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Les Unités SABINE BOURGOIS

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Une fillette de 9 ans est confrontée àune louve et à la mort atroce du petitChaperon Rouge. Le temps se bloquealors pour cette petite fille sur les unités,comme on dit à l'école primaire. Ne pasavoir 10 ans. Sa mâchoire se fige et vaconserver les angles aigus de l'enfance,ou ceux d'une louve… •• 100 pages•• format 13,5 x 16 cm•• isbn 978-2-919163-02-1•• prix 12 €

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comp-toird’Édi-tion

Une fillette de 9 ans est confrontée à une louve et àla mort atroce du petit Chaperon Rouge. Le temps sebloque alors pour cette petite fille sur les unités, commeon dit à l'école primaire. Ne pas avoir 10 ans. Sa mâchoirese fige et va conserver les angles aigus de l'enfance, ouceux d'une louve…Devenue adulte, la jeune femme interroge cette mort.

Est-il possible d’échapper à l'effroi d’une alternativecannibale – être dévorée / être la dévoratrice ? Réussirat’elle à rouvrir le temps? “Voici les Principes : Os. Songes. Tombes. Cherchez les souvenirs” souffle Pascal Quignard.

Sabine Bourgois vit à Lille.

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DU MÊME AUTEUR :

Une autre que moi, K éditions, 2004Quinzaine d’été (recueil Mentir), Page à page éditions, 1999

Ouvrage publié avec le concoursdu Centre national du livre

© Un comptoir d’édition26190 Rochechinard

uncomptoiredition.blogspot.comISBN : 978-2-919163-01-4

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COMPTOIR D’ÉDITION

collection “Nous y sommes”

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Garde intacte ta faiblesse. Ne cherche pas à acquérir des forces, surtout de celles qui ne sont pas pour toi, qui ne te sont pas destinées, dont la nature te préservait, te préparant à autre chose. Henri Michaux, Poteaux d’angle.

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Le jour-même de mon anniversaire, j’ai refusé d’avoirdix ans.

Un pan entier de l’enfance allait s’évanouir, êtredétruit, disparaître. La dizaine annonçait une implacablefuite du temps.

Il fallait tenir. Résister. J’ai voulu ne pas avoir dix ans.

En ce2 nous avions appris le poème de Paul Fort : Le bonheur est dans le pré, cours-y vite ! Cours-y vite !Le bonheur est dans le pré, cours-y vite il va passer !Il était déjà trop tard pour courir, je le savais.

J’ai baissé le regard. J’ai mangé ma part de gâteau. J’aiserré les dents.

Je n’ai pas cessé de grandir mais ma mâchoire s’est figée.

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Unité. Dans les nombres de 2 chiffres et plus, le chiffre des unitésest placé à droite de celui des dizaines, des centaines.

Dictionnaire Le Robert.

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Maman est venue dans ma chambre. Elle a avancé latête par l’entrebâillement de la porte puis elle est entrée.Le plancher a grincé. Pour l’éviter, il aurait fallu qu’ellelonge le mur, la cheminée et le radiateur, sans marcherau centre de la pièce. Et surtout, il aurait fallu qu’ellefranchisse d’une seule enjambée l’espace qui la séparaitdu lit.

Un rai de lumière filtre à l’endroit où les deux pans derideau se rejoignent. Maman s’est assise. Son poids creusele bord du lit. Elle apporte une surprise, je dois choisirentre sa main droite et sa main gauche tenues ferméesdans son dos. Je dis « La gauche ». C’est un livre d’images.Sur la couverture, on voit deux enfants à la plage. J’em-brasse maman, ses joues légèrement poudrées, son par-fum, sa tiédeur. Je serre sa main froide aux ongles si durs.Elle dit qu’elle reviendra tout à l’heure. Sous ses pas, le

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plancher geint. Je plonge dans l’album qu’elle vient dem’offrir.

Louise et Jean passent leurs vacances en Bretagne. Ilsjouent au bord de la mer. Le ciel est bleu, les rochers gris.Les deux enfants portent des shorts, des chemisettes et dessandales de plage. Ils marchent sur le sable et s’amusentdes traces laissées par les mouettes. Le soleil rit, bien hautdans le ciel. Il n’y a personne d’autre qu’eux sur la plage.Ils ramassent des coquillages. Chacun lancé dans unedirection avance tête baissée à la recherche des plus beauxspécimens. Louise s’est éloignée dans les rochers. Jeanlonge le rivage.

