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Qui veut la peau de Vénus · Qui veut la peau de Vénus ? attendaient longtemps pour cet instant, très court mais comme suspendu, où la beauté d’un tableau, l’enchantement

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Qui veut la peau de Vénus ?

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DU MÊME AUTEUR

Voir les fous, essai, Paris, PUF, 1999.Nous n’irons plus au musée, essai, Paris, Aubier, 2000.La Recherche du beau, essai, Nantes, Pleins Feux, 2001.Ici-bas, roman, Paris, Gallimard, 2009.Comment le voile est devenu musulman, Paris, Flammarion,

2014.

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Bruno Nassim Aboudrar

Qui veut la peau de Vénus ?

Flammarion

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© Flammarion, 2016.ISBN : 978-2-0813-5808-9

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Pour Adrienne ; pour Armande

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L ES BOMBES AVAIENT CESSÉ de s’abattre surLondres, mais non la pluie, et la guerre n’étaitpas finie. Tous les jours, à l’heure du déjeuner,

une file se formait à Trafalgar Square. Elle longeait lesoubassement de pierres grises de la National Gallery,gravissait péniblement, marche après marche, l’esca-lier glissant et piétinait encore sous le péristyle dumusée. Là, les parapluies enfin refermés découvraientdes visages fatigués aux regards anxieux, des jouescreusées, des cous amaigris au-dessus du col fané deschemises, des épaules lasses qui paraissaient flotterdans les impers mastic. On aurait dit la queue devantune soupe populaire, ces attroupements qui seforment, quand tombe le jour, à l’appel de la clochede l’Armée du Salut.

Mal nourris, ces gens tristes et inquiets ne cher-chaient pourtant pas au musée, à midi, la sustentationde leur faim, mais le réconfort de la peinture. Ils

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attendaient longtemps pour cet instant, très courtmais comme suspendu, où la beauté d’un tableau,l’enchantement de ses couleurs, de ses formes, de sonhistoire, leur procurerait, tel un opium, le bienheu-reux oubli de leur condition quotidienne.

Or, de tableaux, il n’y en avait plus au musée.Quatre ans auparavant, quand l’entrée en guerre de

l’Angleterre était inéluctable, les tableaux de la Natio-nal Gallery en avaient été exfiltrés. D’abord remisésdans des châteaux du pays de Galles, ils étaient désor-mais conservés en lieu sûr dans les galeries souter-raines d’une mine désaffectée, à Blaenau Ffestiniog.Le directeur du musée, Kenneth Clark, ne voulutcependant pas priver complètement les Londoniensdes consolations de la peinture au moment où ellesleur étaient le plus nécessaires. Aussi fut-il décidé quechaque mois un unique tableau serait prélevé dans lachambre forte de Blaenau Ffestiniog, et acheminé parcamion jusqu’à Trafalgar Square. On attendait desheures de contempler ce tableau, solitaire et splendidesur la cimaise de soie dégarnie.

En septembre 1943, l’œuvre choisie pour être« The picture of the month » fut Vénus à son miroir,de Diego Velázquez, que les Anglais appellent RokebyVenus, du nom de son avant-dernière demeure. Dedos, allongée sur un drap gris, une femme très jeunedont le visage est flou, dans le miroir que lui tend unamour ailé, offrait à la foule affligée l’innocence et lagrâce de son corps nu.

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Sa vue agissait comme un vulnéraire. Elle mettaitsoudain sur ces visages soucieux un sourire incertainde ravissement ; parfois, elle faisait pleurer des larmesdouces, qui lavaient des larmes amères trop souventversées.

Parmi cette foule qui venait chaque midi reprendreespoir à l’aura bienveillante de Vénus, seuls les plusâgés se souvenaient peut-être, vaguement, qu’à laveille de l’autre guerre, celle de 14-18, ce corps quiles tenait sous son charme avait été lacéré. Le tableaupresque détruit.

