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Les pages du laa, N o 21 Décembre 2009 Pierre Cloquee Notes pour une théorie d’un paysage habité

Notes pour une théorie d’un paysage habité · Les géographes également, depuis Paul Vidal de la Blache, ou avec Jean Brunhes, réclament le paysage comme objet d’étude en

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Les pages du laa, No 21

Décembre 2009

Pierre Cloquette

Notes pour une théorie d’un paysage habité

Comité de rédaction :

Marc BelderbosCécile ChanvillardPierre CloquetteRenaud PleitinxJean Stillemans

Diffusion :

laboratoire analyse architectureFaculté d’architecture, d’ingénierie architecturale, d’urbanismePlace du Levant 1 boîte L5.05.021348 Louvain-la-NeuveBelgique

https://uclouvain.be/fr/facultes/loci/laa

© Les pages du laaISSN : 2593-2411

« Apémantus: “Où dors-tu, la nuit ?”Timon: “Sous ce qui est au-dessus de moi.” »1

1. W. Shakespeare, Timon d’Athènes.

1. Introduction - les paysages

Ennotresituationcontemporaine,forceestdeconstaterlaprésencemassivedupaysage. Il est au centre du discours des aménageurs, et parmi les figures centrales de laculture architecturale sont aujourd’hui de nombreux paysagistes, des personnesressortissantdoncdecequ’unedivisionsocialeenmétiersplaceauplusprochedupaysage.

Ilfaitl’objetdenombreusespublications,quel’ons’attacheàentracerlatrajectoiregénéalogique2ouàenmettreaujourlesdéterminants3,ouencoreàs’étonnerd’uneincapacitégénéraliséeàaborderlepaysageautrementquesurleplandudiscours4. Publicationsquipourlaplupartserapprochentdupaysagecommeobjetesthétique, soitdéterminéengrandepartieparlechampdelaperception.Cettethématisationdupaysagedans lemondedudiscoursestévidemmentàsontourrepriseparlesarchitectes,paysagistes,urbanistes,dontlapratiqueestpétriepar ces propos – consciemment, comme intérêt contemporain pour le paysage,et inconsciemment parce qu’ils appartiennent à la culture même qui soutientl’émergencedecediscours.

Lesgéographeségalement,depuisPaulVidalde laBlache,ouavec JeanBrunhes,réclament lepaysage comme objet d’étude en tant quephysionomie de l’espace terrestre5.

Onauravite faitdeconclureà l’aspectmultidisciplinairede l’objetpaysage,etdeprescrireune«interdisciplinarité»desonétude.Cefaisant,onmetdoncenavantl’hypothèsed’unepréexistencedupaysagecommeobjetàsonétudeinter-disciplinaire,lesdifférentesdisciplinesétudianttouteslemêmeobjet.

Cependant,ils’agiraitd’uneformeavéréedepositivisme,etentouterigueur,c’est-à-diresinousvoulons,comme architecte,nouspenchersur l’étudedupaysagedefaçonrigoureuse– il faut remarquerque« chaquediscipline, ouplutôt chaque théoriedisciplinaire,constitueunenouvelleobservation,découpelemonded’unemanièrenouvelleetparconséquentcréeunnouvelobjetd’étude»6.

2.M.Conan,«Lagénéalogiedupaysage»inA.Roger(dir.),La théorie du paysage en France (1974-1994),Ed.DuChampVallon,coll.«Pays/Paysages».J.Maderuelo,El Paisaje. Génesis de un concepto,Ed.Abada,Madrid,2005citéparA.Berque,«Lapenséepaysagère:uneapprochemésologique»inR.Salerno,C.Casonato(dir.),Paesaggi culturali, Ed.Gangemi,Rome,20083.A.Cauquelin,L’invention du paysage,Paris,Ed.PUF,coll.«Quadrige»,2000.4.A.Berque,La pensée paysagère,Paris,Ed.Archibooks,2008.5.J.-M.Besse,Voir la terre. Six essais sur le paysage et la géographie,Ed.ActesSud,2000,pp.101etsuivantes.6. T. Ewens, Repenser la technologie, 1stInternationalWorkshopontheTheoryofMediation(SalveReginaUniversity,Newport,RhodeIsland),2001,www.rennes-mediation.org

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Ilnes’agitévidemmentpasdefermerlaporteàtoutecollaborationentredisciplinesen délimitant des domaines d’étude hermétiques – au contraire, nous pensonsqu’uneétudemultidisciplinaire,sielledoitavoirlieu,nepeutexisterqu’aprèsavoirjetéunpeudeclartésurlescompétencesdechacun.Ilvaégalementdesoique,lefaithumainétantuneréalitémultiple,soitconstruitedemultiplesfaçons,ilestprobablementimpossibledesetrouverfaceàcequechaquedisciplineprendpourobjetàlamanièred’unfaitdelaviequotidienne.C’estprécisémentlàlemanquementd’uneapprochenaïvedupaysage.

A la lecturedes textes contemporains sur l’étudedupaysage sedécèlemalgré ladiversitédesorientationsdesauteursuncertainnombredepositionscommunes,partagées.

a.Lepaysageestun–oudécouled’un–phénomèneculturel.

Ilestentenduqu’ilyainvention du paysage7,etqu’ils’agitd’unenotion«apparuedansdesconditionsspécifiques,[...]quel’onnepeutdoncétendreniàtouteslesépoques,niàtouteslescultures»8.Danslarelativitéculturelledécrite,ilfautvoirunfaitproprementhumain:l’animalestdénuédepaysage.D’autrepart,lorsqueAnneCauquelinditdupaysagequ’ilestun«avatardel’Etendue»9, laphilosopheleplacecefaisantaucoeurd’unprocessusdemétamorphoseetdetransformation–dontlestenantsetaboutissantsrestentcependantàpréciser.

b. La question du paysage est essentiellement abordée par le biais de laperception.

SelonAnneCauquelin, « il s’agitbien, [avec lepaysage]d’appréhender l’étendue,d’unemiseenconditiondenosactivitésperceptives,cognitivesetaffectives»10. Ilfautnoterqu’ils’agit làd’unepositionantithétique decelled’uncertaindiscoursgéographique,quitendquantàluiàréifierlepaysagecommeobjetd’unesciencenaturelle.Al’extrême,ilestmêmeavancéque«lepaysageesttrèsprécisémentettoutsimplementcequisevoit»11.

c.Ilyauneproximitédelanotiondepaysageetdecellesd’«environnement»oud’«espace».

