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L/I.SZLO FERENCZI LA CRITIQUE LITTI~RAIRE ET CULTURELLE DE VOLTAIRE EN HONGRIE Primitivement le titre de ma contribution &ait l'esth&ique de Voltaire en Hongrie. Mai qui oserait en parler apr6s les roots malicieux de Naves dans son Gokt de Voltaire. I1 note que dans l'6tude de Paul Sakmann ~ malgr6 la rubrique de l'Esth6tique, ch6re aux &rangers, il est proprement question de goflt et d'urbanit6 classiques >>1.Moi, je n'oserais aller jusque lb. Un titre, comme ~ Le gofit de Voltaire en Hongrie >> serait m~me absurd. La notion de got~t est limit6e h la France et aux Fran- ~ais. La pr6sence de Voltaire en Hongrie est d'une autre nature, une autre dimension. I1 me reste ~t choisir entre le mot po6tique et le mot critique. Non sans h6sitation j'opte pour le deuxi6me, en pensant ~tThibaudet et ~tla conception anglaise du criticisme. Je parlerai, donc, de la critique litt6raire et culturelle de Voltaire en Hongrie. On connalt les jugements aussi diff6rents clue contradictoires concernant la critique de Voltaire. Un t6moin de l'~poque, Grimm, dit que les pr6faces de Voltaire sont ~des petites po6tiques dont les principes sont ajust6s ~t la justification du po~me qui suit >>2. Grimm nie donc, qu'il existerait un syst6me coh6rent et homog6ne propre ~t Voltaire. Lessing qui au nora d'Aristote attaque autant Voltaire que la trag6die fran~aise essaie obstin6ment de saisir le point le plus ~Naves, Le go~t de Voltaire (Paris, 1938). SGrimm, Correspondance Litt6raire IV cit6 par David Williams: Voltaire literary critic, Studies on Voltaire, XLVIII, 92.

La critique littéraire et culturelle de Voltaire en Hongrie

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L/I.SZLO FERENCZI

LA CRITIQUE LITTI~RAIRE ET CULTURELLE DE VOLTAIRE EN HONGRIE

Primitivement le titre de ma contribution &ait l'esth&ique de Voltaire en Hongrie. Mai qui oserait en parler apr6s les roots malicieux de Naves dans son Gokt de Voltaire. I1 note que dans l'6tude de Paul Sakmann ~ malgr6 la rubrique de l'Esth6tique, ch6re aux &rangers, il est proprement question de goflt et d'urbanit6 classiques >>1. Moi, je n'oserais aller jusque lb. Un titre, comme ~ Le gofit de Voltaire en Hongrie >> serait m~me absurd. La notion de got~t est limit6e h la France et aux Fran- ~ais. La pr6sence de Voltaire en Hongrie est d'une autre nature, une autre dimension. I1 me reste ~t choisir entre le mot po6tique et le mot critique. Non sans h6sitation j 'opte pour le deuxi6me, en pensant ~t Thibaudet et ~t la conception anglaise du criticisme. Je parlerai, donc, de la critique litt6raire et culturelle de Voltaire en Hongrie.

On connalt les jugements aussi diff6rents clue contradictoires concernant la critique de Voltaire.

Un t6moin de l'~poque, Grimm, dit que les pr6faces de Voltaire sont ~des petites po6tiques dont les principes sont ajust6s ~t la justification du po~me qui suit >>2. Grimm nie donc, qu'il existerait un syst6me coh6rent et homog6ne propre ~t Voltaire.

Lessing qui au nora d'Aristote attaque autant Voltaire que la trag6die fran~aise essaie obstin6ment de saisir le point le plus

~Naves, Le go~t de Voltaire (Paris, 1938). S Grimm, Correspondance Litt6raire IV cit6 par David Williams:

Voltaire literary critic, Studies on Voltaire, XLVIII, 92.

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faible de l 'auteur de SJmiramis. Affarmant que c'est le caract&e qui d6termine la trag~die, l'6erivain aUemand d6clare que le po6te a le droit de s'61oigner de la v6rit6 historique. Selon lui, Voltaire manque d'imagination et de sens po6tique, s'attaehe trop, par cons6quent, aux donn6es historiques 3.