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L E 9 MARS 1914, en fin d’après-midi, MaryRichardson, que ses camarades de lutte appe-laient Polly Dick, sortit du 48 Doughty Street,

où elle logeait provisoirement. Son propre apparte-ment, deux pièces sur Great Russel Street, presque enface du British Museum, dans ce même quartier deBloomsbury, Londres, était surveillé par la police.Saisie par la tiédeur de l’air, Mary s’arrêta sur le pasde la porte. Elle hésita à rentrer se changer : une jupeet un manteau légers lui permettraient de profitermieux d’un temps que Londres n’offre qu’avec parci-monie – mais elle y renonça. Elle se sentait plus ensûreté dans son rigide costume de serge qui la proté-geait, telle une tenue d’uniforme, avec ses rangées deboutons de laiton, les uns fonctionnels, les autresdécoratifs, alignés sur le bas de la jupe, sur les pansde la veste, escaladant son corsage jusqu’au col commeun défilé de hannetons. Dût-elle avoir trop chaud

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(Mary songea tristement qu’elle aurait bien pluschaud encore en prison cet été), c’est en tout casdans cette tenue qu’elle accomplirait le lendemaince qu’elle avait décidé de faire, et c’était donc celle-ci qu’il lui fallait porter dès ce jour pour préparerson action. Quelle que soit la douceur du temps.Elle n’avait pas le choix. Tout en vérifiant d’uncoup d’œil qu’aucun agent de police ne guettait lesabords de la rue, elle rabattit sur ses yeux le bordde son chapeau. Mary croyait se rendre méconnais-sable rien qu’en cachant ses yeux, au moins enles laissant dans l’ombre, aussi choisissait-elle deschapeaux trop larges pour son visage amaigri. Celui-ci, masculin de forme, en feutre clair, trop lourdlui aussi pour ce printemps précoce, avec un rubande gros-grain, avait une épingle en ombrelle chi-noise, comme on en pique sur les litchis au sirop,mais aux couleurs du mouvement, violet, blanc etvert. Comme elle se sentait en permanence épiée,ce geste, rabattre le bord de son chapeau, étaitdevenu chez elle une sorte de tic. Pourtant, ce n’estpas à ses yeux noisette au bon regard confiantde cocker qu’un policier l’eût reconnue, car lesphotographies d’elle dont disposait la police, étran-gement, la montraient toujours chapeautée, maisbien plutôt au bas de son visage, à son nez fortaux narines pincées, à ses joues lasses que des lèvrespâles et fines fêlaient trop largement, à son mentonfuyant – à tout ce que ses chapeaux mettaient, par

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contraste avec l’ombre courte de leur bord, dans laclarté.

** *

LA JOURNÉE AVAIT plutôt bien commencé, jus-qu’à l’arrivée du télégramme. Comme chaque matin,tandis que la bonne desservait le petit-déjeuner despensionnaires, Mary était restée à sa place autour dela table de salle à manger – dos à la cheminée, la placed’une convalescente – et avait attendu que Mrs Lyonvienne s’asseoir en face d’elle, Samuel voluptueuse-ment avachi sur ses genoux, et reprenne son récit.Les journaux du jour décrivaient les pluies glacées quis’abattaient sur le continent, tandis qu’ici un soleiltimide et effronté, espiègle comme un enfant, jetaitdes éclats joyeux de lumière dans les lourds rideauxjaunes ternis par les années. Le thé au lait, sucrécomme un sirop (« regardez-vous, mon petit, vousêtes encore chétive. Du sucre, du beurre, du lait :nous allons vous requinquer »), refroidissait dans satasse. Une odeur d’œufs au bacon et de harengs fumésflottait encore dans la pièce. Mrs Lyon s’était enfininstallée, majestueuse et débonnaire, dans son fauteuilà oreillettes, et le souvenir qu’elle lui avait confié cematin-là l’avait d’abord enthousiasmée.

