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Robert Louis Stevenson

CATRIONA

ou Les Aventures deDavid Balfour

(volume 2)

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Traduction Théo Varlet

1892

bibliothèque numérique romandeebooks-bnr.com

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CATRIONA

MÉMOIRESSUR LES NOUVELLES

AVENTURES DEDAVID BALFOUR

DANS SON PAYS ETÀ L’ÉTRANGER

Dans lesquelles sont relatés ses mésaven-tures concernant le meurtre d’Appin, ses en- nuis avec le Procureur Général Grant ; sa cap- tivité sur le Bass Rock, son voyage en Hollande et en France, et ses singulières relations avec James More Drummond ou MacGregor, un fils

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ROBERT LOUIS STEVENSON

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du célèbre Rob Roy, et sa fille Catriona. Écrites par lui et maintenant publiées par

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DÉDICACE

À CHARLES BAXTER, AVOUÉ

Mon Cher Charles,

C’est le destin des suites d’histoires de dé-cevoir ceux qui les ont attendues ; et mon Da-vid, que nous avons laissé à se morfondre pen-dant plus d’un lustre dans le bureau de la Bri-tish Linen Company, doit s’attendre à ce quesa réapparition tardive soit accueillie par descoups de sirène sinon par des projectiles. Ce-pendant, quand je me rappelle l’époque de nosexplorations, je ne suis pas sans un certain es-poir. Il devrait être resté dans notre ville na-tale quelque descendance de l’élu ; une cer-taine jeunesse aux longues jambes et à la têtechaude doit répéter aujourd’hui nos rêves et

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nos vagabondages qui datent d’un si grandnombre d’années ; il goûtera le plaisir, qui au-rait dû être le nôtre, de refaire, parmi des ruesdont on donne le nom et les maisons portantun numéro, les promenades de David Balfour,d’identifier Dean, et Silvermills, et Broughton,et Hope Park, et Pilrig, et le pauvre vieux Lo-chend – s’il est toujours debout, et les Genêtsde Figgate – s’il en reste ; ou de pousser (à l’oc-casion d’un long congé) jusqu’à Gillane ou leBass. Ainsi, peut-être, son œil sera-t-il ouvertpour apercevoir la série des générations, et ilestimera avec surprise ce que son don de la viepeut avoir à la fois de capital et de futile.

Vous êtes toujours – comme la premièrefois que je vous ai vu, comme la dernière foisque je me suis adressé à vous – dans cettevénérable cité que je dois toujours considérercomme mon domicile. Et je suis venu si loin ;et les spectacles et les pensées de ma jeunesseme poursuivent ; et je vois comme dans une vi-sion la jeunesse de mon père, et de son père,

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et tout le flot de vies qui s’écoule là-bas, loinvers le nord, dans un bruit de rires et de san-glots, pour me lancer à la fin, comme par unecrue subite, sur ces îles lointaines. Et j’admirele romanesque de la destinée, devant lequel jem’incline.

Vailima Upolu, Samoa, 1892.

R.L.S.

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PREMIÈRE PARTIELE PROCUREUR GÉNÉRAL

I

Un « mendiant à cheval »

Le 25 août 1752, vers deux heures del’après-midi, on put me voir, moi David Bal-four, sortir de la Société des Lins Britanniques :un employé m’escortait porteur d’un sac d’es-pèces, et les plus huppés négociants de labanque me reconduisirent jusqu’à la porte.Deux jours plus tôt, et la veille au matin en-core, j’étais pareil à un mendiant de granderoute, vêtu de haillons, et réduit à mes derniers

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shillings ; j’avais pour compagnon un condam-né de haute trahison, et ma tête même étaitmise à prix, pour un assassinat qui soulevaitl’émotion de tout le pays. Aujourd’hui, entré enpossession de mon héritage, j’étais un laird(1)

foncier ; un garçon de banque m’accompagnaitchargé de mon or, j’étais muni de lettres derecommandation ; bref, j’avais (comme dit leproverbe) tous les atouts dans mon jeu.

Deux choses venaient contrebalancer tantde belles promesses. D’abord la négociation siardue et périlleuse que j’avais encore à traiter ;ensuite, le milieu dans lequel je me trouvais. Lagrande ville noire, avec l’agitation et le bruit detous ces gens innombrables, faisait pour moiun monde nouveau, au sortir des landes maré-cageuses, des sables maritimes et des paisiblescampagnes où j’avais vécu jusqu’alors. La fouledes bourgeois, en particulier, me déconcertait.Le fils de Rankeillor était petit et mince : seshabits ne m’allaient pas du tout, et j’étais réel-lement mal qualifié pour me pavaner devant

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un garçon de banque. Évidemment, si je conti-nuais ainsi, je ferais rire de moi, et (ce qui étaitplus grave, dans mon cas) j’éveillerais les com-mentaires. Je résolus donc de me procurer deshabits à ma taille ; et, en attendant, je marchaià côté de mon porteur et lui donnai le bras,comme si nous étions une paire d’amis.

Je m’équipai chez un fripier des Lucken-booths. Je ne pris pas du trop luxueux, carje ne voulais pas avoir l’air d’un « mendiant àcheval », mais bien du simple et du cossu, afind’être respecté de la valetaille. Puis, chez unarmurier, je choisis une épée ordinaire, appro-priée à ma condition. Je me sentis plus rassu-ré avec cette arme, bien qu’elle fût plutôt (pourun aussi piètre escrimeur) un danger de sur-croît. Le garçon, qui n’était pas dénué d’expé-rience, jugea mon équipement bien choisi.

— Rien de voyant, me dit-il ; c’est un cos-tume simple et convenable. Pour la rapière, ilest vrai qu’elle sied à votre rang ; mais si j’étais

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de vous, j’aurais dépensé mon argent à mieuxque ça.

Et il me proposa d’aller au bas Cowgate,pour acheter des caleçons d’hiver chez une deses cousines qui en faisait d’« absolument in-usables ».

Mais j’avais à m’occuper de choses pluspressantes. Je me voyais dans cette vieille citénoire, qui ressemblait à une véritable garenneà lapins, tant par le nombre de ses habitantsque par l’enchevêtrement de ses galeries etde ses impasses. En pareil lieu, un étrangern’avait certes aucune chance de retrouver unami, à plus forte raison si cet ami était éga-lement étranger. À supposer même qu’il dé-couvrît le bon immeuble, les gens habitaient siserrés dans ces hautes maisons, qu’il pouvaitfort bien chercher toute la journée avant detomber sur la bonne porte. Il existait bien unmoyen, qui était de prendre un de ces guidesappelés « caddies », qui jouaient le rôle de pi-lotes, et vous conduisaient où vous aviez be-

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soin, puis, une fois vos courses faites, vous ra-menaient à votre gîte. Mais ces caddies, à forced’être employés à ce genre de service qui lesoblige de connaître chaque maison et chaquepersonne de la ville, avaient fini par former uneconfrérie d’espions ; et j’avais ouï raconter parM. Campbell qu’ils communiquaient entre eux,qu’ils professaient une curiosité inouïe des af-faires de leurs employeurs, et qu’en sommeils étaient les yeux et les bras de la police.Il n’eût guère été sage, dans ma situation, dem’attacher aux trousses un furet de cette es-pèce. J’avais à faire trois visites, d’une urgenceégale : à mon parent M. Balfour de Pilrig, àl’avoué Stewart, qui était l’agent d’affairesd’Appin, et à William Grant Esquire de Pres-tongrange, procureur général d’Écosse. La vi-site à M. Balfour n’était guère compromet-tante ; et d’ailleurs, Pilrig étant aux environs, jeme faisais fort de trouver le chemin tout seul,à l’aide de mes deux jambes et de la langueécossaise. Mais il en allait différemment pourles deux autres. La visite chez l’agent d’affaires

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d’Appin, alors qu’il n’était bruit que de l’as-sassinat d’Appin, était non seulement dange-reuse en soi, mais elle s’accordait aussi malque possible avec l’autre. Je pouvais, de toutefaçon, m’attendre à passer un mauvais quartd’heure chez le procureur général Grant ; maisaller le trouver tout droit au sortir de chezl’agent d’Appin ne contribuerait certainementpas à arranger mes affaires, et pourrait fortbien causer la perte de l’ami Alan. Un tel procé-dé, d’ailleurs, m’eût donné l’air de courir avecle lièvre et de chasser avec les chiens, ce quin’était pas de mon goût. Je résolus donc d’enfinir tout de suite avec M. Stewart et le côtéjacobite de l’affaire, et d’utiliser dans ce butcomme guide le porteur mon compagnon.Mais je venais à peine de lui donner l’adressequ’il survint une ondée – peu sérieuse, maisje pensais à mes habits neufs – et nous cher-châmes un abri sous une voûte, à l’entréed’une petite rue en cul-de-sac.

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Comme tout ici était nouveau pour moi,je m’avançai de quelques pas sous la voûte.L’étroite chaussée pavée dévalait en pente ra-pide. Des maisons d’une hauteur vertigineuses’élevaient des deux côtés, et chaque étagesuccessif faisait saillie sur le précédent, ellesne laissaient entre elles, par le haut, qu’unétroit ruban de ciel. À en juger par ce que jepouvais voir à travers les fenêtres, et par l’as-pect honorable des allants et venants, ces mai-sons devaient être habitées par des gens trèsbien. Le spectacle m’intéressait comme un ro-man.

Je regardais toujours, lorsqu’un bruit sou-dain de pas secs et cadencés, joint à un cli-quetis d’acier, me fit tourner la tête. Je vis undétachement de soldats en armes, et, au mi-lieu d’eux, un homme de haute taille revêtud’un surtout. Il marchait à demi courbé, avecune sorte d’humilité souple et insinuante, touten esquissant des mains le geste d’applaudir,et sa mine était à la fois sournoise et distin-

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guée. Je crus voir ses yeux s’arrêter sur moi,mais il me fut impossible de rencontrer son re-gard. Ce cortège nous dépassa et s’arrêta dansle cul-de-sac, devant une porte que vint ouvrirun laquais en superbe livrée, et deux des sol-dats emmenèrent le prisonnier à l’intérieur dela maison, tandis que les autres restaient au-dehors, appuyés sur leurs mousquets.

Il ne peut rien se passer dans les rues d’uneville sans qu’il survienne à l’instant des ba-dauds et des gamins. Ce fut le cas ici ; maisla plupart se dispersèrent tout de suite, et ilne resta que trois personnes. L’une d’elles, unejeune fille, était vêtue comme une dame, etportait à sa coiffure une cocarde aux couleursdes Drummond. Quant à ses compagnons (sessuivants, pour mieux dire) c’étaient de haillon-neux domestiques, comme j’en avais vu à ladouzaine, au cours de mon voyage à traversles Highlands. Tous trois conversaient en gaé-lique. Le son de cette langue était doux à mesoreilles, car il me rappelait Alan ; et, bien que

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la pluie eût cessé, et que mon porteur me pres-sât de partir, je me rapprochai du groupe, afind’écouter. Tancés avec véhémence par ladame, les autres s’excusaient servilement, d’oùje conclus qu’elle appartenait à la maison d’unchef. Cependant, tous trois ne cessaient defouiller dans leurs poches, et, à ce que je pusvoir, ils avaient à eux tous ensemble la valeurd’un demi-farthing(2). Je souris à part moi, devoir que tous les gens du Highland sont bienpareils, en ce qui concerne les belles révé-rences et la bourse plate.

Tout à coup la jeune fille vint à se retourner,et j’aperçus enfin son visage. Avec quelle éton-nante facilité un jeune visage féminin s’imposeà l’esprit d’un homme, et s’y loge à demeure,comme si l’apparition venait à point exaucertous ses vœux ! La jeune fille avait des yeuxd’un éclat splendide, pareils à des étoiles, et jecrois bien que ses yeux jouèrent un rôle, maisce que je me rappelle le plus nettement, cesont ses lèvres, qui étaient entrouvertes lors-

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qu’elle se retourna. Et alors, n’importe le motif,je restai bouche bée comme un sot. Elle, de soncôté, ne s’attendant pas à voir quelqu’un aus-si près d’elle, me dévisagea un peu plus long-temps, et peut-être avec plus de surprise quene l’exigeaient les convenances.

En vrai provincial, je me mis dans la têtequ’elle examinait mes habits neufs ; aussi, jerougis jusqu’aux oreilles, et il est à croire quema rougeur lui inspira d’autres réflexions, carelle entraîna ses domestiques vers le fond del’impasse, où ils reprirent leur discussion horsde portée de mon ouïe.

Maintes fois déjà auparavant, quoique ja-mais avec cette soudaine intensité, j’avais ad-miré des demoiselles ; mais comme je crai-gnais fort les railleries du beau sexe, j’étais, enpareil cas, plutôt enclin à reculer qu’à avan-cer. J’avais cette fois-ci, eût-on pu croire, d’au-tant plus de raison de suivre ma pratique or-dinaire que je venais de rencontrer cette jeunepersonne dans la rue, en train apparemment

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de suivre un prisonnier, et accompagnée dedeux Highlanders de mauvaise mine et très dé-guenillés. Mais une considération me retint :sans nul doute la demoiselle croyait que j’avaischerché à surprendre ses secrets, et je ne pou-vais, avec mes habits neufs et mon épée, etporté au pinacle de ma nouvelle fortune, ad-mettre une semblable supposition. Le « men-diant à cheval » ne tolérait pas d’être ravalé sibas, à tout le moins par cette jeune personne.

Je la rejoignis donc, et lui tirai mon cha-peau neuf, de ma leçon la plus civile.

— Madame, lui dis-je, je crois de monsimple devoir de vous avertir que j’ignore legaélique. Il est vrai que je vous écoutais, carj’ai moi-même des amis par-delà la frontièredes Highlands, et le son de leur langue m’estcher ; mais pour ce qui est de vos affaires pri-vées, vous auriez parlé grec que j’en sauraistout juste autant.

Elle me fit une petite révérence lointaine.

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— Il n’y a pas de mal, dit-elle, avec un joliaccent, qui approchait fort de l’anglais, maisqui était plus agréable. Un chien peut bien re-garder un évêque.

— Je n’ai eu aucune intention de vous of-fenser, répliquai-je. Je ne suis pas au courantdes manières citadines ; c’est même au-jourd’hui pour la première fois que j’ai franchiles portes d’Édimbourg. Prenez-moi pour ceque je suis, à savoir : un garçon de la cam-pagne ; je préfère vous le dire que vous le lais-ser découvrir.

— Au fait, les étrangers n’ont guère cou-tume de s’aborder ainsi en pleine rue, répliqua-t-elle. Mais si vous êtes de la campagne, c’estdifférent. Je suis tout comme vous de la cam-pagne ; je suis du Highland, comme vous levoyez, et je m’en sens d’autant plus loin dechez moi.

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— Et moi, il n’y a pas huit jours que j’ai pas-sé la frontière, dis-je. Il y a moins de huit jours,j’étais dans les montagnes de Balwhidder.

— Balwhidder ? s’écria-t-elle. Vous venezde Balwhidder ! Ce nom réjouit tout mon être.Pour si peu de temps que vous y soyez resté,vous devez connaître de mes parents ou amis ?

— J’ai logé chez un excellent honnêtehomme appelé Duncan Dhu MacLaren.

— Duncan ! je le connais très bien, et vousle qualifiez comme il faut ! et tout honnête qu’ilsoit, sa femme ne l’est pas moins.

— Vous dites vrai, ce sont d’excellentesgens, et qui habitent un bien joli endroit.

— Où a-t-il son pareil dans tout le vastemonde ? J’aime cette terre, son odeur, et jus-qu’aux racines qui s’y enfoncent.

J’étais absolument captivé par la fougue dela jeune fille.

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— Je regrette de ne vous avoir pas apportéun rameau de ces bruyères, lui dis-je. Assuré-ment j’ai eu tort de vous parler à première vue,mais puisque nous avons des connaissancescommunes, je vous prie en grâce de ne pasm’oublier. David Balfour est le nom qu’on medonne. Et je suis dans un jour de bonheur, carje viens tout juste d’entrer en possession demon patrimoine, et j’ai tout récemment échap-pé à un mortel danger. En mémoire de Balw-hidder, je souhaite que vous vous rappeliezmon nom, comme je me rappellerai le vôtre, enmémoire de ce jour de bonheur.

— On ne prononce pas mon nom, répliqua-t-elle, d’un air très altier. Il y a plus de centans qu’il n’a circulé sur les lèvres des hommes,sauf à la dérobée. Je suis sans nom, comme les« Dames de la Paix »(3). Le seul que j’emploieest : Catriona Drummond.

Je savais maintenant à quoi m’en tenir.Dans toute l’Écosse il n’y avait de proscritqu’un seul nom, celui des MacGregor. Pour-

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tant, loin de fuir cette peu désirable relation, jem’y enfonçai davantage.

