expérience); car dans le fait nous pouvons tout à fait a priori lui donner un objet, c'est-à­dire le construire. Mais comme cette construction n'est que la forme d'un objet, le triangle ne serait toujours qu'un produit de l'imagination et la pos­sibilité de l'objet de ce produit resterait douteuse parce qu'elle exigerait autre chose, à savoir que cette figure fû.t conçue sous les seules conditions sur lesquelles reposent tous les objets de l'expérience. Or, c'est seulement parce que l'espace est une condition formelle a priori des expériences extérieures et

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Le problème de l'Espace se formule donc désormais ainsi : Comment le sens interne peut-il conduire de la signification métaphysique à la signification transcendantale de la synthèse ? comment cet élément, qui apparemment ne vise qu'à constituer une expérience interne, est-il précisément ce qui fait que l'Espace est condition de l'expérience externe, et qui transforme la chi­mère de la connaissance géométrique en une connaissance véri­table, en la connaissance a priori d'objets d'expérience possible, d'un objet physique ? Pourquoi la signification du Temps déborde-t-elle celle de l'Espace (1) et d'autant plus paradoxale­ment que l'unité transcendantale de la conscience n'a rien à voir avec l'unité psychologique ou métaphysique de la conscience de soi ? Pourquoi la théorie du sens interne occupe-t-elle une situa­tion centrale dans l'analyse transcendantale ? Le premier moment de la réponse à cette question est précisément le passage du méta­physique au transcendantal qui concerne le temps lui-même. Le temps est une forme et en tant que tel il doit rendre possible la conscience de l'objet; mais au moment même que s'opère cette démonstration transcendantale, elle dépasse son projet initial et prouve que tout objet externe ou interne apparaît dans la succession de l'appréhension. C'est donc en un seul et même acte que l'on montre le caractère transcendantal du temps et la signi­fication universelle, également valable pour l'Espace, du sens interne. « Par cette signification du temps qui concerne plus intimement toute possibilité des objets, la valeur de la forme devient plus claire. La forme est corrélative à la matière. Mais toutes deux sont distinctes dans les phénomènes. Quant au phénomène, il est finalement donné dans le temps, qui est la forme de tous les phénomènes, et par conséquent la forme du

que la synthèse figurative, par laquelle nous construisons un triangle dans l'imagination, est entièrement identique à celle que nous appliquons dans l'appréhension d'un phénomène, afin de nous en faire un concept expérimental; qu'il nous est possible de lier à ce concept la représentation de la possibilité d'une chose de cette espèce. Et ainsi la possibilité de grandeurs continues et même de grandeurs en général, puisque les concepts en sont tous synthétiques, n'est jamais connue clairement en vertu des concepts eux-mêmes, mais en vertu de ces concepts pris comme conditions formelles de la détermination des objets dans l'expérience en général. • La raison profonde pour laquelle la méthode de la connaissance mathématique est une méthode par construction de concepts s'éclaire donc si l'on recourt non pas aux propriétés du temps arithmétique ou de l'espace géométrique (par exemple si l'on fait entrer en ligne de compte la non-superposabilité des objets symétriques ou la discerna­bilité absolue des points et des instants par la seule considération de leur place et en dépit de l'homogénéité absolue de l'espace et du temps) pris en eux­mêmes, mais à la nature transcendantale de ces représentations, autrement dit à leur capacité de rendre possible l'expérience physique comme telle;

(1) K'J'E, S. 181. .

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phénomène comme tel ( 1). Si nous considérons maintenant le phénomène d'après sa relation objective par opposition à la forme et à la loi, il se porte garant en général pour la matière, qui justement est, en tant que domaine d'application de la loi, une condition de l'expérience. Le temps représente cette valeur conditionnelle de la matière et on peut donc sans inexactitude l'appeler la forme de la matière (2) n. La signification transcen­dantale de la matière, c'est qu'elle apparatt dans le temps, qu'elle a le temps pour loi. Que nos représentations nous soient données sous la forme de la succession, cela ne signifie nullement, comme pourrait le laisser entendre une interprétation psychologique et métaphysique du sens interne, qu'elles n'ont qu'une signification subjective, mais au contraire cette manière « d'être donné n

appartient nécessairement aux conditions transcendantales de la matière, c'est-à-dire à la possibilité de connaître celle-ci purement. a priori. Le même mouvement qui conduisait de la géométrie à la physique mathématique, conduit désormais de l'arithmétique à la dynamique au sens général de : théorie du mouvement. La signification transcendantale du temps confère seule sa vérité à sa signification métaphysique en faisant des mathématiques un ((instrument n des sciences de la nature (3). Mais du même coup cette analyse transcendantale du Temps fait apparaître la raison pour laquelle l'analyse transcendantale de l'Espace et en général l'Esthétique transcendantale demeuraient insuffisantes. En pas­sant à sa vérité propre, le Temps confère la vérité à l'Espace. Telle est la raison de l'importance attribuée au sens interne.

C'est en effet l'indétermination propre au sens interne - le fait qu'étant forme nécessaire de l'apparition de toute matière, il

(1) Dès cet instant la subjectivité de l'apparence, de la simple apparition à la conscience est déjà dépassée : un ordre est là. C'est le moment où dans le Théétète Platon critique la théorie de l'homme mesure de toute chose (153 DE). Le rapport d'espace (• et il en va de même pour le temps •) est • un principe de l'ordre, de la détermination et donc de l'objectivation ; la sensation nue, pure est pour soi sans ordre ni détermination, par conséquent en aucun lieu expres­sément, ni hors du percevant ni (en un sens à entendre spatialement) en lui... Pour le pur apparaissant il n'y a pas à introduire de détermination spatiale ou temporelle, car ainsi seraient atteints une détermination, donc un être. Mais n'est-ce pas de la sorte préparer le concept d'un être empirique, d'un être dans le phénomène, sous les conditions pures de l'espace et du temps ? • (PI, 105). C'est ici le lieu de la • déduction transcendantale de l'Espace et du Temps • par laquelle le Théétète prépare la voie au Timée. Par l'intermédiaire de la critique de Protagoras, c'est l'immobilisme de Zénon d'Elée qui se trouve atteint. Il y a une physique, id est un être du non-être:

Le Temps scintille et le songe est savoir

(2l KTE, S. 184-185. (3 KTE, S. 187.

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ne peut en être la forme suffisante - qui transforme cette forme en problème et qui rattache par un procès immanent l'Esthé­tique à la Logique. « En réalité le contenu doit être donné à la conscience, à savoir dans la forme temporelle de la matière. Mais ce contenu n'est alors que donné, il n'est que phénomène. Et le phénomène est un objet indéterminé. Or l'objet indéterminé n'est pas encore un objet. Ce qui est donné doit, pour pouvoir devenir objet, être pensé. Nous voyons ainsi liés par le sens intime sensi­bilité et entendement, intuition et pensée, Esthétique trans­cendantale et Logique transcendantale ( 1). » La problématique interne du sens intime, tel est le véritable moteur du progrès philosophique, telle est la raison pour laquelle l'analyse transcen­dantale ne peut pas réellement aboutir au niveau de l'intuition. Or le fondement réel de ce mouvement qui nous pousse vers le concept n'est autre que le principe suprême transcendantal : la possibilité de l'expérience et de son objet. Ce que le sens interne nous révèle, et c'est de cette révélation qu'il tire son caractère systématique, c'est que l'intuition par elle-même et par elle seule ne nous fournit pas la possibilité de l'objet, puisqu'elle ne permet de poser que la possibilité d'un objet indéterminé. Dans sa nature même (en tant qu'il est la forme d'une matière}, le sens interne se montre inadéquat au principe suprême, à l'unité transcen­dantale de conscience. Il implique à son fondement quelque chose d'autre qui le rende possible, qui le détermine et par quoi justement la possibilité de l'objet soit garantie. Le temps est donc la vérité de l'espace non pas au sens hégélien d'après lequel il résoudrait en soi le problème métaphysique de l'espace et serait susceptible de transformer en forme de l'objet une chimère sub­jective, mais au sens seulement négatif qu'il fait apparaître l'impossibilité apriorique d'une analyse transcendantale élé­mentaire et que, par la mise en évidence de l'indétermination, il en appelle à un autre principe qui le fonde et qui ainsi lui fournisse, à lui comme à l'espace, au sens interne comme au sens externe, la réalité objective possible, unique objet de la recherche kan-

(1) KTE, S. 186. Natorp fait surgir ce moment dès le Théétète pour ne le développer d'ailleurs pleinement qu'avec le Parménide et le Phtlèbe. « Le sensible, abstraction faite de toute fonction du concept, serait l'absolument indéterminé ... Toute détermination est donc au contraire action de la pensée. Donc eu é!l:ard uniquement à la fonction déterminante de la pensée, le sensible ne pourrait être caractérisé 9.ue comme ce qui n'est pas encore déterminé, ce qui est à déterminer. On retirait au sensible pur lui-même le rapport de lieu, parce que le lieu était déjà une détermination, impossible en l'absence de la fonction déterminante de la pensée ; et il en va de même pour la détermination du temps ... Il n'y a ni ici, ni maintenant, c'est-à-dire aucun point déterminé d'espace et de temps sans la fonction déterminante de la pensée (Pl, 110).

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tienne. En soi, et prise isolément, l'intuition n'est pas une.forme; elle ne le devient que par la mise en œuvre de l'objet transcen­dantal = x : telle est la signification dernière du sens interne. « L'Esthétique transcendantale, en tant que théorie d'un type des conditions d'expérience exige, à titre de complément interne, la théorie d'un autre type de ces conditions, dans lequel soient développées les lois de la synthèse de la pensée. L'Esthétique transcendantale ne dépasse pas la forme de la matière. Elle fournit à la matière le phénomène ou la donnée. Mais elle ne remplit ainsi que la condition négative de l'objet et elle n'accom­plit que le premier pas de la méthode transcendantale (1). ''

Ce qui est en jeu dans l'insuffisance immanente du sens interne, ce n'est rien moins que la signification de la métaphysique dans son rapport avec l'expérience, rien moins que le sens trans­cendantal de la chose en soi. Que l'objet transcendantal = x ne soit à la source de nulle synthèse et de nulle connaissance en dehors de son rapport avec le donné de l'intuition, cela ne signifie pas en effet, comme l'avaient imaginé Descartes ou Leibniz, que l'idée d'une maihesis universalis, d'une mathématique de l'être ait un sens. L'analyse transcendantale- en nous faisant voir le caractère indéterminé du sens interne - nous indique qu'il faut renverser les termes du problème leibnizien. C'est la mathéma­tique - pour qu'elle puisse fournir de véritables connaissances et non de simples chimères - qui a besoin d'être « déterminée '' désormais par les concepts métaphysiques (2). Le sens interne nous conduit à l'inconditionné-philosophique, au principe suprême comme fondement de détermination, seul susceptible de consti­tuer la possibilité de l'objet comme tel et la valeur objective de la synthèse apriorique dans le jugement.

(1) KTE, S. 188. C'est pourquoi le Phédon pose que toute connaissance part de la perception sensible (76 A) : ainsi est affirmée comme condition néga­tive la participation nécessaire de la sensibilité à la connaissance. « La sensibi­lité ne fournit pas le concept, elle pose seulement la question à laquelle il répond; mais toute la fonction du concept se. rapporte à la question de la sen­sation ; elle n'est que fonction de détermination de cet indéterminé = œ, elle ne peut par conséquent pas s'exercer en dehors du problème du sensible» (P 1, 145): de là la reconnaissance de deux sources de la connaissance, l'immuable et le mouvant.

(2) KTE, S. 578. Cette différence fondamentale apparatt clairement dans la Méthodologie transcendantale de la Critique de la Raison pure, par le double usage de la Raison, mathématique et concernant la forme de l'intuition (Espace et Temps), et philosophique concernant la matière (Das Physische), c'est-à-dire une existence à laquelle correspond une sensation. Deux types de synthèses leur correspondent : la première est la synthèse par construction de concept, elle est Qirecte, immédiate et déterminée (c'est la synthèse intuitive). La seconde est celle du concept lui-même : elle est indirecte, médiate et indéterminée (c'est la synthèse existentielle).

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Cette interprétation du sens interne peut maintenant rendre raison des « deux Je » dans la philosophie critique. Cette dualité n'a évidemment aucun sens dans la perspective d'une analyse psycho-métaphysique. Seule l'analyse transcendantale l'aura jus­tifiée si elle montre dans chacun d'eux- et, puisque l'expérience forme un tout unifié, suivant un ordre déterminé- une condition pour la connaissance a priori des objets de l'expérience. Le sens interne ne peut pas être confondu avec l'aperception, parce qu'il ne fournit à celui-ci que le donné indéterminé pour qu'il en soit fait un objet. « Le sens interne ne peut dans le multiple de ses perceptions avec son sujet phénoménal donner qu'une conscience changeante et par conséquent aussi que des jugements de percep­tion subjectifs ... Dans l'opposition du sens interne et de l'unité synthétique de l'aperception, le rapport des deux types de condi­tions formelles de l'expérience est tendu à l'extrême et expliqué le plus clairement possible (1 ). »Cette opposition n'est autre que celle de l'indéterminé et du déterminé. En soi, le sens interne n'est pas susceptible d'une analyse transcendantale totale :il n'acquiert sa signification transcendantale que par le retour que fait sur lui en le déterminant et en l'objectivant l'aperception transcendantale, mais c'est en même temps ce retour qui résout le problème que nous posions concernant le passage de l'interprétation métaphy­sique à l'interprétation transcendantale de l'Espace et qui fait de la chimère une forme de l'objet. Comment la conscience multiple des jugements de perception se fonde-t-elle dans l'unité de cons­cience des jugements d'expérience? Ce problème semble exprimer un paradoxe, sinon une impossibilité.« Comment le Je, le Je pense se distingue-t-il du Je qui s'intuitionne lui-même et peut-il être cependant avec lui une même chose en tant que sujet (2) ? » Quel est le rapport du phénomène au noumène? Comment une synthèse se rapporte-t-elle à un objet ? ou plutôt : comment le rapport à l'objet est-il ce qui constitue précisément la synthèse apriorique ?

La réponse de l'idéalisme critique est claire : « Le Je pensant a son divers, son contenu dans le Je intuitionné; à la rigueur il ne lui est donc pas identique, mais il est donné en lui et n'est donné qu'en lui (3). » L'aperception transcendantale est la condition pour que le sens interne reçoive une détermination, c'est-à-dire devienne condition de l'expérience possible, mais en même temps

(1) KTE, S. 336-337. (2) KTE, S. 338. (3) KTE, S. 338.

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elle ne reçoit son contenu que dans le sens interne lui-même, et à travers lui, dans l'intuition en général. La distinction transcen­dantale entre penser et connaître et le sens transcendantal de la chose en soi fondent donc la dualité du sens interne et de l'aper­ception transcendantale. Elles posent et en même temps résolvent le« problème de l'affection» dans le sens intime. C'est en effet un seul et même procès : l'intervention de l'aperception transcen­dantale qui transforme l'espace-chimère du géomètre pur en forme des objets du sens externe, et le sens interne indéterminé de l'arithmétique et de l'appréhension psychologique en forme des objets du sens interne. « Le sens externe est affecté par l'objet indéterminé, et maintenant que nous connaissons l'x trans­cendantal, nous pouvons bien l'appeler l'objet indéterminable; or il en va de même pour le sens interne : « comme il est affecté de l'intérieur ». Le contenu du sens interne devient ainsi une mul­tiplicité d'un type autonome avec une affection propre, qu'on a coutume d'ignorer, parce qu'en se référant à des représentations populaires et réalistes, on regarde la chose extérieure comme la seule source d'affection. Mais on voit maintenant que ce n'est pas seulement la chose, mais que c'est le sens lui-même qui affecte. Qu'est-ce donc que ce type de chose interne affectant? Nous ne pouvons indiquer le ce que dont part cette affection, pas plus que nous ne le pouvons pour le sens externe: où et qu'est-ce qui est la chose externe affectant ? Nous ne les connaissons toutes deux que comme quelque chose. Et ce double quelque chose affectant, nous le caractérisons comme ce qui est donné (1). »

Le passag~ de l'analyse élémentaire à l'analyse transcendantale n'a de sens qu'en référence au sens de l'affection et de la chose en soi. La signification transcendantale de l'Espace et du Temps n'appa­raissent que lorsqu'on a compris que l'entendement - par lui seul - ne nous fournit pas de choses, que, pour que la détermi­nation ait un sens, il faut qu'une matière nous soit << donnée >>

dans l'intuition, que. donc l'objet transcendantal = x, en soi indéterminable, ne peut être déterminé, ne devient détermi­nable que lorsqu'il apparaît dans la réceptivité de l'Espace et du Temps, ici comme donné du sens interne, là comme donné du sens externe. L'acte de détermination de l'aperception confère son sens à l'intuition et la constitue en forme de la possibilité de l'objet, et il y découvre aussi sa condition d'appli­cation : il aperçoit véritablement que le temps est la forme de la matière. La signification du sens interne consiste <<à faire du sujet

(1) J(1'E, S. 334.

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affectant un « quelque chose de transcendantal » et du sujet intuitionné un phénomène ( 1) » : le sujet transcendantal ne se connaît, c'est-à-dire n'opère une synthèse que dans le sujet intuitionné, c'est-à-dire dans le divers fourni par le sens intime. Pour que je puisse avoir conscience de la succession, encore fallait-il tout à l'heure qu'une unité de conscience, un jugement d'expérience, déterminât cette pure déterminabilité ; mais cette constatation se retourne sur elle-même, car la conscience que nous avons de nous-mêmes n'est à son tour possible que parce que le sens intime lui fournit le divers dans des rapports de succession (2). La chose en soi, qu'elle indique le sujet transcendantal ou l'objet transcendantal = x, est l'indéterminable. Elle ne devient déterminable qu'en affectant le sens externe et le sens interne, et en fournissant ainsi le donné que la synthèse de l'entendement doit unifier en synthèse par le rapport à l'objet de l'expérience possible. L'aperception transcendantale c'est l'indéterminable; le sens intime, c'est le déterminable ; le rapport de l'une à l'autre, c'est la détermination, c'est le principe suprême transcendantal. Ainsi jouent à la fois le sens négatif de la chose en soi et le sens positif du principe suprême : ils précisent le passage de la signifi­cation métaphysique de l'Espace et du Temps à leur signification transcendantale et déterminent pour l'usage des catégories dans la connaissance leur liaison nécessaire au divers de la réceptivité transcendantale.

Puisqu'elle n'exprime rien d'autre que le principe suprême, cette réceptivité ne saurait donc être une passivité, et l'activité de l'entendement n'exclut nullement l'existence d'une activité particulière aux sens (3). En effet le sens intime« produit>> assuré­ment le divers de la succession, comme le sens externe produit le divers de la simultanéité, et cette production est bien une loi, encore que son objet demeure indéterminé. L'affection dont il s'agit ici n'exprime donc rien d'autre que la loi du déterminable, le rapport immanent de la physique aux mathématiques, et elle n'indique nullement une passivité du sens interne ou externe par rapport à une matière qui les affecterait. «Le phénomène désigne un quelque chose qui affecte dans le sens interne comme dans le sens externe, il vise un tel quelque chose comme donné. Il ne le suppose pas tant, qu'au contraire ille fournit. Car être donné signifie être rapporté à l'expérience et, pour le phénomène, à

(1) KTE, S. 335. (2) KTE, S. 334. (3) KTE, S. 346.

J. VUILLEMIN 12

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l'intuition (1). »L'affection du sens interne implique donc unique­ment la mise en œuvre de la méthode transcendantale et de son principe suprême. Loin qu'elle fasse intervenir les données irra­tionnelles d'une sensation irréductible,· elle implique seulement la distinction transcendantale entre penser et connaître, et par conséquent aussi penser et sentir. La pensée ne connaît que dans la mesure où elle se donne l'hétérogénéité des points de l'Espace et des instants du Temps. Il n'y a de physique que mathématique: tel est la leçon de l'affection du sens intime. Tant que la pensée ne se rapporte pas à ce donné pur, tant que le sens interne et le sens externe ne le lui fournissent pas, nous pouvons sans doute penser et expliciter les concepts, nous ne pouvons pas juger, c'est-à-dire opérer une synthèse. Désormais le sens transcendantal de la syn­thèse apriorique est fondé dans le principe suprême de la possi­bilité de l'expérience.

Le sens intime devait primitivement rapporter la signification métaphysique de l'Espace et du Temps à leur signification trans­cendantale : « comme le sens spatial est affecté par un objet trans­cendantal = x pour donner une intuition externe, de même le sens interne est affecté par un sujet transcendantal = x pour donner une intuition interne (2). »La sensibilité trouve ainsi sa vérité dans le principe suprême : il y a une connaissance possible parce que le déterminable se rapporte à l'activité de l'entendement. Il y a un objet externe et les mathématiques fournissent de véritables connaissances, parce qu'il y a une physique et que l'aperception transcendantale rapporte le divers du donné spatial à l'unité de son objet; de même, il y a un objet interne parce que l'apercep­tion transcendantale rapporte le divers du donné temporel à l'unité qu'elle pose comme sujet. Mais le rapport immanent du principe suprême au sens négatif de la chose en soi corrige en même temps l'illusion qu'il y aurait à croire et que nous avons laissé subsister jusqu'ici, que le concept est la vérité de l'intuition. Car la pensée ne connaît les choses qu'en les rapportant à leur diversité spatiale et géométrique et à leur diversité temporelle et arithmétique. Il faut que le Je transcendantal s'effectue dans le sens interne pour se connaître. Dès lors le passage du sens métaphysique au sens transcendantal de l'Espace et du Temps implique un passage parallèle de la catégorie au principe, et dire

(1) KTE, S. 339. De ce type est le progrès réalisé du Théétète au Phédon : les catégories s'approfondissent en principes, car « elles ne développent leur fonction que dans la connaissance » (PI, 166). Déjà apparaît la nécessité de construire le concept dans l'intuition suivant les règles du shématisme.

(2) KTE, S. 339.

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que l'Espace et le Temps ne deviennent les sources de connais­sance qu'au moment où ils rendent possible l'expérience, c'est-à­dire qu'ils se rapportent à l'unité transcendantale de conscience, c'est dire aussi que cette unité n'assigne à cet Espace et à ce Temps leur rôle véritable qu'à la condition de s'appliquer originai­rement au donné qu'ils déploient. Le schématisme fournit donc l'explication dernière du sens intime, de même que le sens intime fournit celle de l'Espace. Sans doute est-il vrai de dire que cc de même que le sens externe, sans préjudice de son apriorité, est ordonné au sens interne, de même ces deux formes de la sensibilité se rangent sous la forme, c'est-à-dire sous la condition transcen­dantale de l'aperception (1) ». Sans doute cc l'unité synthétique permet non seulement que je connaisse un objet, mais que toute intuition se range sous elle, parce que par cette syn­thèse seule le divers s'unit en un objet dans une conscience (2). >>

Mais ces affirmations transcendantales qui ont pour conséquence de subordonner l'Esthétique à l'Analytique transforment l'Ana­lytique à son tour. Elles y forcent le principe suprême à jouer à plein, c'est-à-dire à impliquer nécessairement l'intuition et son divers dans le concept même par le schème.

cc Si des concepts, pour être pensés comme des règles et donc être représentés dans l'universalité, doivent être schématisés, ils doivent alors être insinués dans la trame de notre intuition interne. La forme de cette trame, la loi pour donner figure à cette multiplicité interne, est le Temps, qui comprend l'Espace. On ne doit donc pas demander pourquoi on ne reconnaît pas égale­ment l'Espace comme schème; car le dessin spatial du concept pur est en tant que schématisme, non en tant que représentation imagée, un dessin uniquement temporel : dans le schème le spatial est lui aussi projeté uniquement comme ce qui surgit successivement, non comme une multiplicité simultanée d'élé­ments. Dans la règle du triangle, les parties de la construction sont pensées, non comme elles sonl liées mais comme elles sonl d lier. Ainsi seul le temps est propre et suffisant à être valorisé comme· schème transcendantal (3). >> L'enracinement final du principe suprême de la possibilité de l'expérience dans le sché­matisme a deux conséquences. Il délivre la Logique trans-

(1} KTE, S. 320. (2} KTE, S. 322. (3} KTE, S. 386; voir plus haut, p. 169. C'est pourquoi, dans les Principes

métaphysiques de la Science de la Nature, Kant rejette la notion de vecteur, utilisée dans le Théorème de la composition des vitesses, hors de la géométrie dans la Cinématique.

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cendantale de tout danger de subjectivisme psychologique et métaphysique, car il définit l'entendement par la faculté des règles et lie originairement dans le principe la catégorie et l'intuition. Il rend compte en second lieu de la priorité du Temps sur l'Espace et de l'importance systématique du sens interne qu'illie plus intime­ment à la question transcendantale, laquelle concerne non pas tant la possibilité des objets que la possibilité de leur connaissance a priori. Considéré en lui-même, l'Espace ne fournit que des images. Telle est la vérité à laquelle parvient l'analyse méta­physique ; nous y retrouvons la raison du réalisme géométrique. Cependant ces images ne peuvent résoudre elles-mêmes le miracle de la validité universelle de leurs constructions. La raison pour laquelle ces dernières suivent en effet des règles, n'apparaît qu'au niveau de l'intuition du temps. Alors l'image se fait schème, c'est-à-dire unité du divers temporel dans le schématisme des principes. Nous saisissons maintenant en sa profondeur l'architecture de la Critique de la Raison pure et de la question transcendantale. Le mouvement qui conduit de l'Espace au Temps et du Temps au schème, ce mouvement qui constitue la particularité du sens interne n'est autre que l'appro­fondissement du principe suprême de l'expérience possible. Si la géométrie fournit des connaissances et non seulement des chimères, c'est que ses figures suivent des règles universelles, c'est-à-dire que, construites dans le temps, elles impliquent au principe de la synthèse de leur divers un acte schématisant et une double reconnaissance : la physique sait n'être que mathéma­tique, et la mathématique qu'une préparation à la physique (1).

(1) La subordination de la mathématique à la physique, du système des formes idéales au P.rincipe de l'expérience possible sert non seulement à montrer, comme on a vu, 1 autonomie de la méthode philosophique transcendantale par rapport aux divers procédés « métaphysiques » des sciences exactes, mais elle rend compte de l'action concrète que la philosophie comme critique de la raison joue à l'intérieur de ces sciences elles-mêmes et de la crise qu'elle est susceptible d'introduire en elles. A cet égard l'interprétation néo-kantienne de la philo­sophie transcendantale annonce les méditations de la phénoménologie de Husserl. Même si cette interprétation se meut à l'intérieur d'un horizon posi­tiviste, elle aperçoit déjà que les « motivations » déterminantes dans l'histoire des sciences proviennent de l'intervention et de l'approfondissement de l'in­terrogation métaphysique. Telle est dans le kantisme la situation encore impré­cise et provisoire de l'Esthétique transcendantale ; la révolution copernicienne, encore qu'elle y s0it implicitement exigée, ne s'y trouve pas pleinement réalisée, car la pensée s'y meut dans l'atmosphère de la science grecque, de la décou­verte des formes de la sensibilité, qui, en tant que telles et tant que ne les a pas illuminées le mouvement rétrograde de la physique mathématique et de l'Analytique transcendantale, peuvent encore passer pour des formes auto­nomes, suffisantes à elles-mêmes, métaphysiquement abstraites. A ce niveau il suffit en effet polémiquement d'opposer la dérivation empirique à la déduction métaphysique, mais dès lors les conditions de la possibilité des mathématiques

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Au terme de cette analyse, nous découvrons dans le schème le lien immanent de la forme de synthèse du Je transcendantal et de la forme synoptique de l'Espace et du Temps (1), des « concepts d'unification », et des « concepts de rapports >> (2) : finalement la condition positive et déterminante de la possi-

paraissent être indépendantes des conditions de possibilité de la physique. • Il pourrait parfaitement y avoir des phénomènes ainsi faits que l'entendement ne les trouvât pas du tout conformes aux conditions de son unité, et que tout fût dans une telle confusion que, par exemple, dans la série des phénomènes, rien ne se présentât qui fournit une règle de synthèse et qui correspondU par conséquent au concept de la cause et de l'effet, si bien que ce concept serait tout à fait vide, nul et sans aucun sens. Les phénomènes n'offriraient pas moins dans ce cas des objets à notre intuition, car l'intuition n'a besoin en aucune manière des fonctions de la pensée • (Critique de la Raison pure, p. 103-104). L'exactitude • en-soi • des mathématiques - telle qu'elle apparatt liée par exemple à la science grecque- ne présente nullement en elle-même la nécessité d'une déduction transcendantale : • la géométrie va son droit chemin à travers de pures connaissances a priori, sans avoir besoin de demander à la philosophie qu'elle leur d6livre un certificat prouvant qu'elles dérivent purement et régu­lièrement de leur principe fondamental, l'espace • (ibid., p. 102). Non qu'au fond la révolution que représentait le passage de l'arpentage à la géométrie ne fût une révolution générale de pensée et que par là elle ne présupposât la révélation aux hommes d'une philosophie, c'est-à-dire d'une méthode ration­nelle et non plus théologique de regarder le monde : Thalès est le premier des révolutionnaires coperniciens. Mais cette révélation restait latente et extérieure et ne s'inscrivait pas dans la réflexion pour soi. • Le premier qui démontra le triangle isocèle (qu'il s'appelât Thalès ou comme l'on voudra) eut une révélation; car il trouva qu'il ne devait pas suivre pas à pas ce qu'il voyait dans la figure, ni s'attacher au simple concept de cette figure comme si cela devait lui en apprendre les propriétés, mais qu'il lui fallait réaliser (ou construire) cette figure, au moyen de ce qu'il y pensait et s'y représentait lui-même a priori par concepts (c'est-à-dire par construction), et que, pour savoir sûrement quoi que ce soit a priori, il ne devait attribuer aux choses que ce qui résulterait néces­sairement de ce que lui-même y avait mis, conformément à son concept • (ibid., p. 17). Ainsi c'est bien l'éveil de la tendance vers la connaissance philo­sophique qui rend possible la révolution par laquelle les Grecs ont abandonné les tâtonnements de l'arpentage oriental pour entrer dans la voie royale et copernicienne de la science exacte. Toutefois, parce que l'intervention de la raison demeure latente et non explicite, la géométrie peut se cacher sa propre méthode et faire par conséquent apparaître sous la lumière dogmatique du pythagorisme et du « platonisme • populaire, ce qui, en réalité, est le résultat du renversement copernicien. C'est bien la philosophie qui est la motivation réelle de la mathématique grecque, mais c'est une philosophie latente, un dogmatisme ; telle est la raison pour laquelle les hypothèses polémiques et pro­visoires de l'Esthétique transcendantale semblent un moment faire sa part à l'analyse métaphysique à côté de la déduction transcendantale et réserver l'autonomie des mathématiques comme telles. • On comprend ainsi qu'à la suite de l'éveil de la tendance vers une connaissance philosophique, déterminant l'être vrai et objectif du monde par un changement de la préoccupation pra­tique et un intérêt purement théorique, la mesure empirique et sa fonction empiriquement et pratiquement objectivante fut idéalisée et se transforma dans le mode de pensée purement géométrique. L'art de mesurer devient donc pré­curseur de la géométrie finalement universelle et de son univers de pures formes-limites • (HussERL, Crise, p. 151); néanmoins, à cause de l'inadéquation de la raison latente à la raison explicite, de l'en-soi au pour-soi, de la création

(1) KTE, S. 319. (2) KTE, S. 368.

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bilité de l'objet y appelle sa condition négative et purement déter­minable : << ainsi le fondement dernier de l'objet est l'unité for­melle de la conscience dans la synthèse du divers de l'intui­tion (1). » L'étude de la signification transcendantale du sens

(Suite de Ill note àe la page précéden!s.)

géométrique à sa motivation philosophique, le développement même de la géométrie se trouvait, ainsi que celui des mathématiques en général, entravé et retardé. En se limitant, l'humanisme se trahissait ; en se cachant à lui-même, en ne concernant pas toute l'expérience, mais seulement le monde purement idéal il mutilait ses propres méthodes. Le cadre philosophique inadéquat de la découverte mathématique dans l'Antiquité vouait à l'échec cette mathéma­tique elle-même. • Avec la géométrie euclidienne était née l'idée très impres­sionnante d'une théorie systématique uniforme et déductive visant un but idéal, éloigné et élevé, fondée sur des concepts et des énoncés, un ensemble tout de rationalité, une totalité composée uniquement de vérités immédiatement ou médiatement, directement évidente dans sa vérité absolue. Cependant la géométrie euclidienne et d'une façon générale la Mathématique antique ne connait que des problèmes finis, un a priori fini et clos • (Crise, p. 144).

Le développement interne des mathématiques vers un a. priori infini, qui commence avec les origines de l'algèbre et de la géométrie analytique, avec Descartes et Galilée, mais ne s'épanouit qu'avec la mathématique des éléments de la continuité, avec Newton et Leibniz, n'est donc possible que par une révolution philosophique, celle de la Renaissance : en réalité les innovations des mathéma­tiques à partir de Viète et de Galilée sont rendues possibles par la nouvelle motivation de la physique mathématique, et celle-ci, à son tour, par la nouvelle motivation philosophique du copernicianisme métaphysique. De ce point de vue on comprend pourquoi Cohen fait du principe des grandeurs intensives le centre de la philosophie kantienne : on y rencontre en effet l'extension des mathématiques fondées sur la mathématisation de l'objet physique, fondée elle-même sur la conquête de l'autonomie philosophique, du principe trans­cendantal de la possibilité de l'expérience. Aussi Kant peut-il déclarer que si • toute connaissance géométrique, parce qu'elle se fonde sur une intuition a priori, a une évidence immédiate et où les objets sont donnés dans l'intuition a priori (quant à la forme) par la connaissance elle-même, les concepts purs de l'entendement au contraire font naitre le besoin indispensable de chercher non seulement leur déduction transcendantale, mais encore celle de l'espace » (Cri­tique, p. 102); mais au moment où l'Analytique rend problématique l'Esthé­tique elle-même, on aperçoit aussi le rapport nécessaire de celle-ci à celle-là et les mathématiques perdent enfin leur autonomie métaphysique ; l'hypothèse d'une absence de règle dans la succession des phénomènes est réfutée dans le célèbre paragraphe de la synthèse de la reproduction dans l'imagination, on reconnaît qu'« une synthèse correspond toujours à la synopsis • (Critique, p. 109) et même, renversant les termes de la première apparence, on affirme que la synthèse de l'appréhension a directement pour objet l'intuition « laquelle sans doute présente un divers, bien qu'elle ne puisse jamais, sans une synthèse pré­liminaire, produire ce divers comme tel et aussi comme contenu dans une repré­sentation • (Critique, p. 112). L'humanisme de la Renaissance apparaît alors comme la condition réelle pour que s'accomplisse l'humanisme de l'Antiquité. • Comme on est déjà arrivé par le retour de la Renaissance à la philosophie antique - comme c'est le cas de Galilée - à la conviction certaine de la pos­sibilité d'une philosophie, d'une Epistèmè aboutissant à une science objective du monde, comme déjà on venait de démontrer que la mathématique pure appliquée à la nature réalisait pleinement le postulat de l'Epistèmè dans son domaine de formes :n'était-il pas nécessaire dans ce cas que se dessine aussi pour Galilée l'idée d'une nature qu'on pourrait déterminer constructivement de la même façon dans tous les autres sens 'l • (Crise, p. 157).

(1) KTE, S. 362.

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intime nous conduit spontanément à l'étude des principes qui rendent possible cette signification, cette double affection du sens par l'objet transcendantal. Cette étude nous montrera que le calcul infinitésimal est la vérité de la géométrie et de l'arith­métique. cc L'Espace et le Temps lui-même, ies conditions sensibles de l'unité de conscience, en tant qu'ils représentent des quanta continua, sont constitués comme continua grâce à la condition de pensée de la réalité de la grandeur intensive. Par conséquent la grandeur intensive apparaît immédiatement comme la condition préalable de l'extensive ; car lorsqu'on doit penser l'unité d'une pluralité, il faut d'abord penser l'unité elle-même. C'est là l'unité qui n'est appréhendée qu'en tant qu'unité. C'est le besoin réel et logique de désigner le lieu de cette unité absolue. Car il semble que par là seulement l'objet se produise. L'objet de la grandeur extensive n'est quant à lui qu'une figure comparative sans fon­dement. Telle était la nécessité qui conduisit à l'infiniment petit, à poser quelque chose qui devint unité non par rapport à Un, mais par rapport à Zéro (1). n Le principe de la grandeur intensive éclaire enfin le sens intime et par ·lui le sens externe ; en lui la catégorie de réalité limitative se schématise dans la conti­nuité du temps et elle fournit la possibilité de cet objet de l'expé­rience qui est le fil conducteur de la méthode. Nous découvrons enfin la vérité de l'Espace et du Temps dans la naissance trans­cendantale de cet objet qui n'est possible comme synthèse et comme connaissance qu'en se schématisant en eux. cc La réalité est donc la catégorie, qui, en tant que telle, remplit les formes de l'Espace et du Temps avec la première disposition d'un contenu tel qu'il prépare l'objet mathématique d devenir objet physique. Or cela devait être désigné comme un triomphe de la pensée : que dans la force de réalisation elle dépassât les conditions sensibles, que, bien plus, ces dernières eussent besoin d'elle pour composer positivement leurs propres figures à partir de ses positions. C'est pourquoi la réalité, qui, par l'intermédiaire de la continuité, cons­titue la grandeur intensive, est la pierre de touche de l'idéalisme ci·itique, dans laquelle l'Espace et le Temps montrent leur signifi­cation négative et la catégorie sa signification créatrice (2). n

Le problème de la synthèse est désormais résolu par son rapport à l'expérience possible. La pensée devient connaissance, c'est-à­dire synthèse, quand elle se rapporte à un objet possible. Aussi

(1) KTE, S. 428. . (2) KTE, S. 429. Cf. sur ce point l'interprétation du Timée par Natorp

(PI, 372).

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ne comprenons-nous l'objet mathématique - en lui-même tou­jours incomplet, incompréhensible et provisoire - que dans la mesure où il préfigure l'objet physique. C'est la genèse transcen­dantale de l'objet physique qui éclaire la genèse<< métaphysique» de l'objet mathématique. Tel est le miracle du calcul infini­tésimal : c'est en permettant d'engendrer le mobile qu'il a fait comprendre la nature et la constitution du Mouvement, de l'Espace et du Temps. La théorie de la double affection et de la réceptivité perd tout mystère : la pensée s'affecte en intuition sensible pour devenir connaissance. Que ce soit elle qui comme objet ou sujet transcendantal se trouve au principe de l'affection du sens externe ou du sens interne, nous le vérifions maintenant avec le calcul infinitésimal lorsque nous la voyons engendrer en un seul et même acte l'objet et les conditions négatives de sa connaissance, là la réalité comme force physique, ici l'Espace et le Temps comme forme mathématique. C'était le propos trans­cendantal du sens intime de nous faire atteindre cette genèse finale à travers les problèmes métaphysiques et imparfaitement transcendantaux de la synthèse, de l'Espace et du Temps.

§ 16. La signification t!'anscendantale de la grandeur intensive (Aperception, Imagination, Principe)

Nos analyses nous ont conduit à accorder à la Logique trans­cendantale une situation centrale dans l'édifice critique.« Puisque le domaine de la connaissance, qui est conditionné et rendu possible par les types d'a priori, est désigné comme celui des juge­ments synthétiques, la condition transcendantale universelle est celle des jugements synthétiques... Or les différents types d'a priori doivent être considérés comme des contributions aux principes, comme des matériaux pour leur contenu. L'expression générale de la condition transcendantale est donc le principe suprême de tous les jugements synthétiques (1). » Les principes fournissent la solution du problème transcendantal : ils montrent en effet comment une synthèse est possible dans le jugement en s'appuyant sur le principe suprême de la possibilité de l'expé­rience. Objectivité el synthèse sont enfin identifiées dans la Logique

(1) KTE, S. 138. Moment du Théétète (186, B, A) : • Quel est le nom que prend la conscience quand, tout à fait pour elle seule, elle a affaire à ce qui est ? Réponse : jugement. Ainsi la connaissance est ramenée au jugement, à la fonction générale de !'unité synthétique, les concepts aux concepts fondamen­mentaux en tant que types fondamentaux de la synthèse, foncl!ons fondamen­tales du jugement» (PI, 113). Le système des catégories, qui n'est qu'esquissé dans le Théétète, ne s'approfondira en un système de principes que dans le Phédon.

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transcendantale. Par les principes la révolution· copernicienne est accomplie: la conscience de soi rejoint la conscience d'objet. Aussi la fonction de synthèse qui se constitue dans la catégorie n'a d'autre fondement que la possibilité de l'expérience établie dans le principe (1). Le problème de la vérité ne parvient à être exacte­ment posé qu'à ce niveau : tandis que la Logique générale risque à tout moment de conduire à l'apparence transcendantale, dans la mesure où elle opère avec des concepts et qu'ignorant a priori le principe transcendantal suprême, elle est à tout moment tentée de confondre l'analyse et la synthèse, l'ontologie et la science, la Logique transcendantale possède dans le rapport des catégories à l'expérience possible un critère indiscutable de leur vérité et elle établit ainsi des principes par lesquels seul un objet peut être pensé. « Ces principes sont dérivés d'un principe unique, qui nous est connu comme l'unité de la conscience (2). >> Ainsi le problème de l'aperception transcendantale se trouve au centre de la Critique de la Raison pure. Quel est son sens ? Quelle est sa portée ? Comment donne-t-elle naissance au problème de la vérité?

Ce qu'elle illustre simplement, c'est la possibilité de l'expé­rience comme une unité. Le principe suprême de la possibilité de l'expérience peut et doit s'exprimer, en tant qu'il fonde la possibilité d'une connaissance a priori de cet objet possible, dans le principe de l'unité de conscience (3). Aussi l'aperception trans­cendantale, immédiatement identifiée par la Révolution coperni­cienne au principe suprême de la possibilité de l'expérience pour fonder la possibilité d'une connaissance a priori, ne saurait avoir le sens d'une conscience métaphysique, réaliste et psychologique. Le Je pense qui est au principe de l'expérience possible et qui doit pouvoir accompagner toute mes représentations est non point la conscience subjective d'une unité, mais l'unité objective d'une conscience. La distinction du sens intime et de l'aperception avait précisément pour fin de prévenir toute erreur d'interprétation; le sujet transcendantal ne possède à cet égard aucun privilège par rapport à l'objet transcendantal : il ne se connaît que comme il s'apparaît, c'est-à-dire dans la synthèse du divers dont il produit l'affection dans le sens. cc L'aperception transcendantale signifie : l'aperception pensée comme une condition transcendantale, comme principe suprême de tous les jugements synthétiques, et

(1) KTE, S. 267; voir plus haut, p. 167. (2) KTE, S. 271. (3) KTE, S. 140-141.

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non pas comme l'état transcendant ·d'une conscience person­nelle dont le rapport à l'expérience serait absolument immédiat. La conscience, pensée du point de vue transcendantal, apparaît non seulement comme la formule originaire de la loi, mais plus précisément comme l'ensemble des méthodes pour créer l'expé­rience en son contenu scientifique et avec tous ses contenus (1). » Le principe suprême transcendantal vaut donc absolument pour la conscience elle-même, à laquelle il est identique; loin qu'accom­pagnée par les lueurs de l'intuition intellectuelle, la conscience, entendue comme conscience de soi, ait à construire l'expérience, son unité même se réfère à l'unité des méthodes de la connais­sance, et loin qu'il y ait à déduire le principe de la possibilité de l'expérience du fait indubitable de la conscience de soi comme l'avait pensé Descartes et comme le pensent après lui tous les idéalistes fichtéens, l'analyse transcendantale nous oblige à ren­verser ces positions et à n'admettre l'unité de conscience qu'à titre de corrélat copernicien de l'unité de l'expérience possible.

