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Légendes de la Rome primitive · de la sagesse, était pourtant aussi ardente à la guerre que Mars le dieu guerrier. Ecouté attentivement et pris en pitié, Sinon conclut par ces

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L é g e n d e s de la Rome Primitive

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Cet ouvrage a été déposé à la Bibliothèque Nationale le 1 t r imes t r e 1963

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Lucien SAUZY

LÉGENDES DE LA

R O M E PRIMITIVE

FERNAND LANORE, 48, rue d'Assas — PARIS-VI

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AVERTISSEMENT

L'histoire des premiers siècles de Rome est peuplée de légendes. Les cités, même les plus glorieuses, ont des ori- gines obscures, et lorsqu'elles naissent à la grandeur, l'or- gueil national, les traditions populaires, l'imagination des poètes magnifient ces humbles débuts et les embellissent de récits merveilleux qui donnent pour pères aux fondateurs de ces cités des héros ou des dieux.

Rome n'a pas échappé à la règle. Elle a accueilli avec fer- veur la légende d'Enée, fils du Troyen Anchise et de la déesse Vénus, qui, grâce à la protection divine, a survécu à la ruine de Troie, est venu établir en Italie sa nouvelle patrie et a été considéré comme l'ancêtre de Rhéa Silvia, que le dieu Mars rendit mère du fondateur de Rome, Romulus.

Cette légende s'est accréditée au IV siècle avant Jésus- Christ, alors que Rome avait déjà derrière elle plus de trois cents ans d'existence, mais les documents qui auraient pu renseigner les premiers historiens de la Rome primitive avaient disparu dans l'incendie de la ville, prise par les Gau- lois au début de ce même IV siècle. Ce qu'on appelle abusi- vement l'histoire des trois premiers siècles de Rome n'est

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qu 'une reconst i tut ion imaginaire, dont les auteurs se préoc- cupent un iquement d 'expl iquer p a r des faits légendaires les insti tutions polit iques et religieuses et emprun ten t aux poè- tes épiques des événements ou des héros qui rappel lent l 'épo- pée grecque : c'est ainsi que le siège de Véies passe pour avoir duré dix ans, comme le siège de Troie, et que Camille, le brave des braves, est une sorte de réplique de l ' invincible Achille.

Nous n 'avons donc eu qu 'à glaner dans la légende d 'Enée et dans la p ré tendue histoire des trois premiers siècles de Rome une série de récits plus ou moins fabuleux, qui furent tenus pour tan t pour véridiques p a r la p lupar t des Anciens, et qu'il est bon de connaî tre dès la jeunesse, car les écri- vains et les artistes de tous les temps s'en sont la rgement inspirés, et leurs œuvres ne peuvent bien se comprendre , sur- tout les œuvres des peintres et des sculpteurs, que si l 'on n ' ignore pas leurs sources d ' inspiration.

P a r eux-mêmes d'ai l leurs ces récits, ex t rêmement variés,

sont susceptibles d ' intéresser tous les âges : plus encore que des faits merveil leux, comme l 'a l la i tement de Rémus et de

Romulus p a r une louve ou l ' intervention des oies consacrées à Junon pour sauver le Capitole, ils présentent des actions grandioses ou dramat iques , r ap idemen t exposées. Les batail- les avec leurs péripéties mouvementées, les discordes qui opposent fur ieusement les deux classes de la société, les désastres qui reforgent l 'âme commune de la patrie, les interventions de héros providentiels, comme les trois Hora- ces qui rempor ten t sur les trois Curiaces une victoire égale à celle de toute une a rmée ; les démarches de femmes subli-

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mes comme les Sabines, qui se jettent au milieu des combat- tants pour réconcilier Romains et Sabins ; les exemples émouvants d'une Lucrèce, qui préfère la mort au déshon- neur ; d'une Clélie, qui s'échappe à la nage avec ses compa- gnes du camp où elles sont retenues comme otages ; d'une Véturie qui, par ses prières, éloigne de Rome l'armée de son fils révolté contre son pays ; tout cela traversé d'épisodes où flambent les passions farouches d'une Horatia, qui sacrifie sa patrie à son amour ; d'une Tanaquil, dont l'ambition réus- sit à placer sur le trône de Rome un étranger, son mari, puis un ancien esclave, son gendre ; d'une Tullia, qui, pour deve- nir reine, supprime successivement sa sœur, son beau-frère et son père ; tels sont les principaux tableaux de cette his- toire légendaire, dominée malgré tout par le respect crain- tif des dieux, par une énergie indomptable, par un patrio- tisme qui n'abdique jamais, même aux heures les plus som- bres, et que symbolise la flamme entretenue nuit et jour dans le temple de Vesta.