— Je me suis trouvé avec quelqu’un quiétait dans votre cas, repris-je. C’est sans douteun de vos amis. On l’appelait Robin Oig.

— Vraiment ! Vous avez vu Rob ?

— J’ai passé une soirée avec lui.

— C’est en effet un oiseau nocturne, fit-elle.

— Nous avions avec nous une cornemuse,repris-je ; aussi vous devinez comme le tempsa passé.

— Vous ne pouvez être un ennemi, en toutcas, dit-elle. Son frère était là il n’y a qu’un mo-ment, avec les habits-rouges(4) autour de lui.C’est lui que je nomme mon père.

— En vérité ! m’écriai-je. Vous seriez la fillede James More ?

— Je suis sa fille unique ; la fille d’un pri-sonnier. Se peut-il que je l’oublie ainsi, mêmepour une heure, à causer avec des étrangers !

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Ici, l’un des domestiques, s’adressant à elleen mauvais anglais, lui demanda ce qu’il devaitfaire « pour le tabac ». D’un seul coup d’œilj’inventoriai ce petit homme bancal à cheveuxroux et grosse tête, que je devais à mon damretrouver par la suite.

— Il n’en peut être question aujourd’hui,Neil, lui répondit-elle. Comment voulez-vousavoir du tabac sans argent ? Cela vous appren-dra, pour une autre fois, à être plus soigneux,mais je pense que James More ne sera pas trèssatisfait de son Neil fils de Tom.

— Miss Drummond, dis-je, je vous ai apprisque j’étais dans un jour de bonheur. Me voiciescorté d’un garçon de banque. Et souvenez-vous que j’ai reçu l’hospitalité dans votre paysde Balwhidder.

— Ce n’est personne des miens qui vous l’aofferte.

— C’est vrai, mais je suis redevable à votreoncle au moins de quelques airs de cornemuse.

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En outre, je vous ai offert mon amitié, et vousavez été assez distraite pour ne la point refuseren temps opportun.

— S’il s’agissait d’une grosse somme, vousauriez pu en tirer quelque mérite, répliqua-t-elle ; mais je vais vous dire ce dont il s’agit.James More est retenu en prison ; et depuisquelque temps, on l’amène ici chaque jour chezle procureur général.

— Chez le procureur général ! m’écriai-je.Est-ce là…

— C’est la maison de lord Grant de Pres-tongrange, procureur général. C’est ici qu’onamène mon père continuellement. Dans quelbut, je n’en ai pas la moindre idée ; mais il pa-raît y avoir pour lui une lueur d’espoir. Toute-fois, on ne me permet pas d’aller le visiter nimême de lui écrire, et nous attendons sur le pa-vé du roi pour le saisir au vol, et quand il passe,nous lui donnons ou bien son tabac à priser,ou bien autre chose. Et voilà que cet oiseau de

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malheur, Neil, fils de Duncan, a perdu ma piècede quatre pence, qui devait payer le tabac, etJames More devra s’en passer, et il croira quesa fille l’a oublié.

Je pris dans ma poche une pièce de sixpence et la remis à Neil en lui disant d’allerfaire son emplette. Puis, me tournant vers MissDrummond, j’ajoutai :

— Ces six pence me viennent de Balwhid-der.

— Ah ! fit-elle, je vois que les Gregara onten vous un ami !

— Je ne veux pas, répliquai-je, vous induireen erreur. Je ne me soucie pas plus des Grega-ra que de James More et de ses faits et gestes,mais depuis le peu de temps que je viens depasser dans cette rue, il me semble que je nesuis plus tout à fait un étranger pour vous.Dites plutôt : « Un ami de Miss Catriona », etvous ne risquerez pas de vous tromper.

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— L’un ne peut aller sans l’autre, déclara-t-elle.

— Je veux quand même essayer, fis-je.

— Et qu’allez-vous penser de moi, sinonque je tends la main au premier venu ?

— Je ne penserai rien, sinon que vous êtesune fille dévouée.

— Je veux au moins pouvoir vous rembour-ser. Où est-ce que vous demeurez ?

— À vrai dire, je ne demeure encore nullepart, puisqu’il n’y a pas tout à fait trois heuresque je suis dans cette ville ; mais si vous voulezbien me donner votre adresse, je me permet-trai de venir moi-même chercher mes sixpence.

— Puis-je me fier à vous là-dessus ? deman-da-t-elle.

— N’ayez aucune crainte, répondis-je.

— C’est que James More ne tolérait pas lecontraire. Je demeure passé le village de Dean,

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sur la rive nord de l’eau, chez Mme Drummond-Ogilvy d’Allardyce, mon amie intime, qui se fe-ra un plaisir de vous remercier.

— Vous m’y verrez donc aussitôt que mesaffaires me le permettront, répliquai-je.

Puis, le souvenir d’Alan me revenant à l’es-prit, je me hâtai de prendre congé d’elle.

Cependant, je ne laissai pas de m’avouerque notre brève entrevue nous avait mis bienvite à l’aise, et qu’une jeune dame vraimentcomme il faut se serait montrée plus réservée.Ce fut, je crois, l’employé de banque qui me dé-tourna de ces idées peu flatteuses.

— Je vous avais pris pour un garçon d’unecertaine jugeote, commença-t-il, en faisant lamoue. Mais il n’y a guère d’apparence que vousalliez loin, de ce pas. Un fou et son argent sesont bientôt séparés. Hé mais ! c’est que vousêtes un vert galant ! et plein de vice, encore !De jacasser avec des poupées d’un sou.

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— Si vous osez parler de cette jeunedame…

— Une dame ! s’écria-t-il. Dieu nous bé-nisse, quelle dame ! Catau une dame ? La villeen est pleine, de dames de son espèce ! On voitbien, l’ami, que vous ne connaissez pas encoreÉdimbourg.

La moutarde me monta au nez.

— En voilà assez, fis-je, conduisez-moi oùje vous ai dit, et fermez votre bouche médi-sante.

Il ne m’obéit qu’à moitié, car sans pluss’adresser à moi directement, il chantonnapour moi tout le long de la route, en guise d’al-lusion non moins cynique, et d’une voix outra-geusement fausse :

Comme Mary Lee descendait la rue, sa mante s’en-vola,Elle jeta sur ses dessous un regard en coulisse,

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Et nous sommes tous venus de l’Est et de l’Ouest,tous venus à la fois,

Nous sommes tous venus de l’Est et de l’Ouest cour-tiser Mary Lee.

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II

L’avocat highlander

M. l’avocat Charles Stewart logeait au boutdu plus interminable escalier que possédât ja-mais une maison : au quinzième étage pour lemoins ; et lorsque j’arrivai à sa porte, qu’unclerc vint ouvrir en me disant que son maîtreétait là, il me restait à peine assez de soufflepour envoyer promener mon porteur.

— Vous, filez, à l’Est et à l’Ouest, lui dis-je.

Et lui prenant des mains le sac d’espèces,j’entrai derrière le clerc.

La première pièce était le bureau de ce der-nier, et il avait sa chaise devant un pupitrejonché de paperasses juridiques. Dans l’autrechambre, qui faisait suite à celle-là, un petit

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homme alerte était penché sur un dossier. Àpeine leva-t-il les yeux à mon entrée ; même ilgarda son doigt sur la page, comme tout dis-posé à me renvoyer et à reprendre son étude.Je fus médiocrement satisfait de cet accueil, etmoins encore de voir que le clerc était posté àsouhait pour entendre ce que nous dirions.

Je demandai au petit homme s’il était bienM. Charles Stewart, l’avocat.

— En personne, répondit-il ; et si je puisme permettre également cette question, vous-même qui êtes-vous ?

— Mon nom ne vous est pas plus familierque mes traits, répliquai-je ; mais je vous ap-porte le gage d’un ami que vous connaissezbien. Que vous connaissez bien, répétai-je enbaissant la voix, mais dont peut-être vous êtesmoins désireux d’entendre parler pour l’ins-tant. Et les petites affaires que j’ai à vous ex-poser sont plutôt de nature confidentielle. Bref,

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je crois préférable que nous soyons tout à faitentre nous.

Il se leva sans mot dire, en reposant son pa-pier d’un air contrarié, envoya son clerc faireune commission au-dehors, et referma sur luila porte de l’appartement.

— Voilà, monsieur, dit-il en se rasseyant,vous pouvez parler à votre aise et sans aucunecontrainte ; toutefois, avant que vous ne com-menciez, je tiens de mon côté à vous prévenirque je me méfie ! Je le sais d’avance : vous êtesvous-même un Stewart, ou l’envoyé d’un Ste-wart. Le nom est beau, certes, et le fils de monpère serait mal venu de le déprécier. Mais jecommence à en avoir les oreilles rebattues.

— Je m’appelle Balfour, lui répliquai-je, Da-vid Balfour de Shaws. Quant à celui qui m’en-voie, son gage parlera pour lui.

Et je tirai de ma poche le bouton d’argent.

— Cachez cela, monsieur ! s’écria l’avocat.Inutile de le nommer, ce diable de garnement,

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je reconnais son bouton ! Et que le diable l’em-porte ! Où est-il à présent ?

Je lui avouai mon ignorance. Tout ce que jesavais, c’était qu’Alan avait sur la rive nord unecachette sûre (à son avis du moins) où il reste-rait jusqu’à ce qu’on lui eût trouvé un bateau ;et qu’il m’avait fixé un rendez-vous pour l’eninformer.

— J’ai toujours été d’avis que je serais pen-du à cause de ma parenté, s’écria l’avocat ; et jecrois parbleu que le moment est venu ! Il veutqu’on lui trouve un bateau ! Et avec l’argent dequi ? Cet homme est fou !

— Monsieur Stewart, dis-je, c’est là quej’interviens dans l’affaire. Voici un sac debonnes espèces, et si cela ne suffit pas, il y ena encore là où je les ai prises.

— Je n’ai pas besoin de vous demandervotre opinion politique, lança-t-il.

— En effet, repartis-je avec un sourire : jesuis aussi whig(5) qu’on peut l’être.

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— Un instant, un instant, fit M. Stewart.Qu’est-ce que tout cela veut dire ? Vous êtes unwhig ? Mais alors pourquoi êtes-vous ici avecle bouton d’Alan ? et que signifie cette louchemanigance où je vous trouve engagé, monsieurle Whig ? Voici un rebelle condamné, un as-sassin présumé, dont la tête est mise à prixdeux cents livres, et après m’avoir demandé dem’occuper de lui, vous venez me raconter quevous êtes un whig ! J’ai beau connaître des tasde whigs, je ne me souviens guère en avoir vude pareils !

— Que cet homme soit un rebelle condam-né, je le regrette d’autant plus qu’il est monami. Je ne puis souhaiter qu’une chose, c’estqu’il eût été mieux inspiré. Et un assassin pré-sumé, c’est également trop vrai, pour son mal-heur ; mais on l’accuse à tort.

— C’est vous qui le dites.

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— D’autres que vous me l’entendront direaussi avant qu’il soit longtemps. Alan Breck estinnocent, tout comme James.

— Oh ! fit M. Stewart, les deux affaires n’enfont qu’une. Si Alan est hors de cause, Jamesne saurait être inculpé.

Là-dessus je lui exposai en peu de motscomment j’avais fait la rencontre d’Alan, parquel hasard je me trouvai présent lors de l’as-sassinat d’Appin, avec les diverses péripétiesde notre fuite à travers la bruyère, et commequoi j’avais recouvré mes biens. « Ainsi donc,monsieur, continuai-je, vous voilà au courantdes faits, et vous voyez vous-même par suitede quelles circonstances je suis mêlé aux af-faires de vos parents et de vos amis, affairesque j’aurais souhaitées (pour notre bien à tous)plus simples et moins sanguinaires. Vousvoyez par vous-même également que j’ai làen suspens telles négociations qu’il n’eût guèreété convenable de soumettre à un homme deloi pris au hasard. Il ne me reste plus qu’à vous

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demander si vous voulez bien vous en occu-per ?

— Je n’en ai guère envie ; mais puisquevous êtes venu me trouver avec le boutond’Alan, je n’ai pas le choix. Quelles sont vosinstructions ? ajouta-t-il en prenant sa plume.

— Il faut avant tout faire sortir Alan dupays, répondis-je ; mais je n’ai pas besoin devous le répéter.

— Il y a peu de chances pour que je l’oublie,fit M. Stewart.

— Ensuite, continuai-je, la petite sommeque je dois à Cluny. Je trouverais malaisémentun moyen de la lui faire parvenir, tandis quepour vous, cela n’offre aucune difficulté. Ils’agissait de deux livres, cinq shillings et troispence et demi, monnaie sterling(6).

Il en prit note.

— Puis il y a un M. Henderland, prédicateuret missionnaire autorisé en Ardgour, à qui j’ai-

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merais bien envoyer du tabac à priser ; etcomme j’imagine que vous êtes en relationsavec vos amis d’Appin (qui est tout proche),c’est là une commission qui peut se joindre àl’autre.

— Nous disons du tabac à priser. Com-bien ?

— Mettons deux livres.

— Deux, répéta-t-il.

— Il y a ensuite la fille Alison Hastie, deLimekilns. C’est elle qui nous a aidés, Alan etmoi, à passer le Forth. Il me semble que j’au-rais la conscience plus tranquille si je pouvaislui faire avoir une bonne robe des dimanchesappropriée à son rang, car en vérité nous luidevons la vie tous les deux.

— Je vois avec plaisir que vous êtes géné-reux, monsieur Balfour, dit l’avocat, en prenantses notes.

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— Je rougirais de ne pas l’être pour monpremier jour de richesse, répliquai-je. Et main-tenant, si vous voulez faire le total et y joindrevos honoraires, j’aimerais savoir s’il me resteraquelque argent de poche. Ce n’est pas que j’hé-siterais à donner tout ce que j’ai ici pour mettreAlan en sûreté ; ni que je sois à court parailleurs ; mais ayant retiré une telle somme lepremier jour, cela ferait, je crois, mauvais effetque je retourne chercher de l’argent dès le len-demain. Assurez-vous néanmoins que je vousdonne assez, car je suis fort peu désireux devous rencontrer de nouveau.

— Allons, je suis bien aise de voir que vousêtes prudent, fit M. Stewart. Mais il me sembleque vous risquez, en laissant à ma discrétionune somme aussi importante.

Il prononça ces mots avec un ricanementbonhomme.

— Tant pis, je cours la chance, répliquai-je… Ah ! il me reste un service à vous deman-

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der : c’est de m’indiquer un logis, car je n’ai pasde toit où reposer ma tête. Mais ce logis, il fautque j’aie l’air de l’avoir rencontré par hasard : ilne ferait pas bon que le lord procureur généralvienne à prendre ombrage de nos relations.

— Calmez vos inquiétudes. Je ne pronon-cerai pas votre nom, monsieur ; et je suis per-suadé que le lord procureur général a jusqu’icil’enviable privilège d’ignorer votre existence.

Je m’aperçus que je m’étais mal exprimé. Jerépliquai :

— En ce cas, voilà un beau jour qui s’ap-prête pour lui, car il va l’apprendre, fût-ilsourd, et pas plus tard que demain, lorsquej’irai le voir.

— Lorsque vous irez le voir ! répéta l’avo-cat. Est-ce moi qui suis fou, ou bien vous ?Qu’avez-vous besoin d’aller chez le procureurgénéral ?

— Mais simplement pour me livrer, dis-je.

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— Monsieur Balfour, s’écria-t-il, vous mo-quez-vous de moi ?

— Non, monsieur, fis-je, bien que vousayez, ce me semble, pris avec moi quelque li-berté de ce genre. Mais je tiens à vous faire en-tendre une fois pour toutes que je ne suis pasen dispositions de plaisanter.

— Ni moi non plus, repartit Stewart. Et jetiens à vous faire entendre (comme vous dites)que votre manière d’agir me plaît de moins enmoins. Vous venez ici me trouver pour me faireun tas de propositions, qui vont m’entraînerdans une série de démarches très douteuseset me mettre en contact pour longtemps avecdes personnes très suspectes. Et vous me ra-contez après cela que vous allez, en sortant dechez moi, faire votre paix avec le procureur gé-néral ! Non, il n’y a pas de bouton d’Alan quitienne, toute la garde-robe d’Alan ne me feraitpas faire un pas de plus.

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— À votre place, je prendrais la chose unpeu plus calmement, dis-je, et peut-être arrive-rions-nous à éviter ce qui vous dérange. Pourma part, le seul moyen que je vois, c’est de melivrer ; mais il est possible que vous en voyiezun autre, et je ne puis vous dissimuler que j’enserais fort aise. Car je crois que mes relationsavec sa seigneurie auraient peu de chancesde m’être salutaires. Un seul point m’apparaîtclairement, c’est que je dois donner mon té-moignage ; car j’espère sauver ainsi l’honneurd’Alan (ou ce qu’il en reste) ; et, chose plusgrave, la tête de James.

