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Revue des Questions Scienti ques, , ( ) : - Du monisme au pessimisme: une lecture théologique et philosophique de Christian de Duve D L ESPHIN Université de Namur [email protected] Nous voudrions ressaisir ici d’une manière concise quelques thèses philo- sophiques que Christian de Duve a esquissées dans ses derniers ouvrages, a n d’en manifester l’architecture conceptuelle et de mettre en évidence les ques- tions qu’elles soulèvent . Il ne serait pas correct de ger la pensée de Christian de Duve à l’un ou l’autre de ses livres ou articles. Cette pensée s’est explicitée peu à peu et l’on y voit des thèmes apparaître, se préciser et parfois s’éclipser. Il s’agit d’une pen- sée en évolution. Néanmoins, on peut aisément y repérer un l conducteur et une cohérence interne que nous traduirons, dans un premier moment, au moyen de quelques idées maîtresses sous forme de thèses qui se présentent comme autant d’énoncés philosophiques et (anti-)théologiques. Nous nous permettrons d’en analyser la portée ainsi que les dicultés qu’elles peuvent soulever. Nous verrons alors, dans un deuxième moment, de quel système philosophique la pensée de Christian de Duve est proche, en disant toutefois . Une version plus détaillée d’un point de vue théologique peut être trouvée dans : D. Lambert, « Quelques aspects philosophiques et théologiques de l’oeuvre du Profes- seur Christian de Duve » in Épistémologie et éologie. Les enjeux du dialogue Foi-Science- Éthique pour l’avenir de l’humanité (L. Santedi Kinkupu, éd.), Faculté de éologie des Facultés Catholiques de Kinshasa, , pp. - . Le texte présenté ici actualise et présente d’une manière nouvelle certains contenus de cet article destiné à des théolo- giens.

Lambert Du monisme au pessimisme-Lecture théologique et philosophique de De Duve

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  • Revue des Questions Scienti!ques, 2010, 181 (2) : 179-202

    Du monisme au pessimisme:une lecture thologique et philosophique

    de Christian de DuveDominique Lambert

    ESPHIN

    Universit de [email protected]

    Nous voudrions ressaisir ici dune manire concise quelques thses philo-sophiques que Christian de Duve a esquisses dans ses derniers ouvrages, a!n den manifester larchitecture conceptuelle et de mettre en vidence les ques-tions quelles soulvent1.

    Il ne serait pas correct de !ger la pense de Christian de Duve lun ou lautre de ses livres ou articles. Cette pense sest explicite peu peu et lon y voit des thmes apparatre, se prciser et parfois sclipser. Il sagit dune pen-se en volution. Nanmoins, on peut aisment y reprer un !l conducteur et une cohrence interne que nous traduirons, dans un premier moment, au moyen de quelques ides matresses sous forme de thses qui se prsentent comme autant dnoncs philosophiques et (anti-)thologiques. Nous nous permettrons den analyser la porte ainsi que les di4cults quelles peuvent soulever. Nous verrons alors, dans un deuxime moment, de quel systme philosophique la pense de Christian de Duve est proche, en disant toutefois

    1. Une version plus dtaille dun point de vue thologique peut tre trouve dans : D. Lambert, Quelques aspects philosophiques et thologiques de loeuvre du Profes-seur Christian de Duve in pistmologie et !ologie. Les enjeux du dialogue Foi-Science-thique pour lavenir de l humanit (L. Santedi Kinkupu, d.), Facult de 5ologie des Facults Catholiques de Kinshasa, 2007, pp. 467-497. Le texte prsent ici actualise et prsente dune manire nouvelle certains contenus de cet article destin des tholo-giens.

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    que ce dernier ne revendique pas ce rapprochement. En e=et, la base de sa r>exion nest pas, comme il aime le dire parfois, une suite de rfrences et douvrages philosophiques ou religieux, mais bien le raisonnement et la lo-gique2.

    Lcart au christianisme en quatre thses

    Lorsquon lit, avec un regard thologique, les ouvrages de Christian de Duve, on ne manquera pas de voir en creux une prise de distance et une n-gation progressive des contenus fondamentaux de la foi chrtienne. En fait, chacune des grandes positions philosophiques qui sa4rment dans ses livres, il est possible de faire correspondre la ngation dun fondement du christia-nisme. Mme si dans lune de ses confrences faite Louvain aux Jeunesses scienti!ques, le 1er dcembre 1959, on peut trouver une brve allusion, de pure circonstance, luvre du Crateur3, lexplicitation rcente de son volution intellectuelle manifeste nettement une posture non croyante dont les contours sont esquisss, en ngatifs, par le schma dexposition fondamen-tal et classique de la dogmatique chrtienne.

    !se 1: le monisme de lUltime ralit

    cart 1: le refus du Dieu vritablement transcendant

    Biologiquement, lhomme nest quun moment de lhistoire volutive, il ne peut prtendre aucune place d!nitivement centrale ou hirarchique-ment suprieure. Pourtant, une prise de conscience de la richesse de nos capa-cits et de nos expriences intellectuelles, esthtiques ou relationnelles forcent

    2. Nous voudrions remercier le Professeur de Duve pour nous avoir souvent invit d-battre en toute franchise avec lui de thmes philosophiques dvelopps dans ses livres. Une des plus belles caractristiques de sa pense est, nous semble-t-il, outre sa franchise et sa clart, son refus de senfermer dans une position rigidi!e, pour donner loccasion dune rencontre et dune confrontation rationnelle avec des convictions et points de vue trs di=rents du sien, ce qui fut parfois notre cas! La nettet et la vigueur de ses propos nous a toujours sembl aller de pair avec linvitation sincre et permanente au dialogue. Pour cela nous lui en sommes in!niment reconnaissant.

    3. Inquiet, certes, il (le biologiste) lest, comme lest tout homme qui vit dans lintimit du mystre; orgueilleux sans doute aussi, - nest-ce pas l lcueil qui guette tous ceux qui prtendent a=ronter linconnu? Mais surtout et avant tout, dans sa contemplation quotidienne du miracle de la vie, saisi dhumilit et dmerveillement devant luvre admirable du Crateur, Ch. de Duve, Aux con!ns de la vie, Revue des Questions Scienti"ques, t.CXXXI (5e srie t.XXI), 1960, p. 35.

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    ladmiration et renvoie une profondeur du monde, une paisseur inson-dable de la matire-espace-temps qui porte en elle cette poussire de vie. Cette profondeur ne sidenti!e pas une radicale transcendance. On ne sort pas ici du monde conu comme un grand tout rassemblant, en une totalit uni!e, les existants. Cette ralit naturelle, qui nous porte et nous constitue, doit tre quelque chose dine=able, (de) totalement mystrieux4 et il pro-pose de lappeler: lUltime ralit.

    Pour quali!er cette Ultime ralit de Duve nemploie pas le terme de Dieu, mais il est clair quelle correspond adquatement ce Dieu dperson-nalis quil appelle de ses vux5: nous devons dpersonnaliser Dieu, tout comme la nouvelle physique nous dit quil faut dmatrialiser la ma-tire.

    Cette Ultime ralit d!nit en fait le sens profond du rel dont de Duve cherche dj une expression adquate dans son ouvrage Poussire de vie 6:

    Si lUnivers nest pas vide de sens quel est donc ce sens? Pour moi, cette signi-!cation gt dans la structure mme de lUnivers qui se trouve tre capable de produire la pense par le truchement de la vie et du fonctionnement crbral. La pense, son tour, est une facult grce laquelle lUnivers peut r>chir sur lui-mme, dcouvrir sa propre structure et comprendre des entits immanentes telles que la vrit, la beaut, le bien et lamour. Telle est la signi!cation de lUnivers comme je lentends.

    Lhomme peut approcher, au moins de deux manires di=rentes, cette Ultime ralit qui comble sa recherche dun sens immanent.

