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© Philippe Bettez Quessy, 2020 La réification: généalogie d'un concept critique Mémoire Philippe Bettez Quessy Maîtrise en philosophie - avec mémoire Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada

La réification: généalogie d'un concept critique · 2020. 11. 28. · ii >%

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  • © Philippe Bettez Quessy, 2020

    La réification: généalogie d'un concept critique

    Mémoire

    Philippe Bettez Quessy

    Maîtrise en philosophie - avec mémoire

    Maître ès arts (M.A.)

    Québec, Canada

  • La réification : généalogie d’un concept critique

    Mémoire

    Philippe Bettez Quessy

    Sous la direction de :

    Marie-Andrée Ricard, directrice de recherche

  • ii

    Résumé Ce mémoire explore l’utilisation du concept de « réification » comme concept critique permettant

    d’appréhender les pathologies propres à la modernité. Georg Lukács, élabore la première

    définition du concept de « réification » dans son essai « La réification et la conscience du

    prolétariat ». Lukács y définit la réification comme ce moment où « un rapport, une relation entre

    personne prend le caractère d’une chose » masquant ainsi le fondement même de toute relation :

    les hommes eux-mêmes. Reprenant ainsi en grande partie le bagage théorique marxiste, Lukács

    donne un sens plus large au concept « d’aliénation » et de « fétichisme de la marchandise ». Lukács

    développe cette définition du concept de réification à partir d’une relecture de Marx, mais une

    relecture fortement influencée par les travaux de Georg Simmel sur la « dépersonnalisation »

    inhérente au développement de l’économie marchande et ceux de Max Weber portant sur la

    tendance naturelle des sociétés modernes à la « rationalisation formelle ». Ces auteurs décrivent

    de quelle manière la structure de l’échange marchand pénètre toutes les sphères de la vie humaine

    et a des conséquences autant objectives que subjectives, notamment dans les relations

    interpersonnelles.

    Dans un deuxième temps, ce mémoire montre comment cet héritage propre au concept de

    « réification » est mobilisé par Theodor W. Adorno, dans une tentative pour penser

    l’émancipation et de critiquer la tendance du « monde administré » à la réification. Il observe

    cette tendance dans le concept même de « raison » hérité des Lumières. La raison devient

    purement instrumentale et devient un outil de domination. La réification entraîne une

    déshumanisation et une plus grande froideur dans les rapports humains. Ainsi, la raison elle-

    même doit être mise en cause dans l’avènement de la catastrophe que représente « Auschwitz ».

    C’est sur ces fondements théoriques qu’Adorno construit une philosophie morale soucieuse du

    problème de la réification en énonçant un nouvel impératif catégorique : « la non-répétition

    d’Auschwitz ».

  • iii

    Table des matières Résumé ....................................................................................................................................................... ii

    Table des matières .................................................................................................................................... iii

    Remerciements .......................................................................................................................................... v

    Introduction ............................................................................................................................................... 1

    § 1. Prélude ............................................................................................................................................ 1

    § 2. Le problème de la réification ....................................................................................................... 5

    § 3. Idéologie, aliénation, fétichisme et réification ........................................................................... 8

    § 4. La réification : généalogie d’un concept critique ................................................................... 11

    Chapitre I. À l’origine du concept de réification : la philosophie de Marx ................................... 13

    § 5. Avant-propos .............................................................................................................................. 13

    § 6. Le concept d’aliénation dans les Manuscrits économico-philosophiques de 1844 ........................ 15

    § 7. La conception classique de l’idéologie .................................................................................... 21

    § 8. Marchandise et valeur : le Marx du Capital ............................................................................. 23

    § 9. Le fétichisme de la marchandise .............................................................................................. 27

    Chapitre II. Le concept de réification dans l’œuvre de Georg Lukács .......................................... 33

    § 10. Avant-propos ............................................................................................................................ 33

    § 11. Évolution des théories marxistes au XXe siècle : l’importance de Korsch et Lukács pour le marxisme occidental ............................................................................................................ 35

    § 12. L’influence de Weber et de Simmel : la tendance naturelle des sociétés modernes à l’hyperrationalisation ......................................................................................................................... 38

    § 13. Le phénomène de la réification .............................................................................................. 43

    § 14. La capacité émancipatrice du prolétariat ............................................................................... 46

    Chapitre III. La reprise du concept de réification dans la philosophie de Theodor W. Adorno................................................................................................................................................................... 50

    § 15. Avant-propos ............................................................................................................................ 50

    § 16. L’héritage marxiste ................................................................................................................... 51

    § 17. Le programme d’une Théorie critique selon Horkheimer : entre pessimisme et espoir 54

    § 18. Mythe et raison dans la Dialectique de la raison : l’avènement de la raison instrumentale 57

    § 19. Le capitalisme comme mode de vie : regard sur Minima Moralia ...................................... 62

    § 20. Refonder l’expérience métaphysique : le projet de la Dialectique négative ..................... 65

    Chapitre IV. La recherche de l’homme : la philosophie morale d’Adorno ................................... 69

  • iv

    § 21. Avant-propos : peut-on déverrouiller la « cage d’acier » ? .................................................. 69

    § 22. Une morale du « petit » ............................................................................................................ 72

    § 23. La vie bonne est-elle possible ? .............................................................................................. 74

    § 24. Souffrance et chair : pour un matérialisme en morale ........................................................ 76

    § 25. L’expérience du camp : l’énigme du XXe siècle ................................................................... 80

    § 26. L’expérience de vivre : la recherche de l’homme ................................................................ 87

    Conclusion .............................................................................................................................................. 92

    § 27. Entre paradis et enfer .............................................................................................................. 92

    Bibliographie ........................................................................................................................................... 98

  • v

    Remerciements Je tiens d’abord à remercier madame Marie-Andrée Ricard pour sa direction dans la réalisation

    de ce mémoire. Sa grande disponibilité, ses commentaires judicieux et les échanges éclairants

    avec elle ont été d’une aide inestimable pour le développement de ce mémoire. Je souligne

    également que l’idée même de ce mémoire s’est développée au contact de ses cours et de son

    enseignement au baccalauréat.

    Sa grande humanité a marqué ce mémoire. Je la remercie chaleureusement.

    Je remercie finalement Gabrielle pour son indéfectible support et ses nombreux encouragements

    dans la réalisation de ce mémoire.

  • 1

    Introduction

    « Qui nous sauve de la réification de la conscience est le sauveur de la philosophie, voire son créateur. »

    Edmund Husserl, Inédit.

    § 1. Prélude

    « Dans leur état de non-liberté, Hitler a imposé aux hommes un nouvel impératif

    catégorique : penser et agir en sorte que Auschwitz ne se répète pas, que rien de semblable

    n’arrive. »1 C’est ainsi que s’exprime Adorno en 1966 dans son ouvrage phare Dialectique négative.

    Ce qu’il propose est en fait un nouvel impératif catégorique dont le fondement est la non-

    répétition d’Auschwitz. Cette thématique de lutte contre la Shoah a bien évidemment été au

    centre des travaux, non seulement d’Adorno, mais de la plupart des penseurs associés à la

    Théorie critique. Les penseurs de cette tradition ont tous été marqués profondément et de

    manière indélébile par les événements de la Seconde Guerre mondiale. Martin Jay, dans l’ouvrage

    qu’il consacre à l’histoire de la Théorie critique cite à cet effet le témoignage de la secrétaire

    d’Horkheimer à l’époque où l’Institut2 est en exil à New York : « Nous étions tous littéralement

    obsédés par une idée : il fallait battre Hitler et le fascisme, et cela nous maintenait ensemble.

    Nous sentions tous que nous avions une mission. Tous, c’est-à-dire aussi les secrétaires et tous

    ceux qui venaient à l’Institut et travaillaient là. Cette mission créait chez nous un sentiment de

    loyauté et de véritable solidarité. »3

    Ceci est aussi vrai pour Adorno qui fonde entièrement son éthique à partir de cet

    impératif catégorique qu’est la non-répétition d’Auschwitz. Pourquoi choisir un événement

    singulier, aussi tragique soit-il, comme fondateur de toute une morale ? Il faut certainement

    répondre à cette question en allant au-delà des sous-entendus habituels ; bien sûr, les principaux

    1 Adorno, Theodor W. Dialectique négative, Payot, 2003, p. 442 2 Institut de recherches sociales de Francfort (Institut für Sozialforschung) 3 Jay, Martin. L’imagination dialectique, Payot, 1977, p. 169

  • 2

    penseurs de la Théorie critique étaient de confession juive, bien sûr, l’Institut a été contraint à

    l’exil d’abord sur le continent européen puis aux États-Unis. Il faut cependant aller au-delà de

    ces a priori qui ne permettent pas à eux seuls de bien comprendre tout l’intérêt qu’accorde Adorno

    à cet événement historique. Adorno s’y intéresse, car cette catastrophe que représente Auschwitz

    est susceptible de se produire à nouveau. Les conditions qui ont permis Auschwitz sont toujours

    présentes. Le national-socialisme prend le pouvoir démocratiquement en Allemagne qui est alors

    une société avancée et une société fondée sur le savoir et la science. Ainsi, la raison, dans laquelle

    les Lumières fondaient tant d’espoir, n’a pas réussi à prévenir la catastrophe, elle n’a pas su

    empêcher la barbarie d’advenir. Il importe donc de mettre la raison elle-même au banc des

    accusés : aurait-elle quelque chose à voir avec l’avènement d’Auschwitz ? Il s’agit d’un des thèmes

    centraux de la Théorie critique qui se trouve au centre de ce qui est certainement l’œuvre la plus

    connue de cette tradition philosophique soit La dialectique de la raison écrite conjointement par

    Adorno et Horkheimer et publiée en 1944.