Il resta muet quelques secondes, puis pro-nonça :

— Mon ami, jamais on ne vous laisseradonner pareil témoignage.

— C’est ce que nous verrons, répliquai-je ;je suis têtu, quand je m’y mets.

— Mais, grande bourrique ! s’écria Stewart,c’est à James qu’ils en veulent : James doit être

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pendu – Alan de même, s’ils peuvent l’attraper– mais James en tout cas ! Allez donc raconterau procureur général ce que vous venez de medire, et vous verrez s’il ne trouve pas un moyende vous museler.

— J’ai meilleure opinion que cela du procu-reur général, fis-je.

— Au diable le procureur général ! s’écria-t-il. Comprenez donc qu’il s’agit des Campbell !Mon ami, vous allez avoir sur le dos tout leclan et sa séquelle ; et le procureur généralaussi, le pauvre ! Il est stupéfait que vous nevoyiez pas où vous en êtes ! S’il n’y a pasmoyen de vous faire taire par la douceur, c’estla force qu’ils emploieront. Ils peuvent vousmener à l’échafaud, ne voyez-vous pas ça ?s’écria-t-il, en me martelant la cuisse avec sonindex.

— Si fait, répliquai-je, la même chose m’aété dite pas plus tard que ce matin par un autreavocat.

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— Et qui était-ce ? demanda Stewart. Il a dumoins parlé sensément.

Je le priai de me dispenser de le nommer,car il s’agissait d’un respectable vieux whigbon teint, qui avait fort peu envie de se voirmêlé en de pareilles affaires.

— Je crois que tout le monde y sera mêlé,pour finir ! s’écria Stewart. Mais que vous di-sait-il ?

Je lui racontai ce qui s’était passé entreRankeillor et moi devant le château de Shaws.

— Eh bien donc, vous serez pendu ! dit-il.Vous serez pendu avec James Stewart. Voilàvotre avenir révélé.

— J’ai quand même meilleur espoir, repar-tis-je ; mais je ne saurais nier que je cours desrisques.

— Des risques ! fit-il ; et après une nouvellepause, il reprit : Je devrais vous remercier devotre fidélité envers mes amis ; vous montrez

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pour eux les meilleures dispositions, si toute-fois vous avez le courage d’y persévérer. Maisje vous avertis que vous jouez gros jeu. ToutStewart que je suis, je ne voudrais pas être àvotre place pour tous les Stewart qui furent ja-mais depuis Noé. Des risques ? C’est vrai, jevais un peu loin ; mais passer en cour d’as-sise devant un jury de Campbell présidé parun Campbell, et cela dans un pays Campbell etau sujet d’une dispute entre Campbell… Pen-sez de moi ce que vous voudrez, Balfour, maisc’est plus fort que moi.

— Cela provient sans doute de ce que nousn’avons pas la même manière de penser, répli-quai-je ; c’est mon père qui, par son exemple,m’a enseigné la mienne.

— Honneur à sa mémoire ! il a laissé un filsdigne de son nom. Mais je ne voudrais pas quevous me jugiez trop sévèrement. Ma situationest plus que difficile. Tenez, monsieur, vous medites que vous êtes whig : eh bien, moi, je medemande ce que je suis. Pas whig, à coup sûr ;

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non, cela je ne le pourrai pas. Mais – je vous leglisse dans l’oreille, mon ami – je ne suis peut-être pas fort attaché à l’autre parti.

— Est-ce vrai ? m’écriai-je. Je n’en atten-dais pas moins d’un homme intelligent commevous.

— Chut ! pas de flatteries ! On est intelli-gent des deux côtés. Mais pour ce qui meconcerne en particulier, je ne veux aucun malau roi George ; et quant au roi James, Dieule bénisse ! il ne me dérange pas du tout, del’autre côté de l’eau. Je suis avocat, voyez-vous : j’aime mes bouquins et mon râtelier ;j’aime un bon procès, une cause bien condi-tionnée, une prise de bec au Palais avecd’autres hommes de loi, sans compter une par-tie de golf le samedi soir. Vous arrivez bien,avec vos plaids et vos claymores, du Highland !

— Le fait est, avouai-je, que vous tenez fortpeu du « farouche Highlander ».

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— Peu ! reprit-il. Dites plutôt pas du tout,mon ami ! Et pourtant, je suis né dans lesHautes-Terres, et quand le clan joue du pipeau,qui est-ce qui doit danser, sinon moi ? Le clanet le nom, cela passe avant tout. C’est exac-tement comme vous le disiez : mon père mel’a enseigné, et cela me fait un joli métier ! Cen’est que trahison, traîtres qu’il faut passer encontrebande dans un sens ou dans l’autre ; etle recrutement pour la France, et les recruesexpédiées aussi en contrebande ; et leurs pro-cès… quel fléau, ces procès ! Je viens justed’en introduire un pour le jeune Ardshiel, moncousin : il réclame un bien en vertu de soncontrat de mariage – un bien confisqué ! J’ai eubeau leur représenter que c’était fou : ils s’enmoquaient pas mal ! Et il m’a fallu harceler unautre avocat aussi peu enthousiaste que moi dela chose, car c’était pour tous deux notre perteassurée – une tare noire, l’équivalent du motsuspect marqué au fer rouge sur notre épaule,tel le nom des paysans sur leurs vaches. Etqu’y puis-je ? Je suis un Stewart, pas vrai ? et je

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dois défendre mon clan et ma famille. Et tenez,encore pas plus tard qu’hier, un des nôtres, unjeune Stewart, vient d’être emmené au Châ-teau. Pourquoi. Oh ! je le sais : il a enfreint laloi de 1736, il a fait du racolage pour le roiLouis(7). Et vous allez voir qu’il me réclame-ra pour son défenseur, ce qui fera une nouvelletare à ma réputation ! Je vous le dis franche-ment : si je connaissais le moindre mot d’hé-breu, j’enverrais tout au diable et je me feraispasteur.

— Votre situation est en effet pénible,concédai-je.

— Rudement pénible ! s’écria-t-il. Et c’estpourquoi je vous admire tant – vous qui n’êtespas un Stewart – d’aventurer votre tête aussiloin dans une affaire de Stewart. Et pourquoicela, je me le demande, à moins que vous ne lefassiez par respect du devoir.

— J’espère bien qu’il en est ainsi, dis-je.

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— Eh bien, reprit-il, c’est une noble qualité.Mais voici mon clerc qui rentre, et, avec votrepermission, nous allons tous les trois mangerun morceau. Je vous donnerai ensuite l’adressed’un très brave homme, qui sera enchanté devous avoir comme pensionnaire. Et je vousremplirai vos poches, en outre, avec l’argentde votre sac. Car cette affaire n’est pas à beau-coup près aussi coûteuse que vous l’imaginez –pas même en ce qui concerne le bateau.

Je lui fis signe que son clerc pouvait en-tendre.

— Bah ! ne vous inquiétez pas de Robbie.C’est un Stewart aussi, le pauvre ! et il a faitsortir en contrebande plus de recrues fran-çaises et de papistes militants qu’il n’a de poilssur la figure. C’est précisément Robin qui dirigecette branche de mon commerce. Qui avons-nous pour le moment, Rob, prêt à passer l’eau ?

— Il y aurait Andie Scougal, avec le Thirstle,répondit Rob. J’ai vu Hoseason, l’autre jour,

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mais il paraît qu’il est sans bateau. Puis il ya Tam Stebo ; mais je ne suis pas trop sûr delui. Je l’ai vu en conciliabule avec d’assez sin-guliers personnages ; et s’il s’agissait de quel-qu’un d’important, je laisserais Tam de côté.

— Sa tête vaut deux cents livres, Robin, ditStewart.

— Parbleu, ne serait-ce pas Alan Breck ?s’écria le clerc.

— Tout juste, fit son maître.

— Vent de bise ! c’est du sérieux. Je vais tâ-ter Andie, alors : Andie vaudra mieux.

— Il semble que ce soit une affaire deconséquence, interrompis-je.

— À n’en plus finir, monsieur Balfour, ditStewart.

— Votre clerc vient de citer un nom, repris-je : Hoseason. Ce doit être mon homme, jepense : Hoseason, du brick Convenant. Auriez-vous confiance en lui ?

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— Il ne s’est pas très bien conduit avec Alanet vous, dit M. Stewart, mais mon opinion gé-nérale sur cet homme est assez différente. S’ilavait fait marché avec Alan pour le prendre àson bord, je suis persuadé qu’il aurait tenu sesengagements. Qu’en dites-vous, Rob ?

— Nul capitaine au monde n’est plus hon-nête qu’Éli, répondit le clerc. Je me fierais à laparole d’Éli… vrai, même s’il s’agissait du Che-valier, ou d’Appin lui-même.

— C’est du reste lui qui a amené le Doc-teur(8), n’est-ce pas ?

— C’est lui-même.

— Et c’est lui aussi, je crois, qui l’a remme-né ?

— Certes, et il l’a remmené la boursepleine ! s’écria Robin. Et Éli le savait.

— Allons, je vois qu’il est difficile de bienconnaître les gens, dis-je.

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— C’est précisément là ce que j’ai oubliéquand vous êtes entré ici, monsieur Balfour, ditl’avocat.

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III

Je me rends à Pilrig

Le lendemain matin, je ne me fus pas plustôt réveillé dans mon nouveau gîte que je melevai pour mettre mes nouveaux habits ; etmon déjeuner à peine avalé, je sortis afin depoursuivre mon entreprise. Alan, j’en avais leferme espoir, était pourvu ; quant à James, l’af-faire était plus délicate, et tous ceux à quij’avais confié mon projet s’accordaient à direque mon intervention risquait fort de me coû-ter cher. Je n’étais arrivé au faîte de la mon-tagne que pour m’en précipiter ; je n’étais par-venu, après tant de si rudes épreuves, à êtreriche, considéré, à porter des habits citadins etune épée au côté, qu’à cette seule et unique finde commettre un véritable suicide, et même ce

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suicide de la pire espèce, qui consiste à se fairependre aux frais du roi.

Quelles raisons m’y poussaient ? Tout endescendant High Street, puis en obliquant versle nord par Leith Wind, je me le demandais.Tout d’abord je me répondis que c’était poursauver James Stewart ; et sans nul doute lesouvenir de sa détresse, et les pleurs de safemme, et les quelques paroles que j’avais lais-sé échapper à cette occasion agissaient puis-samment sur moi. Or, un instant de réflexionme fit voir que c’était (ou devait être) chosetout à fait indifférente, au fils de mon père,que James mourût dans son lit ou sur le gibet.James était à vrai dire le cousin d’Alan, maisen ce qui concernait Alan, le mieux eût été deme tenir tranquille, et de laisser le roi, et sagrâce d’Argyll, et les corbeaux, en prendre àleur aise avec les os de son parent. Et je nepouvais non plus oublier qu’à l’heure où nousétions tous trois enveloppés dans le même pé-

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ril, James n’avait pas montré tant d’inquiètesollicitude ni pour Alan ni pour moi.

Il me vint ensuite à l’idée que j’agissais dansl’intérêt de la justice ; et le mot me parut beau,et je me persuadai (puisque nous faisions de lapolitique, chacun à notre détriment) que la jus-tice importait avant tout, et que la mort d’uninnocent portait une atteinte à la société toutentière. Puis ce fut derechef le Malin qui medonna un échantillon de sa logique ; il me raillade prétendre m’intéresser à ces questions su-blimes, et me déclara que je n’étais rien de plusqu’un enfant vain et bavard, qui avait débitéde grands mots à Rankeillor et à Stewart, etque je me considérais par orgueil comme en-gagé à soutenir cette fanfaronnade. Voire, etil retourna l’arme dans la plaie ; car il m’accu-sa d’une sorte d’artificieuse lâcheté, pour vou-loir au coût d’un risque léger me procurer unesécurité plus grande. D’une part, en effet, tantque je ne me serais pas dénoncé et disculpé, jepouvais chaque jour rencontrer Mungo Camp-

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bell ou l’agent du shérif et être reconnu et im-pliqué dans l’assassinat d’Appin ; et, d’autrepart, à supposer que je me tirasse convena-blement de mes aveux, je respirais désormaisavec plus de liberté. J’eus beau examiner bienen face ce raisonnement, je n’y découvris riendont j’eusse à rougir. Quant à l’autre : « Voiciles deux chemins, pensai-je, et l’un commel’autre aboutit au même point. Il est injusteque James soit pendu si je puis le sauver ; etje m’estimerais grotesque d’avoir tant bavar-dé pour finalement ne rien faire. Il est heureuxpour James des Glens que je me sois vanté pré-maturément, car me voici engagé à bien faire.Outre le nom d’un gentilhomme, j’en ai aussila fortune ; il serait triste de découvrir que jen’en ai pas l’étoffe. » Mais je songeai alors quec’était là une inspiration profane, et je murmu-rai une prière, afin d’obtenir tout le courage quime serait nécessaire, avec la grâce d’aller droità mon devoir comme un soldat marche à la ba-taille, et aussi celle d’en revenir sain et saufcomme tant d’autres.

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Cette façon de raisonner aboutit à m’affer-mir dans ma décision ; toutefois elle était loinde me rendre insensible aux dangers qui m’en-vironnaient, ni au sort trop probable qui m’at-tendait, si je persévérais dans cette voie, derencontrer au bout l’échelle du gibet. La ma-tinée était pure et belle, mais le vent orientéà l’est faisait courir dans mes veines un légerfrisson, en me rappelant l’automne, les feuillesmortes, les défunts couchés dans leurs tombes.Le diable s’en mêlait vraiment, puisque je de-vais mourir en pleine prospérité, et pour lecompte d’autrui ! Sur le sommet de Calton Hill,bien que ce ne fût pas la saison habituelle decet amusement, quelques gamins couraient àgrands cris avec leurs cerfs-volants. Ces jouetsse détachaient très net sur le ciel ; j’en vis ungrand s’élever à une hauteur considérable, etpuis s’abattre à pic parmi les ajoncs ; et à cettevue je me dis : « Voilà l’image de Davie. »

Après avoir franchi Mouters-Hill, mon che-min coupait l’extrémité d’un village situé à

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flanc de coteau parmi des cultures. De chaquemaison s’élevait le ronflement des métiers ; lesabeilles vrombissaient dans les jardins ; sur lepas de leurs portes, les voisines s’entretenaientdans une langue étrangère ; et j’appris par lasuite que c’était là un village français, Picardy,dont les tisserands travaillaient pour la Sociétédes Lins. Je m’y fis indiquer à nouveau la di-rection de Pilrig, qui était mon but ; et un peuplus loin je vis au bord de la route une potenceoù se balançaient deux pendus enchaînés. Ilsétaient enduits de goudron, suivant l’usage ; levent les faisait tournoyer, leurs chaînes clique-taient, et les oiseaux voltigeaient à grands crisà l’entour de ces macabres pantins. Ce spec-tacle imprévu matérialisait si bien mes craintesque je n’en finissais pas de le contempler et dem’abreuver d’horreur. Et comme j’errais çà etlà aux abords de la potence, voilà-t-il pas queje tombai sur une hideuse vieille, assise der-rière un des montants, et qui branlait la tête ense parlant tout haut, avec des signes de l’indexet des salutations.

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— Dites, la mère, qui sont ces deux-là ? luidemandai-je, en désignant les cadavres.

— Bénédiction sur ta jolie tête ! s’écria-t-elle. Deux amoureux à moi ; rien que deux demes anciens amoureux, mon petit chéri.

— Pourquoi ont-ils été suppliciés ? deman-dai-je.

— Oh, rien que pour la bonne cause, dit-elle. Je leur avais pourtant prédit la manièredont ça finirait. Deux shillings d’Écosse : pasune miette de plus ; et voilà deux jolis garçonspendus pour ça ! Ils les avaient pris à un gossede Brouchton.

— Ouais ! dis-je, parlant à moi-même etnon à la vieille folle ; et ils ont fini de la sortepour une si piètre affaire ? C’est vraimentn’avoir pas de chance.

— Donne-moi ta menotte, chéri, dit-elle,que je te dise la bonne aventure.

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— Non, la mère, répliquai-je ; je vois bienassez loin sur mon chemin. Cela ne vaut riende voir trop loin devant soi.

— Je la lirai donc sur ta figure, dit-elle. Jevois une jolie fille aux yeux brillants, et je voisun tout petit homme en bel habit, et un groshomme à perruque poudrée, et je vois l’ombrede la potence, chéri, qui s’étale tout en traversde ton chemin. Donne-moi ta main, petit, et lavieille Merren te dira tout comme il faut.

Les deux coups de hasard, par lesquels ellesemblait désigner Alan et la fille de JamesMore, me frappèrent fortement ; et je pris lafuite, jetant à la vieille sorcière un sou avec le-quel elle se mit à jouer, toujours assise dansl’ombre mouvante des pendus.

