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KLESISESIS RREVUEVUE PHILOSOPHIQUEHILOSOPHIQUE / H/ HOMMAGEMMAGE A CLAUDEAUDE LEVIVI -SS TRAUSSRAUSS = 10 : 2008 10: 2008
Michel Bergs Lvi-Strauss et les rseaux: parent et politique 6
CLAUDE LEVI-STRAUSS ET LES RESEAUX :
PARENTE ET POLITIQUE1
Michel Bergs (Universit de Bordeaux)
Dans un manuel rcent dinitiation lanthropologie, Claude Rivire met
laccent sur la dimension rticulaire de la parent, au fondement des socits
traditionnelles en ces termes :
La parent, du point de vue biologique, relve de la nature, mais elle est encore plus
lien juridique et code moral, car la socit attribue aux reprsentations mentales
concernant le systme et les liens de parent un pouvoir de contrainte et de normativit.
Un systme de parent, ni agrgat structur, ni groupe social, est un rseau complexe de
liens aux nombreuses ramifications 2.
On peut alors se demander comment le mot et lobjet rseau , dvelopps
dans un sens plus ou moins diffrent par la sociologie3, ont t thoriss par
lanthropologie. Ne relveraient-ils que dun usage mtaphorique constructiviste ?
linverse, les rseaux de parent auraient-ils une ralit concrte, lie des stratgiesconscientes de la part de divers groupes sociaux (maisonnes rassembles en villages,
clans, lignages, parentles, tribus, chefferies etc.) et des individus qui sy rattachent ?
Par ailleurs, peut-on articuler une thorie des rseaux concernant les socits
traditionnelles, fondamentalement orales, avec ce que lon observe de rticulaire dans
des socits plus complexes et plus nombreuses connaissant lcriture, susceptibles de
conscientiser , en les rglementant par crit, les institutions rticulaires pratiques ?
De faon gnrale, comment les rseaux de parent sarticulent-ils des rseaux plus
vastes et quelle est la porte comparative dun tel largissement ?
Pour tenter de rpondre, il apparat incontournable dinterroger en premier lieulanthropologie sociale. Malgr lvidence de lusage du mot rseau dans cette
discipline, un constat simpose : linstar dun des premiers manuels publis en France
par Marcel Mauss en 19474, celui-ci est peu prsent dans les index, traits, dictionnaires
1Cet article se veut un trs humble hommage luvre du centenaire Claude Lvi-Strauss.2Claude Rivire,Introduction lanthropologie, Paris, Hachette suprieur, Les fondamentaux , 1995,
p. 52.3Alain Degenne et Michel Fors, Les Rseaux sociaux. Une analyse structurale en sociologie, Paris,
Armand Colin, col. U sociologie , 1994.4Marcel Mauss,Manuel dethnographie, Paris, Payot, 1971.
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Michel Bergs Lvi-Strauss et les rseaux: parent et politique 7
mme les plus rcents5. Les rseaux se retrouvent cependant conjugus plus ou
moins explicitement par les paradigmes de lethnologie sociale, culturelle, symbolique,
structurale-systmique ou dynamique6, sur le plan thorique de la dfinition de la
structure sociale .
Dans un premier temps, nous verrons comment, travers deux interprtations
classiques, celle-ci est de fait conjugue avec le concept de rseau : dun ct, celle
dAlfred Reginald Radcliffe-Brown, tenant dune anthropologie concrte et
naturaliste , taye par une mthode aristotlicienne (I) ; de lautre, celle de
Claude Lvi-Strauss, dfenseur dune anthropologie structuraliste formelle et
symbolique, quil qualifie de galilenne (II). Quen est-il prcisment pour cet objet
moins beau peut-tre que les mythes, mais au cur tout de mme des structures
lmentaires et complexes de la parent ?
Dans un second temps, nous apprcierons lapport de tels dbats aux diversesdisciplines concernes par la problmatique de la parent dans son articulation avec les
mcanismes dlargissement des rseaux sociaux en uvre dans les processus de
construction du politique dans les socits complexes, criture .
Premire Partie
Rseau et structure sociale : deux approches inverses
I. Radcliffe-Brown : des rseaux la structure
Aprs la priode des pres fondateurs (Henry Maine, J. F. Mac Lennan, John
Lubbock, James Frazer), cest Alfred Reginald Radcliffe-Brown, unique tudiant dun
professeur venu de la psychologie Cambridge (W. H. R. Rivers), qui, ds 1904,
orienta les recherches de lanthropologie sociale anglaise sur les relations de parent, de
mariage et daffinit, suivant dailleurs en cela les travaux pionniers de lAmricain
Lewis Henry Morgan7.
5Cest le cas du moins des ouvrages classiques dinitiation : J. A. Mauduit, Manuel dethnographie,Paris, Payot, 1960 ; Robert Lowie, Trait de sociologie primitive, Paris, Payot, 1969 ; E. E. Evans-Pritchard,Anthropologie sociale, Paris, Payot, 1969 ; Georges Balandier,Anthropologie politique, Paris,PUF, 1969 ; Marcel Mauss, Manuel dethnographie, op. cit. ; Michel Panoff et Michel Perrin,
Dictionnaire de lethnologie, Paris, Payot, 1973 ; Norbert Rouland,Anthropologie juridique, Paris, PUF, Droit fondamental , 1988 ; Christian Ghasarian, Introduction ltude de la parent, Paris, ditionsdu Seuil, 1996 ; Robert Delige, Anthropologie de la parent, Paris, Armand Colin, col. Cursus ,1996 ; Marc Abels et Henri-Pierre Jeudy,Anthropologie du politique , Paris, Armand Colin, col. U ,1997 ; Claude Rivire,Introduction lanthropologie, op. cit., etAnthropologie politique, Paris, ArmandColin, col. Cursus , 2000 ;Abcdaires de Claude Lvi-Strauss, Paris, Vrin, 2008.6Nous empruntons cette diffrenciation des courants thoriques de lanthropologie Franois Laplantine,
LAnthropologie, Paris, Payot, 1995.7Sur lhistoire de lanthropologie anglaise, cf. Evans-Pritchard,Anthropologie sociale, op. cit.
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Dans lintroduction deStructure et fonction dans la socit primitive, publi en
1952, Radcliffe-Brown ramassa sa conception thorique , quil voulait non
historique, des institutions sociales des socits traditionnelles (la thorie ntant pour
lui qu un schma dinterprtation applicable une classe dtermine de phnomnes
en vue de la comprendre , partir dobservations, de comparaisons, de classifications).
Citant explicitement Montesquieu, Comte, Durkheim, Spencer, il se rclama
loccasion dune posture vieille de deux sicles btie autour de trois concepts
fondamentaux : ceux de processus , de structure et de fonction , articuls
eux-mmes autour des objets rseau et institution .
I. 1. La structure sociale est un rseau
Pour Radcliffe-Brown, le processus de la vie sociale est compos dactions, detransactions et dinteractions dtres humains agissant individuellement ou en groupe
selon certaines rgularits. Celles-ci constituent un systme (ide invente par
Montesquieu), en ce sens quelles sont solidaires, interdpendantes et en
interconnexion, mais aussi cultives et transmises dune gnration lautre, donc
conscientes et construites par les acteurs qui les portent. Les relations sociales dgagent
des formes rgulires, rptes, cohrentes, qui ne peuvent tre classs en espces
(comme les formes de la vie organique), mais plutt en types . Ce sont ces types que
lanthropologie sociale doit rechercher partir dune comparaison dtudes de cas. Le
maintien de certaines formes permet de comprendre lexistence dun systme social,mais aussi les modes dadaptation des hommes ce systme. Cela trois niveaux qui
assument sa stabilit : ladaptation cologique lenvironnement physique ; ladaptation
des relations la coopration ncessaire au maintien du systme grce des institutions
dordre, de rgulation des conflits et de rpression ; ladaptation mentale par la culture,
afin dinculquer les normes de reproduction du systme ainsi que sa transmission.
Pour ce qui est des socits primitives , lessentiel de la structure sociale
repose sur un systme de parent qui a comme unit structurante la famille
lmentaire (un homme, son pouse, leurs enfants par naissance ou adoption), vivant ou
non ensemble sous un toit commun. Trois types de relations en mergent alors, dtes de premier ordre : entre parents et enfants des mmes parents, entre enfants des mmes
parents, entre mari et femmes comme parents du ou des mmes enfants. Des relations
de second ordre ou de nordre stablissent entre deux ou nfamilles lmentaires
ayant un ou des membres communs. Lanthropologue anglais dcrit ainsi ces relations :
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Cet embotement de familles lmentaires cr ce que jappellerai, faute dun meilleur
terme, un rseau de relations gnalogiques extension indfinie (a network of
genealogical relations) 8.
Malgr des hsitations, donc, laspect rticulaire des relations socialesobservables sur le terrain est soulign en ces termes :
Il est rare de trouver une communaut absolument isole, sans contact extrieur. De
nos jours, le rseau des relations sociales stend sur le monde entier, sans aucune
solution de continuit, nulle part. Dans une rgion bien choisie et de taille convenable,
on peut tudier le systme structural qui y apparat, cest--dire le rseau de relations
liant les habitants aussi bien entre eux quavec les peuples des autres rgions 9.
La difficult rside dans le fait que le lien de parent dpasse la familledomestique fondatrice (qui reste bilatrale), la maisonne, les regroupements de foyers
de proches, notamment dans le clan (gens, qui, lui, est toujours unilatral en ce sens
quil institue une parent soit avec le pre, soit avec la mre, mais jamais avec les deux),
distinct de la ligne et plus large quelle.