    Bref, cette question se trouve au centre de l’interrogation philosophique propre à la

    Théorie critique ; il est question de penser l’émancipation dans les sociétés capitalistes modernes

    qui sont toujours à risque de sombrer dans la barbarie. C’est en ce sens qu’un événement comme

    Auschwitz est plus qu’une parenthèse de l’histoire, il devient un référent négatif sur lequel fonder

    tout un édifice moral. Honneth propose dans un article portant sur la question de la réification

    un autre angle à cette question : « Entre autres objectifs, mais de façon prédominante, mon petit

    ouvrage entendait proposer une solution à cette énigme anthropologique que pose l’histoire du

    XXe siècle. »4 C’est ainsi que doit être étudiée cette question. Comment trouver une réponse à

    l’énigme du XXe siècle qu’est l’avènement de la Shoah, mais aussi de plusieurs autres guerres et

    génocides dans ce siècle pourtant baigné par la raison humaine. Il ne s’agit pas simplement du

    fait que la raison n’a pas pu prévenir la barbarie. Cela fait certes partie de l’énigme, mais ce n’est

    pas suffisant pour englober tout ce qui est sous-jacent à cette question. Ce qui intéresse Honneth

    est en quelque sorte une question qui dépasse largement les frontières du XXe siècle, mais qui

    revêt un caractère particulier dans ce siècle considéré comme moderne et de surcroît dans des

    sociétés hautement développées :

    4 Honneth, Axel et Haber, Stéphane. « Réification, connaissance, reconnaissance : quelques malentendus ». Esprit 2008/7 (juillet), p. 107

  • 3

    Encore aujourd’hui, il est difficile de comprendre ces récits dans lesquels on nous montre comment des jeunes gens ont pu tuer, apparemment sans manifester d’émotions particulières, des centaines de femmes et d’enfants juifs d’une balle dans la nuque — sachant que ces pratiques terrifiantes se sont retrouvées dans tous les génocides qui ont marqué la fin du XXe siècle.5

    Dans ce passage, Honneth fait explicitement référence au récit de l’historien américain

    Christopher Browning qui raconte dans son ouvrage intitulé Des hommes ordinaires comment les

    hommes du 101e bataillon de la police de réserve allemande composés de père de famille pour

    la plupart trop vieux pour être intégrés à l’armée allemande ont pu commettre des atrocités qui

    figurent parmi les pires de la Seconde Guerre mondiale. Sous cet angle, l’énigme devient plutôt :

    comment des hommes tout à fait ordinaires, des pères de famille, des gens occupant des

    professions variées dans la société civile, des hommes trop vieux pour avoir été influencés à un

    jeune âge par l’idéologie nazie ont pu commettre de telles atrocités ? Comment ont-ils pu

    commettre de sang-froid autant d’exécutions ? C’est la question du mal dans un sens bien plus

    large qui est effleurée avec cette interrogation et plus précisément la question qu’on a appelé « la

    banalité du mal »6. Prenant acte de l’enfer des deux entreprises totalitaires du XXe siècle que sont

    le nazisme et le bolchevisme, est-il permis de croire que de tels événements pourraient se

    reproduire ? Que pouvons-nous apprendre sur la nature humaine de ces tragédies ? Pour

    Adorno, la catastrophe qu’il résume sous la dénomination « d’Auschwitz » a été rendue possible,

    notamment par le phénomène de la réification. Mais plus encore, la réification est une

    caractéristique inhérente à cette période que Harmut Rosa nomme « modernité tardive »7. Il

    devient ainsi nécessaire de réfléchir à une éthique qui sera soucieuse du problème de la réification

    et qui permettra, autant que faire se peut, d’éviter que de tels événements se reproduisent. C’est

    pour cette raison, et parce qu’il croit que le phénomène de la réification s’est accru, que Adorno

    fait de la non-répétition d’Auschwitz le centre de sa philosophie morale, voire de toute sa

    philosophie.

    C’est donc de cette « obligation d’interpréter les massacres “industriels” propres aux

    totalitarismes du siècle dernier »8 qu’est venue une première intuition à approfondir dans ce

    5 Honneth, Axel et Haber, Stéphane. « Réification, connaissance, reconnaissance : quelques malentendus ». Esprit 2008/7 (juillet), p. 107 6 Cf. Hannah Arendt. Eichmann à Jérusalem, Folio, 2002 7 Cf. Rosa Hartmut. Aliénation et accélération, La découverte, 2012 8 Honneth, Axel et Haber, Stéphane. « Réification, connaissance, reconnaissance : quelques malentendus », Op. Cit., p. 107

  • 4

    mémoire. Cette intuition est qu’au moins un concept peut et doit être mobilisé pour comprendre

    comment de tels massacres ont été possibles. L’auteur Primo Levi, survivant d’Auschwitz, nous

    donne dans le récit de sa période de captivité une parfaite description du concept que je cherche

    à mettre en lumière :

    C’est dans la pratique routinière des camps d’extermination que la haine et le mépris instillés par la propagande nazie trouvent leur plein accomplissement. Là en effet, il ne s’agit plus seulement de mort, mais d’une foule de détails maniaques et symboliques, visant tous à prouver que les juifs, les Tziganes et les Slaves ne sont que bétail, boue, ordure. Qu’on pense à l’opération de tatouage d’Auschwitz, par laquelle on marquait les hommes comme des bœufs, au voyage dans des wagons à bestiaux qu’on n’ouvrait jamais afin d’obliger les déportés (hommes, femmes et enfants !) à rester des jours entiers au milieu de leurs propres excréments, au numéro de matricule à la place du nom, au fait qu’on ne distribuait pas de cuillère (alors que les entrepôts d’Auschwitz, à la libération, en contenaient des quintaux), les prisonniers étaient censés laper leur soupe comme des chiens ; qu’on pense enfin à l’exploitation infâme des cadavres, traités comme une quelconque matière première propre à fournir l’or des dents, les cheveux pour en faire du tissu, les cendres pour servir d’engrais, aux hommes et aux femmes ravalés au rang de cobayes sur lesquels on expérimentait des médicaments avant de les supprimer.9

    Le concept décrit avec beaucoup de force par Levi est celui de la réification, c’est-à-dire de la

    transformation des individus en chose. Ce concept s’est retrouvé au cœur des théories de

    plusieurs penseurs d’inspiration marxiste, et bien évidemment au centre de la philosophie

    développée par certains auteurs de la Théorie critique. On doit certainement reconnaître que ce

    sont les penseurs de la Théorie critique qui ont le plus travaillé ce concept, ce qui n’est

    certainement pas le fruit du hasard. En effet, ces auteurs ayant été profondément marqués par

    les atrocités de la Seconde Guerre mondiale, s’en est naturellement suivi une volonté de

    comprendre comment une telle catastrophe a pu se produire, d’en connaître les causes. C’est

    dans cette perspective que le concept de réification devient une sorte de clé permettant de

    comprendre comment des êtres humains peuvent en venir à commettre de tels actes.

    La deuxième intuition qui se trouve dans ce mémoire découle de la première et énonce

    qu’il est possible de construire une éthique soucieuse du problème de la réification et qu’une telle

    éthique est au cœur de la philosophie morale malheureusement inachevée de Theodor W.

    Adorno. Une telle éthique, fondée sur un matérialisme, ne saurait laisser de place à la réification,

    à la chosification de l’autre.

    9 Levi, Primo. Si c’est un homme, Julliard, p. 307

  • 5

    § 2. Le problème de la réification

    Il importe dans un premier temps de définir ce qui est entendu par l’expression :

    « problème de la réification ». Cette section permettra de donner une définition initiale du

    concept de réification, mais aussi de comprendre en quoi il s’agit d’un problème. Le concept de

    réification (Verdinglichung) devient dans les années vingt et trente un élément central de la critique

    de la société et de la culture alors en développement (mouvement de la Kulturkritik). Il devient

    une façon de comprendre le monde dans lequel nous vivons, une façon d’appréhender les

    pathologies du capitalisme et ainsi de mettre au jour ses conséquences économiques, sociales,

    culturelles et anthropologiques. L’idée générale est que les sociétés capitalistes modernes ont une

    tendance naturelle à la réification et que les personnes vivant dans ces sociétés seront davantage

    enclines à adopter une posture réifiante envers autrui. C’est Lukács, dès 1923, qui élabore la

    première définition du concept de réification dans son célèbre essai « La réification et la

    conscience du prolétariat ». Lukács y définit la réification comme ce moment où « un rapport,

    une relation entre personnes prend le caractère d’une chose »10 masquant ainsi le fondement

    même de toute relation humaine : les hommes eux-mêmes dans ce qu’ils ont de plus vivant et

    de plus subjectif. Plus simplement, on peut voir la réification comme l’action de chosifier un être

    qui n’est pourtant pas une chose, qui est plutôt de l’ordre du vivant, du dynamique. Un exemple

    de ce phénomène nous a été donné dans les camps de concentration nazis comme le démontre

    le témoignage de Primo Levi cité précédemment. On trouve dans cette description que fait Levi

    du quotidien d’un camp de concentration nazi une parfaite description de ce qu’est le

    phénomène de la réification où des individus sont transformés en véritables objets. Il n’y a pas

    de plus percutantes façons d’imager le phénomène de la réification, mais aussi de faire

    immédiatement prendre conscience des conséquences potentiellement délétères d’un tel

    phénomène.