N’eût été cette rencontre, j’aurais cheminéassez agréablement sur la route de Leith. L’an-tique chaussée courait parmi des champs culti-vés avec un soin que je n’avais remarqué autrepart ; je prenais plaisir, d’ailleurs, à me trouver

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au sein de cette paix rustique ; mais les chaînesde la potence me cliquetaient dans la tête ;et les grimaces et les moues de la vieille sor-cière, jointes au souvenir des morts, me tour-mentaient comme un cauchemar. Finir sur legibet, l’extrémité est dure ; et que l’on vienneà y être pendu pour deux shillings d’Écosse,ou (comme disait M. Stewart) pour avoir faitson devoir, une fois que l’on est goudronné, en-chaîné et accroché, la différence est minime. Jeme figurais voir suspendu à leur place DavidBalfour, et d’autres jeunes gens passeraient, al-lant à leurs affaires, sans souci de lui ; et devieilles folles assises au pied de la potence leurdiraient la bonne aventure ; et des jeunes fillesbien élevées passeraient, en détournant la têteet se bouchant le nez. Je les vis distinctement :elles avaient des yeux gris, et les cocardes deleurs coiffures étaient aux couleurs des Drum-mond.

J’étais dans les plus tristes dispositionsd’esprit, quoique toujours bien décidé, quand

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j’arrivai en vue de Pilrig, joli castel à pignon si-tué au bord de la route parmi de jeunes boisde belle venue. À mon arrivée, le cheval dulaird, tout sellé, attendait devant la porte sonmaître, qui lui-même était dans son bureau, oùil était à la fois grand philosophe et très mu-sicien. Il me fit dès l’abord le meilleur accueilet, après avoir lu la lettre de Rankeillor, se mitobligeamment à ma disposition.

— Et de quoi s’agit-il, cousin David ? medemanda-t-il – puisque nous sommes, paraît-il, cousins –, qu’est-ce que je puis faire pourvous ? Un mot pour Prestongrange ? Certes,je vous le donnerai volontiers. Mais que doitcontenir ce mot ?

— Monsieur Balfour, répondis-je, si je vousracontais toute mon histoire comme elle est ar-rivée, je suis d’avis (et Rankeillor l’a été avantmoi) que vous en seriez peu édifié.

— Je regrette de vous entendre parler ainsi,mon cousin.

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— Je ne partage pas ce regret, monsieurBalfour ; je n’ai pas à me reprocher rien quidoive m’en inspirer, pas plus qu’à vous pourmoi, en dehors des faiblesses inhérentes à l’hu-manité. « La faute du premier péché d’Adam, lemanque de droiture originelle, et la corruptionde ma nature », voilà ce dont j’ai à répondre,et on m’a enseigné, je l’espère, d’où me vien-dra le salut. (Je voyais bien que mon interlocu-teur aurait meilleure opinion de moi si je savaismon catéchisme, et c’est pourquoi je parlai dela sorte.) Mais en fait d’honneur mondain, jen’ai pas d’infraction grave à me reprocher ; etmes ennuis me sont survenus tout à fait contrema volonté, et, autant que j’en puis juger, sansqu’il y ait de ma faute. Mon malheur est d’avoirété impliqué dans une intrigue politique, dontil paraît que votre plus cher désir est de ne riensavoir.

— Allons, c’est parfait, monsieur David, ré-pliqua-t-il. Je vois avec plaisir que vous êtesbien tel que Rankeillor vous dépeint. Quant à

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ce que vous dites des intrigues politiques, vousne faites que me rendre justice. Je m’efforced’être au-dessus de tout soupçon, et par consé-quent d’éviter leur domaine. Reste à savoir enquoi je pourrais bien vous aider, si je dois toutignorer de l’affaire.

— Eh bien, monsieur, dis-je, il me sembleque vous pourriez écrire à sa seigneurie queje suis un jeune homme d’assez bonne familleet d’une fortune convenable : l’un et l’autre, jecrois, sont vrais.

— J’ai là-dessus l’affirmation de Rankeillor,dit M. Balfour, et je la tiens pour une garantiesuffisante.

— Vous pouvez encore ajouter (si vous encroyez ma parole sur ce point) que je fréquenteassidûment l’église, que je suis fidèle au roiGeorge, et que j’ai été élevé dans ces principes.

— Rien de tout cela ne saurait vous nuire.

— Ensuite, proposai-je, vous pourriez direque je sollicite un entretien de sa seigneurie sur

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une affaire de haute importance, qui a trait auservice de Sa Majesté et à l’administration dela justice.

— Devant ignorer l’affaire, dit le laird, jene prendrai pas la responsabilité de qualifiersa gravité. Je supprime donc « haute impor-tance ». Pour le reste je veux bien m’exprimerselon votre désir.

— Et puis, monsieur, ajoutai-je, en me pas-sant légèrement le pouce sur le cou, puis je se-rais fort désireux que vous glissiez un mot sus-ceptible de contribuer à ma sauvegarde.

— Votre sauvegarde ? reprit-il, contribuer àvotre sauvegarde ? Voilà une expression quime défrise un peu. Si l’affaire est tellementdangereuse, j’avoue que je n’aime guère de m’yengager à l’aveuglette.

— Il me semble que je puis en deux motsvous faire sentir où est l’enclouure.

— Cela vaudrait mieux, en effet.

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— Eh bien, il s’agit de l’assassinat d’Appin.Il leva les bras au ciel.

— Messieurs ! messieurs ! s’écria-t-il.

L’expression de son visage aussi bien queson ton me firent craindre un instant d’avoirperdu mon protecteur.

— Laissez-moi vous expliquer… commen-çai-je.

— Je vous remercie beaucoup ; je ne veuxplus rien savoir, interrompit-il. Je refuse enbloc de plus rien entendre là-dessus. En faveurde votre nom et de Rankeillor, et peut-être unpeu à cause de vous-même, je ferai mon pos-sible pour vous aider ; mais je ne veux plus rienentendre au sujet des faits. Et mon tout pre-mier devoir est de vous avertir. Ce sont là deseaux profondes, monsieur David, et vous n’êtesqu’un jeune homme. Prenez garde, et réfléchis-sez-y à deux fois.

— Il est probable que j’y ai réfléchi plussouvent que cela, monsieur Balfour, répliquai-

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je, et j’attirerai à nouveau votre attention sur lalettre de Rankeillor, où j’espère et je crois bienqu’il a consigné son approbation de ce que jeveux faire.

— Bon, bon, fit-il ; et il répéta : Bon, bon !Je ferai pour vous tout mon possible. – Il pritune plume et du papier, resta un moment à ré-fléchir, et se mit à écrire avec beaucoup d’at-tention.

— Vous dites que Rankeillor approuve ceque vous avez dans l’idée ? interrogea-t-il sou-dain.

— Après quelques objections, monsieur, ilm’a conseillé d’aller de l’avant, à la grâce deDieu.

— C’est bien le nom à invoquer en l’espèce,dit M. Balfour, se remettant à écrire. Puis il si-gna, relut ce qu’il avait écrit, et m’interpella denouveau : – Voici donc, monsieur David, unelettre d’introduction où j’apposerai mon sceausans la clore, et que je vous remettrai ouverte,

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selon l’usage. Mais comme j’agis à tâtons, jevais vous la lire, afin que vous voyiez si elle ré-pond bien à vos fins.

« Pilrig, ce 26 août 1751.

« Mylord,

« Je vous écris ces lignes afin d’attirer votre at-tention sur mon homonyme et cousin, David Bal-four, Esquire de Shaws, jeune gentilhomme d’irré-prochable naissance et de fortune convenable. Ila reçu en outre le bénéfice plus précieux encored’une éducation religieuse, et ses opinions poli-tiques sont tout à fait selon le cœur de votre sei-gneurie. Bien que M. Balfour ne m’ait pas fait deconfidences, je sais qu’il a des révélations à vousfaire, concernant le service de Sa Majesté et l’ad-ministration de la justice, envers quels objets lezèle de votre seigneurie est notoire. Je dois ajouterque l’intention de ce jeune gentilhomme est connuede plusieurs de ses amis, qui l’approuvent, et quien attendent avec un espoir inquiet l’issue heu-reuse ou l’échec. »

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— Sur quoi, poursuivit M. Balfour, j’ai signéaprès les formules habituelles. Notez que j’aidit : plusieurs de vos amis ; j’espère que vousêtes à même de justifier ce pluriel ?

— Parfaitement, monsieur : mon desseinest connu et approuvé de plus d’un. Et votrelettre, dont je me fais une joie de vous remer-cier, est telle que je pouvais l’espérer.

— C’est tout ce qu’on pouvait tirer de moi,dit-il ; et, considérant ce que je sais de l’affaireoù vous avez l’intention de vous embarquer, ilme reste à prier Dieu que ce soit suffisant.

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IV

Lord Prestongrange,procureur général

Mon cousin me retint à déjeuner, « pour l’honneur de la maison », comme il dit ; et jen’en fis que plus de diligence lors de mon re- tour. Mon seul désir était d’en avoir fini avec la démarche suivante et de me trouver com- promis à fond. Pour quelqu’un placé dans masituation, en effet, ce geste, qui équivalait à refermer la porte sur l’hésitation et la tenta- tion, était en lui-même des plus tentants. Je fus donc très désappointé quand j’appris, en arri- vant à l’hôtel de Prestongrange, que le maîtreétait sorti. Son absence était alors réelle, je le crois, et le resta encore plusieurs heures ; mais je suis persuadé que le procureur général ren-

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tra ensuite chez lui, et retrouva des amis dansun appartement voisin, alors qu’on avait déjàdû oublier mon arrivée. Je serais parti une dou-zaine de fois, n’eût été ce désir intense d’en fi-nir sans retard avec ma déposition et de pou-voir ensuite aller me coucher la consciencetranquille. Tout d’abord je lus, car le petit cabi-net où l’on m’avait introduit renfermait un as-sortiment de livres. Mais j’ai bien peur d’avoirlu sans grand profit ; de plus, comme le tempsétait couvert, le crépuscule tomba de bonneheure, et mon cabinet n’étant éclairé que parune fenêtre des plus exiguës, je me vis finale-ment obligé de renoncer à cette distraction depis-aller, et tout le temps que j’attendis encores’écoula dans le plus lourd désœuvrement. Unbruit de conversation dans la pièce voisine, lesagréables sons d’un clavecin, et à un momentla voix d’une dame qui chantait furent seuls àme tenir compagnie.

J’ignore l’heure qu’il pouvait être, mais ilfaisait nuit depuis longtemps, lorsque la porte

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de mon cabinet s’ouvrit et j’aperçus, se déta-chant sur un fond éclairé, un homme de hautetaille qui s’arrêta sur le seuil. Je me levai aussi-tôt.

— Y a-t-il quelqu’un là-dedans ? interrogea-t-il. Qui est là ?

— Je suis porteur d’une lettre que le lairdde Pilrig envoie au lord procureur général, ré-pondis-je.

— Y a-t-il longtemps que vous attendez ?

— Je préfère ne pas chercher à savoir de-puis combien d’heures.

— C’est la première nouvelle que j’en en-tends, répliqua-t-il, avec un petit rire. Les la-quais vous auront oublié. Mais enfin vous tom-bez bien, car je suis Prestongrange.

En disant ces mots, il passa devant moipour gagner la pièce voisine où il me fit signede le suivre ; et là, ayant allumé une bougie, ilprit place devant un secrétaire. La salle était

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oblongue, de bonnes proportions, entièrementgarnie de livres. Cette minuscule tache de lu-mière perdue dans un angle faisait ressortir labelle prestance et le visage volontaire de monhôte. Il était rouge, l’œil humide et luisant,et je m’aperçus qu’avant de s’asseoir il titubaquelque peu. Il venait sans nul doute de soupercopieusement, mais il restait tout à fait maîtrede sa raison et de sa langue.

— Allons, monsieur, asseyez-vous, me dit-il, et voyons la lettre de Pilrig.

Il la parcourut d’abord négligemment, et le-va les yeux en me saluant lorsqu’il rencontramon nom ; mais je crus voir son attention re-doubler vers les derniers mots qu’il relut pardeux fois. On devine bien que pendant cetemps le cœur me battait, car je venais de fran-chir le Rubicon et d’arriver en plein sur lechamp de bataille.

— Je suis heureux de faire votre connais-sance, monsieur Balfour, dit-il, quand il eut fi-

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ni. Permettez-moi de vous offrir un verre debordeaux.

— Avec votre permission, mylord, je necrois pas que cela me serait bon, répliquai-je.Je suis venu ici, comme cette lettre a dû vousl’apprendre, pour une affaire qui me concerneassez gravement ; et n’étant guère habitué auvin, je craindrais de le mal supporter.

— Libre à vous, dit-il. Mais si vous le per-mettez, je ferai quand même venir une bou-teille pour moi.

Il pressa sur un timbre, et comme par en-chantement un valet de pied parut, apportantvin et verres.

— Bien sûr, vous ne trinquez pas avecmoi ? demanda le procureur général. Allons, jebois à notre plus ample connaissance ! En quoipuis-je vous être utile ?

— Je dois peut-être commencer par vousdéclarer, mylord, que je suis venu ici sur votreinvitation expresse.

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— Vous avez donc un avantage sur moi, carj’avoue que je vous ignorais complètement jus-qu’à ce soir.

— C’est exact, mylord, mon nom vous esten effet nouveau. Et néanmoins vous êtes de-puis quelque temps déjà extrêmement dési-reux de faire ma connaissance, et vous l’avezdéclaré en public.

— Mettez-moi plutôt sur la voie, fit-il. Je nesuis pas Daniel.

— Il suffira sans doute de vous dire, repris-je, que si j’étais d’humeur à plaisanter – ce quiest loin d’être le cas – rien ne m’empêcheraitde réclamer deux cents livres à votre seigneu-rie.

— À quel titre ?

— À titre de récompense offerte pour mapersonne.

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Il repoussa son verre définitivement, et seredressa dans son fauteuil où jusque-là il étaitresté allongé.

— Que voulez-vous dire ? fit-il.

— Un garçon grand et vigoureux d’environdix-huit ans, citai-je. Parle avec l’accent du Low-land. Barbe, néant.

— Je reconnais ces termes, dit-il, lesquels,si vous êtes venu ici dans la malencontreuseintention de vous gausser, pourraient bien de-venir des plus préjudiciables à votre sûreté.

— Mon présent but, repris-je, est des plussérieux, puisqu’il implique une question de vieou de mort, et vous m’avez entendu exacte-ment. Je suis le garçon qui parlait avec Glenurequand celui-ci fut tué.

— Je dois donc croire, en vous voyant ici,que vous vous prétendez innocent ?

— La conclusion est évidente. Je suis untrès loyal sujet du roi George, mais si j’avais

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quoi que ce fût à me reprocher, je n’aurais paseu l’audace de m’aventurer dans votre antre.

— J’en suis bien aise, dit-il. Ce crime in-fâme, monsieur Balfour, est de nature à ne per-mettre aucune indulgence. Ce sang a été ver-sé traîtreusement. Il a été versé en oppositiondirecte à Sa Majesté et à tout l’appareil de noslois, par ceux qui sont leurs adversaires no-toires et publics. J’attache à ceci la plus hauteimportance. Je ne nierai pas que je considèrece crime comme dirigé personnellementcontre Sa Majesté.

— Et malheureusement, mylord, ajoutai-je,d’un ton un peu sec, dirigé personnellementaussi contre un autre grand personnage qu’ilest inutile de nommer.

— Si vos paroles signifient quelque chose ;je dois vous déclarer que je les considèrecomme indignes d’un bon sujet ; si elles étaientprononcées en public, je ne les laisserais paspasser ainsi. Vous ne semblez pas vous rendre

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compte de la gravité de votre situation, sansquoi vous prendriez mieux garde de ne pasl’empirer par des mots qui visent l’intégrité dela justice. La justice, dans ce pays, et entre meshumbles mains, ne fait pas acception de per-sonnes.

— Vous me donnez trop de part dans monpropre langage, mylord. Je n’ai fait que répéterles propos courants du pays, que j’ai entenduspartout sur mon chemin et prononcés par desgens de toutes opinions.

