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LA LEÇON POLITIQUE DE PAUL CAMBON A Constantinople, la colonie française, quand il y représentait la France, l'appelait « le grand ambassadeur ». Elle avait senti qu'il s'agissait d'un des plus grands diplomates de tous les temps. Mais n'oublions pas qu'il fut également un proconsul de haute classe et, dans la première partie de sa carrière, ce qu'on est convenu de nommer « un grand préfet ». Je ne pense pas que la III e République ait eu de serviteur plus éminent. Cambon était conscient de tout ce qu'il faisait, et il écrivait constamment à son ministre, à ses collègues, à ses amis. Les trois volumes de sa correspondance sont à cet égard une mine inestimable. Le premier surtout, qui se rapporte principalement à sa période de formation, comme préfet, comme résident, comme ambassadeur, permet de discerner les raisons pro- fondes d'un succès qui ne s'est jamais démenti : nous sommes donc en présence d'un esprit politique de premier plan, mais nous sommes aussi en présence d'un caractère. L'étude des principes qui ont soutenu cette carrière constitue la plus précieuse leçon de politique. Nous essaierons, dans les pages qui suivent, de bien comprendre la conception que Paul Cambon s'est faite de son rôle, comme préfet, comme résident général, comme ambassadeur, et notamment du genre de relations qu'il entendait avoir avec le gouvernement qu'il servait : on en dégagera logiquement l'idée que ce grand subor- donné, généralement supérieur à ses chefs, se faisait du pouvoir en général, ainsi que son jugement, combien lucide, sur le régime de la République et le personnel républicain. Par un développement naturel nous verrons comment cette carrière aboutit à la politique

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LA LEÇON POLITIQUE DE

PAUL CAMBON

A Constantinople, la colonie française, quand i l y représentait la France, l'appelait « le grand ambassadeur ». Elle avait senti qu'il s'agissait d'un des plus grands diplomates de tous les temps. Mais n'oublions pas qu'il fut également un proconsul de haute classe et, dans la première partie de sa carrière, ce qu'on est convenu de nommer « un grand préfet ». Je ne pense pas que la I I I e République ait eu de serviteur plus éminent. Cambon était conscient de tout ce qu'il faisait, et i l écrivait constamment à son ministre, à ses collègues, à ses amis. Les trois volumes de sa correspondance sont à cet égard une mine inestimable. Le premier surtout, qui se rapporte principalement à sa période de formation, comme préfet, comme résident, comme ambassadeur, permet de discerner les raisons pro­fondes d'un succès qui ne s'est jamais démenti : nous sommes donc en présence d'un esprit politique de premier plan, mais nous sommes aussi en présence d'un caractère. L'étude des principes qui ont soutenu cette carrière constitue la plus précieuse leçon de politique.

Nous essaierons, dans les pages qui suivent, de bien comprendre la conception que Paul Cambon s'est faite de son rôle, comme préfet, comme résident général, comme ambassadeur, et notamment du genre de relations qu'il entendait avoir avec le gouvernement qu'il servait : on en dégagera logiquement l'idée que ce grand subor­donné, généralement supérieur à ses chefs, se faisait du pouvoir en général, ainsi que son jugement, combien lucide, sur le régime de la République et le personnel républicain. Par un développement naturel nous verrons comment cette carrière aboutit à la politique

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extérieure, dont le futur diplomate n'avait pas fait l'apprentissage dans sa jeunesse, mais dans laquelle le simple jeu de son expérience et de sa raison le conduisent presque nécessairement à des conclu­sions magistrales, destinées à- devenir sous Delcassé le programme même de la France.

Grand politique incontestablement, mais je ne sais s'il s'agit de ce qu'on peut appeler un grand homme, car toujours la fonction semble avoir absorbé l'individu ne vivant que pour cette fonction, qu'il dominait du reste de toute sa taille. Cambon, qui était sage, a toujours proportionné ses buts à la possibilité de les atteindre. Grand commis du régime, i l a été homme d'action, dans ces régions élevées de l'administration où celle-ci se confond avec la grande politique. « En politique, disait Gambetta, i l faut être quelqu'un, en administration i l faut être quelque chose. » Le préfet du Nord, le résident de Tunis, l'ambassadeur de Londres tenait toujours à être « quelque chose », mais c'est en étant « quelqu'un » qu'il pré­servait avec intransigeance la valeur de sa fonction. L'action, ainsi conçue et précisée, a joué malgré tout comme une limitation : ce grand préfet, ce grand ambassadeur n'a pas contribué à réaliser une société nouvelle. A partir de 1890 environ, i l apparaît que ses idées sociales, formées au lendemain de 1871 dans l'atmosphère du Centre gauche, n'évoluent plus. Désormais i l agit, i l exécute dans le domaine international, toujours préoccupé de son pays, mais l'envisageant comme une entité « France », qu'il voit mainte­nant du dehors. A la fin de sa vie, élargissant encore le champ de sa vision, ce sont les groupements d'Etats, conçus comme des constellations, qu'il en arrivera à embrasser. Dans ce progrès vers les ensembles i l s'éloigne de l'humain et l'on peut se demander si ce n'est pas dans les jeux de la préfecture qu'il aura le mieux appris la psychologie des hommes et les secrets de leur maniement. Mais, à tous les étages, la leçon politique est magnifique, et i l con­vient, autant que possible, de n'en laisser rien perdre.

I

Paul Cambon, au moment où éclatait la guerre de 1870, était docteur en droit et avait étudié chez un avoué. Agé de vingt-sept ans, son ambition ne paraissait guère pressée. De bonne famille bourgeoise, et n'ayant pas à gagner sa vie, i l fréquentait le milieu

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des républicains opposés à l'Empire, mais parmi eux de préférence les plus modérés, en particulier Jules Ferry. Quand celui-ci se chargea de la préfecture de la Seine dans le gouvernement de la Défense nationale, i l choisit le jeune homme comme secrétaire général, et ce fut l'origine de cette brillante carrière administrative, à laquelle jusqu'alors i l n'avait pas, semble-t-il, songé. On pense au mot de La Bruyère, « Jeunesse du Prince, source des belles fortunes ». Eût-il été préfet dès avant la trentaine sans cette « jeunesse du Prince » que renouvelaient les révolutions ?