    Ainsi, lorsque transposée dans les comportements humains, l’attitude réifiante est un

    comportement qui semble intuitivement violer des principes moraux en prenant d’autres sujets

    humains comme des objets dépourvus de sensibilité. Nul besoin de connaître l’impératif

    10 Lukács, Georg. Histoire et conscience de classe, Les Éditions de Minuit, p. 110

  • 6

    catégorique de Kant11 pour poser ce jugement, il est normal de détester une personne qui utilise

    les autres comme des moyens en vue d’accomplir sa fin. L’être humain se braque naturellement

    contre un individu adoptant ce genre de comportement qui considère autrui comme une chose

    pouvant être utilisée pour son propre bénéfice. Dans son expérience au camp d’Auschwitz,

    Primo Levi fait état dans le chapitre intitulé « Les élus et les damnés » des différentes

    personnalités qu’il a rencontrées lors de son séjour au camp. Il termine ce chapitre avec l’histoire

    d’Henri, un jeune Français qui pour survivre a su manipuler et utiliser les autres à son avantage.

    De cet individu Levi écrit : « Toutes mes conversations avec Henri, même les plus cordiales,

    m’ont toujours laissé à la fin un léger goût de défaite ; le vague soupçon d’avoir été moi aussi, un

    peu à mon insu, non pas un homme face à un autre homme, mais un instrument entre ses

    mains »12. Levi avait l’impression que sa relation avec Henri ne s’élevait pas au niveau d’une

    relation de personne à personne. Levi était un simple instrument entre ses mains qui pouvait

    servir son propre bénéfice. Bien qu’Auschwitz représente une situation tout à fait anormale où

    l’on pourrait s’attendre à ce que tout soit permis pour survivre, Levi demeure marqué

    négativement par ce comportement : « Je sais qu’aujourd’hui Henri est vivant. Je donnerais

    beaucoup pour connaître sa vie d’homme libre, mais je ne désire pas le revoir »13.

    Un autre type de réification est celle pratiquée par la science positiviste moderne, et sur

    laquelle la phénoménologie, depuis Husserl, s’est largement penchée. Je prends à témoin un

    passage de la Krisis :

    La vérité scientifique, objective, est exclusivement la constatation de ce que le monde — qu’il s’agisse du monde physique ou spirituel — est en fait. Mais est-il possible que le monde de l’être humain en lui ait véritablement un sens si les sciences ne laissent valoir comme vrai que ce qui est constatable dans une objectivité de ce type […]14.

    L’intuition de Husserl est que le savoir scientifique dans sa forme académique et institutionnelle

    ne peut se contenter que de connaissances objectives sur l’être humain. Des sciences de faits ne

    peuvent que conduire à une humanité de faits. Toujours dans la Krisis, Husserl décrit comment

    11 « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. » Kant, Emmanuel. Fondement de la métaphysique des mœurs, Librairie générale française, 1993 12 Levi, Primo, Si c’est un homme, Op. Cit., p. 155 13 Idem. 14 Husserl, Edmund. La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Gallimard, 1976, p. 11

  • 7

    la réduction positiviste de l’idée de la science à une simple science de faits entraîne une crise pour

    cette dernière. Husserl voit une perte importante dans l’utilisation du discours propre à la

    méthode scientifique pour parler des choses de la vie. Citons à cet effet un célèbre passage de

    Robert Musil dans L’homme sans qualités qui illustre bien ce risque d’une pénétration du discours

    scientifique dans la vie quotidienne afin de décrire quelque chose d’aussi banal qu’une belle

    journée :

    On signalait une dépression au-dessus de l’Atlantique ; elle se déplaçait d’ouest en est en direction d’un anticyclone situé au-dessus de la Russie, et ne manifestait encore aucune tendance à l’éviter par le nord. Les isothermes et les isothères remplissaient leurs obligations. Le rapport de la température de l’air et de la température annuelle moyenne, celle du mois le plus froid et du mois le plus chaud, et ses variations mensuelles apériodiques, était normal. Le lever, le coucher du soleil et de la lune, les phases de la lune, de Vénus et de l’anneau de Saturne, ainsi que nombre d’autres phénomènes importants, étaient conformes aux prédictions qu’en avaient faites les annuaires astronomiques. La tension de vapeur dans l’air avait atteint son maximum, et l’humidité relative était faible. Autrement dit, si l’on ne craint de recourir à une formule démodée, mais parfaitement judicieuse : c’était une belle journée d’août 1913.15

    Le résultat en est une science de faits qui ne parvient plus à dire quoi que ce soit d’important

    concernant la vie. Husserl voit dans la méthode positiviste moderne une perte, une violence

    contre l’être humain ; on le réduit à l’état d’une chose inerte. Cette analyse objective ne peut

    parvenir à rendre compte du caractère fluide et dynamique propre à la subjectivité humaine.

    Michel Henry, énonce une thèse similaire dans La barbarie lorsqu’il constate que notre époque

    est celle de la confrontation entre science et culture : « Pour la première fois de l’histoire de

    l’humanité, savoir et culture divergent, au point de s’opposer dans un affrontement gigantesque

    — une lutte à mort, s’il est vrai que le triomphe du premier entraîne la disparition de la

    seconde. »16

    Un dernier exemple d’application du phénomène de la réification nous est donné par

    Lukács lui-même, qui voit dans le journalisme de son temps l’exemple le plus grotesque de la

    personnalité réifiée. En effet, le journaliste doit faire abstraction de sa subjectivité et de son

    tempérament, il doit les retirer de l’équation pour présenter au lecteur un propos qui est dit

    objectif : « L’absence de conviction des journalistes, la prostitution de leurs expériences et de

    15 Musil, Robert. L’homme sans qualités, Éditions du Seuil, 2011, p.31 16 Henry, Michel. La barbarie, PUF, 2008, préface, p. 1

  • 8

    leurs convictions personnelles ne peuvent se comprendre que comme le point culminant de la

    réification capitaliste »17, écrit-il dans Histoire et conscience de classe. Une telle objectivité est pour

    Lukács purement illusoire, car impossible à atteindre.

    Ces quelques exemples présentent tous une situation problématique en lien avec le

    phénomène de réification et montrent que ce problème ne peut se réduire à une simple mauvaise

    perception de l’autre, les conséquences de l’attitude réifiante sont concrètes et perceptibles dans

    la vie quotidienne (montée des idéologies extrêmes, racismes, peur de l’autre, etc.) Ce qu’il faut

    comprendre de tout cela est, tout d’abord, qu’il y a un danger à réifier, qu’il s’agit d’un véritable

    problème sur un plan politique et social. La conséquence d’une attitude réifiante est une négation

    de son humanité, mais aussi de l’humanité de l’autre pouvant conduire à de funestes

    conséquences dans les extrêmes, mais aussi, dans des cas moins extrêmes, introduire une froideur

    dans les relations sociales. Ce qui reste à expliciter est comment vient à s’immiscer cette attitude

    réifiante dans nos vies.

    § 3. Idéologie, aliénation, fétichisme et réification

    L’objectif de cette section est de définir clairement ce qui est entendu par l’utilisation du

    concept de « réification », mais aussi de définir négativement les limites du concept en analysant

    des concepts similaires dans l’histoire des idées philosophiques. Je vais en quelque sorte procéder

    à une clarification conceptuelle relativement aux concepts d’idéologie, d’aliénation, de fétichisme

    et de réification. Autrement dit, distinguer ce qui correspond au concept de réification et ce qui,

    au contraire, le distingue des concepts similaires que sont l’idéologie, l’aliénation et le fétichisme.

    Chacun de ces concepts sera analysé sous le prisme des différentes théories marxistes ayant

    ponctué l’histoire des XIXe et XXe siècles. Le marxisme est le lien qui permet de faire converger

    chacun de ces concepts en un ensemble de théories plus ou moins homogène. Il est aussi à noter

    que l’analyse qui sera faite dans cette section n’est que parcellaire et ne vise pas à épuiser ce qui

    peut être dit sur les concepts donnés. Une analyse plus approfondie de ceux-ci sera entreprise

    17 Lukács, Georg. Histoire et conscience de classe, Op. Cit., p.129

  • 9

    dans le prochain chapitre portant sur la philosophie de Marx. Mon objectif est simplement de

    montrer pourquoi j’ai choisi d’étudier le concept de réification plutôt qu’un autre.

    Notre premier arrêt se fera autour du concept d’idéologie. Ce concept est intéressant, car

    il s’est retrouvé au cœur des débats en philosophie sociale et politique depuis Marx jusqu’aux

    années 70. En effet, il s’agit d’une grille d’analyse fréquemment utilisée pour comprendre le

    monde social et politique dans lequel nous vivons. L’idéologie est un ensemble cohérent d’idées

    cherchant à expliquer ou à analyser le réel. Or, dans son acceptation négative ou péjorative,

    l’idéologie présuppose l’existence d’un « tout autre » qui serait, lui, vrai. L’idéologie masque ce

    vrai et permet ainsi à une représentation fausse du monde de se maintenir. Il s’agit d’un discours

    dogmatique dont le fondement est difficilement contestable, car, il est difficile, voire impossible,

    de discuter de sa véracité, son acceptation repose davantage sur une foi aveugle en sa véracité

    que sur une quelconque preuve de sa vérité. Selon cette définition, l’idéologie peut se maintenir

    par le recours à un discours doctrinaire et démagogique. La raison idéologique cherche à

    manipuler, elle utilise un discours empreint de sophismes pour convaincre l’auditoire de ce qui

    est avancé dans une perspective purement stratégique. Nous sommes dans l’univers de la

    manipulation pour réaliser une fin qui n’est pas énoncée comme telle.