Pour augmenter encore l'intérêt et le profit de la lecture, nous n'avons pas voulu que ces récits fussent comme des pièces détachées et sans aucun lien. Ils font défiler dans une suite continue les diverses images d'une sorte de film, dont la trame est la destinée d'une ville promise à l'éternité, mais sans cesse menacée dans son existence de future maîtresse du monde.

« La légende, dit Victor Hugo, est de la poésie écoutée aux portes de l'histoire. » Autrement dit la légende, si elle ne respecte pas la stricte exactitude des faits, exprime, avec toute la valeur exaltante de la poésie, l'âme d'un peuple

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qui se façonne à travers les épreuves des siècles, et dont les aspirations trouvent encore leur écho, quand il s'agit de Rome, dans les âmes de ce temps, héritières toujours vala- bles de cette vieille civilisation.

Paris, le 5 octobre 1959.

L. S.

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I

Des ruines de Troie surgira la Rome éternelle

Ceci se passait une dizaine de siècles avant notre ère. Hélène, la plus belle femme de la Grèce, avait été cour-

tisée par tous les princes de son pays, et Tyndare, son père, pour éviter entre eux haines, querelles et vengeances, leur avait fait jurer solennellement de défendre, au besoin par les armes, les droits conjugaux de celui qui serait l'élu. C'est ainsi qu'Hélène avait épousé Ménélas, roi de Lacédémone.

A cette époque, les princes ne dédaignaient pas d'écumer les mers et, bien loin de déconsidérer ceux qui la prati- quaient, la piraterie s'exerçait suivant une sorte de code de l'honneur. Or il advint que Pâris, le plus beau des jeunes princes de l'Asie Mineure, se rendit, au cours d'une de ses expéditions, à Lacédémone et s'émerveilla à la vue d'Hélène aux cheveux d'or, comparable à la blonde Vénus, à qui lui- même, pris pour arbitre par les trois déesses les plus fières de leur beauté, avait décerné la pomme, symbole de la victoire.

Pâris, sans hésiter, enleva la belle Hélène et l'emmena

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sur son vaisseau rapide jusqu'à la ville de Troie, où régnait son père, le vieux Priam, et qui se dressait, comme à la proue de l'Asie Mineure, citadelle avancée de l'Orient. Ses murs avaient été bâtis par Neptune, le dieu des mers, et par Apollon, le dieu-Soleil. Il avait suffi à Apollon, l'inspirateur des arts en même temps que le dispensateur de la lumière, de promener ses doigts sur les cordes de sa lyre et de chanter harmonieusement, pour que cette harmonie se communiquât aux blocs de pierre, qui, d'eux-mêmes, venaient se ranger et se superposer, tandis que Neptune les scellait, au fur et à mesure qu'ils montaient vers le ciel. Les remparts de Troie étaient si épais que deux chars attelés pouvaient y circuler de front. Aussi la ville était-elle réputée imprenable.

Après le rapt d'Hélène, fidèles à leur serment, les princes grecs avaient levé une armée sous les ordres du Roi des Rois, Agamemnon, frère de Ménélas, et ils avaient mis le siège devant Troie, pour reprendre à son ravisseur la plus belle femme du monde. Depuis dix ans, batailles rangées et com- bats singuliers se succédaient dans la plaine arrosée par deux fleuves, dont les inondations furieuses intervenaient parfois dans la lutte et refoulaient les assaillants jusqu'à la mer. Les chefs les plus valeureux des deux partis avaient suc- combé : Hector, le plus vaillant des Troyens, avait été tué par le bouillant Achille ; et une flèche lointaine, lancée par Pâris, avait atteint Achille d'une blessure mortelle au talon, la seule partie de son corps que la mère du héros, la déesse Thétis, n'avait pu rendre invulnérable en le plongeant dans les eaux infernales du Styx.