<< Ainsi la pensée copernicienne du transcendantal obtient son expression définitive et adéquate: to Des objets ne sont possibles que par la possibilité de l'expérience; zo Des objets, rendus pos­sibles par l'expérience, ont une réalité objective. L'a priori, fondé dans l'unité de la conscience, est si peu subjectif que, bien au contraire, il conditionne et rend possible pour sa part toute objectivité (2). »La signification transcendantale de l'aperception se trouve ainsi déterminée ; en tant que «condition subjective », c'est elle qui fonde le procès de l'objectivation, ce procès qui ordonne aux multiples consciences des jugements de perception l'unité et l'identité fonctionnelle des jugements d'expérience, ce procès qui transforme la chimère spatiale en forme des objets extérieurs. Parce qu'elle exprime à l'intérieur de la subjectivité copernicienne le principe suprême de la possibilité de l'expérience, l'aperception transcendantale réalise cette alchimie de transmuer le Soi en objet, d'objectiver la pensée en connaissance et en synthèse. Cette objectivation, dont la Critique de la Raison pure se propose d'éclaircir les mystérieuses origines en posant le pro­blème de la possibilité des jugements a priori, consiste à rapporter

(1) KTE, S. 142; KBE, S. 58 (2) KTE, S. 143. C'est le principe de la possibilité de l'expérience qui- tel

est le sens du problème de la participation - caractérise en tant que tels les dialogues platoniciens ; c'est lui qui par exemple fait du Parménide, même s'il est parfois enveloppé dans une forme éléatique, un dialogue authentiquement académicien, car, eu égard à la théorie des idées • on ne met nulle part en ques­tion la validité de cette théorie en général, mais on se demande comment elle sert à confirmer ou à anéantir la possibilité de l'expérience • (PI, 229 et 221).

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le divers de l'intuition à l'objet transcendantal qui lui sert de fondement et d'unité, et à déterminer ainsi ce qui auparavant n'était que déterminable. Cet acte est la synthèse propre à l'aper­ception transcendantale. « Le concept, né dans l'aperception transcendantale, exprime le rapport à quelque chose, que nous nommons objet. Donc l'objet a en lui son fondement dernier. Les phénomènes ne sont en fin de compte que des représentations qui en tant que telles et uniquement en tant que telles ont leur type d'objet. Cet objet de la représentation ne peut donc pas lui-même être intuitionné, de telle sorte qu'il peut être nommé l'objet non empirique, c'est-à-dire transcendantal ~ x. Le pur concept de cet x peut seul constituer une réalité objective. Or ce pur concept ne contient rien d'autre que l'unité qui est reconnue dans le divers par rapport à un objet ; et cette unité à son tour présup­pose une ·unité formelle de conscience, dans laquelle cette syn­thèse peut se produire (1). »Ainsi la recognition transcendantale dans le concept n'est possible que par rapport à l'appréhension et à la reproduction du divers dans le sens intime. C'est par ce rapport nécessaire à l'intuition que l'aperception transcendantale est originairement synthétique, c'est-à-dire qu'elle s'identifie au principe même de la possibilité de l'expérience et de la connais­sance a priori. A cet égard l'aperception n'est pas distincte du schématisme : « le concept est la catégorie ; le divers est le sens, l'aperception désigne leur union» (2).

C'est donc à travers les schèmes de l'imagination transcen­dantale et à travers eux seuls que nous pouvons saisir l'activité de l'aperception. Littéralement, celle-ci n'est en rien différente de celle-là. Cette identité n'est qu'une autre traduction du principe suprême de la possibilité de l'expérience et de la signification transcendantale de la chose en soi, et non l'expression d'une réalité psychologique ou métaphysique. C'est en effet parce que la syn­thèse qu'elle réalise n'est possible que par le mouvement coperni­cien de l'objectivation et de la possibilité de l'expérience, que l'aperception transcendantale a besoin d'appliquer la catégorie à l'intuition ; en dehors de cette application immanente elle ne ferait qu'expliciter analytiquement le concept au lieu de le cons­truire synthétiquement, et elle donnerait lieu à une réflexion ontologique, non à une connaissance mathématique et physique. cc Comment puis-je appliquer l'aperception transcendantale à des phénomènes? En la développant en objet dans le divers du sens

(ll KTE, S. 307. (2 KTE, S. 59.

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interne au moyen du concept. Si je veux au contraire la penser en dehors de ce sens comme Je intellectuel, comme substance suprasensible, je puis le faire: c'est là l'office de la pensée et celle-ci a sa valeur en d'autres circonstances; mais jamais par là je ne puis connaître quelque chose. Car l'intuition appartient inéluctable­ment à la connaissance. Or dans celle-ci le véritable Je est et demeure uniquement phénomène... Cette condition sensible restreignante et en même temps réalisatrice de la catégorie : telle est la signification du 'schème transcendantal (1). »C'est donc par

(1) KTE, S. 383. Problème de la subsomption transcendantale bien ana­lysé par KANT dans sa Lettre à Jacob Sigismund Beek, 20 janvier 1792. • Vous m'avez proposé votre recherche fondamentale concernant ce qui est justement le point le plus difficile de toute la critique, à savoir l'analyse d'une expérience en général et les principes de la possibilité de cette dernière. Je me suis d'ail­leurs déjà constitué un projet de faire le tour de cette difficulté dans un système de métaphysique et de commencer par les catégories d'après leur ordre (après avoir auparavant simplement exposé les pures intuitions de l'espace et du temps sans en avoir préalablement cherché la nécessité) et pour terminer l'exposition de chaque catégorie, par exemple de la quantité et de tous les prédicables qui y sont contenus, de montrer alors : qu'aucune expérience des objets des sens n'est possible, à moins de supposer a priori que tous ils doivent être pensés comme grandeurs, et ainsi de suite avec toutes les autres ; à ce propos il est toujours à remarquer que nous ne nous les représentons que comme donnés dans l'espace et le temps. De là découle ensuite toute une science de l'ontologie comme pensée immanente, c'est-à-dire telle qu'on peut s'assurer de la réaJité objective de ses concepts. Ce n'est qu'après, dans le seconde section, qu'on aura montré que dans ces concepts toutes les conditions de la possibilité des objets trouvent toujours à nouveau leur conditionnement et que cependant la raison tente inévitablement de les dépasser dans !'inconditionné, quand notre pensée devient transcendante, c'est-à-dire qu'aucune réalité objective ne peut plus être trouvée pour ses concepts en tant qu'idées et qu'ainsi celles-ci ne peuvent fournir aucune connaissance des objets : dans la dialectique de la raison pure (l'exposition de ses antinomies) je voulais montrer que ces objets d'une expé­rience possible en tant qu'objets des sens donnaient à connattre ce qu'ils visaient non comme des choses en soi, mais seulement comme des phénomènes et désormais du moins rendaient représentable la déduction des catégories, en rapport avec les formes sensibles de l'espace et du temps en tant que conditions de leur liaison en une expérience possible, qu'ils donnaient à penser en général un objet pour les catégories mêmes mais considérées comme concepts (l'intui­tion pouvant être de n'importe quelle forme), et ensuite à constituer le domaine même élargi au delà des limites des sens, mais qui ne donne lieu à aucune connaissance. Mais assez sur ce sujet.

• Vous avez touché tout à fait juste en disant:« L'ensemble (Inbegriff) des « représentations est lui-même l'objet, et l'action de l'esprit par laquelle l'en­• semble des représentations est représenté, s'appelle : les rapporter à l'objet. » On peut toutefois encore ajouter : comment un ensemble (Complexus) de représentations peut-il être représenté 'l Non pas par la consCience qu'il nous est donné; car un ensemble exige une composition (Zusammensetzen) (syn­thesis) du divers. Il doit donc (en tant qu'ensemble) être fait (gemacht), et même par une action interne, qui vaut en général pour un drvers donné et pré­cède a priori la façon dont celui-ci est donné; autrement dit il ne peut qu'être pensé par l'unité synthétique de la conscience de ce divers dans un concept (d'un objet en général); et ce concept, indéterminé eu égard à la façon dont quelque chose peut être donné dans l'intuition, rapporté à l'objet en général, est la catégorie. La propriété simplement subjective du sujet représentant, en tant que le divers est en lui donné d'une façon particulière (pour la composition et

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suite de la distinction transcendantale entre l'analyse et la syn­thèse, entre le noumène et le phénomène, entre la pensée et la connaissance, c'est en conséquence de la signification négative de la chose en soi et du principe transcendantal suprême que l'ima­gination transcendantale est promue au rôle éminent de clef de voûte du système kantien.

l'unité synthétique de ce divers), s'appelle sensibilité, et cette façon (donné a priori à l'intuition), la forme sensible de l'intuition. En rapport à elle, les objets sont, au moyen des catégories, connus simplement comme choses dans le phénomène, et non d'après ce qu'ils sont en eux-mêmes ; s'il n'y a pas d'in­tuition, ils continuent d'être pensés mais ils ne sont pas connus, et si non seule­ment l'on fait abstration de toute intuition, mais si on exclut également les objets, alors les catégories ne peuvent être assurées d'une réalité objective (d'après laquelle elles représentent en général quelque chose et ne sont pas des concepts vides).

• Peut-être pouvez-vous éviter de définir dès le début la sensibilité par la réceptivité, c'est-à-dire la façon d'être des représentations comme elles sont dans le sujet en tant qu'il est affecté par les objets, et vous contenter de le poser dans ce qui dans une connaissance constitue uniquement le rapport de la repré­sentation au sujet, de telle sorte que la forme de celle-ci ne fait connaître dans ce rapport à l'objet de l'intuition rien de plus que le phénomène de cet objet. Mais que ce subjectif constitue seulement la façon dont le sujet est affecté par les représentations, et donc sa réceptivité, voilà que prouve suffisamment le simple fait qu'il n'est que la détermination du sujet.

• En un mot : puisque toute cette analyse n'a pour fin que d'exposer : que l'expérience elle-même n'est possible que par le moyen de certains principes synthétiques a priori, mais que ceci, à son tour, si ces principes sont rapportés réellement, peut alors être rendu exactement saisissable, je tiens pour prudent, avant que ceux-ci ne soient exposés, de s'y prendre d'une façon aussi brève que possible. Peut-être la façon dont pour cela je procède dans mes Leçons, où je dois être court, peut-elle dans une certaine mesure vous aider. Je commence en disant que je définis l'expérience par la connaissance empirique. Mais la connais­sance est la représentation d'un objet donné comme tel par un concept; elle est empirique si l'objet est donné dans la représentation des sens (qui contient donc à la fois la sensation et celle-ci liée à la conscience, c'est-à-dire la perception), mais une connaissance est a priori, si l'objet est sans doute donné, mais pas dans une représentation des sens (laquelle peut toujours néanmoins être sen­sible). Pour une connaissance sont exigées deux sortes de représentations : 1) Une intuition, par laquelle un objet est donné; et 2) Un concept, par où il est pensé. Maintenant, pour faire de ces deux éléments de connaissance une connaissance, une action est de plus exigée : qui compose le divers donné dans l'intuition conformément à l'umté synthétique de la conscience, qu'exprime le concept. Mais comme la composition n'est pas donnée par l'objet ou par la représentation de cet objet dans l'intuition, mais qu'elle ne peut être que faite, elle repose sur la spontanéité pure de l'entendement dans les concepts d'objets en général (de la composition du divers donné). Mais comme également les concepts, auxquels aucun objet ne pourrait être donné comme correspondant, donc sans aucun objet ne seraient pas des concepts (pensées par lesquelles je ne pense rien), il doit donc aussi bien être donné a priori un divers pour ces concepts a priori, et même, puisqu'il est donné a priori, dans une intuition sans chose comme objet, c'est-à-dire dans la simple forme de l'intuition, qui est simplement subjective (espace et temps), par conséquent, conformément à l'intuition pure­ment sensible, à sa synthèse par l'imagmation sous la règle de l'unité synthé­tique de la conscience, que contient le concept ; et comme la règle est appli­quée aux perceptions (dans lesquelles les choses sont données aux sens par la sensation), elle est la règle du schématisme ·des concepts de l'enten­dement».

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C'est ce rôle - qui n'est autre que celui de l'aperception elle-même - qu'il faut se garder de perdre de vue. On risque en effet, à cause des préjugés psychologiques d'une analyse purement métaphysique, de ne distinguer l'imagination repro­ductrice et l'imagination productrice que comme deux degrés d'abstraction et généralisation au sein d'une même faculté. Comme la synthèse de la reproduction dans l'imagination appar­tient sans aucun doute à la sensibilité, c'est-à-dire à l'affection du sens interne et aux modes de la production du divers, du déterminable comme tel (ces modes étant l'appréhension dans l'intuition et la reproduction dans le concept), on en conclut logi­quement que l'imagination productrice - ou faculté du schéma­tisme - ne fait que développer le mouvement amorcé dans la reproduction : l'art caché du schématisme appartient donc alors à la sensibilité ; l'imagination productrice est du côté de l'imagi­nation reproductrice; c'est enfin dans l'un et l'autre cas une seule et même faculté qui se range sous le concept général de sensibilité, dans la mesure où celle-ci se distingue de l'entendement. L'analyse psychologique distingue donc formellement l'imagination et l'aperception transcendantale. Or c'est cette distinction que l'analyse transcendantale ne cesse de refuser. « L'imagination productrice doit être portée au compte non de la sensibilité, mais de l'entendement (1). »Bien plus, on ajoute que c'est grâce à elle que l'entendement connaît au lieu de penser simplement, rôle qui était précisément dévolu à l'aperception transcendantale. «L'imagination donne à l'entendement, qui sans elle n'aurait que la force de l'abstraction, les plus hautes des règles et des lois (2). » On reconnaît ainsi à l'imagination la signification transcendantale suprême qui, comme on a vu, loin de pouvoir être accordée au sens interne, doit déjà être supposée pour que celui-ci soit déter­miné et reçoive du même coup la propriété de devenir un élément de l'édifice transcendantal comme condition de la possibilité de l'expérience. On lui accorde la vertu de faire passer l'entendement lui-même de sa signification logique- comme faculté d'abstrac­tion- à sa signification objective - comme principe constitutif de l'expérience. On précise ainsi que l'imagination et l'apercep­tion ne sont qu'1,1ne seule et même chose en tant que méthodes, puisque c'est par elles que le critère externe est remplacé par le critère interne dans le problème fondamental de la synthèse apriorique : « le concept intellectuel de grandeur devient actif et

(1) KTE, S. 309-310. (2) KTE, S. 312.

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réel dans la synthèse du tracé.de la ligne, donc dans cette fusion de l'imagination productrice, dont la synthèse est ce tracé de la ligne, avec l'aperception transcendantale dont l'unité est à son tour l'unité de l'action (1) ».

Comment une telle révolution est-elle possible ? Elle implique que, lorsqu'on passe d'un examen métaphysique et superficiel des facultés à un examen sérieux, c'est-à-dire transcendantal et épistémologique des méthodes, les apparences de la psychologie et de la conscience de soi s'effondrent. Celles-ci rangeaient sous une même faculté l'imagination productrice et l'imagination reproductrice : tel est le postulat psychologique auquel nous force de renoncer l'analyse des sources de la connaissance apriorique. L'importance exceptionnelle que Kant attribue à la distinction entre schème et image n'a d'autre fin que de renvoyer l'imagina­tion reproductrice à la sensibilité et au sens interne, tandis que l'imagination productrice est élevée à la dignité de la recognition de l'entendement et qu'elle se trouve ainsi identifiée à l'apercep­tion transcendantale. La raison de cette transformation est simple : en tant que faculté des images, l'imagination se contente de produire un divers, et en tant qu'il existe une reproduction a priori, elle se définit comme la forme des phénomènes. Mais cette forme reste en soi indéterminée : elle ne rend possible qu'un objet déterminable, non un objet déterminé. Aussi ne parvient­elle pas à une validité vraiment universelle. Dans les images de la reproduction, le sens interne pose une multiplicité de consciences sans fournir lui-même l'unité qui les détermine. Nous ne parve­n0ns à cette unité que par l'acte de recognition qui se libère de l'intuition particulière pour en fournir la règle universelle. Ce passage, qui est celui de l'image au schème, de l'imagination repro­ductrice à l'imagination productrice, est donc nécessaire­ment aussi celui de la sensibilité à l'entendement. << Les catégories contiennent les unités pour la pure synthèse ; mais dans ces unités se fixe cependant indéniablement une image ; donc la synthèse est une action de l'imagination. Seulement cette image ne se rapporte pas à une intuition particulière, mais à l'unité de l'aperception. Les catégories forment donc l'unité de l'apercep-

(1) KTE, S. 324-325; le texte ajoute significativement pour indiquer le passage de l'analyse et du sens métaphysique des facultés à l'analyse et au seris transcendantal des méthodes : • C'est pourquoi dans la proposition citée plus haut, le terme d'imagination est emprunté à la première édition, et la synthèse figurée est nommée dans ce rapport qui est sien à l'unité synthétique originaire : la synthèse transcendantale de l'imagination. L'imagination est syn­thesis, non synopsis, déterminante, non déterminée, intellectuelle, non sensible, donc pleinement transcendantale. •

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tion dans chaque synthèse ; en elles l'aperception reconnaît l'identité des représentations formées par toutes les formes pré­citées de synthèse et, en se fondant sur l'identité de ces repré­sentations, l'identité du Moi lui-même. Mais ce rapport, dans lequel s'accomplit cette recognition, dans lequel l'Image devient Concept, nous savons aussi y reconnaître l'entendement; l'unité, dans laquelle la recognition s'accomplit, est donc le concept pur de l'entendement. L'entendement est un principe formel et syn­thétique de toutes les expériences, parce qu'il rend possible au moyen des catégories la synthèse des phénomènes dans une conscience unique. El l'imagination productrice produit donc moins l'image que le concept (1). »L'analyse transcendantale ren­verse l'apparence psychologique. Elle place du côté de l'entende­ment ce qui semble être d'abord du côté de l'intuition. Par là, le schème n'est que la médiation qui conduit des catégories aux principes (2) : il n'est que le dernier maillon de l'analyse trans­cendantale, en tant que son principe suprême rapporte la possi­bilité de la synthèse à la possibilité de l'objet de l'expérience. Il nous pose enfin la question de l'unité transcendantale des condi­tions formelles négatives et des conditions formelles positives de la connaissance a priori. Par les schèmes, en effet, l'imagi­nation transcendentale détermine le cas : elle transforme la catégorie en principe au moment où elle lui fournit son cas d'application, la « forme temporelle de la matière », c'est-à-dire la diversité du sens interne, et, par lui, de l'espace. Mais laques­tion se pose alors de savoir comment l'entendement dans le schème suscite ces données auxquelles il doit nécessairement s'appliquer pour produire une synthèse véritable, c'est-à-dire se rapporter à un objet. Comment surprendre la genèse transcen­dantale des conditions mathématiques et restreignantes de l'objet au moment de la genèse transcendantale de ses conditions physiques? C'est la question même de la possibilité d'une phy­sique mathématique et de la signification transcendantale du principe suprême de l'expérience possible que le schéma pose aux principes et que ceux-ci vont tenter de résoudre par la mise en œuvre des grandeurs intensives.

La tâche des principes n'est donc autre que celle des schèmes: trouver l'uniter de la synlhesis et de la synopsis. « Les principes ne sont des propositions ni de la simple sensibilité ni du pur entendement, mais des formes fondamentales de la pensée qui par

(1) KTE, S. 311. (2) KTE, S. 387.

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le moyen des unités synthétiques unifie lè divers de l'intui­tion (1). »Le problème transcendantal est enfin posé qui subsume en lui tous les autres, Comment la synthèse est-elle possible en vue de la possibilité de l'expérience ? Comment dès lors se déve­loppent les conditions négatives de cette possibilité ? Comment le sens interne fournit-il la matière d'une connaissance au sujet trans­cendantal ? Comment le sens externe représente-t-il non pas une simple chimère mais la possibilité de la connaissance a priori d'un objet extérieur ? Par ce lien intime du problème transcendantal avec les principes, la question que ceux-ci doivent résoudre n'est rien autre que celle de la connaissance a priori de l'objet. Nous aboutissons ainsi à la solution de l'interrogation posée au prin­cipe de la Critique de la Raison pure: comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? interrogation qui, par son rapport immanent avec le principe suprême de l'objectivité, nous laissait entrevoir dès le début la solution et dont les diffé­rents (( passages )) du sens métaphysique au sens transcendantal de l'Espace, de l'Espace au sens interne, de la signification métaphysique à la signification transcendantale du Temps, des catégories aux principes, n'étaient que des approximations successives. La théorie des principes exprime le kantisme en sa vérité, c'est-à-dire en son origine. << Le principe est donc non pas le concept d'objet en général, mais la connaissance de l'objet en général ou la loi de chaque objet déterminé en tant que déter­miné. Par cette dernière précision, le principe est distingué de la loi naturelle. La loi naturelle détermine l'objet comme cas parti­culier d'une loi, le principe au contraire détermine l'objet comme un objet déterminé suivant des lois en général, il rend possible sa déterminabilité légale et l'exprime (2). » Dans le principe nous devons donc retrouver la genèse transcendantale de l'objet comme connaissance et non plus seulement comme pensée. C'est lui par conséquent qui va nous montrer le passage originaire du noumène au phénomène, de l'analyse d la synthèse, de la réflexion philosophique par concept d la connaissance physique par construction de concepts, de la chose en soi enfin comme abso­lument indéterminable = x d l'unité de l'objet possible comme fondement de ioule détermination (3). En lui s'accomplit la genèse

!1) KTE, S. 411. 2) KTE, S. 413.

(3) Ainsi s'exprime le principe idéaliste fondamental de la philosophie de Platon, à savoir • qu'il faut partir du sens logique de l'énonciation en tant que seul point de départ possible, et ce qui se manifeste comme la condition de la possibilité (du sens logique) de l'énonciation, par conséquent comme le caractère

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transcendantale. C'est elle qu'il nous faut tenter de décrire. Cette description devra répondre aux trois questions que nous

avons vu se poser jusqu'à présent : celle de la Logique transcen­dantale, celle du sens interne, et celle du sens externe : 1 o Com­ment l'unité de l'objet possible est-elle posée comme réalité physique ? 2° Comment par contre-coup le divers du sens interne reçoit-il la détermination qui lui manquait et comment passe­t-on alors des jugements de perception aux jugements d'expé­rience ? 3° Comment enfin la conséquence de cette objectivation est-elle la production du divers spatial par l'affection du sens externe ? Comment passe-t-on de la grandeur intensive à la grandeur extensive. Le premier de ces problèmes est celui de la réalité, le second celui de la causalité, le troisième celui de l'extension. L'analyse transcendantale nous a montré leur liaison indissoluble : ainsi résoudre l'un, c'est résoudre les autres en même temps, et telle est la tâche des principes. L'organisation des principes devient en effet plus évidente<< dès qu'on est parvenu à découvrir son noyau dans le principe de la grandeur intensive. Car c'est sur ce rapport à la grandeur intensive que repose la grandeur exten­sive, donc le premier principe mathématique et avec lui le pro­blème de l'Espace et du Temps, mais également le principe de causalité, laquelle réalise sa production dans les grandeurs inten­sives, et enfin également le principe modal de réalité, car celle-ci veut légitimer ce qui annonce la sensation ( 1) n. Dans la solution de ce triple problème apparaîtront et combien féconde est la méthode transcendantale en tant qu'elle produit dans sa genèse la liaison de l'intuition et de la sensation, des mathématiques et de la physique (2), c'est-à-dire la science même de l'objet,

indestructible du Logique en nous, doit être pris absolument comme raison d'être (Grund), comme fondement pour tous les témoignages ultérieurs de la connaissance. Ceci n'est rien d'autre que la corrélation originaire (~OfL(jlU't"OL) de l'indéterminé et de sa détermination, de l':z: à l'A de la connaissance ... L'unité de l'idée n'est rien d'autre que l'unité de la détermination, et même de cet indéterminé qui avait été d'abord découvert dans le Parménide, sous le même terme utilisé également rarement chez Platon, &.7t&Lplœ, comme concept corré­latif à l'Eidos (158 CD) ... En termes presque kantiens, cela signifie que dans tout domaine problématique on doit poser une telle unité et qu'ensuite on doit rechercher sous sa direction : alors on y trouvera justement celle qu'on a soi­même posée. Donc l'entendement ne trouve dans l'objet que ce qu'il y a mis lui-même; toute détermination, qu'il connatt dans l'objet, repose sur sa propre position» (NATORP, P 1, 317). Le problème du Philèbe, c'est celui de la révolution copernicienne : montrer que par le moyen de la possibilité de l'expérience nous passons de la pensée à la connaissance, de l':z: à l'A, du noumène au phénomène. De là découle la nécessité de faire intervenir la science physico-mathématique (du nombre et du rapport) pour donner un contenu à ces déterminations (ibid., 319).

(1) KTE, S. XII. (2) KTE, S. XIII.

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et combien vaine la conception de la chose en soi comme une affection réaliste, puisque toutes les formes sont désormais pro­duites dans des méthodes de connaissance et servent de preuve à la force, de la pensée.

En premier lieu le principe des grandeurs intensives répond à la question de la logique transcendantale, en ce que non seule­ment il permet de poser l'objet d'une expérience possible, mais qu'il nous fait assister à la genèse de cet objet. Il est donc, au sens propre, l'origine de l'objectivité. Aussi ne saurions-nous voir en lui une donnée immédiate de la conscience: l'analyse transcendantale se situe d'emblée hors d'atteinte des objections psychologiques qui verront plus tard dans l'intensité une contamination de la durée qui est conscience et de l'espace qui est matière, un com­promis psychologiquement intenable entre la qualité et la quan­tité. Une telle objection vise plutôt la monadologie de Leibniz et le principe des petites perceptions. L'analyse transcendantale au contraire prend la question où la laisse l'analyse psycholo­gique : car d'où provient cette qualité même par laquelle on prétend définir la donnée immédiate de la conscience ? Comment une sensation est-elle possible, en tant qu'elle pose hors de nous la chose, pour nous la donner à percevoir ? Quel est le mystère insondable de ce passage de la conscience de soi à la conscience d'objet, de l'affection à la représentation, du subjectif à l'objectif qui constitue tout le propos de la Révolution copernicienne ? Or la possibilité même pour que la qualité m'apparaisse comme telle, pour qu'elle ait donc les caractères propres à une donnée immédiate de la conscience, c'est le passage à la physique. Affir­mation paradoxale! << La sensation, qui d'après sa prétention, annonce le rapport avec un monde extérieur· qui fait écho dans la sensation a besoin du passage à la physique ... De même que nous ne connaissons la nature que comme science de la nature et les objets que comme objets de l'expérience, mais que nous connaissons aussi par ailleurs la science de la nature comme garantie de la nature et l'expérience comme source des objets, le réel, que nous visons comme objet de la sensation ne peut, lui aussi, être légitimé (et il l'est alors suffisamment) que dans un principe qui constitue sa participation à la possibilité de l'expé­rience. C'est le principe de la grandeur intensive (1). »C'est donc

(1} KTE, S. 595. Moment du Philèbe. • Le flux (das Flieszende), la possi­bilité de dépasser toute détermination atteinte avec des déterminations nou­velles, l'impossibilité d'en arriver à un terme absolu avec aucune de ces déter­minations •, s'y exprime adéquatement. • Mais en tant que c'est la position déterminée des grandeurs qui met un terme à une telle détermination, se dévoile

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la connaissance effective que la science physique nous donne de la réalité de l'objet dans la sensation qui détermine la légitimité transcendantale de celle-ci. Loin que la sensation soit cette chose en soi réaliste qui nous affecte dans le sens interne, elle s'exprime dans un principe par lequel la chose en soi, mais entendue désor­mais en son sens transcendantal =x. se fournit le divers du temps et donc de l'espace pour se déterminer, c'est-à-dire pour rendre possible un objet d'expérience. La sensation s'intègre ainsi à un principe transcendantal de la connaissance elle-même, par lequel nous conférons la réalité externe à l'objet transcen­dantal en le construisant génétiquement dans le temps et en assistant littéralement à sa production infinitésimale.

Par la grandeur intensive, la sensation est intégrée au domaine de l'a priori et reçoit la faculté d'objectiver la qualité qu'elle révèle. On comprendra mieux cette signification transcendantale de la sensation par l'exemple de la loi de chute des corps. Qu'est-ce qui me permet en effet de percevoir dans une sensation ces qualités que sont la vitesse et l'accélération de la chute? Rien d'autre que la faculté de connaître physiquement cette vitesse, c'est-à-dire, puisque les parties n'en sont pas extensivement extérieures, comme celles de l'Espace, d'en synthétiser la réalité dans le principe de grandeur intensive. Cette remarque fera comprendre que dans les Melaphysische Aufangsgründe der Nalur­wissenschafl, Kant fait intervenir dès la Phoronomie, encore qu'elle n'étudie que la pure grandeur du mouvement et qu'elle ne consi­dère que la pure mobilité dans la matière, la notion de grandeur intensive, ce qui rompt le parallélisme avec la Critique de la Raison pure et fait penser la quantité avec des méthodes empruntées à la qualité (ici à la Dynamique). A la Remarque 2 du Théorème I Kant déclare : <<Si on dit pour expliquer une vitesse double qu'elle est un mouvement par lequel on parcourt dans le même temps un espace double, on admet alors quelque chose qui ne se comprend pas de soi-même, savoir : que deux vitesses égales peuvent avoir les mêmes rapports que deux espaces égaux, et il n'est pas clair en soi-même qu'une vitesse donnée se compose de plus petites et qu'une rapidité se compose de lenteurs de la même façon qu'un

ici justement la raison la plus profonde de la conviction exprimée tout au long du Philèbe, et avec une insistance si particulière: que ce n'est qu'à partir d'une détermination mathématique exacte qu'une science empirique est possible ... Or avant tout il est reconnu avec certitude que les soi-disant qualités, comme celles que Platon utilise ici comme exemples : la chaleur et la hauteur du son, ne sont susceptibles d'être nombrées et mesurées (combien chaud ou froid, combien haut ou bas) qu'en tant qu'on peut les traiter complètement comme des quantités (grandeurs variables) »(PI, 322-323).

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espace se compose d'espaces plus petits, car les parties de la vitesse ne sont pas extérieures les unes aux autres comme les parties de l'espace, et lorsque celle-là doit être considérée comme grandeur le concept de cette grandeur doit alors, puisqu'elle est intensive, être construit autrement qu'il ne l'est dans la grandeur extensive de l'espace. » Kant ajoute que ce problème ne peut recevoir de solution que si un moyen indirect est découvert, qui permette de sommer les vitesses par une construction mathéma­tique telle que je puisse concevoir ces grandeurs non plus succes­sivement, mais en même temps dans l' Augenblick; cette preuve indirecte est fournie si l'on dédouble l'espace, en posant que l'espace se meut avec le mobile et en sens contraire. La relati­vité de l'espace est le thème qui dans la Phoronomie permet de passer de l'extension à l'intensité, de la succession à l'instant- et, par là, de la construction directe, intuitive et métaphysique des mathématiques à la construction indirecte, pensée, existentielle et transcendantale de la physique. Grâce au principe de l'in­tensité je puis donc à la fois connaître mathématiquement, c'est-à-dire par synthèse constructrice dans l'intuition, et objec­tiver réellement la vitesse de chute des corps, c'est-à-dire en avoir une sensation en retrouvant dans la qualité que je perçois l'écho du monde extérieur. L'unité transcendantale cherchée entre la synthèse et l'objectivité, c'est-à-dire le sens même du principe suprême de la possibilité de l'expérience comme principe suprême des jugements synthétiques a priori trouve sa réalisation transcendantale et génétique dans le principe de la grandeur intensive qui seul nous permet ainsi d'affirmer que « les qualités des choses, que la sensation présente, deviennent objectivables par les lois de la nature (1) ll. C'est donc le principe de grandeur intensive qui résout le problème de la Logique transcendantale, et qui confère à la sensation un sens transcendantal (2). C'est lui

(1) KTE, S. 432. . {2) • La continuité est la caractéristique apriorique exclusive de la qualité.

Que donc dans la qualité du réel, seule la qualité intensive puisse être connue comme détermination a priori, cela est une seule et même chose avec la conti­nuité. Ainsi disparait le miracle : car la continuité n'appartient pas à la sen­sation, mais elle ne se laisse rapporter qu'à l'apriorisation du contenu de celle-ci, et ce rapport se trouve dans la quantité intensive. Ainsi sont constitués et satisfaits tous les besoins que nous pouvons avoir concernant la grandeur. L'objet de l'expérience est maintenant en tant que grandeur fondé comme grandeur extérieure dans la source de la grandeur intensive. » KTE, S. 437). D'une façon analogue le chap. XXI du Parménide est destiné à montrer l'im­possibilité de saisir le continu dans la sensation. • Le temps a été exposé comme expression de la position discrète. En tant que tel il se contente de garantir que dans un point discret de pensée 2 il y a quelque chose de différent que ce qu'il y a eu dans le point discret de pensée 1, c'est-à-dire qu'il n'est pas dans

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qui rend possible originairement une connaissance a priori de l'objet : « l'intensité n'est pas un mode d'ébranlement de la conscience, mais une indication originaire pour l'objectivité de l'objet (1) >>.

Mais le second problème que nous posions, concernant l'acte de détermination du sens interne et le passage du jugement de perception au jugement d'expérience, est du même coup résolu. Car .du moment que le principe de la grandeur intensive donne naissance à la possibilité de l'objet physique, il inscrit néces­sairement cette genèse dans l'ordre du temps et détermine ainsi le divers purement successif du sens interne. « De même que pour l'unité de la multiplicité la grandeur extensive constitue l'homogène, de même la réalité en tant que non seulement elle est, mais se produit dans son rapport avec la négation, devient grâce

le 2 ce qu'il a été dans l'un et qu'il est ce qu'il n'a pas été. Les moments 1 et 2 se nient, c'est-à-dire se séparent, s'excluent et par conséquent séparent et excluent aussi l'un de l'autre les déterminations de contenu posées dans chacun d'eux, savoir :A et B. Par contre dans l'instant (È/;oc(cpvl)<;) est pensé le passage continu de A dans non-A et de non-B dans B. Celui-ci n'est en réalité pas immédiatement représentable dans le temps. Le temps signifie, en tous cas immédiatement, seulement: Avant et Après. Il rend possible la pensée de ce qui était avant et de ce qui est après, mais non pas, par lui-même, de la connexion continue entre les deux, c'est-à-dire du devenir. Mais ceci appartient à une pensée, qui précède la pensée du temps (welches dem Zeitdenken vorausliegt), et qui permet seule de penser le temps comme un continuum, bien loin de rendre possible le continu lui-même par la pensée du temps. Dans ce continuum n'est pensé ni A ni non-A, non plus d'ailleurs que dans une simple négation ce ni-ni, ou l'indifférence logique de A et de non-A, mais la limite en tant qu'elle est ce dans le concept de quoi est posé identiquement ce en quoi une détermination se termine et l'autre commence. Mais c'est là le concept exact de la continuité.

• Finalement sans doute ce concept de limite ne peut pas en rester à cette position de contradiction eu égard à la position temporelle ; cependant il était instructif de l'introduire d'abord dans cette contradiction, car ainsi sa priorité inconditionnée par rapport à la position temporelle devait être profondément éclaircie. Mais à partir de la position absolument originaire de la limite et par conséquent de la continuité, le temps peut désormais lui-même être posé comme continu et ainsi le passage à la détermination contradictoire, le devenir ou le passage, peut également être posé dans le temps, qui maintenant n'est plus discet, mais continu » (NATORP, 263). On ne saurait mieux affirmer la priorité épistémologique de l'Analytique par rapport à l'Esthétique : la nature même du temps, c'est le principe des grandeurs intensives qui la révèle.

• Par le moyen de la pensée de la continuité ... la voie est ouverte au rappro­chement entre la position sans rapport (la thèse) et la position avec rapport (antithèse). La possibilité est ouverte, d'après la~uelle la position primitivement sans rapport pénètre dans la sphère du rapport, c est-à-dire l'idée primitivement pensée de façon pure, l'a priori pénètre dans l'expérience qu'indique le domaine du rapport. Le premier principe est posé pour la possibilité de l'expérience en tant que connaissance méthodiquement assurée, ce qui est le but de toute la recherche »(ibid.) .. La synthèse des deux premières hypothèses du Parménide (l'un est un, l'un est), c'est-à-dire la subsomption transcendantale du concept empirique sous le concept pur, se fait ainsi à travers la notion de continuité par le principe suprême de l'expérience possible. »

(1) KTE, S. 438.

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à la continuité une grandeur intensive. Le schème est donc la création continue et homogène de la réalité dans le temps (1). » La grandeur i:!iiensive, c'est la différentielle : aussi assistons-nous nécessairement en même temps à la genèse de l'objet et à la genèse du sens interne. Celui-là ne se constitue comme connais­sance a priori qu'en celui-ci. En surgissant comme « condition positive » de la synthèse, la pensée, dans le principe de la gran­deur intensive, s'impose aussi la limitation de la « condition néga­tive», c'est-à-dire du temps. L'objet n'est donc pleinement déter­miné que parce que le Je transcendantal opère la synthèse de la succession par laquelle, en tant que sujet transcendantal = x, il affecte le sens interne en le déterminant, c'est-à-dire en l'objecti­vant dans un ordre où il se reconnait lui-même et schématise dans la continuité l'identité de ses représentations. Tel est le passage nécessaire de la perception à l'expérience dans la causalité. «Cet ordre de a et de b constitue le changement dans la substance présupposée en un objet d'expérience. Ni a ni b seuls, ni leur liaison extensive ne donnaient un objet d'expérience. L'expé­rience signifie la détermination du rapport dans l'existence des phénomènes comme grandeurs (2). »C'est donc parce que le prin­cipe de grandeur intensive détermine par le schématisme de la réalité dans la continuité l'ordre de l'apparition successive des phénomènes que cette apparition successive est possible en tant que sensation, que l'appréhension dans l'intuition et la recognition dans le concept acquièrent leur sens transcendantal et deviennent des conditions d'objectivation et non de pures chimères subjectives. Le sens interne ne nous livre la succession que telle qu'elle est, donc comme image, et l'imagination repro­ductrice ne nous affranchit pas de cette limitation. Il n'acquiert en effet de signification transcendantale qu'en tant que la reco­gnition montre en lui la succession telle qu'elle doit être, c'est-à­dire la règle de l'apparition de l'objet. Sans le principe des gran­deurs intensives qui fournit la loi même de la forme temporelle de la matière, le scepticisme de Hume ne peut être dépassé.

L'imagination reproductrice ne va pas plus loin que l'habi­tude des empiristes. Mais elle ne remplit ses propres enga­gements . : être une condition formelle de la conscience de soi qu'en s'appuyant à la recognition de l'imagination productrice. La vérité du temps, c'est la causalité. Le passage de l'imagination reproductrice à l'imagination productrice, de l'intuition à Jlenten-

(1) KTE, S. 425. (2) KTE, S. 454.

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dement et de la condition négative à la condition positive de la connaissance trouve donc son explication dernière dans le prin­cipe des grandeUrs intensives qui permet d'object..Wer le temps et découvre son ordre, c'est-à-dire dans la synthèse a priori qui en gouverne et en oriente la production dans le calcul infinité­siniaJ. «Les analogies de l'expérience sont des déterminations du rapport des phénomènes dans le Temps, dans lequel ils sont contenus (1). »C'est la physique, en tant qu'elle produit la perma­nence de l'objet et donc le rapport nécessaire des accidents de la substance dans la continuité, qui confère au Temps mathéma­tique- en soi subjectif- sa vérité transcendantale, c'est-à-dire sa participation à la constitution de la possibilité de l'expérience. Cette genèse du cours réglé des choses, la causalité dans le prin­cipe de la grandeur intensive, s'exprime en physique dans la force : « il faut donc unir la causalité avec le principe de la gran­deur intensive, si elle doit se manifester comme force)) (2). L'ordre

(1) KTE, S. 446. (2) KTE, S. 461. Cette subordination de la connaissance mathématique

à la connaissance physique et donc son caractère en soi simplement hypothé­tique apparaissent nettement dans le Timée. " Si la Géométrie (d'après la République) est la science d'un étant-permanent, celui-ci n'est alors rien d'autre que l'espace (caractérisé ici, 52 A, par la même propriété). Et si cet espace doit être cependant susceptible d'un traitement logique, quoi d'autre pourrait être ce dernier que la mathématique de l'espace, la géométrie ? Or le caractère simplement hypothétique, qui avait été attribué à la géométrie dans la Répu­blique, recevrait ainsi seulement son explication pleinière, alors qu'il apparaî­trait que l'espace géométrique, encore qu'il soit en lui-même constitué plei­nement logiquement, n'est cependant pas purement logique eu égard à sa position en général, en tant que substrat du sensible. En réalité l'espace dans le Timée n'est rien d'autre que l'espace géométrique pur, pensé cependant comme fondement, comme principe possibilisant du phénomène » (NATORP, 373-374). Sans doute ce fondement rétrospectif de la particularité mathématique de l'espace et du temps, comme intuitions pures irréductibles à des synthèses conceptuelles, par l'application nécessaire de ces synthèses elle-mêmes comme principes à l'expérience possible n'est pas développé clairement par Platon, faute de perspectives exactes sur la véritable physique. " Il manque ici abso­lument un principe de législation du mouvement, bien qu'on s'en approche le plus possible à titre de réquisit, après que, conformément aux hypothèses, il n'y a rien d'autre à penser dans la nature en général sinon un changement de places dynamique, qu'il faut déterminer à nouveau de façon purement mathé­matique, de déterminations dans l'espace. La seule indication utilisable scien­tifiquement dans cette direction est celle de mouvement circulaire, dans lequel les formes fondamentales des corps passent les unes dans les autres et doivent se recréer les unes des autres. » Mais, quelques faiblesses qu'offre cette théorie mesurée à l'état actuel des sciences, « dans sa tendance fondamentale elle demeure fidèle à la direction prise depuis le Parménide par la pensée platoni­cienne pour fonder la science de l'expérience et précisément d'après des principes mathématiques. Aussi nulle part chez Platon le monde sensible, le monde du devenir n'approche de si près une signification d'être dans une forme aussi positive et concrète qu'ici lorsqu'il introduit l'espace comme un système fixe, permanent de positions, dans lequel le changement des prédicats est lui-même déterminable et de cette façon obtient un « arrêt' dans l'être ». Mais cette fon­dation est de part en part logique, elle ne s'appuie sur rien d'autre que sur les

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causal qui confère sa signification transcendantale au temps s'enracine donc dans le principe de continuité et dans la capa­cité de dériver une fonction par rapport au temps.

Mais la solution du second problème nous conduit à la solution du troisième, qui conc'Jrne le rapport de l'intensité à l'extension. Nous retrouvons ici 1a signification systématique du sens interne dans la philosophie l;ritique. Au moment où le principe de conti­nuité fonde l'objectivité de l'ordre du temps, il l'établit en objec­tivant dans l'univers externe ce qui, sans son intervention, res­terait une chimère imaginative et subjective.« Tel est le sens de la grandeur intensive : qu'elle représente le fondement de la gran­deur extensive, qu'elle la produit à partir de soi, de telle sorte qu'en elle le réel peut être fourni à la physique avec l'armature scientifique que réalise, en liaison interne avec les présupposi­tions de la mécanique, le calcul infinitésimal (1). 11 La quantité immuable, comme schématisme dans la grandeur homogène, c'est-à-dire la pure détermination quantitative des lois de la nature remonte donc au principe de la grandeur intensive comme à sa source. En se construisant dans le Temps comme quantité fluente, l'objet se construit ainsi nécessairement dans l'Espace comme quantité immuable (2). La signification transcendantale des mathématiques est fondée sur ce rapport et le premier principe de la grandeur peut alors « lancer un pont entre les mathématiques et la physique mathématique n (3). La science newtonienne reçoit un fondement intelligible. « Et cette vue de Newton concernant l'unité interne de la géométrie avec la méca­nique s'exprime dans le principe de la grandeur intensive ( 4). 11

Ainsi le principe de la grandeur intensive nous a permis non seule-

conditions légales du jugement, sur les conditions de la détermination du rapport des prédicats de la pensée à l'x de l'expérience. La signification de l'idée comme loi, et ici précisément dans sa corrélation indestructible à l'objet problématique de l'expérience donne la clé pour comprendre cet écrit sur lequel on a depuis Aristote fait tant de contre-sens grossiers » (NATORP, 375-376).