Vers la fin du si~cle dernier, Faguet et Bruneti6re voient en Voltaire r6pigone de Boileau. Un ~rudit hongrois, Mine Ilona Gyalui, publie en 1916 une &ude dans laquelle elle s'616ve contre cette conception 4.

Je me permets de citer encore quelques observations ou juge- ments caract6ristiques.

Seton Saintsbury ~ Voltaire was not really interested in literature at all >>5.

Selon Van Tieghem Voltaire <~ repr~sente sans aucun doute, la tradition, et fur le frein le plus puissant aux tentatives de r6volution litt6raire ~>6.

Selon Paul Val6ry ~ Voltaire comme critique litt6raire fut l'intelligence la plus positive, la technique la plus hardie ~>. Et il ajoute: <~ Ce mot admirable de Voltaire que 'la po~sie n'est fait que de beaux d&ails', je l'attends plainement ~>7.

Selon Etiemble Voltaire fut run des pr6curseurs de la litt6ra- ture compar~e s.

Et enfin je citerai David Williams, auteur d'une vaste mono- graphic intitul6 Voltaire : Literary Critic. Selon lui, le probl~me primordial de Voltaire, le critique, c'est la d$cadence de la litt6rature fran~aise du 18 ~ si6cle. La conclusion de la monogra-

Lessing, Laocoon. A hambur#idramatur#ia. Mis sous la presse par GyiSrgy Mih~ily Vajda (Budapest, 1963).

Gyalui Ilona, Voltaire miivdszeti ds irodalmi kritik6ja (Kolozsv~ir, 1916).

5 Cit~ par D. Williams, op. cit. p. 342. 6 Van Thieghem, Petite histoire des #randes doctrines littdraires en

France (Paris, 1957) p. 67. 7 Cahiers, 6dition ~tablie, pr6sent~e et annot~e par Robinson (Paris,

1974) II. 1157. 8 Etiernble, Comparaison n'est pas raison (Paris, 1963) p, 83.

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phie affirme clue ~< at his best Voltaire stands in the line of great critics from Aristotle to Johnson, from Scaliger to Taine. . . who have allowed their judgements to be influenced and enriched by almost everything from politics to personal relationships ~>9.

Le m~me Williams dans une 6tude r6cente 6crit ce qui suit: * With the outbreak of the Seven Years War, the concept of waging cultural warfare suggested itself with natural logic to Voltaire, although it should be said that the literary nationalism had always been a very powerful ingredient in Voltairean esthe- tics even during the most refreshingly cosmopolitan period of the essays on epic poetry from which the detested La Place ironically had drawn inspiration in his Discours sur le th~dtre ~>.

I1 y a dix ans environ, si je ne me trompe que M. Jacques Voisine dans une conversation dont j'ai gard6 le souvenir atti- rait mOll attention sur le nationalisme culturel de Voltaire 1~

Tels sont les jugements et les observations importants et caract6ristiques formulfs durant plus de deux si6cles depuis Grimm et Lessing jusqu'~t Etiemble et Voisine. Ils touchent du coeur de l'esth&ique du gofit de la po6tique ou de la critique de Voltaire h peine en relation avec la critique voltairienne dans l'optique hongroise ~t la fin du 18 e si6cle.

La critique litt6raire et cultureUe de Voltaire ell Hongrie ce sont la Henriade et le ph6nom6ne Voltairien et/ou la carri6re de Voltaire. Pourquoi? Mais avant que je ne tente de donner une explication valable je me permettrai de faire quelques re- marques.

