Lambassadeur Morgenthau sur larrire-plan historique du
gnocide
Chapitre XXIIRetour du Turc au type primitif
La retraite de la flotte allie, qui combattit aux Dardanelles,
eut des consquences que lon ne souponne mme pas encore compltement
; lune des plus importantes fut disoler lEmpire turc des nations
dEurope, lexception de lAllemagne et de lAutriche. LAngleterre, la
France, la Russie, lItalie, qui pendant un sicle lavaient tenu en
tutelle perdirent par l tout moyen dinfluence ou de contrle. Par
contre les Turcs sapercevaient quune srie dvnements prodigieux
venaient de les transformer en nation libre, eux les opprims de la
veille. Enfin, aprs tant dannes de contrainte, il leur tait permis
de vivre conformment leurs propres inclinations et de gouverner
leurs peuples selon leur bon plaisir. La premire manifestation de
ce retour lexistence nationale fut un drame qui, ma connaissance,
est le plus terrible de lhistoire universelle. La Nouvelle Turquie,
affranchie de la surveillance occidentale clbra sa renaissance en
assassinant prs dun million de ses propres sujets.[...]Lcroulement
de lEmpire, depuis une centaine dannes, la cration de nouveaux tats
tels que la Grce, la Serbie, la Bulgarie et la Roumanie, et la
merveilleuse volution qui suivit lmancipation du joug turc de ces
pays, nont fait quaugmenter la haine ottomane pour le mcrant ; mais
ces vnements ont contribu rvler au vaincu sa valeur. Un grand
nombre de Turcs frquentrent dsormais les universits europennes, les
coles professionnelles, et devinrent des mdecins, des chirurgiens,
des jurisconsultes, ingnieurs et chimistes, selon les mthodes
occidentales. [...]
Ils commencrent parler subrepticement de Constitution , Libert ,
Gouvernement responsable ; ils dcouvrirent que la Dclaration de
lIndpendance contenait des vrits applicables, mme lIslam. Ces
esprits audacieux conurent le rve de renverser le Sultan autocrate,
et de substituer son autorit incontrlable un systme parlementaire.
[...] [C]e que je veux souligner ici est que le succs et prsuppos
une transformation complte de la mentalit turque, spcialement lgard
des nations jadis conquises. Dans ltat rform, les Grecs, les
Syriens, les Armniens et les Juifs ne devaient plus tre regards
comme dimmondes Giaours : ils auraient dsormais des droits et des
devoirs gaux.[...]Lorsquen 1876, Abdul Hamid avait examin son
domaine morcel, il estima que le point menaant tait lArmnie. Il
simagina, tort ou raison, que ce peuple, comme les Roumains, les
Bulgares, les Grecs et les Serbes, aspirait restaurer son
indpendance nationale, et il savait que cette ambition serait
accueillie avec sympathie par lEurope et lAmrique. Le trait de
Berlin, qui avait mis fin la guerre turco-russe, contenait une
clause accordant aux grandes puissances occidentales droit de
protection sur les Armniens. Comment supprimer un tel danger ?...
Un gouvernement clair, en leur reconnaissant un minimum de libert,
en respectant leurs vies et leurs biens, ainsi que leurs droits
civils et religieux, en et sans doute fait des sujets pacifiques et
loyaux. Mais nul Turc ne pouvait slever jusqu pareille conception
politique. Au lieu de cela, Abdul Hamid dcida que le problme ne
pouvait tre rsolu que dune seule faon : par la violence.
Lextermination de deux millions dhommes, de femmes et denfants, au
moyen de massacres organiss et dirigs par lEtat [sic], lui apparut
comme le seul moyen dempcher le morcellement futur de lEmpire.
Extrait de Mmoires de lambassadeur Morgenthau. Vingt-six mois en
Turquie, par Henri Morgenthau, ambassadeur des tats-Unis
Constantinople avant et pendant la guerre mondiale, Paris, Payot
& Compagnie, 1919 (Collection de mmoires pour servir lhistoire
de la guerre mondiale), p. 238, 244 et 249-250.