Quand elle avait dix ou onze ans, un jour qu’ellerentrait seule de l’école, près de Manchester, et devait

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traverser une prairie – une prairie, en ce temps-là,dans ce quartier aux rues rectilignes et serrées ! –,Mrs Lyon avait aperçu de dos un gros homme assis,dans un pardessus gris, face à un chevalet, qui fumait.Intrépide et curieuse, elle s’était approchée, mais il n’yavait rien, absolument rien, sur la grande feuilleblanche punaisée à une plaque de carton fort. Sou-dain, des chevaux étaient apparus à l’horizon. Debeaux chevaux, qui revenaient certainement de lafoire, encore mal débourrés, et qui ruaient, hennis-saient, se cabraient, tenus à la longe par des garçonsd’écurie. En moins d’une minute, ils avaient traverséla prairie et tourné par le chemin creux qui la bordait.Sur la feuille, l’un deux était reproduit au crayon, avectous ses détails : la queue tressée, la robe blanchetachetée de noir sur la croupe, les pâturons puissantscouronnés de touffes grises. Impavide, l’artiste fumaittoujours devant son chevalet, élevant dans le ciel bleula fumée âcre d’un petit cigare. Chaque jour à lamême heure, celle où Mrs Lyon enfant rentrait del’école, la même scène s’était reproduite, et chaquejour un nouveau cheval, vif et précis, était venurejoindre sur la grande feuille la troupe agitée. Toute-fois, l’intérêt de l’histoire ne résidait pas dans la mer-veilleuse rapidité avec laquelle l’artiste parvenait àsaisir un cheval plein de fougue dans l’instant de sonpassage. Il tenait, Mrs Lyon avait ménagé ses effets,insisté sur la massivité de ce personnage assis sur unpliant, un lourd pardessus gris jeté sur les épaules, le

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mince cigare puant perpétuellement coincé entre leslèvres, elle avait décrit sa posture, jambes écartées,coudes sur les cuisses, et ses pantalons de velourscôtelé – l’intérêt tenait dans la chute : cet artiste, quicaptait si bien les chevaux, était une femme.

– Eh oui ! Enfant, pendant la foire aux chevaux deManchester, j’ai vu Rosa Bonheur, dans le pré à côtéde chez moi. Et vous savez comment j’ai su que c’étaitelle ? C’est en regardant des journaux illustrés quelquetemps plus tard. Elle était reçue par la reine, et je l’aibien reconnue.

– Et moi, je connais le tableau, c’est Le Marchéaux chevaux, je l’ai vu à la National Gallery, avait ditMary.

– Du velours côtelé ! avait ajouté la bonne qui,n’ayant pu se résoudre à quitter la pièce, écoutaitdepuis la porte le récit de sa patronne, le plat deharengs dans les mains. Du tweed, à la rigueur, pourconduire une auto ou aller à la chasse, mais du velourscôtelé ! Pour une femme !

Rosa Bonheur a peint ce tableau avant son séjouren Angleterre, et ainsi ce n’est sans doute pas à sonébauche que Mrs Lyon avait assisté, si toutefois c’estbien Rosa Bonheur qui se trouvait dans cette prairiedevenue, depuis, un quartier de banlieue de Manches-ter, et qu’elle portât vraiment des pantalons de velours(et non, par exemple, de flanelle). Mais les troisfemmes avaient pris plaisir à insuffler ensemble cettechimère, y mettant chacune des affections, des espoirs

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ou des craintes si secrets qu’elles ne se les avouaientqu’à peine à elles-mêmes, mais aussi leur fierté parta-gée d’admirer de concert cette grande dame un peuhommasse qui les liait en retour. Des trois, c’est Mary,que sa constitution nerveuse et sa fatigue du momentprédisposaient aux impressions, qui avait ressenti leplus fortement la présence flottante de l’artiste parmielles. Elle y avait vu un signe, un présage favorable.Elle aimait cette peinture-là de toutes ses fibres. C’estcelle qu’elle aurait voulu faire si elle avait poussé,jadis, ses velléités d’étudier les beaux-arts. La richecampagne des élevages, les belles vaches, les moutonslaineux, les bons chevaux, sous des ciels de fin dejournée au grand air. Elle aimait aussi et elle révéraitcette femme-là, une artiste – un vrai peintre –, respec-tée, honorée, menant libre vie, dans sa maison prèsde Fontainebleau, avec sa bonne amie. Rosa Bonheur,certainement, aurait approuvé son projet.