    Premirement, par la recherche scienti!que. LUltime ralit est vue, dans ce cas, comme un horizon de la rationalit (scienti!que), mieux comme un abme, pour reprendre un terme cher Jean Ladrire, dans lequel nous nous enfonons la faible lumire de notre raison et dont la profondeur sans cesse nous chappe.

    4. Ch. de Duve, l coute du vivant, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 362. Le thme du mys-tre exprimant la profondeur insondable du rel est dj prsent dans la pense de lauteur ds 1959 (cfr Ch. de Duve, Aux con!ns de la vie, op. cit., p. 35).

    5. l coute du vivant, op. cit., p. 356.6. Poussire de vie, op. cit., p. 496.

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    Deuximement, par lexprience humaine du beau, du bon ou de lamour, qui implique un rapport la vie subjective. Au nom dun prfrence philoso-phique, quil quali!e de platonicienne7, de Duve se refuse rduire laspi-ration au beau ou le dsir damour des schmas explicatifs simplement utilitaristes ou darwiniens (et donc dpendant de la rationalit scienti!que). Il envisage, titre dhypothse, quil sagit l daspects authentiques de la ra-lit ultime, di=rents de ceux qui sont accessibles la pense rationnelle, mais (qui sont) dous nanmoins dune existence propre8. On pourrait dire que, tout en tant parfaitement darwinien et donc admettant que certains aspects de ce que nous appelons le beau, le bien ou lamour peuvent tre expliqus, chez lhomme, en termes dutilit comportementale et davantages volutifs, il incline penser que le beau, le bien ou lamour doivent avoir un fondement plus profond, plus universel, plus en soi9.

    LUltime ralit, horizon vers lequel convergent nos qutes rationnelles et fondement de nos aspirations les plus profondes, ne nous o=re que quelques unes de ses facettes. Notre condition dtre biologique, fruit dune volution particulire, nous a grati!s de moyens cognitifs et perceptifs merveilleux mais limits. Nous ne pouvons donc pas esprer rationnellement toucher les limites de cette ralit : nous avons tout juste assez pour nous remplir dmerveillement, daspiration et du sentiment dappartenir quelque chose qui nous dpasse totalement, mais qui est signi!ant10. Cet aveu dignorance nest pas pos, ici, sur le fond dune attitude seulement sceptique ou agnos-tique. Chez de Duve, il y a une volont de caractriser de manire plus posi-

    7. l coute du vivant, op. cit., p. 358. Il semble cependant que le quali!catif platonicien ne soit pas adquat si lon veut tre !dle linspiration de la pense de de Duve, par ailleurs tout fait cohrente. Au fond, la position dcrite est plus proche de celle de Spinoza dont certains aspects peuvent, comme la trs bien fait remarquer Brhier, tre pris tort pour des thmes no-platoniciens (E. Brhier, Histoire de la philosophie. II/XVIIe-XVIIIe sicles, Paris, P.U.F., 1981, p.156). Nous reviendrons dans la suite sur le spinozisme de de Duve.

    8. l coute du vivant, op. cit., p. 357.9. On na aucune ide de la manire dont le cerveau a pu par exemple arriver aux notions

    de beaut, de vrit, de bien ou de mal. Je veux bien admettre quil sagit de produits de la slection naturelle, que tout cela est apparu parce que ctait utile notre dveloppe-ment. Mais jai quand mme du mal imaginer que cela na aucune correspondance avec la ralit. Que le beau en soi ou le bien en soi na pas une certaine signi!cation. Les notions du beau et du bien sont certes relatives, mais le fait quon cherche la beaut ou quon aspire au bien est une ralit universelle (Christian de Duve: lvolution a un sens, propos recueillis par O. Postel-Vinary, La Recherche, 286, avril 1996, pp. 90-93).

    10. l coute du vivant, op.cit., p.358.

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    tive cette ralit qui nous dpasse et par rapport laquelle nous sommes toujours en partie ignorants. En cela, de Duve, conformment ce quil nonce trs correctement, nest ni totalement agnostique (puisquil ne se contente pas dune sorte de docte ignorance quant au sens profond de la ra-lit), ni totalement athe (puisque lUltime ralit est une sorte de Dieu dpersonnalis).

    En fait son ide de Dieu est pense en cohrence avec son approche scien-ti!que et se prsente au fond comme une proposition (quil reconnat avec une parfaite honntet intellectuelle porteuse dun certain nombre de prju-gs dailleurs invitables) visant 11 remplacer les mythes propags par les religions, tout en essayant de ne pas compromettre les nombreuses structures bienfaisantes que celles-ci ont di!es sur les mythes.

    Tentons de reprendre en quelques mots la philosophie naturelle du Professeur de Duve pour en manifester larchitecture. Partons du prsuppos moniste que toute la ralit, tout ltre spuise dans une seule substance: lUltime ralit qui ne dpend de rien dautre, mais qui comprend toute exis-tence. La vie biologique, qui germe sur et par la matire physico-chimique, lhumain et sa pense qui senracinent dans lhistoire volutive du vivant, sont des manifestations de ncessits internes cette Ultime ralit, que nous tra-duisons notre niveau et partiellement (car nos facults sont limites) par les lois scienti!ques. Ce que nous traduisons par les transcendantaux (le vrai, le bon, le beau,)12 est lexpression dune richesse in!nie de cette Ultime ralit que certaines expriences (impliquant la raison et plus spcialement la science ou dautres facults de communion la nature, savoir par exemple lexprience esthtique, thique ou mystique) nous permettent dentrevoir, mais seulement la manire dun clair dans la nuit, jamais de manire enti-rement claire et distincte. loppos des ides de certains existentialistes, contemporains de Jacques Monod, clbrant un monde proprement absurde, lUltime ralit propose un sens. Ces parcelles de la ralit empirique que nous explorons nous renvoient, sur le mode de lindice ou de la trace, un horizon de sens vers lequel nous tendons sans jamais pouvoir latteindre. Op-timisme et modestie caractrisent la philosophie implicite du Prix Nobel.

    11. Ibid., p.348. 12. La question des transcendantaux occupe une place centrale chez un autre collgue et

    ami de Jacques Monod: Jean-Pierre Changeux: Du vrai, du beau, du bien. Une nouvelle approche neuronale, Paris, Odile Jacob, 2008.

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    Chaque pas de lvolution, chaque avance scienti!que, artistique ou thique, voire humaine, prsuppose et rvle quelque chose de cette Ultime ralit. Mais, par ailleurs, luvre de de Duve nous invite une profonde et belle humilit. Ce qui compte, pour nous, nous rappelle-t-il, ce nest pas tant cet Absolu que nul ne peut possder, mais plutt cette aspiration, ce chemin, que lhumain parcourt modestement en direction de ce qui lui apparat comme lhorizon ultime de sens.

    !se 2: la primaut du dterminisme et le refus de la contingence

    cart 2: le refus de la Cration

    Ds que les conditions physico-chimiques initiales sont prsentes sur un site cosmologique adquat, la vie doit ncessairement y apparatre et enclen-cher son histoire volutive, en vertu des lois (reproductibles) de la physico-chimie. La vie appartient donc la trame mme de lUnivers qui est vue comme une poussire de vie. Cette vie peut donc apparatre et voluer en de nombreux endroits du Cosmos, ses caractristiques globales (non pas les dtails!) devant tre trs semblables en ces divers endroits, en raison de luni-versalit des lois de la matire. La vie pourrait aussi, pour les mmes raisons, tre reproduite in vitro. Sur ce point, de Duve a tenu bien marquer sa di=-rence par rapport Jacques Monod13:

    La vie appartient la trame mme de lUnivers. Si elle ntait une manifesta-tion obligatoire des proprits combinatoires de la matire, il et t absolument impossible quelle prenne naissance naturellement. En attribuant au hasard un vnement dune complexit et dune improbabilit aussi inimaginable-on se rappelle lallgorie de Hoyle dun Boeing 747 qui mergerait dun tas de ferraille ()-Monod invoque en ralit un miracle. Malgr la vigueur avec laquelle il aurait refus cette description, il se place du ct des crationnistes

    Au tout dbut de lhistoire de la vie, le hasard ne joue pas un rle dter-minant14, nous sommes dans le rgne de la chimie parfaitement reproduc-

    13. pp. Ch. de Duve, Construire une cellule. Essai sur la nature et lorigine de la vie, Bruxelles, De Boeck Universit, 1990, p.291.