Mais quelle que soit son extension, la parent simple ou largie, bilatrale ou
unilatrale, implique un statut des individus. Celui-ci repose sur un ensemble de
droits, cest--dire de contraintes, de tabous et de devoirs concernant les rapports, soit
dune personne une personne, soit dune personne un ensemble de personnes, soit de
diverses personnes une chose. Ces relations statutaires sont programmes par une structure sociale juridique, que Radcliffe-Brown assimile un rseau total ,
construit et conscient :
Aussi le systme de parent est-il un rseau de relations sociales dun type exactement
dfini et constitue-t-il par l une partie de ce rseau total des relations sociales que
jappelle structure sociale. Font partie du systme, les droits et devoirs rciproques des
parents et les coutumes sociales observes dans leurs contacts sociaux, qui permettent la
description des relations sociales. Le culte des anctres, l o il existe, est une partie
rellement significative du systme de parent, puisquil est constitu par les relations
liant les personnes vivantes leurs parents dfunts et quil affecte les relationsrciproques de ces personnes vivantes. Les termes quune socit emploie pour dsigner
les parents font partie du systme ; tout comme les ides que les gens eux-mmes se
font de leur parent 10.
8 A. R. Radcliffe-Brown, Structure et fonction dans la socit primitive, Paris, ditions de Minuit, Points Sciences humaines , 1972, p. 116.9
Ibid., p. 278.10Ibid., p. 118-119.
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Michel Bergs Lvi-Strauss et les rseaux: parent et politique 10
Ce rseau gnalogique sinsre dans une unit complexe, reprsente et
organise qui oriente les relations de faon symtrique ou asymtrique au niveau des
interdpendances, des associations, des alliances, voire des appartenances une socit
politique. Dissemblables par rapport des relations contractuelles consenties, celles-ci
peuvent tre dcrites concrtement et compares dune socit lautre, mme si elles
sont chaque fois spcifiques. On doit se garder de les enfermer dans des abstractions
gnralisantes , dans un systme universel caractrisant mcaniquement un mode
unique de structuration. Ces relations rticulaires sont localises dans lespace et dans le
temps.
La structure sociale ne se limite cependant pas aux relations sociales apparentes
qui, dailleurs, nimpliquent pas toujours une dimension structure. Par contre, en tant
que telle, elle se manifeste de faon rticulaire. Radcliffe Brown parle l du rseau de
relations sociales existant rellement
11
, dont la reconstitution reste lobjectifscientifique principal de lanthropologie sociale :
Ltude des structures sociales ne se ramne donc pas exactement celle des relations
sociales, malgr la dfinition que donnent certains sociologues. Une relation particulire
entre deux personnes, moins quil ne sagisse dAdam et ve dans le Paradis terrestre,
nest quune partie dun rseau plus vaste de relations sociales liant de nombreuses
autres personnes : ce rseau constitue notre objet de recherche 12.
Lanthropologue prcise quil se dmarque dEvans-Pritchard qui en reste, lui,
la description de relations concrtes tablies par des groupes sociaux permanents (lesvillages, les clans, les tribus, les nations) conservant leur identit et leur continuit au-
del de tout changement. Il faut plutt largir et inverser lobjet et le concept de rseau,
puisquil est la fois relation et structure. Le rseau relationnel exprime le social mais
ne le condense pas totalement. Le lien social dpend dune structure rticulaire plus
globale dcouvrir. Celle-ci comprend, certes, lensemble des relations concrtes entre
les agents (par exemple, dans une tribu, le rseau de relations semblables de personne
personne ), mais aussi le rle social des personnes, qui spare individus et groupes
(tabli grce aux liens gnalogiques ), de mme que les vivants et les morts. La
personnalit sociale marque la position dun individu dans cette structure plus vasteque ses changes quotidiens, position dont il est ncessairement conscient puisquil
reproduit sans cesse et transmet ses descendants ladite structure. Les relations sociales
napparaissent donc pas puisables dans la ralit historique ou gographique, de leur
dploiement. Elles relvent de cet agencement gnalogique qui constitue une forme
structurale comparable, dune unit territoriale lautre, alors mme que ces units se
diffrencient entre elles au niveau de leurs rseaux relationnels. Les relations concrtes,
11
Ibid., p. 274.12Ibid., p. 275.
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qui ne sont pas la forme structurale, peuvent changer, mais point cette dernire13. La
structure est en fait un rseau persistant, rel, qui dpasse ses membres :
Les phnomnes sociaux observables dans toute socit humaine ne rsultent pas
immdiatement des individus humains qui la composent, mais rsultent de la structure
sociale qui les unit 14.
Mais do vient alors le caractre unificateur de ladite structure ? Serait-on en
prsence dune dfinition tautologique ? Quelle relation tablir entre structure et rseau,
si la structure dpasse le rseau des relations sociales, mme si elle revt une forme
rticulaire ? Serait-elle une entit au-dessus des rseaux concrets ?
I. 2. Au-del des rseaux : linstitution et lorganisation
Rponse de Radcliffe-Brown : laspect structural dcoule de lexistence
d institutions , objet essentiel qui se rsume dans les positions sociales
diffrentielles des individus. Lanthropologie, attache dcouvrir lordonnancement
dune socit particulire, doit alors tudier dans sa partie thorique (suivant en cela, en
ladaptant, lexemple de la science biologique) trois objets complmentaires et
insparables. Dabord, de faon morphologique , des systmes structuraux (ou
structure sociale ) dterminant des rseaux de relations comparables partir
dinstitutions sociales. Ensuite, dans une approche physiologique , des fonctions
sociales (morale, loi, religion, gouvernement, ducation), qui assument la prennitde la structure, conserve le rseau des relations sociales et son fonctionnement
lidentique. Enfin, des processus de changement qui font surgir de nouvelles formes
structurales15.
Pour rvler cet ordre social, il faut dpasser les approches qui thorisent une
structure abstraite, ainsi que les analyses de cas qui historicisent outrance les relations
sociales et les enferment dans des espaces irrductibles non comparables. La structure
dun type de socit ne peut tre comprise qua posteriori, partir de la comparaison de
nombreux cas dont les aspects visibles apparaissent dissemblables, mais dont la forme
reste identique. Or, celle-ci est produite par des normes intriorises. En effet, toutes lesrelations directes et indirectes par rapport la structure rticulaire dune socit donne
sont dtermines par des modles de comportements (tabous, tiquette, morale, droit,
rglement des conflits, logiques dintrts, valeurs), auxquels se conforment les
individus et les groupes. Ces modles de programmation des rseaux concrets de
relations sociales, ce sont prcisment les institutions :
13Ibid., p. 278.14
Ibid., p. 275.15Ibid., p. 281.
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Les institutions sociales comprises comme des modes normaliss de comportement,
constituent le mcanisme qui conditionne lexistence et la permanence dune structure
sociale ou dun rseau de relations sociales 16.
Cest grce ces institutions et leur intriorisation par les groupes que lesrseaux sociaux sont durables, mais aussi grce leur caractre systmique . Leurs
fonctions se compltent, en une disposition ordonne de parties ou dlments
composant un tout qui agit avec continuit :
Les relations sociales dont le rseau continu constitue la structure sociale, ne sont pas
des conjonctions fortuites dindividus, mais sont dtermines par le processus social.
Toute relation de ce genre implique que la conduite des personnes dans leurs
interactions rciproques obisse des rgles ou des modles 17.
Ces programmes , ces codes institutionnels impliquent que chacun attend
quautrui se comporte dune faon identique par rapport la sienne, travers des
normes de conduites tablies, reconnues et rciproques. Les modles institutionnels
tablissent donc une double relation au systme social. Dabord, ils fournissent des
normes-repres aux rseaux. Ensuite, ils sont intrioriss par les groupes qui
reconnaissent et pratiquent les normes en question. Les institutions ont pour fonction
dtablir la relation entre la structure sociale et le processus de vie des relations
ordinaires.
Les rseaux sociaux relvent aussi dune organisation (distincte dune institution ) qui ordonne les activits considres de faon rgulire et spcifique
dun mme type de socit une autre, mais aussi selon les circonstances traverses.
Linstitution implique une permanence. Lorganisation, toujours concrte et
vnementielle, rvle, elle, une adaptation temporelle et spatiale.
Ainsi, lanthropologie anglaise de Radcliffe-Brown dfinit initialement la
structure sociale partir des rseaux pour les dpasser en les enchanant linstitution et
lorganisation. On sait que Claude Lvi-Strauss, foncirement oppos une telle
dfinition, a dclar, au sujet de son vis--vis britannique, observateur, analyste et
classificateur incomparable , quil dcevait souvent lorsquil se voulait thoricien18
.Ces remarques de bonne guerre augurent une inversion de problmatique. En effet,
le structuralisme dfinit la structure sociale en tant quinstitution symbolique
primordiale. Cependant il retrouve a posteriori lobjet rticulaire concret ainsi que le
concept de rseau quil semblait carter lorigine
16Ibid., p. 287.17
Ibid., p. 67.18Lvi-Strauss,Anthropologie structurale, Paris, Plon, Presse Pocket, 1958, p. 336.
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II. Claude Lvi-Strauss : des systmes symboliques aux rseaux
Lethnologue franais a prcis sa dfinition de la structure sociale en 1952, puis
en 1958
19
. Celle-ci revt apparemment deux aspects contradictoires
20
.Dun ct, Les Structures lmentaires de la parentou Anthrop ologie
structurale IetII, relvent dun constructivisme objectiviste qui refuse de rduire le
social un objet immdiatement saisissable et concrtement relationnel .
De lautre, lenseignement au Collge de France sur la pluralit des systmes de
parent, leur volution, leur confrontation lhistoire (rsum de faon lumineuse dans
Paroles donnes21), rvle une ouverture insouponne qui attnue les oppositions avec
Radcliffe-Brown et rintroduit lobjet et le concept de rseau concret . Existerait-il l
deux Claude Lvi-Strauss ?