(l) KTE, S. 596. (2) C'est .à ce moment, avec les grandeurs en fluxion, que le Philèbe fait

disparaître ce qu'il y avait de paradoxal et d'insuffisant dans le concept d'ins­tant tel qu'il avait été développé par le Parménide : l'Analytique « réduit , l'Esthétique à une condition négative, toute détermination provenant rétros­pectivement de la synthèse des principes. « L'indéterminé remplit certes les fonctions de l'espace, mais en tant que simple déterminabilité et même déter­minabilité sans limite et sans terme, en fluxion, tandis que la détermination de lieu, si elle signifie quelque chose, doit se subordonner au principe de la limite » (PI, 324).

(3) KTE, S. 416, S. 420-421 ; en ce sens : NATORP, Hermann Cohens philosophische Leistung, unter dem Gesichtspunkt des Systems, 1918, S. 8 et passim.

(4.) KTE, S. 422.

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ment de donner un contenu réel aux tâches exprimées dans l'aper­ception et dans l'imagination transcendantale. Mais il éclaire (à travers la genèse de la possibilité de l'unité de l'objet physique) le sens des différents éléments transcendantaux dont nous avons suivi l'ascension et l'épopée comme Synthèse, comme Espace et comme Temps, et qui nous ont conduit à découvrir dans la gran­deur intensive le lieu véritable du principe suprême de la possi­bilité de l'expérience, le point authentiquement copernicien où la conscience de soi engendre dans l'alchimie du calcul infini­tésimal la conscience de l'objet.

§ 17. Le déplacement des concepts dans l'interprétation néo-kantienne

Tandis que l'interprétation fichtéenne de Kant était per­pétuellement renvoyée de la genèse à la facticité, de la conscience métaphysique de soi à l'inconscience de l'absolu, il semble que l'interprétation néo-kantienne évite une telle difficulté. Dans le principe des grandeurs intensives, nous saisissons en effet l'iden­tité de la genèse et de la facticité, du fini et de l'infini, de la cons­cience de soi et de la conscience d'objet, et- c'est en ce sens et en ce sens seulement que l'on peut parler du «positivisme n néo­kantien - nous saisissons cette identité positivement, dans son auto-production. Par les grandeurs intensives, nous voyons s'accomplir sous nos yeux, non plus dans les chimères méta­physiques de la conscience de soi, mais dans la positivité scien­tifique de la connaissance, le passage du noumène au phénomène, de la pensée à la connaissance, par quoi la philosophie descend enfin du ciel sur la terre (1). La Révolution copernicienne, c'est donc la découverte d'une nouvelle métaphysique : la métaphy­sique de la finitude, tant du point de vue pratique que du point de vue théorique. Ici la grandeur intensive; là l'obligation morale. L'angélisme restait le péché premier de l'idéalisme post­kantien ; aussi donnait-il lieu aux << déplacements n. Si mainte­nant le philosophe remplace la sainteté par le devoir et l'analyse par la synthèse, il semble qu'il ne risque plus de se confondre avec Dieu. C'est pourquoi le triple et unique problème de la réalité, de la causalité et de l'extension l'a retenu. Nous nous apercevons que nous ne cessons de penser simplement des objets,

(1) Cf. NATORP, PI, 382, sur la signification du Philèbe: Ce n'est pas l'idée dr1 Bien qui devient Dieu, mais Dieu est réduit à l'idée du Bien. Le platonisme, c'est le copernicianisme, la suppression de la transcendance divine.

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pour les connattre positivement, qu'au moment où le principe des grandeurs intensives nous fournit l'instrument de passage du noumène au phénomène, de l'identité divine et vide de la pensée à la synthèse a priori de la connaissance finie. Cet instrument, c'est le calcul infinitésimal. En effet, le possible subjectif ne devient un réel, le jugement de perception ne devient un juge­ment d'expérience, l'intensif ne devient extensif par son alchimie qu'au prix d'une sorte de production double : en un seul et même acte, la connaissance produit les conditions positives et les condi­tions négatives de son application, et c'est parce qu'elle se sché­matise dans l'espace et le temps que la catégorie devient principe, qu'elle cesse d'être seulement une pensée pour devenir une connaissance authentique. La philosophie classique faisait inter­venir la volonté divine, par exemple le principe du meilleur pour féconder la possibilité dans la réalité, la succession dans la causalité, l'intensité dans l' extensité et, pour tout dire, les vérités de raison dans les vérités de fait. Au contraire le principe des grandeurs intensives évite ce détour théologique, parce qu'il sécrète en même temps que la force positive de la connaissance les conditions restrictives de la finitude.

Mais une difficulté nouvelle ne surgit-elle pas de cette auto­position du Moi dans ses conditions restrictives, le temps et l'espace, qui le déterminent en le transformant en un phéno­mène ? Sans doute le passage du noumène au phénomène, de la pensée à la détermination est bien une genèse immanente. Mais cette genèse n'est-elle pas aussi toute factice ? Ce qu'on n'aper­çoit pas dans l'interprétation de Cohen, c'est la possibilité de sauver l'inconditionnalité de la pensée philosophique et d'éviter le recours vicieux aux sciences positives pour en déterminer le contenu. La genèse de l'imagination transcendantale entendue au sens du principe des grandeurs intensives demeure ambiguë. Appartient-elle à l'a priori ou à l'a posleriori? à l'inconditionné philosophique ou au conditionné scientifique ? au principe de la possibilité de l'expérience ou aux données de cette expérience? Si elle nous permet de transformer en connaissance la simple pensée, n'est-ce pas en vertu d'un emprunt explicite au monde de la physique ? Ces conditions restrictives de l'espace et du temps, qui permettent à la catégorie de se schématiser en principe, à quelle juridiction ressortissent-elles? Le néo-kantisme déclare que l'autonomie de la méthode transcendantale est assurée, lorsqu'on passe d'une analyse descriptive à une analyse juridique de la connaissance, lorsqu'on remonte de la réalité à la possibilité. Il ajoute qu'on a la preuve de ce passage au moment où l'on saisit

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la connaissance dans son concept-limite de chose en soi. Mais n'est-ce point avouer, d'une part, que l'autonomie philosophique est limitée au domaine de la pensée, du noumène, de la réflexion, tandis que le procès propre à la connaissance et par conséquent l'appel aux déterminations restrictives du schématisme implique un emprunt de la possibilité à la réalité, de la philosophie à la science effective, de la genèse au fait? N'est-ce pas, de l'autre, rendre toute genèse factice en la rapportant, comme le faisait Fichte, à ce substitut du Moi fini en général que représente la connaissance en tant qu'elle produit ses propres conditions res­trictives, son auto-détermination par le Non-Moi, l'espace et le temps?

La genèse transcendantale renvoie donc à la facticité des sciences positives. Le cercle et le « déplacement )) des concepts dans l'interprétation néo-kantienne prennent ici leur origine; en ce que la possibilité de l'expérience fait appel pour se définir à l'expérience effective. Comme Fichte l'avait bien vu à propos de Kant et de Maïmon, la philosophie devient par ce biais l'humble servante des sciences. Mais du même coup et en vertu de cette confusion entre le transcendantal et l'historique, le conditionnant et le conditionné, les sciences empiriques perdent leur significa­tion réelle et se confondent avec les principes philosophiques. Le principe des grandeurs intensives est le lieu d'élection de cette confusion. La physique newtonienne définit toute science en général. Sans doute Cohen se garde de confondre les lois empi­riques elles-mêmes et les principes transcendantaux ; grâce à cette distinction, il prétend même réfuter les objections prove­nant du fait des géométries non euclidiennes, etc. Qui n'aperçoit cependant que, dans la mesure où le principe des grandeurs intensives est tout le contraire d'une loi psychologique et où il tire sa fonction transcendantale et objectivante du sens que lui confère la mécanique newtonnienne, le système du monde de Newton se trouve sans plus de procès identifié, sinon dans son contenu, du moins dans ses méthodes, à l'état dernier des sciences ? Rien ne subsisterait en effet de l'interprétation néo­kantienne, si l'on venait à supposer un changement dans les méthodes de connaissance que représentent les « principes de la raison pure )) et qu'ils empruntent bon gré, mal gré aux sciences positives. La preuve par l'absurde en est donnée par le mouve­ment même de l'interprétation néo-kantienne, lorsque celle-ci, voulant réformer le kantisme, pour l'accommoder, d'une part, aux nouveaux principes et aux nouvelles méthodes des sciences modernes, de l'autre aux spécifications de plus en plus cliver-

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gentes que les recherches pychologiques et anthropologiques faisaient apparaître entre le monde du mythe, celui du langage, celui de la perception et celui de la science, se trouva aboutir en fait au néo-hégélianisme (1). Comment expliquer en effet que les lois d'objectivation de la percf ption ne coïncident pas avec les lois d'objectivation de la science évoluée, sinon en affirmant que les concepts de matière et de forme sont entièrement relatifs - comme l'admet d'ailleurs la Critique de la Raison pure, lors­qu'elle traite de ces concepts au niveau de l'Amphibologie des concepts de la réflexion (2) - mais que dès lors le principe des grandeurs intensives ne se trouve plus au centre de la Révolution copernicienne, puisque l'acte symbolique a lieu à n'importe quel niveau du comportement et que par exemple la qualité psycholo­gique de l'intensité met en œuvre, avant qu'il puisse être question de l'objectivation de l'intensité par le calcul infinitésimal, une constitution transcendantale sui generis (3). Il en va de même pour les différents moments historiques qui jalonnent le cours des sciences, la systématisation épistémologique des constantes dans les sciences prenant aisément la place du principe génétique des grandeurs intensives (4). Mais que reste-t-il dans une telle perspective de la méthode transcendantale, telle que la définis­sait le premier néo-kantisme de Marburg? Ne disparaît-elle pas totalement au profit de la méthode dialectique ? Peut-on même parler du transcendantal, là où les conditions de possibi­lité de l'expérience ne peuvent absolument plus être connues hors de l'expérience effective et de son déroulement, où elles prennent leur sens et reçoivent leur limite ? Les amendements proposés par Cassirer à l'interprétation de Cohen cessent de définir l'espace du néo-kantisme : ils représentent le passage du néo-kantisme au néo-hégélianisme. Ils marquent une conception nouvelle- encore qu'incomplète- de l'aliénation et de l'histoire.

Au contraire, en refusant le rapport de la connaissance à l'his­toire et en croyant pouvoir définir hors de celle-ci des méthodes éternelles de connaissance aptes à délimiter précisément le « transcendantal », Cohen appuyait en réalité son positivisme scientifique à une métaphysique de l'infini et retrouvait naturelle­ment les apories et les déplacements que l'analyse de l'interpré­tation fichtéenne a déjà mis en lumière. Le passage du possible

(1) Ernst CASSIRER, par exemple, prend comme motif de sa Philosophie des formes symboliques, la pensée de Hegel.

(2) KANT, Critique de la Raison pure, 4• amphibologie, p. 235-236. (3) E. CASSIRER, Philosophie der symbolischen Formen, t. I et II. ( 4) In., ibid., t. ·III.

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au réel, de la succession à la causalité, de l'intensité à l'extension implique, en effet, si l'on veut éviter le recours à l'histoire et la dialectique hégélienne, que les contenus transcendantaux définis par la réalité, la causalité et l'extension reçoivent, au moment où ils deviennent des connaissances proprement dites, une jus­tification éternelle qui les accroche à cette pensée, à cette chose en soi, à partir de laquelle on les engendre en les rapportant res­trictivement aux conditions de la finitude. La pensée, comme identité éternelle et divine, sert donc implicitement de garant à la connaissance, comme synthèse historique et finie. La genèse prétend s'en tenir, en vertu des << conditions restrictives », à la connaissance humaine. Mais ce qu'elle dit, elle ne le fait pas. Car qu'est-ce qui pose ces conditions restrictives comme des données ultimes, transcendantales de la connaissance, sinon leur enfon­cement dans la justification divine ? Sans doute Cohen main­tient-il entre le noumène et le phénomène la différence de l'achevé à l'inachevé ; mais cet inachevé même n'est connu que suivant une méthode immuable, de telle sorte que la chose en soi est, au sens plein, l'objectivation de la connaissance. Une fois de plus la réflexion divine est la vérité de l'intuition humaine. Comme Fichte était contraint d'appeler l'Absolu réel à la rescousse pour soutenir le Moi fini en général, de même Cohen ne peut étayer le caractère transcendantal de la connaissance qu'en l'appuyant sur le caractère divin de la pensée. La pensée n'est plus alors la limitation idéale de la connaissance, seule pleine­ment réelle mais elle devient la totalité réelle où se découpent les limites idéales de la connaissance. L'idéalisme passe dans le réalisme et, dans le positivisme copernicien, l'élément coperni­cien a cédé la place à l'élément positif.

Mouvement facilement visible chaque fois que l'interpréta­tion transcendantale néo-kantienne a prétendu s'appliquer aussi bien aux sciences de l'homme qu'aux sciences de la nature. Le positivisme juridique d'un Kelsen, lui aussi, cherche à découvrir dans une « norme fondamentale )) cet élément de grandeur intensive qui, d'une part, permette effectivement la genèse, c'est-à-dire, en l'occurrence, détermine ses conditions restrictives d'application et de validité dans l'espace et le temps, fixe donc par là même le système des délégations de pouvoir juridique et résolve les éventuels conflits de souveraineté (par exemple détermine dans la constitution le pouvoir du législateur), et qui de l'autre fonde tout cet édifice de hiérarchisation dans la fac­ticité d'un absolu, ici précisément le caractère juridique de la norme. La Grundnorm joue ainsi dans la philosophie transcen-

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dantale du droit le même rôle que le principe des grandeurs intensives dans la philosophie transcendantale de la connais­sance : elle assure le passage de la chose en soi aux phénomènes, de la pensée absolue à la connaissance effective et finie. Or la situation se renverse si l'on examine le contenu de la Grund­norm, lequel est toujours nécessairement emprunté à l'expérience et qui s'identifie en réalité avec la force de faire respecter une souveraineté. Dans la théorie juridique, comme par ailleurs dans la théorie économique (1), réapparaît donc l'antinomie fonda­mentale de toute métaphysique de l'infini : entre la forme qui est absolue et le contenu qui est fiili, entre la facticité, divine, néces­saire pour garantir la validité transcendantale des données et de l'intuition, de la finitude en général, et la genèse, humaine, finie, nécessaire pour passer de la pensée à la connaissance et conférer un contenu au principe même de la possibilité de l'expérience (2).

(1) Jules VUILLEMIN, L'être et le travail, chap. VI, p. 110. (2) « La législation inconditionnelle demeure toujours dans le domaine de

l'expérience une tâche, toujours une exigence, qui n'est remplie par aucune position réelle, achevée; tandis qu'eu égard à cette exigence, une élévation méthodique à des points de vue (idées) de plus en plus hauts est possible et nécessaire. Ainsi l'inconditionné dépasse l'être au sens de l'exigence, au sens du devoir-être» (PI, 196). N'est-ce pas à la contradiction d'une forme infinie et d'un contenu fini qu'aboutit l'interprétation néo-kantienne du platonisme ? Natorp note que dans la République la catégorie, découverte dans le Théétète, et le principe, dans le Phédon par lequel s'était « approfondie » la catégorie, « s'élargissent tous deux en idée, au sens kantien du mot qui, comme nous le voyons, est seulement plus étroit que le sens platonicien, puique Kant limite l'usage du terme au seul sommet du monde des idées platoniciennes, lequel embrasse aussi bien la catégorie que le principe (celui-ci presque sous le même nom : urro6émç). De la sorte sans doute il s'agirait au contraire de l'idée (au sens kantien) en général, non de l'idée pratique. Mais l'idée de Bien a en réalité chez Platon ce sens large » (PI, 196-197). La discussion de Natorp vise ici la Première Section du Livre 1 de la Dialectique transcendantale (Des idées en général), où Kant déclare que: 1) «Platon se servit du mot idée de telle sorte qu'on voit bien qu'il entendait par là quelque chose qui non seulement ne dérive jamais des sens, mais qui même dépasse de beaucoup les concepts de l'entende­ment, dont s'est occupé Aristote, puisque jamais il n'est rien trouvé, dans l'expé­rience, qui corresponde à ce concept. Les idées sont pour lui les archétypes des choses elles-mêmes et non pas simplement les clefs pour des expériences possi­bles, comme catégories; 2) Platon trouvait surtout des idées dans tout ce qui est pratique, c'est-à-dire dans tout ce qui repose sur la liberté, qui, de son côté, est au nombre des connaissances qui sont un produit propre de la raison. » (La note restrictive que Kant a ajoutée à cette dernière considération et qui laisse curieusement pressentir le système d'interprétation de Natorp lui-même peut être ici laissée de côté.) Pour Kant donc l'idée de Bien sert à caractériser le monde moral et la cosmologie, dans la mesure où celle-ci repose sur la finalité et où «les choses tirent leur origine des idées »; elle est coupée de l'expérience possible. Elle est donc liée au devoir-être pratique (en tant qu'il s'oppose à l'être phénoménal) et à son retentissement comme principe subjectif auto-régu­lateur du procès épistémologique : il est un principe de valeur plutôt qu'un principe d'être. C'est également ainsi que Lotze interprète Platon. Or, poursuit NATORP (PI, 201) • l'opinion de Lotze, d'après laquelle l'être de l'idée signille un valoir au sens téléologique, ne semble pas, après tout ce que nous avons

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La justification de la norme fondamentale en théorie du droit et la justification du calcul infinitésimal en théorie des sciences procèdent du même postulat : le transcendantal est réduit au positif. Mais, du même coup, le positif est érigé en absolu. La métaphysique de la connaissance finie (passage du noumène au phénomène) qui prétendait donner son sens à l'interprétation néo-kantienne se tourne en son contraire, en une métaphysique de l'infini. De Cohen nous retournons à Fichte, et du principe des grandeurs intensives, découvert par l'analyse juridique, au Moi fini en général et à son déplacement en Dieu, découverts par l'intuition intellectuelle. Il appartiendra donc d'abord à l'inter­prétation existentielle de mettre au jour ces deux erreurs, en montrant quel est le postulat de l'interprétation positiviste du kantisme et de l'analyse juridique, et comment cette interpréta­tion cache en réalité une métaphysique de l'infini et une méthode propre à l'intuition intellectuelle de l'idéalisme absolu.

dit, pouvoir atteindre l'idée du Bien, du moins si on en recherche l'explication dernière. Le Devoir-être (Sollen) n'est pas moins que l'existant (Dasein) ou que l'événement (Geschehen) une sorte d'être : il n'est pas le genre suprême. Celui-ci, d'après les lumineuses explications du Phédon, est au contraire l'être de la fonction ;udicative. Mais ceci signifie tout à fait universellement : la per­manence de relations : que ce soient les relations originairement logiques, dans lesquelles sont comprises les relations mathématiques fondamentales, ou les relations temporelles de l'événement, les lois au sens habituel des lois naturelles ou des relations de but. Si l'on entend par loi au sens le plus général toute expres­sion de la permanence générale d'une relation, l'idée en ce sens tout à fait générale signifie la loi. Ce n'est qu'en conséquence, en tant que la loi de la loi, en face de toutes les positions conditionnées, prend le sens d'Exigence (du légal inconditionné) que non pas l'idée en général, mais l'idée de l'idée devient un Devoir-Eire. Mais même cette élévation de l'être n'indique pas directement que le devoir-être passe au delà de l'être (conditionné), mais que la position de pensée en général passe logiquement au delà de toute position particulière de pensée "· N'est-ce pas nous conduire ainsi tout près d'une Grundnorm et d'un positivisme qui prétend toujours sans doute partir de la conscience de soi, mais qui, du moment qu'il se propose de retrouver l'être commun à l'être et au devoir­être, ne cesse néanmoins de traduire l'acte originaire de poser en position et recrée dans sa propre intuition originaire l'illusion du dogmatisme ?

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TROISIEME PARTIE

L'EXISTENCE (HEIDEGGER)

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CHAPITRE VII

SITUATION PHILOSOPHIQUE DE L'INTERPRÉTATION EXISTENTIALISTE

§ 18. Quel est le postulat de l'interprétation positiviste de Kant?

Si Heidegger cherche à retrouver l'inspiration kantienne en critiquant systématiquement le néo-kantisme et toutes les phi­losophies qui ont prétendu réduire le kantisme à une théorie de la connaissance et à une réflexion sur la science, ce n'est point seulement pour inventer à l'ontologie existentiale un ancêtre illustre, mais c'est parce que l'interprétation positiviste de l'idéalisme kantien conduit nécessairement et quoi qu'elle en ait à une métaphysique de l'Absolu. A travers Hermann Cohen, l'idole que Heidegger cherche à renverser n'est rien moins que Hegel. L'histoire même du néo-kantisme ne tend-elle pas à le justifier en retrouvant intérieurement les mouvements de pensée du post-kantisme, la réflexion remontant dialectiquement de la manifestation du Logos au Logos lui-même, au fur et à mesure que « l'Esprit restitué comme conscience de méthode se trans­forme en Logos johannique (1) » et que « la méthode transcen­dantale est remplacée par une méthode dialectique ». D'autre part, l'interprétation même du kantisme s'installe peu à peu dans l'horizon hégélien de l'Esprit absolu (Cassirer).

Le positivisme n'est donc qu'une métaphysique de l'Esprit absolu qui s'ignore : tel est le thème historique fondamental de Heidegger, destiné à déblayer le champ d'une métaphysique nouvelle et à assurer ainsi la possibilité d'une ontologie de la finitude. De là trois temps nécessaires dans le développement de l'interprétation existentielle de la philosophie de Kant : en quoi

(1) Cette évolution se retrouve chez CoHEN (La religion de la raison à partir des sources du Judaïsme) et chez NA TORP (Vorlesungen über die praktische Philosophie, p. ex. S. 23). Sur ce point : Fritz HEINEMANN, Einführung in die Philosophie der Gegenwart, Leipzig, 1929.

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consiste le postulat de l'interprétation positive ? comment cette interprétation positive conduit à la métaphysique de l'infini ? comment l'interprétation existentielle est liée à la position du problème de la finitude ?

Le néo-kantisme (et c'est ce qui lie cette intuition du monde au positivisme) considère la science comme un fait, dont il s'agit de préciser les conditions de droit. La philosophie de Marburg réduit ainsi l'analyse transcendantale à une analyse juridique. Cette conception implique à son tour que la question porte sur la valeur du jugement et de ce système de jugements qui constitue la science. Le point de départ est un fait, la méthode une analyse judicatoire, l'objet un jugement : tel est le programme du posi­tivisme kantien. C'est en critiquant cette triple erreur que l'interprétation existentialiste se développe.

« Pour la problématique de la possibilité de la vérité ontolo­gique originaire rien ne peut être présupposé, surtout pas le fait de la vérité des sciences positives. La fondation doit au contraire poursuivre l'étude de la synthèse apriorique uniquement en elle­même jusqu'aux formes qui lui servent de fondement, lui per­mettent de développer et rendent essentiellement possible ce qu'elle est (1). »Encore que nous retrouvions ici en un tout autre sens la recherche de l'inconditionné dont le mouvement animait la dialectique de la philosophie post-kantienne, la probléma­tique existentialiste de ce qui constituera le véritable Cogito de Kant ne signifie nullement que nous quittions le plan du fait ou de l'expérience, mais que, par la métaphysique, nous devons atteindre un fait particulier qui fournisse en lui-même son propre fondement et la raison même qui le met en question. Ce passage est celui du fait à la facticité, des sciences positives à la philoso­phie, de l'analyse néo-kantienne à l'analyse transcendantale. L'interprétation existentialiste renverse donc le rapport de la philosophie et de la science qu'avait cru établir le positivisme. La philosophie, c'est-à-dire la méditation sur l'essence du fonde­ment, retrouve le sens de l'autonomie que le néo-positivisme lui avait fait perdre en l'asservissant plus ou moins consciemment au fait extérieur d'une vérité définie sans elle et avant elle. Désormais c'est elle-même qui se trouvera en cause dans le débat sur la vérité. La crise des sciences en tant que vérités dérivées n'acquiert son sens que dans la crise générale de la pro­blématique philosophique, c'est-à-dire dans l'interrogation méta­physique elle-même. << Amener la raison latente à la compréhen-

(1) HEIDEGGER, Kant und das Problem der Metaphysik, S. 16-17, cité KM.

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sion de ses possibilités et par là même montrer clairement que la possibilité d'une métaphysique est une possibilité vraie - voilà l'unique chemin pour engager une métaphysique ou une philo-· sophie universelle dans la voie laborieuse de sa réalisation. Par là seul peut se décider si la fin innée de l'humanisme européen depuis la naissance de la philosophie grecque, fin qui consiste en ce que l'humanisme veut être un humanisme de par la raison philosophique et ne croit pouvoir être un humanisme que comme tel - dans ce mouvement infini de la raison latente vers la raison évidente et dans l'effort infini de se donner des normes précisé­ment grâce à cette vérité et à cette authenticité à l'échelle humaine- si cette fin, dis-je, est une pure chimère (1). »

La reprise de l'autonomie et de l'inconditionné philosophique transforme du même coup le sens de la méthode transcendantale. << La présentation de l'auto-formation originaire de l'unité essen­tielle de la connaissance ontologique est le sens et la tâche de ce que Kant appelle déduction transcendantale des catégories. Si donc la visée fondamentale de la déduction se trouve dans l'expli­cation analytique de la structure fondamentale de la pure syn­thèse, son contenu authentique ne peut pas alors, lorsqu'on l'expose, être exprimé comme quaestio juris. La quaestio juris doit primitivement ne pas être prise comme fil conducteur de l'inter­prétation de ce texte central pour le kantisme. Au contraire le motif et la portée de la formule juridique de la déduction trans­cendantale doivent être inversement expliqués à partir de la tendance problématique propre de celle-ci (2). » Passer du fait à la facticité, c'est-à-dire de l'hétéronomie à l'autonomie, c'est aussi renverser la méthode de l'analyse. La quaestio juris s'instaure à partir d'un événement : le fait juridique tiré de l'interprétation juridique qui s'ajoute à lui. Au contraire, parce que dans la fac­ticité surgit l'étant pour lequel il s'agit de son être, l'étant que son interrogation métaphysique met nécessairement en question, l'analyse ontologique précède toute explicitation possible de l'étant. Le problème juridique : quel est le sens du fait scienti­fique ? ne commande plus l'analyse ontologique, mais c'est la question : quel est le sens de l'être ? qui détermine a priori l'horizon de toute objectivité et de tout problème la concernant, y compris celui de la validité et du fondement des sciences posi­tives. En même temps que le fait cède la place à la facticité, l'analyse existentialiste se substitue à l'analyse juridique.

(1) HusSERL, Crise ... (2) KM, S. 64.

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Mais cette double transformation dans l'ordre de l'origine comme dans l'ordre de la méthode ne saurait laisser immuable l'objet propre de la philosophie. Il est maintenant<< facile de voir que: si au lieu d'interpréter l'expression: réalité objective à partir de l'essence de la pure synthèse de l'imagination transcendantale, en tant que celle-ci constitue l'unité essentielle de la connais­sance ontologique, on s'en tient - et même premièrement et exclusivement - à l'expression que Kant emploie, eu égard à la formulation extérieure et provisoire de la déduction trans­cendantale comme position d'une question juridique, au titre de validité objective, conçue de plus, à l'encontre du sens du pro­blème kantien, comme une validité logique du jugement, on perd complètement de vue le problème décisif ( 1) n. Dans la mesure où le positivisme néo-kantien a perdu le sens métaphysique, qu'il a glissé de l'inconditionné au conditionné, de la facticité au fait, d'une méthode existentielle à une méthode juridique, il s'est du même coup laissé prendre aux formules extérieures dont se sert Kant pour introduire le problème de la Critique de la Raison pure et il a substitué au problème originaire de l'imagination transcendantale la question seconde du jugement. Ce déplacement se marque à une double préférence de l'inter­prétation positiviste. D'une part, elle tire la Critique de la Raison pure vers une Logique de la pure connaissance (2) ; l'Esthétique trancendantale perd ainsi sa situation centrale au profit de la théorie du jugement, et l'Espace comme le Temps tendent à jouer le rôle de catégories au sens logique du terme (3). De l'autre, elle préférencie la seconde édition de la Déduction parce que celle-ci infléchit plutôt la pensée kantienne dans le sens de l'objectivité, du fait et de l'entendement. « Sans doute faut-il remarquer que

(1) KM, S. 81-82. (Z) C'est le titre d'un ouvrage d'Hermann COHEN. (3) Ne trouve-t-on pas chez Cohen lui-même et en dépit de ses affirmations

un embarras concernant le sens de l'intuition pure ? D'une part, se fondant sur l'infinité de l'Espace, on déclare : "Ce principe de l'infinité, qui s'exprime dans la représentation de l'Espace, ne peut pas être contenu dans un concept de rapports (in einem Begriffe von Verhâltnissen) ; il lui faut une intuition dont la nature consiste à progresser à l'infini et que nous nommons pure et apriorique parce qu'elle rend possible toute construction et donc toute connaissance mathé­matique. Ainsi le fait apparemment choquant de l'infinité de l'Espace repré­senté, qui pourrait indiquer son caractère conceptuel, est utilisé comme moyen instructif de fonder dans l'intuition infinie le principe de grandeur de l'Espace , (J{TE, 126). D'autre part, on résume la distinction de l'intuition et du concept en usant des termes mêmes qui naguère la faisaient disparaître : " Les condi­tions sur lesquelles repose la possibilité transcendantale de l'expérience sont découvertes et fondées: d'une part, dans les concepts de rapports (Verhiiltniss­begrijje), de l'autre, dans les concepts de liaison (Verbindungbegriffe), (KTE, 368).

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la fondation n'était pas plus psychologique dans la première édition qu'elle n'est devenue logique dans la seconde. Seulement à l'intérieur de la fondation transcendantale et subjective, la deuxième édition s'est prononcée pour l'entendement pur contre la pure imagination pour sauver la domination de la Raison (1). » Littéralement, l'interprétation positiviste a créé le fétichisme du jugement, de l'entendement et de la déduction objective. Et elle l'a fait pour s'éloigner de l'imagination, de la subjectivité et de la première édition, là où l'originaire apparaissait en tant qu'origi­naire, là où le fondement se donnait comme fondement, là où la métaphysique surgissait sous la positivité. Commencer en effet par le système des jugements pour en examiner juridiquement la validité, c'est s'interdire la question transcendantale elle-même et, sous prétexte d'objectivité, refuser d'examiner la possibilité de l'objectivité en général. La vérité du jugement est en effet un problème qui se pose à l'intérieur des '' régions de sens '' qui lui préexistent. Se demander à quelles conditions 2 + 2 = 4 est une proposition vraie, c'est présupposer un système général de l'objectivité arithmétique. La preuve en est immédiatement donnée en ce que, si j'écris: cette couleur+ 1 = 3, cette proposi­tion n'a aucun sens propre. Or cette absence de sens ne saurait provenir d'une contradiction analytique ou extra-analytique, il s'agit d'une sphère supérieure à celle où jouent l'accord et la contradiction du jugement, de la sphère même de constitution du sens et du non-sens. '' La possibilité univoque de remplir le contenu du jugement précède l'accomplissement du jugement lui­même et lui sert de condition, ou :l'existence idéale du contenu du jugement est le postulat de l'existence idéale du jugement (2). » Telle avait été la leçon essentielle de la phénoménologie : loin que le problème de la validité du jugement épuise le problème transcen­dantal, il en apparaît comme la négation et il en cache la nécessité, il nous arrête aux formulations extérieures au lieu de nous faire remonter plus haut, aux conditions de cette formulation.

L'apparence '' objective » de l'interprétation positiviste et de la seconde déduction est donc le signe d'une impuissance à ana­lyser et à fonder l'objectivité, d'une confusion entre ce qui est second et ce qui est premier, entre l'on tique et l'ontologique, entre le formel et le transcendantal. Du même coup, elle exprime une '' réduction» illicite de l'Esthétique transcendantale à la Logique, des intuitions aux catégories. Puisque tout acte du jugement,

(1) KM, S. 161. (2} HussERL, Formale und transzendantale Logik, § 89, a), S. 193.

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loin de fonder par la mise en œuvre de critères internes tirés de lui-même les conditions axiologiques de sa validité et de sa non­validité, repose au contraire sur un acte originaire de constitution de sens, l'objectivité antique du jugement : 2 + 2 = 4, relève donc de l'objectivité originaire et ontologique de l'intuition arithmétique elle-même, condition de tout jugement arithmé­tique. Si, comme l'a prouvé le «retour aux choses mêmes » dans la méthode phénoménologique, « avant tout acte de juger il existe un sol universel de l'expérience, sol qui est postulé comme l'unité harmonique de l'expérience possible ( 1), » alors ne convient-il pas de retrouver derrière la positivité naïve le fonde­ment même de la vérité qui ne peut être que philosophique et derrière le système objectif des jugements qui constituent la science naturée et le terme ultime de la réflexion positive le Logos originaire, objectivant et naturant, «l'objectif n'étant rien d'autre que l'unité synthétique, appartenant en propre à la subjectivité transcendantale, d'intentionnalité actuelle et poten­tielle (2) » ? Si donc la méthode transcendantale a un sens dans la philosophie kantienne, c'est à la condition que l'interprétation opère le mouvement exactement contraire à celui de l'analyse juridique, qu'elle passe du jugement à l'intuition et qu'elle cesse d'asservir l'Esthétique à la Logique pour subordonner celle-ci à celle-là.

A vrai dire, Husserl avait génialement pressenti cette ten­tative d'interprétation dans le projet d'une Phénoménologie transcendantale. « Chaque jugement a, dit-il, finalement un rapport d'objet individuel et donc un rapport à un Universum réel, à un monde ou à un domaine du monde pour lequel il vaut (3). »Bien plus, il découvrait comme degré fondamental à la variation eidétique une Esthétique transcendantale : « Elle traite le problème eidétique d'un monde possible en général comme monde de l'expérience pure, en tant qu'il précède toute science au sens plus élevé, donc la description eidétique de l'a priori universel, sans lequel dans la simple expérience et avant les actions caté­goriales les objets ne nous apparaissent pas dans leur unité, et où donc ne peut se constituer en général l'unité d'une nature, d'un monde comme unité synthétique passive ( 4). »Cependant ce monde de l'expérience pure semblait pour Husserl demeurer étranger à la philosophie kantienne, précisément parce que Kant

(1) HussERL, Formale und transzendantale Logik, § 89, b), S. 194. (2) In., ibid., § 104, S. 242. (3) ID., ibid., § 83, S. 181. (4) ID., ibid., Conclusion, S. 256-257.

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n'avaitmis en question que les jugements synthétiques a priori, c'est-à-dire le système des sciences, avait considéré comme allant de soi les vérités logiques et avait ainsi nécessairement manqué le problème transcendantal qui - sous l'identification du substrat du jugement- retrouve l'unité constituante et inten­tionnelle de la possibilité de l'objet, de la synthèse passive, de l'intuition pure (1). C'était ainsi accepter explicitement l'interpré­tation positiviste de la Critique de la Raison pure, la réduction de l'intuition au concept, de l'Esthétique à la Logique et la préférence accordée à la seconde déduction et au glissement de la facticité vers le fait. L'interprétation heideggérienne consistera seulement à réfuter cette interprétation et à rendre le kantisme à ses perspec­tives transcendantales. Aussi prendra-t-on pour point de départ, de préférence, la première édition (2) ; aussi s'attachera-t-on à rétablir le privilège de l'intuition et de l'Esthétique ; aussi cher­chera-t-on enfin au problème des jugements a priori une solution existentialiste ou phénoménologique et non pas conceptuelle et judicatoire. Ce qu'il faudra montrer à l'œuvre sans ces jugements, ce seront des intuitions. A travers la critique du néo-kantisme c'est l'établissement d'une interprétation phénoménologique qui transparaît et déjà l'établissement d'une métaphysique de la finitude.

§ 19. Que l'interprétation positiviste de Kant implique une métaphysique de l'infini

Que l'interprétation positiviste du kantisme reprenne néces­sairement, encore qu'elle s'en défende, les préjugés d'une méta­physique de l'infini, tels que les avait développés la philosophie post-kantienne, c'est ce qui a dû déjà suffisamment apparaître dans son insistance sur l'analyse juridique, sur la Logique trans­cendantale, sur le jugement et sur la seconde édition. « Toute transformation de l'imagination pure en une fonction de la pure pensée, transformation qu'exagérait encore l'Idéalisme allemand en liaison avec la deuxième édition de la Critique de la Raison pure, méconnaît son essence spécifique (3). n Comment la méta­physique de l'Infini et de l'Absolu peut-elle apparaître comme l'exagération du positivisme et comme le sens de son erreur? Comment ce qui s'affirme comme le contraire de la métaphysique

(1) HusSERL, Formale ... , § 42, S. 99. (2) KM, S. 188. (3) KM, S. 188-189.

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finit-il par se tourner dans le comble la métaphysique ? Comment la promesse de s'en tenir au fait de l'expérience finit-elle par donner son contraire : une prétention qui dépasse toute expé­rience et la confusion du fini et de l'infini, de l'homme et de Dieu?

L'idéalisme allemand n'a fait que développer jusqu'à l'idée d'une Logique de l'Absolu comme règne de la vérité chez Hegel, l'infidélité que Kant lui-même devait montrer par rapport à son inspiration transcendantale originaire en accordant dans la seconde édition à l'entendement le privilège que celle-là devait réserver à l'intuition. << Que signifie le combat soulevé dans l'idéalisme allemand contre la chose en soi sinon l'oubli progressif de ce pour quoi Kant combattait, à savoir que la possibilité interne et la nécessité de la métaphysique, c'est-à-dire son essence, est dans son fondement mise en question et maintenue par l'explicitation plus originaire et le maintien plus aiguisé du problème de la finitude ( 1) ? » D'où provient, en effet, l'illusion des métaphysiques de l'infini, sinon de ce qu'elles attribuent à la raison la faculté de constituer l'horizon de l'objectivité et de la vérité. A cet égard, il ne servira à rien de distinguer, et il n'y a rien d'autre dans le projet de constituer thématiquement avec les post-kantiens une métaphysique de la raison, ou de déguiser ce projet avec les néo-kantiens en prétendant s'en tenir à l'ana­lyse juridique du fait scientifique. Dès que la Logique prend la place de l'Esthétique, la notion de chose en soi tend à disparaître (comme le prouve l'interprétation de H. Cohen où<< l'on voit qu'il n'y a aucune autre distinction entre l'objet en général et la chose en soi en tant qu'objet distinct de la représentation, sinon celle qui existe entre le sujet transcendantal et l'objet transcendantal mais tous deux ne sont que les côtés d'un seul et même objet transcendantal, << réellement toujours identique = x dans toutes nos connaissances (2) ».

Tirer Kant vers la Logique, faire du philosophe qui le premier a secoué la domination de la raison un restaurateur de cette raison ou des ses produits, les jugements, c'est donc consciem­ment avec l'idéalisme ou inconsciemment avec le positivisme écarter la notion kantienne de chose en soi - fondement ultime d'une métaphysique de la finitude - et tomber dans une chi­mère, dans l'idée contradictoire d'une philosophie transcendan­tale qui pourrait être en même temps une métaphysique de

(1) KM, S. 234. (2) COHEN, Kants Theorie der Erfahrung, S. 363.

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l'infini : « Si l'essence de la transcendance se fonde dans la pure imagination et plus originairement dans la temporalité, alors l'idée de la « logique transcendantale » est précisément un concept chimérique (ein Unbegriff) (1). » Le retour au transcendantal, c'est-à-dire à l'intuition fondamentale de la philosophie kantienne, exige donc a priori qu'on prenne au sérieux la critique de la logique et de la raison, qu'une telle entreprise implique nécessai­rement. Il exige qu'au lieu de réduire le temps à un des éléments du jugement dont l'aperception dite transcendantale aurait à accomplir la synthèse intellectuelle, ce soit cette aperception dont il faille retrouver la source dans le seul acte véritablement transcendantal : la temporalité existentiale. La conséquence qu'entraîne ce renversement de l'interprétation kantienne ne saurait trop être soulignée en ce qui concerne la tentative posi­tiviste de sauver l'entendement, et sous laquelle, quoi qu'on ait prétendu, se cache en réalité la tentative idéaliste de sauver la raison. Si le kantisme a découvert réellement la finitude trans­cendantale, alors la raison ne se distingue pas réellement de l'entendement et entre la métaphysique de l'infini (idéalisme) et la métaphysique du fini, lerlium non datur, l'interprétation positiviste ne figurant une interprétation et une solution appa­rente des problèmes kantiens que parce qu'elle ne pousse pas ses prémisses jusqu'à leurs conséquences extrêmes.

« Kant nomme l'entendement pur une unité fermée. Mais d'où le tout projeté de l'affinité tire-t-il sa totalité ? En tant qu'il s'agit de la totalité d'un acte de représentation comme tel, ce qui donne la totalité doit être lui-même un acte de représentation. Ceci se produit dans la formation de l'idée. Comme l'entendement pur est le Je pense, il doit au principe de son essence avoir le caractère d'une faculté des idées, c'est-à-dire d'une raison ; car « sans la raison nous n'avons aucun usage systématique de l'entendement». Les idées« contiennent une certaine complétude», elles représentent la forme d'un tout et donc en un sens originaire elles donnent des règles (2). »Ainsi au moment même où Heidegger ramène l'usage véritable de la raison théorique à la formation de règles, c'est-à-dire à l'imagination transcendantale (3), l'expli­citation de cette réduction le conduit à identifier raison et enten­dement, faculté des idées et faculté des concepts et à tenir pour illusoires les efforts que, dans la perspective d'un nouveau salut

(1) KM, S. 233. (2) KM, S. 144. (3) KM,§ 29.

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positif de la logique, le néo-kantisme avait fait pour se dépar­tager d'avec l'idéalisme post-kantien. Si - avec les idéalistes­on refuse de réduire la raison théorique à l'imagination transcen­dantale et à la temporalité de la finitude, rien ne servira de dresser contre eux - avec les positivistes - la distinction de l'entendement et de la raison, c'est-à-dire d'un usage légitime et d'un usage illégitime de la Logique. Les positivistes tentaient d'échapper aux conséquences métaphysiques du rationalisme idéaliste en distinguant la synthèse achevée de la Raison et la synthèse inachevée de l'Entendement. Mais cette distinction n'a pas de sens à l'intérieur du rationalisme, précisément parce que l'unité des représentations dont on recherche le fondement dans les concepts doit elle-même trouver son fondement dans la loi d'affinité et dans le système « fermé » de ces représentations ; s'il y a une nature, c'est-à-dire un système d'objets posés par des jugements, comme le prétend l'interprétation rationaliste de la Révolution copernicienne, l'unité de cette nature et de ce système ne saurait être « représentée » que dans une aperception synthé­tique apte à fonder et à réunir en une totalité absolument tous les objets. Un objet manque-t-il à l'entendement? Une repré­sentation échappe-t-elle aux lois de la représentation. Alors il n'y a plus, à vrai dire, ni objet, ni représentation. L'entendement n'est a priori possible que par ma raison, ce que vérifie a posteriori le caractère architectonique de l'analyse transcendantale. H. Cohen n'est compréhensible qu'à travers Fichte. L'idée d'une synthèse inachevée demeure au sein du rationalisme un faux-fuyant et une impossibilité.