    Une telle acceptation de l’idéologie mène à une méfiance systématique de toutes les

    idéologies, et ce, peu importe leur valeur réelle. L’idéologie pourrait ainsi maintenir des hommes

    sous la domination d’idées sans que ces idées soient pour autant confrontées à la vérité ; il suffit

    que le discours idéologique soit suffisamment répété pour autocréer sa propre vérité. Cette

    idéologie peut également répondre à un besoin tout à fait fondamental à l’être humain : lui

    proposer une grille de lecture pour comprendre le monde dans lequel il vit. L’idéologie est en

    somme, une croyance fausse qui masque la vérité et rend aveugle à l’égard du monde dans lequel

    vivent les individus, permettant de maintenir en place une société oppressante. Une acceptation

    plus positive de l’idéologie consiste à voir ce concept comme une représentation de la vie sociale

    qui sert à soutenir des explications sur le monde dans lequel nous vivons. En effet, est-il possible

    de penser un monde sans idéologie ? Les idéologies sont-elles toutes nécessairement néfastes ?

    Voici des questions tout à fait fondamentales pour quiconque veut penser le vivre ensemble.

    Ainsi, l’idéologie est un concept beaucoup plus englobant que celui de réification, la réification

    peut se comprendre comme une conséquence négative de l’idéologie ; il s’agit de ce moment où

  • 10

    je ne vois plus l’autre comme un être humain à part entière, mais comme un objet, une chose

    inerte. Cette relation peut avoir été provoquée par une soumission à une idéologie — pensons à

    l’idéologie nazie qui a conduit à la Shoa —, mais l’objectif que je me donne dans ce mémoire

    n’est pas d’étudier directement ce lien entre idéologie et réification.

    L’aliénation est un autre concept fréquemment utilisé en philosophie sociale et politique

    et qui est parfois employé de manière similaire au concept de réification. Le concept d’aliénation

    a été largement utilisé par la philosophie d’inspiration marxiste bien que son origine remonte aux

    travaux de Rousseau et de Hegel. L’aliénation doit, tout comme l’idéologie, se comprendre

    comme une conséquence, c’est-à-dire qu’il s’agit d’un état : je suis aliéné, cet homme est aliéné,

    les prolétaires du monde entier sont aliénés, etc. Ce concept est souvent défini comme le fait de

    devenir un autre, de devenir étranger à soi-même. On retrouve l’idée que l’homme n’est pas

    conforme à sa vraie nature, ce qui nous rapproche de la définition de l’idéologie énoncée

    précédemment. En effet, l’aliénation est présentée comme une réalité fausse qui s’abat sur les

    hommes, présupposant ainsi, par voie de conséquence, l’existence d’une réalité vraie ou

    authentique qui serait masquée. Il doit être compris à cette étape qu’aliénation et réification ne

    sont toutefois pas des concepts synonymes. L’aliénation est un état de domination dans lequel

    se retrouve un individu ou toute une classe d’individus par rapport à lui-même ou à eux-mêmes.

    L’individu aliéné n’est pas ce qu’il devrait être, il est un autre. La force de l’aliénation est de

    maintenir l’individu docilement dans un état de domination. Le fait d’être aliéné l’empêche de

    voir toute la puissance des forces qui l’aliènent. La réification, quant à elle, réfère plutôt à la

    relation d’un sujet à un autre. La distorsion de relation n’est pas entre l’individu et sa propre

    conscience, mais bien entre le sujet et l’autre. La réification renvoie toujours à une altérité, à un

    autre, c’est ma relation à l’autre qui est problématique. Ce phénomène est bien sûr

    universalisable, dans le sens où s’il a été possible de déporter et tuer, au nom d’une idéologie,

    des millions d’êtres humains lors de la Seconde Guerre mondiale, c’est bien parce qu’ont été

    réifiés un grand nombre d’êtres humains aux yeux d’un autre grand nombre d’êtres humains. Or,

    c’est dans la relation de chaque bourreau à sa victime qu’est visible le phénomène de la réification

    et non pas dans l’idée qu’une société entière est aliénée.

    Finalement, le fétichisme de la marchandise, ou encore le fétichisme en général désigne

    une relation entre un sujet vivant et un objet inanimé. Dans le cas du fétichisme de la

  • 11

    marchandise, les hommes donnent à un objet inanimé des propriétés et des pouvoirs qu’ils ne

    possèdent pas de manière intrinsèque. Les hommes sont dominés par des objets qu’ils ont eux-

    mêmes créés ce qui entraîne des pathologies dans leur façon d’être et de se comporter dans le

    monde.

    Le corollaire propre à tous ces phénomènes, que ce soit l’idéologie, l’aliénation, le

    fétichisme ou la réification est l’importance accordée à l’analyse d’un état de domination et à une

    réflexion sur l’exercice du pouvoir dans la société. C’est précisément dans cette perspective que

    s’inscrivent la plupart des travaux actuels sur le sujet ; comment penser la domination dans les

    sociétés modernes ? C’est pourquoi le concept de réification, mais aussi celui d’idéologie,

    d’aliénation ou de fétichisme ont toujours été utilisés de manière critique pour dénoncer la

    société dans laquelle nous vivons. Il s’agit donc d’un ensemble cohérent de concepts critiques

    ayant tous pour but de dénoncer une société qui apparaît fondamentalement insatisfaisante.

    § 4. La réification : généalogie d’un concept critique

    Ainsi, ce mémoire tentera de réaliser deux objectifs : dans un premier temps, et ce sera

    la plus longue partie du mémoire, une généalogie du concept de réification sera effectuée. En

    effet, je tenterai de construire une histoire cohérente de l’utilisation du concept de réification

    dans une perspective critique. Cette généalogie du concept de réification portera sur les travaux

    de Marx, Lukács et Adorno. Ceci permettra de montrer toute l’actualité du concept de réification

    qui autorise un dépassement des théories de la justice qui se contentent bien souvent de critiquer

    les inégalités. Il permet en effet d’appréhender l’homme, de le placer au centre de l’investigation

    philosophique et de s’aventurer dans une recherche éminemment ontologique et éthique ayant

    toujours pour trame de fond, la critique de la société capitaliste moderne. Cette généalogie

    occupera les chapitres 1 à 3 du mémoire. Le dernier chapitre aura à répondre à un objectif

    différent. Il tentera de montrer comment Adorno a construit une éthique permettant de

    contrebalancer la tendance naturelle des sociétés modernes à la réification. La thèse qui y sera

    défendue est qu’une éthique construite sous l’angle d’une lutte contre la réification dans les

  • 12

    relations humaines est porteuse et qu’il s’agit là d’un des fondements de la pensée morale

    d’Adorno.

  • 13

    Chapitre I. À l’origine du concept de réification : la philosophie de Marx

    « Aucun philosophe n’a eu plus d’influence que Marx, aucun n’a été plus mal compris. »

    Michel Henry, Marx.

    § 5. Avant-propos

    Il ne peut y avoir de doute quant à l’importance d’amorcer cette généalogie du concept

    de réification à partir des travaux de Marx. En effet, il est certainement la bougie d’allumage de

    tout ce continuum de penseurs critiques de la modernité capitaliste partageant tous, à des degrés

    divers certes, l’idée que l’économie capitaliste entraîne de graves conséquences pour l’être

    humain. En effet, il existe, pour ces auteurs, quelque chose comme « le capitalisme » qui désigne

    une forme de société particulière, laquelle implique des formes de vie et des expériences qui lui

    sont propres. L’originalité de Marx en matière économique, ce qui distingue sa théorie

    économique des autres théories économiques classiques est qu’il pose la question du pourquoi.

    Pourquoi un élément immatériel comme la valeur existe-t-il ? Cette question permet de

    différencier Marx des économistes classiques de son époque. Marx développe une théorie de la

    valeur, ce qui est en soi peu original à cette époque. Son originalité réside plutôt dans la critique

    qu’il propose de cette théorie de la valeur dans la fin du premier chapitre du Capital. Marx fonde

    cette critique autour de concept de fétichisme de la marchandise et de son analyse de la valeur.

    De cette réponse découleront certains des développements les plus importants de la philosophie

    marxiste et c’est à partir de la réponse à cette question que nous nous intéresserons à la

    philosophie de Marx dans ce chapitre. Bien que Marx n’utilise pas lui-même le concept de

    réification, il a permis par le développement de plusieurs concepts similaires à un auteur comme

    Lukács d’en forger le concept. L’origine du concept de réification est donc à trouver dans la

    philosophie de Marx lui-même et il sera intéressant de nous attarder sur la transition qu’opère

    Lukács entre la philosophie traditionnelle de Marx et celle qu’il construit en s’inspirant des

    travaux de ce dernier. Il sera question de cette filiation de Marx à Lukács dans le deuxième

    chapitre de ce mémoire.

  • 14

    Comme mentionné précédemment, on ne trouve pas une utilisation directe du concept

    de réification dans l’œuvre de Marx. Malgré cela, il ne doit pas échapper à notre attention qu’il

    décrit un phénomène qui s’apparente beaucoup à la réification telle que définie par Lukács. Dans

    Misère de la philosophie publié en 1847, Marx critique ouvertement, et avec beaucoup de force,

    l’ouvrage de Proudhon Philosophie de la misère. Il y développe la thèse affirmant que dans le système

    de production capitaliste les hommes finissent par s’effacer devant le travail qu’ils accomplissent.

