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discussions 8 (2013)
Christophe Portalez
Les usages et les expressions de l'amitié dans un réseau de clientèle politique en Vaucluse (1885–1891)
Résumé:
Le présent article porte sur l'expression de l'amitié dans des demandes de recommandation adressées à un député du Vaucluse, Alfred Michel, à la fin du XIXe siècle. La recommandation est une pratique ancienne, dans la lignée du patronage de l'époque moderne. Dans ces demandes, des citoyens écrivent à leur élu pour solliciter son appui au sujet de demandes d'emploi, de bourse et bien d'autres démarches. Nous chercherons donc dans cet article à identifier le profil des correspondants, qui s'adressent à Alfred Michel dans le cadre d'un réseau de clientèle politique. Il y sera aussi présenté la manière dont les citoyens s'adressent au député et l'expression de l'amitié dans leurs lettres.
Abstract:
Der vorliegende Artikel untersucht die Freundschaftsbekundungen aus den Anfragen um Empfehlungsschreiben an einen Abgeordneten aus dem Vaucluse, Alfred Michel, Ende des 19. Jahrhunderts. Empfehlungen sind eine alte Praxis in der Tradition der frühneuzeitlichen Patronage. In den Schreiben wenden sich die Bürger an ihren gewählten Vertreter, um seine Unterstützung bei Anstellungsgesuchen, Stipendienanfragen und vielen anderen Anliegen zu erbitten. In diesem Artikel wird das Profil der Korrespondenzpartner ermittelt, die sich im Rahmen eines politischen Klientelnetzwerks an Alfred Michel wandten. Es werden auch die Art und Weise, wie sich die Bürger an ihren Abgeordneten wenden, und ihre Freundschaftsbekundungen in den Briefen untersucht.
<1>
L'objectif de cet article est d'évoquer les relations d'amitié présentes au sein d'un réseau de clientèle
politique, exprimées au travers de la correspondance d'un député radical du Vaucluse, Alfred Michel,
dont le fonds est conservé à la bibliothèque Inguimbertine, à Carpentras1.
<2>
Alfred Michel est né le 7 mars 1848 à SaintHyppolyteduFort, dans le Gard2. Il devient, à Carpentras,
conseiller municipal en 1873 puis adjoint au maire en 18813. Il est élu maire en 1884, puis député
radical en 1885. Comme ses collègues vauclusiens élus en même temps que lui, il siège au sein du
1 Je tiens à remercier JeanFrançois Delmas, conservateur de la bibliothèque Inguimbertine, qui m'a facilité l'accès à ce fonds, ainsi que Frédéric Monier, qui a été le premier à l'explorer et qui m'a guidé dans cette recherche.
2 Adolphe Robert, Gaston Cougny, Dictionnaire des parlementaires, t. 4, Paris 1891, p. 367.
3Albert Aubert, Les Vauclusiens ou dictionnaire biographique spécial au département de Vaucluse, Avignon 1892, p. 146.
Lizenzhinweis: Dieser Beitrag unterliegt der CreativeCommonsLizenz NamensnennungKeine kommerzielle NutzungKeine Bearbeitung (CCBYNCND), darf also unter diesen Bedingungen elektronisch benutzt, übermittelt, ausgedruckt und zum Download bereitgestellt werden. Den Text der Lizenz erreichen Sie hier: http://creativecommons.org/licenses/byncnd/3.0/de
groupe de l'extrême gauche à l'Assemblée nationale, avec les radicaux intransigeants4. Il exerce le
métier de représentant de commerce, chose peu commune chez les parlementaires de son temps,
souvent avocats ou médecins5. C'est donc un membre de la petite bourgeoisie, bien implanté dans
son arrondissement d'élection, sans être un député de premier plan.
<3>
Ce travail sur l'amitié politique prend place au sein de mes travaux de doctorat sur un réseau politique
radical à la fin du XIXe siècle, constitué autour de la figure d'Alfred Naquet, et qui comprend
notamment, une étude des liens de clientèle entre des élus et des citoyens dans le département du
Vaucluse.
<4>
Il faut noter que l'historiographie de l'amitié en histoire contemporaine est peu étoffée, a contrario de
l'historiographie en histoire moderne. Les travaux récents d'Anne VincentBuffault6, de Bertrand Haan7
ou de Christian Kühner8, entre autres, montrent que l'amitié émerge aujourd'hui comme un »sujet
majeur de recherche«9, comme l'a justement écrit l'historien américain Kenneth Loiselle. Il est à
signaler toutefois, concernant l'historiographie de l'amitié en histoire contemporaine, l'existence d'un
cahier trimestriel de la »Revue Jaurès« dédié à »l'amitié dans la République«10, et une entrée dans le
»Dictionnaire critique de la République« dirigé par Vincent Duclert et Christophe Prochasson, qui ont
ouvert de nouvelles perspectives historiographiques sur le thème de l'amitié chez les républicains11.
4 Sur l'histoire et le programme des radicaux au XIXe siècle, voir notamment Gérard Baal, Histoire du radicalisme, Paris 1994; Daniel Mollenhauer, Auf der Suche nach der »wahren Republik«. Die französischen »radicaux« in der frühen Dritten Republik (1870–1890), Bonn 1997; Avner Halpern, The Democratisation of France 1840–1901: Sociabilité, Freemasonry and Radicalism, Atlanta 1999.
5 Voir p.ex. Gilles Le Beguec, La République des avocats, Paris 2003; Bruno Marnot, Les ingénieurs au Parlement sous la IIIe République, Paris 2000.
6 Anne VincentBuffault, L'exercice de l'amitié. Pour une histoire des pratiques amicales aux XVIIIe et XIXe siècles, Paris 1995
7 Bertrand Haan, L'amitié entre princes. Une alliance francoespagnole au temps des guerres de Religion (1560–1570), Paris 2011.