Proximité qui est tantôt précisément décrite par le biais d’une théorie de laperception–«Avecl’inventiondelaperspective,lepaysage[...]estdevenuformea

7.A.Cauquelin,L’invention du paysage,Paris,Ed.PUF,coll.«Quadrige»,2000.8.A.Berque,«Lapenséepaysagère:uneapprochemésologique»inR.Salerno,C.Casonato(dir.),Paesaggi culturali,Rome,Ed.Gangemi,2008,p.29.9.A.Cauquelin,«PaysageetCyberespace»,parusur le siteduLaboratoireAnalyseArchitecture,http://www.lelaa.be/travaux/textes/paysageetcyberespace.htm10.Idem.11.R.Brunet,«Analysedespaysagesetsémiologie.Elémentspourundébat»inA.Roger(dir.), La théorie du paysage en France (1974-1994),Ed.DuChampVallon,coll.«Pays/Paysages»,pp.7-20.

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prioridenosperceptions»12,l’ordreperspectifstructurantnosperceptionsétantdécritcomme « une matérialisation des a priori que sont l’espace et le temps»13–tantôtenvisagéedefaçonplusvaguemaispromettantunepossiblesortieducanevasdelaperceptioncomme«unerelationparticulièreàl’environnement»14.Sirapprochementourelationparticulièreilya,ilestcependantconvenuimplicitementou,commelefaitMichelConan,expriméexplicitementque«àstrictementparler,lepaysagenefaitpas«partie»del’environnement[...]sinonparuneréduction[...]àsonsoclenaturel.Ilconvientdoncdedistinguersystématiquementcequiatraitaupaysageetcequirelèvedel’environnement.»15

A la lecture des textes contemporains sur l’étude du paysage se dégagent doncégalementdesenjeux:

-clarifier laquestiondupaysage,ycomprisenpositionnant lesrecherchesactuelles–quelestleurobjet,quelssontleursdéterminants, -comptetenudesrecherchesactuellessurlepaysage,articulerclairementlanotiondepaysageàcelledulieuetdel’habiter, -comptetenudesrecherchesactuellessurlepaysage,articulerclairementlanotiondepaysageàcelled’environnement.

Parcequeparmilesproductionslittérairesprenantlepaysagepourobjet,ilestundeceuxquileplusclairementprendappuisurlesnotionsd’environnementetd’habiter,letravaildesenjeuxénoncésci-dessuscommenceraparunelecture–critique–d’unarticled’AugustinBerque,transcriptiond’uneconférenceexposantlesthèsesdesondernierouvrageenparticulier,etdesapenséeengénéral:

« La pensée paysagère : une approche mésologique»16

12.A.Cauquelin,idem.13.A.Cauquelin,idem.14. A.Berque,«Lapenséepaysagère:uneapprochemésologique»inR.Salerno,C.Casonato(dir.),Paesaggi culturali,Rome,Ed.Gangemi,2008, p.2915.M.Conan,«Lagénéalogiedupaysage»inA.Roger(dir.),La théorie du paysage en France (1974-1994),Ed.DuChampVallon,coll.«Pays/Paysages»,p.44916. A.Berque,«Lapenséepaysagère:uneapprochemésologique»inR.Salerno,C.Casonato(dir.),Paesaggi culturali,Rome,Ed.Gangemi,2008,

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2. Lecture

Pensée paysagère, pensée du paysage

L’auteurcommenceparréaffirmerlepaysagecommefaitdeculture:nonseulementil sedistingued’un«donnénaturel»–« lamorphologieobjectived’uneportiondelasurfaceterrestre»–maisilyalieuégalementdeprendreactedesarelativitéculturellecommeuneindicedesonappartenanceàcettesphère.Lepaysageserait«prégnantànotrepropreculture».

CettesituationenjointA.Berqueàmettre surpiedcequ’il appelledes« critèresobjectifs»,empiriques,permettantdedistinguer«lessociétésoùexisteuneculturepaysagèreausenspropre».

Cescritèressontlessuivants:« 1)unelittératurechantantlabeautédeslieux 2)unetoponymieindiquantl’appréciation visuelle de l’environnement 3)desjardinsd’agrément 4)unearchitectureaménagée pour jouir d’une belle vue 5)despeinturesreprésentantl’environnement 6)unoudesmotspourdire«paysage» 7)uneréflexionexplicitesur«lepaysage»»17

Ainsi,seloncescritères,«danslemonderomain,iln’yapaseunaissancedupaysage».Mais, poursuit Berque, « alors qu’y avait-il à la place du paysage ? Il y avait unecosmophaniepropreaumonderomain.»

Quelleest,danscesconditions,ladifférence,letraitdistinctifentreunecosmophanieetunecosmophanieprorementpaysagère?

Premièrement, avec le paysage, on entrerait dans le « domaine [...] del’esthétique».Deuxièmement, émerge avec le paysage ce que Berque appelle « une véritableréflexionsurlephénomènepaysager»...

Cesecondcritèrequelquepeunébuleux,setrouvepréciséparl’auteurdelafaçonsuivante:siuneviséeesthétiquequalifiel’apparitiondupaysagecommetel, il fautvoirque«labeautédupaysagen’estpasdanslanatureelle-même:elleestinstituéeparunecertainemanièredevoiretdedireleschoses.[...]Lepaysage,àpartirdudonnédel’environnementestprédiquéenunecertaineréalité»et,partant,setrouverepriseetpréciséel’affirmationdudébutdecettesectionselonlaquelle«lepaysageetunerelationparticulièreàl’environnement».

17.Noussoulignons.

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Tuer le paysage

Si l’apparition du paysage est variable selon les époques et les lieux, elle sembleaussil’êtreselonlesmilieux:lepaysage,nousditBerque,apparaîtversle4esiècleenChine,maisils’agitlàd’une«conceptionélitairedupaysage».«Enparticulier,iln’estpasperceptibleparlespaysans,quipourtantviventdedans.Il ne peut l’être que par une élite [...] laquelle peut se permettre de porter sur l’environnement un regard purement contemplatif. »18

Pourpoursuivre,«cesontdesanachorètesdeluxe[...]qui,portantunregard lettré sur leur environnement,sontlespremiersàenavoirparléentantquepaysage»19.Cettemanièredevoirs’accompagneraitalors«d’uneforclusiondutravail[...]pourlaclassedeloisirlacampagneetlanaturec’estdupareilaumême».

