Jean-Claudej CHESNAIS 1

LA POPULATION DU MONDE de l'Antiquité à 2050

Bordas

Sommaire Introduction : Le choc des peuples 3

3 L e p e u p l e m e n t de l a t e r r e de l ' a n 1 à l ' a n 1990 Le monde en l'an 1 7 Le peuplement de la terre au XVIIIe siècle 9 1900, ou l'ère européenne 11 Le xxe siècle, ou la revanche de l'Asie 13 Le peuplement des continents (1700-1990) 15

M L a s i t u a t i o n a c t u e l l e

Les hommes et l'espace 17 Les nouveaux géants démographiques 19 Les densités de peuplement 21 40 ans de croissance démographique ( 1950-1990) 23 L'apogée des déséquilibres (1980-1989) 25

M L a t r a n s i t i o n d é m o g r a p h i q u e Les étapes de la baisse de la mortalité 27 L'espérance de vie (1950-1955) 29 Le nouvel état sanitaire 31 La mortalité infantile, indicateur de développement 33 Surmortalité masculine ou sous-mortalité féminine ? 35 Les étapes de la baisse de la fécondité 37 La fécondité à la veille du choc de la pilule 39 Une nouvelle géographie de la fécondité 41 Naissances d'hier et d'aujourd'hui 43 Le grand exode européen 45 Les nouveaux pôles d'immigration 47 Apogées démographiques 49 Le multiplicateur transitionnel de population 51

N L'état de l'humanité ou la condition des habitants PNB et pouvoir d'achat 53 Analphabétisme et condition de la femme 55 Santé et nutrition 57 La concentration urbaine 59 Les paysans : de la domination à la disparition ? 61 Pays jeunes et pays vieux 63

M L'avenir de la population du monde Le monde en 2025 65 Vieillissement démographique et révolution grise 67

M Données régionales Les impérialismes occidentaux ou néo-occidentaux 69 Les tragédies du xxe siècle européen 71 La CEE et ses régions 73 30 ans d'évolution démographique dans la CEE 75 L'individualisme communautaire 77 L'une et l'autre Europe 79 Contrastes soviétiques 81 La contrainte chinoise 83 Inde : l'exubérance démographique 85 La mosaïque indienne 87 Petits et grands dragons d'Asie 89 Le peuplement des Amériques 91 Les Etats-Unis, première nation universelle 93 L'Afrique en marge 95

Glossaire - Bibliographie 96

@ BORDAS, Paris, 1991 — ISBN 2-04-019395-2

Toute représentation ou reproduction, intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou ayants cause, est illicite (loi du 11 mars 1957, alinéa premier de l'article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait une contrefaçon sanctionnée par l e s p t s du Code pénal. La loi du 11 mars 1957 n'autorise, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, que les

copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une uj^MyorticollectiV^^i^e part, et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration.

LE CHOC DES PEUPLES

La population de la planète, au milieu de 1 année 1991, est estimée à 5,3 milliards d habitants. Ce nombre d'habitants est double de ce qu'il était en 1950 (2,53 mil- liards), triple de ce qu'il était en 1900 (1,63 milliard), quadruple de ce qu'il était en 1850 (1,24 milliard), quintuple de ce qu'il était en 1800 (0,95 milliard). Il sera de 6 milliards à la fin du siècle, de 8 milliards vers 2025... L accumulation de tels chiffres suggère une Poussée continue, inexorable, qui relèverait, tout du moins pour la période contempo- raine, de la fameuse progression géomé- trique illustrée par Malthus. En réalité, il n,en est rien ; l'expansion démographique n est pas indéfinie : à l'échelle mondiale, le ralentissement est entamé depuis les années i960.

Toute population moderne tend en effet à suivre une courbe d'évolution de type non pas exponentiel, mais logistique (c'est-à- dire d'abord accélérée, puis ralentie jusqu'à un niveau de croissance faible, voire jusqu'à la décroissance). C'est la loi de transition démographique.

L a t r a n s i t i o n d é m o g r a p h i q u e , u n p r i n c i p e u n i v e r s e l

La transition, version démographique de la modernisation, se compose de deux grandes Phases : la première est caractérisée par la baisse de la mortalité (gonflement de l accroissement naturel) et souvent accom-

pagnée d'émigration, la seconde se caracté- rise par la baisse de la fécondité (ralentisse- ment, puis diminution de l'accroissement naturel de la population) et une inversion des courants migratoires. Au cours de cette longue phase de modernisation des compor- tements, le taux d'accroissement de la popu- lation s'apparente à une courbe en cloche, mais la forme de cette cloche varie en fonc- tion des pays, et surtout de l'époque histo- rique. C'est le volume de cette cloche qui donne une idée de la poussée démographi- que enregistrée pendant l'époque de moder- nisation. En règle générale, plus la transition est tardive, plus elle tend à être explosive (voir graphique ci-contre).