8 Christian Kühner, L'amitié nobiliaire en France au XVIIe siècle. Représentations et pratiques d'un lien social, thèse de doctorat de l'AlbertLudwigsUniversität Freiburg et de l'École des hautes études en sciences sociales, FribourgenBrisgau 2010, [22/9/2011], http://www.freidok.unifreiburg.de/volltexte/8286/ (6/12/2012).
9 Kenneth Loiselle, Nouveaux mais vrais amis: la francmaçonnerie et les rites de l'amitié au dixhuitième siècle, in: Dixhuitième siècle 39 (2007), p. 303–318, ici p. 305.
10 L'amitié dans la République, in: Cahier trimestriel Jean Jaurès 143 (1997).
11 Vincent Duclert, Christophe Prochasson, L'amitié, in: Ead. (dir.), Dictionnaire critique de la République, Paris 2003, p. 87–94.
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<5>
L'étude du clientélisme, quant à elle, a récemment connu un certain essor historiographique en
histoire contemporaine, avec les travaux de JeanLouis Briquet sur la Corse, de Frédéric Monier sur le
Vaucluse de Daladier, de Gaëlle Charcosset sur le député du Rhône Laurent Bonnevay et de Julie
Bour sur Louis Jacquinot, député de la Meuse12. L'étude de l'amitié dans les relations clientélaires
reste encore un sujet peu étudié par les historiens. En revanche, dans les travaux de sociologues et
d'anthropologues, la dimension ›amicale‹ du clientélisme est un élément majeur. On peut citer les
travaux de Graham A. Allan, Jeremy Boissevain, Luigi Musella et Georges Ravis Giordani13. D'où
notre volonté, face à ce constat, de nous intéresser à la question de l'amitié au sein des relations
clientélaires au début de la IIIe République, en l'envisageant comme un lien social et politique entre
élus et citoyens, au cœur de la sphère privée, mais influençant le fonctionnement du politique dans la
sphère publique14.
<6>
À la fin du XIXe siècle, les pétitions à l'Assemblée nationale sont reconnues par la loi, mais les
recommandations ne sont que tolérées dans l'usage et appartiennent au registre de l'officieux. Les
relations de clientèle entre un élu et un électeur, fortement personnalisées, s'expriment clairement
dans le registre de l'affectivité et de la fidélité entre les deux hommes au travers de la
correspondance. L'expression de l'amitié dans une relation clientélaire soulève un problème: il s'agit
de l'usage d'un vocabulaire a priori égalitaire, entre semblables, dans une relation qui est en principe
inégalitaire. Celleci est en effet une relation entre un patron et un client, entre un élu ayant accès à
des ressources et un citoyen qui en est dépourvu et demande donc une aide à un homme politique.
En d'autres termes se pose la question de l'expression de l'amitié, sentiment qui se présente comme
désintéressé, dans une relation de demande de faveur.
12 JeanLouis Briquet, La tradition en mouvement. Clientélisme et politique en Corse, Paris 1997; Frédéric Monier, La politique des plaintes. Clientélisme et demandes sociales dans le Vaucluse d'Édouard Daladier (1890–1940), Paris 2007; Gaëlle Charcosset, Entre solidarité et clientélisme: un député du Rhône, Laurent Bonnevay (1902–1942), in: Pierre Guillaume (dir.), Les solidarités: du terroir à l'État, Pessac 2003, p. 469–483; Julie Bour, Le clientélisme sous la Cinquième République: l'exemple du député meusien Louis Jacquinot, in: Jens Ivo Engels, Frédéric Monier (dir.), Entre privé et public: les Européens et le pouvoir politique, Paris 2012. On peut citer aussi les travaux du politique JeanLouis Briquet, qui travaille sur le clientélisme en Corse dans une perspective historique.
13 Graham A. Allan, Friendship: Developing a Sociological Perspective, Londres 1989; Id., A sociology of friendship and kinship, Londres 1979; Jeremy Boissevain, Friends of Friends. Networks, Manipulators and Coalitions, Oxford 1974; Luigi Musella, Individui, amici, clienti: Relazioni personali e circuiti politici in Italia meridionale tra Otto e Novecento, Bologne 1994; Georges RavisGiordani (dir.), Amitiés: Anthropologie et histoire, AixenProvence 1999.
14 Claire Bidart, L'amitié, un lien social, Paris 1994.
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<7>
Par l'exemple de la correspondance d'Alfred Michel, il serait intéressant de se demander si l'amitié
exprimée est une amitié »affective«, avec de réels sentiments, ou simplement une amitié »formelle«,
un outil employé par des individus pour accéder à des ressources clientélaires15. Cette question des
sentiments est clairement un problème historiographique et méthodologique majeur pour tout historien
s'intéressant à la question de l'amitié. Nous nous contenterons donc d'essayer d'identifier les liens
entre les individus, leurs relations de familles, et leur utilisation de l'amitié dans cette relation
intéressée qu'est le clientélisme. Pour ce faire, il est nécessaire de recenser les correspondants qui
usent du vocabulaire de l'amitié, de les identifier, de s'interroger sur leur rôle, et, éventuellement, de
se demander quelles sont les autres formules employées en parallèle au vocabulaire de l'amitié, via
l'étude d'un corpus choisi dans les papiers d'Alfred Michel.
Le corpus
<8>
Le fonds du député radical est constitué de courriers reçus entre 1885 et 1891. Dans ce fonds, j'ai
choisi d'étudier un corpus constitué de trois cartons. Ils renferment 311 lettres qui ont pour sujet
principal, voire quasi exclusif, des recommandations politiques, ou des remerciements exprimés à la
suite à de démarches de recommandation. Quelques correspondances concernent aussi des affaires
électorales et les journaux locaux. La plupart des lettres sont des demandes de recommandation pour
un poste dans les P.T.T, un bureau de tabac, une permission pour un fils ou une connaissance
conscrits, voire, plus rarement, une décoration, telles les palmes académiques16, dans un mécanisme
de don et de contredon. Toutefois, il y a une immense variété de situations et de demandes. Dans
certains courriers n'ayant pas pour objet principal une recommandation, il n'est pas rare qu'en fin de
page ou en postscriptum, l'auteur ajoute quelques mots pour inviter le député à faire des démarches
pour luimême ou pour une de ses connaissances.