    14. La voie emprunte par la vie naissante pourrait avoir t entirement dterministe jusquau prognote, peut-tre mme jusque la dernire cellule ancestrale commune, ne laissant au hasard que quelques vnements rares peut-tre inexistants (Construire une cellule, op.cit., p.287).

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    tible15. Lhistoire volutive de la vie, quant elle, sexplique en faisant rfrence aux mutations qui a=ectent au hasard le gnome et la pression slective de lenvironnement. Mais quelle est limportance e=ective de ce hasard dans lvolution? La rponse est la suivante16:

    Je souponne que le hasard pourrait avoir jou un rle moindre, et la ncessit un rle plus important, que ne le croient Monod et de nombreux biologistes molculaires et volutionnistes contemporains. Ce soupon ne repose pas sur des arguments solidement structurs. Peut-tre sagit-il simplement dun dsir dguis en pense inspir par le fait que, contrairement Monod, je ne me complais pas lide dtre seul dans limmensit indi=rente de lUnivers do jaurais merg par hasard (J. Monod17). Dune manire plus ration-nelle, mon prjug se fonde sur le sentiment que le principe dassemblage mo-dulaire, avec les restrictions qui en dcoulent, a continu jouer un rle majeur dans lvolution, utilisant des modules de dimension et de complexit crois-santes. Les contraintes du hasard pourraient tre beaucoup plus contrai-gnantes que lon ne le suppose gnralement.

    Ds 1972, Christian de Duve a explicit ce thme des contraintes du hasard18, une notion dont il souligne la parent avec les ides du grand sp-cialiste des probabilits, mile Borel. En fait un phnomne alatoire est ca-ractris par sa probabilit doccurrence (1/2 pour lobtention de pile dans le lancer dune pice de monnaie). Or cette probabilit est toujours d!nie par rapport un ensemble bien prcis de possibilits, de con!gurations (2 dans le cas de la pice), qui !xent les limites, les contraintes du hasard. Ces contraintes ont pour e=et, dans certaines circonstances, destomper progressivement lin-certitude pesant sur le phnomne. Si nous rptons un grand nombre de fois, disons mille fois, un lancer de pice, le phnomne a beau tre rgi par le hasard, nous pouvons tre certain quau moins une fois sortira pile. Comme le dit de Duve: Le hasard nexclut pas linvitabilit. Le recours des ar-guments invoquant une intervention spciale, extrieure au monde phy-

    15. Selon de Duve, la vie ne provient pas non plus, comme le pensait Prigogine, dune struc-ture dissipative, rsultat dune ampli!cation de >uctuations au sein dun systme ther-modynamique situ loin de son quilibre.

    16. Construire une cellule, op.cit., p.290.17. Le hasard et la ncessit. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, Paris,

    Seuil, 1970, p.195.18. Les contraintes du hasard, Revue gnrale. Perspectives europennes des sciences hu-

    maines, fvrier, 1972, p.22. Nous renvoyons aussi !e Constraints of Chance, Scien-ti"c American, January 1996, p.96 et l coute du vivant, Paris, Odile Jacob, 2002, pp. 209-210.

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    sique, pour expliquer la gense des structures complexes du vivant, ne tient plus au regard du temps de lvolution. Les contraintes du hasard dlimitent un espace born qui, vu les longues chelles de temps et le nombre extr-mement grand des vnements, !nira toujours par tre compltement explor. Lenvironnement quant lui joue un rle de !ltre qui ne laisse passer que les structures qui lui sont adaptes. Christian de Duve a tenu reprciser, une fois encore et de faon trs clairante, sa position au dbut de son beau livre Singularits. Jalons sur les chemins de la vie19. Ceci montre limportance quil accorde, sur un plan fondamental, cette position qui explique comment le hasard peut devenir ncessit. Si un environnement ou un exprimentateur impose des contraintes slectives un systme vivant ou molculaire et sil existe, parmi les variantes possibles (les mutants) de ce systme, produites au hasard, lune de celles-ci qui se trouve tre mieux adapte ces contraintes, alors, mme si la probabilit de cette variante est trs faible, elle !nira par apparatre et tre slectionne, pour autant que lon attende su4samment longtemps. Les exemples donns par de Duve sont trs clairants. Ainsi, il su4t de jouer 38 fois pour quune face dun d, prescrite lavance, sorte avec 99,9 chances sur 100. De mme un numro de loterie de 7 chi=res sortira certainement, avec une probabilit de 0,999 (cest--dire presque certaine-ment) si lon observe 69 millions de tirages. On comprend, ds lors, que des vnements extrmement rares, qui sont cruciaux pour ladaptation optimale dun organisme un environnement, !nissent par tre ncessairement slec-tionns (si le spectre des diverses variations, mutations, peut tre explor tota-lement) sans faire intervenir aucun tlguidage ou aucune !nalit immanente.

    Pour prciser le rle du hasard, de Duve distingue, deux types dvolu-tion: horizontale et verticale.

    La premire concerne des changements gntiques qui na=ectent pas fondamentalement le plan corporel dun organisme mais qui engendrent une grande varit de formes (par exemple toutes les espces dinsectes). Dans ce processus gnrateur de biodiversit, le hasard joue un grand rle (hasard des mutations et hasard des vnements et situations environnementales), les contraintes du hasard sont assez souples et lon peut parler dun domaine o la contingence est importante.

    19. Paris, Odile Jacob, 2005.

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    La deuxime caractrise des modi!cations gntiques plus rares qui en-tranent des changements profonds du plan corporel. Ici le hasard est beau-coup plus contraint. On comprend aisment quun changement radical de larchitecture de base dun organisme complexe est soumis un grand nombre de contraintes, la plasticit du plan organisationnel diminuant avec la com-plexit de lorganisme. Dans pratiquement tous les cas (mais non pas tous) dvolution verticale, il y a augmentation de la complexit et en mme temps des contraintes restreignant limportance du hasard. Lvolution verticale est donc en quelque sorte canalise dans une sorte dentonnoir volutif pour reprendre les termes de de Duve. Ceci a pour consquence le fait qu un certain niveau de complexit, les organismes doivent invitablement suivre une histoire volutive quasi-dtermine et pratiquement indpendante de lenvironnement. Pour ce qui concerne lvolution verticale, la contingence ne joue pratiquement plus. Cest pour cette raison que de Duve sinscrit en faux par rapport aux biologistes ou aux palontologues (comme S. J. Gould20) qui lisent lhistoire qui conduit de la premire cellule lhomme comme une srie dvnements marqus par la contingence. Une des thses centrales dfen-dues par le Prix Nobel de mdecine consiste ds lors montrer 21:

    la fausset de lvangile de la contingence que lon prche au nom de la science. Cette doctrine repose, comme jai tent de le montrer, sur des prmisses scienti!ques incorrectes. Non pas, comme le voudraient certains, parce quil y a autre chose qui faonne la direction de lvolution, mais parce que les contraintes naturelles au sein desquelles le hasard sexerce sont et ont toujours t telles que lvolution vers une complexit croissante devait presque obliga-toirement se produire du moment que loccasion lui en tait donne.

    Pour de Duve, le problme majeur de toute conception de lvolution base sur la contingence est le fait quelle identi!e subrepticement imprvisi-bilit et improbabilit. Or, dit-il22, Des vnements peuvent avoir lieu stric-tement par hasard et pourtant tre obligatoires. Tout ce qui est ncessaire, cest de leur fournir su4samment dopportunits davoir lieu, relativement leur probabilit.

    20. Cfr par exemple: S.J. Gould, !e Structure of Evolutionary !eory, 5e Belknap Press of Harvard University Press, 2002.

    21. l coute du vivant, op.cit. p.350.22. Les mystres de la Vie: y a-t-il quelque chose dautre? in Science et qute de sens,

    Paris, Presses de la Renaissance, 2005, p.79.