Lorsque Jean se redresse il ne la voit plus. À l’horizonse confondent le ciel et la mer. Les mouettes passent del’un à l’autre et se regroupent sur le sable. Jean appelleLouise mais n’obtient pas de réponse. Il part à sa recher-che. Bientôt il aperçoit au loin sa queue de cheval commeune tache d’or agitant l’horizon. Elle ne le voit pas. Il gravitles rochers qui les séparent, puis se laisse glisser de l’autre

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côté en s’aidant des mains. Il peine. Il s’arrête. Il souffleun moment puis repart. Il la rejoint enfin. Elle est accrou-pie, penchée en avant, recueillie sur quelque chose qu’ilne distingue pas. «Chut !» mime t-elle l’index posé sur labouche « C’est une mouette, elle est blessée ! ». En effet,le dessin montre au creux de ses mains jointes unemouette au fin plumage blanc et au bec jaune d’or, la têteversant de côté, les yeux clos. Le petit corps mou et frêle,lové dans les mains de l’enfant, repose inerte.

Louise et Jean m’ennuient. Je repose le livre. J’attendsdans mon lit. Je redis ce mot que j’aime : « Qualité ». Jerépète ce mot sorti de la bouche de Mademoiselle Mairesse,en essayant de reproduire le ton sur lequel je l’ai entendu.Je m’entraîne à faire sonner le son “ke”, puis le son “té”,en faisant des bruits avec ma langue. D’une voix chan-tante je savoure cette phrase dont je ne connais pas lesens : « Il a beaucoup de qualités !».

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Maman est revenue près de mon lit pour m’apporterde la soupe, du pain, et deux pommes de terre vapeuravec du poisson. Comme dessert j’ai une gaufre sècheencore tiède. Je commence par boire beaucoup d’eau.Maman reste avec moi pendant que je mange. Je suismalade. Le médecin est passé, je dois rester au chaud.C’est quand même rare que je manque l’école. Mamanme parle des vacances. Elle dit que cet été nous irons enfamille à la mer, puis, avant de reprendre son travail, Papanous conduira chez ses parents à elle, à la campagne.Maman ne ment jamais. Maman ne promet que ce qu’ellepeut tenir.

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On se baigne tous les jours. Le sable est gris, il y a beau-coup d’algues mortes, de brisures de coquillages, de tes-sons de verre polis de toutes les couleurs. Et puis surtoutil y a beaucoup de gens et aussi des chiens, mais norma-lement les chiens c’est interdit sur la plage. Je fais laplanche et regarde passer les nuages très blancs, mes piedscoulent un peu. Papa fait la planche avec moi. Maman nese baigne pas, elle lit. Elle lit tout le temps, même le soir,même à l’heure de la sieste. De temps en temps je vais lavoir pour l’embrasser, elle dit : « Attention tu mouilles maserviette ! » ou bien « Ne cours pas tu envoies du sableaux gens ! ».

Mais un matin je me réveille et ce n’est plus la Bretagnedu bord de mer. Je suis chez les parents de papa. Papa etmaman ne sont plus là. Je vais dans les toilettes. Je pleure.Je regarde défiler les unités sur le cadran du compteur

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d’eau. Les chiffres coulent à un rythme lent et régulier. Jereste assise à les regarder. Je contemple le damier noir etblanc du carrelage ciré. Les toilettes sentent le propre, lefrais et l’ancien.

Maman m’a laissée ici pour aller enterrer son père, ellem’a prévenue, c’est ce que m’explique ma grand-mère. Jene m’en souviens pas. Je veux voir maman. Mamie s’as-sied près de moi, elle dit que dans quelques jours j’auraisix ans. Elle m’entraîne au village pour m’acheter uncadeau. Dans la petite boutique, il y a toutes sortes dejouets. La commerçante me présente des articles. Jen’écoute pas, je ne regarde pas, je ne choisis pas. Magrand-mère achète un jeu.