<9>
Sur ce corpus de 311 lettres, 91 d'entre elles comportent un vocabulaire de l'amitié, soit environ 27%,
et une quinzaine ont été envoyées par des personnes appartenant à sa famille, notamment ses
cousins et cousines, et qui emploient un vocabulaire y ayant trait. Dans les autres correspondances
sont utilisées des formules plus impersonnelles, respectueuses ou solennelles, comme: »Monsieur le
député«, »Monsieur le maire«, »Monsieur Michel«.
15 Voir à ce sujet Eric Wolf, Kinship, Friendship and Patronclient Relations in Complex Societies, in: Michael Banton (dir.), The Social Anthropology of Complex Societies, Londres 1966, p. 1–22.
16 Sur cette question des décorations sous la IIIe République, voir: Bruno Dumons, Gilles Pollet, La fabrique de l'Honneur. Les médailles et les décorations en France XIXe–XXe siècles, Rennes 2009.
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<10>
Il est à noter aussi que parmi la correspondance du corpus, il y a seulement 11 courriers écrits par
des femmes, soit seulement 3% de l'ensemble. Ces correspondances proviennent de six personnes
différentes: une des cousines d'Alfred Michel, institutrice, deux veuves de Carpentras, deux autres
institutrices et une personne issue de la bourgeoisie17. Et l'amitié n'est jamais manifestée dans ces
lettres écrites par la gent féminine. Les femmes sont donc largement minoritaires parmi les personnes
qui s'adressent au député. C'est souvent un père, un frère ou une connaissance qui écrivent au
député pour lui demander d'effectuer des démarches en leur faveur. Et l'expression de l'amitié dans
un courrier adressé à un politique semble être avant tout un usage masculin, ce qui peut s'expliquer
par le fait que les femmes sont alors exclues des élections.
<11>
Par ailleurs, il faut remarquer que tous les documents de notre corpus sont écrits en français, à
l'exception d'un courrier de Félix Gras, écrivain et félibre, auteur, peu de temps après, de l'ouvrage »Li
Rouge del Miejour«18, et donc défenseur de la culture et de la langue provençales19. Les
correspondances des simples citoyens à Alfred Michel sont parfois maladroites, pleines d'expressions
patoisantes, mais laissent clairement apparaître l'effort d'écrire en français lorsqu'on s'adresse au
député, qui est vu comme un représentant de l'État.
Les »amis« du député: des intermédiaires
<12>
Les lettres où le vocabulaire de l'amitié est présent sont dans leur grande majorité écrites du
Vaucluse, même si l'on en trouve quelquesunes envoyées de Paris ou de Marseille, souvent écrites
par des Vauclusiens ayant émigré vers ces villes, suivant les »sentiers invisibles« de l'émigration du
XIXe siècle, selon la belle expression de PaulAndré Rosental20. Il y a aussi quelques courriers écrits
depuis les départements d'Algérie ou les colonies et protectorats français en Afrique, par des
fonctionnaires ou des commerçants originaires du Vaucluse.
17 Bibl. Inguimbertine, Fonds Alfred Michel, carton 5.1, lettre de Lucie Bernus, date inconnue; ibid., carton 5.1: quatre lettres de Lise Audibert, institutrice, cousine d'Alfred Michel, deux lettres de Mme veuve Rigard, une lettre de Lucie Conil, institutrice.
18 Félix Gras, Li rouge dou Miejour, rouman istouri, Avignon 1896.
19 Voir à ce sujet René Jouveau, Histoire du Félibrige, AixenProvence 1970.
20 PaulAndré Rosental, Les sentiers invisibles. Espaces, familles et migrations dans la France du XIXe siècle, Paris 1999.
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<13>
À la lecture de ces sollicitations, il est intéressant de se demander à qui sont destinés les faveurs, les
services ou les démarches demandés au député. Estce au rédacteur de la correspondance ou à une
autre personne? Au sein du corpus de 91 lettres où est présent un vocabulaire amical, 23 seulement
comportent une demande de service en faveur de l'expéditeur. Dans les autres courriers, le
correspondant demande un service pour une connaissance, un »ami«, le fils d'une relation… Les
personnes utilisant le vocabulaire de l'amitié semblent donc avoir ici principalement un rôle
d'intermédiaire, de brokers, ainsi que les décrivent les travaux anglosaxons d'anthropologie sur le
clientélisme dans le monde méditerranéen21. Car, a contrario, si l'on observe les courriers où un
vocabulaire autre que l'amitié est présent, les correspondants sont en général les premiers
bénéficiaires des demandes qu'ils expriment par écrit. Par ailleurs, la réussite de démarches qui ont
été relayées par un intermédiaire renforce le crédit et la légitimité de celuici au niveau local, et de ce
fait l'influence électorale qu'il peut mettre au service du député lors d'élections.
<14>
La signature de certains expéditeurs revient régulièrement dans ce corpus de lettres comportant le
vocabulaire de l'amitié, composé de 91 courriers provenant de 47 personnes différentes. On peut
donc s'interroger sur le statut et l'identité de ces intermédiaires qui servent de relais locaux au député.
Parmi les correspondants les plus présents, on trouve LouisIsidore Moricelly, Aimé Gassin, Alfred
Rolland, Eugène Cartoux, Jean Tissot, Moïse Levy et Joseph Lunel. Une brève présentation de ces
personnages est nécessaire afin de mieux saisir le profil de ces »amis« du député, et leur utilisation
de l'amitié.