Premi~rement: il n'existe pas d'6dition plus ou moins com- pl6te des ~crits de Voltaire concernant la critique, la po6tique ou l'esth6tique. Nous poss6dons, certes, d'excellentes 6ditions critiques Les Lettres philosophiques, de l'Essai sur la po~sie ~pique, du Temple du Go~t, ou du Si~cle du Louis XIV, on peut lire facilement le Precis de Louis XV, l'Essai sur les mceurs

Op. cir. 354. 1 o David Williams, Voltairo's War with England, Studies on Voltaire,

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et quelques autres, mais ses articles souvent fort importants, cornnrne par exernple celui sur la Podsie sacrde h~bra~que de Lowth, reposent en d6sordre darts le Purgatoire des oeuvres com- pl6tes. Naves, dans sa th6se, a donn6 la liste des lettres relatives au goOt, rnais elle est d6su6te apr6s le travail 6norrne accornpli par Besterman.

Deuxi6rnement: cornrne on l'a dit fi plusieurs reprises: au cours de colloques, la th6orie est une chose et la pratique, une autre. J'adrnets sans grande h6sitation que dans le dornaine de la th6orie Voltaire a 6t6 un nationaliste, un 6pigon born6 de Boileau, un frein de la r6volution litt6raire.

Mais dans la pratique, dans la r6alit6 Voltaire fut peut-&re le plus grand r6volutionnaire de la litt&ature universelle.

I1 donne le droit de cit6 au journalisrne litt6raire (Lettres philosophiques).

I1 cr6e le conte philosophique et soit d i ten passant, avec Can- dide il fair la synth6se du roman picaresque du Bildungsroman rn~rne s'il s'agit d 'un Bildungsrornan avant la lettre.

I1 cr6e l'histoire de la civilisation. (Essai sur les mceurs). I1 cr6e, avec le Dictionnaire Philosophique, une certain sorte

de po6rne en prose. Malgr6 l'hdritage de Montaigne et de Bayle peut-~tre, peut-on irnaginer la forme et la structure des Propos d'Alain sans le Dictionnaire Philosophique?

I1 cr6e, done, quatre genres, ou au rnoins contribue ~t leur formation.

Certes, rnalgr6 ses innovations d'ailleurs consid6rables, ses trag6dies sont un 6chec.

Certes, la Henriade est un autre 6chec. Mais, rn~rne avec Henriade, apr6s la Querelle, il contribue ~t fonder la culture rnoderne. Avee ses nouveaux genres, il va au-del~ des limites de l'h6ritage antique ou/et classique. I1 prouve la possibilit6 de la cr6ation. Et cela compte pour les Hongrois dans les trois derni6res d6cennies du 18 e si6cle. Ils ignorent sa carnpagne anti- shakespearienne, lls savent qu'il a d6couvert Shakespeare. Ils ignorent son gofit franCais, I1 est l 'introducteur de Milton et de la culture anglaise en g6n6ral. Ils ignorent ses limites, mais ils

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savent qu'il modernisa et cr~a des genres. Voltaire a appris aux Hongrois la joie et lespossibilit6s de la recherche, de la r6fl6ction critique et de la cr6ation. Que Voltaire parle plus d'une fois de la d6cadence de la litt6rature franqaise du 18 ~ si~cle, les Hongrois l'ignorent. Ils tiennent Voltaire pour le champion des modernes. Et la Henriade est vraiment produit de la Querelle. Supposons que ce soient les Anciens qui aient gagn6 dans la Querelle. Rien n'aurait fondamentalement chang6 en France, parce que la culture frangaise 6tait depuis longtemps solidement ~tablie. Mais dans l'atmosph~re qui aurait suivi le triomphe des Anciens, la naissance d'une nouvelle litt&ature comme celle de la litt6rature hongroise par exemple, aurait 6t6 presque inimaginable. Voltaire apprit aux Hongrois h voler d'un si6cle

l'au~re, d'une' ~aation /t l'autre, d'une culture a l'autre. Pour eux, pour les po6tes, traducteurs et essayistes hongrois, Vol- taire fut v6ritablement le fondateur de la litt6rature compar6e.