    Lorsque vient le temps de mesurer le travail accompli, l’homme ne compte plus qualitativement

    comme être humain, mais bien seulement quantitativement en fonction du temps qui est investi

    dans le travail. Marx développe par là sa théorie de la valeur travail qui sera centrale dans Le

    Capital. Dans Misère de la philosophie, il décrit l’organisation du travail dans les manufactures

    anglaises comme des lieux où tout repose sur le temps de travail. En conséquence, dans de telles

    manufactures, chaque employé n’a d’importance que par le temps de travail qu’il fournit : « le

    balancier de la pendule est devenu la mesure exacte de l’activité relative de deux ouvriers, comme

    il l’est de la célérité de deux locomotives. »18 La comparaison de Marx est frappante, elle

    rassemble des ouvriers et des locomotives sous un même dénominateur ; un être humain est

    ainsi comparé à une machine, à un objet. Ce qu’il tente de montrer est que l’évaluation du travail

    des deux ouvriers s’effectue de la même façon que s’évalue le travail d’une machine, dans ce cas-

    ci une locomotive. Dans le même passage, Marx énonce une de ses célèbres formules, il écrit

    qu’on ne doit pas dire « qu’une heure d’un homme vaut une heure d’un autre homme, mais plutôt

    qu’un homme d’une heure vaut un autre homme d’une heure. Le temps est tout, l’homme n’est

    plus rien ; il est tout au plus la carcasse du temps. »19 Cette formule décrit de manière saisissante

    la réduction de l’homme à sa force de travail. L’homme devient un véritable objet, car il est

    désormais utile uniquement en fonction du temps de travail qu’il peut déployer, l’homme devient

    « la carcasse du temps » pour reprendre l’expression de Marx. On assiste ainsi à une « réduction

    de l’homme à la machine »20. Marx reproche à l’économie capitaliste de ne plus considérer

    l’homme pour ce qu’il est réellement et de le chosifier dans le temps de travail qu’il fournit. Bref,

    il est permis de rapprocher le phénomène que décrit Marx dans ces passages de Misère de la

    philosophie à ce qui sera ultérieurement donné comme définition du concept de réification. Citons

    à cet effet une définition récente du concept : « la réification désigne d’abord en son sens le plus

    18 Marx, Karl. Misère de la philosophie, Payot, 2002, p. 101 19 Idem. 20 Idem.

  • 15

    obvie, une réduction de l’humanité à sa force de travail, à une chose, il s’agit d’une abstraction

    réelle condensée par la formalité marchande. »21

    En précisant cette idée, nous verrons dans le reste de ce chapitre comment différents

    concepts élaborés par Marx permettent de mieux comprendre l’utilisation du concept de

    réification qui verra le jour à la suite de ses travaux. À cette fin, il sera nécessaire de comprendre

    les concepts suivants chez Marx, soit : idéologie, aliénation, marchandise, valeur et fétichisme de

    la marchandise. Ce chapitre consistera ainsi en une introduction à Lukács, mais aussi aux

    membres de la Théorie critique qui ont tous une filiation plus ou moins grande à l’œuvre de

    Marx.

    § 6. Le concept d’aliénation dans les Manuscrits économico-philosophiques de 1844

    Les Manuscrits économico-philosophiques de 184422 de Marx marquent le début de ses travaux

    en économie politique. Il s’agit d’un « chantier »23 de réflexion ouvert par Marx dès 1843.

    L’écriture en a été abandonnée en 1844 pour entreprendre avec Engels la rédaction de La Sainte

    Famille. Il est important de recadrer ce livre dans son contexte, car cela permet de comprendre

    qu’il ne s’agit pas d’une œuvre complète destinée à l’édition, mais bien plutôt d’une étape de

    collecte de matériaux pour l’élaboration d’une vaste critique de l’économie politique. Pour citer

    Fischbach dans sa présentation à la traduction qu’il propose chez Vrin en 2014 : « ce livre [les

    Manuscrits] est un artefact ; ceci n’est pas un livre de Marx. »24 Bref, il consiste essentiellement en

    une prise de notes par Marx qui, à ce moment, ne fait qu’amorcer sa réflexion sur le sujet. Tout

    comme L’idéologie allemande, il faudra attendre jusqu’en 1927 pour que ce texte soit publié dans

    une version en russe puis 1932 pour une édition allemande. Ceci étant dit, il demeure tout à fait

    pertinent de nous intéresser à ces manuscrits puisqu’ils permettent de reconstituer l’amorce de

    la pensée de Marx à un moment où il est encore en dialogue serré avec Hegel, mais aussi parce

    21 Charbonnier, Vincent. « La réification chez Lukács », dans La réification : histoire et actualité d’un concept critique, La Dispute, 2014, p.46 22 Aussi publié sous le nom de Manuscrit parisien, Manuscrits de 1844 ou encore Économie et philosophie pour l’édition de La Pléiade. 23 C’est ainsi que Franck Fischbach qualifie l’œuvre dans la traduction qu’il propose chez Vrin. 24 Marx, Karl. Manuscrits économico-philosophiques de 1844, trad. Frank Fischbach, Vrin, 2014, p. 9

  • 16

    qu’on retrouve dans cet ouvrage le fondement même de la théorie de l’aliénation de Marx, théorie

    encore largement discutée aujourd’hui. Cette théorie de l’aliénation demeure présente dans les

    œuvres subséquentes de Marx, mais se transforme quelque peu en ces concepts différents que

    sont « l’idéologie » et le « fétichisme de la marchandise ».

    C’est à la fin du premier cahier des Manuscrits que Marx aborde la question de l’aliénation

    dans une section intitulée « Travail aliéné et propriété privée ». Les liens entre travail et aliénation

    y sont analysés finement. Marx amorce sa réflexion par l’idée que son analyse précédente des

    catégories de l’économie politique25 a permis de montrer « que le travailleur y est rabaissé au rang

    de marchandise »26 et que ces mêmes catégories entraînent la division de la société en deux

    classes : les propriétaires et les travailleurs. De ce fait, l’homme entre dans une relation aliénée

    avec son travail. On trouve ici le schéma marxiste classique de l’exploitation d’une classe par une

    autre. Cette exploitation permet à Marx d’identifier le quiproquo suivant : « Le travailleur devient

    d’autant plus pauvre qu’il produit plus de richesse, que sa production s’accroît en puissance et

    en extension. Le travailleur devient une marchandise au prix d’autant plus vil qu’il engendre plus

    de marchandises. Avec la valorisation du monde des choses s’accroît en rapport direct la

    dévalorisation du monde de l’homme. »27 Le travail dévalorise le monde de l’homme, car il

    subordonne et ainsi oppose l’homme au produit de son travail. En conséquence, plus l’homme

    travaille, plus il est aliéné.

    La définition la plus complète de l’aliénation nous est donnée par Marx assez rapidement

    dans le texte alors qu’il écrit que « l’objet que le travail produit, vient lui faire face comme un être

    étranger, comme une puissance indépendante du producteur. »28 Dans le même passage, Marx

    identifie les conséquences d’un tel phénomène, il parle d’une « déréalisation du travailleur », alors

    que l’objectivation du produit de son travail apparaît comme « perte de l’objet et asservissement

    à l’objet », donc comme une soumission du travailleur au produit de son labeur. Le travailleur se

    soumet désormais devant les produits de son propre travail comme à un objet étranger à lui-

    25 Fischbach a choisi de traduire cette expression par « économie nationale », traduction que je n’ai pas conservée dans ce mémoire par souci de cohérence avec l’expression « économie politique » beaucoup plus utilisée par les traducteurs et commentateurs. 26 Ibid., p. 116 27 Ibid., p. 117 28 Ibid., p. 118

  • 17

    même. C’est ainsi que peut se comprendre un premier moment de l’aliénation chez Marx : la

    perte du produit du travail dans un processus économique qui prive systématiquement le

    travailleur du produit de son travail. L’homme est ainsi aliéné des produits de son travail, le

    travail devient en lui-même source d’aliénation. Ce premier moment de l’aliénation chez Marx

    est celui où se manifeste avec le plus de force la dette de Marx à l’endroit de Feuerbach comme

    le note avec justesse Franck Fischbach.29 En effet, dans le même passage, Marx compare ce

    schème de la domination du produit du travail sur le travailleur à la domination religieuse. Il

    écrit : « Il en va de même pour la religion. Plus l’homme met de choses en Dieu, et moins il en

    conserve en lui-même. Le travailleur place sa vie dans l’objet, mais ce n’est plus à lui qu’elle

    appartient, c’est au contraire à l’objet. »30 Ainsi, l’aliénation serait à comprendre comme une perte

    de soi dans l’objet, comme un devenir étranger à soi-même dans l’emprise qu’exerce l’objet sur

    soi. On parle alors du versant subjectif de l’aliénation, qui sera, nous le verrons, à mettre en

    relation avec le versant objectif de l’aliénation.

    À cette première conception spéculative de l’aliénation, Marx ajoute un autre moment

    qui lui se vit et se ressent dans la chair du sujet. Le travailleur n’est pas seulement aliéné, puisque

    l’objet de son travail s’oppose à lui comme chose inerte ou étrangère, il devient « sans objet » à

    l’exception de sa force de travail. Stéphane Haber écrit à ce sujet :

    À ce moment, comme le montre le fait que le vocabulaire de la douleur en tant qu’affection interne de la vie remplace l’image du système mort parasitant la vie, l’univers conceptuel éthéré du jeune-hégélianisme semble s’ouvrir sur la prise en compte des atteintes physiques et morales à la santé individuelle telles que Engels les décrit au même moment dans La situation des classes laborieuses en Angleterre […]31

    Marx perçoit ainsi les conséquences réelles et intra-mondaines à l’aliénation qui se réalisent dans

    le sujet. Le sujet est finalement aliéné des conditions mêmes de son existence, des moyens de sa

    propre subsistance. Ce que l’homme perd dans cette relation aliénée au travail sont les objets

    nécessaires à la vie ; des objets qui répondent à des besoins vitaux comme se loger, se vêtir et se

    nourrir.32 L’homme n’a plus accès à ces objets qu’en travaillant, et de manière encore plus

    dramatique, il n’est désormais plus en mesure de posséder les outils nécessaires au travail, car

    29 Ibid., p. 28 30 Ibid., p. 118 31 Haber, Stéphane. L’homme dépossédé : Une tradition critique de Marx à Honneth, CNRS Éditions, 2009, p. 77 32 Marx, Karl. Manuscrits économico-philosophiques de 1844, Op. Cit., p. 31

  • 18

    ceux-ci sont monopolisés par la classe possédante. Par conséquent, le travailleur devient privé

    de la possibilité même de survenir à ses propres besoins vitaux, il n’y a accès que par

    l’intermédiaire de celui qui lui fournit du travail. C’est ainsi que Marx peut affirmer que « le travail

    lui-même devient un objet. »33 On retrouve ici le versant objectif de l’aliénation.