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    La conception dterministe de lvolution verticale de de Duve se trouve renforce par les dcouvertes de la biologie du dveloppement et de cette nou-velle discipline que lon appelle lEvo-Devo (Evolution and DEvelOpment). Des gnes matres qui commandent toute une srie de cascades dvne-ments dclenchant le dveloppement de certains organes (lil par exemple), sont prsents et conservs dans des lignes animales trs di=rentes, tout en y causant les mmes processus morphogntiques. Ces gnes peuvent tre utili-ss, au sein de la mme espce animale, pour provoquer, de manire compl-tement dterministe, des organes des endroits inhabituels. Mais, ils peuvent tre aussi transfrs dune espce lautre, de la souris la mouche par exemple, pour y remplir la mme tche! On pourrait dire quune des dimen-sions du dterminisme biologique dont parle Christian de Duve est gran-dement taye aujourdhui par cette possibilit de=ectuer, de manire rptable, au moyen de gnes du dveloppement (homognes) le contrle de certains aspects de la morphogense animale23. Et cela est intressant car, comme le dit le Prix Nobel, cela montre aussi24 comment des changements phnomnaux du phnotype peuvent tre occasionns par des mutations simples. Les sauts mystrieux pourraient, aprs tout, se rvler explicables en termes naturalistes. Ils pourraient tre ouverts ltude exprimentale

    La conception de de Duve soppose tout vitalisme, en particulier celui de Bergson par exemple, puisque la vie sexplique entirement par les lois de la physico-chimie et non pas en faisant rfrence un quelconque lan vital, qui na pas sa place au sein du champ de pertinence de la biochimie. Cette opposition remonte certainement lin>uence dcisive de son premier matre Louvain: Joseph Bouckaert qui tait, pour ce qui est de sa science, un m-caniste convaincu25. La conception de de Duve soppose dune manire tout aussi forte, en raison de son prsuppos dterministe, au "nalisme qui suppo-serait une sorte de but, de telos, forant , en-haut et en-avant, pour re-prendre la terminologie teilhardienne, lmergence de la vie et sa monte en complexit. La conception de de Duve carte donc les arguments que lon trouve dans la tradition de la thologie naturelle anglo-saxonne, chez William

    23. de Duve voque ces gnes homotiques dans son article: Les mystres de la Vie: y a-t-il quelque chose dautre? in Science et qute de sens, op.cit., pp. 73-74 et dans son livre : Gntique du pch originel. Le poids du pass sur lavenir, Odile Jacob, 2009, pp. 93-94.

    24. Science et qute de sens, op.cit., p.74.25. l coute du vivant, op.cit. pp. 9-10.

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    Paley ou plus rcemment chez Michael Denton par exemple, qui supposent que lextrme complexit du vivant ne peut tre explicable seulement par les lois de la science mais requiert lintervention dune Intelligence , dun dessein intelligent26.

    Cette conception reposant sur un mcanicisme () pour lequel cette fresque mouvante et colore de lunivers anim semble avoir t rduite un automatisme aride de macromolcules27 exclut toute irruption, au sein du cosmos, dune radicale nouveaut, au sens o lentend Lvolution cratrice de Bergson ou la creatio continua de la thologie chrtienne. La primaut du d-terminisme physico-chimique et la ngation de la contingence28 peuvent tre lus ds lors comme une prise de distance par rapport toute notion de cra-tion au sens mtaphysique et thologique.

    !se 3: la dpersonnalisation de Dieu comme refus de tout anthropomorphisme

    cart 3: le refus de lIncarnation (Dieu-fait-homme)

    La signi!cation du religieux nimplique plus ici aucune rfrence une divinit transcendant le Monde. Le religieux traduit plutt, chez de Duve, lexpression dun lien profond qui unit lhomme au Monde qui lentoure, qui lmerveille et le dpasse, mais aussi lexpression dune profondeur de lhu-main, qui semble se rvler dans lexprience intellectuelle, esthtique ou mo-rale. La perspective dcrite ici nest donc aucunement rductionniste ou naturalisante. Chez de Duve, lactivit du biochimiste de haut niveau ne conduit nullement un rductionnisme plat29. Il y a, au contraire, la nette

    26. Ch. de Duve, Lhypothse dun dessein intelligent. La vie et son volution vers la com-plexit sont inscrites dans les proprits de la matire et nexigent pas lintervention de quelque chose dautre pour se manifester, Sciences et Avenir, Hors srie, Dcembre 2003/Janvier 2004, p.19.

    27. Ch. de Duve, Aux con!ns de la vie, Revue des Questions Scienti"ques, op.cit. 28. La thologie catholique classique dfend limportance de la contingence: Cest pour-

    quoi (Dieu) a prpar pour certains e=ets des causes ncessaires, qui ne peuvent d-faillir, et do proviennent ncessairement les e=ets; et pour dautres e=ets il a prpar des causes dfectibles, dont les e=ets se produisent dune manire contingente (5o-mas dAquin, Somme !ologique, Ia, q.19, a.8). Cfr J.-M. Maldam, Lvolution et la question de Dieu, Revue thomiste, 107 (2007) 531-560.

    29. de Duve refuse nettement une naturalisation de lthique: Ce qui fait notre grandeur () et notre responsabilit, cest prcisment que nous avons le pouvoir de nous opposer la nature et de la diriger si cela est souhaitable ( l coute du vivant, op.cit., pp. 360-61). Cependant, lthique ne se d!nit quen rfrence des impratifs humains: Les

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    a4rmation dune grandeur de lhomme qui se traduit, entre autres, par sa responsabilit morale et par sa capacit dmotion esthtique. Il est dailleurs extrmement intressant et rvlateur dobserver que la conclusion de plu-sieurs de ses livres fait rfrence cette motion30

    Quand jcoute de la musique, quand je me promne dans une galerie dart, quand je rgale mes yeux des lignes pures dune cathdrale gothique, quand je lis un pome ou un article scienti!que, quand je regarde jouer mes petits-en-fants ou simplement quand je r>chis sur le fait que je peux faire toutes ces choses, y compris r>chir sur mon pouvoir de les faire, il mest impossible de concevoir lunivers dont je fais partie comme ntant pas contraint, par sa na-ture mme, de donner naissance quelque part, quelque poque, peut-tre en de nombreux endroits et de nombreuses poques, des tres capables dappr-cier la beaut, de ressentir lamour, de chercher la vrit et dapprhender le mystre. Cela me met, sans doute, dans la catgorie des romantiques. Quil en soit ainsi.

    Lexprience humaine du beau et de lamour, jointe lmerveillement que produit, chez un scienti!que, un Monde, la fois comprhensible mais encore (et peut-tre jamais?) largement mystrieux et dans lequel la contin-gence est suppose navoir aucune place, apparaissent comme au fondement de la conception que se fait de Duve de la dimension religieuse et de sa concep-tion de Dieu que nous allons analyser maintenant.

    Christian de Duve commence par carter toute espce de conception anthropomorphique de Dieu en raison dune sorte dhumilit anthropolo-gique31

    Lanthropomorphisme est aussi la pierre angulaire de nombreuses religions, surtout celles inspires par la Bible, qui dcrit lhomme comme ayant t cr limage de Dieu. Aucune phrase ne pourrait tre plus quintessentiellement an-thropocentrique -ni plus arrogante- que cet extrait du Livre de la Gense. Selon celui-ci, lhomme est, de droit divin, le matre de la cration et na de comptes

    lois morales ne sont pas absolues. Elles sont faites par les humains dans le but de rgle-menter leurs socits. Elles voluent avec les connaissances, les mentalits et les situa-tions nouvelles. (Ibid., p. 361).