II. 1. La structure sociale est une institution symbolique systmique
Le premier Lvi-Strauss , explorateur de latome de parent 22comme de
la rgle universelle de la prohibition de linceste, se devait de se dmarquer des
fondateurs anglais de lanthropologie sociale, ne serait-ce que pour raliser son ide
dune science sociale universaliste au-dessus des scories de lhistoricisme, du
culturalisme, ou de la thorie fonctionnaliste naturaliste et biologiste , en
perptuant ainsi la tradition sociologique franaise (plus proche de Marcel Mauss que
dmile Durkheim cependant
23
).Sil reconnat Radcliffe-Brown dindniables qualits dobservateur , des
titres de gloire dans lhistoire de la pense structurale, ainsi quune mmorable
russite dductive , Claude Lvi-Strauss carte sa dfinition rticulaire de la structure
sociale. Il prfre privilgier les travaux de Morgan ( la mmoire duquel il a ddi sa
thse,Les Structures lmentaires de la parent). Si Spencer utilise le mot structure ,
en ignorant la chose, Morgan carte le mot, mais tudie la chose dans ses travaux sur les
Iroquois24. Le structuralisme na pas t transmis par les pres fondateurs (Taylor,
19
Anthropologie structurale , op. cit., p. 329-378, et Unesco, Sens et usages du mot structure, La Haye,Paris, Mouton, 1972, p. 40-45, 143-145, 150, 155, 157.20Lopposition thorique entre Claude Lvi-Strauss et divers anthropologues anglais a t rsume parLouis Marin dans sa prsentation de ldition franaise de Structure et fonction dans la socit primitive.Cf. Radcliffe Brown, Structure et fonction dans la socit primitive, op. cit., p. 5-54. On peut galementconsulter louvrage collectif, Sens et usages du terme structure, publi partir dun colloque sous lgidede lUnesco, dsireuse de constituer un dictionnaire terminologique des sciences sociales, qui sest tenu Paris du 10 au 12 janvier 1959. Louvrage de Jean Viet, Les Mthodes structuralistes dans les sciences
sociales, La Haye, Paris, Mouton, 1967, donne un excellent rsum des dbats ce propos.21Lvi-Strauss,Paroles donnes, Paris, Plon, 1984.22Cest--dire du systme quadrangulaire de relations entre frre et sur, mari et femme, pre et fils,oncle maternel et neveu, cf. Lvi-Strauss,Anthropologie structurale II, Paris, Plon, 1973, p. 105.23Lvi-Strauss,Anthropologie structurale II, op. cit., Ce que lethnographie doit Durkheim , p. 57-
62.24Unesco, Sens et usages du mot structure, op. cit., p. 143.
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Morgan, Spencer), mais fut plutt redcouvert ultrieurement, grce Marcel
Mauss et dautres influences (le marxisme, la gologie et la psychanalyse)25.
Radcliffe-Brown, lui, prfrant Spencer, a confondu, dans son empirisme raliste ,
relations sociales et structure sociale. Do ce jugement sans appel :
En fait, toute son uvre rduit la structure sociale lensemble des relations sociales
existantes dans une socit donne. Sans doute a-t-il parfois esquiss une distinction
entre structure et forme structurale. Mais le rle quil accorde cette dernire notion est
purement diachronique 26.
Claude Lvi-Strauss passe vite sur le concept dinstitution de son vis--vis
britannique, pour mettre en avant sa dfinition effectivement diachronique
dorganisation. Mais pour ce dernier, la structure empirique constitue une partie de
la ralit27, un rseau de relations dyadiques unissant une personne une autre. Celaest inconcevable pour lethnologue structuraliste :
Ces relations dyadiques constituent-elles vraiment la matire premire de la structure
sociale ? Ne sont-elles pas plutt le rsidu obtenu par analyse idale dune structure
prexistante, dont la nature est plus complexe ? 28.
On ne peut rduire la structure sociale une chane rticulaire et continue, par
addition de conglomrats individuels relationnels, sans cesse allonge dinteractions
nouvelles, ce qui la rendrait extensible indfiniment . linverse, cest la structure qui prvaut sur les relations ! Elle reste
insparable de son contenu, forme des systmes codifis (parent, rituels, mythes,
crmonials, faons de cuisiner). Une socit est constitue de ces plans structurs
qui npuisent pas la connaissance que lon peut en avoir : certains niveaux se montrent
rebelles lanalyse structurale , soit en raison dun manque dinformation les
concernant, soit cause de leur nature irrductible . Cela dautant que la ralit
sociale reste mouvante et imprvisible 29. Une structure implique des proprits
finies, combines et transformables, donc prvisibles en termes dexprimentation
algbrique . Cette caractristique permet de passer dun systme un autre et decomprendre leurs rapports. La modlisation de ceux-ci peut tre classe dans des
groupes de modles comparables, quune dmarche scientifique peut concevoir30.
25Lvi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955, p. 50.26Lvi-Strauss,Anthropologie structurale, op. cit., p. 361.27Lvi-Strauss,Anthropologie structurale II, op. cit., p. 99.28Ibid., p. 362.29Unesco, Sens et usages du mot structure, op. cit., p. 159.30
Cf. Jean Piaget (dir.), Logique et connaissance scientifique, Paris, Gallimard, Encyclopdie de laPliade , 1967. Ce dernier parle de constructivisme au niveau pistmologique.
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Michel Bergs Lvi-Strauss et les rseaux: parent et politique 15
Lexistence de ces systmes symboliques dissimuls par un inconscient social reste
une hypothse thorique, falsifiable . Claude Lvi-Strauss affirme sur ce point :
Plus nette est la structure apparente, plus difficile devient-il de saisir la structure
profonde, cause des modles conscients et dforms qui sinterposent comme des
obstacles entre lobservateur et son objet 31.
Plus tard, il justifiera de faon identique sa conception constructiviste objectiviste :
La preuve dfinitive que la matire a une structure molculaire est dans le microscope
lectronique, dont loculaire donne voir des molcules relles ; mais les molcules
nen deviendront pas visibles lil nu pour autant. On ne peut davantage attendre de
lanalyse structurale quelle change la faon dont nous apprhendons les relations
sociales telles quelles se manifestent concrtement : elle permet seulement de mieuxles comprendre. Et si lon parvient saisir leur structure, ce ne sera jamais au niveau
empirique o elles taient dj apparues, mais un niveau plus profond et rest
jusqualors inaperu : celui des catgories inconscientes, quon peut esprer atteindre en
rapprochant des domaines qui, premire vue, semblaient navoir pas de rapports. Ces
domaines incluent dune part les institutions sociales telles quelles fonctionnent dans la
pratique, et dautre part, les diverses manires selon lesquelles, dans leurs mythes, leurs
rites et leurs reprsentations religieuses, les hommes essayent de voiler ou de justifier
les contradictions entre la socit relle o ils vivent et limage idale quils sen
font 32.
Autre limite du ralisme de Radcliffe-Brown : la mise en avant dans les
systmes de parent de la cellule biologique de base (la famille au niveau de la relation
mari-femme, parents-enfants, frres-surs), qui ordonnerait tous les types familiaux.
Or, cest linverse que lon constate. La parent, fonde sur lalliance, est culturelle, non
biologique. Elle repose sur un systme dchanges de femmes mais aussi de signes,
dans une logique de communication sociale structure comme un langage, que lon
retrouve encore dans lconomie (change de biens et de services) ou dans la
linguistique (change de messages), comme dans la musique (change de sons marqus
pas des signes qui nont pas de sens), dans la cuisine (faon quont les humainsdadapter les produits de la nature pour se nourrir, en les retenant crus, schs, bouillis,
ou cuits), dans les rites (o les vivants sadressent aux mort), ou dans les mythes (o les
morts parlent aux vivants qui les font parler). Toute culture articule de faon
sauvage , crative linfini, ces jeux communicationnels . On se trouve en
prsence de structures de communication et de sens plus que de structures de
relations interindividuelles ordonnes par des institutions explicites. Autrement dit, pour
31
Lvi-Strauss,Anthropologie structurale, op. cit., p. 335.32Lvi-Strauss,Anthropologie structurale II, op. cit., p. 100.
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Claude Lvi-Strauss, linstitution symbolique prcde les relations sociales. Le sens
prime par rapport linteraction. Cest lui qui codifie les changes communicationnels.
Les liens concrets et oraliss consciemment entre des personnes forment des
attitudes de surface, car les agents sont agis , plus qu acteurs . Ils ne connaissent
pas vraiment les codes structurels de sens qui les produisent, mme sils les dsignent
plus ou moins adroitement. Les attitudes et les appellations forment un langage, une
logique complexe, classificatoire et intelligente, dont il faut recomposer la grammaire.
La pense sauvage pense toujours aussi bien que la pense domestique, civilise . Si
lon rduit tout des attitudes comportementales extensibles linfini, le concept de
structure disparat. Pour lethnologue franais, qui applique Radcliffe-Brown ses
critiques prcdentes adresses lidentique lauteur desFormes lmentaires de la
vie religieuse, mile Durkheim, cest le symbolique qui produit le social, et non
linverse
33
. Bref, opposition l entre constructivisme idaliste dun ct, et relativismesociologiste objectiviste de lautre, dans la production des ides et des catgories
logiques universelles. Lon sait que pour le second Durkheim des Formes
lmentaires de la Vie religieuse, comme pour lensemble de son quipe de LAnne
sociologique(contre Aristote !), celles-ci taient relatives et historicises. Pour le no-
kantien Claude Lvi-Strauss, anti-durkheimien ici, les catgories mentales restent
universelles et fondent toutes les structures de sens des socits humaines.