— Lorsque vous aurez acquis plus de dis-cernement vous saurez qu’on ne doit pas écou-ter de tels propos, et moins encore les répéter.Mais je vous absous de la mauvaise intention.Ce noble seigneur, que nous honorons tous,et qui a été touché au plus profond par cettenouvelle barbarie, est trop haut placé pour queces injures l’atteignent. Le duc d’Argyll – vousvoyez que je suis franc avec vous – prend lachose à cœur comme moi, et comme nous ysommes tenus l’un et l’autre par nos fonctions

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judiciaires et le service de Sa Majesté ; et jesouhaiterais que tout le monde, dans cettetriste époque, fût également pur de vindictefamiliale. Mais du fait que c’est un Campbellqui est tombé victime de son devoir – et quelautre qu’un Campbell se serait exposé ainsi ?Je puis le dire, moi qui ne suis pas un Campbell– et puisqu’il se trouve que le chef de cettenoble maison est aujourd’hui (pour notre plusgrand bien) à la tête du ministère de la Justice,les esprits étroits et les langues malveillantesse donnent libre cours dans tous les cabaretsdu pays ; et j’estime qu’un jeune gentilhommecomme M. Balfour est bien mal avisé de sefaire leur écho. – Il avait parlé jusque-là surun ton oratoire, comme s’il eût été au tribunal,mais il reprit alors des façons de gentilhomme.– Tout cela entre parenthèses, ajouta-t-il. Il nevous reste plus qu’à m’apprendre ce que je doisfaire de vous.

— Je croyais que ce serait plutôt moi quil’apprendrais de votre seigneurie, répliquai-je.

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— Exact, reprit le procureur général. Mais,voyez-vous, c’est avec de bonnes recomman-dations que vous vous présentez à moi. Cettelettre (et il la souleva un instant de la table)porte le nom d’un brave et honnête whig ; et– extra-judiciairement, monsieur Balfour – ilreste toujours la possibilité d’un accommode-ment. Je vous le dis, et je vous le dis d’avance,afin que vous soyez mieux sur vos gardes,votre sort dépend de moi uniquement. Dansune affaire de ce genre (soit dit sauf respect)je suis plus puissant que la Majesté royale ;et si vous me contentez – et si bien entenduvous satisfaites ma conscience – dans la suitede notre entretien, je vous affirme que celui-cipeut rester entre nous.

— Que voulez-vous dire ? demandai-je.

— Eh bien, je veux dire ceci, monsieur Bal-four, que si vous me donnez satisfaction, pasune âme n’aura besoin de savoir même quevous êtes venu chez moi ; et vous remarquerezque je n’appelle pas mon greffier.

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Je vis où il voulait en venir.

— Je suppose, dis-je, qu’il est inutile quepersonne soit informé de ma visite, encore queje ne voie pas exactement ce que je gagne parlà. Je ne rougis pas du tout d’être venu ici.

— Et vous n’en avez aucune raison, dit-il,comme pour m’encourager. Et vous n’avez pasnon plus à en redouter les conséquences.

— Mylord, repris-je, permettez-moi devous dire que je ne me laisse pas facilement ef-frayer.

— Et je n’ai certes pas la moindre intentionde vous effrayer. Mais passons à l’interroga-toire ; et laissez-moi vous avertir de ne rienavancer en dehors des questions que je vaisvous poser. Cela pourrait influer directementsur votre sûreté. J’ai une discrétion considé-rable, c’est vrai ; mais elle a des bornes.

— Je tâcherai de suivre le conseil de votreseigneurie.

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Il étala sur la table une feuille de papier, oùil inscrivit un en-tête.

— Vous étiez, paraît-il, présent, au bord dela route, dans le bois de Lettermore, au mo-ment du coup fatal, débuta-t-il. Était-ce par ha-sard ?

— Par hasard, répondis-je.

— Comment êtes-vous entré en conversa-tion avec Colin Campbell ?

— Je lui demandais mon chemin pour allerà Aucharn.

Je remarquai qu’il n’écrivait point cette ré-ponse.

— Hum ! c’est vrai, fit-il. Je l’avais oublié.Mais savez-vous, monsieur Balfour, à votreplace, j’insisterais le moins possible sur vos re-lations avec les Stewart. Cela risquerait d’em-brouiller nos affaires. Je ne désire pas encoreregarder ces détails comme essentiels.

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— J’aurais cru, mylord, que tous les faitsréels étaient d’égale importance en une pareillecause.

— Vous oubliez que nous jugeons des Ste-wart, répliqua-t-il, d’un ton très significatif. Sinous devions jamais en venir à vous juger,vous, ce serait tout différent ; et j’insisteraissur ces questions que je désire à présent effleu-rer. Mais reprenons : je vois ici dans la déposi-tion de Mungo Campbell que vous êtes encou-ru aussitôt vers le haut de la colline. Pourquoi ?

— Pas aussitôt, mylord, et j’ai couru parceque je voyais l’assassin.

— Alors, vous l’avez vu ?

— Aussi nettement que je vois votre sei-gneurie, mais pas d’aussi près.

— Vous le connaissez ?

— Non, mais je le reconnaîtrais.

— Dans votre poursuite, vous n’avez doncpas réussi à le rattraper ?

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— Je n’ai pas réussi.

— Était-il seul ?

— Il était seul.

— Il n’y avait personne d’autre dans le voi-sinage ?

— Alan Breck Stewart était dans un petitbois peu éloigné.

Le procureur général reposa sa plume.

— Je crois, dit-il, que nous jouons aux pro-pos interrompus, et vous verrez que cet amu-sement finira mal pour vous.

— Je me borne à suivre le conseil de votreseigneurie, en répondant à ce qu’on me de-mande.

— Vous ferez bien de réfléchir pendant qu’ilen est temps encore. J’ai beau vous traiter avecla plus grande sollicitude, vous ne semblez pasl’apprécier, et vous risquez de la rendre vainepar votre défaut de prudence.

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— J’apprécie votre sollicitude, mais elle mesemble faire fausse route, répliquai-je d’unevoix défaillante, car je sentais que nous étionsenfin aux prises. Je suis venu vous exposer cer-tains renseignements, afin de vous convaincrequ’Alan reste entièrement étranger au meurtrede Glenure.

Le procureur général resta un moment in-décis, les lèvres pincées et fixant sur moi desyeux de chat en colère.

— Monsieur Balfour, dit-il enfin, je vouspréviens tout net que vous prenez une voie peuconforme à votre intérêt personnel.

— Mylord, dis-je, je suis aussi éloigné quevotre seigneurie de songer dans cette affaire àmes intérêts personnels. Dieu m’en est témoin,je n’ai qu’un but, c’est d’obtenir que justice soitrendue et l’innocent absous. Si en poursuivantce but je viens à encourir la disgrâce de votreseigneurie, je la supporterai de mon mieux.

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À ces mots il se leva de son fauteuil, allumaun second flambeau, et resta une minute à meregarder fixement. Je vis avec surprise un sé-rieux profond se répandre sur ses traits, et jecrois même qu’il pâlit un peu.

— Vous êtes ou bien très naïf, ou au plushaut degré l’inverse, dit-il, et je vois qu’il mefaut agir avec vous plus ouvertement. C’est iciune cause politique – eh oui, monsieur Balfour,que cela nous plaise ou non, la cause est po-litique – et je tremble en songeant aux suitesqu’elle peut avoir. Une cause politique, j’ai àpeine besoin de le rappeler à un jeune hommede votre éducation, nous l’envisageons d’untout autre point de vue que si elle était simple-ment criminelle. La maxime Salus populi supre-ma lex peut occasionner de grands abus, maiselle a cette force que l’on retrouve seulementdans les lois de la nature : j’entends qu’ellea force de nécessité. Je vous développerai cepoint, si vous m’y autorisez, un peu plus aulong. Vous voudriez me faire croire…

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— Avec votre permission, mylord, je nevoudrais vous faire croire que ce que je puisprouver, interrompis-je.

— Ta ta ta ! mon jeune gentilhomme, soyezun peu moins pointilleux et laissez un hommequi pourrait à tout le moins être votre pèreuser de son langage imparfait, et exprimer seshumbles conceptions, même si elles ont le mal-heur de ne pas concorder avec celles deM. Balfour. Vous voudriez me faire croire, dis-je, à l’innocence de Breck. J’y attache d’autantmoins d’importance que nous ne pouvonsmettre la main sur lui. Mais l’innocence deBreck n’est pas un sujet limité à Breck lui-même. Une fois admise, elle ferait tombertoutes les présomptions qui se dressent contreun tout autre criminel : contre un homme vieillidans la trahison, qui a par deux fois déjà prisles armes contre son roi et par deux fois ob-tenu son pardon ; un fauteur de désordre, et,qu’il ait ou non tiré lui-même le coup de feu, le

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principe indubitable du forfait en question. In-utile d’ajouter que je parle de James Stewart.

— Et c’est précisément pour affirmer l’inno-cence d’Alan et celle de James que je suis venutrouver en particulier votre seigneurie, et cetteinnocence je suis prêt à l’établir par mes témoi-gnages lors du procès.

— À quoi je répondrai aussi précisément,monsieur Balfour, que, dans ce cas, votre té-moignage ne sera pas requis par moi, et je vousprie instamment de vous en abstenir.

— Vous êtes à la tête de la justice dansce pays, m’écriai-je, et vous me proposez uncrime !

— Je suis un homme qui consacre tous sessoins aux intérêts de ce pays, répliqua-t-il, etje vous impose une nécessité politique. Le pa-triotisme n’est pas toujours moral au sens strictdu mot. Vous devriez en être heureux, il mesemble : c’est là votre salut même ; les faitsparlent hautement contre vous ; et si je m’ef-

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force encore de vous détourner d’un lieu trèsdangereux, c’est en partie bien entendu parceque je ne suis pas insensible à l’honnêteté devotre démarche ; en partie à cause de la lettrede Pilrig ; mais c’est aussi et surtout parce queje fais passer dans cette affaire mon devoir po-litique avant mon devoir judiciaire. Je vous lerépète aussi franchement : voilà pourquoi jen’ai pas besoin de votre témoignage.

— Je ne voudrais pas avoir l’air de faireun mot, alors que je ne fais qu’exprimer l’évi-dence de notre position, repris-je. Mais si votreseigneurie n’a pas besoin de mon témoignage,l’autre partie, je pense, serait fort désireuse del’obtenir.

Prestongrange se leva et se mit à arpenterla pièce de long en large.

— Vous n’êtes pas tellement jeune, dit-il,que vous ne deviez vous rappeler très bien l’an45 et la commotion qui secoua tout le pays(9).Je lis dans la lettre de Pilrig que vous êtes at-

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taché à l’Église et à l’État. Or, qui les a sauvésen cette année fatale ? Je ne parle pas de SonAltesse Royale ni de ses canons, qui furent desplus utiles en leur temps ; car le pays a été sau-vé et la bataille gagnée avant même que Cum-berland marchât sur Drummossie. Qui l’a sau-vé ? je le répète ; qui a sauvé la religion pro-testante et tout le corps de nos institutions ci-viles ? Le feu lord président Culloden, d’unepart : il a joué un rôle viril et il en a été bienpeu récompensé – tout comme moi, que vousvoyez devant vous, toutes mes énergies ban-dées vers le même but, et dont la seule récom-pense sera la conscience du devoir accompli.Outre le président, qui encore ? Vous connais-sez la réponse aussi bien que moi : c’est quasiun scandale, et vous-même en commençanty avez fait une allusion que j’ai relevée. Cetautre sauveur fut le Duc avec le grand clandes Campbell. Or, voici un Campbell traîtreu-sement assassiné, et cela dans le service duroi. Le Duc et moi sommes Highlanders. Maisnous sommes des Highlanders civilisés, et il

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n’en va pas de même pour la grande masse denos familles et de nos clans. Ceux-là sont res-tés sauvages dans leurs qualités et dans leursdéfauts. Ils sont encore barbares, autant queles Stewart ; mais les Campbell l’ont été pour labonne cause, et les Stewart pour la mauvaise.Et maintenant soyez juge. Les Campbell ré-clament vengeance. S’ils ne l’obtiennent pas –si ce James échappe – ils nous créeront des dif-ficultés. Il y aura, autrement dit, des troublesdans les Highlands, qui sont mécontents et fortloin d’être désarmés : le désarmement est unefarce…

— Là-dessus je suis bien de votre avis, in-terrompis-je.

— Ces troubles dans les Highlands feraientle bonheur de notre vieil et vigilant ennemi,poursuivit sa seigneurie, qui brandissait l’indextout en marchant ; et je vous donne ma paroleque nous reverrions un nouveau 45 avec lesCampbell de l’autre côté. Pour épargner la viede ce Stewart – que condamnent par ailleurs

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une demi-douzaine d’autres charges, en dehorsde celle-ci – prétendez-vous jeter votre paysdans la guerre, mettre en danger la foi de vospères, et exposer la vie et la fortune de com-bien de milliers d’innocents ?… Ce sont là desconsidérations qui pour moi l’emportent, et quij’espère ne l’emporteront pas moins pour vous,monsieur Balfour, si vous êtes un ami de votrepays, du bon ordre et de la vraie religion.

— Vous me parlez en toute franchise, et jevous en remercie, répliquai-je. Je vais de moncôté essayer de vous rendre la politesse. Jecrois que votre règle de conduite est juste. Jecrois que ces hauts devoirs s’imposent à votreseigneurie ; je crois que vous en avez chargévotre conscience en prêtant serment pour leshautes fonctions que vous exercez. Mais à moi,qui ne suis qu’un homme ordinaire – ou pasmême encore un homme –, les devoirs ordi-naires me suffisent. Je ne puis considérer quedeux choses : une pauvre créature exposée aupéril imminent et injuste d’une mort ignomi-

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nieuse ; et les pleurs et les cris de sa femme quime résonnent encore dans la tête. Je ne vaispas plus loin, mylord. C’est ainsi que je suisfait. Si le pays doit succomber, qu’il succombe.Et je prie Dieu, si c’est là de ma part un aveu-glement obstiné, qu’il daigne m’éclairer avantqu’il ne soit trop tard.

Il m’avait écouté sans bouger, et resta demême encore un instant.

— Voilà un obstacle imprévu, fit-il, à hautevoix, mais se parlant à lui-même.

— Et qu’est-ce que votre seigneurie va fairede moi ? demandai-je.

— Vous savez que si je voulais vous cou-cheriez en prison ?

— Mylord, j’ai couché en de pires endroits.

— Allons, mon garçon, reprit-il, une choseressort clairement de notre entretien, c’est queje puis me fier à votre parole. Jurez-moi surl’honneur que vous serez entièrement muet

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non seulement sur ce que nous avons dit cesoir, mais sur ce qui regarde l’affaire d’Appin,et je vous laisse aller librement.

— Je veux bien vous le jurer pour jusqu’àdemain soir ou tout autre jour prochain qu’ilvous plaira de me fixer. Ce n’est pas pour avoirl’air de jouer au plus fin ; mais si je vous don-nais cette promesse sans rien spécifier, votreseigneurie aurait atteint son but.

— Je ne songeais aucunement à voustendre un piège, dit-il.

— J’en suis bien assuré, repartis-je.

— Voyons, reprit-il, c’est demain dimanche.Venez me voir lundi matin à huit heures, etdonnez-moi votre promesse pour jusque-là.

— Volontiers, mylord. Et au sujet de ce quivous est échappé, je vous la donne pour aussilongtemps qu’il plaira à Dieu d’épargner vosjours.

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— Vous remarquerez, dit-il encore, que jen’ai pas usé de menaces.

— J’ai reconnu là la noblesse de votre sei-gneurie. Mais je ne suis pas encore tout à faitassez naïf pour ne pas discerner la nature decelles que vous n’avez pas émises.

— Allons, fit-il, bonne nuit. Je vous sou-haite de bien dormir, car je crois que pour mapart j’en serai incapable.

Là-dessus il poussa un soupir, prit un flam-beau, et me reconduisit jusqu’à la porte de larue.

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V

Dans l’hôtel du procureur général

Le lendemain, dimanche 27 août, j’eus l’oc-casion, depuis si longtemps espérée, d’en-tendre plusieurs des fameux prédicateursd’Édimbourg, qui m’étaient déjà familiersgrâce aux éloges de M. Campbell. Hélas ! quen’étais-je plutôt à Essendean, assis devant lachaire du digne M. Campbell ! car le tumultede mes pensées, qui me ramenaient continuel-lement à mon entretien avec Prestongrange,me privait de toute attention. J’étais en effetbeaucoup moins touché par les raisonnementsthéologiques que par le spectacle des fidèlesemplissant les églises, spectacle pareil à ce queje me figurais d’un théâtre, ou plutôt, vu mesdispositions d’esprit, d’une cour d’assises ; sur-

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tout à l’église de l’Ouest, avec ses trois étagesde galeries, où j’allai dans le vain espoir de ren-contrer miss Drummond.

Le lundi, je me livrai pour la première foisaux mains d’un barbier, et fus satisfait du résul-tat. Puis je me rendis chez le procureur géné-ral. Devant sa porte se montraient encore unefois les habits rouges des soldats, qui mettaientdans l’impasse une tache de couleur éclatante.Je cherchai des yeux la jeune dame et ses do-mestiques : on n’en voyait pas trace. Mais jene fus pas plus tôt introduit dans cette espècede cabinet ou d’antichambre, où j’avais passédes heures si fastidieuses le samedi, que j’aper-çus dans un coin la haute silhouette de JamesMore. Il semblait en proie à une pénible agita-tion, s’étirant les bras et les jambes, et laissanterrer ses yeux çà et là sur les murs de la petitesalle. Je sentis renaître ma pitié pour le sort del’infortuné. Cette pitié, jointe à mon vif intérêtpour sa fille me poussèrent à l’aborder.