A u moment où i l devenait le collaborateur de Jules Ferry, le jeune secrétaire général était en possession d'une solide culture juridique, mais i l n'avait pas d'expérience administrative. Les événements des années 1870 et 1871 allaient lui donner rapidement, presque en quelques semaines, la plus précieuse éducation politique, celle d'une période révolutionnaire : i l voit les « journées » du siège et, le 18 mars, les débuts de la Commune, puis, comme secrétaire général des Alpes-Maritimes et des Bouches-du-Rhône, les crises de Nice et de Marseille, qu'il réduit et liquide avec une étonnante autorité chez un homme de son âge. Il a tout de suite appris le maniement de la pâte politique, mais i l l'a fait si vite qu'on peut se demander si, chez lui, la connaissance n'en était pas innée. C'est une curieuse impression, dans la correspondance de ce fonc­tionnaire qui n'a même pas atteint la trentaine, de le trouver tout de suite complet, en possession de tous ses principes, de tous ses moyens, d'une méthode prête à être utilisée et dont i l est pleinement conscient. Ses divers postes préfectoraux, dans l'Aube, dans le Doubs, puis dans le Nord, ne feront que développer le rayon de son action, mais dès le début sa doctrine est complète. Indiquons-la.

Ce qui domine chez lui, c'est le sens du gouvernement, à tel point que, si le gouvernement qu'il sert ne gouverne pas, i l estime, quant à lui, devoir, même sur un théâtre restreint, prendre la tâche à sa charge. Il se conçoit toujours comme un fonctionnaire discipliné, mais i l ne lui suffit pas d'obéir : il se sent une responsabilité, non seulement envers ses chefs, mais envers l'Etat, envers la société elle-même par-dessus des chefs éventuellement insuffisants (on a dès cette époque le sentiment qu'il sera le plus souvent supérieur aux ministres dont i l dépend). Avec cette conception la politique pouvait le tenter : devenir soi-même le gouvernement. Il y avait un régime nouveau en train de se former, de se constituer un personnel dirigeant, on avait besoin de députés, de ministres...

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L A L E Ç O N P O L I T I Q U E D E P A U L C A M B O N 593

Pourtant, i l décline l'éventualité d'une carrière parlementaire : « Je ne considère, écrit-il en 1877, la politique pure comme une carrière qu'à moins d'avoir une situation territoriale ou une impor­tance locale qui vous désigne naturellement au choix des électeurs. » Plus tard, beaucoup plus tard, on lui offrira le portefeuille des Affaires étrangères, mais i l le refusera également, car un instinct sûr lui suggère que la permanence de son influence est ailleurs. Pour commencer i l reste donc préfet, mais quel préfet !

A titre de fonctionnaire, i l admet recevoir des instructions et des ordres, mais pas n'importe quels ordres. Il est de ceux qui ne font pas automatiquement tout ce qu'on leur dit de faire, étant du reste prêt à se démettre si on lui demande un acte que sa conscience politique réprouve. Ce n'est pas qu'il jette à tout propos la menace de sa démission, cela n'est pas dans sa manière : i l fait ou laisse simplement savoir que, si l'on insiste, i l ne restera pas. Au Seize Mai, i l est naturellement du groupe des préfets républicains que le duc de Broglie doit tôt ou tard révoquer et i l pourrait devancer la mesure qui le menace, mais il dit simplement : « J'attends pour m'en aller qu'on me demande quelque chose que je ne peux pas faire. » Le jeu de la démission est dangereux pour les gens ordinaires, dangereux aussi pour les gens trop en vue, et i l ne faut pas en abuser : i l réussit à Cambon parce qu'on a besoin de lui, que l'on a appris à connaître sa valeur, son caractère, l'utilité de son concours. A mesure qu'il avance le gouvernement tient un compte grandissant de ses avis, de ses avertissements, même de ses refus. Comme préfet du Nord i l résiste à l'application des fameux décrets contre les congrégations et le gouvernement n'insiste pas. Dans la suite, comme ambassadeur, i l appliquera la même méthode, par exemple aux heures tragiques d'août 1914, quand pressé par Viviani de mettre les Anglais au pied du mur, i l prend sur lui d'adopter une autre attitude qu'il estime plus efficace. La source de son influence, disons même de son autorité auprès de ceux dont i l aurait à attendre des ordres, c'est sa compétence, son expérience vite chevronnée, c'est surtout son caractère, que l'on a appris à connaître, c'est enfin le fait qu'on a besoin de lui dans les moments difficiles. Il est du reste conscient de ces conditions : « Pour être pris au sérieux, écrit-il (16 décembre 1896), i l faut rester soi-même », et encore : « Je n'ai une certaine autorité au ministère que parce que, sans me préoccu­per de l'opinion de Paris ou des tendances du gouvernement, j 'a i tou­jours exprimé mes idées en toute liberté et n'en ai jamais dévié ».

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On peut imaginer un agent courageux, capable de résister à ses supérieurs, mais que ceux-ci n'écouteraient pas : il serait vite acculé à l'impuissance et à la démission. Le système de Paul Cambon n'est efficace que s'il est en mesure de se faire écouter du gouver­nement et de lui imposer, pour ainsi dire, sa manière de voir. Nous touchons ici le point sans doute le plus intéressant de cette conception. La partie la plus importante de l'action d'un préfet, d'un résident ou d'un ambassadeur n'est pas dans le lieu de sa résidence, mais au siège même de la Puissance publique. Il ne sert à rien d'être influent dans sa préfecture, dans son proconsulat, dans le pays où l'on représente la France, si l'on n'est pas soutenu, dans son action, par le gouvernement français. Richelieu déjà l'avait bien dit : « Les quatre pieds carrés du cabinet du roi... » Il faut donc demeurer en contact étroit et constant, soit avec le ministre de qui l'on dépend, soit avec le président du Conseil, soit avec les commissions compétentes du Parlement, soit avec le pré­sident de la République. Il ne faut même partir pour une mission diplomatique ou coloniale que si l'on est assuré de ses arrières et de ses lignes de communication. La lutte sur le front n'est qu'un aspect de la bataille. Que servira en effet de réussir à l'autre bout si l'on doit être abandonné ou désavoué ?