Le positivisme exprime le vain espoir de ne pas aborder le problème de la totalité et de la métaphysique. Or cet espoir s'écroule car il contredit sa propre formulation ( 1). On se contente, dit-on, de l'objectivité et de l'entendement. Mais l'objectivité n'a de sens que comme système de la nature. Si le centre de gravité du kantisme est, comme le positivisme l'a prétendu après l'idéa­lisme, la Logique transcendantale et le Je pense, alors les consé­quences métaphysiques de l'idéalisme ne sauraient être évitées. Il faut aller jusqu'à Hegel et au panlogisme. A travers l'affirmation pathétique d'un inachèvement du savoir, le positivisme visait donc quelque chose qui, loin de réfuter l'idéalisme à l'intérieur de l'horizon rationaliste, faisait en réalité éclater cet horizon même. La vérité du positivisme, c'est l'existentialisme. Espérant réfuter

(1) De là l'état de crise des sciences lié à la crise de la philosophie (HussERL, Crise, p. 136).

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l'idéalisme en conservant la Logique et en critiquant la métaphy­sique, il a en réalité réfuté la Logique et contribué à rendre néces­saire l'établissement d'une métaphysique nouvelle. Le positivisme est donc le contraire de ce qu'il croit être. Croyant figurer le pas­sage de la métaphysique à la science, il représente le passage d'une métaphysique de l'infini à une métaphysique de la temporalité. Croyant substituer à la synthèse achevée de la Raison la synthèse inachevée de l'Entendement, il cherche obscurément en fait à remplacer la Logique par l'Esthétique. Au lieu d'une critique de la totalité, contradictoire avec la visée architectonique imma­nente à tout acte transcendantal, la Critique de la Raison pure signifiera donc désormais la découverte d'une nouvelle totalité, la totalité de la finitude.

§ 20. L'interprétation existentialiste et la métaphysique de la finitude

Que le kantisme est une métaphysique de la finitude et quelle est l'orientation fondamentale d'une telle métaphysique, dans la mesure où elle prend le contrepied de l'idéalisme absolu, tel est donc le double problème que rencontre l'interprétation de Heidegger. Kant a-t-il effectivement voulu être métaphysicien et a-t-il découvert le sens et les prolégomènes de toute méta­physique future qui voudra se présenter comme science ? Quel est le thème général d'une telle métaphysique ? La réponse à cette deuxième question nous conduira enfin à la troisième, comme l'a déjà fait pressentir le rappel de la méthode phénoménologique comme mise en question du Logos, comme retour aux choses mêmes qui rendent possible la Logique et qui se trouvent, de ce fait, au delà du problème de la logique. Ce paragraphe contiendra donc naturellement un triple développement concernant :

1° L'aspiration métaphysique de Kant; 2° La métaphysique de la finitude et l'existentialisme ; 3° L'existentialisme et la phénoménologie.

Que << dans la Critique de la Raison pure en tant que fondation de la métaphysique il s'agisse dès l'abord et seulement de la raison pure humaine (1) », c'est ce qu'indique, avant que l'inter­prétation thématique interne de la Critique ne nous conduise d'elle-même à ces conclusions, le texte concernant les progrès de la métaphysique, où « Kant avait certainement en vue immédia-

(1) KM, S. 163.

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tement et dans sa totalité la problématique de la métaphysique comme telle. En conséquence, dans une fondation de la méta­physique, ce qui fait problème est la finitude spécifique de la subjectivité humaine. Et elle ne peut à aucun titre être considérée incidemment comme un cas possible d'être fini raisonnable en général (1) ''· A la finitude de l'homme appartient la sensibilité en tant qu'elle signifie : l'intuition réceptive. Comme intuition pure, c'est-à-dire sensibilité pure, elle est un élément nécessaire de la structure de la transcendance qui définit la finitude. La raison pure humaine est nécessairement une raison pure sen­sible (2). Cette raison pure doit être sensible en soi et elle n'a pas

(1) La distinction heideggérienne est d'importance. Pour Cohen, si l'ana­lyse des principes de la nature et de la moralité nous fait forcément heurter à une structure de l'expérience et de l'exigence, cette structure n'appartient qu'incidemment à la nature humaine et il n'y a pas lieu de la faire servir à l'édification d'une métaphysique de la finitude, car cette structure est le propre de toute raison en tant qu'elle est finie.

Dans l'interprétation qu'il donne du célèbre überhaupt kantien, à propos de la distinction entre sainteté et moralité (Kants Begrundung der Ethik, S. 159), Cohen répond aux ironies de Schopenhauer concernant la validité de la loi morale pour les êtres raisonnables en général. " La proclamation de la validité de la loi morale pour les êtres raisonnables en général a ce double rapport. D'un côté : le concept de la réalité éthique ne doit pas être tiré de la prétendue expérience de l'essence humaine et de son histoire ... C'est un tout autre com­merce, une communauté d'une tout autre nature que celle des êtres naturels sensibles (peu importe s'ils s'appellent homme ou animal) qui fonde la loi morale dans laquelle le concept de la réalité éthique se réalise. Mais d'autre part, l'exposition de la nature particulière d'une réalité éthique doit justement conduire à l'application à l'humanité, et ainsi à une sublimation du concept d'homme " (ibid., S. 160). Et Cohen de commenter cette double direction par une méditation sur le sens modal de la moralité : "la réalité morale ne devrait pas être dérivée de l'anthropologie pour que ce qui est nécessaire pour l'huma­nité ne soit pas abstrait de nos représentations concernant ce qui est possible au genre humain, c'est-à-dire qui jusqu'ici est réel dans l'histoire des hommes. " Théoriquement la distinction du transcendantal et du psychologique sert de même à écarter l'objection d'une nature humaine propre à nos sens et à en affranchir la validité universelle de la connaissance. " La grossièreté de nos sens n'atteint nullement la forme de l'expérience possible en général, et ainsi pour la réalité il est fait abstraction non seulement de la sensation particulière mais encore de la capacité organique de sentir en général" (CoHEN, KTE, S. 491 ). L'interprétation de Cohen élève l'homme à la raison : il s'agit d'une véritable éducation rationnelle, le kantisme fournissant ainsi la vérité de l'Aufklarung, tandis que l'interprétation de Heidegger " sensibilise " la raison et l'abaisse à l'homme, non sans doute à l'anthropologie mais à l'ontologie de la finitude, le kantisme apparaissant ainsi comme une critique fondamentale de l'Aufklâ­rung et de cette idée d'un développement qui transformerait l'homme en un être raisonnable en général.

(2) H. Cohen, en .réfutant l'objection de Schopenhauer contre Kant, objec­tion d'après laquelle Kant n'aurait jamais établi une séparation nette entre l'intuition et le concept, s'oppose fermement à la conception •d'après laquelle l'intuition n'aurait pas besoin des fonctions de la pensée. "Dans l'espace et le temps on voit l'objet donné, immédiatement. C'est pourquoi ils s'appellent justement : formes de la sensibilité, pour qu'on les distingue des catégories. Car celles-ci ne contiennent par rapport aux objets aucun prédicat de l'intui­tion, mais seulement les concepts de la raison pure, apparemment sans aucune

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à le devenir secondairement par sa liaison au corps. Bien au contraire, l'homme en tant qu'être raisonnable fini ne peut avoir son corps en un sens transcendantal, c'est-à-dire métaphysique, que parce que la transcendance en tant que telle est a priori sen­si ble ( 1). Les textes kantiens surabondants où Kant distingue l'intuition originaire et la raison pure suffisent donc à indiquer, d'une part, que la critique est une métaphysique de la raison pure, puisqu'elle est transcendantale et qu'à ce titre elle se propose pour tâche d'élucider les conditions de possibilité et l'horizon d'une objectivité en général, de l'autre, que cette métaphysique est celle d'une raison pure qui contient en soi la finitude, qui ne la reçoit pas d'un être extérieur, mais qui, en un sens déterminé, doit elle-même la produire. Considérer, au contraire, avec le posi­tivisme et l'idéalisme, que les vérités éternelles de la logique se réfèrent à un entendement et à une aperception autonome, c'est

des conditions de la sensibilité ... Les catégories peuvent tellement se rapporter aux objets, que, bien mieux, elles doivent s'y rapporter, si des objets doivent pouvoir être construits. Seulement par les catégories l'objet est pensé comme objet » (KTE, S. 361-362). Ainsi le commentaire de l'expression kantienne : « concept sensible » conduit Cohen à une interprétation exactement contraire de celle que pensera devoir en tirer Heidegger. «Le concept sensible, dit Cohen, doit justement signifier: le concept schématisé » (KTE, S. 383). Si l'on se sou­vient maintenant que l'imagination transcendantale est, pour l'interprétation positiviste, du côté de l'aperception transcendantale et de la catégorie en tant que synthèse du divers et non du côté de ce divers même et de l'intuition, on en déduira que l'idée d'une raison pure sensible n'a pas de sens pour cette interprétation. Elle n'en acquerra qu'au rrioment où le sens du système se déplacera et où l'existentialisme en fera l'expression de la temporalité et de la sensibilité, renversant ainsi l'image du kantisme et de la métaphysique qui constituait l'horizon des précédentes interprétations. Si le caractère humain de la raison n'est qu'un cas particulier de la Raison en tant que finie, le schéma­tisme demeure une théorie rationaliste, et l'interprétation doit lier imagination et perception transcendantale. Si, au contraire, Kant a posé le problème de la finitude spécifique de l'homme, la raison pure est sensible dans sa source et non seulement dans la " restriction » de son usage et l'imagination transcen­dantale trouve son origine dans la sensibilité même. L'existentialisme retrouve ainsi en un sens l'intuition métaphysique de Schopenhauer. Celui-ci, dans la mesure où l'on se borne au Monde comme représentation, critiquait la distinc­tion kantienne de l'intuition et du concept et revenait finalement, à travers la formulation empiriste du problème, à trouver la source de toute connaissance conceptuelle dans l'intuition : « les concepts, bien que radicalement distincts des représentations intuitives, ont pourtant avec celles-ci un rapport nécessaire, sans lequel ils n'existeraient pas : ce rapport constitue donc toute leur essence et leur réalité » (ScHOPENHAUER, Le monde comme volonté et comme représentation, trad. A. BURDEAu, I, p. 43). Dans la perspective du monde comme représen­tation, on peut donc dire que la raison pure est sensible ; aussi par la connais­sance ne pouvons-nous nous délivrer du temps et de l'espace. L'interprétation existentielle retrouve ainsi - à travers la critique du positivisme - l'inspi­ration épistémologique du pessimisme de Schopenhauer, à ceci près toutefois qu'elle retrouve cette inspiration au cœur même de la philosophie kantienne, quand Schopenhauer croyait ne pouvoir la développer que contre la distinction de la Critique de la Raison pure elle-même.

(1) KM, S. 164.

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L'INTERPRÉTATION EXISTENTIALISTE 223

attribuer à l'homme << incidemment » une finitude tout exté­rieure, la finitude du corps. La question de savoir si Kant dans sa métaphysique traite de la finitude spécifique de la raison humaine ou s'il ne considère au contraire celle-ci que comme un cas possible de la finitude des êtres raisonnables en général débouche donc dans le problème de la signification du corps. Le corps est-il cause de la finitude, l'âme en tant qu'émanation du Logos infini, étant en soi libre de toute limitation interne, auquel cas l'homme prend la place de Dieu et la philosophie se termine en théologie ? Ou, au contraire, la liaison de l'âme au corps ne peut-elle apparaître que sur le fond primitif d'une fini­tude originaire, qui constitue définitivement l'autonomie de la philosophie par rapport à la théologie ?

* * * L'interprétation du kantisme nous conduit donc nécessaire­

ment au problème dela métaphysique dans son rapport au pro­blème de la finitude. Et dans ce rapport apparaîtra plus profon­dément la raison de ce paradoxe : le positivisme n'est qu'un idéalisme déguisé. La critique de l'interprétation néo-kantienne présupposait l'opposition du fait et de la facticité ( 1). Le positi­visme rendait la philosophie servante de la science et s'inter­disait a priori de remonter à cet inconditionné dont la méta­physique véritable exprime et ravive éternellement l'inspiration originaire. N'était-il pas cependant contradictoire de rendre raison de cette impuissance en rattachant le positivisme à ce que nous avons appelé provisoirement la métaphysique de l'infini ? Ne disions-nous pas ainsi en même temps que le positivisme est une métaphysique qui s'ignore et qu'il est la négation de toute métaphysique ? Cette contradiction ne disparaît que si cette métaphysique qui s'ignore est bien la négation d'une méta­physique, c'est-à-dire si l'idéalisme absolu dont malgré lui le positivisme adopte les postulats est le contraire d'une méta­physique, quand bien même il affirme exprimer celle-ci en sa vérité. Or c'est bien le cas. En rejetant la finitude dans un monde extérieur à la raison, l'idéalisme de l'Absolu s'interdit a priori de comprendre cette finitude à partir de la raison humaine. Toutes les difficultés du post-kantisme : le second principe de la Doctrine de la science, la révélation dans la Philosophie de la Nature, la négativité dans la Philosophie de L'Esprit, portent en effet sur

( 1) Voir plus haut, p. 211.

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224 L'HÉRITAGE KANTIEN

le passage de l'absolu au fini, de la raison divine à la raison humaine, à la raison pure sensible. Comme on a commencé par poser la finitude en dehors de la raison pure - à titre d'incidence ou de cas particulier - il ne reste plus qu'à l'expliquer par l'extériorité pure, par l'intervention du corps. Tel est le sens de la nature comme être extérieur du concept dans le post-kantisme. Mais en demandant au corps d'expliquer sa finitude, la raison qui a posé du même coup cette finitude hors d'elle-même cesse de pouvoir prétendre à l'inconditionné métaphysique. La chute et la révélation sont appelées à la rescousse pour aider l'interpré­tation défaillante. Parce qu'au lieu de partir de la finitude pour expliquer le corps, on part du corps pour expliquer la finitude, la philosophie cède la place à la théologie et la Critique de la Raison pure au dogme de la chute et du péché. Toute méta­physique de l'infini est donc une contradiction dans les termes. Sans doute perd-elle le sens de la religion en la rationalisant. Mais elle perd aussi le sens de la métaphysique en subordonnant la raison à la révélation. Si paradoxale que cette proposition puisse paraître la métaphysique ne peut donc être qu'une métaphy­sique de la finitude et seule la finitude conduit à l'inconditionné.

C'est une même erreur qui subordonne dans le positivisme la philosophie à la science et dans l'idéalisme la métaphysique à la théologie. « La source fondamentale pour la fondation de la métaphysique est la raison pure humaine et de telle sorte que ce qui devient essentiel pour le noyau de cette probléma­tique fondamentale c'est précisément l'humanité de la raison, c'est-à-dire sa finitude (1). »Lorsqu'elle plaçait la finitude en dehors de la raison et qu'elle ne visait qu'incidemment son humanité essentielle, la philosophie demeurait en réalité liée à une intuition religieuse, elle ne parvenait pas à conquérir le sol de son établissement et elle manquait à sa promesse fondamen­tale : la découverte de l'inconditionné. Parce qu'elle voulait sauver la raison, elle la perdait en Dieu. Le kantisme n'apparaîtra dès lors comme la première conquête de l'autonomie métaphy­sique que s'il intériorise la finitude de la raison, que si << penser comme tel est déjà la marque de la finitude (2) »,en sorte que c'est une seule et même chose de critiquer la raison ou de la définir comme une raison sensible et humaine. L'interprétation exis­tentialiste de Kant découvre donc la métaphysique en passant de la raison divine à la raison humaine. La mort de Dieu et sa

(1) KM, S. 19. (2) KM, S. 22.

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L'INTERPRÉTATION EXISTENTIALISTE

conséquence, la mort de l'Homme, tel est l'horizon sur lequel seul il peut se développer, la critique de la nouvelle raison, de la pensée finie, exigeant au principe de sa possibilité la séparation de la théologie et de la philosophie, c'est-à-dire l'union du concept et de l'intuition.

Mais dès lors, l'idée de totalité qui nous avait servi polé­miquement à critiquer la dissociation de l'entendement et de la raison, que le positivisme - à l'intérieur des perspectives théo­logiques - employait à se désolidariser de l'idéalisme absolu, va devoir reprendre un sens nouveau à l'intérieur de la nouvelle raison finie de l'homme. Bien plus, elle va trouver son sens. En effet il n'y a pas à vrai dire de totalité dans l'univers de la raison infinie : la raison trouve en dehors d'elle la nature et elle est obligée d'en appeler au coup de force de la révélation pour poser son extériorité à elle-même. En prétendant se placer du point de vue de la vérité en soi, la raison perd précisément l'idée de totalité. Se prétendant maîtresse, elle devient esclave. « Pré­cisément lorsqu'on veut fonder la métaphysique, l'analyse néces­saire de l'essence intime de la finitude doit être elle-même fonda­mentalement toujours finie et ne doit jamais devenir absolue. Mais de là ne peut se tirer que la conséquence suivante : la réflexion renouvelée sur la finitude ne peut pas aboutir, par le jeu réciproque et la compensation médiatrice des points de vue, à nous donner finalement, encore et en dépit de tout, la connais­sance absolue implicitement visée et vraie en-soi de la finitude ( 1). >>

La nouveauté du kantisme et la véritable invention de la méta­physique que cette philosophie représente pour nous consiste donc, une fois posée la finitude humaine de la raison, à s'inter­dire le passage de la monade à la monadologie, de la raison finie à la raison infinie qu'explicitaient à l'intérieur des perspectives théologiques le pathos de la finitude et l'affirmation d'une syn­thèse inachevée dans l'interprétation positiviste de Kant. Ce positivisme croyait sauver dans l'univers d'une raison divine la finitude de notre conscience en renonçant à l'idée de totalité ; or l'inachèvement ne faisait qu'exprimer alors non pas la conquête de la finitude, mais le renoncement à la métaphysique. Au contraire, en renonçant à l'idée de raison divine, en nous inter­disant de nous placer hors de nous en l'existence absolue pour nous juger, en nous promettant d'en rester à la finitude, nous décou­vrons enfin le sol transcendantal de la totalité.

Comment cette unité de la finitude et de la totalité dans le

{l) KM, S. 226-227.

15

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projet métaphysique s'accomplit, c'est ce que nous verrons constituer le paradoxe de la finitude, la transcendance. Pour le moment, il suffit que le problème métaphysique, c'est-à-dire le problème de la totalité et de l'inconditionné, naisse de la fini­tude. Si « toute interprétation ontologique originaire ne se contente pas d'appeler en général une situation herméneutique assurée d'être conforme aux phénomènes, mais doit expressément s'assurer d'avoir amené le toul de l'étant thématique dans l'avoir préalable (1) n, nous découvrons précisément l'origine de la méta­physique, l'unité de l'originaireté et de la totalité dans la possi­bilité d'être un être fini. Ce n'est pas seulement parce qu'elle pose les questions de la métaphysique que la raison humaine est finie, mais inversement la raison humaine pose ces questions parce qu'elle est finie (2). La possibilité ontologique d'être pour la mort, la temporalité constitue l'horizon de l'interprétation de Kant. << La finitude ne se contente donc pas de s'accrocher sim­plement à la raison pure humaine, mais sa finitude est acte-de­finir (Verendlichung), c'est-à-dire souci pour le pouvoir-être­fini (3). >> La récupération de la mort, la genèse de la totalité de l'existence authentique dans l'angoisse, telles sont en fin de compte les conditions nécessaires pour comprendre Kant et l'origine de la métaphysique. C'est parce que cessant de nous raccrocher à l'éternité divine, nous pouvons être dits durer et mourir que nous pouvons en un même acte ressaisir notre totalité dans le projet de la finitude et notre originaireté dans la probléma­tique qui jaillit nécessairement de ce projet, et que les préjugés tombent, qu'avaient accumulés le positivisme et l'idéalisme pour voiler l'essence de la philosophie kantienne et trans­former en sauvetage de la raison divine la découverte de son humanité. << Sur le chemin qui conduit à ce but de l'ontologie fondamentale (la découverte de la temporalité comme structure transcendantale originaire), c'est-à-dire qui sert en même temps l'analytique de la finitude dans l'homme, est nécessaire l'interpré­tation existentiale de la conscience, de la faute et de la Mort ( 4) >>.

* * * Comme nous l'avons laissé entendre en rapprochant le pro­

blème phénoménologique d'une interrogation fondamentale sur la

(1) HEIDEGGER, Sein und Zeit, S. 232. (2) KM, S. 207. (3) KM, S. 207. (4) KM, S. 232.

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VINTERPRETATION EXISTENTIALISTE 227

logique, et celui de l'interprétation existentiale de Kant, la méta­physique de la finitude qu'implique celle-ci à son horizon ne laisse pas de développer implicitement les rapports de la phénoménologie et de l'existentialisme. Comment le problème proprement phéno­ménologique, que son fondateur définissait comme la description du monde de l'expérience pure par la Logique transcendantale a-t-il pu se transformer, au point de dénier toute signification à ce concept de Logique transcendantale et à aboutir au projet de constituer une métaphysique de la finitude ? Comment, en second lieu, tandis que la phénoménologie classique accuse Kant de ne pas avoir dépassé le problème du jugement, l'existentialisme va pou­voir démontrer que Kant a en fait non seulement posé le problème du jugement, mais qu'il a même esquissé sa solutionpar la théorie de l'imagination transcendantale, solution que les préjugés ten­dant à constituer une Logique transcendantale n'ont pas permis d'aborder à la phénoménologie classique ? Ainsi le problème du passage de la phénoménologie à l'existentialisme est-il parallèle au problème de la ré-interprétation du kantisme. Bien plus il se confond avec lui.

Que d'abord le problème du jugement et de son fondement constitutif ait été posé par la phénoménologie, c'est là sans doute son principal titre de gloire. Le retour aux choses mêmes dans l'évidence d'une donnée authentique de la chose à l'intuition ne signifie rien d'autre. « La réduction des jugements aux derniers jugements correspond à une réduction des vérités de degré supé­rieur à celles des degrés les plus bas, c'est-à-dire aux vérités qui sont directement rapportées à leurs choses, à leurs sphères des choses, ou, quand les substrats jouent le rôle conducteur, rap­portées à des objets individuels qui donc ne contiennent en soi rien des syntaxes du jugement et qui se trouvent dans leur exis­tence saisissables par l'expérience avant tout jugement (1). » Par le principe de réductibilité la logique est bien mise en cause et tout jugement requiert comme sol transcendantal de sa possibilité un «comportement de choses », un Sachverhalt dont l'existence préalable qui se donne à l'intuition d'essence, à l'expérience pure justifie seule et fonde les relations intelligibles inhé­rentes au jugement. Nous retrouvons bien au sein de la nouvelle Logique transcendantale ce rapport à l'expérience dont l'inter­prétation néo-kantienne faisait le centre de l'analyse kantienne. (( Le principe de réductibilité garantit que le physique ne soit

(1) HussERL, Formate und transzendantale Logik, § 83, S. 181 ; Erfahrung und Urteil, § 4-§ 5, S. 11-20 et passim.

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jamais perdu de vue (1). »La vie de la conscience et l'expérience du monde de l'expérience pure fondent les relations logiques. Cependant, si nous nous en tenions à ce critère, le progrès accompli du néo-kantisme à la phénoménologie transcendantale aurait uniquement consisté à << thématiser » le problème de la Logique. Or la mise en question thématique de la Logique n'implique-t-elle pas, même si elle le nie métaphysiquement, la critique philosophique de la raison? Le fait même de porter l'inter­rogation logique sur le terrain transcendantal n'implique-t-il pas que« la notion de vérité en soi n'a plus de sens normal (2) n ? Le retour à l'expérience comme origine et le dévoilement qui en résulte nécessairement des étages matériels de sens différents et de types de vérités qui constituent à chacun de ces étages en référence avec un type d'expérience originaire des modes par­ticuliers de contexture des jugements, semblent en effet inconci­liables à l'intérieur d'une philosophie du Cogito (3) avec l'idée d'une ontologie formelle absolue qui absorberait et fonderait totalement la multiplicité de ces niveaux d'expériences pures. Le drame de la phénoménologie n'est autre chose que ce cercle où se meut la subjectivité transcendantale, qu'elle a découverte : avoir mis en question la Logique et l'ontologie formelle, tout en continuant de s'y tenir désespérément. « Il semble qu'une telle identification de plan (entre l'ontologie formelle universelle et les diverses ontologies matérielles) soit particulièrement diflicile à admettre pour la phénoménologie, où justement le moteur de la recherche et le fondement des objectivités est la relation à une subjectivité créatrice. Si celle-ci est à son tour normée il faudrait une nouvelle recherche transcendantale pour rattacher ses normes à une subjectivité supérieure puisque aucun contenu mais seule la conscience a l'autorité de se poser pour-soi. Si la Logique transcendantale fonde vraiment la logique il n'y a pas de logique absolue (c'est-à-dire régissant l'autorité subjective absolue). S'il y a une logique absolue elle ne peut tirer son

(1) CAVAILLÈS, Sur la logique et la théorie de la science, p. 54. (2) HussERL, Formule und transzendantale Logik, § 102, S. 238, cit. par

CAVAILLÈS, op. Cil., p. 63. (3) En fait la phénoménologie husserlienne et, dans une certaine mesure,

la phénoménologie schelerienne se sont parfois inconsciemment et incom­plètement orientées vers une conception nouvelle, c'est-à-dire dialectique du concept et de la raison, mais c'est alors au prix de la " philosophie de la cons­cience » qui soutenait métaphysiquement les recherches concernant l'Ego transcendantal (CAVAILLÈS, op. cil., p. 77-78). Mais si l'on demeure dans la perspective du subjectivisme transcendantal, alors la conclusion heideggérienne se justifie pleinement : c'est la raison qu'il faut abandonner comme sol trans­cendantal pour lui substituer la temporalité.

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autorité que d'elle-même, elle n'est pas transcendantale (1). » C'est parce que dans les perspectives mêmes de la phéno­

ménologie la Logique transcendantale est un concept intenable, Unding, qu'encore qu'elle ne soit pas allée au terme de ses consé­quences, elle a cependant dépassé la position néo-kantienne du problème transcendantal. Elle a en effet découvert la source de la connaissance, non dans le principe ou dans le concept, mais dans l'intuition et dans l'expérience pure. Dans la mesure enfin où elle reconnaît à la seule Esthétique transcendantale la faculté de poser le problème du vrai, elle découvre la dialectique imma­nente qui conduit de la découverte méthodique de la phénomé­nologie à la métaphysique existentiale de la finitude. Le drame de Husserl est d'avoir découvert la question kantienne de l'intui­tion dans l'atmosphère leibnizienne d'une mathesis universalis (2) ; le passage de la phénoménologie à l'existentialisme figurera donc en même temps un retour à Kant : « Pour toute compré­hension de la Critique de la Raison pure on doit comme s'enfoncer à coups de marteau cette vérité dans la tête : connaître, c'est primitivement intuitionner (3). » De ce retour radical à Kant, nécessité par l'incertitude même de la méthode phénoméno­logique sur son propre instrument, découle dès lors une consé­quence importante concernant l'idée d'une Logique transcen­dantale chez Kant. Tandis que le néo-kantisme aperçoit dans le rapport de la pensée à l'intuition une condition simplement négative, l'identification de la connaissance et de l'intuition nous oblige à y voir une condition essentielle et éminemment positive. « La table du jugement n'est donc nullement l'origine des caté­gories mais uniquement le fil conducteur pour découvrir tous les concepts de l'entendement. En elle doit se trouver l'indication vers le tout formé des concepts purs, mais elle ne peut pas dévoiler

(1) CAVAILLÈS, op. cif., p. 65. (2) C'est ce qui explique que dans la critique du positivisme, entendu comme

abandon de la philosophie, Husserl retrouve paradoxalement les thèmes propres à la métaphysique de l'infini, dont nous avons vu que la survivance implicite constituait précisément l'horizon de la métaphysique positiviste. « Le concept positiviste de la science de notre époque est, si on le considère historiquement, un concept résiduel... Le problème de Dieu contient manifestement le problème de la raison absolue en tant que source téléologique de toute raison dans le monde, du sens du monde. Naturellement le problème de l'immortalité est aussi un problème rationnel, de même que le problème de la liberté. Tous ces problèmes métaphysiques au sens large, les problèmes spécifiquement philo­sophiques selon le langage courant dépassent le monde en tant qu'univers de simples faits. Ils le dépassent précisément en tant que problèmes visant l'idée de raison. Et tous exigent une dignité plus haute que les questions de fait qui leur sont ainsi subordonnées dans l'ordre des problèmes. Le positivisme décapite pour ainsi dire la philosophie » (Crise, p. 133).

(3) KM, S. 20.

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l'essence pleinière des purs concepts comme catégories (1). >>

Comme dans l'interprétation néo-kantienne, on renonce donc à chercher l'origine transcendantale des catégories dans la table logique des jugements ; toutefois ce n'est point pour la découvrir dans les principes, puisque ceux-ci ne tireront leur signification transcendantale que de leur relation positive à l'intuition pure, mais bien au contraire dans cette relation elle-même (2). Si la pensée a une portée ontologique, c'est à l'intuition et à elle seule d'en décider. Comme le néo-kantisme, l'existentialisme prononce l'impossibilité d'une interprétation élémentaire de l'édifice trans­cendantal ; mais tandis que celui-là en faisait profiter le principe de grandeur intensive et, par ce biais, la toute-puissance de la pensée, celui-ci la résout au contraire dans l'intuition, dans la pensée essentiellement finie et mortelle, dans l'angoisse. « Plus on cherche radicalement à isoler les éléments purs d'une connais­sance finie, plus pressante seulement devient l'impossibilité d'un tel isolement, plus présente aussi la visée intuitive dans la pensée pure (3). »Ainsi le retour à Kant et à l'Esthétique lranscendantale peut enfin signifier à la fois un approfondissement de l'intuition phénoménologique et la découverte de la métaphysique de la finitude. La vérité de la W esenschau, ce n'est point l'univers

(1) KM, S. 52. (2) KANT, Lettre à Johann Heinrich Tieftrunck, Il décembre 1797. « La

subsomption logique d'un concept inférieur sous un concept supérieur se produit d'après la règle de J'identité : et le concept inférieur doit ici être pensé comme homogène avec Je supérieur. La subsomption transcendantale, au contraire, à savoir la subsomption d'un concept empirique sous un concept pur de l'entendement au moyen d'un concept médiateur, à savoir celui de ce qui est composé (Zusammengesetzen) à partir des représentations du sens interne, est subsumée sous une catégorie, sous laquelle quelque chose quant au contenu serait hétérogène, ce qui contredit la logique si cette subsomption se produit immédiatement, mais qui est cependant possible si un concept empirique est contenu sous un concept pur de l'entendement par Je moyen d'un concept médiateur, à savoir celui du composé à partir des représentations du sens interne, en tant que, conformément aux conditions de temps, elles repré­sentent a priori d'après une règle générale un composé, lequel est homogène avec le concept d'un composé en général (à ce type appartient chaque catégorie) et ainsi rend possible sous Je nom d'un schème la subsomption des phénomènes sous Je pur concept de l'entendement d'après leur unité synthétique (de com­position). "La composition, la synthèse transcendantale présente donc d'après Kant une difficulté paradoxale, car il s'agit pour Bile de ranger Je concept empirique sous le concept pur (la catégorie), et l'hétérogénéité de ces deux sortes de concepts, qui constitue Je caractère pré-logique, pré-réflexif et, pour tout dire, phénoménologique de la synthèse transcendantale, ne peut être com­blée qu'à la.condition que soit donné par la temporalité elle-même (la compo­sition des représentations fournies dans le sens interne) Je schème médiateur qui assure l'homogénéité de ces concepts; ce schème médiateur, c'est l'horizon­talité du temps qui va constituer l'être même de tout phénomène et de tout concept empirique comme un Dawider.

(3) KM, S. 52.

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logique des essences saisies par une Raison pure, mais le monde intuitionné de l'existence posé comme horizon de la temporalité. Il faut prendre à la lettre 16 mot : Critique dans le titre des ouvrages kantiens. Par le retour à Kant le sens de l'entreprise phénoménologique se découvre : la raison logique est définitive­ment perdue. Place à la théorie de la connaissance fondée sur la métaphysique de la finitude (1) !

* * * Nous pouvons dès lors formuler sans paradoxe le jugement

suivant : puisque la phénoménologie ne prend tout son sens que par la réinterprétation du kantisme, elle ne saurait à aucun moment être une réfutation des principes kantiens. Ou plutôt elle ne se présentait comme telle que parce qu'elle n'avait pas conduit à ses propres conséquences le principe de réductibilité qu'elle avait découvert. Quel est en effet le reproche constant que la phénoménologie adresse au kantisme, par exemple en morale ? D'avoir établi les principes d'une morale formelle sans apercevoir ceux d'une éthique matérielle des valeurs, faute d'avoir compris le sens phénoménologique de l'expérience pure et d'avoir ainsi distingué l'expérience empirique, justement privée contre l'empi­risme de toute structure et de toute signification éthiques dans les deux premiers théorèmes de la Critique de la Raison pra­tique, de l'expérience des valeurs, injustement confondue avec la première précisément en vertu des préjugés empiristes (2). Retourner à l'intuition, à la W esensschau et ici à la W erlesschau, impliquerait donc nécessairement l'abandon de la théorie kan­tienne et du prétendu dilemme devant lequel elle se croit auto­risée de placer la doctrine de la moralité : ou bien l'anarchie empirique ou le formalisme du Logos.

La difficulté immanente à cette critique apparaît au moment où l'on cherche à préciser, d'une part, le sens de ce formalisme soi-disant rationnel et, de l'autre, le sens de ce matérialisme sché­lérien apparemment expérimental. Scheler accuse Kant en effet de retourner à une métaphysique du Logos infini et même, pour étayer historiquement cette accusation il examine les consé­quences des principes kantiens à la lumière du panlogisme fich­téen. Or n'est-ce point tourner le formalisme en son contraire? De ce que Kant, au début de la Critique de la Raison pratique,

(1} KM, S. 218-219. (2) Max ScHELER, Der Formalismus in der Ethik und die materiale Wertethik.

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pose comme a priori impossible une expérience autre qu'empi­rique, peut-on logiquement conclure qu'il déduit l'expérience morale, comme d'ailleurs toute expérience en général, du Logos? N'est-ce pas confondre l'idéalisme transcendantal avec l'idéalisme matériel ? Et celui-là, malgré ses incertitudes de vocabulaire, ne se range-t-il pas précisément du côté de la métaphysique de la finitude, tandis que celui-ci exprime une métaphysique de l'infini ? Le formalisme moral et épistémologique ne prétend nullement retourner à un Logos infini que toute la Révolution copernicienne a tendu à briser. Au contraire, il abandonne la productivité de ce Logos à l'idéalisme absolu, et, distinguant l'ontologique et l'on tique, il affirme la finitude et le rapport néces­saire de la constitution de l'horizon moral à la temporalité finie, comme le prouve l'analyse du respect (1). Le soi-disant rationa­lisme kantien est donc en réalité tout le contraire du rationalisme. Il applique à la lettre le principe de réductibilité en réduisant toute « expérience » originaire du Soi moral à la constitution de la finitude dans l'acte transcendantal de l'intuition. Le kantisme ne dissout pas l'intuition dans le Logos comme le prétend super­ficiellement Scheler, mais il réduit au contraire l'intuition aux dimensions de la finitude. C'est pourquoi ilia vide de son contenu. Avec le respect, il découvre l'angoisse.

Au contraire l'éthique matérielle des valeurs ne fait que rétablir les privilèges d'une intuition intellectuelle au détriment de la finitude phénoménologique. Sans doute Scheler aperçoit-il la nécessité de fonder l'ancienne raison morale dans l'expérience pure et dans la constitution matérielle des valeurs. Mais loin que ces valeurs se rapportent à la finitude essentielle de l'existen(;e, à la temporalité, elles rétablissent en réalité les perspectives de l'ancienne logique et de l'ancien idéalisme matériel contre lequel elles étaient censées s'insurger. Qu'est-ce en effet que cette table apriorique des valeurs, sinon le retour déguisé à la métaphy­sique de l'infini et le recours à un principe idéal constituant, à un Logos créateur du monde ? L'argument schélérien d'après lequel le formalisme est un logicisme se renverse : c'est le matérialisme éthique qui rétablit l'infini, et l'intuition des valeurs, l'acte de valoriser (Werlen) n'est qu'une intuition intellectuelle déguisée, un autre mot pour la Ratio éternelle. «On regrette l'absence d'un contenu positif dans ce qui est appelé (par la conscience), parce qu'on aliend une indication par quelque côté utilisable concernant. des possibilités d'action sûres, dont on puisse disposer et sur les-

(1) KM, S. 149 sq.; voir plus bas, p. 278.

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quelles on puisse compter. Cette attente se fonde dans l'horizon d'interprétation du souci raisonnable, qui assujettit l'exister de l'existant à l'idée d'un cours réglable des occupations. De telles attentes qui, par exemple, servent également de fondement implicite à l'exigence d'une éthique matérielle des valeurs lors­qu'on l'oppose à une éthique seulement formelle, sont d'ailleurs désillusionnées par la conscience. L'appel de la conscience ne donne pas de telles instructions pratiques, uniquement parce qu'il appelle l'homme à l'existence, au pouvoir être soi-même le plus intime. Avec les maximes attendues, univoques et comp­tables, la conscience de l'existence ne renoncerait à rien moins qu'à - la possibilité d'agir (1). » Dire que l'éthique matérielle des valeurs est abstraite et qu'elle nous empêche d'agir, c'est l'accuser de confondre l'objet du souci aliéné dans l'ontique et la liberté de l'existence, de revenir de l'analyse existentiale à l'ana­lyse juridique, de présupposer ainsi au principe de l'activité morale une table apriorique qui équivaut à la table des jugements pour l'activité de la connaissance, de renvoyer enfin de l'intuition au jugement et de la phénoménologie au positivisme. C'est en même temps accorder au kantisme le monopole de cette décou­verte que la phénoménologie visait bien dans ses intentions pri­mitives, mais que son retour à une ontologie formelle et à une table apriorique des valeurs l'empêchait d'atteindre authentique­ment : la découverte de la finitude, de l'existence humaine.

APPENDICE

§ 20 bis. La signification de la mort comme pierre de touche de la distinction entre la phénoménologie et l'existentialisme

La phénoménologie a rapidement pris conscience de la contra­diction qui se jouait en elle de la Logique absolue et de la Logique transcendantale, des restes du positivisme et de l'entreprise cri­tique fondamentale. La distinction de la réduction eïdétique et de la réduction transcendantale n'a pas d'autre fin que de l'écarter. Le procédé eïdétique ne prononce en effet rien au sujet du fonde­ment dernier de la science, de la vérité : il nous livre un a priori de fait - dont c'est peut-être le mérite de la phénoménologie matérielle d'avoir explicité là nature - sans le juger en droit. Seule la réduction transcendantale nous fait sortir du réalisme

(1) s. u. z., s. 294.

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platonicien et, par là, des présupposés positivistes de la seconde édition de la Critique de la Raison pure, dans la mesure où elle examine les fondements de ces a priori et leur prétention consti­tuante. Comme Kant l'avait pressenti lorsqu'il posait le problème de la philosophie comme science exacte (1), «dans la signification de la philosophie comme telle est inclus un radicalisme de fonda­tion, une réduction à une inconditionnalité absolue, une méthode fondamentale par laquelle le philosophe commence par s'assurer un sol absolu, pour l'éclairer absolument en tant qu'il est la pré­supposition de toutes les présuppositions considérées comme allant de soi dans le sens commun (2) >>. C'est seulement si l'on passe de la première à la seconde réduction qu'on évitera le réalisme, même apriorique, ou- ce qui revient au même -l'idéalisme plato­nicien, c'est-à-dire qu'on accomplira réellement la révolution copernicienne, la fondation transcendantale de la vérité en dehors du postulat divin, l'autonomie absolue de la connaissance humaine. « Je ne dois pas omettre ici, précise le Nachworl de Husserl, de déclarer expressément que je tiens toujours pour un contre-sens de principe le réalisme philosophique coutumier, non moins que l'idéalisme auquel il s'oppose en ses argumentations pour le réfuter (3). n L'idéalisme kantien, sans doute visé dans ce passage, partage en effet avec le réalisme le préjugé positiviste de pseudo­évidences qui n'ont pas à être mises en question, de sciences desquelles l'analyse philosophique aurait à partir alors qu'en réa­lité elle a à les fonder absolument.

L'idéalisme kantien maintient la thèse du monde et se meut dans l'attitude naturelle: l'évidence de la connaissance de la nature - que Kant exprime par la célèbre distinction de l'apparence rêvée (Schein) et du phénomène perçu (Erscheinung) - se sou­tient elle-même, il y a une Logique absolue sur laquelle n'a pas à s'interroger la Logique transcendantale. Il reste un présupposé naturel dans le kantisme qui l'empêche en permanence de s'élever aux véritables tâches philosophiques, aux problèmes de consti­tution. Qu'on se reporte, si l'on en veut une preuve, à l'obscur problème de la genèse « naturelle n des illusions transcendantales. D'une part, la définition de l'acte copernicien implique de la part du Cogito transcendantal à la fois une détermination de l'objet possible puisqu'il en fournit la connaissance apriorique et une

(1) E. HussERL, Nachwort zu meinen ldee'n zu einer reinen Phanomeno­logie und phanomenologischen Philosophie, Jahrbuch für Philosophie und phii­nomenologischen Forschung, Xl, 1930, S. 568.

(2) ID., ibid., p. 569. (3) ID., ibid., p. 560.

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négation concernant les abus dans lesquels pourrait s'égarer cet acte constitutif s'il venait à légiférer hors des limites de l'expé­rience. Si << dans la présomption qu'il peut y avoir des concepts capables de se rapporter a priori à des objets, non comme des intuitions pures ou sensibles, mais simplement comme des actions de la pensée pure, qui sont, par suite, des concepts, mais d'une origine qui n'est ni empirique, ni esthétique, nous nous faisons, par avance, l'idée d'une science de l'entendement pur et de la connaissance de raison par laquelle nous pensons des objets complètement a priori », si « une telle science qui déterminerait l'origine, l'étendue et la valeur objective de ces connaissances devait être appelée Logique transcendantale ( 1) », comment se pourrait-il qu'on accordât à ces actions de la pensée le pouvoir déterminant au point de vue transcendantal sans leur accorder en même temps la puissance d'établir les limites, l'étendue et par conséquent la validité de ses connaissances ? L'auto-pénétration du Je transcendantal, nécessaire pour établir une théorie cohé­rente de la Révolution copernicienne, implique la vision de la connexion nécessaire entre la détermination et la négation. La position des limites de l'expérience possible, c'est-à-dire des conditions sensibles de l'Espace et du Temps, ne saurait donc s'ajouter extérieurement aux « actions de la pensée» que sont les catégories, et elle ne peut qu'en provenir. Mais alors comment expliquer, d'autre part, l'existence d'une « disposition naturelle à la métaphysique » (2) qui fait perdre de vue à la pensée les limites de son activité? Comment l'Analytique transcendantale qui en principe ne peut être conçue sans les conditions restric­tives de l'Esthétique transcendantale donne-t-elle cependant lieu - et d'une façon nécessaire et naturelle - aux illusions de la Dialectique, elle aussi qualifiée de transcendantale ? Sans doute cette contradiction provient de ce que Kant n'aban­donne pas la thèse du monde ni l'attitude naturelle, que son idéalisme reste en ce sens platonicien, c'est-à-dire réaliste, qu'il ne peut en conséquence parvenir à la position critique fon­damentale, à l'idéalisme universel. «D'ailleurs la phénoménologie transcendantale n'est nullement une théorie ; elle n'est pas là pour répondre au problème historique de l'idéalisme, elle est une science fondée en soi et absolument autonome, elle est même la seule science absolument autonome. Ce n'est que de cette façon que, conduite avec conséquence, elle conduit aux problèmes et

(1) KANT, Critique de la Raison pure, p. 80. (2) ID., ibid., p. 44.