I1 faut le dire franchement. En 1771 il n'existait pas de litt6- rature hongroise. Certes, il y avait quelques m6c6nes, quelques po6tes timides et isol6s, il y avait des manuscrits, mais pas de litt6rature. En 1772 des fid~les fervents de Voltaire sous l'in- fluence de Gy6rgy Bessenyei cr~ent, pour ainsi dire, d'un jour

l'autre Ia litt6rature hongroise. Dans les deux d6cennies qui suivront trois ou quatre vagues de jeunes pontes arrivent et les isol~s appartenant h l'ancienne g~n~ration s'int6grent dans le mouvement g6n6ral d6clench~ par Bessenyei. Des tendences des ~coles naissent et rivalisent, on fonde des journaux, des soci~t~s litt6raires. Les discussions sont parfois cruelles, mais la querelle litt6raire est toujours un signe de sant~ et de pro- gr~s. 1795, c'est l'ann~e terrible de la litt&ature hongroise. A la suite du proems des jacobins une grande partie des ~crivains est tu~e ou jet6e en pris on. Malgr~ l'~norme perte qu'elle subit, la litt~rature qui n'existait pas avant 1772, survit ~ tout, c t les deux grands premiers pontes de la fitt6rature hongroise moderne commencent leur carri6re. Ils s'appellent Csokonai et Berzsenyi.

Disons le clairement: Entre 1772 et 1795 il n'y a pas de porte ou d'~crivain hongrois sauf un, dont les 0euvres puissent ~tre

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lues sans peine par le commune des mortels. Mais ces pontes de troisi~me ordre ont fait des 6normes progr~s. Ces hommes d'une grande ambition et d'une grande 6rudition retrouvent et cr6ent presque tousles moyens po6tiques, dont la po6sie hongroise vit encore aujourd'hui. Je nevousdonne qu'un exemple. En 1772 il n'exista que de versification spfcifiquement hongroise. Jusqu'en 1795 on acclimatise la versification gr~co-romaine, laversification rim6e et m6trique des po6tes de l'Europe occidentale ainsi que le po6me en prose. Et avec la d6couverte du livre de Lowth sur la po6sie h6bra'ique, on pressent m~me la possibilit6 du vers libre. La traduction et les trait6s sur la th~orie de la traduction et la technique po6tique, favorisent cet extraordinaire progr6s. Les Jnnovateurs, Bessenyei par example, et des repr6sentants des vagues ultfrieures, quelques lois des rivaux, traduisent Voltaire, cela surtout pendant les dixans qui pr6c6dent le proc6s des jacobins.

Les traductions prouvent que Voltaire, en Hongrie, n'est pas l'ennemi de la nouvelle vague litt6raire. S~ndor Szihlgyi traduit ~t la lois Voltaire et Klopstock. P6czeli adapte Voltaire et Young. Kazinczy 6crit un abr6g~ de la vie de Voltaire et traduit Gessner, Klopstock et Ossian. I1 sera m~me le traducteur de Goethe et de Shakespeare. Ces 23 ann6es sont celles de la fertilisation d'un d6sert. D'embl6e, on d6couvre la litt6rature universelle, d'Hom~re jusqu'~ Klopstock, d'Horace jusqu'~ Gessner. Et Voltaire, l'6crivain de l'Essai sur la po~sie ~pique et celui de l'Essai sur les mceurs est le maitre qui dirige un orchestre en vole de formation.

L'influence de Voltaire s'exerce sur plusieurs genres. La Hen- rime en Hongrie est ~t l'origine de genres nouveaux, et suscite de l'int~r& pour le pass~ national. D~s 1786 le jeune Bats~inyi qui veut &re le directeur et le dictateur de la nouvelle litt6rature hongroise et qui fair un compte rendu des 6v6nements des quinze ann6es pr6c~dentes, note que Bessenyei a suivi darts son 6pop6e Hunyadi, la Henriade. Influenc6s par Voltaire, des dizaines de po6tes tentent de cr6er une 6pop~e nationale. Au moins ils en r~vent, en 6crivent des fragments des esquisses.