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— Je vous souhaite le bonjour, monsieur,lui dis-je.

— Le bonjour à vous pareillement, mon-sieur, répondit-il.

— Vous avez rendez-vous avec Preston-grange ?

— Oui, monsieur, et je souhaite que votreaffaire avec ce gentilhomme soit plus agréableque la mienne.

— J’espère du moins que la vôtre sera viteexpédiée, car vous passez avant moi, il mesemble.

— Non, tout le monde passe avant moi, fit-il, en haussant les épaules et tendant les mainsvers le ciel. Ah, monsieur, les temps sont chan-gés, car il n’en a pas toujours été ainsi. Il n’enétait pas ainsi quand le glaive pesait dans labalance, mon jeune monsieur, et quand les ver-tus du soldat faisaient vivre leur homme.

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Il y avait dans la voix de l’individu une es-pèce de nasillement highlander qui me portasingulièrement sur les nerfs.

— Ma foi, monsieur MacGregor, lui dis-je,il me semble que la principale qualité pour unsoldat est de savoir se taire et sa première ver-tu de ne jamais murmurer.

Il me fit une inclination en se croisant lesbras sur la poitrine.

— Je m’aperçois que vous savez mon nom– bien que ce nom je n’aie pas le droit dem’en servir moi-même. Mais c’est inévitable :j’ai montré mon visage et crié mon nom tropsouvent à la barbe de mes ennemis. Je ne doispas m’étonner si l’un et l’autre sont connus demaintes personnes que je ne connais pas.

— Que vous ne connaissez pas le moins dumonde, monsieur, repris-je, pas plus que n’im-porte qui ; mais si vous tenez à le savoir, c’estBalfour que je m’appelle.

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— Le nom est honorable, répliqua-t-il avecpolitesse ; il est porté par beaucoup de genscomme il faut. Et maintenant que j’y repense,un jeune gentilhomme, votre homonyme, étaitchirurgien-major de mon bataillon, en 45.

— C’était, je crois, un frère de Balfour deBaith, dis-je, car j’étais alors ferré sur le major.

— C’est bien cela, monsieur, dit JamesMore. Et puisque j’ai été le compagnond’armes de votre parent, permettez-moi devous serrer la main.

Il me donna une poignée de main cordialeet prolongée, tout en me considérant d’un airépanoui, comme s’il retrouvait un frère.

— Ah ! fit-il, les temps sont bien changésdepuis que votre cousin et moi entendions sif-fler les balles à nos oreilles.

— C’était un cousin très éloigné, je pense,dis-je, d’un ton sec, et je vous dirai même queje ne l’ai jamais eu devant les yeux.

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— Bon, bon, cela ne change rien. Quant àvous – je ne crois pas que vous vous y trou-viez en personne, monsieur – je ne me rappellevraiment pas votre figure, qui n’est cependantpas de celles qu’on oublie.

— En l’année dont vous parlez, monsieurMacGregor, je recevais la férule à l’école pa-roissiale.

— Si jeune ! s’écria-t-il. Oh ! alors, vous nepouvez vous figurer ce que cette rencontre si-gnifie pour moi. À l’heure de mon adversité, etici dans la maison de mon ennemi, retrouver lesang d’un vieux frère d’armes – cela me renddu cœur, monsieur Balfour, tout comme les ap-pels du pibroch highlander. Ah, monsieur, il estbien triste pour beaucoup d’entre nous ce re-tour en arrière, et il fait verser des larmes àcertains. J’ai vécu dans mon pays comme unroi ; mon épée, mes montagnes et la foi de mesamis et parents me suffisaient. À présent, jegis dans un cachot infect ; et savez-vous bien,monsieur Balfour – continua-t-il en me prenant

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par le bras et m’entraînant à sa suite –, savez-vous, monsieur, que je manque du plus simplenécessaire ? La malice de mes ennemis m’a dé-pouillé entièrement de mes ressources. Je suissous le coup, vous le savez, monsieur, d’uneaccusation inventée de toutes pièces, et dontje suis aussi innocent que vous. On n’ose pasme faire comparaître pour me juger, et en at-tendant on me tient en prison, dénué de tout.Ah ! si j’avais rencontré plutôt votre cousin,ou même son frère Baith ! L’un comme l’autre,j’en suis sûr, auraient été trop heureux de mesecourir ; tandis qu’un étranger relatif commevous…

Je rougirais de rapporter ici tout ce qu’il melâcha encore de paroles quémandeuses, ou lesréponses que je lui fis, aussi brèves que rogues.Il y avait des moments où j’étais tenté de luifermer la bouche en lui jetant quelque menuemonnaie ; mais je ne sais si ce fut par pudeurou par fierté – pour moi-même ou pour Catrio-na – ou encore parce que je croyais ce père in-

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digne de sa fille, ou à cause de l’antipathie quem’inspirait cette atmosphère de fausseté évi-dente qui émanait de sa personne – ce gesteme fut totalement impossible. Et toujours il medébitait ses cajoleries, et toujours il me faisaitarpenter la petite salle, trois pas aller, trois pasretour, et j’avais déjà, par quelques répliquestrès sèches, fort échauffé mon mendiant, sanstoutefois réussir à le décourager, lorsque Pres-tongrange apparut sur le seuil et m’entraîna vi-vement dans son grand cabinet.

— J’en ai pour un instant à être occupé, medit-il ; et afin de ne pas vous laisser à attendreles bras croisés, je vais vous présenter à mestrois aimables filles, dont peut-être vous aurezentendu parler, car elles sont, je crois, plus cé-lèbres que leur papa. Par ici.

Il m’emmena à l’étage au-dessus, dans uneautre pièce oblongue, où je vis une vieilledame anguleuse qui brodait au tambour, ettrois jeunes filles, les plus jolies peut-être del’Écosse, groupées devant une fenêtre.

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— Je vous présente mon nouvel ami,M. Balfour, dit-il, en me tenant par le bras. Da-vid, je vous présente ma sœur, miss Grant, quiveut bien diriger ma maison à ma place, et quise fera un plaisir de vous être agréable. Et voi-ci – continua-t-il en se tournant vers les troisdemoiselles – voici mes trois aimables filles.Dites-le-moi franchement, monsieur David : la-quelle des trois est la plus jolie ? Je suis sûr quevous n’aurez pas l’audace de me servir la ré-ponse du brave Alan Ramsay !

À l’instant, toutes les trois, et jusqu’à lavieille miss Grant, se récrièrent contre cettesaillie qui me fit monter le rouge à la figure, carje connaissais les vers en question. Je trouvaiscette allusion impardonnable chez un père, etj’étais étonné de voir ces dames rire tout enprotestant, d’un air peu convaincu d’ailleurs.

Prestongrange mit cette gaieté à profit pourquitter la pièce, et me laisser seul en cettesociété, aussi déplacé qu’un poisson hors del’eau. J’ai toujours dû reconnaître, en songeant

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à ce qui suivit, que je me montrai superlative-ment sot ; et ces dames étaient certes bien éle-vées pour avoir autant de patience avec moi.La tante, assise auprès de nous devant son mé-tier, se bornait à nous adresser de temps àautre un regard ou un sourire ; mais les demoi-selles, et en particulier l’aînée, qui était aussila plus belle, me gratifièrent de mille attentionsauxquelles j’étais bien incapable de répondre.J’avais beau me répéter que j’étais un jeunehomme de quelque valeur aussi bien que defortune passable ; et que je n’avais nulle raisond’avoir honte devant ces jeunes filles, dont l’aî-née était à peine plus âgée que moi, et dont au-cune fort probablement n’était de moitié aussiinstruite. Ce raisonnement ne changeait rien àla chose ; et il y avait des moments où le rougeme montait au visage, de me dire que j’étais ra-sé ce jour-là pour la première fois.

Comme la conversation, malgré tous leursefforts, se traînait avec peine, l’aînée prit pitiéde mon embarras, se mit à son instrument, où

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elle était passée maîtresse, et pour me distraireun moment, joua et chanta, aussi bien en écos-sais qu’en italien. Je retrouvai quelque assu-rance, et me ressouvenant de cet air qu’Alanm’avait appris dans notre cachette voisine deCarriden, je m’enhardis si bien que j’en sifflaiune mesure ou deux et demandai à la jeunefille si elle connaissait cela.

Elle secoua la tête.

— C’est la première note que j’en entends,fit-elle. Sifflez-le moi tout du long. Et puis en-core une fois, ajouta-t-elle lorsque j’eus fini.

Elle le reprit alors sur le clavier et, à monétonnement, l’enrichit aussitôt de variationsharmonieuses, et chanta, tout en jouant, avecune expression des plus comiques et en patoi-sant :

« L’ai-je pas bien attrapé ?

Voilà-t-il pas l’air que vous siffliez ? »

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— Vous voyez, dit-elle, je fais aussi desvers, seulement ils ne riment pas. Et elle re-prit :

« Je suis miss Grant, fille du procureur ;Vous, m’est avis, êtes David Balfour. »

Je lui exprimai toute l’admiration que mecausait son talent.

— Et comment appelez-vous cet air ? medemanda-t-elle.

— J’ignore son vrai nom, répondis-je. Maisje l’appelle l’air d’Alan.

Elle me regarda bien en face.

— Moi, je l’appellerai l’air de David, reprit-elle ; toutefois s’il ressemble un tant soit peu àcelui que votre homonyme d’Israël joua à Saül,je ne m’étonne plus que ce roi en retira peude profit, car sa musique est bien lugubre. Cetautre nom que vous lui donnez, je ne l’aimepas ; aussi lorsque vous aurez envie que je

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vous rejoue votre air, il vous faudra me le de-mander en l’appelant par le mien.

Ce fut dit d’une façon significative qui medonna un coup au cœur.

— Et pourquoi cela, miss Grant ? deman-dai-je.

— Parce que, fit-elle, s’il vous arrive jamaisd’être pendu, je mettrai sur cet air votreconfession suprême et je la chanterai.

Je ne pouvais plus douter qu’elle ne fût enpartie initiée à mon histoire et au danger queje courais. Sous quelle forme, et jusqu’à quelpoint, il m’était plus difficile de l’imaginer.Mais elle savait du moins que le nom d’Alanétait compromettant, et elle me donnait ainsil’avis de le passer sous silence ; elle savait aus-si sans doute que j’étais soupçonné de quelquecrime. Je compris d’ailleurs que par la rudessede ses dernières paroles (qu’elle fit suivre im-médiatement d’un morceau de musique trèsbruyant) elle voulait couper court à ce genre

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de conversation. Je me tenais à côté d’elle, af-fectant d’écouter et d’admirer, mais en réalitéplongé dans le tourbillon de mes pensées. J’aitoujours constaté que cette jeune dame étaitamie du mystère ; et à coup sûr cette premièreentrevue constitua pour moi un mystère inson-dable. J’appris seulement beaucoup plus tardque la journée du dimanche avait été bien em-ployée, le garçon de banque retrouvé et in-terrogé, ma visite à Charles Stewart décou-verte, et la conclusion tirée que j’étais fort in-time avec James et Alan, et très probablementen relations suivies avec ce dernier. D’où ilrésultait cette allusion transparente que l’onm’adressait par-dessus le clavecin.

Au beau milieu du morceau de musique,l’une des plus jeunes demoiselles, qui était à lafenêtre donnant sur l’allée, cria à ses sœurs devenir vite, car « les Yeux Gris » étaient de nou-veau là. Toutes trois y furent rassemblées aus-sitôt, se poussant pour mieux voir. La fenêtreoù elles coururent se trouvait dans un renfon-

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cement au bout de la pièce, et comme elle don-nait au-dessus de la porte d’entrée, elle com-mandait obliquement l’allée.

— Venez, monsieur Balfour, criaient-elles,venez voir ! C’est la plus belle fille du monde !Voilà plusieurs jours qu’elle rôde à l’entrée del’impasse, toujours accompagnée de quelquesdomestiques de mauvaise mine, et malgré celaelle a tout à fait l’air d’une grande dame.

Je n’avais pas besoin de regarder ; et je neregardai pas non plus deux fois, ni longtemps.Je craignais qu’elle ne vînt à m’apercevoir, entrain de la regarder du haut de cette chambrede musique, tandis qu’elle était là dehors, queson père était aussi dans la maison, en trainpeut-être de demander la vie en pleurant, etalors que moi-même je venais tout juste de re-jeter ses prières. Mais ce simple coup d’œil suf-fit pour me rendre meilleure opinion de moi-même et diminuer de beaucoup la terreur quem’inspiraient les jeunes dames. Elles étaientbelles, indiscutablement, mais Catriona ne

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l’était pas moins, et celle-ci possédait en outreune sorte d’éclat pareil à celui d’un charbon ar-dent. Autant les autres me déconcertaient, au-tant elle me stimulait. Je me souvins qu’avecelle j’avais causé facilement. Si je ne pouvaisen faire autant avec ces jolies personnes, il yavait peut-être bien de leur faute. À mon em-barras se mêla peu à peu un sentiment d’iro-nie qui l’atténua ; et désormais lorsque la tantelevait les yeux de dessus sa broderie pour unsourire, ou que les trois jeunes filles me trai-taient comme un enfant du haut de leur gran-deur, je croyais lire : « Par ordre du papa », ins-crit sur leurs visages, et j’avais quelque peine àm’empêcher de sourire.

Enfin le papa revint, toujours aussi aimable,l’air heureux et la parole aisée.

— Allons, petites filles, dit-il, je dois vousreprendre M. Balfour ; mais j’espère que vousavez réussi à lui persuader de revenir danscette maison ; où je serai toujours enchanté dele recevoir.

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Elles me firent chacune un petit compli-ment d’un sou, et je fus emmené.

S’il comptait sur cette visite à sa famillepour vaincre ma résistance, son échec fut com-plet. Je n’étais pas niais au point de ne pas sen-tir que j’avais fait bien piètre figure et que sitôtmon dos tourné les jeunes filles avaient bâilléà se décrocher la mâchoire. Je sentais bien queje m’étais montré fort peu souple et gracieux ;et j’aspirais à l’occasion de prouver que je pos-sédais quelque chose des qualités inverses, lesérieux et la ténacité.

Or, je devais être servi à souhait, car lascène où le procureur allait me faire prendrepart était d’un caractère tout différent.

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VI

Umquile, Maître(10) de Lovat

Dans le cabinet de Prestongrange nous at-tendait un homme que j’abhorrai à premièrevue, comme on abhorre un furet ou un perce-oreille. Il était cruellement laid, mais avectoute l’apparence d’un gentilhomme ; ses ma-nières tranquilles n’excluaient pas des sursautsbrusques et des gestes violents ; et sa petitevoix grêle prenait à sa volonté des inflexionsaigres et menaçantes.

Le procureur nous présenta l’un à l’autred’une façon familière et amicale.

— Fraser, dit-il, voici ce M. Balfour dontnous avons causé. Monsieur David, voiciM. Simon Fraser, à qui nous donnions jadis un

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autre titre, mais c’est là de l’histoire ancienne.M. Fraser a une communication à vous faire.

Puis il s’écarta de nous pour aller tout aubout des rayons chargés de livres faire sem-blant de consulter un volume in-quarto.

Je restai donc, pour ainsi dire, seul avecla personne au monde à laquelle peut-être jem’attendais le moins. Les termes de la présen-tation ne pouvaient me laisser de doute : celuique j’avais devant moi n’était autre que le ban-ni Maître de Lovat et le chef du grand clan Fra-ser. Je savais qu’il avait conduit ses gens dansla rébellion ; je savais que pour ce crime la têtede son père – le vieux lord, ce renard gris desmontagnes – était tombée sur le billot, que lesterres de ses parents avaient été confisquées,et leur noblesse flétrie. Mais j’ignorais ce qu’ilfaisait là dans la demeure de Grant ; j’ignoraisqu’il avait comparu sur le banc des accusés, re-nié tous ses principes, et qu’il jouissait désor-mais de la faveur gouvernementale, à ce point

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de jouer le rôle de substitut du procureur dansl’assassinat d’Appin.

— Eh bien, monsieur Balfour, me dit-il,qu’est-ce donc que je viens d’apprendre survotre compte ?

— Il ne m’appartient pas de faire des sup-positions, répondis-je, mais si c’est le procu-reur qui vous a renseigné, il est pleinement aucourant de mes opinions.