Je vais souvent dans les toilettes. J’y reste. La chassed’eau c’est un bloc de fonte fixé près du plafond, on l’ac-tionne en tirant sur la poignée pendue au bout de la chaî-nette. En haut du mur qui fait l’angle, il y a une petitefenêtre entrouverte sur l’allée de graviers. Je me hisse à lahauteur du carreau en montant sur la cuvette.

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À ma demande, ma grand-mère m’aide à compter lesjours et les nuits à attendre le retour de papa et maman.Dans la lumière et la fraîcheur des toilettes si propres,mon refuge au cœur de l’été, l’unique endroit où je suisseule, j’attends.

Dans la chambre où je dors au fond du couloir, audehors on voit les sapins. Je découvre qu’ils sont vertsle jour et noirs la nuit. Quand maman revient enfin jene la quitte plus. Quelqu’un dit : « Elle n’a pas coupé lecordon».

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En voiture je baisse la vitre pour sentir l’odeur puissantede la campagne. Nous arrivons. Je reconnais les derniersvirages, les vallons, le clocher, les pâtures. Je vais enfinretrouver Mémé. Pour m’accueillir elle me serre très fortdans ses bras, mes lèvres s’enfoncent dans ses joues quandje l’embrasse. C’est doux. Je me demande si c’est la der-nière fois. A ce moment je vois derrière elle la planchefixée au mur à laquelle on suspend les clefs, et aussil’imposte dont le carreau est fendu. J’essaie de m’en sou-venir. Elle m’appelle « min t’chot’ fil’ ». Quand je reviensd’une promenade à bicyclette, elle dit en souriant avecson accent du Nord : « Tiens ! V’là min t’chot’ fil’ sur sinvélocipède ! ».

Dans sa véranda, le soleil éclabousse les vitres.L’aspara-gus déborde du pot, envahit le dossier du fauteuil qui l’anpassé était celui de mon grand-père et piège les mouches

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dans les toiles d’araignée tendues à travers son feuillage.Je sors. La porte franchie je vais à la rencontre des plantesdont maman m’a enseigné le nom : hortensia, menthe,géranium, bleuet, œillet. On est plusieurs cousins cou-sines. On joue à la terre dans la prairie voisine qui s’ap-pelle «Le petit paradis ». On mouille, on maçonne, onagglomère la terre grasse. On prend les mottes que lestaupes ont retournées ou on démoule celles qui ont séchésur les machines agricoles. On en fait des tas, des gâteaux,de la boue. On cueille des coquelicots, des boutons d’or,des bleuets. On se bat à coups d’orties. Je confectionne desbouquets minuscules avec du mouron, des pâquerettes,des fleurs de myosotis et des boutons d’or.

L’expédition c’est d’aller au château d’eau effondré. Àla base, il y a une brèche par laquelle on se faufile. Aupied de cette tour des têtards grouillent dans l’eau. Çapenche drôlement, il ne faut pas glisser. On est tous dansce gros tuyau penché. Le sommet fait une longue vueouverte sur le ciel.

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Pour impressionner les petits, nous les emmenons auvieux cimetière. Il est à l’abandon, envahi de ronciers avecde nombreuses pierres tombales éventrées. Un arbre apénétré dans la chapelle en crevant un vitrail d’une de sesbranches. On joue à se faire peur. Dans la chapelle, ondescend un morceau de bougie au bout d’une cordelettepar une grille sous nos pieds. Elle éclaire faiblement uncaveau avec des niches. Quand on sort, un grand parle desfeux follets qu’on peut voir la nuit. On n’ose pas revenirla nuit tombée.

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Isabelle Ardenne et Cécile Timbauld sont mes amies.L’année dernière nous étions toutes les trois dans lamême classe. Cette année aussi. Cécile Timbauld est mameilleure amie. Parfois c’est Isabelle Ardenne ma meil-leure amie. Mais c’est toujours une des deux. CécileTimbauld a une drôle d’expression que je ne connaissaispas : « con comme la lune ». Cécile dit : « Ah çui-là ! Il estcon comme la lune ! » d’un ton excédé. Elle dit aussi :« Plus tard, je voudrais être coiffeuse ! ». Moi, je ne saispas ce que je veux faire plus tard. C’est curieux de savoirce qu’on voudrait faire plus tard.