C'est au moment de partir pour la Tunisie, quand i l s'agit de mettre sur pied le protectorat, que Paul Cambon montre la plus complète maîtrise dans la précision des conditions qu'il impose. Le gouvernement n'a pas de plan, lui i l en a un. Il ne lui suffit pas d'avoir l'approbation des ministres, i l lui faut encore l'assurance que la Chambre le suivra. Il refuse donc de rejoindre son poste avant de posséder ces assurances, et c'est seulement quand il les a qu'il s'embarque, au moment choisi par lui. « Je ne tiens à partir qu'avec un plan bien arrêté. Si la commission adopte mes vues, je partirai aussitôt. Si la Chambre, malgré l'avis de la commission, les repousse, je donnerai ma démission avec grand éclat, en me faisant mettre en disponibilité (2 mars 1882). » Et un peu plus tard, à Tunis, i l écrit : « Si on fait ce que je demande, j'aurai ici une situation unique et je gouvernerai la Tunisie. Si on ne le fait pas, je ne veux pas rester ici (8 mai 1882). » Il faut du reste, avant d'accepter un poste, préciser sans ambiguïté les pouvoirs qu'on réclame, dont le plus important est le pas sur l'autorité militaire. Un gouver­neur ou un résident qui ne se voit pas subordonner le général commandant les troupes ne peut rien, est voué tôt ou tard à l'impuis-

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sance : c'est le conseil que Chanzy lui a donné et i l en a aussitôt saisi la profonde sagesse. C'est aussi le conseil que quinze ans plus tard Jules Cambon devait donner à Hippolyte Laroche partant pour Madagascar et c'est en partie pour n'avoir pas obtenu une complète autorité sur l'élément militaire que le résident à Tana-narive devait finalement échouer dans sa mission. Dans sa querelle à Tunis avec le général Boulanger, Cambon n'admettra jamais que celui-ci puisse agir à sa fantaisie sans son contrôle, mais le gouvernement est alors si faible à Paris que, bien qu'ayant obtenu satisfaction en principe, i l n'obtient pas que le principe devienne fait : Boulanger fait sa politique propre et le ministre de la Guerre ne se décide pas à le désavouer ! Le résident revient dix, vingt fois à la charge auprès de Freycinet, ministre des Affaires étrangères, qui lui donne satisfaction mais déclare ne pouvoir imposer sa manière de voir à son collègue de la rue Saint-Dominique. Cambon réclame alors l'arbitrage du premier ministre, Brisson, qui, timide, ne fait rien. Les deux dernières années de sa mission en Tunisie, le résident général les passe en fait à Paris, c'est là qu'il estime sa présence nécessaire, et finalement i l a le dessus, de sorte qu'il peut écrire le 20 juin 1884 : « Je m'aperçois que j 'a i à Tunis une grande autorité morale. Cela durera ce que cela pourra ; avec cette population d'aventuriers et de quémandeurs de places on est tou­jours exposé à des retours violents. En tout cas mon succès à Paris m'a mis très au-dessus de ces gens-là. Je ne dépends pas d'eux et ils sentent que le jour où i l me plaira de les quitter, toutes les portes me seront ouvertes en France, et cela suffit pour leur imposer un certain respect. » La vérité permanente de ces principes est évidente : combien, depuis lors, n'avons-nous pas vu de missions en Afrique du Nord échouer parce que le titulaire, fort en Afrique, ne l'était pas à Paris ! De même l'erreur de beaucoup d'ambassa­deurs est de croire qu'acquérir de l'influence sur le gouvernement étranger auprès duquel ils sont accrédités est l'essentiel de leur tâche. C'est essentiel sans doute, mais ce n'est pas suffisant, car cette influence demeure vaine si elle ne se double pas d'une influence au moins égale sur le gouvernement qui les a envoyés. Voilà une chose que Cambon a toujours comprise, non seulement dans la phase diplomatique mais aussi dans la phase administrative de sa carrière.

Dans les débuts du régime, plusieurs grands préfets avaient adopté cette manière de concevoir leur fonction : on les rencontrait

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sans cesse à Paris, et ce n'était pas là qu'ils servaient le moins bien les intérêts de leur département (je pense ici par exemple au grand préfet de la Seine-Inférieure que fut Hendlé). Paul Cambon eut néanmoins l'impression qu'en passant du terrain préfectoral au terrain proconsulaire ou diplomatique i l entrait dans un domaine différent. Bien significative est la lettre qu'il écrit à sa femme, le 23 février 1882, quand i l est nommé à Tunis : « Nous sortons aujourd'hui des affaires ordinaires pour entrer dans les grandes affaires et pour y entrer par les plus grandes portes. Comme préfet, on peut se tromper, on n'engage que soi, mais comme chef de légation on peut engager son pays. On sort de la politique journa­lière, on devient indifférent aux formes de gouvernement pour défendre seulement les intérêts généraux et permanents du pays. » Ces lignes sont magnifiques, dans leur sain orgueil, qui ne choque pas. « Les grandes affaires », c'est l'expression constamment employée par le cardinal de Retz, ce connaisseur dont les respon­sabilités ne furent jamais du reste comparables à celles du grand résident. On discerne dans l'esprit de celui-ci un épanouissement du loyalisme en rayons concentriques pour ainsi dire : loyalisme envers le gouvernement, envers le régime, envers l'Etat, envers le pays. Nous avons même noté qu'à la fin de sa vie le grand ambas­sadeur s'était élevé à la notion qu'où pouvait servir, au delà des entités nationales, certaines constellations de puissances.