<15>
Intéressonsnous tout d'abord à LouisIsidore Moricelly, dont on trouve la signature dans sept
courriers du corpus. C'est un Carpentrassien, devenu un minotier prospère à Marseille22. Il a par
ailleurs fait de nombreuses donations à la ville de Carpentras. Il est à préciser que dans toutes ses
correspondances, il transmet les demandes d'emploi de citoyens vauclusiens habitant à Marseille. Il
sert donc de relais à ces personnes pour atteindre Alfred Michel, le député de leur département de
naissance. L'amitié est systématiquement utilisée dans ses lettres à Alfred Michel, et il le tutoie. Il faut
noter qu'il utilise, pour désigner les Vauclusiens habitant Marseille, le terme de »compatriote«.
21 Voir p.ex. les travaux devenus des classiques de Jeremy Boissevain, Patronage in Sicily, in: Man 1 (1966), p. 18–30; Julian Pitt Rivers, The people of the Sierra, Londres 1954. Sur ce concept d'intermédiaire, on peut aussi citer les travaux d'histoire moderne de Sharon Kettering sur le patronage en France aux XVIIe et XVIIIe siècles.
22 Aubert, Les Vauclusiens (voir n. 3), p. 210.
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<16>
Un autre correspondant très présent est Aimé Gassin, dont on retrouve cinq lettres dans le corpus.
Nous avons assez peu de renseignements sur ce personnage, si ce n'est qu'il habite Carpentras, qu'il
est républicain et francmaçon. Il semble être proche depuis assez longtemps d'Alfred Michel: dans un
courrier il évoque leur ancienne »amitié«. Dans une autre missive, datée de 1889, soit peu de temps
avant les élections dans l'arrondissement de Carpentras, il se fait l'agent électoral d'Alfred Michel,
écrivant: »j'ai établi des relations dans tout l'arrondissement«, signalant à Alfred Michel des »amis«
comme des relais sûrs qu'il a à Courthezon, et confiant l'opinion des cercles de l'arrondissement visà
vis de la candidature du député sortant. Par ailleurs, dans trois courriers, il est un relais pour d'autres
citoyens qui lui demandent de transmettre leur courrier au député de Carpentras. À chaque fois, il est
net qu'il insiste bien sur le fait que les citoyens qu'il recommande sont de »fervents républicains«. Il
conseille par exemple à Alfred Michel de prendre la défense d'un garde champêtre révoqué dans une
commune car il est »l'un des chefs du parti républicain à Courthezon«23. Il écrit aussi à propos d'un de
ses protégés: »le brave ami Fabre, l'un des nôtres, et des vieux24, pour qui sur ma prière notre noble
et dévoué sénateur25 a bien voulu s'intéresser à ses deux enfants«26. Il est clairement un relais pour
nombre de citoyens afin d'atteindre Alfred Michel, mais il adresse aussi des courriers au député en sa
propre faveur – par exemple: »je t'écris ces deux mots aujourd'hui pas pour les autres, mais pour
moi«, demandant à Alfred Michel une recommandation pour une recette buraliste27. II n'a pas le même
statut social que Moricelly. C'est un simple relais local, source de renseignements utiles sur la
situation de l'arrondissement pour Alfred Michel, et, à l'occasion des élections, son agent électoral28.
<17>
Alfred Rolland et Jean Tissot, présents dans le corpus avec quatre courriers chacun, sont deux autres
relais d'Alfred Michel. Le premier est employé chez un imprimeur; le second est quant à lui assureur,
tous deux à Avignon. Ils sont membres du cercle radical d'Avignon: Rolland en est le président, Tissot
le secrétaire.29 Les cercles sont des lieux de sociabilité, établis souvent dans des cafés, où ont lieu
des réunions et des discussions politiques. Ils sont très présents dans le Midi de la France et ont
participé, comme l'ont montré les travaux de Maurice Agulhon, à la politisation des citoyens qui les
23 Bibl. Inguimbertine, Fonds Alfred Michel, carton 5.2, lettre d'Aimé Gassin à Alfred Michel, 29 août 1888.
24 Souligné par l'auteur de la lettre.
25 Il fait ici référence à Alfred Naquet, sénateur du Vaucluse, Carpentrassien et ami d'Alfred Michel.
26 Bibl. Inguimbertine, Fonds Alfred Michel, carton 5.2, lettre d'Aimé Gassin à Alfred Michel, date inconnue. Il fait ici référence aux enfants du dénommé Fabre.
27 Ibid., carton 5.2, lettre d'Aimé Gassin à Alfred Michel, 4 février 1887.
28 Sur la question des agents électoraux, voir François MiquetMarty, Les agents électoraux. La naissance d'un rôle politique dans la deuxième moitié du XIXe siècle, in: Politix 38 (1997) p. 47–62.
29 Archives départementales du Vaucluse, 4M95, cercles du Vaucluse, 1883–1894.
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fréquentaient30. Alfred Michel est luimême membre du cercle radical d'Avignon, tout comme ses
collègues députés Georges Laguerre et Jean SaintMartin. Ce cercle est un lieu où se tiennent
certaines de leurs réunions politiques. Il faut préciser que Rolland et Tissot font aussi partie de la loge
maçonnique d'Avignon, »Les Vrais Amis Réunis«31, appartenant à l'obédience du Grand Orient de
France. Ils ont donc un profil assez similaire, et servent eux aussi de relais pour des démarches de
recommandations, venant majoritairement d'Avignonnais. Dans certains cas, ces demandes émanent
de proches de membres du cercle radical. Dans une de ses lettres, par exemple, Rolland écrit à
propos de la requête d'un jeune homme: »il est allié à la famille Bonafoux, l'un de nos bons amis du
cercle radical«32. On note l'utilisation de l'amitié pour désigner un membre de ce groupe, Roland
Bonafoux en l'occurrence33. Dans un autre courrier, Rolland écrit: »c'est pour l'ami Joubert que je vous
écris«, à propos d'une demande de recommandation d'un radical d'Avignon34. Quant à Tissot, pour
justifier ses requêtes à Alfred Michel, il invoque sa »situation de maire de Carpentras mais surtout
d'ami«. Ainsi, le fait qu'ils aient une relation d'amitié légitime les demandes de faveur que Tissot
adresse à Alfred Michel.