D e u x u n i v e r s d é m o g r a p h i q u e s d i v e r g e n t s

Cette transition s'accomplit de façon très inégale. Elle a commencé dans les pays de civilisation européenne pour s'étendre en- suite progressivement au reste du monde. En Europe, aujourd'hui, une sous-fécondité de plus en plus accusée compromet le renouvellement des générations, accentue le vieillissement des sociétés et tend à une diminution même des populations. Un phé- nomène analogue se développe dans les pays "r iches" d 'Amérique du Nord ou d'Asie orientale. Face à cette implosion du monde "riche", les pays du tiers monde en sont encore, à des degrés divers, dans une

La popUlation du monde et sa croissance de l 'an 1 à l'an 2100.

phase d'explosion démographique, particu- lièrement les pays d'Afrique où elle obère les budgets et ajoute aux difficultés du déve- loppement. Ce déséquilibre se traduit régio- nalement par des situations très variables, mais qui sont partout source d'instabilité.

D é s é q u i l i b r e s e t c o n f l i t s

De nouveaux équilibres internationaux et de nouveaux impérialismes vont naître, tirant leur force de l'argument démographique. Le changement démographique est autant un révélateur qu'un amplificateur. La dynamique des nombres est souvent am- plifiée par celle des consciences. La montée du sentiment national se nourrit de la crois- sance démographique. Plus tournés vers l'avenir, les pays jeunes seront sans doute portés par l'audace et les revendications propres à tout groupe en expansion mais aussi, tout banalement, par la pression de la nécessité : celle de la recherche de leur sur- vie. Inversement, les sociétés dominées par les générations anciennes, installées dans leur confort, ne risquent-elles pas, comme l'écrivait Alfred Sauvy, de rester, avec nos- talgie, "à ruminer de vieilles idées" ? Auquel cas, l'histoire pourrait bien s'accélérer.

Que ce soit pour l'espace, pour l'alimenta- tion, l'énergie, l'armement, ou le pouvoir dans les organisations internationales et le système mondial, la compétition, caractéris- tique de la vie, pourrait se faire de plus en plus âpre. Le maintien des privilèges légués par la croissance passée est vraisemblable- ment impossible dans un monde où des peuples de plus en plus nombreux, en crois- sance rapide,aspirent à être reconnus, exi- gent le minimum vital, et accentuent leur pression sur les frontières.

Le déclin eu ropéen

Encore politiquement dominantes, les socié- tés européennes seront, à tout le moins, déstabilisées par cette pression structurelle d'un "Sud" situé à leurs portes (quelques heures d'avion), en proie à une misère per- sistante. Le poids de l'Europe n'a jamais été aussi faible depuis Jésus-Christ (9,4 % de la popu- lation mondiale sans la Russie, 13,2 % avec la Russie). Nous sommes loin du pic de 1900 (18,1 % sans la Russie, 24,4 % avec) qui a coïncidé avec l'apogée de l'influence européenne. Surtout, cette contraction est appelée à se poursuivre (les proportions ci- dessus tombant à 6 et 8 % d'ici une trentaine d'années).

De beaux res tes : les langues

La part de la population mondiale utilisant l'une des langues européennes comme langue maternelle est cependant encore pro- che de 30 % : 10 % pour l'anglais, 6 % pour le russe, autant pour l'espagnol, 3 % pour le portugais, 2 % pour le français, autant pour l'allemand, 1 % pour l'italien... C'est là le résultat de l'impérialisme européen, lui- même assis sur la vitalité démographique passée. L'anglais, langue coloniale par excellence, est parlé dans des pays aussi divers que l'Afrique du Sud, l'Australie, les Bahamas, le Canada, les États-Unis, la Gam- bie, le Kenya, l'Inde, la Malaisie, le Nigeria, l'Ouganda, le Pakistan, le Zimbabwe, etc., mais il est aussi utilisé dans le monde entier par les élites intellectuelles, politiques et économiques, par des généraux aussi bien que par des fonctionnaires ou des hommes d'affaires. C'est le symbole d'un passé colo- nial, que certains nationalismes culturels

désirent effacer mais c'est, en même temps, un trait d'union, un instrument de communi- cation dans des régions ethniquement divi- sées. Dans certains continents comme l'Afri- que ou l'Asie, sa progression n'a-t-elle pas été servie par l'absence fréquente de toute autre langue commune ?