D’êtreainsi liéau« loisir»,paroppositionautravail, suffitpour lepaysagedesedistinguerdeproductionsarchitecturalescommelaville.Ensomme,c’estcequiopposeraitlavilleetlepaysageetpermettraitd’yreconnaîtredeuxentitésdistinctes.

Cette opposition à l’utilitaire, qui par essence marque le paysage selon Berque,expliqueégalementselonluila«crisedupaysage»:

« Champ perceptif d’où le travail est forclos, le paysage ne souffre pas l’utili-taire. Il ne faut pas confondre l’uti et le frui! Et c’est justement parce que, de nos jours, l’utilitarisme fonctionnaliste moderne a envahi le monde que le paysage partout est en crise ».

Mais au-delà du seul fonctionnalismemoderne, ce qui expliquerait la « crise dupaysage»–dontlamarquedefabriqueserait«l’urbaindiffus»–estune«pertedecosmiticité»pourlaquelle«leBien,leBeauetleVraisontconcrètementliés».

Dèslors,«danscemouvementgénéraldedécosmisation,lepaysageatenduàn’êtreplusqu’unobjetdeconsommationesthétique,enconflitavecl’utietmême,enfincecompte,enconflitaveclanatureelle-même».

« La cause profonde [...] n’est autre que le dualisme moderne qui a décosmisél’universenunpurdonnéobjectal.»

18.Noussoulignons.19.Noussoulignons.

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Paysage et cosmophanie

A.Berqueentendalorsdisposerlesbasesd’undépassementdudualismemoderneàtraverstroisarticulationsprincipales:

-Lapremièreprendpourassiselalectureheideggerienned’Uexküll,«pèredeladistinctionfondatriceentreUmgebung(ledonnéuniverseldel’environnementobjectif)etUmwelt(lemondeenvironnantpropreàunecertaineespèce)».Ainsi,«l’Umweltestirréductibleàl’Umgebung.C’estàpartirdelàqueHeideggerdevaitdéveloppersaconceptiondel’êtrehumaincomme«formateurdemonde»,pardistinctionavecl’animalquiest«pauvreenmonde»,etaveclapierre,quiest«sansmonde»».

- Ladeuxièmearticulationprétendcroiser lesexistentiauxheideggeriensàlathéorieévolutionnistedeLeroi-Gourhan.Cecroisementtientaurapprochement,chezHeidegger,dudaseincommeêtre-là,audehors,et l’émergencede l’hommechez Leroi-Gourhan comme « extériorisation, hors du corps animal, d’un corpssocialconstituédesystèmestechniquesetsymboliques».Emergealorsun«mondecommunforméparlatechniqueetlesymbole».

- La troisième articulation prend la notion japonaise demitate « que l’onrencontredansl’esthétiquejaponaise,enparticulieràproposdupaysage».Termequisignifie«voirentantque»,etqui«consisteàvoirunecertainechose[...]commesic’enétaituneautre».Ainsi, nous dit Berque, « celà rejoint la logiquemême de l’évolution : cettecosmo-logique – cette logique du monde–selonlaquellelamêmeUmgebung seravécueentantquedeuxUmweltendistinctes.»Ensomme,cetteformulationtientd’unedistance,partagéeparl’animalmaisportéeàsoncombleparl’homme,entreun«donnéobjectif»constituantcequeBerquenomme«laplanète»etsaréinterprétation.Ainsi,«toutpaysageestnécessairementculturel ;mais[...]cettespécificiténes’enracinepasmoinsdanslacosmo-logiquedontprocède,d’abord,labiosphèreàpartirdelaplanète(commelevivantàpartirduphysique),puisdel’écoumèneàpartirdelabiosphère(commel’humainàpartirduvivant).»

Au-delà du topos ontologique moderne

Dansladernièresectiondesonexposé,Berqueexplicitesanotionde« trajection», qu’ilentendopposeràl’objectivationdumondequ’ilimputeàlamodernité.

Ilécrit:« lepostulatfondamentalestque,dansunmilieuhumain,laréalitéprocèded’unelogiqueoùlanature(i.e.laTerre)estenpositiondesujet(S),etlaculture(i.e.unmonde)enpositiondeprédicat(P);cequiserésumeparlaformule:r = S/P, et selit:la réalité, c’est S en tant que P.

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LasaisiedeSentantquePn’estautrequ’uneprédication(«SestP»).Toutefois,comme cette opération ne relève pas seulement du langage verbal, mais de lamanièreglobaledontl’humainsaisitsonenvironnementparlessens,parlapensée,parlesmotsetparl’action,jelaqualifiedetrajection.»

Cette opération de trajection n’est pas exclusive à l’homme, et « fonctionne dèsl’apparitiondelavie».Ainsi,ilyaurait«trajectiondelaplanèteenbiosphère,puis,delà,trajectiondelabiosphèreenécoumène»dont«lacosmophaniedupaysage[...]estuneétape».

Cettetrajection,nousditBerque,définitenquelquesorteuneformedecontinuitéentre nature et culture – qu’il faudrait pour, bien faire, expliciter –, entre donnéobjectaletréalitéhumaine.

Or,suiteà la rupturede lamodernité,onneseraitplusenmesured’établircettecontinuité:

« Ce qui s’exprimait dans la penséepaysagère de toute société humaine, avant la décosmisation engendrée par le dualisme et le mécanicisme modernes, c’était la médiance en acte où, concrètement, les choses, les signes et les comporte-ments allaient ensemble. Alors pouvait exister quelque chose de tel que la com-position urbaine, par exemple, ou encore l’harmonie d’une belle campagne. »

Aufinal,«cesproblèmesnepourrontpasêtrerégléstantquenousseronspossédés parleparadigmeontologiquedelamodernité,où«je»s’établitindépendammentdumonde».