    Conservant la typologie de l’aliénation que présente Stéphane Haber dans L’homme

    dépossédé, il est possible d’identifier un troisième versant à l’aliénation en plus des versants

    subjectifs et objectifs que nous avons décrits précédemment. Dans ce troisième moment, Marx

    cherche à approfondir le versant subjectif de l’aliénation. L’aliénation se présente désormais

    comme la perte d’une nature, de sorte qu’on peut relever un « moment naturaliste »34 de Marx.

    Ce dernier écrit que le travail aliéné fait :

    de l’être générique de l’homme, aussi bien la nature que sa faculté générique spirituelle, un être qui lui est étranger, un moyen de son existence individuelle. Il aliène l’homme de son propre corps, autant que de la nature en dehors de lui et de son être spirituel, de son être humain. Une conséquence immédiate du fait que l’homme est aliéné du produit de son travail, de son activité vitale, de son être générique, est l’aliénation de l’homme à l’égard de l’homme. […] Ce qui vaut du rapport de l’homme à son travail, au produit de son travail et à lui-même, vaut aussi du rapport de l’homme à l’autre homme, de même que du rapport au travail et à l’objet du travail de l’autre homme.35

    Le cœur de l’aliénation réside maintenant dans la privation d’un rapport vital au monde. Cette

    privation de l’activité vitale de l’homme se répercute également dans le rapport de l’homme aux

    autres. On touche ici un point intéressant dans une perspective de réification. La relation

    intersubjective peut elle aussi être aliénée en raison de cette relation à nous-mêmes qui est

    profondément aliénée. Ce rapport vital est défini par Marx comme une « libre façon de satisfaire

    les besoins élémentaires du corps »36 qu’on doit à la fois comprendre comme les besoins

    élémentaires pour assurer sa survie, mais aussi comme un besoin de dignité humaine ; c’est la

    nature humaine qui est brimée par la misère ouvrière. Bref, Marx tente de décrire l’aliénation

    comme une répression de la nature humaine. Il fait aussi intervenir l’idée que les êtres humains

    ne font pas face à une nature qui serait pour eux objet, il les comprend plutôt comme « partie de

    33 Ibid., p. 118 34 Haber, Stéphane, L’homme déposédé, Op. Cit., p. 77 35 Marx, Karl. Manuscrits économico-philosophiques de 1844, Op. Cit., p. 124 36 Haber, Stéphane, L’homme dépossédé, Op. Cit., p. 78

  • 19

    la nature »37. Cela signifie que, par le travail, les hommes expriment une double dimension de

    leur être : ils sont à la fois actifs et passifs. À ce sujet, Marx écrit :

    En tant qu’être naturel et en tant qu’être naturel vivant, l’homme est pour une part équipé de forces naturelles, de forces vitales, il est un être naturel actif ; pour une autre part, en tant qu’être naturel, en tant qu’être de chair, être sensible et être objectif, il est un être souffrant, un être conditionné et borné, tout comme le sont aussi l’animal et la plante, c’est-à-dire que les objets de ses pulsions existent en dehors de lui, comme des objets indépendants de lui.38

    Ainsi le travailleur aliéné est rendu indifférent aux besoins les plus élémentaires de sa vie ; il ne

    possède qu’une conscience de ses besoins vitaux élémentaires, et des objets qui pourront lui

    permettre de satisfaire ses besoins. La vie de l’ouvrier est comparée à la vie animale par Marx, il

    s’agit d’une vie qui ne s’élève pas au critère de dignité propre à l’homme. Le travail lui-même

    avilit l’homme, il se retourne contre lui et en fait un être passif : « c’est l’activité comme

    souffrance, la force comme impuissance, la procréation comme castration, la propre énergie

    physique et spirituelle du travailleur, sa vie personnelle — car, qu’est-ce que la vie sinon

    l’activité ? - comme une activité tournée contre lui-même, indépendante de lui, ne lui appartenant

    pas. »39

    Ce concept d’aliénation est particulièrement bien imagé dans le livre de Jean Baudrillard

    intitulé La société de consommation. Baudrillard s’intéresse directement au phénomène d’aliénation

    dans la société contemporaine. Pour imager l’aliénation, il s’appuie sur un vieux film muet

    allemand, L’étudiant de Prague40. Ce film raconte l’histoire d’un étudiant très pauvre qui un soir,

    rencontre une femme riche et a pour elle un coup de foudre. À ce moment, l’étudiant ignore que

    cette jeune femme a été placée sur son chemin à dessein par le Diable en personne. Or, comme

    il est pauvre et que cet amour semble impossible, la jeune femme lui échappe. De retour chez

    lui, le jeune homme est pris de dépit face à cette situation et c’est alors que le Diable apparaît

    dans sa chambre. Il offre à l’étudiant un monceau d’or en échange de son image, de son reflet

    dans le miroir. L’étudiant accepte ce pacte avec le Diable. Le Diable détache l’image de l’étudiant

    du miroir et disparaît. Grâce à son argent, l’étudiant vogue de succès en succès sans trop se

    37 Marx, Karl. Manuscrits économico-philosophiques de 1844, Op. Cit, p. 122 38 Ibid., p. 166 39 Ibid., p. 121 40 Film allemand de Arthur Robison produit en 1935. Le récit qui suit est conforme au résumé qu’en fait Baudrillard, il n’a pas la prétention de résumer fidèlement le film.

  • 20

    soucier du fait qu’il a perdu son image. Or, voilà qu’un jour, il rencontre en chair et en os, son

    double. Son image fait maintenant partie du même monde que lui. Non seulement fait-elle partie

    du même monde, mais son image le poursuit. En bonne image, elle suit son modèle et à chaque

    instant de la vie de l’étudiant, risque de le compromettre en se montrant au grand jour. Son image

    traque l’étudiant comme si elle souhaitait vengeance pour avoir été vendue. L’existence de celui-

    ci devient dès lors un enfer, il n’a plus de vie possible avec son image à ses trousses. Poussé à

    bout, il conçoit le plan de tuer son image. Un soir, alors que son image le pourchasse jusque dans

    sa chambre, l’étudiant exaspéré tire sur elle. Le miroir se brise et le double se volatilise. Au même

    moment, il s’écroule, c’est lui qui meurt. En tuant son image, c’est lui-même qu’il tue.

    Baudrillard voit dans la dynamique entre l’étudiant et son image un symbole de la relation

    entre le sujet et lui-même, mais également entre le sujet et le monde qui l’entoure. La base de

    notre identité dépend d’une relation de réciprocité entre le monde et nous. Lorsque l’étudiant se

    départit de son image, il perd son rapport au monde et à lui-même : « Symboliquement donc, si

    cette image vient à nous manquer, c’est le signe que le monde se fait opaque, que nos actes nous

    échappent — nous sommes alors sans perspective sur nous-mêmes. Sans cette caution, il n’y a

    plus d’identité possible : je deviens à moi-même un autre, je suis aliéné. »41 C’est là le cœur de

    l’aliénation, je perds ma relation à moi-même et de là au monde qui m’entoure. La relation

    devient unilatérale, l’individu ne voit plus son image dans le monde qui l’entoure. Or, il est

    possible d’aller plus loin avec cette histoire de l’étudiant de Prague choisie par Baudrillard.

    L’image de l’étudiant n’est pas perdue par hasard, elle est vendue. Elle tombe dans la sphère de

    la marchandise. Baudrillard y voit le sens de « l’aliénation sociale concrète »42. L’image de

    l’étudiant devient un objet, elle est l’illustration du processus réel qu’est le fétichisme de la

    marchandise : « dès l’instant qu’ils sont produits, notre travail et nos actes tombent hors de nous,

    nous échappent, s’objectivent, tombent littéralement dans la main du Diable. »43 Ainsi, rien de

    ce qui est aliéné ne tombe pour autant dans un circuit extérieur à nous. L’homme souffre de sa

    dépossession, ce qui lui est aliéné refuse de le laisser tranquille ; cette dépossession reste liée à

    lui, mais de façon négative. Ceci est d’autant plus vrai puisqu’il est le véritable producteur de ce

    qui lui est aliéné. Celui qui vend sa force de travail se retrouve dépossédé du sens du travail

    41 Baudrillard, Jean. La société de consommation, Gallimard, 1979, p. 303 42 Idem. 43 Ibid., p. 304

  • 21

    même. Il est dépossédé des fruits de son travail, et il est de cette façon aliéné du caractère concret

    de sa vie.