Il existe, par exemple, 500 langues dans l'Afrique subsaharienne et probablement plus en Inde. L'anglais est toutefois un cas particulier : il a pris la place qu'avait le latin dans l'Europe médiévale. Cette place privi- légiée de l'anglais est l'héritage de l'expan- sion britannique, puis de celle des États- Unis, tout comme le latin était la langue de l'Empire romain.

Mais cette suprématie est aujourd 'hui remise en cause aux États-Unis même, par la concurrence de plus en plus vive de l'es- pagnol, liée aux débordements démographi- ques des populations latino-américaines.

V e r s l e b i l i n g u i s m e ?

Quel pourrait être le sort de la langue fran- çaise, qui n'a pas le statut universel, impé- rial, de son homologue anglaise, et dont la source d'expansion est désormais presque exclusivement périphérique (hors métro- pole) ? De façon plus générale, les pays européens ne seront-ils pas, dans certaines régions tout au moins, à l'instar des États- Unis, voués, du fait de leur immigration, à renoncer à l'unité de leur langue pour admet- tre, à terme plus ou moins lointain, le bilin- guisme, par exemple au profit de l'arabe ou du turc ? L'enjeu n'est pas seulement lin- guistique ou politique ; il est culturel, car une langue est d'abord le support d'une civi- lisation : ce sont des valeurs et des idéaux qu'elle transmet.

La capaci té à in t ég re r

Un autre enjeu vital est la cohésion des sociétés européennes, leur capacité à inté- grer les communautés étrangères, islami- ques en particulier, qui viendront s'installer sur leur sol. À la différence des États-Unis, 1 Europe a une vision négative, résignée, de 1 'immigration, dont elle ne perçoit que les inconvénients, sans imaginer que non seule- ment elle est inévitable mais que faute

d'enfants, elle sera de plus en plus néces- saire. L'Europe est, en effet, une des parties du monde où le peuplement est le plus homogène : la tradition de la plupart des peuples se réclame de la foi chrétienne, catholique, orthodoxe ou protestante, selon les régions. Sera-t-elle prête à faire face aux mosaïques humaines de l'avenir, aux métis- sages plus ou moins complexes qu'annon- cent les grands mouvements de population de demain ? Nouvelle, la polyethnicité sera- t-elle supportée par des populations autoch- tones vieillissantes et déclinantes, en Particulier dans les pays longtemps fermés

au contact avec le monde non blanc, comme en Europe centrale et orientale ?

L ' e x p a n s i o n d e l ' I s l a m

Pour la première fois de l'histoire, le nom- bre des musulmans va dépasser celui des chrétiens ; là encore, les destins démogra- phiques se retournent. A la différence des pays de civilisation judéo-chrétienne, les pays de civilisation islamique maîtrisent mal leur évolution démographique. Or la carte de l'Islam correspond à une vaste écharpe traversant l 'Ancien Monde des rivages atlantiques de l'Afrique jusqu'aux Philippines et à l'Indonésie, en passant par le Maghreb, la Turquie, l'Asie centrale, le Pakistan. Cette écharpe borde donc tout le sud du monde européen, Russie comprise. L'Islam est traversé de courants divers, dont certains respectent la laïcité et dont d'autres, en pleine fermentation idéologique, sont violemment opposés à l 'héri tage des Lumières, aux valeurs de liberté et d'égalité,

qui font l'essence de la démocratie. Que sor- tira-t-il de ces tendances contradictoires ? L'Islam européen sera-t-il un islam "réformé", comme certains l'imaginent ? La condition de la femme, qui a fait tant de pro- grès au cours du présent siècle, pourra-t-elle poursuivre sa marche ?

U n e u r g e n c e : l ' u n i o n e u r o p é e n n e

Les nations européennes pourront-elles compenser leur perte de puissance démogra- phique (et, par là, économique) en se regroupant pour franchir les seuils de popu- lation nécessaires pour faire entendre leur voix ? L'Europe pourra-t-elle, à travers un projet politique cohérent, conserver une autorité et un rang digne de ce que, à travers tant de vicissitudes, elle a apporté à l'huma- nité ?

L'évolution démographique pose assuré- ment plus de questions qu'elle n'en résout.