A vrai dire, i l est peu de grands commis qui puissent s'élever à une conception aussi haute du service de l'Etat. A ce niveau l'admi­nistrateur, le diplomate, le général aussi deviennent en fait des politiques. Peut-être deviennent-ils même les véritables gouver­nants, à la place de ministres éphémères, hésitants, sans caractère, dont ils ne peuvent que constater la carence. Elle n'est pas fausse la thèse soutenue par Barreré, suivant laquelle la politique exté­rieure de la I I I e République a été conçue et dirigée, moins par ses ministres que par un aréopage officieux de quelques-uns de ses ambassadeurs. Le salut même de l'Etat exige une continuité, et si celle-ci ne se trouve pas chez les gouvernants officiels, i l faut bien que la fonction crée l'organe. Il arrive souvent, dans les organismes ou les sociétés, que la périphérie conserve plus de vie que le centre. C'est une grande sagesse, chez Cambon, d'avoir compris dans quels postes de l'Etat i l rendrait le plus de services, exercerait le plus d'influence. On retrouvera plus tard chez Lyautey le même instinct, qui du reste avait aussi été celui d'un Jules Cambon, et les deux

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frères en avaient bien conscience : « Les grands ambassadeurs de la petite République », les avait-on surnommés.

II

La carrière initiale de Cambon ne le préparait pas à la politique étrangère. C'était une carrière administrative (il fut même, pendant une courte période, inspecteur des enfants assistés du département de la Seine), orientée toute entière vers la politique intérieure. On est émerveillé, dans ces conditions, de constater que, lancé sans transition dans l'arène internationale, i l devance de loin les conceptions qui par la suite y triompheront. C'est bien longtemps avant l'expédition tunisienne que sa correspondance souhaite l'éta­blissement d'un protectorat à Tunis, et, quand i l arrive en Afrique, dans un pays auquel nulle expérience ne l'a préparé, i l organise ce protectorat avec une telle maîtrise que la structure fondamentale en subsiste encore aujourd'hui.

Ambassadeur à Madrid de 1886 à 1890, i l prend contact avec la politique européenne. Dans sa « petite ambassade », comme dit sa mère qui semble considérer davantage la « grande préfecture » que Jules à cette époque occupe à Lyon, i l ne passe pas inaperçu : la reine Christine cherche souvent le conseil de cet expert des choses du gouvernement. Puis, de 1890 à 1898, i l représente la France à Constantinople, et c'est là, bénéficiant d'une tradition d'influence séculaire qu'il prend vraiment conscience du prestige qui doit être celui de la France des Croisades, des capitulations, de la France fille aînée de l'Eglise ; c'est alors qu'il devient vraiment « le grand ambassadeur » qu'il restera dans l'histoire. C'est en 1898 qu'il arrive enfin à Londres. On est au lendemain de Fachoda, les rela­tions franco-anglaises sont tendues ; tandis qu'à Paris l'opinion reste hostile, amère, susceptible, à Londres la reine Victoria, lord Salisbury son premier ministre restent persuadés qu'il n'y a rien à faire avec le coq gaulois. C'est ce courant que Cambon, soutenu par Delcassé, par le président Loubet, va contredire, dans une négociation en apparence strictement coloniale avec lord Lans-downe appuyé par Edouard VI I , qui aboutira en 1904 à l'entente cordiale, génératrice de la victoire de 1918. Nous analyserons plus loin l'esprit dans lequel ce diplomate négocie. Son extraordinaire supériorité n'échappe pas à ses interlocuteurs britanniques, dont i l

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acquiert plus que l'admiration, l'estime. A la fin de sa mission, qui se termine en 1920, i l est devenu la personnalité étrangère dominante de Londres et la confiance qu'on y a en lui est telle que le conseil des ministres en vient à solliciter son conseil sur une question dans laquelle la France n'est même pas impliquée.

Ce n'est pas ici le lieu d'évoquer le développement d'une poli­tique qui redonne à la France une position de premier plan en Europe. Soulignons le fait que l'inspiration de Paul Cambon y est partout sensible. Dès le 11 mars 1889, dans une page magistrale, i l dresse prophétiquement tout le système diplomatique qui sera celui de Delcassé : « Je considère, écrit-il, la réconciliation de la France et de l'Italie, et plus tard l'entente de ces deux puissances avec l'Angleterre, comme le but indiqué de la politique française. Il est impossible à la France de subsister avec une double menace sur les Alpes et sur les Vosges. Il lui est encore plus impossible de poursuivre ses entreprises coloniales et de se garder contre l'intro­duction des Allemands en Méditerranée, avec l'hostilité ou même Je simple mauvais vouloir de l'Angleterre. La brouille avec l'Italie nous met une épée dans le dos le jour du duel avec l'Allemagne ; elle nous aliène l'Angleterre, qui la considère comme notre contre­poids naturel dans la Méditerranée. Le raccommodement avec l'Italie, c'est l'égalité de forces avec l'Allemagne, et l'obtention du bon vouloir de l'Angleterre. De la Russie je ne veux point parler, parce que, lorsque l'on ne peut avoir ce que l'on aime i l faut aimer ce que l'on a, et qu'aujourd'hui notre seule ressource est l'espérance d'un appui et l'inquiétude que cette simple espérance cause à M . de Bismarck. La politique avec la Russie est une politique empirique ; celle avec l'Angleterre et l'Italie est la seule rationnelle et féconde. » Dans la correspondance de Bismarck, i l est une dépêche que ses admirateurs ont qualifiée de « Dépêche magnifique » : les lignes qu'on vient de lire ne méritent-elles pas la même admiration ?