— Je puis vous dire que je m’occupe de l’as-sassinat d’Appin, continua-t-il ; je dois y figurercomme assesseur de Prestongrange ; et monexamen des interrogatoires me permet de vousaffirmer que vos opinions sont tout à fait erro-nées. La culpabilité de Breck est manifeste ; etvotre déposition, par laquelle vous reconnais-sez l’avoir vu sur la colline au moment mêmedu crime, ne fera qu’assurer sa pendaison.

— Il vous sera plutôt difficile de le pendreavant de l’avoir attrapé, observai-je. Et pour le

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reste je vous abandonne très volontiers à vossentiments.

— Le Duc a été mis au courant, reprit-il. Jeviens tout juste de voir Sa Grâce, et il s’est ex-primé devant moi avec une noble liberté dignedu grand seigneur qu’il est. Il a parlé de vousnommément, monsieur Balfour, et vous a pro-mis sa gratitude anticipée, au cas où vous vouslaisseriez guider par ceux qui comprennentbeaucoup mieux que vous-même vos intérêtset ceux du pays. La gratitude n’est pas un vainmot sur ces lèvres-là : experto crede. Vous savezsans doute quelque chose de mon nom et demon clan ; vous connaissez le funeste exempleet la fin déplorable de mon père, sans parlerde mes propres erreurs. Eh bien ! j’ai fait mapaix avec ce bon Duc ; il a parlé en ma faveurà notre ami Prestongrange : me voici de nou-veau le pied à l’étrier, et le soin m’est en partieconfié de poursuivre les ennemis du roi Georgeet de châtier cette dernière offense et cetodieux outrage envers Sa Majesté.

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— La situation est certes digne du fils devotre père, répliquai-je.

Il me regarda en fronçant ses sourcilschauves.

— Je vois que vous aimez à employer legenre ironique. Mais je suis ici pour faire mondevoir, je suis ici pour accomplir de bonne foima mission, et c’est en vain que vous tâcherezde m’en détourner. De plus, laissez-moi vousdire que pour un jeune homme d’esprit et d’am-bition tel que vous, un bon coup d’épaule audébut vaut mieux que dix années de labeurs.Le coup d’épaule est à votre disposition : choi-sissez ce en quoi vous voulez être poussé, leDuc veillera sur vous avec la sollicitude d’unpère affectueux.

— Il me manque, je le crains, la docilitéd’un fils, répliquai-je.

— Et vous vous figurez pour de bon, mon-sieur, s’écria-t-il, que toute la politique de cepays va, pour un gamin rétif, subir un boule-

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versement ? On fait une pierre de touche de ceprocès, tous ceux qui veulent désormais réus-sir devront pousser à la roue. Voyez-moi parexemple. Croyez-vous que c’est pour mon plai-sir que je me mets dans la situation tellementodieuse de poursuivre un homme aux côtés du-quel j’ai tiré l’épée ? Je n’ai pas le choix.

— Mais je pense, monsieur, que vous avezabdiqué votre choix en vous mêlant de cetterébellion dénaturée. Mon cas par bonheur estautre. Je suis loyal, moi, et je puis regarder enface sans inquiétude aussi bien le Duc que leroi George.

— C’est donc par là que le vent souffle ? fit-il. Je vous garantis que vous êtes tombé dans lapire des erreurs. Prestongrange a eu jusqu’icila politesse extrême (il me l’a dit) de ne pas ré-futer vos allégations ; mais vous ne devez pascroire pour cela qu’on les envisage sans de vé-héments soupçons. Vous vous dites innocent ?Mon cher monsieur, les faits vous déclarentcoupable.

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— Voilà où je vous attendais, répliquai-je.

— La déposition de Mungo Campbell ;votre fuite sitôt le meurtre accompli ; votrelongue course secrète… Mais, mon bravejeune homme ! Il y a là assez de preuves pourfaire pendre un jeune veau, et à plus forte rai-son un David Balfour ! Je serai du procès ; j’yélèverai la voix ; je parlerai alors tout autre-ment que je ne le fais aujourd’hui, et beaucoupmoins à votre satisfaction, si faible soit-elle dé-jà ! Ah ! vous pâlissez ! cria-t-il. J’ai trouvé laclef de votre cœur effronté. Vous êtes livide,vos yeux s’égarent ! Vous voyez la tombe et legibet de plus près que vous ne l’imaginiez.

— C’est là, je l’avoue, une faiblesse natu-relle, dis-je. Je ne la crois pas déshonorante. Ledéshonneur…

— Le déshonneur vous attend sur l’écha-faud, interrompit-il.

— Il ne fera que m’égaler à mylord votrepère, repris-je.

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— Ho, ho ! mais pas du tout, s’écria-t-il, etvous ne voyez pas encore le fonds des choses.Mon père a été supplicié pour une grandecause, et pour s’être mêlé des affaires des rois.Vous serez pendu, vous, pour un ignoble as-sassinat de quelques sous. Vous y avez per-sonnellement joué un rôle de traître, en arrê-tant à causer l’infortunée victime, et vos com-plices sont un ramas de haillonneux domes-tiques highlanders. Et cela peut se démontrer,mon noble monsieur Balfour – cela peut se dé-montrer, et cela sera démontré, fiez-vous-en àmoi qui ai mis la main à la pâte –, cela peutse démontrer, et cela sera démontré, que vousétiez payé pour le faire. Je vois d’ici les regardsqu’on échangera dans la salle lorsque j’appor-terai mon témoignage, et qu’il sera établi quevous, un jeune homme bien élevé, vous êteslaissé entraîner à cette action ignoble moyen-nant quelques hardes de rebut, une bouteilled’eau-de-vie d’Écosse, et trois shillings cinqpence et un demi-penny en monnaie de cuivre.

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Je fus comme souffleté par l’apparence devérité que renfermaient ces derniers mots : desvêtements, une bouteille d’usquebaugh, et troisshillings cinq pence et un demi-penny enbillon, c’était à peu près tout ce qu’Alan et moiavions emporté d’Aucharn ; et je compris quedans leurs cachots les gens de James avaientparlé.

— J’en sais plus que vous ne croyez, n’est-ce pas ? reprit-il, avec triomphe. Et pour ce quiest de donner cette tournure à la chose, mongrand monsieur David, vous n’allez pas vousimaginer que le gouvernement de la Grande-Bretagne et de l’Irlande sera jamais à court detémoins. Nous avons ici en prison des hommesqui pour sauver leur vie jureront tout ce qu’onvoudra ; tout ce que je voudrai, si vous l’aimezmieux. Vous pouvez donc juger quelle part degloire vous en reviendra si vous choisissez lamort. D’une part, la vie, le vin, les femmes,et un duc pour faire vos quatre volontés ; del’autre, une corde à votre cou, et une potence

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où cliquetteront vos os, et pour transmettreà ceux de votre nom la plus abjecte histoirequi fût jamais contée d’un assassin à gages. Ettenez ! s’écria-t-il d’une voix atrocement per-çante, voyez ce papier que je tire de ma poche.Regardez le nom qu’il porte : c’est le nom dugrand David, n’est-ce pas, et l’encre est à peinesèche. Devinez-vous sa nature ? C’est un man-dat d’arrêt, et je n’ai qu’à presser ce timbreà côté de moi pour le faire exécuter sur-le-champ. Une fois en prison grâce à ce papier,vous n’avez plus d’autre aide à espérer quecelle de Dieu !

Je l’avoue, j’étais grandement épouvantépar tant de vilenie, et fort démontré par l’im-minence et la hideur du péril. M. Simon avaitdéjà tiré gloire des altérations de mon teint ;mais pour lors j’étais devenu certainement aus-si pâle que ma chemise ; et d’ailleurs ma voixtremblait.

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— Il y a un gentilhomme dans cette pièce,m’écriai-je. J’en appelle à lui. Je remets ma vieet mon honneur entre ses mains.

Prestongrange referma bruyamment sonlivre.

— Je vous avais prévenu, Simon, dit-il ;vous avez joué votre va-tout, et vous avez per-du. Monsieur David, continua-t-il, je vous priede croire que je ne suis pour rien dans cettedernière épreuve que vous venez de subir. Jetiens à vous déclarer combien je suis heureuxque vous vous en soyez tiré aussi brillamment.C’est presque un service que vous m’avez ren-du, sans vous en douter. Car si notre ami iciprésent avait eu plus de succès que moi hiersoir, il en serait résulté qu’il est meilleur jugedes hommes que moi ; il en serait résulté quenous n’occupons pas du tout notre vraie place,M. Simon et moi. Et je sais que notre ami Si-mon est ambitieux, continua-t-il, en donnantune légère tape sur l’épaule de Fraser. Quantà cette comédie, elle est terminée ; je suis de

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plus en plus porté en votre faveur, et quelleque doive être la solution de cette malheureuseaffaire, je ferai en sorte que vous soyez ména-gé.

C’étaient là d’excellentes paroles, et je pusvoir en outre qu’entre ces deux personnagesqui m’étaient opposés régnait non pas l’amour,mais plutôt un grain d’authentique zizanie.Quoi qu’il en fût, il était indéniable que cettescène avait été prévue, voire même concertéede leur commun accord ; il était net que mesadversaires se disposaient à m’éprouver partous les moyens ; et à cette heure (la persua-sion, les flatteries, et les menaces ayant étéessayées en vain) je ne pouvais que me de-mander à quel nouvel expédient ils allaient re-courir. L’angoisse de la dernière épreuve,d’ailleurs, troublait encore ma vue, et faisaitflageoler mes jambes ; et je dus me borner àbalbutier la même phrase :

— Je remets ma vie et mon honneur entrevos mains.

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— Bon, bon, fit Prestongrange, nous feronsen sorte de les sauvegarder. Et en attendant,revenons à des moyens plus doux. Il ne fautpas que vous gardiez rancune de ses paroles àmon ami M. Simon, qui n’a fait qu’obéir à sondevoir. Et si même vous avez conçu quelquegrief contre moi, qui par ma présence semblaislui donner mon approbation, je ne veux pasque ce grief s’étende aux membres innocentsde ma famille. Ceux-ci tiennent beaucoup àvous revoir, et je ne puis admettre que mesjeunes personnes soient désappointées. Ellesiront demain à Hope Park, et je crois tout àfait convenable que vous les escortiez. Venezme voir d’abord, car il est possible que j’aiequelque chose de particulier à vous dire ; aprèsquoi vous serez renvoyé sous la garde de mesdemoiselles. Réitérez-moi votre promesse degarder le silence jusqu’à ce moment-là.

J’aurais mieux fait de refuser tout de suite,mais réellement je n’avais plus la force de ré-sister. Je fis ce qu’il me demandait, et pris

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congé sans savoir comment ; puis lorsque jeme retrouvai dans l’impasse, délivré, et que laporte se fut refermée derrière moi, je m’ados-sai à un mur et m’essuyai le visage. Cette ap-parition hideuse (c’est bien le mot) de M. Si-mon vibrait dans ma mémoire comme un bruitsoudain vibre dans l’oreille après qu’il a cessé.Toutes les histoires que j’avais lues et enten-dues, concernant le père de cet homme, sa du-plicité, ses innombrables et perpétuelles trahi-sons, surgissaient devant moi et complétaientce que je venais d’éprouver de sa part. Chaquefois qu’elle me revenait, l’ingénieuse malignitéde cette calomnie dont il avait eu l’intention destigmatiser mon honneur me faisait tressaillirde nouveau. Le sort de l’homme pendu au gi-bet sur la route de Leith m’apparaissait à peinedistinct de celui que je devais désormais en-visager comme le mien. De la part de deuxhommes faits, voler de si peu que rien un en-fant était à coup sûr une vile entreprise ; maismon histoire à moi, telle devait être présentéeaux juges par Simon Fraser, lui faisait à tous

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points de vue un digne pendant pour l’ignomi-nie et la lâcheté.

Les voix de deux hommes en livrée causantsur le seuil de Prestongrange me rappelèrent àmoi-même.

— Va, dit l’un, porter ce billet le plus vitepossible chez le capitaine.

— Est-ce pour rappeler encore le cate-ran(11) ? demanda l’autre.

— On le dirait, répliqua le premier. Lemaître et Simon ont besoin de lui.

— Prestongrange est devenu fou, reprit ledeuxième. Il finira par coucher avec JamesMore.

— Bah, ce n’est pas ton affaire ni la mienne,conclut le premier.

Et, se séparant, l’un partit exécuter sa com-mission, et l’autre rentra dans l’hôtel.

Je vis dans cet incident un symptôme desplus alarmants. J’étais à peine sorti qu’ils en-

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voyaient aussitôt chercher James More, à quiM. Simon faisait sans doute allusion quand ilparlait d’hommes en prison disposés à racheterleur vie à tout prix. Mes cheveux se hérissèrentsur mon crâne, et l’instant d’après tout monsang fit un bond au souvenir de Catriona.Pauvre fille ! son père allait être pendu pourdes méfaits très peu défendables. Et, chose quiétait encore moins de mon goût, il semblaità cette heure prêt à sauver son individu parla pire honte et le plus vil des lâches assas-sinats – l’assassinat par faux témoignage ; etpour mettre le comble à nos malheurs, j’étaismoi-même désigné pour lui servir de victime.

Je me mis à marcher vivement et au hasard,ne connaissant plus rien qu’un désir de mouve-ment, d’air et de larges horizons.

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VII

Je pèche contre l’honneur

Entièrement à mon insu, j’arrivai sur lesLang dykes, grand chemin rural longeant ducôté nord la cité qu’il domine. Je découvraiscette dernière dans toute son étendue noire, sedéroulant depuis le château debout sur son ro-cher au-dessus du loch, en une longue rangéede clochers, de pignons et de cheminées fu-mantes. À cette vue mon cœur se gonfla dansmon sein. Ma jeunesse, je l’ai dit, était déjàformée aux dangers ; mais un danger commecelui que je venais de voir en face le matinmême, au milieu de ce qu’on appelle la sécuritéd’une ville, m’ébranlait en dépit de mon ex-périence. Péril d’esclavage ; péril de naufrage,péril d’épée et d’arme à feu, j’avais affronté le

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tout sans faiblir ; mais le péril embusqué dansla voix aigre et le visage gras de Simon, ou plu-tôt de lord Lovat, m’accablait entièrement.

Je m’assis au bord du lac à un endroit oùles roseaux descendaient dans l’eau et je m’ytrempai les poignets et m’humectai le front.Si j’avais pu le faire en sauvegardant quelquepeu mon amour-propre, j’aurais pris la fuite etabandonné mon dessein téméraire. Mais, soitcourage, soit lâcheté, ou même les deux peut-être, je me crus engagé sans possibilité de re-traite. J’avais bravé ces hommes, je continue-rais à les braver ; quoi qu’il pût advenir, je res-terais fidèle à ma parole.

Le sentiment de ma constance releva mesesprits quelque peu, mais de guère. Je n’engardais pas moins comme un poids de glaceautour du cœur, et la vie m’apparaissait unebien sinistre aventure. Deux mortels entre tousexcitaient ma pitié. L’un était moi-même, dé-pourvu d’amis et perdu au milieu des dangers.L’autre était cette enfant, la fille de James

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More. J’avais beau la connaître à peine, je nel’en avais pas moins examinée et jugée. Jevoyais en elle une fille d’un honneur intègre etquasi viril ; je l’estimais capable de mourir d’undéshonneur ; et cependant je croyais son pèretout juste en train de marchander sa misérablevie contre la mienne. Il en résultait que j’as-sociais dans mes pensées la jeune fille et moi.Je n’avais vu d’abord en elle qu’une rencontrede hasard, bien qu’elle me plût étrangement ;je la voyais à cette heure brusquement rap-prochée de moi, comme étant la fille de monennemi mortel, et pour ainsi dire de mon as-sassin. J’estimais dur le sort qui m’obligeait àêtre harcelé et persécuté sans cesse pour lecompte d’autrui, et à ne jouir moi-même d’au-cun plaisir. J’avais de quoi manger, avec un litpour y dormir lorsque mes préoccupations mele permettaient ; mais à part cela ma richessene m’était d’aucun secours. Si je devais êtrependu, ma vie serait apparemment brève ; si jedevais au contraire me tirer de cette mauvaisepasse, mes jours pourraient encore me sembler

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longs avant d’arriver à leur fin. Tout à coup sonvisage me revint à la mémoire, tel que je l’avaisvu d’abord, avec les lèvres entrouvertes. Aus-sitôt la faiblesse se répandit dans mon sein, etla vigueur dans mes jambes, et je me mis ré-solument en route dans la direction de Dean.Puisque je devais être pendu demain et quetrop probablement je coucherais ce soir dansun cachot, je voulais m’entretenir une fois en-core avec Catriona.

Stimulé par la marche et ranimé par la pen-sée de cette rencontre, je finis plus ou moinspar retrouver du courage. En traversant lebourg de Dean, situé au bord du fleuve, dansle creux d’une vallée, je demandai ma route àun meunier, lequel me fit gravir la hauteur parun chemin facile et redescendre du côté op-posé, jusqu’à une petite maison de bonne ap-parence entourée de pommiers et de prairies.J’étais plein de courage en pénétrant dans lejardin ; mais ce courage retomba tout à platlorsque je me trouvai en présence d’une sévère

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et hautaine vieille dame, qui se promenait parlà, coiffée d’une mantille blanche avec un cha-peau d’homme par-dessus.