Un matin j’arrive dans la cour de récré avant la clocheet je ne vois pas Cécile Timbauld. C’est bête parce quej’adore quand on joue ensemble. Et souvent elle arrivetôt comme moi. On porte des robes à crinoline et j’in-vente notre nouveau prénom. Ça a souvent rapport avec

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une couleur comme Violette, Blanche ou Bleuette. C’esttoujours intense et palpitant la vie qu’on mène. On courtparce qu’on est poursuivies. Ou bien parce qu’on che-vauche. On galope à perdre haleine, proches de l’asphyxie.On invente les jeux, les règles. On se confie des secrets.«Tu jures de pas le répéter ? Non mais tu le JURES ? Mêmepas à ta mère ! Bon, alors j’te l’dis. »

Et puis il y a les rondes. Avec d’autres filles de la classeou de l’école on se tient par la main et on danse. L’uned’entre nous se met au centre et doit choisir une camaradependant que nous chantons toutes avec entrain :

Cueillons la rose sans la laisser faner !Elle est éclose, il faut la cueillir !Cueillons ! Cueillons ! Cueillons Cécile et le lilas !Faites un tour, demi-tour,belle, belle, belle !Faites un tour, demi-tour,belle belle embrassez-voussur les deux joues en caoutchouc !

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Mais ce matin je ne vois pas Cécile Timbauld alors jedemande. Une fille dit : « Elle est allée se faire enlever desverrues ». Ah oui, c’est vrai, elle a des verrues Cécile !Elle avait dit qu’elle irait se les faire enlever ! D’ailleurson est lundi. Elle avait dit qu’elle irait lundi. Puis un gar-çon dit que sa maison a brûlé, qu’ils sont tous morts, etque même le chien est tout carbonisé.

Elle n’habite pas loin de chez nous Cécile. Son père estcoiffeur. Quand j’oublie un livre de classe, je vais chez ellepour apprendre ma leçon. Il faut traverser le salon de coif-fure. Dans la vitrine à gauche de la porte d’entrée, unepublicité bleutée montre un homme à la fière chevelure,et c’est écrit « Petrol Hahn ralentit la chute des cheveux».Quand on pousse la porte, une sonnette se déclenche.Il faut traverser la petite pièce où sont assis les clients,le père de Cécile tourne la tête quand la sonnette retentit,il me salue. Puis il dit « Tu peux entrer ! » et je franchisla porte qui conduit au salon.

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La chanson que nous attendons le plus, pour la ronde,est celle ou l’une d’entre nous est choisie, et l’autre,rejetée :

Entre les deux,mon cœur balan-ce,Je ne sais pas,laquelle aimer des deux !C’est à Cécile, ma préféren-ce,Et à Sylvie, les cent coups de bâton !Ah Sylvie, si tu crois qu’je t’ai-me,mon p’tit cœur n’est pas fait pour toi !Il est fait pour cel-le que j’ai-meet non pas pour celle que j’n’aime pas !

Pour son anniversaire, Cécile a invité quelques cama-rades de classe chez elle. Elle a eu un vrai landau, presqueplus haut que nous, pour les vrais bébés. Ce que j’aimebien dans sa chambre, c’est un singe articulé qui se sus-pend par les mains à une étagère. Je n’en avais jamais vuavant. Elle a un grand frère mais il n’est pas très bavard,

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ou alors il ne s’intéresse pas aux filles. Leur chien c’est uncocker. Bien sûr je n’y crois pas une seconde à son histoireau garçon, son histoire comme quoi ils sont tous morts etque la maison a brûlé. N’empêche je le trouve drôlementdocumenté de savoir qu’ils ont un chien. Mais bon, ça neveut rien dire, il y a des tas de gens qui ont un chien !

La cloche sonne et nous entrons en classe. Les tablessont disposées en un seul grand carré qui longe les mursde la pièce. Au bout d’un moment quelqu’un frappe à laporte, c’est Madame la Directrice. Ce n’est pas courantqu’elle vienne en classe. Elle ne monte pas sur l’estrade,elle reste debout à côté de l’institutrice. Nous nous met-tons debout aussi parce que c’est la politesse et elle nousdit que nous pouvons nous rasseoir. Après nous avoir sou-haité le bonjour, elle dit que Cécile Timbauld ne viendraplus en classe parce qu’elle est morte et son père et sonfrère aussi. Après je ne sais pas ce qu’elle dit d’autre parceque je fonds en larmes et Isabelle Ardenne, face à moi,se met aussi à pleurer. Madame la Directrice sort.