Mais plus étonnante encore est la prévision qu'au moment où éclate la guerre russo-japonaise Paul Cambon donne de l'avenir lointain de l'Océan Pacifique : « Les ressources du Japon, écrit-il le 10 février 1904, ne sont pas inépuisables, celles de la Russie sont infinies, le temps travaillera pour l'ours blanc. Le Japon trouvera, je le sais, de l'argent en Amérique, car, chose curieuse, les Américains semblent encore plus passionnés contre les Russes que les Anglais eux-mêmes, mais l'argent n'est pas tout, i l faut des hommes et

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aujourd'hui deux cent mille hommes fondent en quelques mois. Les dispositions des Etats-Unis s'expliquent par leurs vues d'avenir. Ils entrevoient l'application de la doctrine de Monroe à l'Océan Pacifique. Ils sont aux Philippines et veulent se réserver la prépon­dérance sur toutes les côtes asiatiques. L a Chine est leur débouché, le Japon doit être un jour ou l'autre dans leur dépendance. Les Japo­nais ne se doutent guère qu'en tout ceci i l ne s'agit pas de savoir s'ils auront ou non un lambeau de la Corée, mais s'ils seront russes ou américains. Ils deviendront d'ici cinquante ans l'enjeu de la grande partie qui se jouera entre la Russie et les Etats-Unis en Extrême-Orient ; mais tout cela c'est pour l'avenir. » Il y a là une véritable divination, si l'on songe que ces lignes sont écrites avant la première guerre mondiale, quand la scène est encore occupée toute entière par l'Europe, le Pacifique n'étant alors qu'un théâtre excentrique et lointain.

III

« Il paraît que vous êtes le seul homme produit par le régime actuel », disait de Paul Cambon, devant Jules Simon, l'ancien ambassadeur Fournier. « Oui, reprenait Jules Simon, mais i l a fait son éducation sous le régime précédent. » Devons-nous croire — et l'exemple de la I V e République n'est pas ici pour nous détromper — qu'il faut l'expérience de deux régimes pour faire un homme de gouvernement ? L'équipe opportuniste en tout cas bénéficiait d'une forte éducation politique. « Les républicains de gouvernement, écrit Jacques Chastenet dans sa remarquable Histoire de la Troisième République, méritent leur nom. Ils ont tôt fourni aux conseils ministériels et à la haute administration des sujets remarquables, unissant à la compétence technique le sens de l'Etat. C'est un trait caractéristique • de la « République des Républicains » que l'aisance avec laquelle nombre de ses jeunes militants se sont mués en ministres efficaces, en gouverneurs généraux d'envergure, en diplomates de haute qualité : l'exemple d'un Rouvier, d'un Constans, d'un Eugène Etienne, d'un Paul Cambon est à cet égard significatif. Jamais peut-être, sauf sous Louis X I V et sous Napoléon I e r , l 'Etat français, dans le domaine administratif, n'a été mieux servi. »

Quelle était la formation de Paul Cambon et que pensait-il

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lui-même du régime qu'il servait, voilà des questions fort inté­ressantes à élucider. C'est un républicain modéré, mais i l n'est pas « modérément républicain ». La formule, à la mode vers 1880, dépeint fort bien le jeune préfet qui faisait ses* débuts sous M . Thiers, et c'eût été le calomnier de dire de lui qu'il était « sincèrement républicain », expression stéréotypée, réservée, comme on le sait, à ceux qui ne sont républicains que du bout des lèvres. La conviction ici était réelle, quelle que fût la modération foncière du tempérament politique. A la veille de 1870 on rencontre Cambon dans le groupe Ferry, mais après 1871 i l se classe plutôt parmi les Centre gauche : Casimir Périer, ministre de l'Intérieur, est son patron. Dans toutes les crises qui se succèdent jusqu'au Seize Mai, i l se range régulière­ment dans la section la plus modérée de la Gauche. Il reste néan­moins délibérément à gauche, encore que socialement i l soit nette­ment conservateur. Thiers lui paraît « nerveux, bien prompt à se mettre en colère, bien ancré dans de vieilles idées qui ne nous ont pas conduites à bien, bien vieillot pour tout dire, car c'est là son vrai défaut ». Ferry a sa confiance et même Gambetta, que d'abord i l n'aime pas, car son tempérament, son éducation l'en éloignent, mais chez qui i l discerne le sens de l'autorité et du gouvernement avec ce je ne sais quoi qui fait le grand homme.

En somme, tôt ou tard et en dépit de toutes les divergences à d'autres égards, i l se rallie aux personnalités chez lesquelles i l sent une capacité de gouverner. C'est l'axe de ses conceptions politiques, ce qui veut dire qu'invariablement i l se place au centre. Tous les hommes sont marqués par leur génération, dont ils ne peuvent pas plus sortir qu'un oiseau de son climat. Cambon appartient à celle qui s'est formée à la fin du Second Empire et à laquelle la guerre puis la Commune ont donné une rapide maturité : elle a besoin par tradition d'un minimum d'autorité, mais elle a appris la valeur du libéralisme. « Le pouvoir absolu ne peut être exercé que par Dieu, i l est au-dessus des forces humaines, et c'est pour cela, tout compte fait, qu'il faut rester libéral. » Dans la politique intérieure i l ne dépassera pas cette étape et restera notamment fermé, comme les premiers républicains du reste, à ce qu'on appel­lera un peu plus tard la question sociale. Lui-même i l se rend compte de cette parenté avec les contemporains de sa jeunesse : « Légiti­mistes, orléanistes, républicains, quelle que soit leur opinion, tous les hommes de nos générations ont une certaine façon d'envi­sager les choses qui les rapproche entre eux et les sépare par un

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L A L E Ç O N P O L I T I Q U E D E P A U L C A M B O N 601

mur d'airain des vieilles gardes de 1830 et de 1848. » On peut observer que ce mur d'airain était également de nature à le séparer des générations qui atteignaient l'âge d'homme vers 1890 et qui allaient incliner le pays vers le dirigisme et le socialisme. Mais, dès ce moment, i l avait quitté la politique intérieure pour l'horizon international.