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3.Critique

« Trajection » et primat de la représentation

La notion de trajection dont Berque fait état dans la dernière section de sonexposéentendrendrecompte,enquelquesorte,duprocessusde« production» delaculture:laréinterprétationsuccessivedes« donnés»naturels,puisculturelsconstitueunphénomèned’appropriationetdetransformation.Encesens,lepaysageseraitlefruitdemultiplesréinterprétationsàpartird’unsubstratnaturel,marquantsimultanémentsadistanceparrapportàcelui-citoutendésignantunesolutiondecontinuité–relevéeparanalogieàlavisionheideggerienne,selonlaquellesontdistinguéstroistemps,delapierresansmondeàl’hommeformateurdemonde,enpassantparl’animalpauvreenmonde.

Cependant,cetaperçufaitlapartbelleaulangageetàlareprésentation,ilprocèdededéterminismesluiressortissantenpropreuniquement:ils’agitd’uneprocessusde représentation (« voir en tant que »), et la part réservée tardivement à la« technique » n’y change rien, puisque le processus n’est définitivement décritqu’entermeslogiciens.

Ensuite,laformalisationdeceprocèsculturelnepermetpas,telquel,des’enquérir,parexemple,desinterférencesentrele« technique»etle« symbolique»,sicen’estquecommeuneconséquencedecedernier.Encesens,toutetransformationdenotreenvironnementdécoulerait,enpremierchef, d’unemodification de notre représentation – puisqu’il s’agirait, à travers laculture,de« voir en tant que ».

Sileprocessusdeproductiondelacultureestmarquédecettesurévalutationdelareprésentation,ilenestdemêmepourlaquestiondupaysage,quiconstitueicinotrepointd’intérêtparticulier.

Le canevas décrit par Berque pour aborder le paysage est clairement établi,notammentparl’énumérationdescritèresempiriquescensésrendrecomptedesonexistence:noussommesdansledomainedelareprésentation.

Ils’agirait,aveclepaysage,de« dire»de« représenter »de« jouird’unebellevue», d’« appréciationvisuelle»,de« littérature».

Cetteprimautéengageàconsidérerlepaysageselonlerègnedelareprésentationet du langage, et cela de façon exclusive : en tant qu’acculturation du percept,le paysage est ici strictement un concept. De cette sentence, découlent deuxphénomènes voisins de la « crise du paysage » que Berque entend dénoncerpourtant.

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Premièrement,cetteprimautédusymboliqueexpliqueenretouruneprimautédelavueetdel’ordreperspectif,entantqu’appropriationculturelledelaperceptionnaturelle. La perspective est construite selon un ordre qui transforme notreperceptionnaturelle.

Deuxièmement,etpourcontinuer,cettethématisationenjointàderéellesdifficultésàpenserlepaysageentermesdetransformationmatérielledel’environnement.Laprimautédulangagetientimplicitementàunetransformationquiprendpourobjetlareprésentation–etproduitduconcept.Dans les faits quotidiens, ces difficultés mènent à mettre en place une stricteconservation du paysage, en mystifiant la capacité – perdue de nos jours – degénérationspasséesàtransformerlepaysageselondesvaleursesthétiques–quandenréalité,laseuledistinctionopéranteetjustifiéeestcellequis’institueentreunetransformationd’unepartetuneconservationdécoulantd’unesurdéterminationdelareprésentationd’autrepart :c’estdoncunedifférencededimensionsetpasde« critères»oude« valeurs»,fussent-ellesesthétiquesoumorales.

OrBerque,àtraverssalecturedel’originedupaysageetdesa« crise » contemporaine entérinelechampdelareprésentationcommesonlieud’explicationpremier.Outrelasériedecritèresempiriquesquiàbienyregardernepermettentdejugerquedel’existenced’unconceptdepaysage,ils’agitpourluidèslesorigines-etentouteurgenceàl’heureactuelle-degarantirl’évictiondetouteautredimension:«Champperceptifd’oùletravailestforclos,lepaysagenesouffrepasl’utilitaire.Ilnefautpasconfondre l’utiet le frui! Et c’est justementparceque,denos jours, l’utilitarismefonctionnalistemoderneaenvahilemondequelepaysagepartoutestencrise».Derrièrecettevision« esthétique» et « naturaliste»secache,outreundégoûtévidentpourleschosesdufaire,l’oublidulabeurdetouteuneclasse,laclassepaysanne,decetautredontl’évictionsembleuneconditionnécessaire.

Situantsonobjetexclusivementsur leplande lareprésentation, letravailde« La penséepaysagère:uneappochemésologique»estdoncaumieuxdereconnaîtrel’apparitionetl’évolutiond’undiscourssurlepaysage,soitl’évolutiondesonstatutépistémologique:depuisl’apparitiond’unconceptjusqu’auxreprésentationslesplussophistiquéespeut-être,maissansaucunechancedetoucheràcequ’estlafabrique dupaysage,ousoncaractèrehabité.

Outrepasserceconstatrevientàplacersurunpiedd’égalitédesproduitsdenaturesdifférentes– lestransformationsculturellesd’uneperceptiondumondeetdesonaménagement.

Comme nous le montrerons par la suite, c’est précisément cette incapacité àreconnaître un processus culturel proprement« social » autonome par rapport àcequeBerquereprendcommele« symbolique»etle« technique»quiestaucoeurde la« crisedupaysage»tellequ’il ladécritet lacaractérisepar l’urbaindiffus.

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Cemanquementpeutêtre,premièrement,abordéàtraversunetentativesystématiqued’àlafoiscerneretcomprendrelefaithumaindanssonentier,tentativequidevraitalorssemouvoirdanslechampd’uneanthropologiegénéralepourensuiterevenirsurlaquestiondupaysage.Il est cependant possible de s’en tenir à une compréhension minimale, etsuffisantepournotrepropos,decequifaitl’homme,quipourraits’énoncerainsi:s’ilestêtre de représentation et de langage–ladimension« symbolique»quementionneBerque–ilestégalementêtre de fabrication et d’outil–ladimension« technique » – mais encore, être d’histoire – dimensionmanquante du texteétudié,etproprementsociale.