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aux théories constitutives, qui englobent tous les objets pensables que nous pouvons rencontrer - donc l'ensemble du monde réel déjà donné avec toutes ses catégories d'objet et en même temps tous ses mondes idéaux - et les rendent compréhensibles en tant que corrélats transcendantaux. Mais dès lors : l'idéalisme transcendantal-phénoménologique n'est pas une thèse philo­sophique particulière ni une théorie parmi les autres, mais la phénoménologie transcendantale en tant que science concrète est, même si elle ne prononce nul mot au sujet de l'idéalisme, un idéalisme universel en lui-même, conduit comme science (1). »

Ces distinctions sont nécessaires pour écarter les confusions qui portent sur les concepts de la phénoménologie conçue comme science eïdétique, comme science de l'évidence, comme psycho­logie enfin. De même que Kant dans sa Méthodologie transcen­dantale tentait de distinguer - encore que le postulat de la thèse naturelle du monde privât en réalité cette distinction de toute signification - les preuves apagogiques des preuves ostensives, réservant les premières aux sciences «où domine l'objectif» (2) et qui ne justifient donc pas leurs propres fondements et faisant de l'ostensivité la méthode même de la philosophie, Husserl com­mence par distinguer l'a priori de la description eïdétique et celui des sciences mathématiques. << Celles-ci sont des sciences déduc­tives et cela veut dire que dans leur style scientifique théorique prévaut sans comparaison· la connaissance médiate déductive par rapport à la connaissance axiomatique fondant immédiate­ment toutes les déductions. Une infinité de déductions y repose sur quelques axiomes peu nombreux. Pour la sphère transcen­dantale au contraire nous avons une infinité de connaissances, qui précèdent toute déduction, dont les rn~ iiatetés (Millel­barkeiten) (médiatetés d'implication intentionnelle) n'ont rien à voir avec la déduction, et qui, en tant qu'elles sont purement intuitives, se soustraient à toute symbolique méthodique de construction (3). » Mais sera-ce alors définir la science philo­sophique avec assez d'exactitude que de lui attribuer l'évidence comme objet spécifique ? N'est-il point remarquable que d'ores et déjà l'infinité des connaissances transcendantales prive a priori la philosophie de l'évidence propre à l'esprit de géométrie et que la science du fondement absolu ne peut prétendre posséder celui-ci à la façon dont le Cogito cartésien possède ses idées. La méthode

(1) HussERL, ibid. (2) KANT, op. cil., p. 535. (3) HUSSERL, op. cit., 553.

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phénoménologique ne peut donc pas consister à faire passer la réflexion kantienne concernant «les mondes idéaux » de la mathé­matique et de l'Esthétique et les<< catégories d'objet» de la phy­sique et de l'Analytique dans la lumière de l'évidence eïdétique. Si l'idéalisme kantien n'est pas universel, s'il demeure une attitude naturelle, ce n'est pas parce que sa réflexion n'est pas une évi­dence, mais parce que son objet reste immanquablement lié aux évidences apagogiques quoiqu'eïdétiques des mathématiques et de la physique. Le pathos de l'évidence qui rattache la phéno­ménologie aux Méditations de Descartes ne doit pas tromper : évidence signifie ici la recherche commune d'une philosophie comme science fondamentale rigoureuse, non le recours à la naï­veté d'une vision indiscutable et sereine. S'agit-il par exemple de résoudre le problème d'une équivoque philosophique ? « La solu­tion parait simple : le retour aux choses mêmes : de nouveaux concepts tirés de l'intuition immédiate doivent être adaptés à l'essence réelle des comportements encore problématiques ! Nous croyons au contraire devoir considérer le sens d'une explication philosophique d'une équivoque dans une radicalisation expresse du problème ... L'évidence n'est nullement l'ultima ratio de la recherche phénoménologique ... Les choses mêmes n'y sont pas déjà données comme des présences achevées, mais ce que sont les choses mêmes, c'est seulement comme visée thématique qu'on doit l'entendre (1). » En nous faisant pénétrer dans l'infinité de la sphère transcendantale, la phénoménologie ne nous livre pas, en fait d'évidence, la possession douillette et bourgeoise de trivialités ou de sécurités qui sont réservées aux « sciences » secondes et de ce fait - quoi qu'il paraisse -sans rigueur, mais elle nous fait comprendre la philosophie comme la mise en ques­tion universelle, comme l'évidence dernière qui signifie aussi bien que toute évidence est ébranlée, mise en doute, critiquée.« L'impé­nétrabilité ontologique de la subjeclivilé du sujet transcendantal est un problème central de la Phénoménologie constitutive, un étai problématique dont il convient de ne pas chercher d se débarrasser, mais auquel il faut laisser déployer ioule sa pression el ioule sa masse (2) )).

Nul doute, dès lors, que dans la perspective phénoménolo­gique, la réduction eïdétique ne se suffise pas à elle seule. Nul doute qu'elle perde son sens si elle ne se prolonge pas dans la

(1) Eügen Fink, Vergegenwartigung und Bild, Beitrage zur Phanomeno­logie der Unwirklichkeit, Jahrbuch ... , Xl, 1930, S. 241.

(2} ID., ibid., S. 246.

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réduction transcendantale. Il est vrai que Kant a manqué celle-là et que l'idée étroite qu'il se fait de l'intuition - justement cri­tiquée par Max Scheler - l'a empêché de voir dans l'analyse philosophique autre chose qu'un procédé par concep~s, puisque les mathématiques seules possèdent le privilège de procéder apago­giquement par construction de concepts et qu'il n'est pas de troisième voie possible dans la Critique de la Raison pure. Mais l'essentiel est de comprendre que Kant a manqué l'intuition eïdétique parce qu'il a manqué la réduction transcendantale. Oublier cet indispensable complément de la critique husserlienne, c'est tomber dans le psychologisme, c'est croire qu'il suffira, par exemple, avec Brentano - de classer les types de conscience de ... et d'affirmer que toute conscience est conscience de ... pour corriger le kantisme (1). En réalité c'est retourner en deçà de la question kantienne ou du moins du pressentiment transcen­dantal contenu dans le kantisme historique. Même si elle est « intentionnelle ll, la psychologie ne pose nullement le problème transcendantal, car elle n'opère pas la réduction nécessaire. « Ce qu'il y a d'essentiellement neuf, ce qui dans la phénomé­nologie conduite d'un point de vue transcendantal éclate égale­ment pour la psychologie descriptive, et qui dès lors transforme le visage tout entier de cette psychologie, sa méthode tout entière et, de fond en comble, ses fins concrètes, c'est l'idée qu'une description concrète de la sphère de conscience comme sphère fermée de l'intentionnalité (ce n'est qu'ainsi qu'elle est donnée concrètement) a un tout autre sens que les histoires naturelles et donc que les sciences naturelles descriptives qui procèdent expressément d'après un modèle (2). n La philosophie est sans modèle. Elle est la terre de la liberté. Kant ne l'a point aperçue sans doute, mais Brentano n'est pas Josué.

En opérant la réduction transcendantale, le philosophe triomphe donc du même coup du préjugé eïdétique (positiviste), du préjugé de l'évidence et du préjugé psychologiste. Ce n'est que par ce moyen que la subjectivité psychologique perd son caractère naïf, naturel et seulement probable, constitué (3). L'attitude

(1) HUSSERL, op. cit., S. 564. (2) HUSSERL, Op. cil., S. 565. (3) « Accomplit-on maintenant cette réduction transcendantale-phéno­

ménologique, cette transformation de l'attitude naturelle qui est propre à la psychologie intérieure, transformation par laquelle cette attitude devient transcendantale, la subjectivité psychologique perd justement alors ce qui lui confère sa valeur de réalité dans le monde déjà donné naivement conformément à l'expérience, elle perd le sens d'être l'âme d'un corps existant dans une nature spatio-temporelle déjà donnée" (ID., ibid., S. 555).

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naturelle se trouve de ce fait radicalement transformée (1). Non qu'il s'agisse de substituer à une spontanéité inauthentique une réflexion authentique, ou au pathologique le normal, ou au cultivé le primitif (2). Une telle interprétation de l'épochè transcen­dantale non seulement ignorerait la spécificité de la méthode philosophique comme constitution du sol transcendantal absolu et science exacte, mais elle ferait glisser la subjectivité consti­tuante dans l'univers du constitué, dans l'univers des «évidences >>

et des préjugés, ces préjugés fussent-ils conçus comme des a priori ! A cet égard les objections de l'existentialisme « reposent toutes sur des malentendus et finalement sur le fait qu'on renvoie l'interprétation de la phénoménologie au niveau que toute sa signification consiste à dépasser: ou, en d'autres mots, sur le fait qu'on n'a pas compris la nouveauté de principe de la réduction phénoménologique ni par conséquent la montée de la subjectivité mondaine (l'homme) à la subjectivité transcendantale ; qu'on demeure donc enfoncé dans une anthropologie soit empirique soit apriorique, qui d'après mon enseignement n'est pas encore parvenue à atteindre le sol spécifiquement philosophique et qui du point de vue de la philosophie signifie une chute dans l'anthropologisme transcendantal, c'est-à-dire dans le psycho­logisme (3) >>.

La confusion constante que l'existentialisme fait entre la subjectivité mondaine et la subjectivité transcendantale illustre la différence entre les deux réductions. L'important pour le phénoménologue n'est pas la variation eïdétique, à laquelle a été soumise la subjectivité mondaine, mais la réduction transcen­dantale à laquelle par définition elle a échappé. La subjectivité psychologique, en tant que mondaine, conduit, si on la confond avec la subjectivité transcendantale, au solipsisme : comment faire en effet d'un être dans le monde, fût-il un être au monde, le sujet constituant de ce monde ( 4) ? Le problème en jeu n'est rien moins que celui de la vérité. C'est dire que la thèse générale dont il est question dans l'attitude naturelle doit être entendue au sens le plus universel : << L'attitude naturelle est l'attitude essentielle, c'est-à-dire appartenant à la nature de l'homme,

(1) HUSSERL, op. cil., S. 550; FINK, op. cil., S. 248.· (2) FINK, ibid. (3) HusSERL, op. cil., S. 551. (4) In., ibid., passim. FINK parle - à propos de l'existentialisme - de

« la monstruosité d'une mauvaise subjectivation du tout de l'étant, d'une réduction du monde à un étant intra-mondain : l'homme. La retombée cie l'énoncé transcendantal dans la conceptualité mondaine-ontique est la perte constante de la phénoménologie » (op. cil., S. 250).

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constituant l'être-homme lui-même, l'être-en-attitude de l'homme en tant qu'étant dans le tout du monde ou l'attitude de la subjec­tivité mondanisée : l'être naturel de l'homme dans et au monde selon tous ses modes (1). » L'être au monde en tant qu'il est présupposé par toute activité et toute passivité de l'homme est donc touché par la réduction transcendantale, par cet acte de violence qui suspend la question d'être ou de non-être des objets réels ou idéaux- y compris le moi- pour les« réduire» à n'être plus que les objets visés dans les vécus de la subjectivité trans­cendantale, « c'est-à-dire d'après le sens intentionnel de leur visée ; en d'autres mots l'objet ontique devient noema (2) >>. Sans doute l'existentialisme passe lui aussi de l'ontique à l'onto­logique, mais ce passage est tout le contraire d'une« noématisa­tion » ; il débouche sur un Moi mondain et non sur une subjecti­vité originairement constituante, sur le sujet solipsiste, non sur le Cogito transcendantal de tout étant. L'ontologique, différent de l'ontique du point de vue existentialiste, ne l'est pas du point de vue phénoménologique, ou plutôt l'existentialisme ne dis­tingue ontique et ontologique que comme le kantisme pouvait distinguer le sens externe du sens interne, l'Espace du Temps. Ce sont des passivités constituées, non des originairetés souve­raines. Or que signifie pour la réduction phénoménologique, le passage, seul important, du mondain (y compris l'existentiel) au transcendantal, sinon, comme on a vu, une mise en question radicale de la thèse toujours implicite et présupposée du monde dans l'attitude naturelle ? Dans celle-ci nous « oublions » le caractère fondamental de l'expérience du monde, c'est-à-dire le caractère transcendantal de la subjectivité de l'Ego Cogito. Nous nous saisissons toujours comme déjà au monde, sans nous ques­tionner radicalement sur cet être que nous sommes. La psycho­logie - et l'existentialisme - se définissent donc comme des philosophies qui s'ignorent. <<C'est cette présupposition continue et continuellement latente de l'être du monde, que Husserl nomme la thèse générale de l'attitude naturelle et qu'il faut supprimer (aufheben) dans la réduction phénoménologique. L'attitude phénoménologique ou transcendantale se réalise dans une mise entre parenthèses conséquente et radicale de la thèse générale : le monde - étant naïvement visé comme étant et abso­lument posé se transforme dans le << phénomène du monde », son être est lui-même maintenant un élément qui appartient au

{1) FINK, op. cit., S. 248. (2) In., ibid., S. 249.

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contenu phénoménal ( 1). »L'Ego Cogito revient sur son<< oubli»; plus authentiquement que chez Socrate ou que chez Kierkegaard, la philosophie est une réminiscence.

Je me souviens de ce que je suis. Tel est le problème phéno­ménologique radical. C'est dire, en même temps que la différence, l'unité essentielle de la psychologie et de la phénoménologie. L'existentialisme méconnaissait cette unité et cette dissemblance, cette Aufhebung de la psychologie dans la phénoménologie, en mettant celle-là à la place de celle-ci par une véritable subreption des concepts, où la réduction eïdétique usurpait les pouvoirs en principe réservés à la réduction transcendantale (2). Mais il ne produit ainsi qu'une «psychologie phénoménologique » qui n'est en réalité que le contraire d'une phénoménologie transcendantale puisqu'on ne s'y interroge pas sur le fondement implicite et la constitution cachée de l'être au monde présent dans la thèse générale de l'attitude naturelle. Aussi bien c'est ici que les pro­blèmes se nouent. Si la psychologie et la phénoménologie ne diffèrent que par le souvenir de la constitution que celle-là a perdu, enfoncée qu'elle est dans l'être de la nature, le gain de cette intériorité ne saurait établir une différence de contenu entre les deux disciplines. La réduction n'ajoute rien à la pensée. Elle se contente de la changer de signe. De la pensée pensée elle fait passer à la pensée pensante. L'Erscheinung devient Phii­nomen. Dans cette opération, le phénoménologue se << laisse conduire par les phénomènes (Phiinomenen) purs en tant qu'ils s'offrent dans l'attitude phénoménologique conduite avec consé­quence et il voit s'ouvrir un royaume infini, fermé en soi, absolu­ment autonome de Pétant : celui de la subjectivité pure ou trans­cendantale. En lui, tous les événements mondiaux qu'on pouvait

(1) FINK, op. cit., S. 249. (Z) « Ce n'est que quand cette motivation (philosophique), qui a besoin

d'une interprétation très exacte et profonde, est parvenue à une vue vivante et contraignante, qu'il devient clair que le nuancement apparaissant d'abord singulier, qui fait le passage de la psychologie pure intérieure à la phénoméno­logie transcendantale, décide sur l'être et le non-être d'une philosophie- d'une philosophie, qui, dans une scientificité radicale, sait en ce qui concerne son propre sens ce qu'exige de responsabilité propre son fondement, ce qu'il lui faut comme sol, comme méthode. Ce n'est qu'à partir d'une telle auto-compré­hension que se comprend le sens le plus profond, le sens proprement radical du psychologisme- à savoir du psychologisme transcendantal, en tant qu'errement qui perd le sens pur de la philosophie, qui veut fonder la philosophie sur l'an­thropologie, sur la psychologie, sur la science positive de l'homme, de la vie de l'âme de l'homme. Rien ne change à cet errement si on construit également d'après notre procédé la psychologie pure intérieure comme science apriorique. Même alors, elle demeure une science positive et ne peut que fonder une science positive ou dogmatique, mais non pas une philosophie » (HussERL, op. cil., s. 557-558).

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auparavant atteindre dans l'attitude naturelle sont remplacés par des phénomènes correspondants purs ou transcendantaux, précisément ceux dans lesquels pour lui un mondial est absolu­ment, c'est-à-dire vaut comme étant et comme éventuellement confirmé (1) ». La valeur de la connaissance ne peut pas a priori être contenue dans son être. Telle est la raison pour laquelle la phénoménologie est l'Aufhebung de la psychologie ; c'est parce que la valeur de la connaissance implique le problème de sa consti­tution, parce qu'elle peut être dite l'Aufhebung de l'être, que Husserl condamne Heidegger, que l'être au monde ne peut résoudre « philosophiquement )) les problèmes de fondement dont son expérience - quotidienne ou authentique - implique de façon permanente l'oubli.

Mais si le souvenir est la seule forme de l'Aufhebung, en quoi consiste le « parallèle » (2) ou la « correspondance » (3) qui s'institue nécessairement entre la psychologie et la phénoméno­logie, étant donné que leurs contenus sont les mêmes ( 4) ? Le Moi qui opère la réduction n'est pas un autre Moi que celui où se produisent et se succèdent les événements psychologiques. Le Je transcendantal n'est pas numériquement ni matériellement dis­tinct du sens interne (5). Mais alors la finitude même qu'exprime dans l'attitude naturelle l'être au monde doit réapparaître, affectée de l'indice de la réduction, c'est-à-dire originairement fondée et constituée, dans la subjectivité transcendantale. « Ici se trouvent en réalité les difficultés principales qu'on rencontre pour comprendre (car on doit le ressentir comme une exigence défectueuse) qu'une telle nuance, qui est produite par un simple changement d'attitude, doit avoir pour toute véritable philo­sophie une signification décisive. La signification tout à fait par­ticulière de cette nuance ne peut devenir évidente que par une auto-compréhension radicale du philosophant, eu égard à ce qu'il veut pro:p~·ement dominer théorétiquement sous le nom de philo-

(1) HUSSERL, op. cil., S. 555-556. (2) In., ibid., S. 556; Formale und transczendantale Logik, § 99. (3) In., ibid., S. 556. (4) " C'est pourtant ce contenu théorétique tout entier qui, lorsqu'il est

pris dans l'attitude naturelle comme psychologie en tant que science se rap­portant à un monde positif, déjà donné, est de part en part non philosophique, et c'est le même contenu dans l'attitude transcendantale, donc entendu comme phénoménologie transcendantale, qui devient science philosophique • (ln., ibid., s. 556-557).

(5) In., ibid., S. 556. FrNK, op. cil., S. 250: • La vie de la consciEmce qui est rendue accessible dans la réduction phénoménologique, est immédiatement une vie du Je fermée sur soi, justement la subjectivité transcendantale du réducteur lui-même. »

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sophie, et dans la mesure où cette domination doit s'exercer sur quelque chose d'essentiellement autre que la science positive, et donc que le monde déjà donné dans l'expérience. Dans cette auto-compréhension jaillit, à condition qu'elle soit accomplie de façon réellement radicale et conséquente, une motivation néces­saire, qui force le Je philosophant à réfléchir sur cette subjectivité qui est sienne, qui dans toute son expérience réelle ou possible du monde naturel est finalement le Je expérimentant et plus large­ment le Je actif et par là connaissant scientifiquement, et qui préexiste donc à toute auto-connaissance naturelle du Moi-cet homme-dans-le-monde-j'expérimente, -je-pense, -j'agis (1). )) Loin d'exclure le problème du Moi psychologique, la subjectivité transcendantale est seule susceptible de le poser sous sa forme véritable. Tel est le<< service)) que d'après Husserl la phénoméno­logie est obligée de rendre à la psychologie. Nous percevons le sens de l'Aufhebung transcendantale : l'attitude philosophique ne supprime pas tant l'attitude naturelle qu'elle la conserve sur le plan du fondement, de l'être absolu, de la validité de la connais­sance. Par la réduction, la finitude qui était un fait devient une genèse. C'est en mettant entre parenthèses l'être dans le monde que je puis concevoir sa constitution implicite et cachée dans l'attitude naturelle. <<Le moment véritablement décisif dans cette réduction mondaine, c'est que la réduction phénoménologique en tant qu'Aufhebung de l'attitude naturelle ne s'établit et ne peut s'établir qu'à partir de la naïveté de la vie naturelle qui existait auparavant, donc à partir d'une histoire, ou en d'autres mots c'est que la réduction phénoménologique rejaillit de celte situation dans la vie constituante absolue, dans laquelle elle a déjà constitué un monde fini et s'est elle-même mondanisée (2). ))

L'existence même d'une attitude naturelle et sa reprise néces­saire par l'attitude philosophique sous la forme du souvenir indi­quent que la réduction a une situation, mais que cette situation ne provient pas du fait anthropologique de la finitude puisque ce fait doit pour appartenir à l'indubitable philosophique être << noématisé )) et réduit. <<La réduction devient mon itinéraire dans l'origine absolue. Cette individualité el celte facticité non inter­changeable, incommunicable du réducteur, détermine la largeur de son auto-explication transcendantale et apparaît dans le choix el le cadrage des phénomènes ihématisables (3). )) La vie de la subjecti-

(1) HUSSERL, op. cit., S. 557, (2) FINK, op. cit., S. 251-252. (3) ID., ibid., s. 252.

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vité transcendantale, c'est précisément cette finitude attachée à l'acte scientifique suprême, à l'acte constituant du Cogito. Par la réduction, nous accédons, sous forme de problématique, à la chose en soi que nous sommes et que nous voulons être et qui apparaît désormais comme Phiinomen à l'examen phénoméno­logique, quand elle ne se livrait à la psychologie que de façon probable dans la thèse naturelle de l'Erscheinung. Kant n'a été forcé de faire de la conscience de la liberté la ratio essendi de la conscience de la loi qui en est la ratio cognoscendi que pour n'avoir pas accompli la réduction ; de ce fait il a été conduit au for­lisme, il a privé l'Ego Cogito des lumières de la réflexion, et de l'infinité de la sphère transcendantale il a faussement conclu à son caradère nouménal : il a réduit tout phénomène à l' Erscheinung. Mais en même temps la phénoménologie concrète nous fait bien apercevoir ce qui manque au formalisme kantien dans sa déter­mination des rapports entre le Je transcendantal et le sens interne. La réduction montre qu'il faut fonder le Moi psychologique dans la vie transcendantale : telle est la lumière que la phénoméno­logie apporte à la psychologie : « Dans la mesure où la situation mondaine, dans laquelle l'auto-interprétation transcendantale du phénoménologue est un événement dans l'attitude naturelle, et a finalement elle-même besoin d'une explication constitutive, la phénoménologie fonde son caractère de connaissance mondaine­objective même (1). n L'attitude naturelle ne s'ajoute pas du dehors à l'attitude philosophique. Mais le philosophe doit expliquer pourquoi la psychologie est possible et nécessaire comme attitude naturelle. Les caractéristiques du sens intime doivent ressortir des actes constituants mêmes du Cogito transcendantal.

N'est-ce pas dire que le débat entre l'existentialisme et la phénoménologie fait aboutir celle-ci à cette notion de synthèse passive, d'auto-constitution du Moi passif, à laquelle avaient été conduits les kantiens désireux de systématiser la pensée critique. Déjà Cohen affirmait la nécessité pour les catégories de susciter leurs propres limites d'applicabilité dans l'espace et le temps. Mais l'attention exclusive qu'il portait au problème<< positiviste n de la physique-mathématique l'empêchait de développer toutes les conséquences de sa pensée. Il était dès lors naturel que le kantisme essayât de démêler dans l'œuvre même de Kant les fils susceptibles de conduire à la détermination de cette synthèse passive, et de relier ainsi définitivement les définitions du trans­cendantal comme possibilité d'une connaissance apriorique de

(1) FINK, op. cit., S. 252.

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l'objet et comme possibilité de l'expérience. Ge passage du Moi pur à la forme du temps se trouve-t-il par exemple dans l'Opus posthumum? C'est là une question historique qu'il ne nous appar­tient pas de traiter ici. Le seul problème qui nous concerne consiste à savoir si la notion de synthèse passive est compatible avec l'architecture du système kantien ou si elle n'introduit pas à l'intérieur de celui-ci une nouveauté qui le réforme de fond en comble ? Nul doute d'abord que la synthèse passive soit seule susceptible de conférer un sens à la révolution copernicienne et de supprimer en même temps que les restes réalistes et dogma­tiques de la chose en soi dans le système kantien les dépla­cements que lui reprochait Hegel. Mais il faudra dès lors, comme l'avait bien aperçu Fichte, une coïncidence de la série réflexive et de la série intuitive dans la vie transcendantale qui nous fera concevoir le Je kantien sous une forme absolument nouvelle, affecté précisément de ce qui lui confère son caractère concret, I'Aufhebung de la réduction.

C'est bien à propos du problème du temps qu'on mesurera le progrès accompli du kantisme à la phénoménologie. Les analyses de Husserl concernant le dévoilement d'une histoire sédimentée et ses leçons sur la conscience interne du temps remplissent en réalité le programme de Kant : elles montrent à l'œuvre la syn­thèse passive, l'auto-constitution de la finitude du Moi transcen­dantal.· Elles permettent aussi de préciser la différence entre l'existentialisme et la phénoménologie. Sans doute Husserl comme Heidegger accepteraient-ils de rapporter l'être au temps. Mais tandis que chez Husserl l'être se constitue à partir du temps noématisé, chez Heidegger, il se profile sur l'être du temps lui­même. C'est pourquoi l'un aboutit à une problématique de la philosophie comme science rigoureuse, l'autre à l'intuition d'un monde de l'angoisse. Dans un cas la vérité est bien rattachée à la sédimentation de l'histoire et l'on se pose le problème de l'origine de la géométrie. Dans l'autre la vérité est plongée dans l'histoire et sa relativité. Sans doute Heidegger a-t-il l'avantage de fournir une théorie claire et « positive » de la finitude, mais le scepticisme, qui accompagne nécessairement le psychologisme, est la consé­quence inévitable d'un existentialisme ainsi entendu. En main­tenant l'idée dialectique d'Aufhebung, Husserl pose obscurément le véritable problème de l'histoire et de la constitution de la vérité, même s'il est contradictoire de prétendre résoudre ce problème à l'intérieur d'une philosophie du Cogito (1). En fin de

(1) VurLLEMIN, L'être et le travail, cha p. I.

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compte l'absence de la réduction chez Heidegger signifie qu'on accorde à la mort, en tant qu'être préalable du temps, de l'être et de la finitude, un sens constituant. La reconnaissance qu'une réduction est nécessaire chez Husserl signifie qu'on refuse à la mort d'être le Musagète de la philosophie, et qu'on reconnaît nécessaire pour constituer la vérité dans la sédimentation de l'histoire un passage de l'être du temps à la constitution de cet être, de l'ontique à l'ontologique non plus - comme l'entendait Heidegger - conçu comme une résorption du monde dans le moi, mais comme la transformation de cette nature en monde humain qui s'appelle le travail.

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CHAPITRE VIII

EXAMEN DES PRINCIPAUX CONCEPTS KANTIENS

A LA LUMIÈRE DE L;INTERPRÉTATION EXISTENTIALISTE

§ 21. La signification transcendantale de l'entendement Jugement, réflexion, transcendance

La signification centrale de l'intuition et du temps dans la métaphysique de la finitude est donc le terme que doit viser une interprétation cohérente de la Critique kantienne : c'est elle qui éclairera en fin de compte le principe transcendantal suprême de la possibilité de l'expérience. Aussi notre première tâche consis­tera-t-elle à retrouver le fondement du jugement et du concept dans leurs relations avec l'intuition : le retour à Kant se fait non seulement à travers la phénoménologie mais au delà d'elle, et l'interprétation de la Logique transcendantale de Kant doit nous fournir la solution des problèmes posés par la Logique formelle el transcendantale de Husserl, le temps comme forme de l'intuition étant la vérité de toute intuition des essences. Aussi le procès de l'explication se poursuit-il en un sens exactement inverse de celui qu'adoptait l'interprétation néo-kantienne. On ne va plus de l'intuition vers le principe mais du principe vers l'intuition. A la dialectique ascendante qui conduisait le positivisme de l'Esthé­tique à l'Analytique, se substitue la dialectique descendante de l'existentialisme. Elle n'éclaire le sens transcendantal de l'Analy­tique que par l'interprétation de l'Esthétique et elle doit en même temps fournir une réponse à la mise en question de la Logique, en s'interrogeant non seulement comme l'a fait la phénoménologie sur le fondement du jugement, mais sur son origine transcendan­tale, car c'est la question:<< Pourquoi formons-nous des concepts et des jugements? » qui doit finalement assurer d'un contenu de

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vérité ces jugements et ces concepts et conférer un sens authen­tique à l'investigation phénoménologique elle-même.

C'est donc le rapport immanent et interne à l'intuition qui devra rester l'unité d'horizon de cette recherche et assurer du même coup l'unité « élémentaire >> du kantisme. Car une telle unité ne peut être mise sérieusement en question, à moins de menacer tout l'édifice critique : ce n'est qu'une apparence de première approche et un faux semblant si « pour la question du retour à la source fondamentale de la possibilité d'une connais­sance finie, il nous paraissait que nous dussions nous contenter de la dualité pure et simple de ses éléments (1) >>.Comme l'interpré­tation néo-kantienne tentait d'engendrer dans l'unité du principe de grandeur intensive la dualité de ses conditions de réalisation positive (la catégorie) et de réalisation négative (l'intuition), l'interprétation existentiale perçoit la nécessité de cette unité, mais c'est pour la poser dans le rapport à l'intuition. Quel est le sens de cette affirmation ? Qu'est-ce donc qu'un jugement ? Qu'est-ce qu'un concept ? Pourquoi peut-on et doit-on réduire leur problème transcendantal à celui de l'intuition ? Par quels moyens ? Toute la nouvelle interprétation de Kant est dans la réponse à ces questions.

Les trois « niveaux >> que la phénoménologie a contribué à distinguer dans le retour à l'origine constituante ontologique : le jugement, le concept et l'intuition posent le problème d'une triple synthèse. La synthèse du jugement qui s'exprime dans la liaison du sujet et du prédicat est la synthèse apophantique. La synthèse du concept qui représente l'unité unificatrice du concept dans son caractère prédicatif est la synthèse prédi­cative (2). Enfin la synthèse qui rapporte cette unité à la possi­bilité de l'expérience, laquelle, comme on verra, n'est autre que l'intuition, est la synthèse véritative. D'après le principe fon­damental de l'intuitivité de toute connaissance, la synthèse véri­tative doit être la vérité de la synthèse prédicative et de la syn­thèse apophantique. cc La synthèse véritative qui constitue l'essence de la connaissance finie en général renferme nécessairement la synthèse prédicative et la synthèse apophantique en une unité structurale de synthèses (3) ll, ce qu'on peut exprimer sous la forme régressive suivante : cc A la synthèse vérilalive appartient la pré­dicative dans laquelle à son tour est fondée l'apophanlique ( 4). >>

!1l KM, S. 32, 33, 61, 110, 129-133. 2 KM, S. 25. 3 KM, S. 26.

(4) KM, S. 54-55.

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Quel . est le sens de cette régression réductive ? Pourquoi le concept est-il la vérité du jugement ? Pourquoi le rapport à l'intuition est-ilia vérité du concept ?

La première réponse va de soi : tout concept est déjà en tant qu'il se pose une unité à laquelle peuvent se rapporter une série de prédicats et qui peut subsumer sous elle une multiplicité d'indi­vidus, un jugement implicite en lequel il peut se développer formel­lement et explicitement lorsqu'il s'exprime en des formes dont le système constitue l'apophansis. Loin que la grammaire logique, l'analytique de la non-contradiction et la théorie des systèmes puisse, par l'analyse du jugement, parvenir à la notion univoque d'objet quelconque, elles présupposent cette notion, c'est-à-dire la constitution intentionnelle d'une unité unificatrice. L'analyse de l'apophansis et des formes du jugement nous conduit donc à la description des procès d'unification qu'accomplissent dans les concepts les synthèses prédicatives. Le jugement se contente d'expliciter le rapport du concept à l'individu qu'il subsume sous lui, mais cette explicitation suppose son principe même, la cons­titution de l'unité entre le sujet et le prédicat qui fait la consis­tance de l'objet. Pour jouer avec des représentations, il faut déjà << avoir de telles représentations ». Dans la représentation par exemple d'un tilleul, d'un hêtre, d'un sapin comme arbre, l'intui­tionné particulier est déterminé comme le même et cela eu égard à ce qui vaut pour plusieurs. Cette validité plurale caractérise certes une représentation comme concept, mais elle n'atteint cependant pas encore son essence originaire. Car cette validité plurale se fonde de son côté en tant que caractère dérivé sur le fait que dans le concept ce qui est représenté est justement l'Un dans lequel s'accordent plusieurs objets. La représentation conceptuelle consiste à faire s'accorder plusieurs en un. L'unité de cel un doit donc être préalablement considérée dans la représen­tation conceptuelle et placée avant tout énoncé déterminant concernant la pluralité. La prise en considération préalable de l'Un où plusieurs doivent s'accorder est l'acte fondamental de la formation du concept. Kant le nomme « réflexion » (1). Le problème de la synthèse prédicative qui seul rend possible celui de la synthèse apophantique s'énonce donc ainsi; comment la réflexion constitue-t-elle l'unité de l'objet.

(1) KM, S. 47 et 49.

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* * *

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Or nous n'aurons pas compris le sens de cette question tant que nous ne nous serons pas demandé : pourquoi réfléchissons­nous ? Quel est le sens et non seulement la nature de la concep­tualisation ? C'est faute d'avoir posé cette question de l'origine que la phénoménologie de Husserl n'a pu retrouver que les Méditations cartésiennes et n'est point parvenue à Kant. En effet le passage du jugement au concept et la recherche de l'unité de l'objet dans le Cogito intentionnel, tel est le mouvement réel de la phénoménologie des Idées et de la Logique formelle el transcen­dantale. Il y a, dit-on, un sol transcendantal du jugement et ce sol est dans le retour aux choses mêmes, dans l'intuition naïve d'un cc Sachverhalt » que le principe de réductibilité rend possible, à quelque degré de formalisation du jugement qu'on se trouve, et dont l'évidence, la cc Selbstgegebenheit »implique purement et sim­plement le retour au sujet unificateur, à la synthèse de la cons­cience intentionnelle. Sans doute la route se trouve ainsi frayée vers la subjectivité transcendantale, puisque l'unité de la synthèse prédicative est une vision et qu'elle ne peut que précéder les termes qu'elle unit. « Que l'unité n'est pas le résultat d'une rencontre des éléments mais qu'elle doit être elle-même l'unifi­cation originaire, c'est ce qui apparaît lorsqu'on la nomme synthesis (1). »La découverte même de l'unité des éléments de la connaissance n'a pas d'autre sens que de renvoyer à l'unification transcendantale subjective pour fonder l'unité de l'objet. Mais, parvenu aux concepts, à ce que la phénoménologie appelle les cc essences » et à la réflexion qui en constitue synthétiquement l'unité, n'est-on pas conduit plus loin? Ou plutôt peut-on vérita­blement parler d'une intuition des essences, d'une Wesenschau? Le cercle auquel Husserl a été acculé (2) ne dévoile-t-il pas ici l'absence de question radicale, transcendantale, originaire ? Pour résoudre le problème des concepts ne rétablit-on pas la priorité des jugements en recourant à l'idée d'une ontologie universelle formelle ? Cette idée même n'implique-t-elle pas contradiction, une fois qu'on a démontré la valeur et l'universalité du principe de réductibilité, c'est-à-dire la nécessité d'un retour radical à « des comportements de choses », et à une intuition pro­prement matérielle ? L'idée d'intuition des essences n'est-elle pas un compromis intenable entre celle de l'ontologie formelle et

(1) KM, S. 54. (2) Voir plus bas.

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celle du principe de réductibilité ? Ne ressuscite-t-elle pas la volonté cartésienne de constituer une mathesis universalis en laquelle la philosophie fournirait les principes. Ne confond-elle pas l'antique avec l'ontologique, la réflexion du Cogito avec la constitution du sol qui la fonde, et n'attribue-t-elle pas contra­dictoirement à celle-ci ce qui fait la propriété de celle-là, savoir le caractère intuitif ? En réhabilitant l'idée chimérique d'une Logique transcendantale autonome et en empruntant à Descartes le critère de l'évidence, la phénoménologie ne fait qu'exprimer cette confusion et retourner à la raison pure de l'idéalisme. Ce que manque une telle position, c'est l'attention dans la pensée humaine, dans la pensée elle-même, aux marques de la finitude. La question kantienne de la possibilité de concepts purs a priori signifie le retour à la finitude que ne pouvaient accomplir ni l'évidence cartésienne ni sa résurrection dans l'évidence intentionnelle, et c'est cette question que Husserl ne peut poser parce qu'il confond concept et intuition pure dans l'idée contradictoire de Wesenschau, c'est-à-dire d'intuition intellectuelle.

<< Y a-t-il de tels concepts (purs) ? Se trouvent-ils tels quels préparés dans l'entendement humain? Comment l'entendement doit-il pouvoir donner un contenu matériel là où il n'y a cepen­dant qu'une fonction vide de liaison visant précisément une intuition constituante? Et une telle matière représentée comme donnée peut-elle être pleinement trouvée dans l'entendement, lorsque, comme cela doit se faire ici, on l'isole justement de ioule intuition? Si l'entendement doit être pour soi l'origine non seulement de la forme de chaque concept comme tel, mais encore du contenu de concepts déterminés, alors cette origine ne peut se trouver que dans l'acte fondamental de formation de concepts comme telle, dans la réflexion (1). n C'est à cette aporie que s'arrête la phénoménologie classique, comme c'était à elle que s'était arrêté Descartes. Dès lors apparaît le cercle immanent à l'idée d'une logique transcendantale, cercle qui chez Descartes s'expri­mait dans le recours à Dieu pour fonder le critère du clair et du distinct, et qui chez Husserl s'exprime dans la contradiction d'une subjectivité absolue et d'une norme qui lui serait imposée. L'ori­gine des concepts purs n'est plus en cause et la question transcen­dantale perd son sens. « Tant qu'on ne considère pas l'entende­ment pur quant à son essence, c'est-à-dire quant à son rapport à l'intuition pure, on ne peut indiquer une origine des notions en

(1) KM, S. 48-49.

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tant que prédicats ontologiques (1). >>Or la confusion entre intui­tion et essence, entre la synthèse véritative et la synthèse pré­dicative, l'incapacité de s'interroger sur l'origine des concepts purs de l'entendement correspondent à l'incapacité de passer du comment au pourquoi de la formation des concepts en général. La réponse à cette dernière question nous éclairera aussi sur celle qu'il convient d'apporter à la première et sur la nécessité d'un retour à la métaphysique de la finitude.

Pourquoi formons-nous des concepts ? La nécessité de cette formation repose sur l'essence de la conscience finie. <<La connais­sance est premièrement intuition, c'est-à-dire une représentation qui représente l'étant même et immédiatement. Mais pour qu'une intuition finie doive devenir connaissance, elle doit pouvoir rendre abordable l'étant lui-même comme visible pour chacun et à chaque moment en ce qu'il est et tel qu'il est. Les êtres intui­tionnants finis doivent pouvoir se partager à chaque fois dans l'intuition de l'étant. Or l'intuition finie en tant qu'intuition demeure toujours immédiatement liée au particulier qui est à chaque fois intuitionné. L'intuitionné n'est un étant connu, que lorsque chacun peut le rendre compréhensible à soi et à d'autres et par ld le communiquer (2). »

C'est la communication qui fait passer de l'intuition à la connaissance proprement dite et qui, par cette << reconnaissance » d'un même contenu par tous, confère à la conscience de soi la vérité de la conscience d'objet. Cette étape équivaut à la décou­verte du critère externe de l'a priori chez Kant : l'a priori, c'est l'universel. Or déjà le critère de nécessité qui s'adjoignait à lui visait un sens plus proprement transcendantal, c'est-à-dire concernait la possibilité même de l'expérience de l'objet. A l'inté­rieur de l'interprétation existentialiste, l'universalité de la Reconnaissance et de la communication n'atteint, elle aussi, que l'aspect externe du critère de la vérité ontologique. << Cette repré­sentation générale, dit-on, qui en tant que telle est au service de l'intuition, rend ce qui est représenté dans l'intuition représentable, de telle sorte qu'il comprend le plusieurs sous l'un et que grâce à cette compréhension il vaut pour plusieurs (3). » Communication et subsomption sont un seul et même Acte, mais comme on l'a vu (4) la subsomption elle-même appartient au domaine des superstructures apophantiques et relève de ce fait, en vertu du

(1) KM, S. 52. (2) KM, S. 24. (3) KM, S. 25. (4) Voir plus haut, p. 249-250.

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LES CONCEPTS KANTIENS SELON HEIDEGGER 253

principe de réductibilité, du probl \"'le proprement prédicatif de la formation du concept. Il semble donc que jusqu'à présent nous soyons enfermés dans un cercle. D'une part, nous recherchons l'origine des concepts et nous croyons la découvrir avec la néces­sité de la communication. D'autre part, la genèse de cette commu­nication elle-même nous renvoie à la formation du concept et la reconnaissance dans l'universalité conduit dialectiquement à la recognition dans le concept et dans l'unité de l'objet. Or ce cercle n'est-il pas précisément celui que rencontre la Ve Méditation cartésienne de Husserl ? On veut en effet échapper au cercle apophantique-prédicatif en fondant l'unité de l'objet intentionnel sur la rencontre et la << reconnaissance » des différentes cons­ciences: l'objet physique est alors défini comme le « corrélat idéal d'une expérience subjective idéalement concordante ». Mais le cercle ne fait que réapparaître à un degré supérieur et à la ques­tion : «Comment se fait-il que mon Ego, à l'intérieur de son être propre, puisse en quelque sorte constituer l'autre justement comme lui étant étranger, c'est-à-dire lui conférer un sens exis­tentiel qui le met hors du contenu concret du Moi-même concret qui le constitue? (1) », on est obligé de répondre en renvoyant l'évidence d'autrui elle-même vers le corrélat des synthèses concordantes. L'aller ego, qui doit constituer la vérité du rapport entre l'ego et l'objet, applique ainsi lui-même ce rapport au prin­cipe de sa vérité en tant qu'il est lui-même constitué comme objet. Le critère de l'universalité est impuissant à assurer son propre fondement. Si la communication reconnaît la vérité de l'objet, c'est que cette vérité appartient déjà à son unité, c'est que la corrélation conscience-objet dans la réflexion implique un recours originaire ultérieur qui la fonde : le recours transcen­dantal de la possibilité de l'expérience, c'est-à-dire d'une connais­sance finie.

* * * Pourquoi formons-nous des concepts ? La nécessité d'une

communication ne suffit pas à répondre à cette question ou plutôt elle n'est qu'un recours intermédiaire ; il la faut elle-même expliquer. Le cercle entre la synthèse du jugement et l'unification du concept ne peut être écarté qu'à la condition de rapporter l'universalité elle-même à la possibilité de l'expérience.· « Les types de synthèse énumérés plus haut, la synthèse formelle apophantique de la fonction judicative et la synthèse prédicative

(1) HussERL, Méditations cartésiennes, p. 78.