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lls sont persuad6s comme leur contemporain J.-M. Ch6nier, que l'6pop6e est l'ouvrage le plus universel de l'esprit humain. Certes, il y faut tenir compte 6galement de l'inttuence de Herder, mais on peut dire sans exag6ration, que jusqu'~t la deuxi~me moiti6 du 19 ~ si6cle, l'initiative de Voltaire reste vivante et actuelle, qu'il s'agisse de la litt6rature et aussi de politique. S~duits par le bon roi de la Henriade vers la fin du 18 e si6cle, les Hongrois constituent tout un faisceau de 16gendes au~our du grand roi hongrois de la deuxi6me moiti~ du 15 e si~cle.

C'est l'6poque o/a la plupart des po6tes hongrois 6crivent l'histoire hongroise ou universelle. La Vie de Charles XII ou l'Essai sur le mceurs font 6cole et cr6ent des genres. On le voit clairement dans le cas de Bessenyei et de Gvadfinyi. Gvadfinyi traduit et remanie le chronique de Charles XII. I1 ins6re parfois dans le texte des vers qui pol~miquent avec Voltaire surtout ~t propos des Polonais. Gvad~inyi est un catholique, Fun des porte-parole du mouvement nobiliaire national, porte et g6n~ral en retraite. Mais il est 6bloui par la version hongroise de la Henriade due h P6czeli, protestant et fid61e de Joseph II. Le m~me Gvad~inyi publie une histoire universelle (Vildgnak kS- z6nsd#es histdridja, Pozsony, 1796). Pour Gvadfinyi la r6v6Ia- tion est un fait. Selon lui, c'est la Providence qui dirige l'h]s- toire. Et cependant il se garde d'6crire une histoire sacr6e ou religieuse ou l'histoire de l'6glise. I1 ne traite m~me des questions religieuses. Je le cite: ~ Je veux laisser chaque homme vivre tranquillement dans sa propre religion et pour cela je n'6cris qu'une histoire civile. ~) S'inspirant de Voltaire il fait une sorte d'histoire de la civilisation, ce qui apparait clairement par exemple dans le chapitre oh il parle des histo- riens grecs.

A dire vrai ces histoires inspir6es par Voltaire ou par ses imitateurs n'ont aucune valeur. En Hongrie le foss6 entre les ~crivains ou/et les philosophes est encore plus profond qu'en France. Et les 6crivains hongrois qui traitent de sujets histo- riques, n'avait pas l'art d'6crire de Voltaire. L'autre jour M.

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Tr&aard a cit6 le propos de Voltaire, selon lequel l'histoire exige le mSme art que la trag6die. ~ Les Hongrois )> de la fin du 18 ~ si~cle, ne pouvaient comprendre ce propos, parce qu'il n'existait pas de trag6die classique hongroise.

N6anmoins ~t l '6poque ces narrations historiques ou histoires, avaient un rSle. Elles formaient un public, propageaient des id6es plus ou moins claires, plus ou moins 6clair6es, et contri- buaient ~t l'61aboration de la langue hongroise. Je r6capitule ce clue j'ai dit jusqu'iei. Voltaire inspire deux genres, l'~pop6e et l'histoire la~que. I1 contribue ~t la formation de la prise de conscience nationale et ~t la recherche de la particularit6 hon- groise. 11 ouvre la grande porte qui donne acc~s ~ la litt~ra- ture universelle et ~t l'histoire universelle, mais il reste encore

discuter de certains problames. Nous avons, il y a quelques jours assister/~ une pol6mique

entre M. S6t6r et M. Szegedy-Masz~k sur l'origine du po6me en prose hongrois. Qui en fut le maitre, Jean-Jacques Rousseau ou Gessner ? L'un et l 'autre je pense, et j 'y ajoute moi un troisiSme nora, celui de Voltaire. Et dans ce contexte il faut mentionner Ies Diversit6s d'Istwln Sfindor (1750-1815), ancien 616ve des piaristes ensuite des j~suites. I1 me parak certain que diff6rents places des Divers#Os, leur Style quelquefois 616gant, po6tique et concis, sont modr sur les articles du Dictionnaire Philo- sophique.