<18>
Le terme d'»ami« semble donc désigner, au travers de ces exemples, des radicaux, partageant les
mêmes combats politiques que l'intermédiaire et le député, et de ce fait dignes d'être récompensés. Ils
partagent ainsi un certain nombre de valeurs, de comportements politiques qui soudent le réseau.
L'amitié peut être vue comme un lien qui doit inciter à effectuer les démarches sollicitées en priorité,
du fait d'une relation privilégiée. L'expression de l'amitié permettrait, en un sens, de légitimer la
demande de faveur entre républicains et partisans d'Alfred Michel.
<19>
Parmi les autres correspondants se détachent aussi deux publicistes ou journalistes, travaillant pour
des journaux républicains, en contact avec Alfred Michel pour la propagande, mais aussi pour solliciter
des services. Le premier d'entre eux est Eugène Cartoux, dont on trouve trois lettres dans notre
corpus. Il est alors le directeur d'un organe local, »Le Radical du Vaucluse«, proche des
parlementaires radicaux du département. Il est aussi francmaçon, membre de la loge d'Avignon »Les 30 Voir notamment Maurice Agulhon, La République au village, Paris 1979; Maurice Agulhon, Les chambrées en Basse Provence: histoire et ethnologie, in: Id., Histoire vagabonde I: Ethnologie et politique en France, Paris 1988, p. 15–59. Voir aussi, sur la politisation dans les lieux de sociabilité, Yves Rinaudo, Les vendanges de la République, les paysans du Var à la fin du XIXe siècle, Lyon 1982; Raymond Huard, La préhistoire des partis. Le mouvement républicain en BasLanguedoc, 1848–1881, Paris 1989.
31 Bibliothèque nationale de France (= BNF), Fonds maçonnique 2 42, loge »Les Vrais Amis Réunis« d'Avignon, 1879–1900, classé par années.
32 Bibl. Inguimbertine, Fonds Alfred Michel, carton 4.5, lettre de Rolland à Alfred Michel, 4 avril 1886.
33 Archives départementales du Vaucluse, 4M95, cercles du Vaucluse, 1883–1894.
34 Bibl. Inguimbertine, Fonds Alfred Michel, carton 4.5, lettre de Rolland à Alfred Michel, 4 mars 1888.
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Vrais Amis Réunis«35. Lui aussi sert de relais à des requêtes, s'adressant à Alfred Michel avec un
vocabulaire de l'amitié. Par exemple, dans l'une de ses correspondances, il transmet une demande de
recommandation pour un poste de facteur, écrivant à Alfred Michel: »je compte sur votre amitié pour
accomplir cela«36. Un autre publiciste, nommé Édouard Sarrou, utilise aussi le vocabulaire de l'amitié
dans ses missives adressées au député. Deux d'entre elles ont trait à sa demande de
recommandation pour recevoir les palmes académiques, la troisième pour obtenir un poste dans
l'administration. Il n'est donc pas, contrairement aux correspondants déjà cités, un intermédiaire.
<20>
Parmi les personnes se revendiquant de l'amitié d'Alfred Michel, il faut aussi noter la présence de trois
patrons de café, qui transmettent des demandes de recommandation. Il existait des liens étroits entre
tenanciers de café et hommes politiques, car ceuxci avaient besoin de salles où faire leurs réunions
politiques. Cellesci étaient l'occasion, par ailleurs, de se montrer généreux en termes de
consommations offertes aux futurs électeurs. On peut prendre l'exemple des lettres d'un certain Teton,
patron de café à Caderousse (un petit village du Vaucluse), transmettant à Alfred Michel, sur le mode
de l'amitié, des sollicitations de ses connaissances, et, on peut l'imaginer, de ses consommateurs.
Dans un courrier, il évoque par exemple son »ami Urbain Bayle37« et transmet une requête de ce
Vauclusien qui cherche à obtenir un poste de facteur. Il signe par ailleurs ses correspondances »votre
ami Teton«, et ne tutoie pas le député. Un autre cafetier, quant à lui, utilise les termes de »citoyen et
ami«, associant à l'amitié un vocabulaire égalitaire en référence claire à la Révolution française.
<21>
Dans notre corpus sont aussi présentes six lettres de deux Carpentrassiens juifs, Moïse Levy et
Joseph Lunel. Les juifs du comtat ont été très précocement républicains38, et nombre d'entre eux sont
présents au niveau politique local. L'exemple le plus fameux de ces juifs du comtat est Alfred Naquet,
sénateur du Vaucluse39. Moïse Levy est d'ailleurs un ami d'Alfred Naquet. Quelquesunes de ses
correspondances sont présentes dans des documents d'Alfred Naquet conservés à la Bibliothèque
nationale40. Moïse Levy tenait un débit de boissons à Carpentras. Quant à Joseph Lunel, sur lequel on
35 BNF, Fonds maçonnique 2 42, loge »Les Vrais Amis Réunis« d'Avignon, 1879–1900.
36 Bibl. Inguimbertine, Fonds Alfred Michel, carton 5.1, lettre de Cartoux à Alfred Michel, 9 décembre 1885.
37 Bibl. Inguimbertine, Fonds Alfred Michel, carton 4.5, lettre de Teton, cafetier à Caderousse, 3 avril 1886.
38 Voir entre autre sur ce sujet Pierre Birnbaun, Les fous de la République. Histoire politique des juifs d'État, Paris 1982.