On comprend mieux alors la quasi absence, dans lensemble des index construits
par lethnologue structuraliste et les diteurs de ses ouvrages, de lobjet rseau , au
sens de Radcliffe-Brown. Le concept de systme est seul mis en avant pour dfinirles structures sociales . Pour en rester aux mtaphores, observons que dans la
reprsentation image de celles-ci, sont plutt valoriss des diagrammes
arborescents qui dcrivent des liaisons verticales, horizontales ou obliques autour de
lignes, de cordes (mot utilis par certains indignes !), daxes imbriqus (comme les
tuiles dun toit ), de lacis dobligations en torsades le long dun axe vertical 34.
Limage analogique (et non homologique) du rseau, qui ne retient pas lattention de
Claude Lvi-Strauss quand il commente les dfinitions de Radcliffe-Brown, semble
faire partie des illusions inductives dune ethnologie immdiate , accumulant des
informations nombreuses et superficielles ou inutilisables .Sur le plan pistmologique, lethnologue franais oppose la mthode
aristotlicienne , de Radcliffe-Brown, fate de simples corrlations inductives , la
mthode galilenne , attentive dterminer plutt des lois de variations
33mile Durkheim,Les Formes lmentaires de la vie religieuse, Paris, Le Livre de Poche, Classiquesde la philosophie , 1991, p. 716-740.34Marcel Leenhardt, quant lui, prfra utiliser limage de petites surfaces elliptiques deux foyers,simbriquant les unes dans les autres, ou celle dun tissu cellulaire pour dcrire la structure sociale
mlansienne, cf. Marcel Leenhardt,Do Kamo. La personne et le mythe dans le monde mlansien, Paris,Gallimard, col. Tel , 1971, p. 182.
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concomitantes 35. Cela implique quau lieu de prendre la biologie pour inspiratrice, il
faut se tourner vers les sciences qui ont investi laspect formel des phnomnes sociaux
en introduisant la mesure ou la formalisation, travers des modles mcaniques ou
statistiques. Le structuralisme lvi-straussien (trs proche de lpistmologie anglo-
saxonne, telle que la dfinit Raymond Aron36), environn dune idologie scientiste lie
la monte en puissance de llectronique et de la futurologie dans les annes
cinquante-soixante, recommande alors les ouvrages sur la thorie des jeux et le
comportement conomique, la cyberntique, la thorie mathmatique de la
communication37(ainsi est juge intressante la perspective de Rapoport concernant
le traitement mathmatique des phnomnes cycliques de domination chez les
poules 38). Il sagissait alors de construire une science nouvelle attentive aux rgles
( indpendantes des acteurs ), aux jeux, aux parties, aux choix, aux coups, aux
stratgies, qui ne se rduisent pas des comportements conscients (notons icilutilisation inverse de concepts behaviouralistes amricains !). Bref, au dbut tait
linstitution symbolique programmatrice des actes humains ! Do cette dclaration
dun ethnologue semble-t-il fascin par le grand royaume de la communication 39:
La nature des joueurs est indiffrente, ce qui compte tant seulement de savoir quand
un joueur peut choisir, et quand il ne le peut pas 40.
Cette indiffrence apparente aux valeurs explicites et la libert humaine, au
profit dun systme logique, formalisable et binaire, actionn et intrioris
mystrieusement par des agents qui semblent ne plus avoir de chair, de nature
personnelle, constitua, en son temps, un premier pas constructiviste vers une
mathmatique sociale . Celle-ci devait tre fonde sur le croisement de toutes les
sciences de la communication ou de la dmographie, permettant la conversion
rciproque des modles statistiques et mcaniques. Les systmes de parent pouvaient
alors souvrir une formalisation effective, ainsi suppute par le thoricien
structuraliste :
L information dun systme de mariage est fonction du nombre dalternatives dont
dispose lobservateur pour dfinir le statut matrimonial (cest--dire celui de conjointpossible, prohib, ou assign) dun individu quelconque, par rapport un prtendant
dtermin. Dans un systme moiti exogamiques, cette information est gale lunit.
35Lvi-Strauss,Anthropologie structurale, op. cit., p. 372.36Raymond Aron,Leons sur lhistoire, Paris, Le Livre de Poche, Biblio-Essais, 1989.37Lvi-Strauss,Anthropologie structurale, op. cit., p. 337. Claude Lvi-Strauss indique son intrt pourles ouvrages suivants : Thories des jeux et comportements conomiques de J. von Neumann et O.Morgenstern, 1994 ; Cybernt ique, de N. Wiener (1948) ; La Thorie mathmatique de lacommunication, de C. Shannon et W. Weaver (1950).38Lvi-Strauss,Anthropologie structurale, op. cit., p. 372.39
Ibid., p. 355-357.40Ibid., p. 356.
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Dans une typologie australienne, elle augmente avec le logarithme du nombre des
classes matrimoniales. Un systme thorique de panmixie (o chacun pourrait pouser
nimporte qui) ne prsenterait aucune redondance, puisque chaque choix matrimonial
serait indpendant de tous les autres. Inversement, les rgles du mariage constituent la
redondance du systme considr. On pourra aussi calculer le pourcentage des choixlibres (non pas absolument, mais par rapport certaines conditions postules par
hypothse) qui se produisent dans une population matrimoniale donne, et assigner une
valeur numrique son entropie, relative et absolue 41.
Le naturel, le subjectivisme, le ralisme concret, lamour entre un homme et une
femme ( la base de la parent universelle, tout de mme !) doivent-ils tre exclus des
analyses concernant les structures lmentaires de la parent ? Rpondant ce type
darguments, ainsi qu la critique selon laquelle on ne peut reprsenter des relations
sociales par des symboles formels la faon des relations mathmatiques, Claude Lvi-Strauss rtorqua :
Quentend-on ici par relations sociales ? Sil sagit de relations concrtes telles que
lobservation empirique les apprhende, nous serons dautant plus facilement daccord
que lcole primaire nous avait dj enseign quil nest pas permis dadditionner des
poires et des pommes. En revanche, si lon consent faire une distinction entre les
observations empiriques et les symboles quon aura choisi de leur substituer, alors on ne
voit pas pourquoi le traitement algbrique de ces symboles par exemple ceux qui
expriment des rgles de mariage ne pourrait pas, condition quon les manipule
correctement, beaucoup nous apprendre sur la manire dont fonctionne un systmematrimonial, en faisant ressortir des proprits qui ntaient pas immdiatement
accessibles lobservation 42.
linverse de ce structuralisme a priori, froid et objectiviste du premier Lvi-
Strauss , qui semble cependant rejoindre la rhabilitation de lobjet institution ,
code intrioris mis en avant a posterioripar Radcliffe-Brown, le travail de lenseignant
du Collge de France a fait surgir une problmatique plus ouverte. Celle-ci sest
montre plus attentive la fluidit , la varit, lvolution, aux rats des
structures, et, partant, la subjectivit explicite des acteurs ou lhistoricitorganisationnelle, ainsi quaux rseaux de relations de ces derniers en situation
dchanges humains concrets, cela, tant dans les socits primitives que dans les
socits historiques que lethnologue franais sest attach comparer de faon
particulirement heuristique. Sans rechercher des contradictions au sein dune
pistmologie dominante anglo-saxonne privilgiant a priori la linguistique
41
Ibid., p. 356.42Lvi-Strauss,Anthropologie structurale II, op. cit., p. 99.
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structurale et les reprsentations inconscientes43, notons fait symptomatique que ce
second Lvi-Strauss a bien t forc de rintgrer, in fine, en rejoignant les
historiens, les rseaux humains concrets
II. 2. De la structure aux rseaux sociaux concrets et au concept de maison
un moment du dploiement de ses dfinitions fondamentales, la mtaphore
rticulaire surgit en effet, en filigrane, dans la rflexion lvi-straussienne sur la notion
de structure :
Les systmes de parent, les rgles de mariage et de filiation, forment un ensemble
coordonn dont la fonction est dassurer la permanence du groupe social, en
entrecroisant, la faon dun tissu, les relations consanguines et celles fondes sur
lalliance. Ainsi esprons-nous avoir contribu lucider le fonctionnement de lamachine sociale, extrayant perptuellement les femmes de leurs familles consanguines
pour les redistribuer dans autant de groupes domestiques, lesquels se transforment leur
tour en familles consanguines, et ainsi de suite (soulign par nous) 44.
Un peu plus loin est affirme lide que le structuralisme ne ddaigne pas la
morphologie sociale, les systmes de rfrence spatiaux et temporels des socits
primitives. Lapport de lcole de Chicago, attentive la structure spatiale des villes et
aux rseaux sociaux territorialiss, est apprci45. Si lethnologie analyse les petits
groupes dans un autre contexte, sparment par rapport aux facteurs naturels, elledpasse lapproche de formes spatiales isoles en les reliant des systmes symboliques
qui leur donnent sens, car ceux-ci dpendent de proprits formelles, de configurations
mentales lies des aspects multiples de la vie sociale. Claude Lvi-Strauss valorise au
passage la dmographie, qui insiste, elle, sur les liens entre le fonctionnement de la
structure sociale et leffectif de la population, de mme que sur les proprits formelles
des groupes. Soudain, sans quon lattende, surgit lobjet et le concept de rseau :
Le rseau dindividus dfini par les relations dintermariage est mme dans une
socit moderne de taille trs infrieure ce quon aurait pu supposer peine dix foisplus grande que celle des plus petites socits dites primitives, cest--dire du mme
ordre de grandeur. Faut-il en conclure que les rseaux dintermariage sont peu prs
constants, en taille absolue, dans toutes les socits humaines ? Dans laffirmative, la
nature complexe dune socit rsulterait moins dune dilatation de lisolat primitif, que
de lintgration disolats relativement stables dans des ensembles de plus en plus vastes,
43Lvi-Strauss,Anthropologie structurale, op. cit., Ce que lethnographie doit Durkheim , p. 57-62 ;
Le Totmisme aujourdhui, Paris, PUF, Mythes et religions , 1962-1971 ; Introduction luvre deMarcel Mauss , inMarcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, Quadrige, 1985, p. IX LII.44
Lvi-Strauss,Anthropologie structurale, op. cit., p. 369.45Ibid., p. 346.
