Le Crime du Gamat

Elan Sud

Roman

Denise DÉJEAN

Le Crime du Gamat

Denise DÉJEAN

Le Crime du Gamat

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L’Armier, mystère à Saint-Paou - 978-2-911137-41-9Collection élan J éd. Elan Sud

© Elan Sud - 2016

Dépôt légal juillet 2016

ISBN: 978-2-911137-48-8

Composition Elan Sud

Photo sous licence n° 24628781 © Vera Kuttelvaserova

Denise DÉJEAN

Le Crime du GamatR o m a n

Collection Terroir

Elan Sud

Pour Anne-Claire et Pierre-François,

qui m’ont donné le goût de l’Histoire.

D.D.

Avertissement

Les surnoms, patronymes, noms de quartiers et de lieux-dits

ont été respectés, ils étaient en usage à Génat à la fin du XVIIe

siècle. Mais il est inutile de les chercher dans le cadastre :

avec le temps, la plupart d’entre eux ont disparu. Enfin, pour

la vie de ce village de montagne à cette époque, je me suis

appuyée sur l’excellent ouvrage de René Giroussens, Ces

paysans mes ancêtres, les Giroussens, ou La vie à Génat

sous l’Ancien Régime.

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Mai 1694, dans les monts Pyrénées.

C’est une aube de printemps radieux.Mais près de Tarascon, en pays de Foix, JeanSalvaing, le Gamat1, marche entre deux sergentsd’armes dans un monde confus où rien ne l’atteintplus. Ses membres engourdis lui font mal. Sesyeux, désaccoutumés de la lumière, se plissent. Lafraîcheur matinale le surprend, il frissonne. Ilavance, l’esprit mort, abêti. Sa haine assouvie lelaisse vide. Il ne lui reste rien, ni passé ni avenir,juste l’arrogance. Bientôt, il ne sera plus qu’uncorps désarticulé que le vent de mai balancera aubout d’une corde. Bientôt les corbeaux crèverontses yeux, dépèceront sa chair morte…Aucun regret dans ses prunelles noires. Seul il avécu, il mourra seul. Sa solitude est d’autant plusterrible qu’il a cru, un jour, y échapper. Il mesurealors son isolement.

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1 - Prononcer en faisant sonner le « t» final, comme dans le Midi de la France.

Face à lui, la masse serrée des curieux guette sonarrivée dans un silence de plomb. Il s’avance,farouche, au milieu. Les notables plastronnent. Ilreconnaît Jean-Baptiste Teynier, le maire de la ville,et, massés autour de lui, les consuls qui l’ont jugé,dans leurs livrées solennelles ; le baron d’Alliat,noble Pierre de Traversier, en habit violet etchapeau de feutre à plume; le bayle, le chapelier, letonnelier, le drapier… Même la femme de maîtreTeynier est là, mante de velours sur robe depourpre. Sa servante, près d’elle, porte dans ses brasson enfant nouveau-né.Le notaire royal, Jean Rolland, est au premier rang,la jument Rosette près de lui. Comme le Gamat l’aaimée, cette bête superbe! Ensemble ils ont peinésur la même terre, soudés dans le même labour,sans que jamais il n’ait levé la main sur elle saufpour la flatter ou caresser sa robe de soie. Et voilàqu’elle se détourne de lui en renâclant. Il encaissecette trahison d’un haussement d’épaules : elle nepeut lui venir que d’une femelle!Ceux de Rabat, de Niaux, de Génat sont là aussi,Capsou et Capdot, les vieux jumeaux, Cappélat etPerdigaïl, et Jeannot Fondère, le syndic2 duvillage. Tous fuient son regard, embarrassés. Lorsde son procès, aucun n’a témoigné en sa faveur,mais ils ont tous parcouru de nuit plus d’une lieuepour assister à sa pendaison.Deux prêtres encadrent le prisonnier. Celui deNiaux, Henri Desinnocens, présente son visage

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2 - L’équivalent d’un maire.