Désespérés, les Grecs se préparaient à rentrer dans leur

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Pâris enleva la bel le Hélène

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patrie, quand Ulysse, roi d 'I thaque, le plus astucieux des hommes, inventa une ruse qui leur donna enfin la victoire. Sur ses instructions ils feignent de se rembarquer , mais ils ar rê tent leurs vaisseaux derr ière une île toute proche et se t iennent prêts à intervenir . Ils ont laissé sur la plage u n énorme cheval de bois, qui dissimule au creux de ses flancs un certain nombre de guerr iers commandés p a r Ulysse. Un Grec, n o m m é Sinon, a accepté de rester sur place, avec mis- sion de faire croire aux Troyens qu'il a été désigné pour être immolé aux dieux avant le dépar t de la flotte, dans l 'espoir de lui p rocurer des vents favorables, mais qu'il a réussi à s 'échapper et à se cacher dans les roseaux d 'un marais . Découvert p a r des bergers et amené devant le Conseil des Sages, prés idé p a r le roi, il explique que ce cheval a été offert à Minerve, pour expier le vol de sa s tatue qui proté- geait la citadelle troyenne. De fait, cette s tatue avait été dérobée nu i t amment p a r Ulysse et Diomède, afin de pr iver la ville de cette protection puissante, car Minerve, déesse de la sagesse, était pour t an t aussi a rden te à la guerre que Mars le dieu guerrier .

Ecouté a t tent ivement et pris en pitié, Sinon conclut p a r ces mots :

« Troyens, ne vous étonnez pas des propor t ions énormes de ce cheval. Il a été construi t sur les conseils de Calchas, le devin aveugle, mais le plus clairvoyant et le plus sûr des prophètes. Il ne fallait pas que cette offrande expiatoire pû t être introduite à l ' in tér ieur de vos murs. Installée dans votre

citadelle, elle serait le gage du t r iomphe définitif de l'Asie sur toute la Grèce. »

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Jupiter, le dieu des dieux, rend fous ceux qu'il veut per- dre. A peine ont-ils entendu ces paroles trompeuses, que les plus sages des Troyens les font répandre à travers la ville et communiquent à tout un peuple leur fol enthousiasme. On se hâte d'ouvrir dans les murs une brèche assez large pour laisser passer la bête monstrueuse. On glisse sous le large plateau qui soutient ses pieds de ces rouleaux qu'on utilisait alors pour rentrer au sec les vaisseaux au début de l'hiver et pour les remettre à l'eau au printemps. Autour du cou et des flancs de l'animal, femmes et enfants dispo- sent des guirlandes de fleurs. Des câbles de navire le hissent, escorté de danses et de cris de triomphe, sur les hauteurs de la citadelle. Par quatre fois, le monstre a hésité au moment de franchir l'enceinte ; par quatre fois, des bruits d'armes entrechoquées ont retenti dans ses flancs sans éveiller l'in- quiétude ni le doute.

Une nuit épaisse obscurcit toutes choses, lorsque Sinon se glisse jusqu'aux flancs du cheval, fait jouer le panneau qui libère Ulysse et ses soldats. Aussitôt, les gardes placés près des portes et près de la brèche sont massacrés ; toute l'armée grecque, qui a débarqué à nouveau, envahit la ville, tue, pille, incendie.

C'est alors que la grande âme d'Hector surgit du tom- beau, indignée de la disparition de sa patrie, que son héroïsme avait tant contribué à défendre. Son Ombre vient tirer du sommeil le prince troyen le plus respectueux des dieux, le fils de Vénus et d'Anchise, le pieux Enée.

« Hâte-toi de fuir, s'écrie-t-il ; l'ennemi occupe nos murs ; Troie s'écroule du haut de sa grandeur. Elle te confie ses

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dieux Pénates, protecteurs de la cité. Sans eux, il n'est pas de patrie ; avec eux, la patrie ne peut périr. Transporte-les au delà des mers, au pays du Couchant. C'est là qu'une nou- velle Troie va naître. Elle s'appellera Rome, du nom d'un de tes descendants, Romulus. Elle vaincra le monde et le domi- nera de sa puissance éternelle. »

La demeure d'Anchise et de son fils, située à l'écart, dans un parc, a été jusqu'alors préservée du feu et de l'as- saut. Alerté par l'apparition d'Hector, Enée, précipitam- ment, monte à la terrasse qui surplombe la ville : sous ses yeux, la victoire de l'ennemi couronne tous les alentours de flammes exultantes, dont les lueurs se prolongent sur la mer qui rougeoie à l'infini. Les cris des massacreurs, les appels des blessés, les râles des mourants montent vers lui dans une gerbe de supplications et de triomphales clameurs.