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mais caractriss par dautres types de liens sociaux (conomiques, politiques,
intellectuels) [].
Tout cela est essentiel, parce que lethnologue peut esprer, grce ces travaux,
retrouver dans une socit moderne et complexe des units plus petites, de mme nature
que celles quil tudie le plus souvent. Nanmoins, la mthode dmographique doit trecomplte dun point de vue ethnologique. La taille absolue des isolats npuise pas le
problme ; on devra aussi dterminer la longueur des cycles matrimoniaux. Toutes
proportions gardes, un petit isolat peut consister en un rseau de cycles tendus (du
mme ordre de grandeur que lisolat lui-mme) ; et un grand isolat peut tre fait (un peu
la faon dune cotte de mailles) de cycles courts. Mais alors, il devient ncessaire de
dresser des gnalogies, cest--dire que le dmographe, mme structuraliste, ne saurait
se passer de lethnologue 46.
Dans un souci dlargissement de lanthropologie structurale, lethnologue va
donc redcouvrir lobjet rseau dans lanalyse serre des mcanismes de
dpassement de la parent, tant au sein des socits primitives que dans les structures
diachroniques des socits historiques et urbaines. Au-del de la parent, cela revient
prendre en compte les modes de rsidence, les terminologies , les attitudes, ou
encore les structures de transmission des rgles, celles de dominance (masculine
surtout) et de subordination (relevant de lanthropologie politique).
Claude Lvi-Strauss insiste sur le fait que si lon peut sinterroger sur les liens
moins vidents que ne le croyait Radcliffe-Brown entre le systme des attitudes et le
systme terminologique des appellations , on ne peut nier quil existe descorrlations entre des positions statiques dans la structure de parent (rduite sa
terminologie) et les conduites dynamiques des individus, exprimes plus ou moins
consciemment dans les statuts, les droits, les devoirs, les obligations, les privilges, les
prohibitions, etc. Lethnographie a observ que les agents rsolvent souvent les
contradictions entre les systmes, adaptent ou font voluer les rgles. La parent se
trouve alors couple de faon diffuse dautres types d ordres , comme
lorganisation sociale, les stratifications sociales ou conomiques (par exemple le
systme des castes), le politique. Tantt transitifs et cycliques, tantt intransitifs et non
cycliques, ces ordres sont eux-mmes ordonns et hirarchiss en un ordre des
ordres . De fait, sur le terrain, tout sentremle. Les guerres, les migrations, les
intermariages, les changes avec des socits voisines, etc. ont souvent brass les
populations. Les socits primitives nchappent pas lhistoire ! Les systmes de
parent sont complexes et beaucoup changent sans cesse, perturbs quils sont par des
rapports de proximit, par des systmes dintgration suprieurs, voire par des systmes
extrieurs qui imposent de nouvelles rgles47.
46
Ibid., p. 349-350.47Unesco, Sens et usages du mot structure, op. cit., p. 42.
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Dpassant les premiers modles sommaires de Morgan et de Maine, ou ceux de
Fortes et dEvans-Pritchard sur lAfrique48, qui opposaient systmatiquement parent et
territoire, dans son enseignement dialectique, Claude Lvi-Strauss a longuement port
son attention comparatiste aux systmes bilinaires qui droutent lobservateur de
terrain. Ceux-ci peuvent, par exemple, reposer sur des droits fonciers dattribution ou de
partage des terres, non plus sur des rgles de filiation. Les individus effectuent alors des
choix intentionnels et volontaires (plus que structurels et inconscients), mais limits et
changeants selon lvolution de la structure sociale. Les alliances, les changes sont, ou
directs ou indirects, ou restreints ou gnraliss. Les modes dascendance ou de
descendance peuvent aussi tre disjoints et connatre des cycles qui avantagent tantt les
relations matrilinaires, tantt les relations patrilinaires, tantt indiffremment les unes
ou les autres. Ainsi, les relations sociales se compliquent, tant dans les attitudes, les
dnominations, que dans leur thorique programmation structurelle. Par exemple, danssa description de lorientation patrilatrale des Bororo du Brsil, Claude Lvi-Strauss
souligne que chaque mariage cr des lignes ingales et asymtriques qui sinscrivent
dans un rseau plus gnral de relations galitaires et symtriques exprimables
seulement au niveau des moitis 49. Ledit systme de parent se trouve alors altr par
des liens rciproques entre clans, sous-clans et lignes qui relvent de moitis
opposes. Les alliances matrimoniales ne constituent quune partie des liens en question
et se trouvent en contradiction avec la terminologie de la parent.
La structure sociale se complexifie tout autant avec lmergence de rapports de
dominance, de statut et de pouvoir, cest--dire avec lapparition du politique . Ladominance masculine ninflue pas sur les rgles de descendance, puisquon la trouve
dans des socits ou matri- ou patrilinaires. Il en est de mme pour le statut des
preneurs et des donneurs de femmes. Si le pouvoir des preneurs ne recoupe pas
ncessairement leur statut, sil apparat suprieur celui des donneurs, surgissent des
rgles, soit patrilinaires, soit matrilinaires. Le cognatisme (filiation indiffrencie par
rapport un anctre)50 valorise indiffremment les hommes et les femmes
(contrairement lagnatisme qui privilgie un individu descendant dun mme anctre
par les mles). Il reprsente un cas intermdiaire permis par lquilibre entre les
groupes changistes ou entre les sexes. Mais on trouve aussi des formules hybrides ,mlangeant cognatisme et agnatisme. ce propos, cela ne concerne pas que des
socits guerrires cherchant renforcer leffectif de leurs combattants en intgrant les
cognats, en favorisant les adoptions ou les naturalisations. Claude Lvi-Strauss, qui
insiste sur la ncessit dharmoniser un lignage agnatique et une parentle cognatique
quil faut mettre distance, suggre ainsi les liens entre llargissement des rseaux et
48M. Fortes, E. E. Evans-Pritchard, Systmes politiques africains, Paris, PUF, tudes ethnographiques,1964.49Lvi-Strauss,Paroles donnes, op. cit., p. 184-185.50
Cf. Lvi-Strauss,Les Structures lmentaires de la parent, Paris, Mouton, De Gruyter, 1948-2002, etpour une initiation, Christian Ghasarian,Introduction ltude de la parent, op. cit.
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les processus de politisation, cela travers une premire rfrence mdiviste
heuristique :
Dans des socits o la dimension du pouvoir concide avec celle de la parent et de
lalliance, la premire peut sexprimer intgralement ou principalement par lautre. Au
contraire, quand un dcollage se produit, le langage de la parent cesse dtre pertinent,
et on glisse vers celui de la rsidence (qui a un ou plusieurs chefs) et de la rivalit
politique. En ce sens, on a prt une grande attention la coexistence, dans plusieurs
socits de la Nouvelle-Guine, de ce que les mdivistes europens appellent les
noms de race et les noms de terre, et la manire dont, comme en Europe, les
premiers peuvent seffacer derrire les seconds 51.
Autre exemple douverture lhistoire, qui a retenu toute lattention de
lethnologue structuraliste sur plusieurs annes : le systme des maisons, analys partir de cas concrets (dont ceux des Indiens Kwakiutl de la Colombie britannique, des
Indiens Yurok de Californie qui utilisent le terme dans leur propre langue ! mais
aussi de diverses populations en Indonsie, Mlansie, Polynsie, Nouvelle-Zlande,
Madagascar, Micronsie, Afrique). La maison est une institution complexe qui
dpasse les familles, les clans, les lignes, les habitations. Elle inclut les agnats et
cognats, des parents loigns, des allis et des clients qui possdent ensemble des biens
matriels et immatriels. Comme dans le cas des maisons mdivales europennes, on
se trouve en prsence dune personne morale dtentrice dun domaine, qui se perptue
par transmission de son nom, de sa fortune et de ses titres en ligne relle ou fictive,tenue pour lgitime la seule condition que cette continuit puisse sexprimer dans le
langage de la parent ou de lalliance, et le plus souvent, des deux ensemble 52. Claude
Lvi-Strauss ajoute :
En Europe et dans dautres parties du monde, les maisons mdivales prsentent
exactement les mmes caractres. Elles aussi se dfinissent dabord par la possession
dun domaine compos de richesses matrielles et immatrielles les honneurs et au
nombre desquelles figurent mme des trsors dorigine surnaturelle. Pour se perptuer,
les maisons font largement appel la parent fictive, quil sagisse de lalliance ou de
ladoption. dfaut dhritiers mles, et parfois concurremment avec eux, les surs et
les filles peuvent assurer la transmission des titres soit de plein droit, soit en faisant,
comme on disait alors le pont et la planche ; ainsi que cest la rgle chez les Kwakiutl,
elles transmettent alors leurs enfants des prrogatives que ceux-ci tiennent, par son
intermdiaire, de leur grand-pre maternel. Do, peut-tre, dans des rgimes
ostensiblement patrilinaires, la place importante souvent faite au matronyme.
Enfin, dans toutes les socits maisons, on observe des tensions et parfois des
conflits entre des principes antagonistes, ou qui sont ailleurs mutuellement exclusives :
51
Lvi-Strauss,Paroles donnes,op. cit., p. 204.52Ibid., p. 190.
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filiation et rsidence, exogamie et endogamie, et, pour employer une terminologie
mdivale mais qui sapplique parfaitement aux autres cas, droit de la race et droit de
llection.