Durant la période où i l s'agit de fonder la République, Paul Cambon résiste également à la Droite et à l'Extrême-gauche. Avec un diagnostic sûr, i l discerne que la Droite, malgré les appa­rences, n'est pas un parti de gouvernement, « qu'elle aime mieux voir la France périr que de la voir devenir républicaine ». Quinze ans plus tard, en 1885, i l revient sur cette incapacité de la Droite d'avoir une action constructive : « Si les conservateurs avaient la raison de se placer sur le terrain constitutionnel, ils seraient sûrs de jeter la République par terre après les prochaines élections. Mais ils sont trop bêtes, trop violents, trop affamés de places pour être modérés et ils feront de la politique révolutionnaire qui ne les mènera à rien. » On ne peut donc faire de politique construc­tive avec la Droite. Mais où chercher un fondement solide ? La Gauche extrême est selon lui « un parti peu politique », la Gauche est « modérée et rêveuse ». « Je crains, conclut-il (fin 1873) que le gouvernement ne se laisse aller à faire du parlementarisme quand i l faudrait faire de l'autorité. » Si l'on ne marche pas avec la Droite, au fond inconstitutionnelle, force est de s'appuyer sur la Gauche, mais i l voit tout de suite dans cette attitude une série de périls que l'expérience du demi-siècle qui va suivre fera apparaître en pleine lumière. A Lille, en 1880, le gouvernement, qui s'est brouillé gravement avec les catholiques dans l'affaire des décrets, cherche naturellement un contrepoids dans l'approbation des masses ouvrières. Jules Ferry, qui vient dans la préfecture du Nord, est (pour une fois dans sa carrière d'impopularité) chaleureusement reçu dans les rues de Lille par le monde ouvrier, auquel on a fait appel : « Je m'en tirerai personnellement, écrit Cambon, alors préfet du Nord et qui reçoit le ministre, mais le gouvernement se trouve ici tout à fait jeté aux extrêmes ; les meneurs de tous les groupes socialistes ont été officiellement reconnus hier comme les appuis du gouvernement : seuls ils pouvaient faire descendre les ouvriers dans la rue, i l fallait donc avoir recours à eux. C'est ce que j'avais toujours redouté. C'est de la bien mauvaise poli­tique. » Combien de fois depuis lors cette éventualité ne s'est-elle

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pas reproduite ! C'est ainsi que la résistance « républicaine » au Six février, par appel à toutes les forces de la gauche sans exception, fait le front populaire. Le préfet du Nord s'est vite heurté au double péril qui menace la III e , et dont elle mourra : les deux seules puissances capables de déchaîner les masses sont l'Eglise catholique et le syndicalisme ouvrier révolutionnaire, mais ces deux forces sont anticonstitutionnelles ou du moins extra-constitutionnelles, de sorte qu'on ne peut fonder un gouvernement solide en s'appuyant sur l'une ou sur l'autre ; mais en dehors d'elles i l n'y a pas de dynamisme idéologique susceptible de galvaniser la masse électorale.

Même faute contre les règles essentielles du gouvernement dans la politique anticléricale du régime. Non que Cambon la critique en clérical. Il est catholique mais laïque et, politiquement, dans la tradition des clercs de l'ancien régime, qui défendaient le pouvoir royal contre les emprises de l'Eglise. Je pense qu'il a dû prendre à son compte la formule de Waldeck Rousseau, selon laquelle l'anticléricalisme est un état d'esprit naturel et nécessaire aux Etats. C'est une erreur en revanche de transformer une position strictement politique en apostolat idéologique. « La bêtise inson­dable des républicains, écrit-il de Thérapia en 1894, a été de com­battre le clergé, non pas au nom des intérêts de l'Etat, de l'ordre public, mais au nom de la libre-pensée et du positivisme. Ce fut l'erreur capitale de Gambetta et de Jules Ferry... et tant que cette erreur durera la France ne sera pas dans son assiette. » Et i l devait y avoir encore le petit père Combes !

La séparation a, dans une certaine mesure mais dans une cer­taine mesure seulement, réglé la question cléricale, mais plus grave, plus profondément pathologique, est la tendance de fond que, dès 1880, comme préfet de Lille, Cambon discerne dans l'atmosphère de la République naissante : « Je crois, écrit-il le 20 août 1884, résumant l'expérience de toute la première partie de sa carrière, que si nous n'avons pas les vertus spéciales ou la foi qui conviennent à la monarchie, nous n'avons pas non plus toutes les qualités qui sont nécessaires pour constituer une bonne république. Mais nous sommes possédés de certaines passions qui ne s'accommodent que de la République, la passion de l'égalité par exemple, et peu à peu, à mesure que nous avançons, la passion de la liberté. La France jouit en somme d'une liberté très supérieure à celle dont elle a joui sous aucun régime. Elle s'en accommode, elle vit sans désordre, elle s'habitue tellement à avoir ses aises en toutes choses

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qu'elle considérerait comme une affreuse tyrannie la moindre limi­tation. On ne peut aujourd'hui restreindre le suffrage universel, ni toucher à la liberté de la presse, ni supprimer le droit de réunion sans s'exposer à une révolution. De pareilles mesures ne seraient supportées qu'après une grande commotion, comme la Commune par exemple, mais cette réaction ne pourrait durer plus que quelques mois. La peur de la Commune n'a pas empêché le paysan français de nommer des députés républicains.. Qu'il ait fait cela par amour de la liberté ou par haine du hobereau, peu importe, c'est un fait. » Qu'eût dit Cambon du paysan de la I V e votant communiste ?