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Madame Bocuzzi s’est installée au bureau sur l’estrade.Au bout d’un moment, elle prend son sac à main et enretire son agenda. Elle le feuillette rapidement et dit : «Ahzut, on avait rendez-vous samedi ! ». Je comprends que lepère de Cécile coiffait son mari. À l’heure de midi je m’ap-prête à sortir de l’école avec les autres externes.

Au moment où je franchis la grille, je vois maman, dansson grand manteau noir. C’est la fin de l’automne. Ellearrive du bout de la rue. Elle vient, alors qu’elle ne vientjamais me chercher le midi parce que la maison n’est pasloin de l’école. Elle a mis ce manteau noir qu’elle ne portepas d’ordinaire parce que Cécile Timbauld est morte.C’est donc vrai. Puisqu’elle marche vers moi, puisqu’ellea endossé ce manteau, puisque ce manteau est noir.Puisqu’elle ne le porte pas d’habitude. Puisque d’habi-tude, le manteau qu’elle porte n’est pas noir. Je redoublede pleurs. Je voudrais lui dire que Cécile Timbauld estmorte et que c’est impossible mais je comprends qu’elle lesait déjà. Elle a dû l’apprendre par la laitière dont lacamionnette passe deux fois par semaine dans notre rue.

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Alors je ne peux même pas le lui apprendre.

Nous rentrons. Papa est embêté parce que je ne veuxpas manger. Le lendemain midi il achètera un quotidienrégional. Ce sera écrit là aussi que Cécile Timbauld estmorte. Ils diront que sa mère était dépressive depuis long-temps déjà. Ils relateront qu’elle prenait des calmants.Que les parents avaient des soucis d’argent. Qu’ils ontpartagé les médicaments. Ils indiqueront le nombre decomprimés qu’ils auront pris. Ils expliqueront que lamère a survécu parce qu’elle était habituée à prendre descalmants alors ça l’aura juste fait dormir, tandis que lesautres : le père, le fils, la fille, ne se seront pas réveillés.

Lorsque maman me raccompagne à l’école, elle discuteavec Madame Bocuzzi et je l’entends lui dire qu’il se peutque mes résultats scolaires baissent. Je continue à pleurer.Le soir maman m’installe un lit dans leur chambre.

Dans la cour, les rondes se sont tues.

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1999 – Effroi

J’écris des nouvelles. L’éditeur est à la recherche detextes de différents auteurs pour publier un recueil. Trèsvite je rapproche le thème proposé de celui de l’enfancequi m’enchante et me stimule. J’écris jusqu’à ne plus pou-voir ignorer qu’il n’y aura pas d’écriture de l’enfance sansCécile. Je ne m’y attendais pas.

Elle aurait voulu vivre.

Elle aurait voulu des sources, des bassins d’eau stagnante etdes jardins avant de mourir. Des sapins hauts comme des mai-sons mais pas trop nombreux. Elle aurait aimé des levers et deslevers de soleil sur la mer. Un bourdonnement d’abeille etl’avion qui vrombit, plus loin, là-bas, haut dans le ciel. Ceserait trop terrifiant — de mourir avant d’avoir vécu.

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réalisation : un comptoir d’éditionimpression : les Deux-Ponts [Grenoble]

dépot légal : septembre 2011

crédits photographiques : p. 39, La Voix du Nord ;

p. 68, Marta Clara [Église Sainte-Cécile-du-Trastevere, Rome] ;

couverture, Sabine Bourgois & un comptoir d’édition.

© UN COMPTOIR D’ÉDITION

26190 Rochechinarduncomptoiredition.blogspot.com

ISBN : 978-2-919163-01-4

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Est-il possible d’échapper à l'effroi d’une alternativecannibale – être dévorée / être la dévoratrice ? Réussirat’elle à rouvrir le temps? “Voici les Principes : Os. Songes. Tombes. Cherchez les souvenirs” souffle Pascal Quignard.

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