    30. Ch. de Duve, Construire une cellule. Essai sur la nature et lorigine de la vie, Bruxelles, De Boeck-Wesmael, 1990, p. 291; nous renvoyons aussi : Poussire de vie. Une histoire du vivant, Paris, Fayard, 1996, p. 496; l coute du vivant, op. cit., p. 362: Et jai aussi vibr dans dautres registres, en rsonance avec des potes, des crivains, des artistes et des musiciens qui mont mu par leurs uvres et leurs interprtations.

    31. l coute du vivant, op. cit., p. 354.

  • du monisme au pessimisme 191

    rendre quau Crateur. Lanthropocentrisme cde devant le thocentrisme. Mais ici encore, la composante anthrpos joue un rle dominant

    Cest au nom du refus de lanthropomorphisme que de Duve justi!e son refus respectueux du Dieu de la Bible32:

    Fond entirement sur des documents datant dune poque o la pense hu-maine tait domine par une mythologie anthropomorphique et par des expli-cations animistes, le rcit biblique re>te manifestement les imaginations et proccupations typiquement humaines de ses auteurs. Le Dieu de la Bible est une personne, possdant, sous la forme parfaite qui sied, toutes les qualits considres comme dsirables chez un souverain humain avec de surcrot, des pouvoirs magiques. Quil soit dcrit comme Crateur tout-puissant, Souverain svre, Juge in>exible, Pasteur compatissant, Pre aimant, ou un mlange de telles reprsentations, le Dieu de la Bible reste enracin dans limagerie trom-peuse dun anthropomorphisme qui prend ses dsirs pour des ralits. La phrase biblique cite plus haut doit tre inverse. Cest lhomme qui a cr Dieu son image.

    On retrouve ici, sous une version ractualise, lide que le Dieu de la Bible ou du christianisme ne serait quune sorte de projection ou de passage la limite de nos dsirs ou de nos reprsentations simplement humaines.

    La question que soulve la position de de Duve est ici dune importance cruciale. Comment reconnatre si le Dieu dont nous parlons nest pas une pure construction ou une projection de nos imaginations dbordantes et sou-vent naves, comme le prtendait autrefois Ludwig Feuerbach? Le Dieu du christianisme, correspond-t-il rigoureusement ce genre de projection? Nous ne le pensons pas. La raison que nous pourrions avancer ici serait que limage du Dieu rvl en Jsus-Christ est assez di=rente de ce que notre imagination instinctive produirait lorsquon prononce le mot Dieu. Un Dieu conu suivant le mode dun Souverain svre, dune sorte de poten-tat, de pharaon est dans la droite ligne dune projection anthropomor-phique33, de mme, un Dieu vu simplement et unilatralement comme un Pre aimant limage de nos pres biologiques. Mais, est-ce bien l le Dieu

    32. Ibid., p. 355.33. propos dun Dieu monarque ou dun pharaonisme cleste nous suivons lavis de

    Maurice Zundel qui a4rme: Mais justement un tel Dieu, dans la perspective chr-tienne, na jamais exist: sinon dans limagination des hommes qui enfermaient la Di-vinit dans leurs propres limites (Dialogue avec la Vrit, Paris, Descle De Brouwer, 1964, pp. 102-103).

  • 192 revue des questions scientifiques

    du christianisme? Une projection de nos dsirs produirait-elle un Dieu qui ne retint pas jalousement le rang qui lgalait Dieu, un Dieu tout-puis-sant damour mais totalement impuissant devant un refus de lhomme, un Dieu tout puissant et cependant fragile et pauvre, un Dieu crateur qui sage-nouille devant sa crature. Ce Dieu folie pour les grecs est-il vraiment conforme un Dieu anthropomorphis ? Paradoxalement, le Dieu du christianisme se fait homme mais dune manire qui tranche avec tous les anthropomorphismes mythologiques de lAntiquit ou de ceux qui sous-ten-dent nos idoles dhier et daujourdhui. Quoiquil en soit, la position de de Duve apparat ici en rupture avec lun des points essentiels du christianisme: celui dun Dieu-fait-homme, dun Dieu personnel et proche sincarnant pour rejoindre lhomme.

    !se 4: La gntique du pch originel ou la ncessit pour lhuma-nit de se sauver elle-mme

    cart 4: le refus de la Rdemption

    Lide centrale de La gntique du pch originel. Le poids du pass sur lavenir de la vie34 est le fait que la slection naturelle nous a dot de certains traits qui taient immdiatement favorables la survie et la prolifration de nos anctres, dans les conditions qui existaient en leurs temps et lieux, sans gard pour les consquences ultrieures. Cest l une proprit intrinsque de la slection naturelle. Elle ne voit que l immdiat. Elle ne prvoit pas lavenir (p. 165). La slection na donc pas dot lhumanit de capacits de sagesse pour sacri!er des avantages immdiats aux exigences de lavenir (p. 168) mais na fourni que des outils pour la recherche de lintrt immdiat. Or ce bagage que nous conservons dans nos gnes est devenu un fardeau naturel nuisible car lintrt immdiat, goste de groupes ferms sur eux-mmes, peut conduire puiser et dtruire sans vergogne les ressources de la plante en mettant en pril les gnrations futures. Ce fardeau naturel, gntique, Christian de Duve lidenti!e au pch originel de la thologie chrtienne35,

    34. Paris, Odile Jacob, 2009. 35. On pourrait se demander si cette identi!cation dun contenu scienti!que avec un

    concept thologique ne risque pas dtre peru comme une forme de concordisme que de Duve rprouverait. Dautre part une telle identi!cation fait ! des apports de la recherche exgtique et thologique contemporaines que lon pourra trouver dans lou-vrage de J.-M. Maldalm, Le pch originel. Foi chrtienne, mythe et mtaphysique, Paris, Cerf, 2008, Cogitatio Fidei n262 ou dans le collectif sous la direction de Ch. Boureux et Ch. 5eobald, Le pch originel. Heurs et malheurs dun dogme, Paris, Bayard, 2005.

  • du monisme au pessimisme 193

    lequel nest pour lui quun mythe merveilleux qui a entran linvention de lide de rachat et de lacte rdempteur qui viendrait sauver lhumanit de sa dchance (p. 169). Pour e=acer la tache originelle, il y a bien un moyen: faire appel aux capacits de notre cerveau. Grce lui, nous avons le pouvoir de regarder lavenir et de raisonner, de dcider et dagir la lumire de nos prdictions et expectatives, mme contre notre intrt immdiat, sil le faut, et au bn!ce dun bien ultrieur. Nous possdons la facult unique dagir contre la slection naturelle (p. 169). de Duve rejoint ici lun des points clefs de lanthropologie darwinienne qui sexprime dans le cinquime chapitre de La "liation de lHomme et la slection lie au sexe (1871)36. Cette anthropologie a t dcrite par Patrick Tort qui la caractrise en invoquant un e=et rver-sif37: la slection naturelle a slectionn des individus dont la partie la plus noble de leur nature consiste pouvoir mettre un frein cette slection38.

    de Duve propose sept pistes daction pour agir contre la slection natu-relle. La dernire quil propose est le contrle de lexpansion de la population car, dit-il, Cest la multiplication dbride des tres humains qui permet de plus en plus leur hritage gntique de produire ses e=ets pervers(p. 219)! Les moyens proposs par de Duve entrent ici en contradiction directe et fron-tale avec lenseignement moral de lglise catholique et avec une anthropolo-gie qui valorise lautonomie de la personne. Deux passages su4sent illustrer cela:

    les procds les plus e4caces et les plus performants pour rduire le nombre dtres humains restent la contraception et, aussi prcocement possible, l inter-ruption volontaire de grossesse, y compris sa forme prventive, la pilule du len-demain. Cest par de tels procds que lhumanit peut le mieux sopposer lexpansion dmographique. Ils sont autoriss plus ou moins libralement dans de nombreux pays. Mais cela ne su4t pas. Ils ne devraient pas tre simplement tolrs; ils devraient tre encourags (p. 222).

    36. (sous la direction de P. Tort, trad. coordonne par M. Prum et prcde de P. Tort, Lanthropologie inattendue de Charles Darwin), Paris, Syllepse, 1999, p. 222.