Enée bondit, saisit ses armes, se rue hors du parc ; il ne peut se résigner à obéir à l'injonction d'Hector. Il rallie les isolés qu'il rencontre ; bientôt, tout un bataillon l'accom- pagne :

« Soldats, leur enjoint-il, mourons pour la patrie. Il ne nous reste rien à sauver, fors l'honneur. Seul un beau désespoir peut sourire aux vaincus. »

Il dit, et sa troupe résolue, à coups d'épée, se taille un passage jusqu'aux abords du palais de Priam. Des Grecs qu'ils rencontrent, les uns meurent ou tuent, les autres, pris de panique, refluent vers les vaisseaux ou vont chercher refuge dans les flancs du cheval de bois.

Mais déjà le gros de l'armée menace le palais. Enée et

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ses compagnons ont à peine le temps d'y pénétrer par une porte dérobée pour se joindre aux défenseurs. Bientôt les Grecs entourent les murs ; par paquets denses, leurs bou- cliers ramenés au-dessus de leurs têtes et rapprochés en carapaces, ils avancent, tortues gigantesques ; puis leurs échelles sont dressées ; ils se haussent jusqu'au bord des remparts. Les Troyens, accablés par le nombre, cèdent ou succombent. Enée et les siens se replient sur la terrasse qui, depuis la guerre, était surmontée d'une tour, faite de pièces de bois jointées, d'où les guetteurs surveillaient l'étendue de la plaine et de la mer. Les haches s'attaquent à la base, font sauter les joints ; des poutrelles arrachées se transforment en leviers qui soulèvent l'édifice, l'ébranlent, le précipitent dans une chute immense sur les assaillants. Carnage et peine perdue ! Voici qu'intervient Pyrrhus, fière image d'Achille, son père : au fils de l'irrésistible rien ne résiste.

Les béliers de bronze défoncent les portes du palais. Par la brèche, Pyrrhus s'élance, éclaboussé de sang, criant des ordres de meurtre, auréolé par les lueurs de l'épée qu'il fait tournoyer, puis retomber, fracassante, dans la masse des hommes. Les rescapés sont refoulés dans la grande cour intérieure, autour de laquelle rayonnaient les cent chambres réservées aux enfants de Priam. Hurlantes, échevelées, filles et belles-filles embrassent une dernière fois les portes, qui jusqu'alors assuraient leur sécurité et abritaient le bonheur de leur foyer ; puis, voiles au vent, elles volent vers l'autel immense, qui se dresse au-dessus de nombreuses marches où elles viennent s'asseoir, dans l'espoir du salut que doivent leur garantir les lois divines ; car il est impie de ne pas respecter ceux qui se réfugient auprès d'un autel ou, mieux

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encore, s'y assoient. Elles se groupent autour de leur vieille mère, Hécube, qui, par sa sérénité, s'efforce de les rassurer.

Priam, accablé par l'âge, n'en a pas moins revêtu les armes de sa jeunesse. Son armure l'emprisonne ; sa main tremblante peut à peine soutenir son épée.

« Malheureux époux, lui crie Hécube, que veux-tu faire ? Hector lui-même, s'il était vivant, ne pourrait rien pour notre défense. Viens t'asseoir au milieu de nous. Cet autel nous protégera tous, ou nous mourrons tous ensemble. »

A peine a-t-elle parlé que Pyrrhus est devant elle. Il vient de poursuivre l'un de ses fils, Polytès : il le rejoint, il l'abat aux pieds de l'autel. Ce meurtre révolte Priam :

« Puissent les dieux, s'écrie-t-il, te faire expier ce crime ! Non, tu n'es pas le fils d'Achille, comme tu t'en vantes. Jamais il n'aurait tué un enfant sous les yeux de ses parents, lui qui m'a restitué le corps d'Hector et m'a permis de lui rendre les honneurs funèbres. Sois maudit ! »

Il dit et lance d'un bras, que l'indignation n'a pas fait moins débile, un trait qui vient mourir au bord du bouclier de Pyrrhus. Le jeune homme irrité fonce sur le vieux roi, lui arrache son épée, son casque, son bouclier. Autour de sa main gauche, il enroule le reste de la longue chevelure du vieillard, insigne de sa noblesse, lui ramène brusquement la tête en arrière, et, de sa gorge, tranchée d'un seul coup, comme celle d'une victime, il fait jaillir le sang sur l'autel.