des mauvais jours, d’une couleur morbide. « Je luiai joué un bien mauvais tour en assassinant sur saparoisse, ricane le Gamat. Voilà-t-il pas qu’il vas’évanouir ? Ou dégobiller sur son habit ? Lespectacle serait complet ! » Le second, c’estFrançois Farssac, le curé de Génat, son village.Ses paupières baissées ne laissent rien voir de sessentiments.Le condamné s’esclaffe devant une maquerelle dubourg qui attend, la lippe gourmande. Son rire fouallume des quolibets, ravive la haine. Il crache surces gens, la foule gronde. De cette assembléedisparate monte une hostilité presque palpable quipèse sur le supplicié, qui tournoie, qui fait crierquelques curieux. Il la flaire, le nez au vent, avecl’instinct de l’animal traqué.Il marche.Il perçoit sans les comprendre les murmures desprêtres. Puis il lève la tête et se sent blêmir. Plusrien n’existe que cette potence hideuse, dresséesur la colline de la Frau3 la bien nommée, non loindu barri-clos de Tarascon.Un sanglot le tire de sa torpeur. La Torte. Entremère et sœurs, Anne, sa femme bossue, se tientdevant lui, si pâle. C’est à cause d’elle que lamalchance les a poursuivis, à cause d’elle que sondestin a basculé. Mais elle garde son secret. Nichagrin ni regret ni pitié dans ses yeux, maisplutôt, oui… Le Gamat croit y lire une sorte desoulagement, car si le forfait de son homme rejette

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3 - En Occitan «l’effroi», « la terreur». Le gibet était toujours dressé àl’extérieur de la ville.

sur elle l’infamie, il lui offre surtout une chance,ultime, de trouver un meilleur compagnon. Ilcrache sur elle. La foule gronde.Encore quelques pas. Une femme se signe, s’écartede lui. Quelle chose étrange, en vérité, de voir desgestes et saisir des paroles, sans les comprendre!Jean se sent comme un nourrisson en son âged’innocence. Il glousse, avance encore. Le voici aupied de l’échelle. La charrette est là. Bœufs etbouvier attendent sans hâte leur chargement. Lesjuges ont trouvé trop légère la peine le condamnantau gibet. Selon leur impitoyable volonté, sadépouille sera ensuite abandonnée aux oiseaux deproie et aux bêtes fauves, au-dessus du château deMontgascon, entre Alliat et Junac, où, voilàquelques jours, il a tué son frère…Celui qui applique la sentence, ce matin, c’estVidalot, le forgeron de Junac. Sa corde s’estemmêlée, il s’énerve et jure tout bas. Jean leconnaît, il le déteste, il déteste la terre entière,mais surtout ce forgeron-là ! Sa haine, ce matin,est réciproque, le Gamat le comprend aux gestessecs, au regard dur. Le hasard veut qu’aujourd’hui,ce soit l’ami de la victime qui exécute l’assassin.Dans la foule, la tension croît. On se presse, ontend le cou pour mieux voir, on se cache aussi.Derrière, tout au fond, un enfant gourmandécherche le giron maternel. Le meurtrier entend :« si tu n’es pas sage, tu finiras ainsi…» Mais n’est-ce pas plutôt son imagination ? Cette voixressemble tant à celle de sa mère, surgie de sonenfance, d’un si lointain passé…

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L’un des consuls, conformément à la loi, lit sacondamnation à haute voix, mais le Gamat nel’écoute pas. Il boit des yeux le paysage.De l’Ariège aux berges douces s’élève une brumelégère qui s’étire mollement et vient caresser lepied de la colline. Au-delà, la vallée n’est quesourires et promesses. La brise printanière apportedes senteurs sucrées d’aubépines et de pruniers, etfait frissonner de grands pommiers en fleurs. Auloin, le vieux château aligne ses pierres grises par-dessus l’enchevêtrement serré d’ardoises, dechaumes et de tuiles de la ville basse. D’un coup,le soleil apparaît. Son premier rayon vientdélicatement ourler d’argent les cimes familièreset ciseler les contours des chemins, les murets desterrasses.L’ultime regard du Gamat embrasse tout en uninstant, s’attarde sur ces montagnes où il a vécu.Une violente émotion, tout à coup, l’étreint. Ilrevoit son beau champ d’En-Batalho, sa maison,son village tranquille où il ne finira pas ses joursen patriarche, tous ces petits riens dont il se sentdépossédé.Des signes de croix, de l’eau bénite, un motchuchoté à son oreille, « repentir »… Il monte àl’échelle.Vidalot, sans ménagement, lui passe la corde dechanvre par-dessus la tête, au moment où le soleilfrappe son visage d’un jaillissement d’or. Il fermeles yeux sur un vif éblouissement, une syncopebrève.La journée sera belle…