Pour conclure, on sest interrog sur les caractres communs de la structure sociale
propres expliquer cette rcurrence des mmes institutions chez des peuples fortloigns dans le temps et dans lespace. Il a sembl quils trouvent leur origine dans un
tat de la structure o les intrts politiques et conomiques tendant envahir le champ
social ne disposent pas encore dun langage distinct, et, contraints de sexprimer dans le
seul disponible qui est celui de la parent, doivent invitablement le subvertir 53.
Sur ces problmes, lethnologie anglo-saxonne a toujours prouv des difficults
analyser lobjet complexe quest la maison . Prisonnire de ses catgories
sociologiques spares les unes des autres et aussi de ses conceptions juridiques
transposes, elle a toujours eu du mal relier les rapports de parent (alliances,filiation), dascendance et de descendance, de proprit, de rsidence, en labsence de
rgles de successions, lies comme au Moyen ge un office ou un domaine
hrditaire. Certains observateurs (les Geertz pour Bali, par exemple) ont ainsi parl de
lignage , de caste , d association culturelle , de faction ou de parti
politique Mme si la maison mdivale europenne comprenait tous ces aspects, il
sagit l de dsignations dcales. Loin dtre une institution coutumire locale (les
ethnologues anglais, proches de leur droit, utilisent volontiers le terme impropre de
corporate groups), ou une personne morale hors de tout statut, la maison apparat
durable (fait pressenti par le droit romain crit qui parlait, lui, de personae vicefuguntur)54. Elle implique lmergence de rseaux indits de relations sociales qui
relvent tout autant dune approche substantivistes des groupes rels que
dapproches formelles dchiffrant des systmes de rgles dont le contenu inconscient
apparat variable et la dure assez brve. Les maisons reposent plus sur lalliance
que sur la descendance, la proprit, la rsidence, elles, toujours instables.
Claude Lvi-Strauss sintresse alors ses aspects fonctionnels (mais l, est-il l
si loign que cela de la problmatique inverse de Radcliffe-Brown ?). Il semble, en
tout cas, quil a dcouvert le chanon manquant entre la parent et le politique en ce qui
concerne la gestion dune collectivit largie. En effet, la maison est invente (que lon est loin, l des structures sociales inconscientes !) pour unifier des
groupements rendus fragiles par llargissement des familles. Elle permet
dimmobiliser, dhypostasier, de ftichiser sous forme fantasmatique les relations
dalliance entre preneurs et donneurs de femmes, sources permanente de conflits
dintrt. La reprsentation consciente de la maison, le dcor, lespace, larchitecture, la
rpartition des habitants, tout son symbolisme reflte et structure le systme des
rapports sociaux. La maison a pour fonction de rtablir lquilibre entre agnats et
53
Ibid., p. 190-191.54Ibid., p. 192.
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cognats, sous peine dtendre chaque gnration les effectifs des non-agnats au
dtriment des cognats. Il sagit dloigner du noyau agnatique une partie des cognats, en
triant la parentle. Ce qui compte, cest de comprendre, non les oppositions entre
systmes patrilinaires et matrilinaires, ou les liens entre mari et femme et frre et
sur, mais les relations entre les partenaires dun rseau dchanges
matrimoniaux 55.
Les socits unilinaires ne connaissent de changements que venant de
lextrieur (migrations, guerres, disettes, pidmies, soumissions coloniales). Elles
restent statiques, rglementes. Sans se montrer volutionniste, Claude Lvi-Strauss
constate qu linverse, les socits cognatiques produisent elles-mmes leur propre
histoire. Le cognatisme donne un fondement naturel la culture 56. La descendance
est comme inverse. Faut-il alors rintroduire la libert des acteurs , si chre la
terminologie de Cambridge (sic), sparer la descendance (plus naturelle) et la filiation(plus optative) ? Claude Lvi-Strauss rsiste encore : les socits cognatiques inventent
non des rgles idales, mais des mcanismes changeants. On peut parler leur gard de
stratgies , mais celles-ci ne peuvent tre ni conscientes, ni individuelles idologie
structuraliste oblige ! :
Ce sont plutt des stratgies labores et mises en uvre, non par des individus, mais
par des personnes morales assures dune dure de vie plus longue que les individus qui
les composent. Dans de tels cas (pas plus, dailleurs, quen aucun autre) il ny a pas
dun ct la socit, de lautre des individus. La force efficiente appartient des
groupes ; et ces groupes poursuivent leurs fins propres en fonction de normes qui nesont pas celles de la socit en gnral, mais de corps intermdiaires qui, dans la
socit, sopposent les uns aux autres et rivalisent entre eux 57.
Ces personnelles morales correspondent prcisment la dfinition de
linstitution avance par le Doyen juriste de Toulouse, Maurice Hauriou, en 1925.
Lethnologue structuraliste et symboliste redcouvre ainsi, sans fard, le concept
dinstitution de Radcliffe-Brown ! Ces corps intermdiaires seraient-ils des rseaux
dacteurs privilgis ? En tout cas, cest bien autour des maisons quagissent
consciemment les agents concerns. Au niveau du mariage, la maison permet dechoisir (de faon consciente), entre la race (dans la parentle) et la terre (dans le
voisinage et les allis). Elle se construit aussi par les funrailles, cest--dire au niveau
du droit la tombe, la fois sol ancestral et chane gnalogique. Les dfunts qui sy
trouvent runis ont perdu leur individualit distincte en tant quagnats, cognats ou
affins. Ils font partie dun groupe suprieur 58. En naturalisant les nouveaux entrants,
55Ibid., p. 206.56Ibid., p. 222.57
Ibid., p. 223.58Ibid., p. 226.
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les maisons permettent de dpasser linstabilit des socits unilinaires, notamment
en raison de la plus grande mobilit des hommes qui font la chasse, la guerre et
pratiquent des changes conomiques dans un espace de plus en plus largi. Cependant,
cette institution nempche pas les conflits entre preneurs et donneurs de femmes, entre
paternels et maternels, entre descendants, entre enfants et petits-enfants, ni entre les
maisons concurrentes. Cette structure, trs fragile, peut aussi se dissoudre au moment
des successions.
Claude Lvi-Strauss, attentif au systme mental des oppositions logiques
binaires qui produit des modles structuraux dualistes, met laccent sur les fonctions
objectives et collectives de rsolution des ples dopposition que lon trouve dans les
socits primitives : les maisons ont pour fonction dintgrer, sans toujours y
parvenir, descendance et rsidence, exogamie et endogamie, filiation et alliance, droit
paternel et droit maternel, hrdit et lection, antiquit et puissance, comprhension(des vertus de la race) et extension (totalit des biens-fonds de la terre)59. En tout cas,
nous nous trouvons bien en prsence dune institution plus relationnelle, en termes de
rseaux, que dun code symbolique objectif, abstrait, qui programmerait de faon
univoque et inconsciente les individus dune socit largie !
Claude Lvi-Strauss propose alors une hypothse trs historienne et
passionnante : un tel dpassement des systmes de parent apparat li lmergence de
personnages politiques et conomiques autonomiss qui ont un pouvoir volontaire,
conscient et organis sur les membres des socits quils dirigent
Sans utiliser le mot rseau (mais notons que certains acteurs dsignent entreautre la maison par le concept de grand filet de pche , reliant ainsi la maison
lorigine tymologique du mot rseau !), en insistant sur le fait que les maisons
sont dconcertantes par leur fluidit, lethnologue nous suggre, dans le passage
suivant deParoles donnes, que ce qui chappe la parent dsormais, malgr lusage
dune terminologie parentale, prend la forme de rseaux concrets dacteurs collectifs :
lcole [des historiens], [les ethnologues] apprendraient pourtant quau Moyen ge,
des formations plus ou moins durables, et htroclites par nature et par origine
communes, associations commerciales ou religieuses, guildes, confrries, etc.
purent, certains moments, acqurir une indpendance et une autonomie comparables
celles dont jouissaient les fiefs ; quune commune ne comprenait parfois quune
minorit des habitants de la ville ; que le pouvoir y tait tantt exerc par lassemble de
tous les habitants, tantt restait aux mains de quelques puissants lignages ; que la
solidarit familiale fournissait un modle, mme fictif, des associations telles que les
guildes, dont les fonctions furent dabord religieuses avant de devenir aussi, ou surtout,
conomiques ; enfin, que la communaut populaire put entrer occasionnellement dans la
hirarchie fodale. En dpit, ou plutt cause de leur htrognit, tous ces traits []
nont pu converger vers des types de formations sociales compatibles avec la maison
59Ibid., p. 239.
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fodale que parce que celle-ci les incluait dj, avec ses sacra, son arbre gnalogique,
son esprit de caste, ses intrts conomiques et politiques 60.
Lauteur reconnat le caractre rel des rseaux de maisonnes :
En gnral, ces formations qui sunissent autour dune chose relle ou qui en prennent
le nom transcendent, recoupent ou dbordent les groupements familiaux et les lignages.
Et mme quand leur noyau est dessence lignagre, elles intgrent sans difficult des
membres supplmentaires recruts sur la base de lalliance matrimoniale, de la parent
cognatique, du patronage conomique ou du parrainage politique 61.
Il faut rappeler qu ce niveau danalyse, Claude Lvi-Strauss rejoint la tradition
de lethnographie qui a analys de faon heuristique les socits traditionnelles en
termes rticulaires, en dcrivant sous forme de sociogrammes arborescents les rseauxde classes dge62ou en mettant laccent sur lexistence d associations spares de
la parent.