De retour dans sa chambre, Mary avait, commechaque matin, entrepris de retranscrire le récit de salogeuse. Elles avaient passé une sorte d’accord.Mrs Lyon se plaisait à regarder derrière elle le long dérou-lement d’une vie servile, humble et souvent amère, maisqu’un don avait émaillée. Elle, la petite fille d’un fau-bourg rural de Manchester, avait croisé la route de plusd’éminents personnages qu’une femme d’ambassadeur,et se souvenait de chacun. Incapable d’écrire sesmémoires, elle redoutait que tant de souvenirs, etd’abord celui de son don lui-même, disparussent avec

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elle. Mary, de son côté, cherchait une occupation quila tînt, au moins quelques heures chaque jour, loindes peurs, des angoisses et des hantises qui, parmoments, la submergeaient, retardant son rétablisse-ment. Ainsi, selon leur convention, Mrs Lyon aprèsle petit-déjeuner évoquait un souvenir et Mary consa-crait sa matinée à le mettre par écrit. Elle pourraitdisposer librement de ses textes, une fois approuvéspar la vieille dame, les envoyer à un journal d’Ottawaqui les publierait peut-être à la pièce, ou les regrouperen un recueil : Trente-cinq ans chez M. Disraeli,10 Downing Street, côté office ou À l’ombre des grandshommes, le titre restait à trouver. Mary était doncassise à son bureau (encore une histoire, ce bureau,non pas le même meuble, mais à l’emplacement exact– la configuration de la pièce, étroite et qu’une alcôveencombrait, ne laissait aucun doute – où Dickensavait le sien quand il écrivait David Copperfield) etcommençait à ordonner son récit quand Mrs Lyonétait entrée dans la pièce.

– Un télégramme pour vous, Miss Richardson. DeParis.

Mary, qui depuis une semaine attendait tous lesjours une réponse de Paris, était restée un longmoment stupéfaite. Entre son pouce et son majeur, lerectangle gris-bleu de papier pelure tremblait légère-ment. C’était certainement un refus. Elle n’avait riencompris au présage. Peintre, Rosa Bonheur, morte

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quinze ans auparavant, ne laisserait pas faire ça. Bienqu’elle-même peignît des sujets sains : les foins amas-sés, l’été, en dômes cuivrés qui luisent sous le soleiltardif des soirs d’août, les vaches au poil lustré, auxtétines roses et noires et dont les yeux sont si beauxque les Anciens en paraient Junon, les veines jugu-laires palpitantes des chevaux, leurs oreilles frémissantau bourdonnement des mouches, Rosa protégerait lapeinture, même infâme, qui plaît aux hommes. Et, àParis, sa chef, si bonne, si prévoyante, n’aurait pasvoulu l’exposer à tant de risques. Si elle, Mary RaleighRichardson, accomplissait son acte, c’était la gloire etla honte assurées. Elle serait arrêtée, emmenée, inter-rogée, jetée en prison. Dès le lendemain, dans lapresse, toute l’Angleterre la conspuerait. Ou bien onla croirait folle. Mais non, on ne la croirait pas folle.Elle crierait aux policiers qui se jetteraient sur elle,aux magistrats qui l’interrogeraient, aux matonnes quiclaqueraient la porte de sa cellule : « Je suis unesuf… », et le reste se perdrait, comme d’habitude,dans le cliquetis des menottes et dans le souffle desgifles, dans le murmure réprobateur des badauds auxcomparutions immédiates et dans le sermon mépri-sant des juges, dans la percussion des cuillers de fer-blanc des prisonnières contre les montants de leurchâlit, et elle en serait fière. Et non pas folle. Mais,à Paris, on ne lui accorderait pas tant de fierté. Lemouvement, son but unique, ne devait s’incarner quedans un nom – Pankhurst –, et les actes de bravoure,

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indispensables, n’étaient utiles qu’à condition d’êtreanonymes, comme la vaillance d’un soldat au combatcontribue à la victoire, mais ne doit éclipser ni l’enjeude la guerre ni la gloire du chef. Or, si elle réussissait,on parlerait d’elle, uniquement d’elle : Mary Richard-son ! C’était donc certainement un refus que portaitle télégramme. Un refus compatissant et un peucondescendant. Secrètement jaloux. Elle pouvaitpresque le deviner au revers du fin papier plié entrois : « Reposez-vous, ma chère. Stop », ou ; « Prenezsoin de vous. Stop. » Christabel Pankhurst, sa chef,ne se départait jamais de ses exquises manières quimettaient entre elle et ses camarades de lutte plus dedistance qu’entre la reine et les ouvrières d’une ruche– et c’était, Christabel, une reine en exil.