Maisdanslapositionquiestlanôtre,lemêmemanquementpeutcependantêtreabordéparlebiaisd’uneexigencedisciplinaire:s’enquérirdupaysageentantqu’ilest habité,estimantqu’ils’agitlàdupropredel’architecture.Ilnousfaudra,pourcelà,préciserlaréalitéquerecouvreleterme.Ilfautcependantremarquerquec’estcetteexigencedecompréhensiondel’habiterqui,commeonlemontrera,rendinsuffisantelacaractérisation« symbolique» et « technique»delacultureopéréeparA.Berque,etpasunepositionépistémologiquepluslargequantàune supposée « nature »humaine:l’exigenceestdisciplinaire,entantqu’elletoucheauxfondementsdeladiscipline.

Ilnous fautdéjàaffirmercequeplus loinnous seronsenmesured’expliquer : lacompréhensionde cequ’esthabiter réclame lapriseen compted’unedimensionproprementsocialedufaithumain,entantquemarquéparl’altérité.S’enempêcherrevient à se condamner à une saisie de la représentation comme essence duphénomènepaysager,etpartant,delaperception.Ils’agiraitdoncicid’unoublidecequ’esthabiterauquelilfautnousadresser.

Paysage et habiter

Silefaitdeconsidérerlaquestiondel’habitercommefondamentale,nonseulementpourlediscoursthéorique,maiségalementpourl’acted’architecture,estunepositionpartagéeparuncertainnombre,ilfautremarquerquel’habiter n’est pas donné.

Comme thème de recherche, premièrement, rares sont les écrits qui, prenant laquestionàbras le corpsparviennentàendégager les fondements, les conditionsnécessaires,etlesconséquencessurl’architecturecommefaire habiter.Raretéquicependant,nenouslaissepassansappuissolidesdontl’occasionnousestdonnéepar les réflexionsdeHeidegger20 sur l’habitercommeexistentiald’unepart,etdel’autre,pardeRadkowski21dontlesinsistancespointententreautresversladimensioncollectivedel’habiter.

20.M.Heidegger,«Bâtir,habiter,penser»inEssais et conférences,Ed.Gallimard,coll.«Tel»,1958et«...L’hommehabiteenpoète...»inEssais et conférences,Ed.Gallimard,coll.«Tel»,1958.21.G.-H.deRadkowski,Anthropologie de l’habiter. Vers le nomadisme,Paris,Ed.PUF.

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Commefait,deuxièmement,malgrél’immédiatetédanslaquellenoustenonsdansle langage courant le fait d’habiter – il serait22 simple fréquentation de l’étendueterrestreoul’uniquefaitdeposséderunedemeure,voireunetannière–ilsepeutqu’habiternesoittoutsimplementpasdonné.C’est-à-direquenousnepouvonspasécarterlapossibilitéqu’onn’habitepasdansn’importequellesconditions,qu’ilnes’agissepasd’unfaitautomatique,découlantparvoiedeconséquencedenotrepositiond’anthrope.Habiterneseraitpastoutbonnementsynonymed’exister,l’hommepourrait-ilmeneruneexistencemarquéeparuneabsenced’habiter?Ouencorefaudrait-ilprécisercequerecouvreletermeexister,etalorsn’yaurait-ilpeut-êtrepasd’exsitencehumaineentantquetellesanshabiter,renversementquinefaitquemontrerl’enversd’unemêmequestion.

Ladéfinitiondecequ’esthabiternousmetdansunedifficulté,quitientautantaufaitdecerner–«quelleestsonextension?»–quedecomprendre–«qu’est-ce?»23 .

Une première circonscription de l’étendue du concept peut cependant s’opéreraisément,puisqu’elledécouled’unaxiomequiorientelarecherche,etquecelle-cipourravérifier:ilfautyreconnaîtreunespécificitéanthropique.Autrement dit, bien que certaines disciplines scientifiques traitent d’un « habitatnaturel»,etbienquel’habiterpuissehypothétiquementsedéfinir,commefaitdeculture,paruneruptureavecunéquivalentnaturel,l’animaln’habite pas24.

Encequiconcernelacompréhensionduconcept,lepremierjalons’adresseàuneconfusion,compréhensibledanslefaits,maisquel’exigencedudiscoursthéoriquedoitcongédier:habitern’estpass’abriter25.Ilestcependanttoutàfaitpossibled’établirlaproximitédesdeuxactions:noshabitatssontéquipésetoffrentuneparadeàbiendessollicitations.Maisleurdistancepeutêtrerelevéeaussibiendanslesfaits,qu’auregarddel’histoireetd’unpointdevueconceptuel.

D’abord, parce que, comme l’indique de Radkowski, la parade auxsollicitations–l’abri–qu’offrentcequenousappelonsnoshabitationsn’estjamaisque«partielleettrèsrelative»26etqu’« iln’estpasbesoinde jouird’unhabitatpourdisposerd’unabri»27.Icisemarqueunerelationdeproximitéenmêmetempsqu’unedistanceentrel’habiteretl’équipement,qu’ilfaudrainvestiguer.

Ensuite, parce que si le discours technologique peut caractériser l’histoire desoutilsetdeséquipementscommeuneévolution,iln’enestpasdemêmeencequi

22.Selonlespectrelepluslarged’unepenséequiresteunedoxa,puisqu’ellesedispensed’unexamencritique.23.G.-H.deRadkowski,Anthropologie de l’habiter. Vers le nomadisme,Paris,Ed.PUF,pp.23-24.24.Idem,p.25:«pointd’habitatnaturel»,«l’habitat[...][est]choseproduiteparl’homme».25.Idem,p.24.26.Idem,p.25.27.Idem,p.25.

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concerne l’habiter.Nous continuonsà investir les structuresmatériellesquenousontléguéeslesgénérationsprécédentes,nonsanslesmodifier,etnotamment,leséquiper.Cetteaffirmationestd’autantplusdécelabledansnosréappropriationsdesstructuresautresquecellesconstituéesparlesédifices–lapersistenceduparcellaireetdestracésdesvoiesestconfirméeparnostranformationsactuellesdupaysage,demêmequeleurpertinenceeuégardàunesituationfondamentalementdifférenteentermesd’équipements,fussent-ilsceuxquiéquipentnosviesquotidiennesounosdéplacements.