39 Il existe plusieurs biographies d'Alfred Naquet, sans pour autant qu'elles fassent autorité. Voir André Ginette, Alfred Naquet, adversaire de l'Empire et défenseur de la République radicale, 1867–1884, AixenProvence 1973, et la synthèse intéressante et récente de JeanPaul Chabaud, Alfred Naquet, 1834–1916: parlementaire comtadin, père du divorce, Mazan 2002.
40 BNF, Nouvelles acquisitions françaises, ms. 23.783, lettres adressées à Alfred Naquet par divers correspondants, 1881–1902.
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possède peu d'éléments, il demande à deux reprises à Alfred Michel, dans les trois missives
présentes dans notre corpus, de l'aider à faire obtenir une bourse pour son fils, en invoquant leur
»ancienne amitié d'enfance«41. Il ajoute d'ailleurs qu'il a déjà le soutien d'Alfred Naquet dans ses
démarches. Moïse Levy, quant à lui, transmet quelques sollicitations de recommandation provenant
de républicains de l'arrondissement de Carpentras, se faisant l'agent et le soutien d'Alfred Michel.
<22>
Enfin, notre corpus révèle, mais de manière moins fréquente, des contacts avec des conseillers
généraux, des maires ou des juges de paix, qui transmettent des demandes, en invoquant des liens
d'amitié, à Alfred Michel. De même, deux courriers écrits par des parlementaires du Vaucluse,
Georges Laguerre et Alphonse Gent, sollicitent une apostille de la part de leur collègue pour des
requêtes qui leur ont été adressées.
<23>
Pour quelques autres correspondants d'Alfred Michel, l'amitié revendiquée dans les correspondances
qu'ils adressent au député est comme une assurance pour la réussite des démarches de
recommandation. Par exemple, un certain Cornillis, désireux d'obtenir un bureau de tabac, écrit:
»Confiant dans votre amitié, d'avance j'escompte sur vous, mon cher député et ami«42. Félix Gras,
dans une lettre écrite cette foisci en français, écrit à Alfred Michel: »Si tu veux faire plaisir à un ami, à
deux amis…«, à propos d'une sollicitation de démarches qu'il transmet à Alfred Michel43. On peut
interpréter cette phrase comme l'idée que la réussite des demandes permet de renforcer cette amitié
revendiquée, mais aussi qu'exaucer le vœu d'une personne jusqu'alors inconnue, transmise par un
relais privilégié, permet de créer une nouvelle amitié. Dans quelques autres missives, le vocabulaire
de l'amitié est accompagné d'adjectifs positifs, comme »votre ami sincère«, »votre très bon ami« ou
»votre bon ami républicain«44.
<24>
On peut en conclure que les intermédiaires en contact avec le député pour des recommandations sont
aussi ses relais politiques, ceuxlà mêmes qui organisent sa propagande électorale. C'est à eux que
s'adressent les simples citoyens pour des services. Ils renforcent ainsi leur influence locale, et par là
même celle du parlementaire à qui ils apportent leur soutien. On peut observer dans la thèse de
doctorat de Dominique ParcolletDelille, consacrée à un député de la Sarthe contemporain d'Alfred
Michel, Léopold Galpin, que des intermédiaires similaires existent dans la Sarthe, exprimant eux aussi
41 Bibl. Inguimbertine, Fonds Alfred Michel, carton 5.2, lettre de Joseph Lunel, 29 mai 1886.
42 Bibl. Inguimbertine, Fonds Alfred Michel, carton 4.5, lettre de Cornillis, pour un bureau de tabac, 4 mai 1887.
43 Sur Félix Gras et le Félibrige, voir Jouveau, Histoire du Félibrige (voir n. 19).
44 Bibl. Inguimbertine, Fonds Alfred Michel, carton 4.5, lettres pour les années 1886–1887.
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le vocabulaire de l'amitié et transmettant de nombreuses sollicitations, comme probablement ailleurs
en France45.
Les amis du député: des services individuels
<25>
Parmi les correspondants utilisant le vocabulaire de l'amitié, certains ne sont pas des intermédiaires
réguliers, mais des citoyens qui sollicitent un service occasionnel, en général pour euxmêmes ou
pour leur proche famille. Il est généralement plus difficile de les identifier, car ce sont souvent de
simples citoyens. Ainsi, un certain François Chauvin, de Carpentras, écrit à Alfred Michel pour obtenir
une bourse pour son fils, invoquant leur vieille amitié et leur combat commun pour la République. Ce
citoyen ne semble pas être un intermédiaire du député, mais il est clairement un de ses soutiens
politiques.
<26>
D'autres individus lui écrivent directement, mais en invoquant la connaissance, voire le soutien
d'hommes plus proches d'Alfred Michel, qui sont des intermédiaires de celuici. C'est le cas d'un
certain Alfred Manchard, qui s'adresse à Alfred Michel pour une bourse en faveur de sa fille, se
réclamant du soutien de Paul Vialis, maire de Mormoiron et conseiller général46, qu'il cite comme »son
intime ami et parent«47, sans pour autant que ce dernier ait transmis ou apostillé sa lettre. Le fait de se
réclamer d'un »ami« commun auprès du député n'est pas chose inhabituelle dans la correspondance
d'Alfred Michel. On peut encore citer par exemple un courrier d'un dénommé Dibon qui lui écrit à
propos d'une bourse pour sa fille, »après avoir consulté [son] ami Millo«48 et sur les conseils de celuici
– Eugène Millo étant un imprimeur, publiciste et propriétaire de journaux républicains à Avignon49.