    § 7. La conception classique de l’idéologie

    Il n’est pas facile d’aborder le concept d’idéologie dans l’œuvre de Marx. Ce concept

    apparaît dans une seule œuvre — L’idéologie allemande — sans autres références explicites dans

    ses travaux antérieurs. Ce texte a été écrit en collaboration avec Engels entre 1845 et 1846, mais

    n’a été publié qu’en 1927. Pour ajouter à la difficulté, Marx et Engels ont adopté un ton

    polémique, voire agressif, envers des auteurs qu’ils considèrent représenter l’idéologie allemande

    plutôt que chercher à faire une analyse conceptuellement rigoureuse du concept d’idéologie. Ces

    auteurs critiqués sont Bauer, Stirner et Feurbach. L’objectif de Marx, alors en exil à Bruxelles,

    est de publier un ouvrage contre la philosophie allemande de son époque et particulièrement

    contre les socialistes allemands qui sont alors en vogue. Marx est particulièrement interpellé par

    la lecture de L’unique et sa propriété de Max Stirner publié en 1844 et dans lequel ce dernier défend

    un égoïsme absolu.

    Marx relate ce qui a mené à l’écriture de L’idéologie allemande avec Engels et à l’abandon

    de son édition dans l’avant-propos de sa Critique de l’économie politique, ouvrage préparatoire au

    Capital publié en 1859 :

    Quand, au printemps de 1845, il [Engels] vint lui aussi s’établir à Bruxelles, nous résolûmes de développer nos idées en commun, en les opposant à l’idéologie de la philosophie allemande. Dans le fond, nous voulions faire notre examen de conscience philosophique. Nous exécutâmes notre projet sous la forme d’une critique de la philosophie post-hégélienne. Le manuscrit, deux forts volumes in-octavo étaient depuis longtemps entre les mains d’un éditeur westphalien, lorsqu’on nous avertit qu’un changement de circonstances n’en permettait plus l’impression. Nous avions atteint notre but principal : la bonne intelligence de nous-mêmes. De bonne grâce, nous abandonnâmes le manuscrit à la critique rongeuse des souris.44

    Marx voit malgré tout dans ce travail quelque chose de positif, soit un examen de conscience

    personnel, l’occasion de mettre sa pensée sur papier quant aux thèmes classiques de la

    philosophie allemande de l’époque. Ce travail lui permet aussi de préciser sa relation à la

    44 Marx, Karl. Critique de l’économie politique, Œuvres, tome 1, Bibliothèque de la Pléiade, 1965, p. 274

  • 22

    philosophie hégélienne. Il se satisfait ainsi très bien de la non-publication de l’ouvrage. Malgré

    cela, on trouve tout de même dans L’idéologie allemande une définition intéressante du concept

    d’idéologie, et c’est à faire émerger cette définition que je vais m’attarder dans la suite de ce

    paragraphe.

    Comme mentionné précédemment, Marx comprend l’idéologie comme une fausse

    conscience. Les premières lignes de L’idéologie allemande se lisent ainsi : « Jusqu’à présent, les

    hommes se sont toujours fait des idées fausses sur eux-mêmes, sur ce qu’ils sont ou devraient

    être. Ils ont organisé leurs rapports en fonction des représentations qu’ils se faisaient de Dieu,

    de l’homme normal, etc. »45 Comme l’homme est défini par Marx comme un être dans le monde

    réel, ce qu’il reproche aux idéologies est de se montrer autonomes par rapport aux hommes et

    ainsi de les dominer. À la suite du passage précédent, Marx ajoute : « Ces produits de leur cerveau

    [l’idéologie] ont grandi jusqu’à les dominer de toute leur hauteur. »46 La religion est un exemple

    pour Marx d’une négation de l’homme par lui-même. La religion est un produit de l’homme lui-

    même, mais il n’est plus capable de le reconnaître. Par conséquent, cette idéologie qu’est la

    religion prend le statut d’une vérité absolue. Ce rapport entraîne une soumission de l’homme à

    un super sujet qu’il a lui-même créé et qui n’a pas d’existence en dehors de la foi qu’accorde

    l’homme en sa véracité. La dynamique de l’idéologie est celle d’un renversement dialectique

    complet ; l’apparence prend la forme de la réalité et la réalité prend la forme d’une apparence.

    Pour Marx, la production des idéologies est intimement liée à l’activité matérielle de

    l’homme, l’idéologie est le « langage de la vie réelle. »47 Dans son avant-propos à la Critique de

    l’économie politique, Marx énonce des formes de discours qui peuvent être idéologiques. Il

    mentionne « les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques, philosophiques […] »48

    C’est donc les hommes qui sont les producteurs de leurs représentations intellectuelles telles

    que : la politique, les lois, la morale, la religion et la métaphysique pour reprendre les exemples

    que donne Marx lui-même.49 Marx observe que plusieurs de ces catégories semblent avoir un

    statut d’autonomie impossible à contester, le rapport entre l’homme et l’idéologie semble par

    45 Marx, Karl. L’idéologie allemande, Éditions sociales, 1972, p.33 46 Idem. 47Ibid., p. 50 48 Marx, Karl. Critique de l’économie politique, Op. Cit., p. 273 49 Idem.

  • 23

    conséquent placé « la tête en bas », il est renversé.50 Les formes de conscience comme la morale,

    l’histoire, la religion et toutes autres représentations idéologiques, ne semblent pas avoir

    d’histoire propre, ce sont les hommes qui en développant leur production matérielle,

    construisent un ensemble de représentations conformes à cette réalité matérielle qui est la leur :

    « Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience. »51 Cette

    formule de Marx est reprise de façon identique dans l’avant-propos de 1859 à sa Critique de

    l’économie politique52. Ainsi, si l’idéologie est avant tout affaire de domination de l’homme idéel sur

    l’homme réel, on comprend que l’idéologie dominante dans une société est celle mise de l’avant

    par la classe possédant les moyens de production : « la puissance matérielle dominante de la

    société est aussi la puissance dominante spirituelle. »53 Cette classe qui dispose des moyens de

    production matérielle dispose aussi des moyens de production intellectuelle entraînant du même

    coup la domination de ses idées. À ce moment, Marx parle de « rapports matériels dominants

    saisis sous forme d’idées. »54 C’est ainsi que peut se maintenir la domination d’un groupe sur un

    autre, le groupe parvient à imposer son idéologie sur le groupe dominé par une forme de

    mystification. La mystification qu’opère la classe dominante consiste à parvenir à faire croire que

    son intérêt de classe représente l’intérêt de tous. Contre ce phénomène, le travail de Marx en est

    donc un d’éveil de la conscience. Il faut rappeler aux hommes qu’ils n’ont pas à se soumettre à

    l’idéologie dominante comme s’il s’agissait d’une fatalité. Cette théorie va évoluer dans les

    travaux ultérieurs de Marx et c’est dans les concepts d’aliénation et de fétichisme de la

    marchandise que celle-ci va s’incarner.

    § 8. Marchandise et valeur : le Marx du Capital

    Afin de bien comprendre l’évolution de la pensée de Marx et le développement du

    concept de réification chez des auteurs postérieurs à lui, il est pertinent de s’intéresser d’abord à

    certains concepts mis de l’avant dans le premier chapitre du livre I du Capital, à savoir les

    concepts de « marchandise » et de « valeur ». Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que

    50 Ibid., p. 51 51 Idem. 52 Ibid., p. 273 53 Marx, Karl. L’idéologie allemande, Op. Cit., p. 87 54 Idem.

  • 24

    l’ouvrage théorique le plus complet de Marx — Le Capital — débute par une analyse très fine de

    ce qu’est la marchandise. Notons également que Lukács amorce son chapitre sur le phénomène

    de la réification en expliquant que ce n’est nullement un hasard si Marx a décidé de commencer

    Le Capital par une analyse du concept de marchandise. Lukács écrit : « à cette étape de l’évolution

    de l’humanité, il n’y a pas de problème qui ne renvoie en dernière analyse à cette question et dont

    la solution ne doive être cherchée dans la solution de l’énigme de la structure marchande »55.

    Pour Marx lui-même, son analyse de la marchandise est une des parties les plus fondamentales

    de son œuvre et en constitue l’une des plus grandes nouveautés théoriques. Marx écrit dans sa

    préface à la première édition allemande du Capital :

    En toute science, c’est toujours le début qui est difficile. C’est donc la compréhension du premier chapitre, notamment de la section qui contient l’analyse de la marchandise, qui causera le plus de difficulté. En ce qui concerne plus précisément l’analyse de la substance de la valeur et de la grandeur de la valeur, j’ai fait de mon mieux pour rendre l’exposé accessible à tous. La forme valeur, qui a pour figure achevée la forme-monnaie, est à la fois très simple et dépourvue de contenu. Pourtant, il y a plus de 2000 ans que l’esprit humain s’évertue à percer son secret, alors qu’il a, par ailleurs, réussi au moins approximativement l’analyse de formes beaucoup plus complexes et plus riches de contenu.56

    Anselm Jappe, dans un livre qu’il consacre à l’analyse de la marchandise chez Marx, recense

    également de nombreuses occurrences dans la correspondance de Marx où il fait le même

    constat.57 La marchandise n’est pas seulement un objet économique, mais bien une forme sociale

    à part entière structurant les relations entre les individus.

    Ainsi, qu’est-ce que la marchandise ? La réponse à cette question semble évidente, mais

    Marx cherche justement à montrer qu’il en va tout autrement. De prime abord, Marx définit la

    marchandise comme quelque chose d’extérieur à l’homme qui satisfait, grâce à ses qualités

    propres, des besoins humains. La marchandise n’est donc pas ici un synonyme du bien ou de

    l’objet qui est échangé. La forme marchandise est une forme particulière que prend un objet dans

    une société capitaliste. Dans une telle société, cette marchandise se présente sous deux formes

    différentes. La première forme est la valeur d’usage. Cette valeur d’usage d’une marchandise

    provient de son caractère utile pour l’homme, de son utilité concrète. Marx écrit à ce sujet : « Le

    55 Lukács, Georg. Histoire et conscience de classe, Op. Cit., p. 109 56 Marx, Karl. Le Capital, PUF, 1993, p. 3-4 57 Jappe, Anselm. Les aventures de la marchandise : Pour une nouvelle critique de la valeur, Denoël, 2003, p. 71-72

  • 25

    caractère utile d’une chose en fait une valeur d’usage. Mais cette utilité n’est pas suspendue dans

    les airs. Elle est conditionnée par les propriétés de la marchandise en tant que corps et n’existe

    pas sans ce corps. »58 Il s’agit du versant qualitatif sous lequel apparaît la marchandise.