Enfin, il faut seposer laquestiondes conséquencesd’unedéfinitionessentiellementindividuelledel’habiterémanantd’untelrapprochement:ilsepeutqueconceptuellement,ilsoiterronéderapprocher habiter et s’abriterdusimplefaitquel’unregardeenproprel’individu,etn’engage,danssadéfinition,quelui,alorsquel’autrenepuisses’appréhenderqu’enregardd’unecollectivité,etengagedanssonprincipemêmedessujets.

L’apportdedeRadkowskiestencesensfondamental:ils’agitselonluides’enquérirdecequ’habitersignifie«habiterentantqu’ethnie[et]habiterentantqu’individu(s)»28.Mais dans les deux cas, nous dit-il, habiter c’est « être localisé, c’est soutenir unrapportentreunsujetdéterminéetunlieudéterminé»29,précisantencorequed’unefaçongénéraleonpeutêtrelocaliséselonun«rapportmomentanéoupermanent,defaitoudedroit»30.

Etre situé collectivement et individuellement semble donc recouvrir la portée del’habiter. Il nous faut cependant éclaircir dans ces propos ce qu’est une situationdedroitetdefait,enquoil’habitationimplique–pardeuxfois–lesautressujetsmaisaussilesautreslieux,etenfinenquoiconsistecerapportsujet-lieu.Cedernierpointnécessiteraundétoursupplémentaire,lapositiondedeRadkowskisurcesujetmenant,commenouslemontreronsàunedifficulté,etconcerneenproprece en quoi consiste un lieuetsonrapportavecl’habitation.

La situation de droit pointe en direction de la dimension proprement sociale del’anthrope,lareconnaissancedusujetparlesautres,soitl’institutionetl’organisationdescollectivitésensociété.«L’habitat[...]donne[...]laprésencedusujetentantquemembreoureprésentantd’uneethnie»31, il situedonc lesujetentantquemembre instituéd’unesociété,qu’ilreconnaitàsontour,etdontilreconnaitlesmembres.

Cesproposimportantsontdeuxconséquences.

28.Idem,p.27.29. Idem,p.28.L’usagedutermede«localisation»estjustifiépardeRadkowskiparsaproximitéétymologique d’avec celui de « lieu ». Nous nous en détacherons cependant pour la raison quesonusagecourantsupposeunpositionnementselonunréférentielabsolu,dontnousnepouvonspostulerl’existence.Levocabledesituationluiseradoncpréféré,dénuéqu’ilestd’uneconnotationimpliquantcetteréférenceextérieure:onestlocaliséparmaissituédans.30.Idem,p.28.31.Idem,p.31.

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Premièrement, il serait impossible d’habiter « seul » : même la position del’anachorèten’estdéfiniequerelativementauxautres.Laquestiondel’habitation,etparconséquent,dupaysagehabité,engagede factoplusqu’unsujet,ilconvoquelesautresdanssadéfinitionmême.

Ensuite,ilspermettentdereconnaîtreunrapportentrelieuxhabitésetsociétéquinesoitpasexclusivementdel’ordredel’expressiondecettedernière:si«L’habitat[...]donne[...]laprésencedusujetentantquemembreoureprésentantd’uneethnie»,c’estbienqued’unecertainemanière,cetteprésencen’estpasd’embléegarantieparlasociétéellemêmeparlesimplefaitdesoninstitution.OnrejointicilesproposdePierreCayequi, rapprochantdroitetarchitecture comme« savoirde ladifférence,art de la distance » y place la reconnaissancede l’altérité comme fondatrice, et leménagementde ladistanceentre lesunset lesautrescommeunacteproprementarchitectural–doncunfaire habiter–àlabased’uneviecollectivecommesociété32.Cetteapprochedel’habitationn’estcependantpassuffisante:sielleestsituationdedroitethabiter«collectif»,elleestégalementhabitation«individuelle».

C’est-à-direqu’endehorsmêmedelaquestiond’êtresituéparrapportauxautrestellequ’elleaétéabordéeci-dessus,l’habitationestunesituationindividuelle,dans«l’espacephysique»donc.

C’estlafonctionquedeRadkowskiattribueaulieu:«Etrelocalisé,c’estsoutenirunrapportentreunsujetdéterminéetunlieudéterminé.Lelieuformeleproduitdecerapport:sadéterminationestconsécutiveàl’établissementdecedernier»3333. Ilpoursuit:«Lelieuensoi, le lieuquineseraitpas le lieudequelquechosemaislui-mêmeunechose,estunconceptcontradicoitre»34.Lelieuenlui-mêmeestdonclevide,entantquerapport-maisunvidequiabesoindematièrepourexister-cequiexpliquequel’architectureaitpuêtredéfiniecomme«quelquechosed’organiséautourd’unvide»35.

32.VoirP.Caye,«DroitetArchitecture.Savoirsdeladifférence,artsdeladistance»,conférenceàl’AcadémiedesSciencesMoralesetPolitiques,publiéesurwww.asmp.fr/travaux/communications/2008/Caye.htm:« C’est non pas la quête du clos et du couvert, le besoin de sécurité et de protection contre les éléments naturels qui sont cause du rassemblement des hommes, mais la fascination du feu et sa promesse démiurgique : « Anciennement, écrit Vitruve, les hommes naissaient dans les bois et dans les cavernes comme les bêtes. […] Mais étant arrivé par hasard qu’un vent impétueux vint à pousser avec violence des arbres qui étaient serrés les uns contre les autres, ils se choquèrent si rudement que le feu y prit. La flamme étonna d’abord et fit fuir ceux qui étaient là, mais s’étant rassurés et ayant éprouvé en s’approchant que la chaleur tempérée du feu était une chose commode, ils entretinrent ce feu avec d’autres bois et y amenèrent d’autres hommes […] Ainsi, poursuit Vitruve, le feu donna l’occasion aux hommes de s’assembler, de faire société les uns avec les autres et d’habiter dans un même lieu ». Il est donc clair, dans ce récit des origines de la société, que l’habiter vient en second ; or cette secondarité en modifie radicalement le sens. Le but de l’architecture consiste non pas à rassembler les hommes, mais au contraire à ménager entre eux de l’espace pour en desserrer l’étouffante promiscuité, à créer de la distance au sein de l’indifférenciation spatiale que crée la confusion sociale autour du foyer originaire. »33.G.-H.deRADKOWSKI;Anthropologiedel’habiter.Verslenomadisme,Eds.PUF,Paris,p.28.34.Idem,p.29.35.J.LACAN;«L’éthiquedelapsychanalyse»,LeséminaireLivreVII,EdsduSeuil,Paris.