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Aussi belle qu’en ce jour de mai 1690,quatre ans plus tôt, où Jean Salvaing avait épouséAnne Fournié. Épousailles ou arrangement? En cetemps-là, on parlait dot et dottalices4, mais bienpeu sentiments.L’événement s’était décidé peu avant le précédentNoël. Raymond et Françoise Fournié venaient defiancer Jeane, leur fille cadette, à Pierre Roujas, unjeune laboureur de Génat. Après plusieurs annéespassées à la guerre, il était revenu au village pourl’épouser, comme il le lui avait promis.Pourtant, les parents n’étaient pas entièrementsatisfaits. Cette union leur rappelait leur malheur :à leur grande vergogne, ils n’avaient engendré quedes filles. L’aînée, Magdeleine, était mariée depuisquelques années à un tailleur d’habits de Rabat,Philippe Mathe. Elle lui avait déjà donné un fils,en attendait un second.

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4 - Partie de la dot payée en nature, meubles, linge ou bétail, que les fillesrecevaient à leur mariage.

Jeane, la plus jeune, s’établirait à Génat avec sonmari. Sans être un riche propriétaire, il possédait dubien. De ses parents, décédés alors qu’il était encoresoldat, il avait hérité des champs de plusieursmesurées au Coural-de-Filhot, au Cap-Delà et à laCoste del Riù, de sa maison du Couralet, à l’autrebout du village, et de ses deux tantes qui l’aidaient.Jeane ne serait pas malheureuse.Mais Anne?À trente et un ans, leur deuxième fille était déjàvieille et torse, car dans sa petite enfance, unemauvaise chute l’avait rendue difforme. Elle semontrait courageuse et supportait cette infirmitésans se plaindre, soutenue, peut-être, par un zèleassidu de l’église et de ses offices. Sa différencel’avait isolée des jeunes de son âge. Certainsprétendaient qu’elle avait le mauvais œil, et portaitmalheur à qui la fréquentait. Le rythme dissonant deses sabots vidait toujours les venelles, faisaits’envoler de la fontaine filles et garçons. Aussi avait-elle traversé son enfance, puis sa jeunesse, sans unmot, sans amis, sans histoire.

« Il faut marier Anne», décréta le père.Ils ruminèrent ce projet en silence. Le problème, ilsne le connaissaient que trop: ils devraient choisiravec un soin extrême celui qui viendrait vivre sousleur toit. Ce dernier gendre devrait n’être ni tropjeune ni trop âgé; être assez pauvre pour convoiterleurs quelques terres, mais point trop; être habileaux travaux des champs pour s’occuper de leur biendans leurs vieux jours et faire marcher la ferme… Etsurtout, surtout, posséder un caractère suffisamment

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souple pour les respecter et leur obéir en tout. Auvillage, les prétendants n’étaient pas foule. Et quiaccepterait une bossue? Pendant quelques jours,Françoise et Raymond épièrent les célibataires,dénombrèrent les veufs. Un soir enfin, le pèredécréta :

« Le Gamat fera l’affaire.— Le Gamat? Vous êtes fou, mon homme!

Après tous les ennuis qu’il nous a créés…— Justement. Il saura défendre nos intérêts. »

Celui qu’on appelait ainsi était leur voisin, unhomme noir de poil comme de peau, sec de cœurcomme de corps. Son surnom, il ne l’avait pasvolé ! Comme le blé gamat, pourri sur pied parmanque de soleil, Jean Salvaing était malingre etmauvais. Françoise gardait le souvenir de l’enfantfragile, puis de l’adolescent maladif qu’il avait été.Quand la peste avait emporté toute sa famille, ilavait quinze ans, mais n’en paraissait pas douze.Alors était intervenue cette solidarité naturelle quela communauté exerçait en pareil cas. Chacuns’était ingénié pour apporter à l’orphelin l’aide, lesoutien dont on pensait qu’il aurait besoin. L’unavait proposé de prêter son cheval, l’autre degarder ses brebis, Françoise Fournié avait promisun pain de sa fournée…Le Gamat avait tout refusé en bloc. Buté. Vexant.

«Grand bien lui fasse ! Mal fichu comme ilest, tout seul, il ne s’en sortira pas. Tant pis pourlui !»Pourtant il avait tenu bon, se débrouillant,persévérant, luttant chaque jour pour sa survie.