Ainsi, dans son Trait de sociologie primitive63, Robert Lowie a soulign de
faon pionnire limportance souvent nglige des groupes associationnels dans
lorganisation sociale primitive. Il a critiqu, force exemples lappui, le systme de
Schurtz (Altersklassen und Mnnerbnde, Berlin, 1902), selon lequel les femmes, peu
sociables, seraient centres principalement sur les groupes de parent, alors que les
hommes, plus ouverts, monopoliseraient la participation des associations (les rares
associations fminines ntant que de ples imitations de ces dernires)64
. Schurtzpensait quune diffrence de psychologie des deux sexes expliquait la structure sociale.
Lowie dmontre, cas lappui, que les prsupposs en question ne se vrifient pas. Il
discute ensuite lhypothse selon laquelle le type dassociation le plus ancien serait la
division en classes dges, qui oppose enfants, adolescents nubiles et couples maris.
Les clubs masculins sparent de faon importante les adolescents et les hommes
murs, mais sautonomisent par rapport aux classes dge. Dveloppant une sociabilit
multiforme, ils peuvent exiger des droits dentre (excluant les pauvres), assumer
des crmonies, faire office dordre religieux, proposer des festins de bonne
camaraderie. Il faut aussi compter, en dehors des systmes de parent, les socitssecrtes , avec leurs preuves et crmonies initiatoires, orientes souvent autour dun
culte des anctres, dun usage des masques, dune culture mystique des crnes ou de
60Ibid., p. 199.61Ibid., p. 200.62On peut signaler l la rflexion de M. Selz, Les rseaux de parent , communication au colloque deLyon sur la thorie des rseaux et leurs applications en sciences humaines, Universit de Lyon I, 1990,
poursuivie par la cration dun groupe de recherches sur le thme des rseaux lcole des Hautes tudesde Paris en septembre 2006.63
Robert Lowie, Trait de sociologie primitive, op. cit.64Ibid., p. 279-315.
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tabous multiformes pour sauvegarder les proprits, voire institues pour terroriser les
non-initis ou pour promouvoir des pratiques mdicales et incantatoires (les faiseurs de
pluie), des cours de justice, comme des espaces de constitution et de reproduction de
liens de pouvoir.
Lowie a propos une typologie de ces associations qui couvrent donc plusieurs
fonctions en dpassant les relations de parent : lunion de deux amis non apparents
(qui se jurent une camaraderie ternelle), forte chez les Indiens Dakota par exemple ; les
associations shamaniques la recherche dune exprience surnaturelle commune
(comme chez les Indiens Omaha) ; les associations de danse (celle des Chiens et des
Renards, chez les Indiens Omaha, les Ponka, les Dakota) ; les associations militaires
(chez les Crow ou les Hidatsa), gradues ou non gradues selon lge ; les associations
droits dentre (en tabac chez les Crow ou dans les associations fminines Cheyenne).
Au sein de certaines tribus indiennes des Prairies, dominent les socits dge (unedizaine), qui ont chacune leur danse, leurs chants, leurs accessoires, leurs privilges.
Conscient de limportance de ces phnomnes qui sparent les hommes des socits
primitives de la parent, attach une conception historique rigoureuse de lapparition
des diverses associations, refusant des gnralisations htives, Lowie nous met en garde
contre des thories sociologiques qui prtendraient les expliquer de faon univoque :
La recherche de lois dvolution embrassant la totalit des phnomnes, la manire
des thories de Morgan ou de Schurtz, est une entreprise chimrique. Seule une tude
ethnographique intensive de chaque zone culturelle peut tablir la succession vritable
des diverses phases 65.
Oppos aux incohrences atomistes de Morgan quant sa thorie de la
dmocratie naturelle des socits traditionnelles (lAfrique ne pullule-t-elle pas de
chefferies et de royauts ?), comme celle, partage par Maine, de labsence de
structures territoriales au sein de celles-ci, Lowie ajoute que ces rseaux associatifs sont
des agents politiques potentiels , le maintien de liens de parent ntant pas
incompatible avec lexistence dun tat politique :
En mme temps que la famille et le clan, il a exist pendant un nombre de siclesincalculable des associations, telles les clubs masculins, les classes dge ou les
organisations secrtes, indpendantes de la parent, voluant, pour ainsi dire, dans une
sphre toute diffrente de celle du groupe de parent et capables de revtir facilement
un caractre politique, si elles ne le prsentaient pas ds le dbut 66.
Cela, mme si, comme en Chine ancienne, lexistence dassociations na pas
dbouch ncessairement sur la cration dune unit politique. Les associations, ou les
65
Ibid., p. 314.66Ibid., p. 367.
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guildes peuvent mme se rvler centrifuges . Des pasteurs nomades comme ceux
des plaines de lAsie ont pu aussi construire des tats sans avoir connu de
dveloppement associationnel. Lowie conclut :
Les associations sont un facteur important pour la cration dune solidarit politique,
mais non le seul ; mme l o elles se rencontrent, tout dpend encore du type dunion
quelles crent 67.
Ce nest donc pas un hasard, au regard de la problmatique du dpassement de la
parent par les maisons et par les rseaux associatifs, si Claude Lvi-Strauss rendit
en 1952 un hommage tant appuy Robert Lowie68.
Dans cette logique, nous allons voir que son uvre, voluant dune thorie
objectiviste, structurale, symbolique, vers une ouverture historique aux rseaux
concrets dans la confrontation des socits traditionnelles aux socits complexes, asuscit de faon heuristique un dialogue fructueux avec dautres disciplines
scientifiques ce sujet. La maison , structure dlargissement incontestable de la
parent, que lethnologue structuraliste a analyse de faon spectrale, constituerait-elle
alors le chanon manquant entre parent et politique ?
Seconde Partie
De la parent au politique
Les ouvrages et les cours au Collge de France de Claude Lvi-Strauss, publis
en rsum dans Paroles donnes, bouteilles jetes la mer, semblent avoir clair
certaines recherches consacres aux socits, non plus sans criture , mais
historiques .
Si les disciplines officielles nont pas toutes su intgrer les apports du
structuralisme, comme le souligne Anita Guerreau-Jalabert69, notamment en raison de
divisions bureaucratiques acadmiques, certains travaux interdisciplinaires ont cherch dmler, selon leurs objets, les liens entre parent, parentle, clientle, pouvoir et
territoire dans la longue dure, cela en sinspirant amplement des apports de
lanthropologie sociale, voire du concept lvi-straussien de maison .
67Ibid., p. 361-368.68Celui-ci est dcrit comme un chercheur passionn par la connaissance des faits, par la critique desfausses synthses, des systmes arbitraires, des mauvaises corrlations, qui a beaucoup apport austructuralisme sans tre structuraliste. Cf. Lvi-Strauss,Anthropologie structurale, op. cit., p. 367-368.69
Anita Guerreau-Jalabert, Note critique. Sur les structures de parent dans lEurope mdivale ,Annales. Histoire, Sciences sociales, 1981, vol. 36, n 6, p. 1028-1049.
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Une telle problmatique a ainsi t utilise pour approfondir le processus de
construction du politique dans lEurope moderne, en relation avec la dlicate question
de llargissement de la parent mme ci celle-ci nexplique pas tout et du passage
au territoire . Les mdivistes, les premiers, passionns d anthropologie
historique , se sont penchs volontiers sur deux formes gnrales de dpassement
social, idologique et politique de celle-ci, relies entre elles : lune, fictive et culturelle,
vritable code symbolique forg par lglise catholique ; lautre, largie , manant de
la socit civile, cherchant chapper la premire, qui peut tre perue comme ayant
favoris la multiplication de formes politiques indites, no-parentales en quelque
sorte, sexprimant, comme lcrit Claude Lvi-Strauss, dans le langage de la parent,
mais la dpassant.
I. La transfiguration chrtienne de la parent relle
Luvre de Jacques Le Goff, qui sest souvent rfr Claude Lvi-Strauss,
notamment dans lanalyse des mythes mdivaux 70, a encourag, cela va sans dire, une
priode de crativit pour lanthropologie historique du Moyen ge. Le thoricien du
long Moyen ge sest dailleurs attach, dans tous ses travaux, dcrire maints
rseaux concrets de lpoque : techniques et communicationnels (routes,
monastres, abbayes), sociaux et conomiques (clercs, lacs, marchands, ermites)
ou institutionnels. Sur ce dernier point, il a souvent insist sur le caractre rticulaire de
lglise romaine elle-mme, qui avait matriser une organisation bureaucratiquesupport de sa politique symbolique de parent fictive . Par exemple, Jacques Le Goff
dcrit ainsi la tentative de contrle de la chrtient par la papaut et la curie romaine,
confrontes la lenteur des dplacements, notamment lors des conciles cumniques :
Un lment essentiel du pouvoir des administrations est la matrise des distances
lintrieur des aires gographiques sur lesquelles elles sexercent. Cette matrise est
celle ditinraires, cest--dire lorganisation des dplacements dhommes et
dinformations dans lespace et le temps. Cette matrise est double. Elle est matrielle,
comportant un systme de courriers, de relais, des rseaux de nouvelles, etc. Mais elle
est aussi intellectuelle, se manifestant notamment par une capacit efficace de prvision.La curie romaine, au XIIIe sicle, est particulirement intresse par ce problme.
Centre dimpulsion de toute la Chrtient, oblige danimer un double mouvement
incessant daccueil des responsables ecclsiastiques et denvoi de chargs de mission et
de mots dordre, contrainte denserrer dans son rseau des rseaux lacs en voie de
70Jacques Le Goff, Pierre Vidal-Naquet, Lvi-Strauss en Brocliande. Esquisse pour une analyse dunroman courtois, repris dans Jacques Le Goff,LImaginaire mdival. Essais, Gallimard, Paris, 1985, p.151 187. Cf. Lvi-Strauss, Histoire et structure , Paris,Annales. conomies. Socits. Civilisations,1971 ; Jacques Le Goff et Leroy Ladurie Emmanuel, Mlusine maternelle et dfricheuse , Paris,
Annales. conomies. Socits. Civilisations, 1971. On peut lire galement, sur linfluence de ClaudeLvi-Strauss en histoire, Jacques Le Goff,LImaginaire mdival, 1985, p. 151-187.