    37. P. Tort, Le$et Darwin. Slection naturelle et naissance de la civilisation, Paris, Seuil, 2008.

    38. P. Tort a4rme par exemple que: (lducation) dote les individus et la nation de prin-cipes et de comportements qui sopposent prcisment aux e=ets anciennement limina-toires de la slection naturelle, et qui orientent linverse une partie de lactivit sociale vers la protection et la sauvegarde des faibles de corps et desprit, aussi bien que vers lassistance aux dshrits. (Darwin et le Darwinisme, Paris, P.U.F., 2005, Que Sais-je?)

  • 194 revue des questions scientifiques

    et

    Les allocations familiales devraient tre limites au premier enfant. partir du troisime, un impt, croissant avec le nombre denfants supplmentaires pourrait mme tre prlev. Ainsi la libert dun chacun davoir des enfants se-rait prserve, mais un prix qui tiendrait compte de limpact sur la socit. Des mesures devraient tre prises galement pour favoriser la strilisation volon-taire grande chelle, surtout chez les progniteurs qui risquent de dpasser le quota autoris (p. 223).

    La position de de Duve pose de graves questions et le clbre biologiste dit ne pas ignorer que les mesures quil prconise risque(nt) de se heurter des di4cults politiques, sociales, lgales, conomiques et autres et quil accepterait que des autorits plus comptentes puissent modi!er ses propo-sitions (p. 223). de Duve prend nettement ses distances par rapport toute forme deugnisme violent ou barbare, de type nazi par exemple (p. 188). Il a4rme quil ne veut pas liminer lexcs de population (comme dans les ver-sions barbares) mais le prvenir. Il nen reste pas moins vrai quun projet de prvention dmographique tel quil lenvisage court le risque de draper assez vite vers des formes politiquement totalitaires qui vont lencontre des droits fondamentaux de lhomme et peuvent encourager les discriminations. Lexemple chinois, qui met dj en uvre les mthodes prconises par de Duve, montre quune telle solution engendre des problmes humains aussi graves, voire plus, que ceux qui sont lis laugmentation dmographiques (par exemple la slection arbitraire des sexes, labandon sauvage denfants sur-numraires,). Limpt dont il est question plus haut par exemple pourrait entraner de graves ingalits sociales, les riches seuls pouvant acheter ce droit avoir une famille nombreuse! Lintention de de Duve est fonde, on ne peut en douter, sur un grand sens de la responsabilit et sur une volont de rencontrer un problme plantaire majeur39. Cependant, pour contrer la faille originelle qui mne lgosme et au repli sur soi dans des socits closes comme les aurait quali!es Bergson40, on pourrait trs bien imaginer, dans la logique mme de ce que propose de Duve, pour contrecarrer les e=ets nfastes des limites de la slection naturelle, utiliser son cerveau pour imaginer des solutions qui vont dans le sens du partage, de la solidarit de la redistribution des richesses, de laccueil du plus faible, et qui ne prsentent pas le >anc des

    39. De Duve rejoint sur ce point Hans Jonas et son Principe responsabilit. Une thique pour la civilisation technologique (1979), Paris, Cerf, 1997; Flammarion 1998.

    40. H. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, Alcan, 1937.

  • du monisme au pessimisme 195

    formes politique autoritaire. Lespace gographique se restreignant, on pour-rait plutt chercher augmenter la solidarit et les liens en crant des rseaux de plus en plus forts et conviviaux entre les gens. Pourquoi ne pas regarder dans cette direction? 41 Si lon reste dans la cohrence de la conception de duvienne de lUltime ralit et de la profondeur quil lui confre, celle-ci ne pourrait-elle pas apparatre sous le visage dun surcrot dinteractions entre personnes acceptant de renoncer ce quils ont pour que dautres puissent vivre ? Il y a dans la solution propose par de Duve un pessimisme qui contraste avec loptimisme vigoureux qui se dgageait de son intuition dUl-time ralit. Rationnellement, on ne peut viter de rencontrer le problme soulev par de Duve li aux limites de lapport de la slection naturelle. Mais, rationnellement galement, la solution propose par de Duve ne simpose pas. Reprenant une veine plus optimiste, nous pensons que dautres solutions, pourraient tre cherches et trouves pour prendre au srieux notre responsa-bilit vis--vis des gnrations futures. Dans un article trs clairant intitul La fragilit en conomie: chance ou menace? lconomiste lena Lasida suggre des pistes intressantes qui, plutt que de se centrer sur une sorte de pratique rparatrice (dont le but est de conserver les acquis) ouvre une approche rvlatrice de nouveaut qui consiste 42 pro!ter des limites devenues incontournables pour imaginer des modes de vie di=rents, por-teurs dun bien-tre nouveau. Dans cette perspective, il ne su4t pas dap-prendre gaspiller moins: il sagit de produire et de consommer autrement, de se dplacer et dhabiter lespace di=remment. Le but nest pas de combler le manque ni de gommer la perte mais bien, au contraire, den faire merger du nouveau: moins de mobilit mais plus denracinement, moins de vitesse mais plus de prsence, moins de productivit mais plus de proximit

    Et lon pourrait ajouter dans cette ligne: moins de solutions coercitives aux problmes dmographiques qui nous fragilisent, mais plus dducation des populations, plus de partage des biens et des terres, plus daccueil.

    On ressent en lisant La gntique du pch originel la profondeur de lan-goisse quprouve de Duve face aux problmes qui psent sur la vie des gn-rations futures. Cette angoisse rappelle, bien des gards, celle quexprimait

    41. Cette solidarit peut tre comprise dans un sens darwinien : cfr F. de Waal Lge de lempathie, Leons de la nature pour une socit solidaire, Paris, LLL, 2010.

    42. . Lasida, La fragilit en conomie: chance ou menace? in La fragilit: faiblesse ou richesse?, Paris, Albin Michel, 2009, p. 62.

  • 196 revue des questions scientifiques

    Pierre Teilhard de Chardin durant la Grande Guerre lorsque, dans ce texte saisissant intitul La grande monade, il voquait le >ux dmographique en disant43:

    le >ux na pas cess de monter ; et maintenant il recouvre la Terre. Les hommes daujourdhui se touchent partout; partout ils se serrent. Comme un alliage brlant, leur masse encore tumultueuse agite de soubresauts et se-coue dexplosions, na plus qu chercher les lois de son quilibre interne.

    Mais la solution de Teilhard dbouche sur une autre solution: la pression dmographique intense peut contribuer briser les sphres de lgosme et de lisolement en poussant les hommes saimer:

    Jimagine que lHumanit, quand elle aura compris, en bloc, quelle est scelle sur soi, et que sur soi seule au monde (sinon dans les cieux) elle peut compter pour se sauver (exprimentalement, bien entendu), sentira dabord passer un immense frisson de charit interne Si la pression dune grande ncessit commune arrivait vaincre nos rpulsions mutuelles et briser la glace qui nous isole, qui peut savoir quel bien-tre et quelle tendresse ne sortirait pas de notre multitude harmonise? Quand ils se sentiront rellement seuls au monde, les hommes ( moins quils ne sentredchirent) commenceront saimer.

    Le spinozisme de Christian de Duve

    Par certain traits, la conception de de Duve voque la philosophie de Spinoza. Le vide laiss par labandon des thses chrtiennes nonces ci-des-sus se trouve en e=et naturellement combl par une telle pense. Par exemple, la thse centrale du refus de lvangile de la contingence pourrait tre rap-proche du passage suivant de lthique (I, proposition XXIX)44:

    Dans la nature, il ny a rien de contingent, mais tout est dtermin par la n-cessit de la nature divine exister et agir, selon un mode prcis (ad certo modo existendum et operandum).