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Avec l’âge d’homme, la force lui était venue, maisle sobriquet était resté. Par ailleurs très adroit deses mains, il se louait, l’hiver, pour réparer toitureset maisons. Il confectionnait aussi des corbeilles etdes paniers de noisetier que les ménagèresachetaient volontiers à la foire, tant ils étaientélégants et tressés fin.Françoise lui reconnaissait ce mérite. Mais elle sesouvenait aussi de leur chien, battu à mort pour luiavoir volé un œuf. Des menaces de procès le jouroù leurs trois poules avaient «dévasté» son jardin.Des gerbes de blé escamotées, des légumeschapardés. Des chicanes avec les Giroussens oules Carbonne pour une meule de foin éventrée, unebouteille brisée… Cette vie âpre et solitaire luiavait forgé un caractère difficile.

«Quand même, il y a la maison», s’entêtaitRaymond.Le Gamat tenait de ses parents une petite terre,près du presbytère, et l’étroite chaumière qu’ilhabitait, attenante à celle des Fournié. Aprèsquelques aménagements sommaires, la réuniondes deux donnerait l’une des plus belles bâtissesde Génat. Ils avaient déjà en commun l’aire debattage et la cour.

«D’autant que s’il venait gendre chez nous, ladot d’Anne n’aurait pas besoin d’être très élevée.»Un argument de poids ! Ils allaient devoir payercelle de Jeane alors que celle de Magdeleinen’était pas entièrement réglée. Quant à s’endetter,comme le faisaient certains, ils hésitaient, en bonspaysans soucieux de ne pas compromettre un

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avenir toujours précaire. Surtout pour une bossue.Le Gamat comme gendre…Françoise ronchonnait encore quand ils furentcouchés. Pourtant, l’idée faisait son chemin.Certes, à quarante ans passés, c’était un taciturnede la pire espèce, mais la présence d’une femme àses côtés ne pourrait que lui être bénéfique. Et, àtout prendre, il valait mieux un homme casaniercomme lui qu’un frivole, un dépensier, qui dilapi-derait l’argent du ménage à vider des uchaus5 devin à l’auberge ou à jouer à la bassette, et penseraitdavantage à prendre du divertissement qu’àtravailler. Et puis, une fois sous la couette, lescouples les plus disparates n’arrivaient-ils pas às’entendre ? Enfin, et surtout, Françoise etRaymond ne voyaient aucun autre candidat.

« Il me faudra lui parler dès que possible. »Mais comment le rencontrer sans paraître luicourir aux chausses? L’hiver, chacun restait chezsoi. Les Fournié se relayèrent pour guetter lesrares allées et venues de leur voisin. Un jour,enfin, Françoise le vit sortir, une hache surl’épaule.

«Le Gamat va faire provision de bois ! C’estle moment ou jamais. Il sera seul, loin du village :vous pourrez causer. »Raymond approuva le plan et se prépara, tandisque sa femme le houspillait.

«Dépêche-toi ! On dirait qu’il se dirige versVentefarine.

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5 - Mesure de contenance d’environ un demi-litre, et, par extension, soncontenant.

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233 rue de Rome - 84100 Orange

http://www.elansud.fr

http://www.elansud.info.fr

Composition : Elan Sud

Impression : Laballery

N° d’impression :

Dépôt légal : juillet 2016

ISBN: 978-2-911137-48-8

Prix : 17 €ISBN: 978-2-911137-48-8

www.elansud.fr/dejean/

En cet an de grâce 1690, la vie est rude pour les paysansde Génat, un modeste village du pays de Foix, au fin fonddes Pyrénées. Elle est la même pour tous, rythmée par lessaisons, les travaux des champs, les foires. Derrière cettefaçade routinière, devins et guérisseurs sont très actifspour lutter contre la maladie, tenter de maîtriser lesintempéries ou conjurer le sort. Les superstitions sont danstous les esprits. Aussi, quand deux sœurs, bravant lessignes néfastes, se marient le même jour, on peut s’attendreau pire…

Impliquée dans le monde culturel, l’auteur a cosignéplusieurs ouvrages ethnographiques sur les Pyrénéesariégeoises, avant de se lancer dans l’écriture denouvelles, puis de romans. Deux d’entre eux, Le Crime duGamat et Lardoulens, ont été récompensés par l’Aca-démie des Jeux floraux. Femmes en leurs jardins a reçu lePrix du Livre Pyrénéen littérature.Ceci est une seconde édition.

Denise DÉJEAN

Le Crime du Gamat