    Inversement, sous sa face quantitative, la marchandise devient une valeur d’échange : « La valeur

    d’échange apparaît d’abord comme le rapport quantitatif, comme la proportion dans laquelle des

    valeurs d’usage d’une espèce donnée s’échangent contre des valeurs d’usage d’une autre espèce,

    rapport qui varie constamment selon le lieu et l’époque. »59 Cette valeur se définit en fonction

    d’un rapport entre deux marchandises, rapport qui repose sur une équivalence abstraite. C’est

    l’argent qui joue ce rôle d’équivalent abstrait en rendant équivalent ce qui ne l’est pas

    naturellement.

    Ce qui caractérise la valeur d’échange est par conséquent son abstraction de la valeur

    d’usage. En tant que valeurs d’usage, les marchandises sont principalement de qualité différente

    alors qu’en tant que valeurs d’échange, elles ne peuvent être que de quantité différente. Marx

    ajoute même qu’en tant que valeur d’échange, la marchandise ne contient plus un atome de

    valeur d’usage60. Il en vient à la conclusion que s’il est fait abstraction de la valeur d’usage, du

    corps même des marchandises, il ne leur reste plus qu’une seule propriété : celle d’être des

    produits du travail humain. Il s’agit de la célèbre théorie de la valeur-travail. Selon lui, il ne reste

    dans la marchandise que du travail humain posé comme identique. Marx parvient ainsi à percer

    le mystère de la valeur : la marchandise acquiert sa valeur dans le travail humain qu’elle contient.

    Marx écrit : « Si l’on fait maintenant abstraction de la valeur d’usage du corps des marchandises,

    il ne leur reste plus qu’une seule propriété : celle d’être des produits du travail. »61 En ce sens, le

    travail est lui aussi quelque chose de double. Il est d’un côté créateur d’objet réel et de l’autre, il

    ne sert qu’à créer de la valeur. Cette première forme du travail correspond au travail concret et

    cette deuxième forme le travail abstrait. Dans le travail abstrait, il est fait abstraction des travaux

    spécifiques présents dans la production de la marchandise, et il ne reste alors que du temps de

    travail accumulé et cristallisé dans la marchandise : « En même temps que les caractères utiles

    des produits du travail, disparaissent ceux des travaux présents dans ces produits, et par là même

    58 Marx, Karl. Le Capital, Op. Cit., p. 40 59 Ibid., p. 41 60 Ibid., p. 42 61 Idem.

  • 26

    les différentes formes concrètes de ces travaux, qui cessent d’être distincts les uns des autres,

    mais se confondent tous ensemble, se réduisant à du travail humain identique, à du travail

    humain abstrait. »62 De ce caractère bifide du travail, Marx tire une conclusion forte, soit celle

    que le travail abstrait et la valeur qu’il crée ne sont qu’un phénomène social sans aucune attache

    dans le monde réel.

    Mais alors, comment calculer la substance qu’est le travail et comment évaluer

    quantitativement le travail ? La réponse de Marx est simple : la quantité de travail se mesure à sa

    durée dans le temps, à ce « quantum de travail »63 contenu dans la marchandise. Ce quantum de

    travail s’évalue quantitativement en heures ou jours de travail. Cependant, on ne peut évaluer le

    temps de travail de façon individuelle. Si on le faisait, il pourrait s’agir d’une prime à la fainéantise

    en ce sens que plus le travail s’effectuerait lentement, plus il procurerait de la valeur à sa

    marchandise. Or, ce n’est pas de cette manière que s’évalue la valeur de la marchandise. Cette

    valeur s’évalue toujours dans une relation dynamique avec d’autres marchandises. Ce qu’on

    cherche plutôt comme fondement de la valeur d’une marchandise est une moyenne. Marx parle

    du temps de travail moyen socialement nécessaire à la production d’une marchandise. Ce temps

    de travail socialement nécessaire est le temps de travail qu’il faut pour faire apparaître une

    marchandise quelconque dans les conditions de production normales d’une société donnée à une

    époque donnée. La grandeur de la valeur d’une marchandise va donc subir des changements

    perpétuels à la suite de modifications dans son mode de production. Plus la force productive est

    grande — par exemple grâce à l’utilisation d’une nouvelle machine — plus le temps de travail

    socialement nécessaire requis à la confection de cette marchandise est réduit, plus la masse de

    travail cristallisé en elle sera petite et par le fait même, plus sa valeur sera petite. Il convient de

    conclure cette section par un passage du Capital où Marx résume ces considérations quant au

    travail, à la marchandise et à la valeur. Ce passage se trouve dans la première édition, mais sera

    retiré dans les éditions ultérieures : « Nous connaissons maintenant la substance de la valeur.

    C’est le travail. Nous connaissons la mesure de sa grandeur. C’est le temps de travail. »64

    62 Ibid., p. 43 63 Idem. 64 Ibid., p. 46, note de bas de page no. 11

  • 27

    Le travail dont l’utilité s’exprime dans la valeur d’usage de ce qu’il a produit, ou

    simplement dans le fait que son produit est une valeur d’usage, Marx l’appelle travail utile. Sous

    cet angle, le travail est considéré en fonction de l’utilité du bien qu’il fabrique. Marx en conclut

    que le travail, en tant que formateur de valeur d’usage, en tant que travail utile est pour l’homme

    une condition d’existence indépendante de toutes autres considérations. Il s’agit d’une nécessité

    naturelle et éternelle, une médiation indispensable qui se produit entre l’homme et la nature. Les

    objets ne deviennent marchandise que parce qu’ils portent en eux quelque chose de double : ils

    sont à la fois objet d’usage et porteurs de valeur. Un objet possède une forme naturelle et une

    forme valeur. Dans sa forme naturelle, il est impossible de voir une quelconque parcelle de

    valeur. Si j’ai dans ma main une marchandise, rien ne peut m’indiquer la valeur de cette chose.

    Comme le dit Marx lui-même : « On aura beau tourner et retourner une marchandise singulière

    dans tous les sens qu’on voudra, elle demeurera insaisissable en tant que chose-valeur »65. On

    voit émerger l’idée que la valeur associée à la marchandise n’est pas naturelle, qu’il y a là quelque

    chose de plus.

    § 9. Le fétichisme de la marchandise

    Le concept de « fétichisme de la marchandise » est développé longuement dans la

    quatrième section du premier chapitre du Capital. Marx cherche à montrer comment la forme

    valeur est en fait un phénomène social n’ayant rien de naturel, et de surcroît, comment les

    hommes en sont venus à fétichiser la marchandise. Le type de vocabulaire qu’utilise Marx dans

    cette section est à remarquer. En effet, il énonce dès le début de cette section que la marchandise,

    en apparence chose simple, est en réalité « chose extrêmement embrouillée, pleine de subtilités

    métaphysiques et de lubies théologiques. »66 Il parle aussi de la marchandise comme d’une

    « chimère » et comme de quelque chose de « mystique »67. Dès qu’une valeur d’usage entre en

    scène comme marchandise, comme valeur d’échange, elle se transforme en chose « sensible

    suprasensible »68. On superpose à la chose sensible qu’est la marchandise, une valeur qui est

    65 Ibid., p. 54 66 Ibid., p. 81 67 Idem. 68 Idem.

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    suprasensible, et donc qui ne se retrouve pas naturellement en elle. Tout ce chapitre sert à Marx

    à marteler ce point : la valeur est une construction sociale qui, en tant que telle, a besoin de

    s’appuyer sur quelque chose de réel pour exister. Ce quelque chose est la croyance qu’ont les

    hommes en l’omnipotence de leur création qu’est la valeur. Ils se soumettent entièrement à une

    créature, à cette « chimère » qu’ils ont eux-mêmes créée, et qui n’est en réalité qu’un phénomène

    idéologique. C’est à partir de cette constatation que Marx donne sa célèbre définition du

    fétichisme :

    Ce qu’il y a de mystérieux dans la forme marchandise consiste simplement en ceci qu’elle renvoie aux hommes l’image des caractères sociaux de leur propre travail comme des caractères objectifs des produits du travail eux-mêmes, comme des qualités sociales que ces choses posséderaient par nature : elle leur renvoie ainsi l’image du rapport social des producteurs au travail global, comme un rapport social existant en dehors d’eux, entre des objets. 69

    Le fétiche est cette forme que l’homme vénère bien qu’il en soit lui-même le créateur. Le

    caractère fétiche de la marchandise provient du caractère éminemment social du travail humain

    qui produit des marchandises. Ce que crée la forme valeur est une égalité que Marx qualifie de

    « toto coelo »70 entre des travaux différents. Cette abstraction est incorporée dans la marchandise

    afin de lui conférer une valeur sur le marché : « La valeur ne porte donc pas écrit sur le front ce

    qu’elle est. La valeur transforme au contraire tout produit du travail en hiéroglyphe social. »71 On

    assiste ici à un quiproquo, un renversement. L’homme se soumet entièrement à sa propre

    création : la marchandise. La marchandise devient un outil de domination par l’exploitation du

    travail humain qu’elle