La popula t ion a u débu t de no t re è re

L e s É t a t s a m é r i c a i n s

L e s États-Unis, première nation universelle P a r l eur masse cont inentale , les États-Unis r ep ré sen ten t le q u a r t de la superficie totale des deux Amériques ; mais l eur te r r i to i re n 'a j amais été occupé que p a r une f ract ion margina le de la popula t ion amér ind ienne : en 1492, selon les es t imat ions les plus courantes , cet te p ropor t ion é ta i t de l 'ordre de 6 à 7 % (sur les 14 millions d 'Amérindiens d'alors, envi ron 800 000 vivaient su r le t e r r i to i re des Etats-Unis).

M DE LA CONQUÊTE DE L'OUEST À LA RENAISSANCE DU SUD

L'immigration européenne n'a pris d'impor- tance que bien après la découverte de l'Amérique. La première des colonies de Nouvelle-Angleterre n'est fondée qu'en 1620, par les 99 pèlerins du Mayflower, et pendant deux siècles, les migrations ne tou- chent guère que de rares aventuriers : l'aug- mentation de la population se fait plus par multiplication que par apport migratoire. Au xixe siècle, avec le progrès technique et les facilités de transport (désenclavement des campagnes, chute du prix de la traversée de l'Atlantique), l'exode européen devient, en revanche, massif ; il s'ajoute au peuplement lié à l'importation d'esclaves noirs (environ 1 million en 1800). Si bien que la popula- tion bondit de 6 millions en 1800 à 63 mil- lions en 1900 ; en 1890, l'emprise humaine s'est étendue à l'ensemble du territoire ; la Californie compte déjà plus d'un million d'habitants. Les Etats les plus peuplés sont encore ceux de l'Est : New York (6 mil- lions) et Pennsylvanie (5,3 millions ).

Un siècle plus tard, au recensement de 1990, la population a quadruplé (250 millions) ; les régions du Sud et de l'Ouest se sont peu- plées ; avec 30 millions d'habitants, la Cali- fornie est de loin l'Etat le plus peuplé ; le Texas lui-même a une population proche de celle de l'État de New York (17 et 18 mil- lions respectivement) ; quant à la Floride,

longtemps vierge, elle vient au 4ème rang, avec 13 millions. Cette occupation du terri- toire sur la côte Pacifique et dans la partie méridionale répond à une nouvelle géogra- phie de l'immigration : les courants issus d'Asie et d'Amérique latine se développent cependant que les flux en provenance d'Eu- rope se tarissent. Le peuplement se diversi- fie, juxtaposant les peuples de tous les continents.

M VITALITÉ DÉMOGRAPHIQUE

La crise récente de la fécondité n'a pas épar- gné les États-Unis, mais elle n'a pas la même signification qu'en Europe occidentale ou au Japon: la chute de la fécondité a été moins profonde et la répartition par âges demeure plus jeune, en raison à la fois de la vigueur du baby-boom d'après-guerre et du maintien d'une importante immigration. Cette diffé- rence de comportement préserve les États- Unis du risque de recul démographique. A l'échelle du pays entier, en effet, le nombre des naissances l'emporte de 80 % sur celui des décès ; aucun État n'enregistre de déficit naturel ; les régions de plus grande vitalité démographique sont celles du Sud, où l'im- migration hispanique est importante ; si l'on excepte l'Alaska, en phase de peuplement intensif, la palme de l'accroissement naturel revient à l'Utah, avec quatre fois plus de naissances que de décès : c'est en Utah que sont implantés les Mormons, dont les cou- tumes interdisent la limitation des naissances.

G r a n d e u r et décadence amér ica ine

La p o p u l a t i o n des États-Unis a longtemps augmenté de façon exponentielle mais ce mouvement ne p o u v a i t ê tre indéfini. Comparable , en 1800, à celle de l ' I r lande, en 1900 elle dépasse net tement celle de l 'Allemagne, pays le p lu s peup lé d 'Europe. Du XVIII' a u début du XXe siècle, l a croissance démograph ique des États-Unis est bien p lu s r ap ide que celle d u monde ; l a montée des Etats-Unis s u r l a scène in te rna t iona le , p u i s l eu r hégémonie mondiale , s ' appu ien t s u r cet essor, un ique d a n s l 'histoire humaine . Avec le ra len t i ssement a m é r i c a i n et su r tou t l 'explosion d u tiers monde, l 'évolution s'inverse : le déclin amér ica in est inscr i t d a n s les courbes démographiques .