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de la réflexion conceptuelle, appartiennent ensemble à l'unité de la construction essentielle de la connaissance finie en tant que synthèse véritative de l'intuition et de la pensée (1). » C'est donc la constitution ontologique de la finitude qui doit répondre au problème de la formation des concepts. Nous commençons dès lors à entrevoir l'unité de l'édifice transcendantal : loin que la pensée des objets comme objets nous détache de la finitude de la connaissance, impliquée par l'intuition, elle ne fait que l'exprimer sous une autre forme: l'entendement est fini comme l'intuition (2), et il l'est par son rapport immanent et essentiel à celle-ci. Le prin­cipe de réductibilité phénoménologique éclaire ainsi le problème de la formation des concepts : nous conceptualisons, nous commu­niquons notre intuition et nous l'universalisons parce que notre finitude est une transcendance, parce que la connaissance finie constitue l'horizon où doit lui apparaître ce qu'elle n'est pas, parce que l'activité transcendantale est sa marque paradoxale et constitutive. L'interprétation du problème critique à son niveau élémentaire nous conduit donc à la question fondamen­tale de la finitude comme transcendance dans laquelle les deux (( sources » : le concept et l'intuition devront trouver leur vérité : ((Comment une existence humaine finie peut-elle dépasser a priori l'étant (le transcender), cet étant que non seulement elle n'a pas elle-même créé, mais auquel elle est encore rapportée pour pou­voir elle-même exister comme existence ? Le problème de la possibilité de l'ontologie est donc la question de l'essence et du fondement essentiel de la transcendance de la compréhension préalable de l'être. Le problème de la synthèse transcendantale, c'est-à-dire constituant la transcendance peut donc simplement être posé de la façon suivante : comment l'étant fini, que nous nommons l'homme, doit-il être d'après son essence la plus intime, pour qu'il puisse en général être ouvert à l'étant qu'il n'est pas lui-même, et qui doit, de son côté, pouvoir se montrer sponta­nément (3) ? » L'explicitation du problème transcendantal n'est donc que l'explicitation de la transcendance et de la finitude.

Comment pouvons-nous connaître ce que nous ne créons pas ? Comment le concept doit déterminer l'intuition, puisque nous n'avons pas d'intuition intellectuelle? Comment y a-t-il une connaissance finie possible, c'est-à-dire une connaissance qui en tant que telle doit bien se porter au-devant des phénomènes, sans

(1) KM, S. 59. (2) KM, S. 27. (3) KM, S. 38.

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quoi on n'expliquerait pas qu'elle puisse être même réceptive à leur égard, et qui pourtant ne les crée pas, sans quoi ils cesseraient d'être des phénomènes et nous ramèneraient à l'inluitus divin? Comment la synthèse apriorique originaire qui fonde toute connaissance porte donc non pas sur l'étant, mais seulement sur l'être de l'étant? Tel est le problème de la philosophie transcen­dantale. << La visibilité de l'étant (vérité ontique) tourne autour du dévoilement de la constitution de l'être de l'étant (vérité ontologique) ; car jamais une connaissance ontique pour soi ne peut se diriger vers des objets, puisque sans la connaissance onto­logique elle ne peut pas même posséder un vers quoi possible (1). >>

Tel est le sens de la révolution copernicienne. L'étant, en soi, est muet : il ne permet de constituer ni la nature en objet, ni cet étant particulier que je suis en tant qu'homme en sujet. Pour que naissent dans la connaissance et l'acte de connaître tel ou tel objet, et l'objet déterminé lui-même, il faut donc que préalable­ment on reconnaisse à l'étant fini de l'homme la faculté de trans­cender sa finitude vers la rencontre des objets possibles, de se dépasser vers la possibilité de l'expérience en général, d'établir enfin le sens universel de l'être de l'étant, la vérité ontologique qui précède toute saisie expresse et déterminée de l'étant, toute vérité ontique. L'empirisme est réfuté avec l'idéalisme; ces deux points de vue en restent à l'étant et ne parviennent qu'à l'antithèse de la connaissance divine comme création de l'étant (idéalisme) et de la connaissance humaine comme réceptivité sensuelle de l'étant (empirisme). Mais le propre de la connaissance finie est de préparer la réceptivité même de l'ontique dans l'acti­vité transcendantale qui constitue le sol de l'objectivité, son horizon ontologique. «Cet apport de la détermination de l'être de l'étant est un rapport préalable de soi à l'étant, pur « rapport à » (synthèse) qui de toute façon constitue le par rapport d quoi el l'horizon, à l'intérieur duquel l'étant pourra être expérimenté en lui-même dans la synthèse empirique. C'est cette synthèse apriorique qu'il faut éclairer dans sa possibilité. Kant nomme transcendantale une recherche qui concerne l'essence de cette synthèse (2). »

En mettant en évidence le rapport immanent du concept à l'intuition et de toute synthèse dans le jugement à la synthèse véritable comme unité de l'intuition et du concept, nous avons été conduits à l'idée de la finitude et de la transcendance

(1) KM, S. 12. (2) KM, S. 14·15.

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comme source de cette unité et à la formulation kantienne du problème transcendantal. Les << jugements » synthétiques a priori dont Kant recherche la possibilité ne sont rien d'autre que la synthèse véritative en tant qu'elle sert de fondement à la syn­thèse prédicative comme à la synthèse apophantique. Ainsi la question de la possibilité de la connaissance ontologique devient le problème de l'essence des jugements synthétiques a priori (1). C'est précisément là cette question de métaphysique générale qui forme le centre du kantisme, et non - comme le pensait l'irter­prétation néo-positiviste - l'interrogation juridique sur la validité de la science. Si la philosophie transcendantale est une critique de la métaphysique en tant que spéciale (celle qui s'inter­roge sur l'ontique et qui postule ainsi l'existence d'une intuition infinie), elle est du même coup, et parce qu'elle retourne à la finitude, le fondement de la métaphysique générale, c'est-à-dire le <<dévoilement de la possibilité interne de l'ontologie >> (2). Ainsi le sens transcendantal de la révolution copernicienne apparaît désormais pleinement: il établit la possibilité d'une connaissance finie, c'est-à-dire de l'acte de transcendance. De ce fait il subor­donne la synthèse prédicative à la synthèse véritative, la connais­sance ontique à la connaissance ontologique, la mélaphysica specialis à la melaphysica generalis, les jugements empiriques aux jugements synthétiques a priori. L'unique texte de l'ontologie philosophique c'est la finitude. Poussé à ses conséquences extrêmes, voilà à quoi aboutit le principe phénoménologique de réductibilité : toute notre connaissance est finie ; elle ne nous livre que des phénomènes. Il n'est point de « réduction '' et d' << épochè » possibles par lesquelles nous puissions mettre entre parenthèse cette finitude essentielle de la connaissance et de son objet, pour amener celui-ci à la perméabilité absolue de l'auto­évidence dans l'intuition intellectuelle. Toute notre connaissance conceptuelle est faite de discours ; loin de posséder en elle-même la signification intuitive, elle ne la découvre que dans son rapport à l'intuition en tant que sensible. L'existentialisme apparaît donc comme la vérité de la phénoménologie, parce que le principe de réductibilité exclut en réalité les << réductions >> et les. paren­thèses, parce que le monde ne nous est fourni qu'à titre d'objet, de phénomène et non de chose en soi, parce que l'intuition qui se trouve à la source du jugement est non pas une intuition intellec­tuelle mais une intuition sensible et finie.

(1) KM, S. 13. (2) KM, S. 11.

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C'est donc l'opposition de la chose en soi et du phénomène qui fournit à Heidegger la clef de la critique immanente de Husserl. Que signifie en effet la finitude de la connaissance, sinon que le sol transcendantal que celle-là constitue présente à celle-ci les objets en tant que tels et que l'ontologie transcen­dantale n'est autre chose que la constitution de la possibilité de l'expérience des objets (1)? «Le titre : phénomène vise l'étant lui-même comme objet d'une connaissance finie. Plus exactement ce n'est que pour une connaissance finie qu'il y a en général ce qu'on appelle un· objet (2). >> Comme le néo-kantisme, l'existentialisme rejette l'interprétation réaliste de la chose en soi : celle-ci ne figure pas un arrière-monde derrière les phénomènes ; elle dis­tingue seulement la connaissance finie qui constitue a priori la possibilité de recevoir des objets et la connaissance infinie qui crée l'objet qu'elle connatt. Aussi l'opposition : chose en soi-phénomène appartient à la ratio cognoscendi, non à la ratio essendi de l'être. << Les phénomènes ne sont pas une simple apparence mais l'étant lui-même. Cet étant à son tour n'est pas autre chose que la chose en soi, mais précisément cet étant unique. L'étant lui-même peut être visible, sans que ce soit comme l'étant en soi (c'est-à-dire en tant que production). La double caractéristique de l'étant comme phénomène et comme chose en soi correspond à la double façon dont il peut se com­porter par rapport à une connaissance finie et infinie ; l'étant comme production et le même étant comme objet (3). >> Parce que la dualité de l' Entstand et du Gegenstand est relative à la produc­tivité ou à la finitude de la connaissance et non à la structure de l'étant lui-même, l'apparition du phénomène épuise son être et le définit totalement (4). L'opposition signifie seulement que la connaissance transcendantale est ontologique non pas ontique, qu'elle est un problème de la métaphysique générale, non de la métaphysique spéciale, et qu'il s'agit enfin de la finitude de la transcendance. Ainsi le seul sens de la chose en soi est un sens transcendantal négatif: la condition de possibilité de l'expérience, c'est l'apparition d'objets, de phénomènes, non de chose en soi. Loin que la chose en soi soit derrière le phénomène qui ne serait plus alors qu'un être pour nous, c'est l'apparition du phénomène en tant que tel que, de son être en soi, donne l'objet. Pour

(1) KM, S. ll2. (2) KM, S. 28. (:3) KM, S. 29. (4) • L'être d'un existant, c'est précisément ce qu'il paratt • (SARTRE,

L'être et le néant, p. 12).

J. VUILLEMIN 17

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la connaissance infinie en effet, telle que l'imagine l'idéalisme absolu, la pensée pose la chose en-soi, elle la pénètre de tous côtés, rien en elle ne lui résiste et l'on peut identifier le rationnel et le réel. Si au contraire le phénomène nous livre l'étant par esquisses et comme un être qui nous résiste, c'est qu'il apparaît comme objet et non comme production, c'est qu'il est relatif à la finitude de la connaissance, c'est que nous en constituons sans .doute le sens d'être ontologique, mais que nous ne pouvons pas -en vertu même de cette constitution- en créer le sens d'étant on tique.

Mais dès lors se trouve d'emblée écarté le sens soi-disant positif de la chose en soi, tel qu'il apparaissait dans l'interprétation néo-kantienne. Celle-ci identifiait la chose en soi avec l'x trans~ cendantal : elle signifiait ainsi que la totalité des déterminations de l'objet est régulativement posée au principe même de la possi­bilité de cet objet; sans doute, l'objet n'est connu que par le schématisme de la catégorie dans le temps, mais cet objet connu est soutenu par un objet pensé ; la réflexion dirige la connais­sance. Or c'est là confondre l'ontique et l'ontologique et poser au principe de la melaphysica generalis les structures particulières (les idées métaphysiques) de la meiaphysica specialis; ainsi veut-on appuyer le sens de l'être en tant qu'être aux idées de la psychologie, de la cosmologie, et de la théologie rationnelle qui, parce qu'ils figurent des << étant >> déterminés, les impliquent à leur principe. Par là, le néo-kantisme retourne au post-kantisme ; par l'intermédiaire du calcul infinitésimal, il nous fait assister à la: genèse de l'objet. C'est ce qui devient radicalement impossible si l'on distingue l'ontologique et l'ontique. Alors la chose en soi n'a plus à compléter ou à systématiser le phénomène car la connaissance finie ne peut - même régulativement - le dépas­ser. En même temps le principe transcendantal ne nous fait pas assister à la genèse de l'objet ontique, mais seulement de l'objet transcendantal qui trouve désormais sa place naturelle et sa signification ontologique, puisqu'on n'est plus obligé de la confondre avec la chose en soi. << Ce qui dans l'intuition surgit immédiatement comme objet, c'est ce que l'intuition fournit. Or les phénomènes sont eux-mêmes de simples représentations, non des choses en soi. Ce qui est représenté en eux ne se montre que dans et pour une réceptivité qui se tourne vers ... Mais celle-ci à son tour doit avoir son objet. Bien plus, elle doit en général fournir d'avance ce qui a le caractère d'un objectivant en général, pour former l'horizon à l'intérieur duquel ùn étant peut surgir avec ses qualités propres. Ce vers-quoi,

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auquel nous nous rapportons lorsque nous nous tournons préa­lablement vers ... , ne peut donc plus être intuitionné par nous au sens de l'intuition empirique. Mais loin de l'exclure, cela implique la nécessité de sa compréhensibilité dans une intuition pure. Ce vers-quoi, auquel nous nous rapportons, lorsque nous nous tournons préalablement vers ... , peut donc être nommé l'objet non empirique= x (1). » De ce que l'objet transcen­dantal, sens universel de l'objectivité de l'objet, n'a point de spécification ontique, l'interprétation néo-kantienne, ignorante de la distinction entre ontique et ontologique, c'est-à-dire du sens de la métaphysique transcendantale et de la finitude à laquelle elle recourt continûment, concluait à son identité avec la chose en soi. L'interprétation existentialiste s'appuie au contraire sur cette indétermination ontique pour la distinguer de la chose en soi et en faire le contenu propre du principe ontologique suprême. L'objet transcendantal, c'est l'horizon même de la transcendance. « Il sert seulement de corrélat, c'est-à-dire qu'en son essence il est pur horizon. Kant nomme cet x l'objet transcen­dantal, c'est-à-dire le Id-contre (Dawider) visible dans la transcen­dance el par elle comme son horizon (2). >>

Le problème de l'origine des concepts en général nous a conduit à la métaphysique de la finitude et au problème des juge­ments synthétiques a priori : la constitution de l'objet transcen­dantal comme horizon de l'objectivité en général, tel est le sens du principe transcendantal suprême. C'est donc par rapport à lui que nous pouvons reprendre maintenant la question des concepts purs de l'entendement, ou catégories, et de leur déduction. Les concepts purs sont des prédicats ontologiques (3) ; aussi concer­nent-ils l'unité essentielle de la connaissance a priori ( 4). Et l'universalité du principe de réductibilité doit déjà nous faire pressentir ·que dès lors la déduction des catégories n'appartient pas à la Logique, ni à l'Esthétique transcendantale comme telles, mais à leur unité (5) posée comme rapport immanent du concept pur à l'intuition pure : c'est là le sens de l'objet transcendantal, de la finitude de la pensée et de la distinction entre ontologique et ontique. << Si l'on confère alors ce sens à la primauté de la Logique transcendantale, il ne s'ensuit alors nullement un ravale­ment de la fonction de l'Esthétique transcendantale, ni le moins du

(1) KM, S. 115. (2) KM, S. 116. (3) KM, § 12, S. 50-52. (4) KM, S. 60. (5) KM, S. 61.

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monde sa mise entre parenthèses. Au contraire, en même temps qu'on aperçoit la raison de la primauté de la Logique transcen­dantale, ce primat se supprime lui-même ; non pas sans doute au profit de l'Esthétique transcendantale, mais bien au profit d'une interrogation qui ramène le problème central de l'unité essentielle de la cc connaissance ontologique et de sa fondation à une base plus originaire» (1). Quelle est donc cette base? En quoi la mise au jour de l'objet transcendantal = x représente-t-il pour l'ana­lyse un point de départ cc plus originaire » qui contient déjà en lui-même l'unité de la connaissance finie? Comment peut-il nous fournir le fil directeur pour la déduction des catégories ? Pourquoi les catégories n'appartiennent pas à l'entendement et à la synthèse prédicative, encore qu'il s'agisse de cc concepts purs de l'entende­ment», mais à l'unité originaire de l'entendement et de l'intuition purs et donc à la synthèse véritative ?

L'interrogation sur l'origine des concepts nous conduisait à la question ontologique : comment des concepts purs sont-ils pos­sibles ? Or si de tels concepts purs sont possibles en général, ils doivent constituer la forme même de la conceptualisation : ils ne consistent pas à réfléchir sur une matière donnée (ontique), mais ils obtiennent précisément leur signification ontologique en ce qu'ils permettent cette réflexion, qu'ils définissent donc la réflexion comme telle : cc Les purs concepts ne naissent pas seule­ment par un acte de la réflexion, ils ne sont pas des concepts réfléchis, mais ils appartiennent a priori à la structure essentielle de la réflexion, c'est-à-dire que ce sont des représentations qui agissent dans, avec et pour la réflexion, c'est-à-dire des concepts réfléchissants (2). » Le passage des concepts réfléchis aux concepts réflexifs- rendu nécessaire par l'interrogation même sur l'origine des premiers - n'est autre que le passage de l'ontique à l'onto­logique. Le problème transcendantal signifie que la réflexion s'interroge sur sa signification et sur sa portée : c'est ici que se situe véritablement le problème phénoménologique de la possi­bilité du jugement et du concept, de son fondement dernier. Aussi revient-il au même de se demander comment des jugements synthétiques a priori sont possibles ? comment la synthèse véri­tative réalise l'unité essentielle de l'intuition et du concept purs dans la connaissance finie possible? comment enfin se déduisent les catégories ? Or cette essence de la réflexion qui fait passer du concept empirique au concept pur, c'est précisément elle qui rend

(1) KM, S. 62. (2) KM, S. 49.

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possibles les phénomènes en tant que tels, en tant que rencontrés et reçus par nous, et qui présente à la connaissance les objets comme objets et non comme productions. Ce qui fait l'objectivité de l'objet, c'est sa référence à l'unité du concept pur. « La ren­contre objectivante de (1) ... est donc le concept originel et, en tant que la représentation conceptuelle est attribuée à l'entende­ment, l'action originaire de l'entendement (2). »C'est en effet dans la rencontre objectivante que surgit l'expérience du «Là-Contre >>

du Dawider, de l'objectivité de l'objet. Le sens transcendantal de la catégorie consiste à rendre possible cette rencontre, à faire qu'un étant comme tel puisse m'apparaître comme phénomène, c'est-à­dire comme objet. C'est ici que le sol transcendantal de la phéno­ménologie se découvre. Si des jugements sont possibles, c'est nécessairement en référence à ces concepts purs où surgit l'objec­tivité, la rencontre. Or ce surgissement n'est autre que la trans­cendance, l'ouverture essentielle et ontologique de l'homme à l'être en tant qu'être qui lui permet de rencontrer l'objet, l'étant. «C'est seulement dans cet acte originaire de se tourner vers ... que l'être fini en général se constitue devant lui un espace de jeu, à l'intérieur duquel quelque chose peut lui correspondre. Se tenir a priori dans un tel espace de jeu, le former originairement, ce n'est rien d'autre que la transcendance, qui désigne tout compor­tement fini en le rapportant à un étant (3). » La rencontre objec­tivante, tel est le contenu de cet a: transcendantal seul susceptible de déterminer enfin la déduction des catégories. L'unité de la conscience réflexive, voilà ce qui constitue l'essence et la totalité de la transcendance, c'est-à-dire cet horizon à partir duquel des objets viennent lui annoncer ce qu'elle est: la finitude.

Mais dès lors, l'action originaire de l'entendement n'appartient plus à l'entendement lui-même. En passant des concepts réfléchis aux concepts réflexifs, nous sommes en vérité passés de la syn­thèse prédicative à la synthèse véritative : à l'unité du concept et de l'intuition. Kant exprime ce passage en fondant la vérité de l'aperception transcendantale sur l'imagination transcendantale. « La représentation de l'unité a nécessairement en tant que pensée pure le caractère du Je pense. Le concept pur en tant que cons­cience de l'unité en général est nécessairement pure conscience de soi. Cette pure conscience de l'unité n'est pas accomplie de

(1) Nous traduisons ainsi le mot allemand : das Gegenstehenlassen qui indique à la fois la rencontre du Dawider et du Gegen et l'objeètivité du Gegenstand.

(2) KM, S. 68. (3) KM, S. 65.

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temps en temps seulement et en fait, mais elle doit toujours être possible. Elle est essentiellement un Je puis ... La représentation de la rencontre objectivante se fonde dans cette aperception en tant que pouvoir. Car c'est seulement comme le Je peux toujours libre que le Je pense est capable de s'opposer le là-contre de l'unité, si par ailleurs un assujellissement ne demeure possible que rela­tivement à un comportement essentiellement libre ( 1). '' Comme le néo-kantisme, l'existentialisme aperçoit le problème transcen­dantal là où le réel cède la place au possible. Mais, pour celui-là, cette transmutation du psychologique au transcendantal se faisait contre l'imagination, à laquelle on reprochait précisément de s'en tenir aux images psychologiques. Pour celui-ci, au contraire, l'imagination productrice est la vérité de l'aperception transcen­dantale, et non l'inverse, parce que le schématisme ne saurait s'accomplir au niveau de l'actualité scientifique du principe mais seulement à celui de la possibilité imaginative. Les positions respectives de ces deux interprétations eu égard à la chose en-soi et à l'acte transcendantal apparaissent mieux. Le néo-kantisme les identifie et les fait intervenir, à titre régulateur, au fondement des phénomènes, parce qu'il refuse a priori au principe suprême un sens ontologique, c'est-à-dire fondant la totalité de l'être en tant qu'être. C'est là la raison profonde de l'ignorance où il demeure de la distinction entre ontique et ontologique et du sens métaphysique du kantisme. En conséquence il rejette l'imagi­nation- faculté de la totalité- au profit de l'aperception trans­cendantale et des principes qui ne sont autres que des règles ontiques, sans portée métaphysique ; la metaphysica specialis n'aide la connaissance que parce que celle-ci a manqué le sens ontologique de la metaphysica generalis. Au contraire, nous n'avons plus besoin maintenant de faire intervenir la chose en soi pour totaliser les phénomènes, puisque cet acte est assuré, mais uniquement au sens ontologique, par l'x transcendantal. Cette totalité n'est autre que l'horizon de la transcendance, l'unique problème de la melaphysica generalis. Mais dès lors il est requis à son principe une conscience de soi d'un type tout particulier, puisqu'elle doit non pas s'épuiser dans l'appréhension d'un vécu actuel effectivement accompli, par exemple dans un principe -mais qu'elle doit se transcender dans la totalité de l'objectivité possible. Cette conscience d'horizon, cette conscience ontologique ne se situe donc exactement que dans le possible et l'imagination est la vérité de l'aperception. La règle ne surgit que de la liberté.

(1) HM, S. 73, 76.

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Et la primauté de l'imagination sur l'aperception ne signifie pas autre chose que le passage d'une analyse juridique, c'est-à-dire encore ontique - à une analyse véritablement transcendantale et ontologique, à une métaphysique de la finitude (1).

L'apparition de l'imagination transcendantale est donc ce q~i confère un sens véritablement ontologique à l'objet transcen­dantal. « L'horizon de l'objectif doit être a priori ouvert et en tant que tel compréhensible. Cet horizon est la condition de la possibilité de l'objet eu égard d sa possibilité objective (2). n La transcendance doit ainsi constituer une totalité, un horizon qui lui soit toujours fourni imaginativement, à titre de possible, et par lequel elle sorte de soi pour que l'objet puisse lui être fourni. C'est là le sens de l'objet = X : la transcendance est en soi exta~ tique-horizontale (3). La question est donc de savoir comment, dans le passage de l'aperception à l'imagination, l'essence onto­logique des catégories est déterminée par leur rapport à la totalité de l'être en tant qu'être (l'horizon de l'objectivité) et par la sortie hors de soi de l'être fini à la rencontre de l'étant (extase). L'inde­termination ontologique de l'x transcendantal fournit ilne pre­mière réponse à cette question. Cet x est le néant ( 4), et il implique en lui-même l'unité du concept et de l'intuition. c< Ce n'est que dans un pouvoir de rencontre objectivant de ... , dans l'acte de se tourner vers ... seul susceptible de créer une pure correspondance, que peut s'accomplir une intuition réceptive. Et qu'est-ce que ce que nous laissons s'objectiver à partir de nous ? Ce ne peut être un étant. Mais si ce n'est pas un étant, c'est alors justement un néant. Ce n'est que lorsque la rencontre objectivante de ... consiste à se tenir avant dans le néant, que la représentation peut ren­contrer à la place du néant el d l'inférieur du néant un non-néant, c'est-à-dire quelque chose du type d'un étant, en cas qu'un tel étant se montre justeme11t empiriquement. D'ailleurs ce néant n'est pas le nihil absolulwrt (5). >>L'x transcendantal, en tarit qu'il rend possible l'étant, est le néant, qui définit donc l'être en tant qu'être et le sol ontologique général. Mais comment ce néant, cet x peut-il remplir sa double promesse : de sortir de soi la cons­cience pour la placer dans l'objet et de s'assurer en même temps du caractère total de cette sortie ? Comment le néant de la trans­cendance est-il extatique et horizontal ? C'est ici que le rapport à

(1) KM, S. 81. (Z) KM, S. 112. (3) KM, S. 112. (4) KM, S. 114. (5) KM, S. 67.

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l'intuition intervient, qui définit la synthèse véritative et dans lequel nous avons vu que consistait toute connaissance du fini. Au moment même en effet où l'entendement permet la rencontre objectivante de ... , au moment où il règle a priori l'apparition en tant qu'objet de tout ce que peut fournir l'intuition, on pourrait croire que d'esclave, il devient le maître (1). Mais ce rapport de la domination à l'esclavage se renverse, et le rapport « essentiel » de l'entendement à l'intuition apparaît dès qu'on se souvient du sens éminemment fini de cette rencontre objectivante. Dans l'action originelle de l'entendement, la liaison avec l'intuition pure est donc immédiatement impliquée, et cette liaison est exprimée par l'identification de l'objet transcendantal avec le néant. L'entendement ne règle l'apparition de l'étant ontique que parce qu'il se rapporte de façon immanente à la totalité extatique de l'intuition dans la libre imagination, au néant. «Ce n'est que dans la mesure où l'entendement pur en tant qu'entendement est esclave de l'intuition pure qu'il peut demeurer le maître de l'intui­tion empirique (2). »

Le déplacement de la maîtrise à l'esclavage dans les rapports entre la Logique à l'Esthétique auquel nous fait assister le passage de l'empirique à l'ontologique, s'exprime dans la dialectique même de l'être et du néant C'est parce que l'objet transcen­dantal = x est le néant que l'extase de l'être fini s'accomplit. « La représentation de cette unité permanente comme le Soi du tout des règles de l'affinité est le trait fondamental de la rencontre objectivante de... Dans un tel acte représentatif de se tourner vers... le moi est en quelque sorte sorti de lui-même pour se tourner vers ... Dans un tel acte de se tourner vers ... , dans le moi qui se trouve ainsi aliéné, le Je de ce moi est nécessairement visible (3). >>L'aliénation et l'extase du Cogito ne s'accomplissent ainsi que par le passage du réel et de l'actuel au possible, au néant. L'imagination productrice remplace l'aperception transcen­dantale, parce que la conscience de soi pour devenir conscience d'objet ( ontique) doit préalablement se transmuer en un pouvoir pur; elle doit aller à l'étant qu'elle n'est pas et définir dans la pure réceptivité de l'intuition la faculté de produire un néant. La réflexion doit s'aliéner et elle ne le peut que dans le néant, dans l'intuition. Mais en même temps qu'elle s'assure de l'extase en se schématisant, elle s'assure aussi de l'horizontalité. Le néant

(1) KM, S. 69. (2) KM, S. 70. (3) KM, S. 142.

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est l'universel des règles de l'objet parce que la transcendance est ontologique, rien ne lui échappe et elle peut déterminer la possi­bilité de n'importe quel objet en tant qu'objet, de n'importe quel phénomène car elle ne s'occupe dans l'universalité vide du néant que du sens de l'être en tant qu'être. Ainsi « l'action apparem­ment propre de l'entendement pur dans la pensée des unités est, en tant que représentation spontanément créatrice, un acte pur fondamental de l'imagination transcendantale (1) >>.

Nous voici au terme d'une première réductibilité : la synthèse apophantique du jugement se réduit à la synthèse prédicative du concept, qui se réduit à son tour à la synthèse véritative de l'imagination. Cette réductibilité définit la finitude de la connaissance, l'absence de l'intuition intellectuelle, l'apparition de l'objet de la connaissance finie comme objet. Le problème transcendantal est dès lors celui de l'extase et de l'horizon­talité : comment la conscience de soi dans la réflexion rend-elle possible l'apparition totale des objets quelconques, comment se transcende-t-elle à cet effet ? Ce problème, insoluble au niveau de l'entendement, nous fait passer à l'imagination et au pos­sible : Comment l'imagination transcendantale constitue-t-elle l'objet = x? Comment prolifère-t-elle ce néant, condition d'ap­parition des phénomènes ? Comment, dès lors que cet entende­ment, rivé à l'étantcomme le Mattre hégélien l'était à lajouïssance, a renoncé à saisir l'être en tant qu'être, la totalité métaphysique, la place se trouve précisément libre pour l'intuition, l'esclave libéré de tout contenu particulier, l'universalité de la mort ? Qu'est-ce que la vérité ?

§ 22. Le sens transcendantal du néant l'objet transcendantal= x

(le sens interne, 1 'imagination, la temporalité)

Quel est le sens de cette proposition : l'imagination transcen­dantale produit le néant comme horizon extatique de l'être de l'étant? Proposition difficile puisqu'elle place l'inconnu au prin­cipe de la philosophie (2), mais tel est le paradoxe de la transcen­dance que, de ce qui est le plus inconnu, elle fasse ce qu'il y a de plus réel (3) ! Quelle est donc la structure de la synthèse véri-

(1) KM, S. 143. De là la différence entre systême ontique et totalité onto­logique; la vraie « systématique , de l'idéalisme allemand serait celle de la totalité et de l'imagination (Io., Holzwege, S. 93).

(2) KM, S. 34. (3) KM, S. 133.

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tative? Nous savons que l'un des «éléments)) qu'elle unit est la synthèse prédicative. En quoi maintenant l'unit-elle à l'intui­tion? Une remarque importante nous aidera à mieux saisir cette question: l'intuition comme telle possède déjà sa synthèse propre, la synopsis. Elle exprime en effet la finitude de la connaissance. Or cette finitude équivaut à la distinction de l'ontologique et de l'ontique. Déterminer la signification transcendantale de l'intui­tion c'est poser la question : en quoi l'intuition collabore-t-elle à la connaissance ontologique ? La synopsis fournit la réponse : << La pure intuition est certes en tant que finie une représentation réceptive. Mais ce qui doit être réceptionné maintenant, là où il s'agit de la connaissance de l'être, non de l'étant, ne peut pas être un étant comme chose qui se donne. Au contraire la représenta­tion réceptive pure doit se donner elle-même un représentable. L'intuition pure doit donc d'une certaine façon être créatrice (1). ll

Le mouvement de l'ontique à l'ontologique signifie que l'intuition, purement réceptive à l'égard de celui-là, doit pouvoir être consi­dérée comme purement créatrice à l'égard de celui-ci, c'est-à-dire à l'égard de la condition universelle, horizontale et extatique de celui-là. C'est parce que l'intuition appartient aux conditions transcendantales qu'elle fournit une synopsis, c'est-à-dire que l'étant réceptif sort de soi et devient créateur pour embrasser une totalité (2).

C'est aussi cette signification transcendantale qui assure la priorité du Temps sur l'Espace. Le temps est condition univer­selle des phénomènes en tant que tels. Aussi fournit-il à l'Espace sa vérité transcendantale. Il en allait de même pour l'interpréta­tion néo-kantienne ; mais alors cette priorité n'avait qu'un sens ontique et par là contradictoire : le temps était en effet entendu non comme la totalité ontologique (l'horizon extatique au sein duquel pourront surgir les phénomènes), mais comme la condition limitative et purement négative que la pensée s'impose en deve­nant connaissance et qui requiert donc pour la soutenir la totalité intemporelle de l'idée cosmologique. Désormais au contraire le temps est le dernier fondement de la transcendance, car il en embrasse la totalité: «C'est pourquoi le Temps a un avantage sur l'Espace. En lanl que pure intuition universelle, il doit donc devenir l'élément essentiel conducteur el porteur de la pure connaissance qui constitue la transcendance (3). )) Tandis que, par la confusion

(1) KM, S. 40. (2) KM, S. 42. (3) KM, S. 44.

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de l'ontique et de l'ontologique, l'analyse néo-kantienne avait besoin pour s'assurer de l'X transcendantal de dépasser le temps dans la chose en soi, l'analyse existentialiste aperçoit précisément dans le temps les deux caractères essentiels de la transcendance et de son objet = X : l'extase et l'horizontalité. Elle aura donc moins besoin de dépasser le temps, que de l'approfondir. Le temps réalise déjà en lui une synthèse propre, une synopsis, parce qu'il aliène la conscience de soi en conscience ontologique de l'objet et qu'en tant que telle il lui fait embrasser la totalité de cet horizon ontologique. Le temps est la vérité de l'Espace parce que nous saisissons en lui la subjectivité transcendantale à l'œuvre, c'est-à-dire en tant qu'elle se transcende pour rendre possible la rencontre objectivante. « Si elle l'est en général, du moins la fondation de l'universalité du temps comme intuition pure n'est possible que, parce que, même si Espace et Temps appartiennent tous deux en tant qu'intuitions pures au sujet, le temps habite le sujet beaucoup plus profondément que l'Espace. Le temps limité immédiatement aux données du sens interne est cependant en même temps et à cause de cela ontologiquement plus universel, puisque la subjectivité du sujet consiste dans l'ouver­ture à l'étant. Plus le temps est subjectif, plus originaire et vaste est l'illimitation du sujet ( 1 ). »

La signification systématique du sens interne tient donc à l'accomplissement de la Révolution copernicienne et à la décou­verte de l'ontologique au principe de l'ontique, du possible au principe de l'actuel. Le temps est précisément la vérité de l'espace car il en est la transfiguration dans le Je pense, et c'est le même mouvement copernicien qui nous conduit de l'aperception à l'imagination transcendantale, de l'Espace au Temps. Mais du même coup le Temps n'appartient déjà plus à l'intuition comme telle, il opère une synopsis créatrice, il est du domaine de l'imagi­nation. En tant que l'ontologique se substitue à l'antique, l'imagination prend la place de l'intuition dans le temps lui­même : « Le caractère imaginatif de l'Espace et du Temps n'a plus rien de choquant et d'étrange, dès qu'on a établi qu'il s'agit d'une intuition pure et d'une imagination pure. Ce qui est cons­titué dans l'imagination n'est pas en effet nécessairement une apparence antique (2). >> En tant que pure, l'intuition est donc une imagination, c'est-à-dire un possible (3). Comment inter-

(1) KM, S. 45. (2) KM, S. 135, 137. (3) KM, S. 136.

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préter plus précisément ce caractère imaginatif de la synopsis ? C'est là reprendre simplement la déduction des catégories par un second chemin, qui ne descend plus de l'aperception à l'intuition pour situer les catégories dans l'imagination transcendantale, mais qui monte de l'intuition à l'aperception pour situer le temps comme intuition pure dans cette même imagination (1). Que les deux chemins de la déduction parviennent au même « pouvoir », qu'en accomplissant la révolution qui conduit de l'actuel et de l'antique à l'ontologique on découvre que ce qu'il y a de pur dans l'entendement (la catégorie) c'est l'imagination, comme ce qu'il y a de pur dans l'intuition (le sens interne) c'est aussi l'imagina­tion, cela doit nous faire comprendre que la synopsis de l'intuition n'est pas une autre faculté que la synthèse de l'entendement, mais qu'elles trouvent toutes deux leur source commune dans l'imagination. « Le problème de la synthèse pure véritative ou ontologique doit donc être réduit à la question : comment la synthèse originaire véritative prend-elle la forme de la pure synopsis et de la pure synthèse réfléchissante (prédicative) (2) ? » Comment la synthèse véritative ou imaginative constitue-t-elle en soi la possibilité de la synthèse prédicative et de la synthèse synoptique (3) ? Avant même de savoir comment l'imagination réalise la synthèse du concept pur et de l'intuition pure, il convient de connaître comment elle fait passer chacun d'eux à leur état de << pureté >> et leur confère ainsi une signification transcendan­tale. Nous avons examiné ce problème concernant le concept. Qu'en est-il pour l'intuition?

Kant distingue deux sortes d'imaginations, l'imagination reproductive qui se contente de représenter quelque chose qui a été auparavant déjà intuitionné (c'est là l'exhibitio derivata) et l'imagination productive qui crée librement sa figure (exhibitio originaria). Si maintenant cette figure librement créée concernait l'étant lui-même, l'imagination productive se confondrait avec l' intuitus originarius ( 4). C'était là l'interprétation romantique et post-kantienne de l'imagination qui nous égalait à Dieu dans la poésie, dans la création seconde. Mais c'est cette interpréta­tion que l'horizon de la connaissance finie rend a priori impossible et que la distinction entre l'ontologique et l'ontique exclut, même pour interpréter la naissance des figures poétiques, puisque de telles figures en tant que l'imaginaire est encore pour nous un

(1) KM, S. 72. (2l KM, S. 55. (3 KM, S. 158. (4) KM, S. 133.

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objet et possède un inépuisable en-soi, ne peuvent apparaître comme objets et comme phénomènes qu'à l'intérieur d'un horizon de rencontre objectivante préalablement constitué. L'imagina­tion poétique- en tant qu'ontique - reste dérivative. En elle­même elle n'est pas proprement poétique, puisque la seule poésie dans la connaissance finie est une poésie ontologique, en tant que la synthèse apriorique ne peut se rapporter qu'au sens de l'être en tant qu'être et non à la production de l'étant dont il s'agit précisément de montrer qu'il ne peut apparaître qu'à titre d'objet. Ainsi l'imagination originaire et la figure qu'elle crée ne peuvent avoir qu'un sens ontologique extatique et horizontal. « L'imagi­nation constitue a priori la figure de l'horizon de l'objectivité comme telle avant l'expérience de l'étant. Or cette constitution de la figure dans l'image pure du temps est non seulement préa­lable à telle ou telle expérience de l'étant, mais elle l'est a priori et toujours d ioule expérience possible. En fournissant cette figure, l'imagination vise a priori, absolument et toujours autre chose qu'un étant. Et elle vise d'autant moins ce dernier que justement sa pré-constitution du pur schéma, par exemple de la substance, par exemple de la permanence, présente en général auparavant au regard quelque chose comme une visée continue, dans l'horizon de laquelle après coup telle ou telle présence d'un objet peut se manifester comme telle (1). )) L'horizontalité extatique de l'imagination est le signe de sa pureté au sein d'une connaissance finie. Mais avant d'examiner comment elle pré-constitue le pur schéma, il faut élucider son rapport à la synopsis du temps. Comment l'imagination origi­naire permet-elle au temps de se constituer synoptiquement ? Pourquoi l'intuition en tant que pure est-elle déjà imaginative.

Nous possédons les éléments pour répondre à cette question depuis que nous avons découvert dans le Temps la vérité de l'Espace. Le temps n'est en effet la condition universelle de la représentation que parce qu'il produit la totalité de son aliénation ontologique et qu'il ramasse l'ensemble de son horizon dans l'unité de son regard. Ce caractère créateur et ce caractère unifiant du temps le déterminent comme un être imaginatif. Les intuitions pures« sont créatrices en ce sens particulier: qu'elles représentent a priori la figure de l'Espace et du Temps comme totalités en soi multiples. Elles reçoivent la figure, mais cette réceptivité est en soi justement l'acte créateur de se donner soi-même de ce qui se donne. Les intuitions pures sont quant à leur essence un

(l) KM, S. 124.

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exposé Originaire, c'est-à-dire producteur de l'intuitionnable : exhibilio originaria. Or dans cet exposé se trouve l'essence de l'imagination pure. L'intuition pure ne peut donc être originaire que parce qu'elle est elle-même en son essence imagination pure, qui tire de soi les figures (images) et les fournit en les créant» (1). En tant que pure, l'intuition s'aliène ; elle dépasse l'ici de l'espace et même le maintenant du temps pour constituer la figure uni­verselle de tous les maintenant possibles et par là de tous les ici. Nous comprenons dès lors pourquoi plus le temps est sub­jectif, plus le sujet est illimité, car le temps n'est autre que la forme de l'aliénation. Mais ainsi nous est acquise la structure même de la transcendance. En effet l'étant fini se prépare à recevoir l'étant : il en constitue l'horizon de rencontre objecti­vante. Par là il n'est autre que l'imagination. En même temps cette totalité apparaît dans sa spécificité : elle est en soi une diversité, au lieu que la synthèse prédicative, fondée sur l'unité de la réflexion, contenait le divers « sous » soi et non << en » soi. Le caractère imaginatif du temps est donc fondé avec sa spéci­ficité- ce qui le distingue du caractère imaginatif de la réflexion. <<Ce tout unique doit justement se faire voir a priori relativement à ce rassemblement de la multiplicité qui est la science et qui la plupart du temps ne disparaît pas. L'intuition pure doit en nais­sant originairement, c'est-à-dire en donnant l'unité originaire­ment, voir l'unité. Kant parle donc ici avec raison non d'une synlhesis, mais d'une synopsis (2). » La totalité produite dans l'intuition pure n'est pas l'universalité de la réflexion et elle n'en peut provenir : elle est une unité aperçue dans la création même de la figure horizontale et extatique du temps. Comment main­tenant s'unit-elle aux concepts purs de la réflexion dans la syn­thèse véritative ? Comment l'imagination qui vient d'apparaître à la fois comme synthèse et comme synopsis, et qui détermine la pureté du concept et de l'intuition, opère-t-elle aussi leur synthèse?

* * * Comment l'imagination peut-elle et doit-elle participer aussi

bien à la réflexion et à la spontanéité qu'au sens interne et à sa réceptivité pure ? Elle le doit aux deux sens en lesquels on peut dire qu'elle forme des images. D'une part, elle constitue la compré­hensibilité intuitive de l'horizon en tant qu'elle se tourne libre-

(1) KM, S. 134. (2) KM, S. 134.

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ment vers ... la possibilité de l'objet; d'autre part, elle constitue l'image comme telle, la figure de cet horizon (1). Dans ce double sens consiste son action fondamentale : que la transcendance se produit en tant que les concepts purs se sensibilisent. << L'imagi­nation peut être nommée une faculté de l'Imager (Bilden) en un double sens particulier. En tant que faculté d'intuitionner elle est imaginante en ce sens qu'elle crée l'image (Bild), la figure. En tant que faculté qui ne se rapporte pas à la présence de l'intui­tionnable elle accomplit elle-même, c'est-à-dire qu'elle crée et imagine, l'Image. Cette force imaginante est d la fois un imager qui accueille (réceptif) et qui crée (spontané). Dans cet: à la fois consiste l'essence particulière de sa structure. Mais si la récepti­vité indique la sensibilité et la spontanéité l'entendement, alors l'imagination tombe de façon toute particulière entre les deux (2). >>

L'analyse transcendantale, puisqu'elle doit retrouver l'unité essentielle de la connaissance finie, n'a plus qu'à préciser en quoi, par la grâce de ce double sens de l'Imager, l'imagination peut servir de médiatrice au concept et à l'intuition et les réunir ainsi dans la synthèse véritative (3). Cette précision est l'objet du paragraphe que Kant a consacré au schématisme des concepts purs de l'entendement ( 4), chapitre essentiel pour l'interprétation, puisqu'il met en lumière l'unité de la connaissance finie, c'est-à­dire de l'essence même de la transcendance, de la constitution de l'ontologie. Entre spontanéité et réceptivité, la synthèse véritative trouve son sens dans le schème. Pourquoi ? << La sensibilisation pure doit être la réception de quelque chose qui ne se constitue imaginativement d'ailleurs que dans cette réception même, donc d'une figure, mais qui ne fournit précisément pas l'étant. Quel caractère a donc l'intuilionnable de la sensibilité pure ? Peut-il avoir celui d'une Image? Qu'est-ce qu'une Image (5) »?

Nous allons retrouver ici le cheminement apparent de l'inter­prétation néo-kantienne. Cependant en passant de l'image au schème, celle-ci déliait le schème de tout rapport avec l'image ; elle en faisait un principe. Et, en effet, oubliant le sol transcen­dantal de la finitude, elle ne pouvait constituer la possibilité de l'expérience extatique à l'intérieur du temps lui-même. Ce der­nier ne fournissait alors qu'une condition négative au schème et n'était qu'un «élément» de la représentation produit par la gran-

(1) KM, S. 85. (2) KM, S. 121-122. (3) .KM, S. 78-79, 168. (4) KM, S. 83. (5) KM, S. 86.