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dveloppement dans le cadre des administrations monarchiques, dfie par lhrsie qui
circule sur une large aire de la Chrtient, la curie romaine a des raisons anciennes et
nouvelles pour contrler lespace de la Chrtient 71.
Plus ou moins dans la continuit des rseaux de routes et de villes de lEmpireromain, cette matrise constitua une sorte dexploit, tant la surface sociale et territoriale
tait grande dans un monde temporel trs lent dans la vitesse de dplacement des
hommes et des choses, frein aussi par la traverse despaces plus ou moins imaginaires
et effrayants (dont locan des forts).
La question de la parent mdivale, en tant que telle, a t aborde lors du
colloque de rfrence tenu au Palais Farnse, lcole franaise de Rome, dirig par
Jacques Le Goff et Georges Duby en 197472. Anita Guerreau-Jalabert en a dress un
compte rendu en 198173, insistant en premier lieu sur les difficults quont eu les
historiens trouver un cadre danalyse et une terminologie adapts en la matire. Selonelle, trop souvent, ceux-ci se sont contents de termes flous et mal dfinis ( famille ,
lignage ), sans non plus critiquer leurs sources, toujours construites (notamment
les gnalogies dpoque). Le problme tant de dpasser lenlisement dans le
concret, cheveau foisonnant et par consquent extrmement difficile dbrouiller en
labsence dinstruments analytiques abstraits 74. Comme la parent est un ensemble
de relations sociales formant systme , lhistoire mdivale a intrt, poursuit-elle,
assimiler les travaux fondamentaux de Claude Lvi-Strauss dont elle rsume les apports
essentiels. Sans se rfrer lanalyse lvi-straussienne des maisons (non publie en
1974 et 1981), elle dcrit de faon ethnologique les caractristiques de la parentmdivale, puis insiste sur limportance du code symbolique impos par lglise
catholique, la source de sa domination sur le systme social fodal.
En effet, au niveau du mariage, linstitution imposa, de faon ngative, des
rgles dexogamie, de prohibition de linceste et de dfinition des degrs de proximit
parentale, de mme quun systme de parent extensive (les parrains et les
marraines ), ainsi que des contraintes concernant les liens charnels entre poux lacs
au niveau de la parent relle et, doit-on ajouter, de limage de la femme, comme de
linvention fameuse du purgatoire75.
Fut aussi instaure, au-dessus de la socit, une parent artificielle , lintention des clercs, prise dans des rgles plus de consanguinit que dalliance, crant
71Jacques Le Goff, La perception de lespace de la Chrtient par la curie romaine et lorganisationdun concile cumnique en 1274 , inLImaginaire mdival, Paris, Gallimard, 1985, p. 76-83.72 Jacques Le Goff et Georges Duby (dir.), Famille et parent dans lOccident mdival, Rome, colefranaise de Rome, Palais Farnse, 1977.73 Anita Guerreau-Jalabert, Note critique. Sur les structures de parent dans lEurope mdivale ,article cit.74 Anita Guerreau-Jalabert, Note critique. Sur les structures de parent dans lEurope mdivale ,
article cit.75Jacques Le Goff,La Naissance du purgatoire, Paris, Gallimard, Folio histoire, 1981.
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un vaste rseau de parent spirituelle 76, fond sur des relations paternelles ,
maternelles , fraternelles et sur des filiations entre monastres, abbayes,
ordres itinrants, sur le plan spirituel. Cette parent symbolique fictive, intriorise, fit
des rites dintronisation du clerg des simulations des rites nuptiaux en instaurant une
sorte d inceste rituel produisant une filiation fictive entre le Pre (Pater
Noster) et la Mre (Mater Ecclesia),les frres et les surs . Que dire de
limmacule conception de la Vierge Marie, au-del du systme de parent humain ?
Par ailleurs, les clercs se virent interdire tout lien de parent relle (clibat forc).
Linvention de cette parent fictive eut pour cause, bien videmment, la corruption et la
dpravation des murs de nombre decclsiastiques, dabbs, dvques, qui, vivant
dans le sicle , tents par le mariage, riches dhritiers, dilapidaient progressivement
les terres et les biens de lglise et bafouaient leur propre dogme. Linterdiction du
mariage concernant lensemble des clercs devait y mettre fin. Quant limpositiondune conception tutlaire du mariage et de la parent des lacs, elle visa en partie
dtruire les liens de parentles localises et plus ou moins irrductibles toute rgle.
Lhistorienne mdiviste insiste enfin sur le rle et les fonctions de la parent
ainsi place sous contrle dans le systme fodal mais lui servant de modle. Elle
propose des hypothses sur le fonctionnement des alliances (telles que les dfinit
Claude Lvi-Strauss, fondes sur lchange gnralis dissymtrique77), le rapport entre
parent et patrimoine, lusage des noms et de la terminologie parentale. Ces analyses,
rsumant et poursuivant lapport du colloque international de 1974, ont t reprises
rcemment et dveloppes en partie par Jrme Bachet dans sa reconstruction de la civilisation fodale sur la longue dure, mais encore mises en perspective
comparative par Mireille Corbier et par Anita Guerreau-Jalabert elle-mme, dans une
tude de la parent complexe Rome et dans lOccident mdival78.
Cette invention lente dune parent renverse , transfigure, gnralise sur
un territoire immense, qui simmisa au-dessus des anciens systmes de parent de la
Rome antique et de celles des communauts celtes, franques, germaines, vikings,
constituerait-elle un des fondements de la modernit ? En tout cas, lglise, forte
dun code indit dfini par le droit canon, au-del des modalits dimposition de rgles
prohibitives et de moyens de contrle (pastoral et inquisitorial), suscita aussi, comme enun effet pervers , des ractions des socits locales, attaches la matrise de leurs
propres pratiques.
76 Anita Guerreau-Jalabert, Note critique. Sur les structures de parent dans lEurope mdivale ,article cit, p. 1036.77Lauteur se rfre l la seconde partie des Structures lmentaires de la parent.78Jrme Bachet,La Civilisation fodale. De lan mil la colonisation de lAmrique, Paris, Aubier, col.historique, dirige par Alain Corbin et Jean-Claude Schmitt, 2004 ; Mireille Corbier, Parent et pouvoir Rome , in Rome et ltat moderne europen. tudes runies par Jean-Philippe Genet, Rome, colefranaise de Rome, 2007, p. 173-196 ; Anita Guerreau-Jalabert, Rome et lOccident mdival. Quelques
propositions pour une analyse compare de deux socits systme de parent complexe , inRome etltat moderne europen, op. cit., p. 197-216.
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Limposition chrtienne de lexogamie gnralise et du mariage monogame
indestructible, inscrit dans la temporalit terrestre-unique et cleste-ternelle, engagea
comme une stratgie compensatoire de quasi-parent largie manant de la socit
civile. Pour divers analystes, celle-ci allait favoriser lmergence de formes politiques
de parent drive marques par le patronage et le clientlisme , souponnes
dj par le vieux Fustel de Coulanges dans son Histoire des institutions de lancienne
France79.
II. Quasi-parent largie et construction des formes politiques modernes
Les suggestions de Claude Lvi-Strauss concernant les maisons , dj
prsentes dans les socits traditionnelles, sont particulirement suggestives. Sous la
fodalit, mais aussi, dans la priode moderne (du XV
e
au XVIII
e
sicle), desphnomnes de parent largie surgirent en effet, au-del du systme des Maisons
royales , comme des feux follets dans toute lEurope, en relation avec le
dveloppement conomico-dmographique et avec le processus de construction de
pouvoirs politiques issus des forces vives de structures sociales de plus en plus
autonomises, multiformes et conflictuelles (communauts paysannes, communes
urbaines, clans aristocratiques, maisons seigneuriales, maisons royales), jusqu ce
que ltat absolutiste, recroquevill sur lui-mme, tente de les contrler
progressivement80. Indiquons l quelques recherches.
Anita Guerreau-Jalabert a insist sur la dimension parentale de la logiquefodale (liens dhommages et de vassalit quasi parentaux, confraternit paternaliste
entre le Pape et les rois ou les empereurs, transfrs ultrieurement aux Rois des tats
monarchiques face leurs sujets et leur Cour ). Selon elle, les rseaux
dalliance matrimoniale , dans la priode, dominante homogamique (entre des
catgories sociales de niveau hirarchique identique) ont reproduit la structure
hirarchique de la socit fodale, tout en encourageant la concentration du pouvoir et
les liens aristocratiques distance. Progressivement un systme de quasi-parent se
gnralisa, fond sur llargissement des rseaux dalliances et de parrainage
dans des espaces proportionns la puissance des familles de base, paysannes,bourgeoises ou aristocratiques. Do limportance de lusage du langage de la parent
pour dfinir des objectifs sociaux et politiques de la part des diffrentes strates de
pouvoir, des rseaux sociaux et des communauts.
79On peut relire avec profit, ce propos, louvrage lumineux, comme tous ses ouvrages, de Numa DenysFustel de Coulanges, Histoire politique de lancienne France, t. 5, Les origines du systme fodal ,sans parler de lincontournable Cit antique.80On peut se rfrer l, sur un tel thme, luvre de Pierre Legendre dans son ensemble, mais aussi aux
ouvrages de Louis Marin (Le Portrait du roi)et de Jean-Marie Apostolids (Le Roi machineetLe Princesacrifi).
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Jean-Ren Trochet, en recherchant les fondements anthropologiques de lorigine