Au crime, il ajoute la raillerie :

« Va donc rapporter à Achille les actions de son fils. Dis- lui combien il a dégénéré d'un père généreux ; mais dis-lui

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aussi comment il a su, en une seule nuit, venger tous les milliers de morts d'une guerre de dix ans, et couronner les exploits de l'homme le plus glorieux du monde, lui, le dégé- néré !

Dans l'ivresse du carnage et de la victoire, Pyrrhus ne res- pecte ni les dieux, ni les vieillards, ni les femmes. Il ordonne d'emmener en esclavage toutes ces filles, les plus nobles de l'Asie. Il a déjà cruellement dévisagé des dizaines de prin- cesses, brutalisées et suppliantes. Soudain sa voix s'arrête, ses yeux se fixent, son corps s'immobilise : il a vu Andro- maque, la veuve d'Hector, la seule qui ne se lamente pas, qui n'implore pas le vainqueur, mais le regarde avec le mépris souverain de celle qui a vécu un amour unique, fait de fidélité et d'admiration. Un soldat s'élance pour la souf- fleter : Pyrrhus le repousse, le jette à terre :

« Que celle-ci, dit-il, soit mise à part. Qu'on la traite avec tous les égards dus à une reine. La femme d'Hector doit devenir la femme du fils d'Achille. »

Andromaque n'a pas cillé. Seuls, pour elle, parlent ses yeux ; ces yeux qu'éclaire de face la lune, qui vient de se dégager des nuages. A leur flamme indomptable, Pyrrhus trouve les charmes d'un amour d'autant plus précieux qu'il est plus difficile à conquérir, sans se douter qu'à cause de cette femme, lui aussi, auprès de l'autel où il allait l'épouser, il mourra, comme Priam, immolé par Oreste, le fils d'Aga- memnon. Ainsi le dieu suprême, protecteur des lois divines, devait rendre effective la malédiction du vieux roi expi- rant.

Cependant, Andromaque s'éloigne entre deux gardes. Son

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fils Astyanax, qui commence tout juste à marche r et la tient

p a r la robe, la suit à pas inégaux. Ce spectacle rappel le Enée à la réal i té : son vieux père est menacé de subir le sort de P r i am ; sa femme, Créuse, le sort d 'Andromaque ; son jeune fils, Iule, le sort d 'Astyanax, s'il ne se hâte de les re jo indre et de leur communique r les paroles d 'Hector :

« Fuis. Troie s 'écroule du h a u t de sa grandeur . Elle te confie ses dieux Pénates. »

Désormais, fu i r n 'est plus pour lui le lâche renoncement . Il n 'a plus le devoir de mour i r dans l 'élan d 'un beau déses- poir. Il lui faut sauver les siens, sauver sa patr ie . Il se re tourne : plus aucun de ses compagnons ne l 'environne. Il reste seul p o u r soutenir le destin d 'une g rande cité qui s'ef- fondre !

P a r l 'escalier qui re jo in t la por te dérobée, il se re t rouve bientôt dans les rues de la ville. Il aborde le temple de Vesta : une f emme se blottit dans le coin le moins éclairé

p a r la lune. Enée, malgré tout, l 'a reconnue. Cette f emme à la blonde chevelure, t remblan te dans ses voiles, c 'est Hélène, celle qui a abandonné son foyer et qui ose cher- cher refuge auprès de la déesse du Foyer ; celle qui a violé toutes les lois de la pudeur , et qui ose implorer la pud ique Vesta, dont le culte est confié à des vierges ; celle dont le r ap t honteux a ent ra îné tant de morts, tant de souffrances, t an t de ruines, et, pour finir, la destruction de Troie !

Une fois de plus, Enée va oublier sa mission. Il ne pense qu 'à venger sur cette f emme tous les deuils dont elle est responsable. Il va t i rer l 'épée et se précipi ter sur Hélène, qui l 'a reconnu et ne peut espérer l 'a t tendrir . Mais une force