La silhouette de Mrs Lyon s’encadrait toujours,haute et maigre, noire, dans le contre-jour de la porte.

– Eh bien, mon petit, vous ne le lisez donc pas ?Ce n’est pas ce que vous attendiez de Paris ?

Mary aurait préféré être seule pour ouvrir sa mis-sive, mais l’on ne se débarrassait pas facilement deMrs Lyon.

Le télégramme ne portait qu’un mot : « Exécution.Stop. »

Machinalement froissé, il glissa de la main de Maryet roula sur le sol. Avec une vivacité qu’on n’auraitpas attendue d’un chat habituellement flegmatique,Samuel, d’un coup de patte, envoya la boule de finpapier bleuté derrière l’alcôve, là où personne, pas

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même lui, ne pourrait jamais la déloger. Mais soncontenu résonnait dans la poitrine de Mary et danssa tête comme si Christabel Pankhurst, de sa voix fer-reuse, en proférait l’ordre sous les hautes voûtes d’unesalle vide. « Exécution. »

** *

APPAREMMENT, PERSONNE ne surveillait lamaison. Mary rabattit une fois encore sur ses yeux lebord de son chapeau et, se retournant à tout instantpour vérifier qu’elle n’était pas suivie, commença àdescendre Doughty Street en direction de la quin-caillerie de Theobalds Road. C’était l’heure où, dansce quartier bourgeois, les nurses rentrent du square,et elle en croisa plusieurs qui poussaient de hauts lan-daus bleus à roues blanches, et d’autres qui tenaientdans leurs mains gantées de filoselle des menottesd’enfants. Une auto stoppa à sa hauteur. Sous lagangue de serge de son corsage, son cœur se mit àbattre comme un métronome poussé à cent vingt.Deux femmes en descendirent qui ne lui prêtèrentaucune attention. Mary craignait d’être de nouveauarrêtée, se sentait traquée, l’était sans doute en effet,et réagissait au moindre signe. Ce n’était pas la peurde retourner en prison : après son action, elle le savait,son arrestation serait inéluctable. Volontaire, même,

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car à quoi bon son geste sans tribune où le revendi-quer ? L’efficacité de son plan reposait tout entière surla certitude qu’elle serait prise immédiatement et quetout le Royaume-Uni saurait ce qu’elle avait commis,et dans quel but. Mais si elle était appréhendée avant,c’en était fait de son projet. Et Christabel Pankhurst,qui lui faisait confiance, ne pardonnait pas un échec.

Pourtant, la sensation étrange qu’elle éprouvaitdans ce moment n’était pas exactement – ou pas seu-lement – de la peur. Il lui semblait qu’elle n’avait rienà faire là, et que tout le monde s’en apercevait. Ellese sentait une intruse dans ce quartier de Londres sifamilier, à quelques rues de son propre appartement.Mary pensa d’abord qu’elle s’était tout simplementdéshabituée de marcher en ville. À sa dernière sortiede prison, une ambulance l’avait amenée directementchez le Dr Murray puis, quand elle avait pu tenir àpeu près sur ses jambes, un taxi l’attendait à la porte,qui l’avait déposée à la pension de Mrs Lyon. Depuisde longues semaines, elle ne voyait de l’extérieur quedes murs de briques plus ou moins distants : hautscomme des cheminées, dans la cour étroite de laprison de Holloway où on lui faisait marcher chaquejour une ronde de six cents pas ; rendus rosés et flouspar le plissé des rideaux de mousseline dans la petitechambre derrière son cabinet que le Dr Murray réser-vait à ses patientes clandestines ; assombris par unlierre grimpant, au fond de la courette chez Mrs Lyon.Elle avait presque oublié les passants et leur tranquille

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59100 Roubaix

No d’édition : L.01EHBN000767.N001Dépôt légal : mars 2016