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deur intensive à titre de condition de son application même. De ce fait l'imagination en tant que transcendantale appartenait à la Logique. C'est ce qui deviendra impossible dès qu'on aura conçu le problème de la transcendance. Alors en effet ce ne sera pas à l'entendement à fournir la vérité de l'imagination, mais inversement c'est le schématisme qui fournira le principe de déduction des catégories et qui seul permettra de répondre au problème de la formation des concepts purs (1). Du même coup, loin que le sens interne soit réduit à une condition négative du vrai, sa visée sera nécessairement impliquée par le schéma. Sans doute le schème n'est ni l'Image, comme figure concrète ontique de la chose, ni la reproduction (Abbild) de cette chose, mais, en tant que règle ontologiquement constituante, il n'en conserve pas moins un caractère imaginatif (2) : en tant qu'il est nécessairement imaginant, le schème peut être nommé schème­image, pour indiquer combien l'interprétation néo-kantienne en manquait la signification, lorsqu'elle le coupait de son rapport positif à la possibilité des images comme telles, c'est-à-dire à la finitude. C'est dans la schème-image qu'apparaît enfin l'unité de la spontanéité et de la réceptivité. En tant que telle, la règle schématique ne fournit nullement la figure du concept comme unité. Cette unité n'est pas saisie thématiquement dans la réflexion - c'est ce qui fait la distinction entre l'universalité abstraite du concept et la totalité du divers de la synopsis ; la règle a pour fonction de poser une unité, mais pour la voir il lui faut se rapporter imaginativement à l'intuition. Ce rapport est celui du schème-image. Celui-ci << tire son caractère de figure non seulement et non d'abord de son contenu d'image aperçu préci­sément, mais de ce que et de la façon qu'il jaillit de l'exposé pos­sible représenté dans sa régulation : c'est ainsi qu'il maintient la règle dans la sphère de l'intuitivité possible (3) ». Le concept provient finalement du schème en ce que celui-ci peut toujours lui rendre l'unité visible synoptiquement dans l'intuition. Par exemple le nombre comme schème est la façon de rendre possible à tout moment l'image d'un nombre déterminé. Ainsi la notion pure n'a de sens que par l'imagination en tant que son unité peut être rendue visible dans l'intuition et, inversement, c'est aussi l'imagination qui purifie l'intuition en la rapportant à une image possible et non plus actuelle, le schème-image constituant dès

(1) KM, S. 104. (2) KM, S. 91. (3) KM, S. 93, 95.

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lors la source de toute connaissance finie et -son unité essen­tielle.

Or c'est le Temps qui lui confère son sens. «Le temps est en tant qu'intuition pure ce qui crée une figure avant toute expé­rience. La figure pure qui se donne dans une telle intuition pure (pour Kant la succession pure de la suite des maintenant) doit donc être appelée Image pure. Et Kant dit donc également lui­même dans le chapitre du schématisme : « L'image pure de tous les objets des sens en général est le Temps (1). n Du fait que la purification transcendantale s'accomplit, qui promeut au rang d'imagination l'intuition, le rapport immanent de la réceptivité et de la spontanéité, de l'intuition et du concept se constitue. Nous découvrons la source de la connaissance ontologique : cette préparation créatrice de la réceptivité universelle et c'est le schème-image du Temps qui la rend seule possible. C'est en effet parce que le temps, comme intuition pure, est une activité d'aliénation de soi et de totalisation dans la production du schème des maintenant avant toute apparition actuelle de ceux-ci, que ce même temps, comme intuition empirique, peut recevoir ces maintenant déterminés en lui à titre d'objets, de phénomènes et non de constructions. Par le temps est posé le rapport de l'idéa­lisme transcendantal et du réalisme empirique, c'est-à-dire du concept et de l'intuition. Le temps est le schème-image par excellence. L'intuition pure vise l'unité spontanée de la réflexion comme schème et cette unité spontanée vise l'unité aperçue de la synopsis comme image pure. « Le schématisme transcendantal est donc le fondement de la possibilité interne de la connaissance ontologique. Il forme l'objectivant dans la pure rencontre objec­tivante de telle sorte que ce qui est représenté dans la pensée pure se donne nécessairement intuitivement dans l'Image pure du Temps. Le Temps est donc ce qui, en tant qu'il est donné a priori, attribue préalablement à l'horizon de la transcendance le carac­tère d'une offre compréhensible. Mais cela ne suffit pas. En tant qu'unique image pure universelle, il donne à l'horizon de la trans­cendance une fermeture préalable. Cet horizon ontologique unique et pur est la condition de possibilité pour que l'étant donné à l'intérieur de lui puisse avoir tel ou tel horizon particulier ouvert et même onlique. Or le temps ne se contente pas de fournir à la transcendance la cohésion préalable unique, mais en tant qu'il se donne librement il lui fournit absolument quelque chose comme un arrêt. Il rend compréhensible à un être fini le là-contre de

(1) KM, S. 97.

J. VUILLEMIN 18

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l'objectivité, qui appartient à la finitude de la transcendance qui se tourne vers ... ( 1). 11

Le sens profond de la distinction kantienne entre l'universa­litas réflexive et l'universitas intuitive apparaît en pleine lumière. La transcendance comme horizon extatique, comme totalité des aliénations, ne peut rendre possible la connaissance finie qu'à la condition de la rapporter à une structure ontologique qui soit à la fois universelle et unique. Le problème de la possibilité du concept nous conduit nécessairement à l'horizon ontologique de tous les horizons ontiques. Cet horizon originaire est le temps. Le soi-disant sol universel auquel parvenait la W esenschau phénomé­nologique ne possédait qu'une universalité formelle, et on ne pou­vait lui attribuer une universalité matérielle qu'en transformant l'intuition dans la réflexion elle-même pour produire le monstre de la connaissance infinie et de l'intuition intellectuelle. La philosophie de Husserl exprimait cette difficulté en reconnais­sant l'autonomie de l'évidence à chaque étage de la formali­sation et la nécessité de recourir cependant à leur unification et à leur fondation ontologique commune dans le Cogito. Mais ce Cogito, à son tour, en tant qu'on n'apercevait en lui qu'une aperception transcendantale, c'est-à-dire une réflexion, ne pouvait assurer à l'horizon de la transcendance une fermeture et un arrêt. Le propre de la synthèse prédicative, en tant qu'elle fonde la synthèse apophantique, est de relever elle-même de la synthèse véritative : l'horizon du concept, parce qu'il est un infini réfléchissant, s'insère à son tour dans un autre horizon. Seul est universel l'horizon qui se donne comme une totalité : le temps est pour Kant un infini donné. Encore que pur, le temps est toutefois singulier et c'est cette singularité qui est l'essentiel de la découverte de Kant quand il trouve la source de toute connaissance dans l'intuition. (( Connaître, c'est intuitionner >>

signifie maintenant dans le langage ontologique de la Révolution copernicienne : un concept pur n'a de sens comme rendant pos­sible l'expérience, c'est-à-dire l'apparition des objets, qu'en tant qu'il se schématise dans l'horizon unique et universel, originaire, dans l'Image pure du temps. C'est parce que le temps nous est une totalité fermée singulière qu'il rend possibles les diverses ontologies régionales et leurs concepts, l'apparition d'objets comme objets et l'horizon ouvert de la connaissance empirique finie.

Que nous formions des concepts, cela signifie enfin que notre

(1) KM, S. 102.

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raison est essentiellement finie. Nous ne connaissons les phéno­mènes qu'en nous les représentant. Autrement dit, le fait de se tourner ontologiquement vers ... qui constitue l'essence du concept pur ne signifie rien d'autre que la perception du là-contre, comme horizon total et englobant de l'objectivité. Si notre entendement peut présenter des règles aux objets, c'est parce qu'il ne les présente que dans une réceptivité qui se laisse régler. L'être est constitué par le temps et la spontanéité n'est rien d'autre que la constitution d'une réceptivité où le là-contre du temps peut surgir. « En ce sens, la pensée pure est en soi et non accessoire­ment réceptive, c'est-à-dire intuition pure. Cette spontanéité réceptive structuralement unique doit donc jaillir de l'imagina­tion transcendantale pour pouvoir être ce qu'elle est (1). » La synthèse réflexive n'est pas en soi différente de l'intuition synop­tique. Ou plutôt c'est la synthèse véritative, c'est-à-dire l'image pure du temps, qui rend la réflexion synthétique en la rapportant à· un horizon originaire et qui rend l'intuition synoptique en la constituant en une unité. L'unité fondamentale entre la liberté et la nécessité, entre les deux sens de l'Image, anime la trans­cendance quand bien même elle se contente de connaltre théori­quement le monde, et l'aliénation pure du temps reste un acte. « La nécessité, qui s'annonce dans la rencontre objectivante de l'horizon objectif n'est possible comme pression de rencontre qu'en tant qu'elle s'appuie préalablement sur un être libre pour ... Dans l'essence de l'entendement pur c'esl-d-dire de la Raison pure théorique se trouve déjd la liberté en tant qu'elle signifie qu'on se place sous une nécessité qui se donne elle-même (2). »L'entende­ment théorique n'est pas libre parce qu'il contient une sponta­néité toute puissante et infinie, mais parce qu'il consiste à cons­tituer une réceptivité pure dans l'Image du Temps.

Il en va de même de la raison pratique dans le respect (3). Le respect comme sentiment pur implique pratiquement la même relation entre l'intuition et le concept dans l'imagination pure que la connaissance ontologique en général. Comme la synopsis du temps, le sentiment pur contient en effet la vision de l'unité de Moi-même en tant que j'agis. La loi morale, qui joue ici le rôle de la règle réflexive, ne contient pas en soi la vue de cette visibilité du moi ; elle est une synthesis, non une synopsis. Aussi ne tire-t-elle son origine transcendantale, sa déduction que

(1l KM, S. 146-147. (2 KM, S. 147. (3) KM, § 30, S. 148-152.

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de son rapport avec le sentiment. C'est pourquoi le respect est proprement l'Image pure de la Raison pratique, véritable syn­thèse véritative de la liberté et de la nécessité. « Dans le respect devant la loi je me soumets à moi-même. Dans cette soumission de moi à moi je suis en tant que moi-même ... Dans cette soumission de moi à moi-même je m'élève à moi-même comme être libre se déterminant lui-même (1). >> Cette synthèse particulière fonde la dignité, la personnalité, la responsabilité du sentiment moral. Le respect, c'est la constitution proprement ontologique du senti­ment de soi et la condition de possibilité de toute détermination de l'action, comme le temps c'est la constitution ontologique de toute rencontre objectivante de l'étant. C'est la profondeur de Kant de ne rendre possible la loi comme règle de la raison pratique qu'en la sensibilisant par son rapport à la synopsis du respect. Et il en va de la synthèse prédicative pratique (la loi morale) comme de la synthèse prédicative théorique (la règle) : toutes deux ne consistent que dans l'Image pure du sentiment et du temps. Lorsque Scheler pensait découvrir des intuitions de valeurs- parallèles aux intuitions d'essences de Husserl- où se constitueraient les horizons «matériels>> constituants, sur lesquels reposerait à son tour la possibilité de l'obligation morale et du jugement, entendue comme objet d'une véritable apophantique de la moralité (théorie formelle de l'éthique) (2), il confondait ainsi le concept et l'intuition parce qu'il ne distinguait pas l'.onlolo­gique el l'onlique. Le sentiment pur en effet n'est qu'un schème­image, en ce qu'il ne fournit aucune détermination ontique de l'action et du moi, mais qu'il détermine seulement l'horizon ontologique fermé et intuitif, ce Soi moral - au sein duquel apparaît toute détermination particulière. Scheler avait lui­même saisi la difficulté de sa conception et pressenti sa confusion en exigeant dans l'idée d'une « table a priori des valours >> un horizon total, qui entre alors en conflit avec les types d'évidence propres à chaque niveau (le plaisir, la vie, la beauté, la sainteté), de même que dans la Phénoménologie théorique l'autonomie des ontologies régionales heurtait le principe de réductibilité uni­verselle. Dans l'idée d'une éthique matérielle des valeurs, Scheler ressuscitait la métaphysique de l'infini et l'idée d'intuition intel­lectuelle, en recourant au cercle même par lequel la phénoméno­logie fit sa découverte essentielle (la finitude), affirmant que tout jugement requiert à son principe une intuition et voulant, d'autre

['(!) KM, S. 151. t (2) ScHELER, Der Formalismus in der Ethik und die materiale Wertethik.

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part, ordonner le système de ces intuitions ~n le normant soit théoriquement par le recours à une ontologie formelle (1), soit pratiquement par le recours à des lois formelles et à une table apriorique des valeurs (2).

A vrai dire, la dernière philosophie de Scheler a pensé rompre avec le cercle. Il a cru que le problème du fondement transc~ndantal des valeurs, c'est-à-dire de la découverte- de leur horizon, consistait à décrire la situation de l'homme dans le monde. L'anthropologie philosophique prend alors la place de l'intuition intellectuelle. Mais l'indétermination même de cette conception nouvelle (3) prouve qu'elle n'atteint pas son but. L'être de l'homme n'apparaît dans son unité, comme l'a montré l'analyse transcendantale du temps et du respect, que par l'explicitation de la transcendance comme totalité de la finitude. Ce n'est que dans l'Image pure du temps que ce que nous sommes nous apparaît, et ce n'est pas l'anthropo­logie qui peut fonder la métaphysique de la finitude, mais inversement la fondation de la métaphysique se fonde dans la question de la fini lude dans l'homme, de telle sorte que celle fini lude peul maintenant seulement devenir problème (4). L'anthropologie reste ontique, dérivée. Elle se fonde donc dans l'analytique existentialiste (5). Comme les concepts, les valeurs ne peuvent en effet apparaître comme des horizons ouverts de recherche que parce qu'elles se réfèrent à l'extase horizontale unique du respect qui les rend possibles. Elles appartiennent comme telles à la réflexion et doivent pour rendre une action possible se schéma­tiser dans le respect sensible et pur. L'être de la valeur et l'être de l'homme ne s'éclairent que par la détermination ontologique de l'être du devoir-être en tant que devoir être, c'est-à-dire du respect. Plus originaire que l'homme esl la finitude de l'existence en lui (6). Ainsi la détermination de l'horizon de la raison pratique dans le respect est exactement parallèle à celle de l'horizon de la raison théorique dans le temps. Le sentiment pur, c'est-à-dire ontologique (qui rend possible tout sentiment ontique, c'est-à­dire toute aperception des valeurs, comme le temps rend possible toute aperception des étant déterminés), cc doit être entendu en ce sens ontologique et métaphysique, si l'on doit pouvoir épuiser

(1) Voir plus haut, p. 228. (2) SCHELER, ibid. (3) KM, § 37, S. 199-204. II s'agit du livre de ScHELER: Die Stellung des

Menschen im Kosmos, 1928. (4) KM, S. 208. (5) KM, S. 225. (6) KM, S. 219-220.

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ce que Kant vise en caractérieant le respect comme sentiment moral et comme sentiment de mon existence. Il n'y a pas besoin d'aller plus loin pour voir que celle structure essentielle du respect fait ressortir en soi la conception originaire de l'imagination transcendantale » ( 1).

Le respect clôt l'horizon pratique comme le temps clôt l'horizon théorique. Tandis que l'interprétation néo-kantienne refusait de << sensibiliser» la loi, sous prétexte d' «élever)) l'homme à sa destination morale, cette élévation morale est désormais confiée à la sensibilité même, en tant qu'elle est purifiée dans l'imagination. Une fois de plus, nous nous apercevons que le néo-kantisme est un idéalisme absolu qui s'ignore, une méta­physique larvée de l'infini : il confère en effet la vue de soi, la synopsis, à la réflexion, à la loi, et tombe dans le paradoxe ontique de Fichte ou de Scheler, ou bien il refuse la possibilité d'un senti­ment de mon existence et rend alors impossible toute détermi­nation empirique à titre d'apparition même à la conscience. Le monde des valeurs (la loi) ne thématise pas son unité : il a besoin du respect, de son schématisme pour parvenir à la cons­cience de soi et de sa distinction morale finie. << Le don immédiat qui se soumet à ... est la pure réceptivité, mais l'acte libre de se donner préalablement de la loi est la pure spontanéité ; les deux sont en soi originairement un. Et à son tour on ne peut com­prendre cette origine de la Raison pratique qu'à partir de l'ima­gination transcendantale. C'est pourquoi dans le respect la loi aussi bien que le Soi agissant ne sont pas saisis objectivement, mais sont précisément visibles d'une façon plus originaire, inobjective et non thématique comme Devoir et Agir et qu'ils constituent l'être-soi irréfléchi, agissant (2). )) Tandis que le post-kantisme déduit la raison pratique de l'imagination- mais en prêtant ainsi à la conscience de soi la faculté de se poser onti­quement et thématiquement dans le sentiment de soi, l'exis­tentialisme fournit l'interprétation inverse de ce rapport. L'ima­gination détermine non le sentiment ontique de soi, mais son sentiment ontologique, c'est-à-dire son être en tant qu'être agissant. Le principe phénoménologique de réductibilité s'appli­que également à la raison pratique : la réflexion est seconde par rapport à l'être. Loin qu'elle constitue - comme le pensait Cohen -l'être en soi de la connaissance et l'objet transcendantal, elle ne se détermine qu'à partir de l'objet transcendantal désor-

(Il KM, S. 152. {2 KM, S. 152.

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mais distinct de la chose en soi, pur point de vue de l'inluilus originarius. La synthèse se trouve achevée tant au point de vue pratique qu'au point de vue théorique dans le respect, c'est-à-dire dans l'intuition pure. C'est cet achèvement, cet« arrêt» qu'il nous reste à examiner en reprenant le problème : comment le temps est-ille véritable constituant de l'X transcendantal, de la totalité de l'horizon de la transcendance ?

* * * Le problème du rapport entre l'imagination transcendantale

• et le temps ( 1) doit nous permettre de voir la source du temps originaire et non seulement de ce temps dérivé, c'est-à-dire de la suite des maintenant, qui repose sur lui. Le temps comme image doit ici faire place au temps comme schème-image, pour que la question transcendantale puisse être abordée. « Le pur ima­giner, qui se nomme pur, parce qu'il se constitue à partir de soi sa figure en tant que rapporté en soi au temps doit préalable­ment précisément constituer le temps. Le temps, comme intui­tion pure, ne signifie ni seulement l'intuitionné dans l'intuition pure, ni non plus seulement l'intuition à laquelle manque l'objet. Le temps est en tant qu'intuition pure en un seul et même acte l'intuition constitutive de son intuitionné. Et seul cet acte donne le concept pleinier du lemps (2). )) Nous ne nous posons plus désor­mais le problème vulgaire du temps : un tel concept ne pouvait tromper qu'une analyse se situant au niveau des éléments, n'ayant pas accompli le passage de l'intuition à l'imagination, c'est-à-dire n'ayant pas rattaché le problème du temps à celui de la genèse de l'objet transcendantal = x. Cet objet est transcen­dantal, il est le néant en tant que rien d'ontique ne peut le décrire puisqu'il est la condition de l'apparition de tout étant. Cependant ce néant n'est pas le nihil absolulum. Quel est-il? Pour le savoir, il nous suffira de reprendre en les rapportant désormais expres­sément à la temporalité ontologique la synthèse véritative comme produit de l'imagination et les deux liaisons dans lesquelles elle s'exprime : la synopsis de l'intuition pure et la synlhesis prédi­cative de la réflexion (3).

<< Une intuition empirique concerne justement l'étant présent dans le maintenant, mais la synthèse pure appréhendante concerne

(1) KM, S. 165-167. (2) KM, S. 167. (3) KM, S. 170-171.

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le maintenant, c'est-à-dire le présent lui-même de telle sorte que cette intuition qui s'ouvre à ... constitue en soi ce d quoi elle s'ouvre. La synthèse pure comme appréhension est, en tant que fournissant en général un présent, constitutive du lemps. Par conséquent la synthèse pure de l'appréhension a en soi un caractère temporel (1). >> Le présent ontologique, image pure, c'est-à-dire schème-image du présent vulgaire, est donc constitué par l'imagination transcendantale, dans la synopsis pure de l'appréhension. A son tour, la pure synthèse, comme reproduction dans l'imagination, nous livre, en tant qu'elle est pure, non pas l'étant dans l'autrefois, mais l'autrefois lui-même, c'est-à-dire le passé (2). « L'imagination pure est par rapport à ce mode de synthèse conslilulive du lemps. Elle peut être nommée mémoire pure parce qu'elle ne se dirige pas vers un étant passé ni vers lui en tant qu'expérimenté auparavant, mais dans la mesure où elle ouvre en général l'horizon de la possibilité de se diriger vers le souvenir du passé, et où ainsi elle constitue en tant que tel l'après.» Enfin la pure synthèse de la recognition constitue le futur comme tel. Quelque paradoxale qu'apparaisse cette affirma­tion (3), la recognition dans le concept est ce qui rend possible les deux autres synthèses, c'est-à-dire la constitution du présent comme présent et du passé comme passé. En effet cc à ces deux synthèses sert déjà de fondement directeur une unification (synlhesis) de l'étant par rapport à son identité (Selbigkeil). Cette synthèse de l'identité, c'est-à~dire le maintien de l'étant comme identique, Kant le nomme avec raison la synthèse dans le concept, car le concept est précisément la représentation d'une unité qui en tant qu'identique vaut pour plusieurs ... Et l'on voit ainsi que ce qui surgit dans la caractéristique de la genèse empi­rique de la formation du concept comme troisième synthèse est justement la première, c'est-à-dire la synthèse qui conduit préalablement les deux autres ( 4) ». La réflexion est la source de l'unité du concept et en tant que telle le fondement de la possi­bilité même du souvenir et de la perception empirique. Mais que signifie ce fondement eu égard à la connaissance ontologique, transcendantale, pure ? L'importance de cette question vient de ce que sa réponse fournit le fil directeur réel dans la déduction des catégories; comme ce fil directeur consiste, d'autre part, dans le schématisme (dans le rapport immanent du concept à l'intui-

(1) KM, S. 172. (2) KM, S. 173. (3) KM, S. 175. (4) KM, S. 177.

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tion), le rapport de la raison au temps n'en apparaît que plus nécessaire encore. Quel est le fondement de la connaissance finie ? Comment des jugements synthétiques a priori, comment une synthèse véritative sont-ils possibles? Nous voyons mainte­nant comment et pourquoi ce problème ne fait qu'un avec celui de la découverte de l'objet transcendantal = X comme horizon de la transcendance.

« De même qu'une reproduction pure constitue la possibilité de l'acte-de-présenter-de-nouveau, de même la recognition pure doit de façon correspondante offrir la possibilité pour un type d'identification. Mais si cette synthèse pure reconnaît, cela veut dire en même temps : elle n'annonce pas un étant qu'elle peut se présenter en le maintenant comme identique, mais elle annonce l'horizon de la possibilité de maintenir en général ce qu'elle annonce ; c'est, en tant que pure, la constitution originaire de cette pré­fixation, c'est-à-dire du futur. Ainsi le troisième mode de synthèse lui aussi se manifeste comme étant également constitutif du temps (1). n Nous formons des concepts purs parce que la possi­bilité d'identifier l'étant comme étant exige la formation préalable de la structure ontologique correspondant à cette possibilité : le futur. Nous comprenons en même temps pourquoi Kant a pu accorder le primat apparent à la logique transcendantale. Il ne s'agissait pas de supprimer le schématisme des catégories dans le temps, ni même de réduire le temps à une condition négative de la connaissance, mais au contraire de découvrir l'extase fonda­mentale du temps qui, par rapport au passé comme au présent, possède l'avantage ontologique (2), et donc de constituer cette aliénation totale du soi ontologique qui d'après les principes de la révolution copernicienne doit rendre possible la rencontre objec­tivante de l'étant. Nous touchons enfin le sol transcendantal véritable : la temporalité c'est la source de l'être en tant qu'être. La phénoménologie elle-même (3) tentait de constituer l'essence du temps en prenant en considération par exemple les transfor­mations intentionnelles par lesquelles le maintenant A est rejeté par le cours du temps dans le passé pour devenir ce qui est appréhendé sous la forme Al, puis, par un nouvel écoulement du temps, ce qui est appréhendé sous la forme A2, A3, etc., mais elle se heurtait alors au problème insoluble de l'identification absolue d'un souvenir unique à travers l'infinité de ses appari-

(1) KM, S. 178. (2) KM, S. 178. (3) HussERL, Vorlesungen zur Phiinomenologie des inneren Zeitbewusztseins.

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tions - et rencontrait un cercle semblable à celui qui renvoyait de l'objectivité à l'universalité e~ vice-versa, puisque, pour obtenir le passage de A à Al, A2, etc., on se donne précisément le cours du temps, mais que ce cours du temps, d'autre part, n'est rien d'autre que le glissement du maintenant à un passé de plus en plus profond -. Or de ce cercle, nous connaissons la cause : Husserl n'a pu distinguer l'ontique et l'ontologique et a voulu construire l'horizon total du temps avec ce qui l'implique à son principe. Il s'est donné le souvenir quand il voulait en trouver l'origine ; et il en est de même pour le présent. Mais la difficulté qu'il a rencontrée n'est-elle pas celle de l'identification ? Pour qu'un souvenir soit possible, pour qu'une perception soit possible, il faut que le Soi comme sol de l'identification soit déjà posé dans son rapport essentiel au futur. En privilégiant le passé, Husserl n'a pu accéder au sens transcendantal, c'est-à-dire constituant du temps. Mais ce privilège, accordé à ce qui est - du point de vue ontique - plus proche de l'intuition que de l'imagination, s'explique lui-même par le recul de la· phénoménologie devant sa véritable découverte. En traduisant le concept - qui n'est que réflexif - en intuition, celle-ci ne pouvait saisir le sens ori­ginairement temporel de la catégorie : savoir qu'elle constitue le futur. L'erreur dans le problème du jugement a été cause de l'erreur dans le problème du temps.

L'imagination transcendantale fait donc apparaîtr'3 en pleine lumière le sens de la formation du concept. L'identité du soi s'y constitue (1), comme l'analyse du respect pouvait nous le faire pressentir. Le sens de la transcendance est enfin apparent dans l'auto-affection. « Le temps en tant qu'affection de soi n'est pas une affection agissante qui concerne un Soi déjà présent sous forme de chose, mais en tant que pur il constitue l'essence de l'acte par lequel nous nous concernons nous-mêmes. Or en tant qu'il appartient à l'essence d'un sujet fini de pouvoir être concerné comme un Soi, le temps comme pure affection de soi constitue la structure essentielle de la subjectivité. Ce n'est qu'à partir de ce Soi que l'être fini peul être ce qu'il doit être : rappol'ié à une réceptivité (2). >> La subjectivité finie, la transcendance, telle est la source dernière de l'objet transcendantal = X. C'est en elle et par elle que le concept pur se rapporte à l'intuition pure. C'est en elle que la finitude de la raison se constitue comme telle. Nous sommes maintenant en face de l'inconnu que Kant assi-

(1) KM, S. 179. {2) KM,. S. 181.

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gnait comme unité cachée à la synthèse véritative. En identifiant intuition et connaissance, c'était l'existence que visait Kant. C'était eUe, objet réel de la metaphysica generalis, qui s'imposait dans l'importance systématique du sens interne comme affection pure de soi (1). L'ontologie fondamentale posait à la Critique de la Raison pure les problèmes suivants : Comment le temps peut-il être originaire, c'est-à-dire horizontal et extatique? Comment, en tant qu'ontologique et qu'affection de soi, constitue-t-il l'horizon fermé de tout temps dérivé, où les horizons ontiques ouverts pren­nent eux-mêmes leurs sources? Or, au lieu de cette métaphysique, Kant a cru pouvoir fonder l'ontologie sur une psychologie : il a ainsi fui le dévoilement de la subjectivité du sujet dans les déter­minations ontiques de l'anthropologie (2). Mais le sens de son projet initial à partir duquel la métaphysique peut et doit être «reprise » reste clair : cette totalité extatique du temps or_iginaire en quoi consiste la subjectivité du sujet n'est autre que l'être pour la mort. C'est l'angoisse qui nous révèle ce sens ontologique du futur comme futur. C'est elie qui rend possible la synthèse pure de la connais­sance finie, le temps, la formation des concepts et les formes des jugements. C'est elle qui donne enfin son sens réel à l'X trans­cendantal, ou néant, comme explicitation de l'être en tant qu'être.

§ 23. Le déplacement des concepts dans 1 'interprétation existentialiste

L'interprétation heidegerrienne du kantisme se présente ainsi à la fois comme un héritage et comme une critique. Nous com­prendrons mieux ce double aspect de l'existentialisme en même temps que les difficultés insurmontables qu'il rencontre, si nous nous référons aux textes de Sein und Zeit, qui se rapportent à Kant et où, semble-t-il, Heidegger refuse plus qu'il ne retient. Il y est en effet reproché à la Critique de la Raison' pure de méconnaître absolument l'ontologie, d'en rester donc à une phi­losophie «on tique n et par là à la position classique des problèmes. En face de cette erreur, l'existentialisme propose la seule onto­logie possible, rôle qu'assumera plus tard précisément la nouvelle interprétation existentialiste présentée dans l'écrit sur Kant et le problème de la métaphysique. Nous pourrons ainsi saisir exacte­ment le sens qui doit être attribué à l'ontologie et les tâches, sinon

(Il KM, S. 190. (2 KM, S. 205.

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les solutions qu'on attend d'elle. Nous pourrons enfin juger l'existentialisme à ce programme.

L'analytique existentiale nous enseigne le caractère absolu de la subjectivité. Celle-ci n'est le prédicat d'aucune chose, et, par là, est immédiatement évité le cercle qui nous déplace, aussi bien dans la métaphysique fichtéenne que dans le soi-disant positivisme de l'École de Marburg, du relatif dans l'absolu, de l'homme en Dieu. <<L'explication de l'existentialité du Soi prend son départ naturel dans l'auto-interprétation quotidienne de l'existant, qui s'exprime sur lui-même en disant: Je. Une énon­ciation proprement dite n'est nullement nécessaire en ce cas. Avec «Je », cet étant se vise lui-même. Le contenu de cette expres­sion vaut comme absolument simple. Il ne vise que moi et rien de plus. En tant qu'il est cet être simple, le Je n'indique par conséquent ni une détermination d'autre chose, ni non plus un prédicat, mais le sujet absolu. Ce qui est exprimé et prétendu en disant : Je est toujours atteint comme ce qui se maintient iden­tique. Les caractères de simplicité, de substantialité et de per­sonnalité, que Kant place aux fondements de sa théorie des Paralogismes de la Raison pure jaillissent d'une authentique expérience pré-phénoménologique. La question demeure de savoir si ce qu'on expérimente ainsi ontiquement doit être inter­prété ontologiquement avec l'aide de ce qu'on appelle les catégo­ries ( 1). n Si Kant a raison de refuser de faire un absolu du contenu du Je pense en se servant de catégories dont l'usage n'a de sens que dans les limites de l'expérience antique, n'a-t-il pas tort d'en tirer comme conséquence que l'absolu est en dehors du Je ? Ne réduit-il pas, par là même, ce Je ontologique à une présence antique (V orhandenes) qui cependant l'implique à son principe ? Dès lors le « déplacement n kantien, et ses reproductions dans les interprétations de Fichte et de Cohen, seraient liés à la même absence d'une véritable problématique ontologique, à la même cécité à l'égard de ce véritable absolu-fini qu'est le Soi de l'exis­tence, hors de tous les déplacements possibles des concepts. Bien plus, le mot même de sujet par lequel on pourrait prétendre caractériser l'existence, risque de la trahir, de transformer l'onto­logique en on tique et de ressusciter l'amphibologie des concepts, la confusion du conditionnant et du conditionné. « Ce qu'il y a de positif dans l'analyse kantienne est double : d'une part, il voit l'impossibilité qu'il y a à réduire ontiquement le Je à une substance; de l'autre, il tient solidement le Je comme Je pense.

(1) HEIDEGGER, Sein und Zeit, S. 318.

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Cependant il n'en continue pas moins de saisir ce Je comme sujet et ainsi en un sens ontologiquement inadéquat. Car le concept ontologique du sujet ne caractérise pas la Soi-ité (Selbstheil) du Je en tant que Soi, mais l'identité et lf' substantialité d'un étant oniique toujours déjd présent. Déterminer ontologiquement le Je comme sujet indique qu'on le propose comme un étant ontique toujours déjà présent. L'être du Je est compris comme la réalité de la res cogitans (1). » Par le truchement de la notion de sujet, le kantisme retourne en réalité au cartésianisme. Déjà Cohen avait retrouvé cette tendance psychologiste dans la métaphysique fichtéenne de la conscience de soi et il s'était. en conséquence efforcé de distinguer soigneusement l'inné de l'a priori, puis le métaphysique du transcendantal. Toutefois la conscience trans­cendantale elle-même à laquelle il aboutissait nécessairement pour soutenir l'activité des catégories restait entachée de psycholo­gisme, puisqu'elle répondait à un objet ontique tandis que la subjectivité véritable de l'existence n'est nullement le corrélat d'un objet : la nature, mais au contraire le constituant ontolo­gique universel de ce qui définit et englobe l'être de l'étant : le monde.

Il revient donc au même de déclarer que Kant n'a voulu que saisir l'essence de la nature et qu'il a en réalité psychologisé le le Cogito . . En tant qu'héritier du rationalisme cartésien qui avait défini l'univers par la res extensa, Kant, laissant de côté le problème philosophique du monde, se contentait de poser le problème scientifique de la nature (2); par conséquent le Je pense venait tout naturellement se définir comme le sujet corrélat de cet objet ontique. Si le terme de la question critique: comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? est la constitution de la possibilité d'une nature, la définition du Je pense devient nécessairement psychologiste, et le Je transcen­dantal prend la succession du Cogito cartésien. << Même si le pri­vilège ontique accordé au sujet isolé et à l'expérience interne était supprimé, la position de Descartes demeurerait conservée cepen­dant. Ce que Kant prouve - accordons une fois pour toutes la justesse de la preuve et de sa base- c'est la présence nécessaire­ment connexe de l'étant changeant et permanent. Toutefois cette mise sur le même plan de deux étant ontiques ne signifie pas encore la présence connexe du sujet et de l'objet. Et même si cela était prouvé, ce qui ontologiquement est seul décisif n'en conti-

(1) s. u. z., s. 320. (2) S. u. Z., S. 101.

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nuerait pas moins de demeurer caché : la saisie fondamentale du Sujet, de l'existant comme être dans le monde. La présence connexe du physique et du psychique est onliquement aussi bien qu'ontologiquement tout d fait différente du phénomène de l'être dans le monde (1). » Les critiques de Heidegger reprennent ici celles de Scheler. Scheler accusait Kant d'avoir psychologisé le rapport de la personne au monde en le ramenant à celui du sujet à l'objet, et même en ramenant ce dernier rapport à celui de l'interne à l'externe (2). Heidegger, rappelant qu'à la différence des fonctions les actes ne sont pas psychiques (3), consacre sa méthodologie à distinguer l'analytique existentialiste de l'anthro­pologie, de la psychologie et de la biologie, sciences auxquelles appartiennent indubitablement les problèmes concernant : 1) le rapport de l'expérience interne à l'expérience externe, 2) le rapport du sujet à l'objet. Aussi le sujet kantien ne sert qu'à voiler le véritable problème de la subjectivité, car en lui viennent se confondre phénoménologiquement, d'une part, le corollaire intentionnel du monde, le véritable Soi ontologique, de l'autre le sujet psychologique et le corps spatialisé. Or «l'espace n'est pas plus dans le sujet que le monde n'est dans l'espace (4) ».

C'est donc leur naturalisme (leur aveuglement à l'évidence phénoménologique de l'ontologie et de l'être dans le monde) qui a empêché Kant et ses successeurs de saisir exactement le sens de la subjectivité en la trahissant psychologiquement dans la substantialité ontique et particulière d'un sujet opposé à un objet. Les disjonctions de la nature - et la Psychè comme telle demeure un étant de la nature- n'ont de sens qu'à l'intérieur de l'être dans le monde, ontologiquement toujours premier : c'est l'oubli de cette vérité qui est la raison dernière des déplacements kantiens. « Où se trouve donc la raison pour laquelle Kant ne peut pas estimer ontologiquement à sa juste valeur la tendance authentiquement phénoménale dans le Je pense et se voit contraint de retourner au sujet, c'est-à-dire à la substance ? Le Je n'est pas seulement : Je pense, mais : Je pense quelque chose. D'ailleurs Kant ne répète-t-il pas constamment lui-même que le Je demeure rapporté à ses représentations et qu'il n'est rien sans elles? Mais ces représentations sont pour lui l'empi-

(1) s. u. z., s. 204. (2) ScHELER, Der Formalismus in der Ethik und die materiale Wertelhik. (3) S. u. Z., S. 48. La référence à Scheler est constante dans la réfutation

du psychologisme, § 10, S. 45-50. (4) S. u. Z., S. 111. De même la réfutation dela notion d' •orientation »Chez

KANT, S. 109-110.

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rique, qui est accompagné par le Je, les phénomènes auxquels il tient. Or Kant ne montre nulle part le type d'être de ce rattache­ment et de cet accompagnement. Mais au fond il le comprend comme la présence connexe continue du Je avec ses représenta­tions. Kant évita certes de couper le Je de la pensée, sans toute­fois orienter le Je pense lui-même dans la plénitude de son essence comme Je pense quelque chose, et surtout sans voir la présuppo­sition ontologique pour le Je pense quelque chose comme détermi­nation fondamentale du Soi. Car même l'orientation du Je pense quelque chose est ontologiquement sous-déterminée, parce que le quelque chose reste indéterminé. Si l'on entend par lui un étant infra-mondain, alors on présuppose implicitement le monde ; et c'est justement ce phénomène qui co-détermine la saisie d'être du Je, si par ailleurs il doit être quelque chose comme un Je pense quelque chose. Dire : Je, vise l'étant que je suis, en tant que : Je-suis-dans-un-monde. Kant n'aperçut pas le phé­nomène du monde et il était assez conséquent pour écarter les représentations du contenu apriorique du Je pense. Mais le Je se trouvait dès lors réduit de nouveau à un sujet isolé, qui accom­pagne les représentations d'une façon ontologiquement absolu­ment indéterminée (1). ll Le psychologisme cartésien, latent dans le Je pense kantien, a donc pour conséquence de transformer la « Réfutation kantienne de l'idéalisme » en une chimère verbale et de rétablir en réalité les prestiges de l'idéalisme problématique, impliqué par toute philosophie qui croit pouvoir aborder le problème ontologique fondamental avec l'opposition subjective et psychologique du sujet et de l'objet.

Naturalisme, psychologisme, solipsisme vont de pair. Mais leur source commune, apparente, comme on a vu, dans l'inter­prétation néo-kantienne, c'est le logicisme. << Kant saisit avec raison le contenu phénoménal du Je dans l'expression : Je pense ou, si l'on prend également égard à l'introduction de la personne pratique dans l'intelligence, dans l'expression : J'agis. Dire : Je, doit au sens kantien être entendu comme dire : Je pense. Kant cherche à fixer le contenu phénoménal du Je comme res cogitans. Si à ce propos il nomme celui-ci sujet logique, cela ne signifie pas que le Je en général soit un concept obtenu uniquement par un procédé logique. Le Je est bien au contraire le sujet du comporte­ment logique, de l'acte de lier. Le Je pense signifie : Je lie. Tout lier est un : Je lie. Dans ce fait de prendre ensemble et de rap­porter, le Je sert déjà toujours de fondement - hupokeimenon.

(1) s. u. z., s. 321.

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C'est pourquoi le sujet est conscience en soi et non pas une repré­sentation ; il est au contraire la forme de celles-ci. Cela veut dire : le Je pense n'est pas un représenté, mais la structure for­melle du représenter comme tel, par quoi seulement devient pos­sible quelque chose comme un représenté. La forme de la repré­sentation ne vise ni un cadre ni un concept général, mais ce qui en tant qu'eidos fait de tout représenté et de tout acte de repré­sentation ce qu'il est. Le Je, compris comme forme de la représen­tation, signifie la même chose que : il est sujet logique (1). )) La raison de l'idéalisme problématique chez Kant apparatt claire­ment ici : le sujet logique usurpe la place de la subjectivité exis­tentielle, parce que la « nature )) usurpe celle du « monde )), Ainsi la finitude absolue glisse dans les disjonctions du conditionné, et un déplacement se fait nécessaire pour relier, par l'intermédiaire des postulats divins, le conditionné qu'on atteint dans le sujet logique et l'inconditionné qu'on cherche obscurément dans la subjectivité en général. On en reste à la synthèse prédicative par laquelle est constituée la nature, par exemple comme res exlensa, sans apercevoir que cette synthèse et cette nature ne sont pos­sibles que par une synthèse véritative originaire qui constitue la mondanité du monde comme tel et l'être de l'étant comme tel. Parce qu'il n'atteint que les phénomènes (Erscheinungen), Kant manque le phénomène (Phiinomen) (2). La nature lui cache le monde, comme le concept lui cache l'intuition. Ce qui est en défaut dans le kantisme, c'est le sens de la temporalité, de l'être, de la finitude.

* * * En vertu des préjugés accumulés par le logicisme : psycho­

logisme, naturalisme, solipsisme, la philosophie kantienne n'at­teint que la notion d'un temps aliéné et dérivé, le temps ontique du sujet psychologique, et à aucun moment de son déve­loppement elle ne parvient ne serait-ce qu'à poser le problème du temps ontologique et constituant. « Dans tous les développe­ments essentiels, Kant accepte dogmatiquement la position de Descartes. Mais dès lors son analyse du temps, en dépit de la réception de ce phénomène dans le sujet, demeure orientée sur la compréhension traditionnelle et vulgaire du temps, ce qui empêche finalement Kant d'expliciter dans sa structure et sa fonction propre le phénomène d'une détermination transcen-

(1) s. u. z., s. 319. (2) S. u. Z., § 7, B, S. 28-31.

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dantale du temps. Par suite de cette double influence de la tra­dition, la connexion décisive entre le temps et le Je pense demeure voilée dans une obscurité complète ; elle n'intervient même pas comme problème (1). >> Le temps kantien appartient donc à l'existence inauthentique, à l'être d'une existence qui se saisit sous les apparences d'une chose, bien plus, qui se fait chose. Le Je pense ressortit alors en toute conséquence à une « Logique transcendantale JJ, affranchie du temps et ressuscitant tous les privilèges d'une métaphysique de l'infini, tandis que le temps n'est saisi que sous son caractère ontique, en tant qu'il rend possible une « nature JJ et que, selon les termes utilisés par l'interprétation néo-kantienne, il sert de condition négative à la détermination de l'étant. La logique théologique a pour contre­partie l'expulsion du temps hors du monde, dans l'étant condi­tionné de la nature. << Les idées d'un Je pur et d'une conscience en général contiennent si peu l'a priori de la subjectivité véri­table, qu'elles sautent par-dessus les caractères ontologiques de la facticité et de la compréhension de l'être dans l'existant, qu'elles ne les aperçoivent pas ... L'affirmation de vérités éter­nelles de même que la confusion de l'idéalité phénoménalement fondée de l'existant avec un sujet absolu idéalisé appartiennent aux restes de théologie chrétienne, qui pour longtemps encore ne sont pas expulsés radicalement de la problématique philoso­phique (2). >>

Nous voyons maintenant comment la position de Heidegger et de l'existentialisme a changé de Sein und Zeit à Kant und das Problem der Metaphysik. Là Kant était ramené à Descartes et aux métaphysiques de l'infini en général dans la mesure où elles rattachent le Cogito à l'être divin et non au mouvement auto­constitutif de la temporalité ; ici Kant a dépassé Husserl et il est par sa théorie du Je pense à l'origine des philosophies de latem­poralité et de la finitude, même s'il n'a pas mené à bien le projet d'une ontologie fondamentale. En réalité Heidegger est lui-même passé d'une interprétation néo-kantienne, psychologiste, logique, à une interprétation existentialiste, ontologique et finie, et ce passage s'est effectué lorsqu'il a rattaché la déduction des caté­gories non plus à la table des jugements, mais à la synthèse véri­tative de la temporalité. Or au moment où l'on substitue au sujet logique, infini, mais toujours relatif du fait même de son corrélat: la nature, la subjectivité authentique, finie, mais de ce fait

(1) s. u. z., s. 24. (2) s. u. z., s. 230.