<27>
La présence de certains correspondants invoquant l'amitié dans la correspondance d'Alfred Michel est
parfois plus surprenante. On peut citer l'exemple d'un ecclésiastique, l'abbé Ter, qui demande au
député radical et anticlérical de l'arrondissement de Carpentras de l'aider à faciliter les démarches
45 Dominique ParcolletDelille, Léopold Galpin (1832–1884), député de la Sarthe, thèse de doctorat, sous la direction de JeanClaude Allain, université du Mans 1986, 2 vol.
46 Voir la notice qui lui est consacrée dans Aubert, Les Vauclusiens (voir n. 3), p. 198.
47 Bibl. Inguimbertine, Fonds Alfred Michel, carton 5.2, lettre d'Alfred Manchard, 23 novembre 1887.
48 Ibid., carton 4.5, lettre de Dibon à Alfred Michel, non datée.
49 Il fut aussi maire d'Avignon du 7 février 1881 au 3 décembre 1881, ainsi qu'imprimeur et soutien politique des républicains dans le Vaucluse. Voir Aimé Autrand, Un siècle de vie politique en Vaucluse, Avignon 1958.
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pour sa mise à la retraite50. Dans ce cas, l'utilisation de l'amitié permet de faire entrer en contact, dans
l'espace privé de la correspondance, des individus d'opinions politiques divergentes, chose qui serait
mal vue dans la sphère publique et politique.
<28>
Enfin, il faut signaler aussi que l'une des lettres du corpus est signée par un certain Daladier,
boulanger à Carpentras51: il s'agit du père d'Édouard Daladier, sollicitant l'intervention d'Alfred Michel
pour que son frère de lait soit muté en tant qu'agent communal. Tutoyant Alfred Michel, il l'appelle par
deux fois »mon ami«52, preuve de leurs liens.
Franc-maçonnerie et amitié
<29>
Nous avons donc d'ores et déjà noté l'importance des membres de lieux de sociabilité au travers des
courriers où l'amitié est utilisée, notamment autour du cercle radical d'Avignon. Se pose aussi la
question de l'usage de l'amitié entre francsmaçons: entre Alfred Michel, qui appartient à la loge de
»La Parfaite Alliance« de Carpentras53, et certains de ses correspondants qui sont eux aussi francs
maçons. Leur présence au sein de la correspondance du député ne doit pas étonner: les francs
maçons de l'obédience du Grand Orient de France ont eu un rôle de premier ordre dans la mise en
place de la IIIe République54.
<30>
L'historiographie sur l'amitié maçonnique est encore peu développée, citons toutefois les travaux de
Kenneth Loiselle sur les rites de l'amitié dans les loges au XVIIIe siècle, via notamment l'étude du rituel
d'initiation55. S'il est certain que l'on retrouve le vocabulaire de l'amitié dans de très nombreux noms de
loges, comme celle des »Vrais Amis Réunis« d'Avignon, la question de l'usage d'un vocabulaire
amical entre maçons au sein d'une relation clientélaire, ainsi que la question d'une amitié »fraternelle«
50 Bibl. Inguimbertine, Fonds Alfred Michel, carton 5.2, lettre de l'abbé Ter à Alfred Michel, non datée.
51 Élisabeth Du Réau, Édouard Daladier (1884–1970), Paris 1993.
52 Bibl. Inguimbertine, Fonds Alfred Michel, carton 5.2, lettre de Daladier à Alfred Michel, 2 juin 1887.
53 Michel Chazottes, La francmaçonnerie avignonnaise et vauclusienne au XIXe siècle, AixenProvence 1993.
54 Voir notamment Philip Nord, Utopistes, radicaux et universalistes. Les francsmaçons aux origines de la Troisième République, in: Luis P. Martin (dir.), Les francsmaçons dans la cité: Les cultures politiques de la Francmaçonnerie en Europe, XIXe–XXe siècle, Rennes 2000; Daniel Ligou, Frédéric Desmons et la francmaçonnerie sous la Troisième République, Paris 1966.
55 Kenneth Loiselle, Nouveaux mais vrais amis (voir n. 9). Voir aussi l'intéressant article de StefanLudwig Hoffmann, Civility, Male Friendship and Masonic Sociability in NineteenthCentury Germany, in: Gender & History 2/13 (2001), p. 224–248.
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présente, et différente des autres utilisations de l'amitié, restent posées.
<31>
Pour identifier les francsmaçons dans la correspondance reçue par Alfred Michel, nous nous sommes
servis de la liste des membres de la loge d'Avignon, conservée dans le fonds maçonnique de la
Bibliothèque nationale de France56. La présence de symboles maçonniques dans les lettres, comme la
triponctuation que l'on peut relever, par exemple, dans les signatures des auteurs, n'a pas été
retenue comme critère d'identification, du fait du manque de fiabilité de telles indications. En effet,
certains correspondants francsmaçons n'utilisent pas systématiquement ces signes.
<32>
Au moins 15 correspondants peuvent être identifiés comme francsmaçons dans notre corpus. Si le
vocabulaire de l'amitié est exprimé par certains d'entre eux, il ne l'est pas par tous. On peut estimer
qu'il est présent dans environ une moitié des lettres de ces correspondants. Bien entendu, parmi ces
francsmaçons, on retrouve un certain nombre des membres du cercle radical cités plus haut, qui sont
des relais politiques d'Alfred Michel. Ils utilisent l'amitié dans leurs missives, sans pour autant qu'on
puisse la qualifier d'amitié strictement fraternelle ou spécifique à la francmaçonnerie. Elle est
cependant présente chez un certain nombre de radicaux qui fréquentent certains lieux de sociabilité,
dont les loges.