Je ne connais pas de commentaire plus profond des conditions dans lesquelles la France est attachée au régime républicain, sous réserve toutefois du sens exact à donner en l'espèce au mot de liberté. C'est une erreur fréquente chez les conservateurs, notam­ment à l'étranger, de croire que le peuple français n'éprouve pour la démocratie qu'un attachement superficiel, susceptible de s'éva­nouir au moindre tournant. A la vérité, Cambon le sent très bien dès le début, la France est devenue démocratique et ne voudrait plus s'accommoder d'un autre régime. Seulement ce régime, elle l'aime pour ses défauts, pour sa facilité, pour son demi-désordre qui respecte quand même l'ordre, pour son absence de contrainte, pour l'énervement même du pouvoir, à tel point que l'exercice ferme de l'autorité est aussitôt taxé de réaction.

Dans ce régime, les hommes de caractère continuent de gou­verner, avec caractère. C'est le cas de Gambetta, c'est celui de • Ferry. Mais quand le pouvoir échoit à des hommes politiques sans vigueur morale, dominés par l'esprit de parti ou simplement opportunistes au jour le jour, l'exercice du gouvernement ne con­tinue plus que par habitude, par une sorte de vitesse acquise. Vers 1885, dans la crise que traverse la République à cette époque, il y a comme une carence de l'autorité. C'est en vain, au cours de son proconsulat tunisien, que Cambon sollicite des instructions qu'on ne lui donne pas, une approbation de ses actes, un soutien, qu'il n'obtient pas. Pire encore, on l'approuve verbalement et puis ensuite i l est Gros Jean comme devant, contraint alors de se débrouiller comme i l peut, par ses propres moyens. Ses collabo­rateurs croient parfois qu'il cède et i l éprouve quelque impatience à ne pas se sentir compris d'eux : « Vous finissez par m'ennuyer avec vos craintes de lâchage, écrit-il le 8 novembre 1885 à Bompard. Je ne lâche rien et j'arrange les choses conformément à l'intérêt

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de chacun. Vous n'avez pas l'air de soupçonner un mot de la situa-lion, malgré tout ce que je vous dis. Il n'y a pas de gouvernement en France, mettez-vous cela dans la tête. Nous n'avons d'autre défenseur que nous-mêmes et quand je sacrifie quelque chose, c'est que ce sacrifice est indispensable. »

Paul Cambon juge sévèrement les gouvernants de cette époque. Seuls trouvent à peu près grâce à ses yeux Gambetta et Ferry, mais Grévy, Freycinet sont jugés sans indulgence : « Gambetta représente l'autorité, écrit-il en 1882, et nous sommes en proie à une véritable rage de désorganisation, de dislocation de la France, telle que l'a constituée le Premier Empire. Il représente la bonne tenue à l'extérieur et nous ne voulons même pas entendre parler de l'extérieur. M . Jules Grtvy, M . de Freycinet représentent bien les aspirations de ce pays-ci, ce sont des dissolvants et ils accompliront leur œuvre jusqu'au bout. » Pourtant, l'équipe qu'on est convenu d'appeler opportuniste possède une doctrine de gou­vernement, plutôt héritée de la tradition du siècle que de sa propre idéologie : elle maintient les droits de l'Etat et, en dépit d'une apparence de désordre, elle dote la nation d'une armée, d'un empire colonial, cependant qu'elle a raison dos factieux. Qui fait cela ? Ce ne sont pas toujours les ministres dont ce serait la responsabilité, c'est quelquefois le Parlement, les tètes conscientes de la majorité (le Bouteiller de Barrés), c'est le plus souvent le haut personnel administratif, mais la fonction gouvernementale est rem­

plie. Les contemporains croient vivre dans le gâchis : i l est récon­fortant de penser que la postérité en juge autrement.

Cambon faisait partie de cette équipe de réalistes, dédaigneuse comme Napoléon des idéologues. « L'instruction publique nous submerge, écrit-il, c'est tant pis, car le polytechnicien a encore parfois le sens de l'ordre et de la hiérarchie à cause de l'esprit militaire qui l'a porté, mais l'universitaire lâché dans la politique n'est qu'un défroqué. » Comme les politiques i l redoute de laisser s'établir un lien trop étroit entre les nécessités du gouvernement et les impératifs de la morale : « Il faut se souvenir du mot de Goethe, « Mieux vaut laisser commettre une injustice que de sup­porter un désordre ». L'homme public qui n'adopte pas ce mot comme-règle de conduite est indigne de gouverner ses semblables, et n'est bon qu'à être journaliste ou député de l'opposition sous tous les régimes ». C'est le langage d'un homme qui a eu les res­ponsabilités de l'autorité : au fond i l croit à la raison d'Etat.

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LA LEÇON POLITIQUE DE PAUL CAMBON 605

IV

La correspondance de Cambon est un trésor d'une incalculable richesse. On en tirerait aisément une sorte de bréviaire de l'homme d'Etat, du négociateur, de ' quiconque se voit appelé à exercer une fonction d'autorité. Il s'en dégage une philosophie, une tech­nique politique. Essayons d'en analyser les règles essentielles.

Au premier rang sont les qualités du caractère : i l faut avoir du crédit, être cru quand on dit quelque chose ou quand on promet le secret. C'est une acquisition de longue haleine, comme Barrés l'observe à propos de son Suret-Lefort entrant à la Chambre : « Il avait du talent, i l le fit constater, puis i l s'aperçut que l'autorité ne se conquiert que lentement. » Le public croit qu'un diplomate doit d'abord être habile, i l est plus important encore qu'il mérite de gagner la confiance de ses interlocuteurs. Cambon a toujours insisté sur ce point que, pour être pris au sérieux, i l faut savoir maintenir son point de vue, avoir le courage d'être et de rester soi-même. Son mépris est total pour ceux qui croient pouvoir rem­placer le sérieux par le charme ou simplement la cordialité : « Plus un homme a de charme, moins i l est capable d'action », et encore, « La rondeur ne suffit pas à dénouer les plus grandes difficultés de la politique européenne ». Après tout l'homme de caractère ne doit compter que sur lui-même, il ne sera pas défendu et, s'il veut s'abriter derrière des instructions, qu'il ne se fasse pas d'illu­sions, i l ne les recevra pas : qu'il les conçoive donc lui-même, les rédige, les fasse accepter. N'est-ce pas ce qu'a fait, avant de s'embar­quer, le résident général à Tunis ? Et, dans la première négociation de l'entente cordiale, n'y a-t-il pas eu plus de bonne foi que de rouerie ?