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Pourtant,quandils’agitdesavoirce qui localise, ce qui situe dans le lieu, leproposse renverse et se retourne vers le sujet, qu’il considère « plein » d’une présencemystérieusequielle-mêmerejailliraitsurlelieu:ilest«rempliparsaprésence,[...]déterminéconjointementparleslimitesspatialesettemporellesdecetteprésence»36. Ici apparaît donc une réelle difficulté : le lieu, tantôt défini comme ce qui situe lesujet,devientmaintenantdanssadéfinitionlui-mêmedéterminéet« localisé»parlaprésencedusujet,dontlaseulecompréhensionquenouspouvionsenavoirétaitqu’elledécoulait justementdesasituation,entantqu’ « individu»etentantque«membredel’ethnie».

Passer outre cet hiatus nécessite de rester au plus près de cette sentence selonlaquellelelieuestcequipermetd’habiter,etderéaffirmeràlasuitedeHeideggerquel’hommehabiteentantquesonséjoursurlaTerreestmarquéparlelieu:lelieun’estpaslecontenantvidedelaprésencepleinedusujet,dontl’hypothèseelle-mêmeestproblématique,maisilsitueen tant qu’il est vide.

Il nous faut également tirer les conséquences utiles pour cette question del’affirmation de de Radkowski lui-même, selon laquelle « habiter c’est nouer unrapportdedroitentredeshommesetunlieu,etnonreleverunrapportdefait»37. Celanouspermettraégalementd’éclaircirlesrapportsentrecequel’auteurnomme«habitationcollective»et«habitationindividuelle».

Lasituationdefaitcorrespondenréalitéàuneoccupation:discontinuedansletempsetl’espace,elleaeneffetlesujetlui-mêmecommeseulréférent–ilsesituedefaitquelquepartàuninstantdonné,ilestlecentredesonoccupation.Pourtant,deRadkowskiréserveletermed’habitationàuneautresituation,aufaitd’êtresitué de droit.Danslemêmeordred’idées, ilajoute:«L’homme[...]est leseulanimalcapabledeculture[...].Mais larançonimmédiatedecettelibération,c’est l’enchaînementencore plus rigoureux que tout animal à son oekoumène. Mais cette fois unenchaînementnonpasnaturelmais culturel àunoekoumènenonpas spécifiquemaishistorique»38 :«l’habitatlui-même,estconstruitparl’histoire»39.

Atraverscestermes,s’aperçoitlaconditiondupaysagecommeconceptetcommeréalitéeffective,demêmequesadistanced’avecl’environnement.L’environnement,précisément,environne:ilprendpourpointderéférenceàchaquefoisl’individudontiltiresasubstance,cequiexplique,àlasuited’Uexkull,sarelativité.L’habitation,etdonclepaysage habité,constitueprécisémentl’inverse,entantquedécentrementsubjectif:lareconnaissanced’unealtéritésefaitlefondementd’unesituationpossible,enmêmetempsqu’elleluidonnesasubstance:dépourvudetoutepositivité, les sujetsnepeuvent se situerquepar rapport auxautreset à l’Autre.

36. G.-H.deRadkowski,Anthropologie de l’habiter. Vers le nomadisme,Paris,Ed.PUF, p. 29.37.Idem,p.37.38.Idem,p.36oùletermed’oekoumènesignifie“horizonexistentieldel’homme”.39.Idem,p.40.

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L’habitationindividuelleetl’habitationentantqu’ethnies’appellentl’unel’autre,etn’ontderéalitéqued’êtremisesenrapport.

Ainsi,silelieusitue,c’estentantqu’ilestarticuléàdel’autre,c’est-à-diretoujoursd’autreslieuxquiluidonnentsacapacitéàsituer,capacitéqu’ilfabriqueenretourquantauxeux.Pointdepositionabsolue,puisquec’estlevidequidevientcentralaussibienpourlessujetsquepourleslieux,seullerapportpeutsituer.

Quelepaysagehabitésoitunenégationdel’environnementcommeancragesubjectifetfabriquedesituationsdansetparl’altérité,voilàlapistequ’ilfaudraitindiquerpourpréciser l’affirmationdeBerque selon laquelle « lepaysageest une relationparticulièreàl’environnement»40.

Partant,que«l’habitatlui-même[soit]construitparl’histoire»41 n’estquelatracedecettenécessité:fonderl’articulationdessitescommedéfinitoiredupaysage,aussibien conceptuellement en reconnaissant ce décentrement subjectif, cette facultéd’altéritécommeconditionpréalable,quedansnostransformationsmatériellesqui,aménageant nos déplacements, partages et établissements, relient, connectent,articulentavecdulointainetfondentparlamêmeoccasion,ennégatif,lesvaleursd’intimitéetdereplilàoùellesexistent.

Eneffet:premièrement,dansladirectiondel’habiter,silessujetsvidesdélèguentaux lieux la fonction de les situer – ce qu’ils ne pourront jamais faire de façonabsolue,maisparrapportauxautreslieux–c’estqu’enmêmetempsquel’habitationse distingue de l’occupation, l’habitat se donne dans la diachronie, à travers leparcours des lieux dans leur articulation et leurmise en rapport effective dansl’expérienceindividuelle.DeRadkowskimentionneàcesujetlemouvement–ausensdedéplacements–etsonintricationavecl’habitationtellequ’ill’entend42.

Ensuite,dansladirectioncettefoisd’unfaire habiter, ces propos ne sont pas sans lien avec les réelles difficultés à penser le paysage en termes de transformationmatérielledel’environnementquidécoulentduprimatdelareprésentationauquell’articledeBerquesouscrit.La conservation, dans ce cas, à l’encontre d’une transformation, participe d’une« objectivation » du paysage en tant que déconnecté des enchaînements structurelsquipermettentdenoussitueretquifondentl’histoire–dessitesnotamment–commedimensionpropredecettefacultéd’altérité : l’histoireengage lareconnaissancedesesacteurs.Pourconclure,laprésencedonnéeparl’habiterdoitêtredécrite,entantquesituation,comme présence à et parmi.