Comme aussi la libert6 avec laquelle S~ndor traite des thSmes les plus diverses. I1 trace par exemple un portrait de Voltake. I1 parle de l'origine d e s Hongrois, de la population de l'Am6- rique. I1 traite la situation des juifs dans divers pays de l'Europe. Je pense qu'ici on touche l'essence de la critique culturelle de Voltaire dans l 'optique hongroise.

Je r6p~te qu'en 1771 il n'existait pas de litt6rature hongroise. I1 n 'y avait que quelques pontes timides et isol6s. Le porte ne croyait pas en lui-mame. I1 n'avait aucun prestige social, aucun prestige /t ses propres yeux.

Vers la fin de la p6riode la prise de conscience des pontes augmente consid6rablement. La hierarchie des vaIeurs morales

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et sociales aux yeux des pontes du moins change radicalement. Les pontes aspirent ~t &re les 16gislateurs du monde. Et ce processus est anita6 par Voltaire.

Aux environs de 1790 quatre 6crivains hongrois au moins citent les paroles de Fr6d6ric le Grand selon lesquelles Voltaire fut l'esprit le plus universel depuis Ciceron. Ce sont S~indor Szi- l~igyi et J6zsef P~czeli, traducteurs de la Henriade, Ferenc Kazinczy, l'auteur d'une esquisse de la vie de Voltaire, et Istv~in S~ndor, essayiste et r6dacteur, pr6curseur de l'orthographie hongroise moderne et le premier bibliophile. Les trois premiers 6talent protestants. Certes on pourrait dh'e que les protestants citent Fr6d6ric le Grand parce qu'ils ont peur que l'intol~rance catholique ne recommence. Vers la fin du r6gne de Joseph II, pour diverses raisons, les Hongrois se tournent vers la Prusse. Aux yeux des protestants, Voltaire est le symbole de la tole- rance, la Prusse peut prot6ger leurs droits civiques. Je n'exclue donc pas la possibilit6 que la citation souvent reprise des paroles de Fr6d6ric le Grand dans ce contexte, ait un sens politique. Mais je crois qu'il s'agit d'autre chose. La carri~re de Voltaire atteste le pouvoir de la parole 6crite, le pouvoir de la parole contemporaine. Un porte peut tout devenir, m~me l'ami d'un roi prestigieux. Le porte n'est plus un homme timide, esclave m6pris6 d'une soci6t6, mais un cr6ateur aux possibilit6s presque illimit6es. Que Voltaire soit l'esprit le plus universel depuis Ciceron, c'est une promesse pour l'avenir. Citer les paroles de Fr6d6ric le Grand relatives ~t Voltaire, c'est se justifier soi-m~me. Un peu plus tard, le jeune Csokonai n'a plus besoin de la protection ou du prestige d'un roi. I1 connait bien Voltaire, quand il 61abore son 6pop6e, ~t la suite de l'Essai de podsie @ique, dans un esprit hautement ind6pendent, il analyse les diverses grandes 6pop6es, y compris la Henriade et le Messie. I1 ne cite plus les paroles de Fr6d6ric II. I1 n'a plus besoin de ce soutien. Mais il cr6e le premier type du porte maudit dans la pofsie hongroise. N'oublions pas que la plainte d'un porte est le symptfme, est l'expression de l'~man- cipation interne du porte.

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Ici se termine ma communication, maisje voudrais d 'y ajouter un appendice. .] 'ai mentionn6 l'existence d 'un grand porte a cette 6poque, et m~me avant cette 6poque. II s'agit de Gy6rgy K~lna~n. De son vivant on le prenait pour un fou, ensuite son nora fut presque totalement oubli6. Tout r6cemment le grand po6te hongrois contemporain, S~ndor WeSres a d6couvert avec une 16gitime admiration son po~me, sa Somme, publi6 originel- lement en 1770. De nosjours encore cette po6sie tr6s complexe touffue, souvent presque confuse de 5624 hexam~tres, n'est pas d 'une lecture facile. Dans l'appr6ciation de cette oeuvre l'es- th6tique de Voltaire ne nous fournit pas une aide.