    43. P. Teilhard de Chardin, crits du temps de la guerre (1916-1919), Paris, Grasset, 1965, pp. 242-243.

    44. L.Millet, Premire leons sur lthique de Spinoza (avec la traduction de la premire partie de lthique), Paris, P.U.F., 1998, pp. 91-92

  • du monisme au pessimisme 197

    Son opposition au !nalisme45 et sa conception de la ncessit rapprochent galement le Prix Nobel du philosophe hollandais. On pourrait dire aussi que les deux hommes saccordent parfaitement quant leur refus de tout anthro-pomorphisation de Dieu. En ralit le refus du !nalisme et de cet anthropo-morphisation sont lis, car ils procdent tous les deux dune projection illgitime, selon de Duve et Spinoza, de qualits humaines sur la nature ou bien sur Dieu46. Pour Spinoza comme pour de Duve, cest dune certaine ma-nire porter atteinte Dieu, cest une suprme arrogance pour employer les termes de ce dernier, que didenti!er la divinit nos indigences et nos limites.

    Remarquons au passage, que la position du Professeur de Duve, comme celle de Spinoza dailleurs, ne peut tre confondue avec un panthisme au sens strict. En e=et, il ny a pas trace ici dune quelconque religion de la nature. Les religions sont au fond, chez le Prix Nobel de mdecine, lune des expressions possibles de lmerveillement et du recueillement admiratif de lhomme pour cette Ultime ralit, ct dune srie dautres comme lart ou la science. Christian de Duve rejoint Spinoza dans son respect de lexprience religieuse et de la religion. Mais il sagit dune religion indpendante de tout dogme et de toute glise particulire.

    Les rapprochements que nous venons desquisser ne doivent pas tre pousss trop loin car de Duve na jamais voulu dvelopper une philosophie systmatique. Il sagit seulement de mettre en consonance certains accents communs et non de quali!er purement et simplement le Prix Nobel de mde-cine de spinoziste. Dailleurs cette consonance a des limites et cela pour les mmes raisons que donne Denis Collin, de lUniversit de Rouen, pour d-marquer les penses de Spinoza et dEinstein47, dont on connat pourtant les relles a4nits. Pour le clbre physicien comme pour de Duve, la ralit

    45. Pour une analyse de cet aspect de la pense de Spinoza nous renvoyons ici louvrage de C. Du>o, La "nalit dans la nature. De Descartes Kant, Paris, P.U.F., 1996, pp. 37-50.

    46. Spinoza dit:Le vulgaire conoit Dieu comme un homme ou limitation de lhomme (thique, II, 3, scolie); cit de C. Du>o, op. cit., p. 49.

    47. Si quelque chose mrite notre merveillement, cest la capacit de la raison com-prendre lordre naturel. (Cest) cette capacit qui nous remplit de joie, selon Spinoza. Ici, Einstein a une position sensiblement di=rente. Pour lui, le sentiment religieux cos-mique nat dun mystre: Ce qui est incomprhensible, cest que le monde soit com-prhensible. Ce qui nous met en garde contre des parallles trop htifs entre les deux grands penseurs (Le Dieu de Spinoza in Le Dieu des savants, Sciences et Avenir, Hors-srie, Dcembre 2003/Janvier 2004, p. 24).

  • 198 revue des questions scientifiques

    comme telle reste largement mystrieuse48. Pour de Duve, les raisons en sont que nos facults cognitives et perceptives sont limites et ne nous permet-tent certainement pas desprer rendre transparente la raison toute la pro-fondeur de lUltime ralit. Il ne faudrait pas non plus confondre, malgr quelques rsonances super!cielles, ce que nous dit de Duve de lapprhension de la ralit dans lexprience esthtique ou mystique avec la connaissance spinoziste dite du troisime genre. En e=et, comme cette dernire, bien quintuitive, reste parfaitement dans le champ de la rationalit (l) on com-mettrait donc une erreur assez grave et !nalement on trahirait lensemble de linspiration spinoziste si lon tentait de voir, dans la connaissance du troi-sime genre, autre chose quun exercice de la raison.

    Au fond, la position de de Duve semble plus proche de celle dEinstein49 dont la couleur spinozienne est bien connue et avoue par le pre de la relati-vit50.

    Le Deus sive Natura de Spinoza, qui sidenti!e bien lUltime ralit de de Duve, rejoint parfaitement la conception quEinstein se fait de Dieu quand il dit51:

    Tout homme srieusement impliqu dans la recherche scienti!que devient convaincu quun esprit se manifeste travers les lois de lUnivers - un esprit largement suprieur celui de lhomme.

    Et le passage suivant de la dernire lettre de Michele Besso Einstein, le 29 janvier 1955, pourrait, nous semble-t-il, entrer en harmonie avec certains traits essentiels de la conception de Duvienne52:

    48. La plus belle chose que nous puissions prouver, cest le ct mystrieux de la vie. Cest le sentiment profond qui se trouve au berceau de lart et de la science vritables. Celui qui ne peut plus prouver ni tonnement ni surprise est pour ainsi dire mort; ses yeux sont teints. Limpression du mystrieux, mle de crainte, a cr aussi la religion (A. Einstein, Comment je vois le monde, Paris, Flammarion, 1939, p. 12).

    49. Nous renvoyons le lecteur aux trs bons livres de Michel Paty, Einstein philosophe, Paris, P.U.F., 1963 ; Einstein ou la cration scienti"que du monde, Paris, Les Belles Lettres, 1967.

    50. Je crois au Dieu de Spinoza qui se rvle dans lharmonie de tout ce qui existe, mais non en un Dieu qui se proccuperait du destin et des actes des tres humains (A. Einstein, Penses intimes (d. par A. Calaprice; prf. de F. Dyson; trad. par Ph. Babo), Anatolia/ditions du Rocher, 2000 (Princeton University Press, 1996).

    51. Penses intimes, op. cit.,p. 139.52. A. Einstein, Correspondance avec Michele Besso. 1903-1955 (trad., introd. par P. Speziali),

    Paris, Hermann, 1979, p. 311.

  • du monisme au pessimisme 199

    Ne reconnaissant pas lide courante judo-chrtienne de Providence -cest--dire celle dune instance suprme agissant intentionnellement selon des buts humains - tu fais profession dadmettre le Dieu de Spinoza; voil qui ma pous-s prendre en main une nouvelle fois lthique dans ldition de la Deutsche Bibliothek de Berlin, publie par Arthur Buchenau.

    Ce qui est important pour moi personnellement, cest le refus tranchant que mon pre opposait toute reprsentation ou mme dnomination de Dieu (en quoi sa pense tait tout fait conforme la 5ora Tu ne te feras pas dimage ni aucune reprsentation) ; il ne subsiste alors que le seul concept de loi naturelle, ce qui revient pour moi donner un sens la recherche elle-mme, reconnatre ct de lexprience immdiate des sens une valeur la reprsen-tation libre de toute contradiction quils nous donnent, poser en face de ltre englobant toutes choses, mesur laune et celle de notre critique, notre propre tre spirituel porte ouverte sur une Beaut reconnue, Joie, Reconnaissance, Bont. Sur dautres genres de Vrit, de Bont et de Beaut

    pistmologiquement et scienti!quement, Einstein dfend un ralisme et un dterminisme en grande partie analogues ce qui colore la position de de Duve. Sur un plan thologique, Einstein rejette aussi catgoriquement et plusieurs reprises lide dun Dieu personnel et il y voit, de plus, la cause principale des con>its religieux. Comme chez Spinoza et de Duve, Einstein, soppose une attitude anthropomorphique qui consisterait transfrer na-vement sur Dieu des caractristiques ou des dsirs simplement humains. La manire daborder la Bible est aussi trangement similaire chez Spinoza53, Einstein54 ou de Duve. Il sagit dune exgse littrale qui confronte sans m-diation hermneutique les contenus scienti!ques avec le contenu scripturaire.