40.A.Berque,«Lapenséepaysagère:uneapprochemésologique»inR.Salerno,C.Casonato(dir.),Paesaggi culturali,Rome,Ed.Gangemi,2008.41.Idem,p.40.42.Idem,pp.41-43.

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« Harmonie »

Etantdonnélespositionsdéfenduesparl’auteuravantsadernièresection,ilestétonnant de lire dans cette dernière ses propos, qui n’ont d’autre programmequededépasserla« décosmisation»qu’auraitinduitelamodernité,etàlaquelleilimpute–indûmentselonnous–lacrisecontemporainedupaysage.

SelonBerque,laconditiond’une« harmonie»passait,avantlamodernité,parlefaitque« leschoses,lescomportementsetlessignesallaientensemble».

Or, il fautnoterque c’est ladisjonction justement,de l’« uti»etdu« frui»,quiétaitdéclarée,quelqueslignesauparavant,commelaconditionnécessaireàl’émergencedupaysage.

Lacontradictionexpliciten’estenréalitéque lesymptômed’unmanque,celuide ne pas distinguer structure et contenu – distinction du principe explicatif,semouvant dans le champd’une épistémologie, et de la réalité dans laquelleest embarquée l’objet d’étude, dont le discours théorique fait forcémentabstraction.

Pourtant,cettedifficultéd’enchaînementmetledoigt,toutenseleurrant,surlenoeudduproblème:leprimatdelareprésentationdansl’explicationdupaysageàlaquelleA.Berque,danssespropos,lui-mêmesouscrit,mèneàimagineruneréalité pathologique, dans le sensoù elle serait gouvernéede façonunivoqueparlesymbolique–etparlasuiteàréclamer,telenparjure,que« leschoses,lescomportementsetlessignes»aillentensemble.

Bien ailleurs quedans lamodernité, c’est endirectionde cette surévalutationde la représentation qu’il faut donc chercher, non sans ironie, la cause dusymptôme que Berque relève : toute opération de conceptualisation supposel’objet d’une perception et donc, d’une certainemanière, fait« dumonde unobjet».L’insupportableendirectionduquelpointeBerquen’estpasimputableà lamodernité en tant que telle,mais à unmode d’existence – impossible etfantasmatique,rêved’unetoutepuissancedulangage–pourlequellesymboliqueseferaitprincipederéalité,et,partant, lemondeuniquementobjet, fantasmequ’ilalimentepourtantparsalecturedupaysage.

Enconclusion,ilfautacterquel’« harmonieperdue»,àretrouver,etdontlaperteseraitcaractériséeàsoncomblepar« l’urbaindiffus»n’estpasàproprementparleruneharmonierelevantdelareprésentation–commeharmonieformelle,accorddu tout etdespartiespar exemple, etdonc rechercheduBeau–maisl’effetdecequ’àconsidérer lepaysagecommeuneaffairedesujetpercevant,sejouantenpropresurleplandelareprésentation,onperddumêmecoupsonarticulationaufaireetàl’autre.

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Derrièrecequiveutsefairepasserpourunecritiquedelamodernité,secachedonc,nonsansironie,unecritiquedulogocentrismequicaractérisenossociétésoccidentales,etdontuncertaindiscoursambiantsurlepaysageenparticulier,etl’aménagementduterritoireengénéral,pourraitbienconstituerunparadigme.

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4.Conclusion

Souscesdehorscritiques–certespasad hominem,maisfaceàuntextequialaqualitéd’êtregénériqued’uneposturegénéralisée–ilfautvoir,ennégatif,lesbasesd’uneautrethéoriedupaysage,qu’ilfaudradévelopper.

On peut également montrer, dans nos manières d’articuler les sites par leurarchitecturation, la part réservée à cette affirmation et la variabilité historiquedes solutions particulières, dans le souci d’avancer sur le terrain d’unemeilleureconnaissancedupaysage.Oncomprend,àcetégard,qu’ilneserapluspossible,danscetteposture,des’enréféreràlavillepourqualifier,àrevers,lepaysage,qu’ilsoithabitéounon.

Premièrement,parcequel’hommetranformanttoujoursdéjà,etenmêmetemps,l’étendueterrestrecommesareprésentation,cettedernièreprendégalementpourobjetleproduitd’unetransformationmatérielle–desortequ’iln’estpaspossiblededistinguercequiseraitdel’ordredelatransformationdecequiseraitdel’ordredu«fond»originaireetrendcaduquetoutespécificationdupaysageparsaproximitéd’aveclanature.

Deuxièmement,etplusprochedenotrepropos,l’oeuvredupaysagehabitéconcerneen propre les processus que nous projetons sur l’étendue terrestre en vue d’unehabitation,ausensdéveloppéci-dessus,qu’ilsoientdeceuxquirelientetéquipent,partagentouédifient.Encesens,lavilletellequenouslaconnaissonsn’estqu’unedesmodalités possibles des enchaînements de ces processus43, et l’approche dupaysagehabitéprésentéeicimènedoncdanslemêmemouvementàledissocieretàlerapprocherdelaville–ilsn’entretiennentpasunfaceàfacequilesdéfiniraitparoppositionetilestpossibledepenserleurcontinuité,maisenmêmetempsilsnerelèventpasconceptuellementd’unmêmeniveau.

Cesdernièreslignesfontégalementéchoàlaquestiondela« villediffuse»,viséeparBerquedansinsistancelégitimesurlacrisedupaysage.

Sisesituernepeutsefairedefaçonabsoluemaistoujoursrelative,àd’autreslieuxetàd’autressujets,l’entreprisedel’architecturecommefaire habitersefaitcellededonnerde lavaleuraux lieux–valeurtoujoursrelative,quiest laconditiond’unesituation,maisaussisimplementconditiondeleurpropreémergence,leslieuxétanteuxaussivides,puisquemiseenrapport.

Decelà,onnepeuttirerqu’uneconclusion:releverdelastructuren’ysuffitpas–une« valeurmoyenne»projetéesurl’étendueannuleleslieux,etlapossibilitéd’habiterausensdéfinici-dessus.

43.Sousletermegénérique,etpeuprécis,de« villetellequenouslaconnaissons»seretrouventdéjàdesmodalitésdiverses,variétéquelaconcisiondutexteci-dessusnepermetpasd’aborder.

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