<33>
Au travers de l'étude du vocabulaire proprement dit, il est donc difficile de différencier une amitié
»maçonnique« d'une amitié »radicale« dans ce corpus. On peut formuler l'hypothèse qu'à la fin du
XIXe siècle, dans le Vaucluse comme dans d'autres régions, de très nombreux radicaux sont membres
de loges, et de nombreux francsmaçons sont engagés politiquement auprès des républicains. Cette
constatation a d'ailleurs conduit Pierre Chevallier à décrire la francmaçonnerie à cette période comme
»l'Église de la République«57. Amitié maçonnique et amitié entre radicaux sont par conséquent
imbriquées, et il est bien difficile, dans le Vaucluse, de les dissocier. Ces deux vocabulaires de l'amitié
sont par ailleurs tous deux porteurs d'un idéal d'égalité, présent tant dans les valeurs radicales que
dans les idées maçonniques.
<34>
De plus, un certain nombre de lettres écrites par des francsmaçons à Alfred Michel pour des
demandes clientélaires contiennent un vocabulaire que nous pourrions qualifier de fraternel, sans
56 BNF, Fonds maçonnique 2 42, loge »Les Vrais Amis Réunis« d'Avignon, 1879–1900.
57 Pierre Chevallier, Histoire de la Francmaçonnerie française. 1877–1944: L'Église de la République, Paris 1989.
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expressions d'amitié. Par exemple, certaines d'entre elles contiennent des formules finales telles
»salutations fraternelles«, »T.?. C.?. F.?.58« c'estàdire très cher frère, ou encore »vous remercie pour
votre fraternelle sollicitude«59, mais sont dépourvues de tout vocabulaire de l'amitié. Et il est à noter
que la plupart de ces courriers sont écrits par des correspondants qu'il est difficile d'identifier, au
contraire des radicaux vauclusiens et surtout des proches d'Alfred Michel. Ainsi, le vocabulaire de
l'amitié semble être plutôt exprimé par des intermédiaires, radicaux et parfois francsmaçons,
connaissant Alfred Michel. Quant aux francsmaçons ne connaissant pas Michel, ils semblent avoir
tendance à utiliser un vocabulaire de la fraternité maçonnique pour s'adresser au député.
Conclusion
<35>
Le vocabulaire de l'amitié est un point important des relations entre radicaux dans le Midi, à la fin du
XIXe siècle, notamment chez les citoyens fréquentant les lieux de sociabilité comme les cercles et les
loges maçonniques. L'expression de l'amitié permet, dans le cadre des relations clientélaires, de
rappeler à l'élu auquel on s'adresse la relation privilégiée entretenue avec lui, l'incitant à s'occuper de
ses démarches en priorité. C'est donc de ce point de vue une amitié formelle. Toutefois, il apparaît
possible que les hommes politiques ayant partagé les mêmes idéaux et s'étant battus pour les faire
triompher pendant des années aient pu entretenir aussi des liens forts, de l'ordre de l'affectif, qui
s'expriment par l'amitié. D'une manière plus générale, le vocabulaire de l'amitié semble être utilisé par
de nombreux républicains pour se désigner entre eux.
<36>
À travers le cas de figure étudié, nous avons souligné l'importance des liens d'amitié au sein des
relations clientélaires, en partant de l'apparente contradiction d'un vocabulaire égalitaire utilisé pour
des demandes de faveur. En réalité, l'amitié permet aux correspondants de montrer leur fidélité, leur
proximité au député, mais aussi de réclamer au nom de leur »amitié« des démarches en leur faveur. Il
est à souligner que la plupart des citoyens qui utilisent le vocabulaire de l'amitié sont des relais
politiques locaux du député, transmettant des demandes de recommandation.
<37>
Il existe aussi des correspondants qui utilisent l'amitié sans avoir recours à un intermédiaire, mais
ceuxci sont peu nombreux. Souvent le correspondant invoque la connaissance et le soutien d'un
»ami« commun avec le député. Cet état de fait vient corroborer l'importance des intermédiaires et des
58 Bibl. Inguimbertine, Fonds Alfred Michel, carton 5.1, lettre de Ferdinand. Bonnet à Alfred Michel, 2 septembre 1886.
59 Ibid., lettre de Lucien Claton à Alfred Michel, 4 juin 1887.
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relais politiques dans les relations clientélaires, structurées par l'amitié.
<38>
En ce qui concerne le vocabulaire de l'amitié exprimé, dans ce corpus, par des correspondants francs
maçons, s'il est bien présent dans les lettres à Alfred Michel, il paraît difficile de définir une amitié
»fraternelle« qui serait exclusive aux francsmaçons s'adressant au député. Cela parce que les
correspondants francsmaçons qui utilisent l'amitié dans leurs lettres sont aussi des radicaux présents
dans d'autres lieux de sociabilité tels que les cercles. L'appartenance maçonnique commune à de
nombreux radicaux présents dans cette correspondance n'est donc qu'un des liens qui les unit.
<39>
Enfin, on pourrait se demander si le vocabulaire de l'amitié était utilisé par les radicaux dans la sphère
publique, par exemple lors de discours ou de réunions dans les cercles. Un des problèmes majeurs
pour résoudre cette question est celui des sources. Toutefois, on peut imaginer que l'étude de
retranscriptions des discours et débats entre radicaux prononcés par exemple dans les cercles,
présents dans des archives préfectorales ou policières, permettraient d'apporter des réponses à cette
question. De la même manière, l'expression de l'amitié dans la presse politique de l'époque,
notamment au sein des organes locaux, mériterait d'être étudiée afin de mieux comprendre les liens
unissant les membres d'un réseau politique. Cette tâche paraît fort vaste, mais mériterait d'être
entreprise. Elle permettrait de comparer l'usage d'un vocabulaire amical dans les sphères privées et
publiques, et les ressemblances et dissemblances présentes.
Auteur:
Christophe Portalez
Doctorant – membre du Centre NorbertElias, équipe HEMOC (UMR 8562)
Université d'Avignon
[email protected]avignon.fr
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