    Comme le recommande de Duve, Einstein non plus nentend pas suppri-mer les prtres et les religions auxquels il veut conserver une fonction lie troitement un ordre de valeurs: le Bien, le Vrai, le Beau. Il veut en mta-morphoser les fonctions en maintenant fermement ce refus radical dun Dieu personnel55:

    53. Cfr E. Brhier, Histoire de la philosophie. II/XVIIe-XVIIIesicles, Paris, P.U.F., 1981, p. 170.

    54. Par le biais de la lecture de livres de vulgarisation scienti!que, jai bientt acquis la conviction quune grande partie des rcits de la Bible ne peuvent tre vridiques. (.) Une suspicion face tout type dautorit est issue de cette exprience () une attitude qui ne ma jamais quitte (Penses intimes, op. cit., p. 145).

    55. A. Einstein, Conceptions scienti"ques, morales et sociales (trad. par M. Solovine), Paris, Flammarion, 1952, pp. 32-33.

  • 200 revue des questions scientifiques

    Dans leur lutte pour le bien moral les ministres de la religion doivent avoir la hauteur de vue dabandonner la doctrine dun Dieu personnel, cest--dire dabandonner cette source de crainte et desprance qui rendait dans le pass les prtres si puissants. Dans leur e=ort ils devront mettre pro!t les forces qui sont capables de cultiver le Bien, le Vrai et le Beau dans lhumanit. Cest l assurment une tche plus di4cile, mais incomparablement plus digne. Aprs que les ministres de la religion auront accompli le travail dpuration ici indi-qu, ils reconnatront certainement avec joie que la vraie religion a t ennoblie et rendue plus profonde par la connaissance scienti!que.

    Lattitude religieuse dEinstein est celle dune contemplation de lUni-vers, celle dune admiration soutenue par la con!ance en la nature ration-nelle de la ralit 56. Quand le pre de la relativit a4rme quil est un incroyant profondment religieux, il nest pas trs loin nous semble-t-il de la position de de Duve, qui refuse lagnosticisme, lathisme, sans pour autant adopter lattitude des croyants des religions rvles. Einstein et de Duve ne veulent plus de la religion, mais au fond ils ne tiennent pas se dpartir dune forme de religiosit cosmique. Pour ce qui est de Duve, il scarte avons-nous vu du contenu de la dogmatique chrtienne, mais il tient souvent faire remarquer quil ne nie pas la positivit dune morale dinspiration vang-lique. Cependant, on peut se demander si la forme dgosme sage fonde sur la prise en compte des conditions long terme de vie de lhumanit et animant une forme deugnisme doux, est vraiment cohrente avec cette ins-piration?

    Conclusion

    Nous voyons que les derniers livres de Christian de Duve dploient une vision qui passe graduellement dune description de la ralit en totalit, dune philosophie de la nature optimiste si lon veut, une thique quelque peu pessimiste, provoquant un appel la responsabilit de lhumanit actuelle vis--vis des gnrations futures. On passe en e=et dune vision positive et profonde du cosmos, avec la !gure de lUltime ralit, une image angois-sante du futur de lhumanit. Ce qui est intressant ici, cest que lapparition progressive des thmes de r>exion abords par Christian de Duve suit un plan classique dexposition des contenus fondamentaux de la thologie chr-tienne: Dieu, la Cration, la faute, lIncarnation, la Rdemption. Chacun de

    56. Penses intimes, op. cit., p. 142.

  • du monisme au pessimisme 201

    ces thmes apparaissant comme vid de sa signi!cation vritablement trans-cendante et de son contenu proprement chrtien. Sous la vision philoso-phique dploye progressivement dans les ouvrages de Duve, on pourrait voir luvre une sorte de !l conducteur qui ne serait autre quune scularisation radicale du schma thologique chrtien, mais dont le plan et les concepts gardent implicitement ou explicitement une couleur chrtienne. Dans ce sens, la position du Nobel est bien non-croyante, dans la mesure o son expression se ralise comme une ngation point point des lments fonda-mentaux de la foi chrtienne, suivant un plan classique dexposition de ceux-ci. Cette non-croyance pose alors, comme chez Darwin dailleurs, la question de savoir si la reprsentation du christianisme et des contenus dog-matiques qui sont prcisment refuss ou nis correspond celle que se font aujourdhui les thologiens des diverses confessions chrtiennes? Nous nen-trerons pas dans ce dbat qui mriterait sans doute une analyse dtaille mais qui sort certainement du cadre de cette petite contribution. Nous avons sim-plement montr que de Duve sloigne du christianisme en se rapprochant du spinozisme des scienti!ques, de ce monisme qui est souvent la philosophie implicite des scienti!ques contemporains qui, tout en niant un Dieu trans-cendant et personnel, ne veulent pas renoncer toute valeur des transcendan-taux: lun, le vrai, le bien, le beau. Mais il y a un problme central qui apparat et qui reste comme une nigme dans le monisme adopt par de Duve. Com-ment donner un contenu et un fondement ces transcendantaux auxquels on ne veut pas renoncer? Comment justi!er par exemple quil est bien de soccuper du sort des gnrations futures plutt que de suivre la pente dun gosme individuel ou social? Comment fonder en !n de compte la sagesse que de Duve appelle dsesprment de ses vux? La biologie seule semble, chez lui incapable de fournir une rponse cette question. Dans ce sens, de Duve nest pas un naturaliste radical! Mais alors, ne faudrait-il pas en conclure que la solution et la sagesse proposes par de Duve sont seulement des op-tions, quelles ne simposent pas rationnellement et fondamentalement? Pour-quoi devrions-nous les adopter? Nous touchons l un problme central: celui du fondement du contenu du Bien. Dans le cadre dun monisme qui en-tend prserver la valeur des transcendantaux et ne pas en faire le produit dune construction sociale, quest-ce qui nous permet dexhiber ultimement les contours et le contenu de ce qui serait bien, de mettre en vidence les frontires entre la barbarie et le respect de la personne humaine? Lintrt de la pense rcente de de Duve est de nous ramener cette question, implicite-

  • 202 revue des questions scientifiques

    ment certes, en nous montrant que la grande question du monisme, celui de Spinoza, mais aussi celui dEinstein et de Changeux est celle qui surgit lorsquayant renonc une radicale transcendance, le scienti!que et le philo-sophe monistes se retrouvent devant lnigme du fondement de leur propre libert, de leur soif de vrit et leur aspiration au bien et au beau57. Il y a aussi une question que nous ne pouvons pas nous empcher de poser en lecteur assidu de luvre de Duve: pourquoi son monisme de lUltime ralit ne la-t-il pas conduit un fondamental optimisme ? Y aurait-il comme une connexion profonde et ncessaire entre son monisme ontologique et le pessi-misme de son thique? Lultime ralit pourrait-elle soutenir un optimisme foncier de lhumanit ? Luvre de de Duve, qui exprime une pense sans cesse en volution, nous invite ici reprendre une tude dtaille du monisme philosophique et de ses liens avec lthique58. La trajectoire intellectuelle du biologiste retrouverait ici de manire signi!cative les enjeux du dialogue quavaient initis il y a quelques annes le neurophysiologiste Jean-Pierre Changeux et le philosophe Paul Ricoeur dans La nature et la rgle59.

    57. On retrouve ici sous une autre forme lun des constats formuls par le thologien alle-mand Medard Kehl dans son ouvrage Et Dieu vit que cela tait bon. Une thologie de la cration, Paris, Cerf, 2008, Cogitatio Fidei n264, p. 441: les philosophes et scienti-!ques, dans la veine rductionniste ou moniste nliminent Dieu (celui du christia-nisme) quau prix dune limination pralable de lhomme. Tous les arguments quils avancent contre lexistence de Dieu sont en mme temps des arguments contre une image traditionnelle de lhomme compris comme un tre dou de raison et de liber-t Le choix dun monisme entrane par le fait mme une interrogation fondamentale dordre anthropologique (quest-ce que lhomme ?) et thique (quest-ce qui fonde le libre arbitre et la responsabilit morale?)

    58. On pourrait renvoyer ici aux analyses dHenri Hude dans Prolgomnes. Les choix hu-mains, Paris, Parole et Silence, 2009, pp. 149-162.

    59. Paris, Odile Jacob, 1998. On retrouvera entre autre lavis de Paul Ricoeur sur le pch originel pp. 321-324.