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absolue puisqu'elle signifie l'être dans le monde, ne retrouve-t-on pas, mutatis mutandis, les déplacements dont la métaphysique fichtéenne du Moi fini en général n'était pas parvenue à se débar­rasser ? Le conflit de la genèse et de la facticité ne se transcrit-il pas désormais dans celui de la situation existentielle et de la philosophie existentiale ? celui de la réflexion vulgaire et de la réflexion philosophique dans celui de l'existence inauthentique et de l'existence authentique ? celui enfin du Moi fini en général et de l'Absolu dans celui de la temporalité et de l'ontologie for­melle ? Tels sont les points qu'il nous reste à examiner.

En premier lieu, l'analytique existentialiste ne saurait être faite que du point de vue d'un Soi fini en général. C'est en ce sens qu'on nous affirmait qu'il ne pouvait être donné de compensation aux points de vue particuliers des monades finies, compensation qui pût à la limite supprimer la finitude au profit d'un point de vue monadologique extérieur à tous les points de vue parti­culiers (1). Tel serait même le principe de l'aliénation du Soi en Sujet, de l'ontologique en ontique, et c'est contre une telle alié­nation, présente par exemple dans le déplacement de la phéno­ménologie dialectique d'un Theodor Litt, que ne cesse de nous mettre en garde la philosophie de l'existence. Mais, d'autre part, la philosophie ne saurait se contenter de ce que nous disent ces différents points de vue : elle prétend analyser exhaustivement la structure générale d'interrogation qu'ils révèlent. « L'existant se comprend toujours lui-même à partir de son existence, d'une possibilité de lui-même d'être lui-même ou de ne l'être pas. Ces possibilités, l'existant ou bien les a lui-même choisies, ou bien il y est tombé ou il croissait déjà au milieu d'elles. L'existence, en ce qui concerne la façon de saisir ou de négliger, n'est décidée que par l'existant lui-même. La question de l'existence ne peut jamais être posée dans sa pureté que par le fait d'exister lui-même. L'entente qui conduit à le faire et qui nous concerne nous-mêmes, nous la nommons existentielle. La question de l'existence est une affaire ontique de l'existant. Il n'y a nul besoin ici de la pénétra­tion théorétique de la structure ontologique de l'existence. La question qui porte sur cette dernière vise l'explicitation de ce qui constitue l'existence. Nous nommons existentialilé la connexion de ces structures. Leur analytique a le caractère d'une compré­hension non pas existentielle, mais exislentiale (2). » On aura beau ajouter que <( la tâche d'une analytique existentiale de

(1) KM, S. 226-227; voir plus haut,§ 19. (2) s. u. z., s. 12.

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l'existant est par rapport à sa possibilité et sa nécessité prédes­sinée dans la conception ontique de l'existant », on n'aura fait ainsi que mieux manifester la difficulté : sans doute la << genèse » ne se produit qu'au point de vue de la finitude et, à moins que cette proposition n'ait aucun sens, elle indique que ce point de vue, parce qu'il est par définition fini, reste toujours parti­culier. Toutefois, ajoute-t-on, on peut à partir de cette compré­hension ontique extraire une compréhension ontologique qui ne saurait être abstraite et généralisée de la précédente, mais qui en dévoile les connexions structurelles. Mais dès lors qui donc garantira la vérité de l'expérience on tique du Soi, c'est-à-dire que telle ou telle structure ou telle connexion de structures appartiennent véritablement à la constitution intentionnelle du monde et ne sont pas seulement des impressions psychologiques particulières, sinon leur appartenance à l'ensemble ontologique dévoilé par l'analytique existentiale? D'une part, l'existentiel ne fait que dessiner à l'avance I'existential, mais il arrive que celui-ci ne suive pas le pointillé de celui-là. Tel est le cas de la philosophie de Kierkegaard : <<Au x1xe siècle, S. Kierkegaard s'est expressé­ment emparé du problème de l'existence comme existentiel et l'a pénétré profondément. Mais la problématique existentielle lui est si étrangère que, du point de vue ontologique, il reste entière­ment sous la domination de Hegel et de la philosophie antique telle que ce dernier l'a vue. C'est pourquoi il y a philosophique­ment plus à apprendre de ses écrits édificateurs que de ses écrits théoriques, exception faite du traité sur le concept d'angoisse ( 1 ). »

Il y a donc bien une autonomie de la genèse : l'existentiel précède l'existential. L'expérience de l'existence se passe volon­tiers de la connaissance qu'on en peut prendre, au point que celle-ci peut être controuvée, celle-là authentique. Cependant si l'on s'interroge sur cette authenticité, que répondre ? Qui décide de ce caractère de l'existentiel, sinon l'existential ? Qu'est-ce qui fait que telle situation : l'angoisse, le souci, la faute ... sont autre chose que des attitudes psychologiques de la conscience, mais des expériences véritablement existentielles, sinon le fait qu'elles engagent la compréhension globale de l'homme et de ses possibilités, lequel engagement n'est visible qu'aux yeux de l'existentialité? On dira par exemple que dans sa Psychologie des intuitions du monde, Jaspers<< a posé la question de ce qu'est l'homme et l'a déterminée à partir de ce qu'il peut être essentiellement. Par là s'éclaire la signification fondamentale

(1) S. u. Z., S. 235, n. 1.

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du point de vue existential-ontologique des situations-limites. La tendance philosophique de la Psychologie des intuitions du monde serait entièrement méconnue, si on se contentait de l'utiliser comme un dictionnaire à compulser pour des types d'intuition du monde (1) ». Ce qui vérifie donc que lorsque Jaspers parle du courage, il ne s'agit pas d'un« vécu '' subjectif corrélat d'un objet déjà donné mais au contraire d'une expé­rience existentielle authentiquement constituante et corrélative du monde, c'est précisément que le courage appartient aux struc­tures phénoménalement a priori de l'être dans le monde. L'exis­tential décide de l'existentiel et si, chez un Kierkegaard, l'exis­tentiel n'apparaît pas à la lumière de l'existential puisque celui-ci demeure absent, du moins sa signification de vérité n'apparaît­elle qu'avec l'existentialisme contemporain, avec les écrits de Heidegger. Ainsi se renverse la proposition de la genèse, d'après laquelle l'existentiel pré-dessinait l'existential, car ce qui cons­titue désormais l'existentiel comme tel, c'est justement qu'il se trouve pré-dessiné dans l' existential. La genèse recourt à une facticité. Le Moi fini en général requiert à son principe une non­genèse qui lui préexiste et qui le juge.

On aura reconnu déjà dans ce déplacement l'origine du conflit entre les deux séries réflexives, car l'existential c'est la réflexion philosophique et l'existentiel, c'est la réflexio.n vulgaire. L'exis­tentialisme commence à affirmer la priorité de la réflexion vul­gaire en laquelle il voit une « pré-structure '> de la réflexion philosophique. (( Le comprendre concerne toujours, en tant qu'ouverture du Là, le tout de l'être-dans-le-monde. Dans ce comprendre du monde est en même temps comprise l'existence et inversement. Toute interprétation se meut dans la pré-struc­ture que nous avons caractérisée. Toute interprétation, qui doit amener la compréhension, doit déjà avoir compris ce qui doit être interprété ... Mais voir dans ce cercle un vitiosum el chercher les moyens de l'éviter, bien plus, se contenter de le ressentir comme une imperfection inévitable, signifie qu'on n'a absolument rien compris au comprendre. C'est pourquoi il ne s'agit pas de mesurer comprendre et interprétation à un idéal de connaissance déter­miné, qui lui-même n'est qu'une souche dérivée du comprendre, laquelle dans la tâche légitime d'une saisie de l'étant ontique s'est égarée dans son incompréhensibilité essentielle. Pour remplir les conditions fondamentales d'une interprétation possible, il faut d'abord ne pas commencer par méconnaître celle-ci eu égard à ses

(1) S. u. Z., S. 301-302, n. 1.

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conditions essentielles d'accomplissement. Ce qui est décisif, ce n'est pas de sortir du cercle, mais d'y rentrer comme il faut. Ce cercle (Zirkel) du comprendre n'est pas un cercle (Kreis) dans lequel se meut n'importe quelle sorte de connaissance, mais il est l'expression de la pré-structure existentiale de l'existant lui-même. Le cercle n'est pas susceptible d'être rabaissé à un circulum vitiosum non plus même qu'à un cercle qu'on supporterait faute de mieux. En lui se dissimule une possibilité positive du connaître le plus originaire, qui sans doute n'est alors authentiquement saisie que lorsque l'interprétation a compris que sa tâche première, per­manente et dernière, ce n'est pas de se laisser donner d'avance un pré-avoir, une pré-vision et une pré~saisie à travers des incidences et des concepts populaires, mais de les travailler à partir des choses mêmes pour assurer le thème scientifique. Parce que le comprendre est d'après son sens existential le pouvoir-être de l'existant lui-même, les présuppositions ontologiques d'une connaissance historique dépassent fondamentalement l'idée de rigueur des scientes exactes. La mathématique n'est pas plus exacte que l'histoire, mais seulement plus étroite en ce qui concerne le domaine des fondements existentiaux qui sont rele­vants pour elle. Le cercle dans le comprendre appartient à la structure du sens, phénomène qui est enraciné dans la conception existentiale de l'existant, dans le comprendre de l'interpréta­tion ( 1). >> L'interprétation historique est donc circulaire en vertu de son originaireté. La figure géométrique est connue par le géomètre : elle n'est que pour lui. Au contraire l'existant n'existe que par la réflexion originaire qui lui attribue fondamen­talement un pour-soi. Aussi l'opposition du sujet et de l'objet, sans doute valable pour le domaine de la nature et de l'antique, ne saurait s'appliquer à l'être de la subjectivité même, laquelle, parce que la compréhension définit précisément son propre pouvoir-être, implique, préalablement à toute disjonction, cette absoluïté de l'intuition existentielle, cette compréhension ori­ginaire qui, dans l'interprétation existentialiste, joue le rôle de l'intuition intellectuelle chez Fichte. Le cercle nécessaire de Heidegger, c'est le rapport nécessaire de la genèse fichtéenne au pour-soi, c'est l'accomplissement de la révolution copernicienne.

Or la difficulté naît précisément de l'essence de cette pré­structure. Car si le comprendre appartient à la possibilité de l'existant, il en va de même pour l'aveuglement à soi-même, pour l'aliénation de soi dans l'inauthenticité. Autrement dit, bien que

(1) s. u. z., s. 152-153.

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la réflexion vulgaire du pour-soi existentiel possède nécessaire­ment une compréhension de soi, cette compréhension peut trahir l'essence du Soi en objectivité, en étant ontique. De cette ambi­guïté du Soi originaire naît la possibilité de l'erreur existentiale, c'est-à-dire de la métaphysique de l'infini, de l'intronisation du Logos à la place de l'Existence, du dérivé à la place de l'origi­naire, de la Nature à la place de l'Histoire. Sans doute affir­mera-t-on que l'analyse de la quotidienneté et de l'aliénation ne saurait emprunter ses éléments à autre chose qu'à l'expé­rience existentielle de cette quotidienneté et de cette aliénation. «L'analyse de la temporalité du souci montrait que les structures essentielles de la conception de l'être de l'existant, qui avaient été interprétées avant l'explicitation de la temporalité en vue d'introduire à celle-ci, doivent être reprises même existentiale­ment dans la temporalité. Dans une première esquisse, l'ana­lytique ne choisissait pas une possibilité d'existence de l'existant déterminée et caractérisée comme thème, mais s'orientait sur le mode terne et moyen de l'exister. Nous nommions la façon d'être dans laquelle l'existant se tient immédiatement et le plus sou­vent la quotidienneté (1). » Or qui n'aperçoit que cette quoti­dienneté, si l'on veut demeurer fidèle à l'idée du cercle existential et d'une pré-structure, loin de pouvoir être définie par une sorte d'état neutre de la recherche, indique seulement l'aliénation de l'existant dans une temporalité infinie et le passage hors de l'être pour la mort dans ce souci quotidien où, renvoyé perpé­tuellement d'outil à outil et d'objet à objet, le Moi fini en général se divertit et se cache la seule question qui lui importe véritable­ment, celle de la totalité de l'être, de la finitude, de l'existence? Il n'y a pas de donné existential neutre à la recherche, parce qu'il n'est pas donné de neutralité existentielle : la neutralité, qui est une attitude envers les choses, est encore un mode de ce choix non choisi qu'est l'inauthenticité. Mais l'important, c'est que cette existence quotidienne ne peut pas recevoir d'elle-même la lumière qui l'amène à la plénitude de son essence phénomé­nologique. Pour arracher le voile de l'infini que le divertissement vient poser sur l'homme, il faut qu'intervienne l'existence authentique. Telle est la source de la difficulté de toute apolo­gétique : parler le langage du joueur et du débauché pour le conduire à la religion, car il ne regrette pas forcément son état. <<Comme le mot de quotidienneté ne vise finalement rien d'autre que la temporalité, mais que celle-ci rend possible l'être de l'exis-

(1) s. u. z., s. 370.

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tant, la délimination conceptuellement suffisante de la quoti­dienneté ne peut réussir que dans le cadre de l'élucidation fon­damentale du sens de l'être en général et de ses transformations possibles (1). >> La quotidienneté n'est telle qu'aux yeux de la lucidité philosophique. Le pour-soi de la réflexion vulgaire trouve sa vérité dans l'en-soi de la réflexion dérivée, comme l'existentiel trouve la sienne dans l'existential. Le déplacement est complet.

Nous ne nous étonnerons pas alors de trouver son origine précisément dans ce « reste de théologie chrétienne » dont Heidegger regrettait la présence dans la philosophie classique. Quel est en effet le projet de l'existentialisme? Établir une philosophie de la finitude, et rejeter en conséquence l'appui que le classicisme découvrait en Dieu au moyen des vérités éternelles et du Logos intemporel. Le temps est la source de l'être. Mais l'effet de cette découverte devrait être de montrer la genèse de l'être dans le temps ! Heidegger reprochait justement à la phé­noménologie de Husserl d'être demeurée incertaine entre le prin­cipe de réductibilité et l'idée d'une Logique transcendantale, c'est-à-dire d'une ontologie formelle. Or ce reproche ne se retourne-t-il pas maintenant contre Heidegger lui-même ? La finitude existentiale de l'existant n'essaie-t-elle pas d'introduire en philosophie un compromis intenable entre l'affirmation de la temporalité et un existentialisme formel. Que veut en effet signifier Heidegger, lorsqu'il déclare que l'existant n'est pas temporel parce qu'il est historique, mais qu'au contraire il est historique, parce qu'il est temporel, sinon que la réduction uni­verselle des vérités au temps et à la finitude trouve son terme dans l'enracinement éternel de cette réduction même ? L'histoire n'est plus en son déroulement effectif la source de la vérité, mais il y a une source de l'histoire elle-même : la constitution a priori et éternelle de l'existant, la temporalisation. Par ce ·biais, Heidegger sauve Dieu que le principe de sa métaphysique de la finitude condamnait. Une nouvelle ontologie formelle apparaît où la réduction au temps est perpétuellement compensée par la réduction contraire du temps à la temporalisation éternelle. Sans doute on retire aux vérités scientifiques l'éternité que leur avait attribuée la philosophie classique, mais c'est pour mieux l'accorder à la vérité philosophique de l'existentialisme. Le déplacement de l'ontique à l'ontologique ne fait qu'illustrer le déplacement de l'homme à Dieu. L'existentialisme proclame une histoire des essences pour s'aliéner dans une éternité de l'existence.

( 1) s. u. z., s. 371-372.

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Combien plus profond le mouvement de la dernière phénomé­nologie de Husserl qui, apercevant enfin le rôle constituant du temps dans les essences, par exemple dans la création d'une géométrie, y pressent aussi un mouvement de l'existence, cette auto-création de l'homme et de l'existant par lui-même, sans laquelle toute métaphysique de la finitude ne saurait qu'en demeurer à un déplacement des concepts, à une incertitude entre le Fini et l'Absolu, entre l'on tique et l'ontologique, entre l' exis­tentiel et l' existential, entre l'expérience et le formalisme ( 1) ?

(1) VUILLEMIN, L'Eire et le Travail, p. 11. Voir sur ce point les remarques judicieuses de Mario M. Rossr, Lavoratore

nell' Universo, Edizioni Leonardo, Roma, 1947, p. 101-102 : " Ayant toujours présente la position historique de Kant : entre le scientisme du xvrr• et l'idéa­lisme du xvrrr• siècle, il semble logique de considérer que son orientation essentielle est celle de la gnoséologie. Cependant, des doutes sont possibles. La dernière œuvre de Husserl, interrompue en son milieu, eût peut-être inter­prété Kant de façon nouvelle eu égard à la distinction du monde de l'esprit et du monde de la matière, donc eu égard au problème de la connaissance. Mais avant Husserl, son école, déviée dans la direction existentialiste, avait avec Heidegger interprété Kant de façon ontologique. Cependant, cette interpré­tation est, à mon avis, erronée, parce que la voie par laquelle elle est atteinte est top tortueuse. En peu de mots, l'existentialisme déclare : Kant critique la connaissance, la connaissance est l'essence de l'homme {de l'existant), donc le criticisme est une interprétation de l'homme, et puisque l'homme est le cas préférentiel de l'être (la métaphysique de l'existence est l'ontologie fondamen­tale) la critique de la raison illumine l'être. Comme je l'ai dit plus haut, on finit ainsi par reconfirmer le privilège de la connaissance - on étudie l'homme parce que, en vertu de l'auto-conscience, il est un être transparent à lui-même. Mais alors se pose le problème du passage de cette illumination partielle, laté­rale de l'être à la connaissance ontologique, de l'ontologie gnoséologique à l'ontologie pure. Et le fait que l'analyse de Heidegger se soit arrêtée à l'existant, concluant avec une demande, à laquelle aurait dû répondre la Seconde Partie de Sein und Zeit qui n'a jamais paru, donne lieu à de sérieux doutes. »Ce que constate Rossi c'est en définitive que la révolution copernicienne reste chez Heidegger comme chez Fichte et comme chez Cohen à l'état de projet impos­sible, et que le préjugé n'est pas vaincu qui rattache encore l'homme à la trans­cendance divine.

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Tableau récapitulatif du déplacement des concepts

Métaphysique Méthode Théologie (Déplacement du point (Déplacement du centre de vue de la connais- (Déplacement copernicien: de l'idéalisme sance : du pour-soi à de l'Homme à Dieu :

au réalisme) l'en-soi du fini à l'infini)

Fichte Genèse Facticité Réflexion Réflexion Moi fini Moi vulgaire philoso- en général absolu

(originaire) phi que (dérivée)

H. Cohen Genèse Facticité Connais- Pensée Principes Chose transcen- des sciences sance (grandeur en soi dan tale positives intensive)

Heidegger Existentiel Existential Inauthen- Authen- Historicité Tempo-tique tique (finie) ralité

(éternelle)

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CONCLUSION

LE CERCLE DE LA PHILOSOPIDE TRANSCENDANTALE

ET LA MÉTHODE DE L'HISTORIOGRAPHIE PIDLOSOPHIQUE

§ 24. L'interprétation éternelle co~e « plUilosopbda perennis »

Le recul de l'Histoire apaise les querelles des hommes. Ainsi pour les interprètes de Kant. Que ceux-ci partent de la Dialec­tique des idées ou de l'Analytique des principes ou de l'Esthé­tique des intuitions, et quelqu'aiguë que soit la conscience de leur opposition réciproque puisque chaque interprétation s'est fondée principalement contre l'interprétation précédente, nous percevons enfin à travers des langages différents une même pensée, une même difficulté sans cesse reprise, sans cesse invaincue, qui confère à la philosophie de Kant et de ses successeurs l'unité d'un grandiose échec. On part du fini, mais on ne se peut tenir qu'à l'infini : dans ce déplacement se résume l'histoire de la philo­sophie transcendantale, c'est-à-dire l'histoire de la philosophie occidentale depuis la fin du xvme siècle, abstraction faite de la dialectique historique.

On comprendra mieux cette contradiction, si l'on compare cette période de l'histoire philosophique avec celle qui la précède immédiatement. Sans doute est-il vrai de dire qu'on peut déceler chez Descartes également un déplacement du Cogito à l'existence divine. Toutefois- et c'est en ceci que nous croyons apercevoir la différence entre la philosophie classique et la philosophie moderne, et du même coup l'invention géniale de Kant - Des­cartes thématise ce déplacement. Il essaie de démontrer la priorité de l'infini sur le fini et l'existence d'une preuve ontologique devra faire parler plutôt d'un passage que d'un déplacement. Ici le

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philosophe au masque n'avance pas souterrainement. L'homme classique n'a de sens qu'à la lumière divine. Certes cette lumière a depuis la Renaissance cessé de brûler les créatures et de les anéantir. Elle se contente de les auréoler. Mais l'humanisme phi­losophique ne saurait non plus s'entendre sans un humanisme religieux. L'homme n'a conquis sa liberté que dans un univers divin. Pas encore contre lui.

Tandis que la philosophie médiévale, même lorsqu'elle ne détruisait pas la créature en Dieu, ne l'élisait cependant que comme l'individualité de la grâce, le mouvement de la philosophie classique conduit harmonieusement de l'homme à Dieu et le centre de ce mouvement d'idéalisation, c'est l'homme pris en son universalité. L'objet de la philosophie occidentale depuis la Renaissance jusqu'à la Révolution française, depuis Marcile Ficin et surtout, avant lui, Nicolas de Cuse jusqu'à Kant, c'est la méditation de cette idéalisation, de ce mouvement par lequel le Cogito humain et fini retrouve en lui-même l'infini qui le dépasse en lui conférant sa positivité, l'harmonie de son destin avec lui­même. Ainsi la liberté de l'univers classique baigne dans l'exis­tence divine.

Nous commençons à présent à disposer du recul nécessaire pour juger et comprendre la Renaissance. Nous commençons à percevoir profondément la raison qui nous fait commencer sa philosophie au Cusain (1). Il s'agit pour la pensée et pour l'art de cette époque de décrire le passage du temps à l'éternité, mai~ un passage fondé pour la première fois sur le temps lui-même. Avec le retour à l'Antique, c'est l'Érôs reprenant la place de l'Agapè; c'est la Rédemption au principe de la Création; c'est le Fils qui conduit au Père. Mises à part les exceptions qui répè­tent le Moyen Age ou plongent un regard divinateur dans la tragédie moderne - encore ces exceptions ne prennent-elles tout leur sens que dans l'horizon général de pensée que constitue le classicisme, la philosophie inaugure à la Renaissance un huma­nisme chrétien. Le dialogue qu'on appelle Renaissance s'établit entre deux moments du christianisme.

Ce qui sépare l'art classique de l'art moderne, la pensée clas­sique de la pensée moderne, c'est au contraire que le passage est devenu déplacement. Par un paradoxe apparent, l'histoire de l'art depuis le Romantisme, c'est la découverte progressive d'un nou-

(1) Ernst CASSIRER, Indiuiduum und Kosmos in der Philosophie der Renais­sance, Leipzig-Berlin, 1927, 7 : « Jede Betrachtung, die auf die Erfassung der Philosophie der Renaissance als einer systematischen Einheit gerichtet ist, muss von der Lehre des Nikolaus Cusanus ihren Ausgangspunkt nehmen. »

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CONCLUSION 301

veau « Musée imaginaire », où l'art régressé et primitif chasse ou du moins tend à chasser l'art de la Renaissance, mais où en même temps l'athéisme dépouille en général ces formes réappa­rues de leur caractère sacré. Formes sacrées dans un univers désacralisé ! Strawinsky rejoint ici Picasso.

Or la philosophie moderne, que nous faisons commencer à la Révolution copernicienne, ne fait que décrire ce déplacement caractéristique d'une pensée théologique dans un monde athée. Fichte, Cohen, Heidegger : trois étapes vers la découverte d'une véritable « régression >> philosophique, vers la rencontre de la Byzance chrétienne avec l'irreligion de la Rome antique. Le même conflit du fini et de l'infini se répète. A chaque fois, au lieu qu'à la façon des classiques le philosophe ne parte du relatif que pour mieux le fonder dans l'absolu, l'absolu se trouve d'abord sup­primé pour que, finalement, l'on s'aperçoive d'une mystification incroyable : tout ce qui se passe dans la finitude - y compris la négation de l'absolu - ne fait qu'exprimer les voies cachées de l'infini. Seulement, plus on avance dans l'interprétation, plus la négation de Dieu s'amplifie, plus violente et ironique se fait aussi la revanche du Pantocrator. Chez Kant lui-même, les postulats sont avoués, même si l'on peut penser avec Hegel qu'ils ne le sont qu'au prix d'une contradiction; encore que la réalité d'une conscience morale de soi lui soit liée, l'angoisse contenue dans la pure intention n'apparaît pas encore comme telle. Elle se dissimule derrière les apparences de la liberté. Avec Fichte, Dieu n'est plus qu'une genèse intérieure à la liberté ; le réalisme de la facticité n'en apparatt que plus tyranniquement dans l'État commercial fermé. Le principe des grandeurs intensives prétend réaliser sous nos yeux le passage ; mais le déplacement souterrain renvoie de la connaissance à la pensée. Enfin les thèmes barbares de la régression éclatent dans cette angoisse de la finitude chez Heidegger, qui n'est angoisse que par l'ironie du Deus absconditus. Ici enfin la Révolution copernicienne indique sa signification véritable et porte inscrite sur sa couronne de dérision son titre de royauté. Ici nous voyons comment la phi­losophie occidentale ne s'est au cours du x1xe siècle libérée du « passage » classique et de son idéalisation positive de l'homme en Dieu que pour retrouver désespérément la théologie négative de Byzance, le sacré dévorant les créatures sous le masque des créatures libérées du sacré. L'asservissement 'prend le nom de la liberté et la Mort triomphe. Non plus l'achèvement de la libération classique, mais le retour à l'orthodoxie et à l'escla­vage. La fatalité retrouvée au lieu du destin.

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302 L'HÉRITAGE KANTIEN

A l'époque classique la philosophie se présentait comme le complément de la théologie. La philosophie moderne croit sup­primer la religion quand, en réalité, elle veut en être le substi­tut. Car si elle découvre la finitude, elle dévoile aussi l'essence éternelle de cette finitude. Toutes choses sont plongées dans le temps, mais la philosophie s'élève à elle-même sa statue éternelle. Et le philosophe prend la place du Dieu pour soutenir l'édifice fragile du monde. Nous comprenons dès lors pourquoi -ce postulat n'est en effet que la conséquence de la Révolution copernicienne- ni Kant, ni les interprètes de Kant, encore qu'ils aient tous pressenti sous une certaine forme le véritable problème du temps, ne se sont libérés du postulat de la philosophia perennis. Ce que Fichte, Cohen et Heidegger cherchent chez Kant, n'est-ce point, sinon ce contenu, du moins cette méthode éternelle de philosopher dont il a fourni le modèle ? Sans doute nous répè­tent-ils tous à l'envi que Kant a découvert la finitude - à la condition cependant que l'on excepte de cette finitude Kant lui-même, le Kant éternel de la pensée. Ainsi le formalisme reprend à son compte cet infini dont l'ontologie moderne voulait primi­tivement débarrasser la pensée. Dieu n'est plus, mais la philo­sophie qui proclame l'inexistence de Dieu représente aussi la divinité nouvelle. L'absence du sacré est prononcée avec les rites mêmes du sacré. Et l'angoisse, ce néant de révélation, tient encore lieu de révélation. De sorte que la Révolution coperni­cienne ne se conçoit pas sans des philosophes inspirés, héritiers des Grands-Prêtres dans les religions de la mort.

Le déplacement des concepts trouve son origine dans la contra­diction même de l'historiographie philosophique, lorsque l'inter­prétation historique prétend retrouver le sens d'une philosophia perennis, lorsque la philosophie, fût-ce pour annoncer l'athéisme et la finitude, ne se conçoit qu'à l'aide d'une révélation. La « régression >> existentialiste proclame sans doute une révélation sans contenu, mais une révélation tout de même. Dans l'ombre bleue de Saint-Marc, les figurants hiératiques de Byzance croient regarder désormais la gloire des mosaïques classiques et les corps lumineux du Tintoret, quand la résurrection qui pour notre plaisir et notre désespoir les a libérés de leur anéantissement divin nous rappelle soudain que leur sacré c'est le nôtre et que, pour les comprendre, nous avons dû quitter la Réconciliation pour l'Écrasement (1).

(1) VuiLLEMIN, La signification de l'humanisme athée chez Feuerbach et l'idée de nature, Deucalion, 4, Le diurne et le nocturne, Etre et penser, Neu­châtel, 1953, p. 17-46.

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CONCLUSION 303

§ 25. La philosophie moderne et le refus copernicien du temps originaire

Le dédoublement du Moi, qui sert de thème conducteur aux philosophies issues du kantisme, ici l'opposition du Moi absolu et du Moi opposé au Non-Moi, là celle du Je pense et du sens interne, là enfin celle de l'existant et du sujet, s'explique donc en dernière analyse parce que la Révolution copernicienne ne sacrifie le monde à la finitude et au temps que pour retirer la philosophie dans l'éternité créatrice du temps et elle-même intemporelle. L'histoire des déplacements des concepts dans l'interprétation du kantisme pourra donc librement illustrer les différents modes dont la philosophie moderne a détourné l'attention de la pensée du temps originaire, c'est-à-dire de l'histoire de l'humanité, pour la perdre dans un temps dérivé, qu'on le conçoive avec Fichte au niveau de l'idé~ avec Cohen au niveau du principe ou avec Heidegger au niveau de l'intuition. Ces réflexions tendront éga­lement à nous faire voir la triple signification du temps dans le kantisme et sa triple inadéquation au programme d'originaireté contenu dans la Révolution copernicienne.

Pour une interprétation qui part de la Dialectique de la Raison pure comme celle de Fichte, le temps ne peut mesurer que la distance qui s'établit nécessairement entre le Devoir-Etre et l'Etre, entre l'exigence théorique et la réalité pratique, entre l'intuition intellectuelle et la conscience réelle de soi. Le temps figure donc bien la déchéance de l'Absolu dans le Relatif. Si primitivement il indique l'effort par lequel le fini constitue dans sa genèse finie elle-même l'infini divin de l'aspiration, ce point de vue propre au connaître se renverse bientôt dans le point de vue contraire et réaliste de l'être, où le mouvement descendant de la grâce apparaît seul susceptible d'arracher cet effort aux illusions du ponr-soi et de conférer une effectivité à la conscience morale de soi. Déplacement qui s'exprimait chez Kant dans le concept ambigu de temps intelligible, de temps moral de la conversion, l'apparence humaine et finie de la succession ren­voyant ici nécessairement à la suppression de cette apparence dans l'immobilité divine.

Pour une interprétation qui part de l'Analytique de la Raison pure comme celle de Cohen, le temps surgit de l'écart entre la pensée et la connaissance, entre le noumène et le phénomène, entre le tout et la partie. Ici encore, il marque la déchéance du divin dans le positif. Au début, on affirme qu'il est condition de possibilité des phénomènes, en tant que ceux-ci ne reçoivent leur

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304 L'HÉRITAGE KANTIEN

statut transcendantal que dans et par le sens interne, mais comme la genèse ne saurait rien recevoir qu'elle n'eût préalablement créé, le principe des grandeurs intensives nous apprend que le temps, qui sans doute conditionne, ne détermine pas, et que la catégorie, seule source pleinière de détermination le fait surgir à titre de << condition négative '' et de restriction, au moment où elle devient un principe positif de connaissance. Le temps n'indique alors que l'impossibilité de se hausser à la connaissance totale : il reprend exactement sur le plan de la connaissance le rôle qu'il jouait tout à l'heure en morale. Il est la marque d'un écart que la pensée divine et totale, fondement nécessaire mais inconnu de la connaissance humaine et partielle, ignore dans la paix de sa toute puissante possession.

Jusqu'ici le temps n'est autre chose que la figure même des déplacements. Mais tout semble changer lorsque nous passons à l'interprétation qui part de l'intuition, à celle de Heidegger. Ne semble-t-il pas en effet que, pour l'Esthétique transcendantale, le temps exclue a priori tout déplacement puisqu'il ne jauge plus un écart problématique entre l'absolu et le réel, mais qu'il définit la structure propre de cet absolu-fini qu'est l'existant ? L'être­pour-la-mort n'illustre-t-il pas cette totalité absolue où se cons­titue l'horizon ontologique originaire ? Or le privilège du for­malisme renverse cette apparence, car cette temporalité originaire n'a de temporelle que le nom : elle constitue en effet dans un acte éternel qui pose l'existence l'horizon extatique où vien­nent se loger les événements du temps. Elle est la forme ; eux, la matière. Temps indifférent aux objets qu'il traverse, à l'his­toire ! Mais l'image implicite du récipient vide n'implique-t-elle pas déjà une référence à l'espace ? Qu'est-ce que ce temps ori­ginaire qui ne constitue la possibilité de l'expérience historique qu'en sécrétant l'angoisse, qu'en produisant le néant des objets et donc également de l'histoire ? Et n'est-ce point encore une éternité que cette temporalité qui nous enseigne le néant de l'histoire, c'est-à-dire l'indifférence aux événements? Le véritable temps existentiel ne jaillit-il pas là où l'existentialisme ne l'attend plus, à la jonction de la temporalité et de l'histoire, de l'existence subjective et du devenir collectif, là où le destin de l'individu divinisé s'insère dans l'humanité et s'aperçoit qu'il y puise son être ? Et ne retrouvons-nous pas une fois de plus ce déplacement de l'absolu au relatif, de l'existential à l'existentiel par lequel se définit toute tentative copernicienne ?

Si le déplacement fichtéen explicitait la difficulté du temps intelligible chez Kant et de la vie morale en général, le problème

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CONCLUSION 305

de la différence entre la sainteté et l'obligation, le déplacement chez Cohen fait apercevoir la contradiction impliquée dans la physique kantienne et dans la conception critique de la connais­sance. Une pensée totale ferait disparaître le temps, qui n'est donc lié, comme son corrélat nécessaire, qu'à la finitude de cette connaissance. Principe de l'affection par l'objet extérieur ou au contraire résultat de l'auto-affection par laquelle on passe de la pensée à la connaissance, voici le temps physique déchiré entre l'Esthétique et l'Analytique, tantôt rendant la Révolution coper­nicienne infidèle à ses propres prémisses, tantôt ne la réconciliant avec elle-même qu'en glissant à un idéalisme absolu. Or cette ambiguïté du temps physique chez Kant se vérifie sur le temps psychologique dans l'interprétation existentialiste. Le sens interne n'est-il pas en effet à la fois la succession des phénomènes dans laquelle s'apparaissent le moi et l'acte d'auto-position du Je pense? ici l'acte éternel du Cogito comme ramassé en lui-même et là sa dilatation et son aliénation dans un élément où cepen­dant il ne peut retrouver nulle donnée étrangère ?

On notera que dans ce triple moment de la construction transcendantale du temps, la temporalité originaire est à chaque fois passée sous silence au profit du temps dérivé. Dans le temps moral né de l'écart entre l'être et le devoir-être, le temps ne jaillit pas en effet de l'immanence du Je pense, ici identifié à l'intuition intellectuelle. Il n'exprime que le mouvement de l'intuition intellectuelle à l'intuition sensible. Si Kant dans cer­tains textes concernant la philosophie de l'histoire s'approche d'une conception originaire du temps, celui auquel parviennent la dialectique transcendantale et son interprétation demeure donc toujours également dérivé, second, c'est-à-dire extérieur à la pureté de ce Je pense, seul moteur véritable de la genèse trans­cendantale. Le temps moral n'est point alors la source de l'être, puisqu'il est dans l'être et que cette source ne se trouve que dans l'intuition intellectuelle intemporelle par définition. De même, si l'on définit le Je pense par le principe des grandeurs inten­sives, le temps n'est pas le constituant mais le constitué ; il résume le système des conditions négatives, mais la catégorie seule exerce l'acte positif de détermination. Enfin si l'existen­tialisme identifie aperception transcendantale et temporalisation, c'est seulement dans la mesure où cette dernière conduit le phi­losophe, hors de l'aliénation ontique, dans l'éternité ontologique de la constitution existentialiste ; quant à l'histoire empirique de l'homme, elle est une fois encore abandonnée à l'être aliéné et constitué, hors du Je pense parmi les objets à penser.

J. VUILLEMIN ~0

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306 L'HÉRITAGE KANTIEN

A aucun moment la Révolution copernicienne n'atteint le véritable temps de la finitude, parce qu'à aucun moment elle n'identifie le Je pense et le temps. Reste à savoir, puisqu'elle ne parvient pas à cette identification, si cet échec n'était point nécessairement impliqué dans la tentative elle-même. L'essence du temps originaire peut-elle apparaître à une philosophie qui en développe la structure à partir du Je pense ainsi entendu ? ou ce point de départ ne permet-il au contraire d'arriver qu'à un temps qui, dans l'ordre de la moralité, de la nature et du moi, est dérivé de l'obligation, de la connaissance et de l'existence ? Le Cogito ne figure-t-il pas dans la philosophie moderne le reste de sacré qui provoque tous les déplacements ? Ce Cogito enfin a-t-il réellement une histoire ?

Dans la Révolution copernicienne c'est la Terre qui tourne autour du Soleil. Ainsi le Cogito kantien plus proche encore des dieux que des hommes, de l'éternité que du temps. Mais cette victoire sur l'anthropomorphisme que proclame chaque progrès de la science, n'est-ce pas elle qui précisément détourne de la finitude et de la connaissance de soi le regard du philosophe ? Si, comme l'ont pressenti Kant et ses successeurs, la grande affaire de la philosophie c'est l'histoire, n'avons-nous pas besoin d'une cc régression >> nouvelle et le retour à Kant ne nous arrête­rait-il pas en chemin ? Puisque le temps doit devenir originaire et constituant, puisque nous n'avons pu le trouver en partant du Cogito ni dans la moralité, ni dans la nature, ni dans l'exis­tence, peut-être alors faut-il sérieusement revenir en deçà de Copernic, peut-être alors la philosophie a-t-elle besoin non d'une Révolution copernicienne, mais d'une Révolution ptolémaïque! Alors cesseraient peut-être les déplacements, et le philosophe n'aurait plus besoin de remplacer le savoir par la foi, car il aurait en effet commencé par substituer au Cogito humain dans un univers de dieux le travail humain dans le monde des hommes.

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TABLE DES MATIÈRES

P.t.CII!!

CHAPITRE PREMIER. - Le déplacement des concepts et la Révolution copernicienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 § 1. La Révolution copernicienne et la critique hégélienne

des « déplacements >> • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 1 La dualité dans la Révolution copernicienne d'après

Hegel..................................... 1 Les synthèses des trois postulats . . . . . . . . . . . . . . . 4 Signification métaphysique des déplacements . . . . 10

§ 2. Les interprétations du kantisme et la recherche d'une cohérence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12

PREMIÈRE PARTIE

LE MOI FINI EN GÉNÉRAL (J.-G. FicHTE : Premier Moment de la Doctrine de la Science)

CHAPITRE II. - Situation philosophique de l'interprétation ffch-téenne................................................ 16 § 3. Le scepticisme et la méthode génétique. . . . . . . . . . . . 17 § 4. Le fatalisme et le primat de la Raison pratique. . . . 30 § 5. Le dogmatisme et le problème de l'inconscient . . . . . 42

CHAPITRE III. - Examen des principes kantiens à la lumière de l'interprétation fichtéenne.... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 56

SEcTION 1. - Les conséquences de la méthode génétique § 6. La réflexion originaire : l'identité de l'intuition et du

concept (réflexion et intuition) . . . . . . . . . . . . . . . . . 56 § 7. Imagination et représentation (la déduction double).. 71 § 8. Analyse et synthèse (la dialectique du pour-soi) . . . . 84

CHAPITRE IV. - Examen des principes kantiens à la lumière de l'interprétation fichtéenne (suite) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 98

SEcTION II.- La signification du primat de la raison pratique § 9. Condition et détermination pratique (Nature, Droit,

Moralité) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 98 § 10. Les valeurs et les postulats....................... 110 § 11. Le déplacement des concepts dans l'interprétation

fichtéenne.................................... 115 A) Genèse et facticité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 115 B) Réflexion originaire et réflexion philosophique. . 121 C) Absolu et pour-soi......................... 126

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308 L'HÉRITAGE KANTIEN

DEUXIÈME PARTIE

LE PRINCIPE DES GRANDEURS INTENSIVES

(Hermann CoHEN)

CHAPITRE V. - Situation philosophique de l'interprétation néo-kantienne ............................................ .

§ 12. Inné et A priori ............................... . § 13. L'ambiguïté du métaphysique et où l'on court le risque

de le comprendre psychologiquement .......... . A) La priorité réelle du transcendantal ........ . B) Le formalisme kantien .................... . C) L'autonomie de l'analyse transcendantale .... .

CHAPITRE VI. - Examen des principaux concepts kantiens à la lumière de l'interprétation néo-kantienne ............... .

§ 14. La chose en soi et sa signification transcendantale (La liberté, l'induction et la réflexion) ............. .

§ 15. La signification transcendantale du sens interne (La synthèse, l'espace et le temps) ................ .

§ 16. La signification transcendantale de la grandeur inten-sive (Aperception, imagination, Principe) ....... .

§ 17. Le déplacement des concepts dans l'interprétation néo-kantienne ............................... .

TROISIÈME PARTIE

L'EXISTENCE

(HEIDEGGER)

CHAPITRE VII. - Situation philosophique de l'interprétation

PAGES

132

133

137 137 143 147

157

157

166

184

202

existentialiste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21 0

§ 18. Quel est le postulat de l'interprétation positiviste de Kant? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 210

§ 19. Que l'interprétation positiviste de Kant implique une métaphysique de l'infini . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 216

§ 20. L'interprétation existentialiste et la métaphysique de la finitude . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 220 A) L'aspiration métaphysique de Kant . . . . . . . . . 220 B) La métaphysique de la finitude et l'existen-

tialisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 223 C) Existentialisme et phénoménologie (Husserl et

Scheler).... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 226 § 20 bis. La signification de la mort comme pierre de touche

de la distinction entre la phénoménologie et l'exis-tentialisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 233

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TABLE DES MATIÈRES 309 PAGES

CHAPITRE VIII. - Examen des principaux concepts kantiens à la lumière de l'interprétation existentialiste . . . . . . . . . . . . . . 24 7

§ 21. La signification transcendantale de l'entendement. . . . 24 7 A) Jugement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24 7 B) Réflexion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 250 C) Transcendance............................. 253

§ 22. Le sens transcendantal du néant : l'objet transcen-dantal = X . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 265 A) Le sens interne............................ 265 B) L'imagination . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 270 C) La temporalité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 279

§ 23. Le déplacement des concepts dans l'interprétation existentialiste. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 283 A) Heidegger critique de Kant dans Sein und Zeit. . 283 B) Les déplacements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 288

TABLEAU RÉCAPITULATIF DU DÉPLACEMENT DES CONCEPTS... 297

CoNcLusiON. - Le cercle de la philosophie transcendantale et la méthode de l'historiographie philosophique . . . . . . . . . . . . . 299

§ 24. L'interprétation éternelle comme philosophia perennis. . 299 § 25. La philosop~li~ I!loderne et le refus copernicien du

temps or1gma1re . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 303