Or i l ne pouvait s'agir d'une simple improvisation. Lorsque Cambon parle de ces politiciens qui, « le moment venu de prendre part au gouvernement de leur pays, n'ont ni fixité dans les principes, ni sentiment des besoins du pays, ni solutions prêtes », i l donne là, dans une formule concentrée et magnifique, le processus qui devrait être celui de tout homme d'Etat. Il ne s'agit pas seulement d'intelli­gence, mais de bien autre chose, et comme toujours, quand on se trouve en présence du vrai grand homme, c'est aussi la simplicité des moyens que l'on rencontre : « Je suis à la recherche des règles de penser et de vivre les plus simples... Les difficultés me sont

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indifférentes quand je poursuis une idée, quand je vois un but, quand j 'a i conçu un plan, quand je ramène tout à mon dessein... La politique n'est pas une affaire différente des autres, i l y faut simplement plus de bon sens que de métaphysique. » Richelieu déjà, chez ses collaborateurs, demandait plus de plomb que de vif argent. C'est dans le même esprit que Cambon souhaite pour le régime « un rempart d'hommes sûrs, éprouvés, ayant un but, un programme, une grande solvabilité morale, et sachant résister ».

L'abstraction, surtout dans un pays comme la France, est le plus grand péril, car nous sommes un peuple d'idéologues : « pour modeler i l faut de la pâte ». Malheur à celui qui se refuse à une adaptation continuelle : « Casimir Périer aime les situations nettes, or en politique i l n'y a pas de situations nettes... Casimir feuillette la Constitution, au lieu de manier ses ministres et ses contempo­rains. » Avec un cran de plus dans la subtilité, Luzatti, ce génial Méditerranéen mâtiné de Juif, aimait à dire avec cet accent inimitable qu'il ne cherchait nullement à corriger : « Mon cer ami, a zamais de soloutionne... »

Comment, muni de ce viatique, conduire la négociation d'une affaire ? Tout d'abord, recommande Cambon, bien partir. Les tailleurs savent qu'un habit mal coupé restera toujours mal coupé, en dépit de toutes les corrections. « En politique, les erreurs de jugement ne produisent pas un effet immédiat, mais elles sont irréparables, car on n'en sent les effets que quand tout est perdu. » Retz parle aussi de « ces fautes capitales, après lesquelles on ne peut plus rien faire qui soit sage ». Il convient donc de « ne pas avancer sans le jugement droit qui perçoit d'instinct et sur l'heure le côté faible d'un raisonnement et les périls d'une entreprise ». Cela dit, on pourra compter sur la force de la solution elle-même, et nous sommes ici au cœur de la méthode cambonienne : « coup d'œil prompt, qui discerne la position à prendre et sait, l'ayant prise, la laisser opérer, en attendant avec sang-froid les conséquences ». Oui, c'est bien là que réside l'originalité, la vertu profonde de cette attitude : une fois les positions prises, laisser opérer la force des choses elle-même. Qu'il s'agisse d'un monument ou d'un traité, l'édifice doit tenir debout par son propre équilibre, la présence de l'architecte n'est plus indispensable. Voilà, je crois, au sens étymologique du terme, le vrai réalisme, la politique des choses. C'était celle du rédacteur des articles du protectorat tunisien, c'était aussi celle du négociateur de cette Entente Cordiale qui

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devait, par sa vertu propre, résister victorieusement à toutes les intempéries européennes. Plus génial, Bismarck n'avait pas construit une œuvre aussi solide et i l avait eu beau, après 1870, jongler inlassablement avec les cinq ou six boules de ses traités d'assurance et de contre-assurance, l'Empire allemand devait s'effondrer.

Revenons sur le fait que l'habileté n'entre pas ici en ligne de compte. Ce serait abaisser Paul Cambon que de vanter son habileté. Il faut plutôt parler de lui comme d'un constructeur, le fil à plomb toujours à la main. On est tenté à ce propos d'imaginer, à la manière de Plutarque, une comparaison entre les deux frères, tous deux bons serviteurs de la France, tous deux politiques éminents, mais combien différents ! Jules, peut-être en somme plus brillamment intelligent, plus négociateur au sens strict du mot, plus merveilleux de dextérité, d'une bonhomie plus finaude, plus habile en somme, mais Paul, comment dirais-je, plus définitif. En lisant sa pensée, au jour le jour, dans sa correspondance, on se prend à songer au mot de L a Bruyère, « La France a besoin de sérieux dans le sou­verain ». Après tout, nos gouvernants ne manquent ni d'intelligence, ni de compétence, ni de culture, ni de dévouement, mais de stabilité et trop souvent de sérieux. L'expérience nous enseigne que, chez nous, le sérieux, quand i l se manifeste, incontestable, domine toujours les situations. « La France, écrit Cambon, tient naturelle­ment une si grande place qu'avec un peu de stabilité elle forcerait chacun à compter avec elle... Je m'aperçois chaque jour du chan­gement que peut apporter-, dans nos relations avec l'extérieur, l'existence d'un gouvernement sérieux. »

Tel est du reste l'image que nous conservons de ce grand poli­tique, qui, avec le recul des années, finit par nous apparaître un peu comme hors des temps. Lors dé la dernière vision que j'eus de lui, à Londres en 1919, i l me sembla voir un ministre de Phi­lippe II que n'eussent point déparé une fraise et un pourpoint. Supérieur aux fonctions, supérieur aux titres, supérieur même aux régimes, i l justifiait le mot orgueilleux et magnifique de lord Curzon : « On gouverne par la personnalité. »

ANDRÉ SIEGFRIED.