— Que venez-vous cherchez ici ? me de-manda-t-elle.

Je lui répondis que j’étais en quête de missDrummond.

— Et quelle affaire pouvez-vous bien avoiravec Miss Drummond ? répliqua-t-elle.

Je lui exposai que l’ayant rencontrée le sa-medi précédent j’avais été assez heureux pourlui rendre un léger service, et c’était à l’invita-tion de cette jeune dame que j’étais venu ici.

— Ah ! c’est donc vous Sixpence ! s’écria-t-elle, d’un ton fort narquois. Un beau présent,un fameux gentilhomme. Et avez-vous un autrenom pour vous désigner, ou êtes-vous baptiséSixpence ? interrogea-t-elle.

Je lui déclinai mon nom.

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— Dieu merci ! s’écria-t-elle. Ebenezer avaitdonc un fils ?

— Non, madame, répondis-je. Je suis filsd’Alexandre. C’est moi qui suis le laird deShaws.

— Vous aurez du fil à retordre avant d’éta-blir vos droits, dit-elle.

— Je m’aperçois que vous connaissiez mononcle, dis-je ; et vous apprendrez peut-êtreavec d’autant plus de plaisir que l’affaire est ar-rangée.

— Et qu’est-ce que vous voulez à missDrummond ? reprit-elle.

— Je suis venu réclamer mes six pence,madame. Il y a des chances pour qu’étant leneveu de mon oncle, je me montre un garçonéconome.

— Vous avez donc en vous un grain d’es-prit ? remarqua la vieille dame, non sansquelque plaisir. Je m’attendais à ce que vous

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soyez un simple nigaud – vous et vos sixpence, et votre jour de bonheur, et votre pourl’amour de Balwhidder – (ce par quoi je fus heu-reux d’apprendre que Catriona n’avait pas ou-blié toute notre conversation). Mais tout ceciest à côté, reprit-elle. Dois-je entendre quevous êtes venu ici pour chercher une com-pagne ?

— Voilà une question à coup sûr prématu-rée, dis-je. La demoiselle est jeune, moi aus-si, par malheur. Je ne l’ai vue qu’une fois. Jene nierai pas, ajoutai-je, résolu à essayer de lafranchise, je ne nierai pas qu’elle m’a beaucouptrotté par la tête depuis que je l’ai rencontrée.C’est là quelque chose, mais ce serait tout à faitdifférent de m’engager, et je crois que je vousparaîtrais bien sot de le faire.

— Vous avez la langue bien pendue, à ceque je vois, dit la vieille dame. Moi aussi, grâceà Dieu ! J’ai été assez bête pour me charger dela fille de ce brigand : une jolie tâche que j’aiassumée là ; mais c’est fait, et je la mènerai à

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ma guise. Voulez-vous dire, monsieur Balfourde Shaws, que vous épouseriez la fille deJames More, même celui-ci étant pendu ? Ehbien donc, là où il n’y a pas de mariage pos-sible, il ne peut y avoir aucun genre de rela-tions, et tenez-le-vous pour dit. C’est délicat,les filles, ajouta-t-elle avec un hochement detête ; et j’en ai été une aussi, et jolie ; bienqu’on ne le croirait guère à voir mes joues ri-dées.

— Lady Allardyce, lui dis-je, car tel est jecrois votre nom, il me semble que vous tenezles deux rôles dans le dialogue, et c’est là unmédiocre moyen d’arriver à s’entendre. Vousme portez un vrai coup droit, en me deman-dant si j’épouserais, au pied du gibet, une jeunepersonne que je n’ai vue qu’une fois. Je vousai répondu que je ne m’engagerais pas ainsià la légère. Toutefois je vous en dirai davan-tage. Si, comme j’ai toute raison de l’espérer,je continue à aimer cette jeune fille, il faudraautre chose que son père, ou même que le gi-

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bet, pour nous empêcher, elle et moi, de nousréunir. Quant à ma famille, je l’ai trouvée aubord de la route, tel un enfant abandonné ! Jesuis loin de devoir quelque chose à mon oncle ;et si je me marie jamais, ce sera pour com-plaire à une seule personne : à moi-même.

— J’avais déjà ouï des propos de ce genre,alors que vous n’étiez pas encore né, repartitMme Ogilvy, et c’est peut-être pourquoi j’y at-tache aussi peu d’importance. Il y a beaucoupde choses à considérer. Ce James More est unparent à moi, soit dit à ma honte. Mais plusla famille est estimable, plus elle a de penduset de décapités, ç’a toujours été l’histoire dela malheureuse Écosse. Et s’il n’y avait que lapendaison ! Pour ma part, il me semble quej’aimerais mieux voir James à la potence, carc’en serait au moins fini de lui. Catrine estune assez brave fille, elle a bon cœur, et selaisse tarabuster du matin au soir par un vieuxtrognon comme moi. Mais, voyez-vous, il y aun point faible. Elle est entichée de ce grand

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gueux d’hypocrite, son père, et folle à fonddes Gregara, et des noms proscrits, et du roiJames, et autres balivernes. Et vous vous trom-pez joliment si vous vous figurez qu’elle se lais-serait mener par vous. Vous dites que vous nel’avez vue qu’une fois…

— Que je lui ai parlé une seule fois, aurais-je dû plutôt dire. Je l’ai vue de nouveau ce ma-tin d’une fenêtre de l’hôtel Prestongrange.

Il est probable que je lui débitai cettephrase parce qu’elle sonnait bien ; mais je re-çus la juste récompense de ma vanité.

— Qu’est-ce que c’est ? cria la vieille dame,renfrognée soudain. Je croyais que vous l’aviezrencontrée d’abord devant la porte du procu-reur ?

Je lui avouai qu’elle ne se trompait pas.

— Hum ! fit-elle ; et puis soudain, sur unton assez aigre : Je n’ai rien que votre parolecomme garantie de vos noms et qualité. À vousentendre, vous êtes Balfour de Shaws ; mais à

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ce qu’il me semble vous seriez plutôt Balfourdu Diable. Il se peut que vous soyez venu icipour ce que vous dites, et il se peut égalementque vous y soyez venu pour le diable sait quoi !Je suis assez bonne whig pour me tenir tran-quille, et pour avoir conservé à tous mes gensleurs têtes sur leurs épaules, mais je ne le suispas tout à fait au point de me laisser berner.Et je vous le dis tout net, c’est trop de portedu procureur par-ci, et de fenêtre du procureurpar-là pour un homme qui vient solliciter lamain de la fille d’un MacGregor. Vous pouvezaller porter cela au procureur qui vous a en-voyé, avec mon parfait amour. Et je vous baisela main, monsieur Balfour, dit-elle, en joignantle geste à la parole ; et je vous souhaite bonvoyage pour retourner d’où vous êtes venu.

— Si vous voyez en moi un espion…m’écriai-je.

La suite me resta dans la gorge. Je m’attar-dai un moment à lancer des regards meurtriers

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à la vieille dame, puis la saluai, prêt à m’éloi-gner.

— Allons, bon ! voilà notre galant fâché !s’écria-t-elle. Si je vois en vous un espion ?Pour qui d’autre voulez-vous que je vousprenne ? – moi qui ne sais rien de vous ? Maisj’admets que je me sois trompée ; et commeje ne puis me battre avec vous, je dois vousprésenter un grand sabre ! Allons, allons, pour-suivit-elle, vous n’êtes pas si mauvais garçondans votre genre ; vous devez avoir quelquesvices compensateurs. Mais dites donc, DavidBalfour, vous êtes diablement rustique ! Il fau-dra vous corriger de cela, mon garçon, assou-plir votre échine, et penser un tout petit peumoins à votre précieux moi ; et il vous faudraessayer de comprendre que les femmes ne sontpas des grenadiers. Mais vous en êtes bienincapable. Jusqu’à votre dernier jour vous nevous y connaîtrez pas plus aux femmes que jene m’y entends à couper les truies.

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Je n’avais jamais ouï pareilles expressionsde la bouche d’une dame, les deux seulesdames que j’avais connues jusqu’alors,Mme Campbell et ma mère, étant très dévoteset très convenables ; et j’imagine que monétonnement dut se peindre sur mon visage, carMme Ogilvy lança soudain un éclat de rire.

— Ma parole, s’écria-t-elle, en luttantcontre sa gaieté, vous faites la figure de bois laplus réussie… Et vous épouseriez la fille d’uncateran highlander ! Davie, mon cher, il nousfaudra en faire l’essai, ne fût-ce que pour voirles petits qui en sortiront. Et maintenant, pour-suivit-elle, il n’y a aucune utilité à ce que vousvous attardiez ici, car la jeune fille n’est pasà la maison, et je crains bien que la vieille nesoit pas la compagnie qu’il faut au fils de votrepère. Outre cela, je n’ai personne que moi pourveiller à ma réputation, et je suis restée assezlongtemps avec un séduisant jeune homme.Vous reviendrez un autre jour chercher vos six

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pence, me cria-t-elle de loin comme je me reti-rais.

Mon escarmouche avec cette déconcer-tante dame rendit à mon esprit une hardiessequi lui eût autrement fait défaut. Depuis deuxjours l’image de Catriona s’était mêlée à toutesmes pensées ; elle constituait leur arrière-plan,de sorte que je ne pouvais rester seul avec moi-même sans qu’elle surgît dans un recoin demon âme. Mais à cette heure elle devint toutà fait proche : je croyais la toucher, elle que jen’avais touchée qu’une fois ; je me laissais allervers elle en un attendrissement bienheureux.À envisager le monde qui m’entourait, il m’ap-paraissait comme un désert effrayant, où leshommes s’avancent tels des soldats en marche,observant leur devoir comme ils peuvent, etpour offrir à ma vie quelque joie je ne voyaisque Catriona. Je m’émerveillais de pouvoirm’appesantir sur de telles considérations encette heure où le danger me guettait avec ledéshonneur ; et j’avais honte en considérant

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ma jeunesse. Il me restait mes études à com-pléter ; il me restait à choisir une occupationutile ; il me restait encore à prendre ma partdu travail en un monde où tous doivent tra-vailler ; il me restait encore à apprendre, et àsavoir, et à me prouver à moi-même que j’étaisun homme ; et j’avais assez de raison pour rou-gir de me voir prématurément tenté par cesjoies et ces devoirs ultérieurs et sacrés. Toutemon éducation s’insurgeait en moi contre cesvelléités ; car je n’avais pas été nourri de fa-daises, mais du pain dur de la vérité. Je savaisqu’on n’a pas le droit de prétendre à faire unmari, quand on n’est pas aussi préparé à deve-nir un père ; et jouer au père était pour un ga-min comme moi une simple dérision.

J’étais plongé dans ces pensées et arrivépresque à mi-chemin de la ville lorsque je viss’avancer vers moi une silhouette qui augmen-ta le trouble de mon cœur. J’avais, me sem-blait-il, un nombre infini de choses à lui dire,mais je ne savais par où commencer ; et me

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souvenant à quel point l’autre matin j’avais eula langue liée chez Prestongrange, je me per-suadai que j’allais rester muet. Mais à son ap-proche mes craintes s’envolèrent ; le souvenirmême de ce que je venais de penser à part moine me troubla point ; et je pus causer avec elleaussi aisément et raisonnablement que je l’au-rais fait avec Alan.

— Oh ! s’écria-t-elle, vous êtes allé cherchervos six pence : les avez-vous eus ?

Je lui répondis que je ne les avais pas eus,mais que puisque je l’avais rencontrée, macourse ne serait pas vaine.

— Il est vrai que je vous ai déjà vue ce ma-tin, ajoutai-je ; et je lui expliquai où et com-ment.

— Moi, je ne vous ai pas vu, dit-elle. J’aibeau avoir de grands yeux, il y en a demeilleurs pour voir de loin. Mais j’ai entenduchanter dans la maison.

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— C’était miss Grant, répliquai-je, l’aînée etla plus jolie.

— On dit qu’elles sont toutes belles.

— Elles pensent la même chose de vous,miss Drummond, et elles se pressaient toutes àla fenêtre pour vous contempler.

— C’est un malheur que je sois tellementaveugle, reprit-elle, sinon je les aurais vuesaussi. Et vous étiez dans la maison ? Vous avezdû bien vous amuser avec la belle musique etles jolies demoiselles.

— Voilà justement où est votre erreur ; carj’étais aussi peu à mon aise qu’un poisson demer sur la cime d’une montagne. À vrai dire,je suis mieux fait pour me trouver avec deshommes farouches qu’avec de jolies demoi-selles.

— Eh bien, moi aussi, je finirais volontierspar le croire ! lança-t-elle ; et sa réflexion nousfit rire tous les deux.

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— Mais voici une chose singulière, repris-je. Je n’ai pas du tout peur de vous, et ce-pendant je me serais volontiers enfui loin desmisses Grant. Et j’ai eu peur aussi de votre cou-sine.

— Oh ! tous les hommes ont peur d’elle, jecrois, s’exclama-t-elle. Mon père lui-même ena peur.

Au nom de son père je restai interdit. Je laregardai marcher à mon côté ; je me rappelail’individu, le peu que je savais de lui et toutce que j’en devinais ; et les comparant tousdeux l’un avec l’autre, mon silence m’apparutcomme une trahison.

— À propos, dis-je, j’ai rencontré votre pèrepas plus tard que ce matin.

— Vraiment ? s’écria-t-elle d’un ton joyeuxqui me sembla une raillerie personnelle. Vousavez vu James More ? Vous lui avez parlé, ence cas ?

— Oui, je lui ai même parlé, répondis-je.

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Les choses prirent alors pour moi la plusmauvaise tournure qu’il était humainementpossible. Elle me jeta un regard de pure recon-naissance.

— Ah ! que je vous en remercie ! fit-elle.

— Vous me remerciez pour bien peu, répli-quai-je, et puis je m’arrêtai, mais la contrainteque je m’imposais était trop grande : il me fal-lut me soulager un peu.

— Je lui ai parlé assez mal, repris-je, car ilne m’a guère plu ; je lui ai parlé assez mal, et ils’est mis en colère.

— Vous avez été bien mal inspiré ; et vousl’êtes encore plus de le raconter à sa fille !s’écria-t-elle. Mais ceux-là qui ne l’aiment ni nele choient, je refuse de les connaître.

— Je prendrai la liberté d’ajouter un mot,dis-je, commençant à trembler. Peut-être votrepère et moi ne sommes de la meilleure humeurchez Prestongrange. Nous y avons tous lesdeux, je crois, des affaires inquiétantes, car

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c’est une maison dangereuse. J’avais pitié delui d’ailleurs, et je lui ai parlé le premier, s’il estvrai que j’aurais pu m’exprimer plus sagement.Et à ce propos m’est avis que vous verrez bien-tôt ses affaires s’arranger.

— Ce ne sera toujours pas grâce à vos bonssoins, je pense, répliqua-t-elle ; et il vous estfort obligé pour votre pitié.

— Miss Drummond, m’écriai-je, je suis seulau monde…

— Et cela ne m’étonne pas, dit-elle.

— Ah, laissez-moi parler ! repris-je. Je neveux plus que parler une fois, et puis je vouslaisserai, si vous le voulez, pour toujours. Jesuis venu aujourd’hui dans l’espoir d’entendreun mot aimable dont j’ai un besoin cruel. Ceque j’ai dit devait vous offenser, je m’en rendscompte, et je le savais en le disant. Il m’eûtété facile de dire des douceurs, comme de vousmentir ; ne comprenez-vous pas quelle envie

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j’ai eue de le faire ? Ne voyez-vous pas éclaterla confiance de mon cœur ?

— Je pense que vous venez de faire beau-coup de besogne, monsieur Balfour. Je penseque notre rencontre sera unique, et que noussaurons nous séparer en gens comme il faut.

— Oh, que j’aie au moins quelqu’un pourcroire en moi ! suppliai-je, je n’y puis plus tenirautrement. Le monde entier est ligué contremoi. Comment vais-je affronter mon horribledestin ? Si je n’ai personne pour croire en moi,cela m’est impossible. Non, je ne saurai pas, etcet homme n’a plus qu’à mourir.

Elle marchait toujours, en regardant droitdevant elle et le nez au vent ; mais à mes pa-roles, ou à l’accent dont je les prononçai, ellefit halte.

— Qu’est-ce que vous dites ? demanda-t-elle. De quoi parlez-vous ?

— C’est mon témoignage qui peut sauver lavie d’un innocent, dis-je, et ce témoignage on

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ne me laissera pas le donner. Vous-même, queferiez-vous ? Vous comprenez ce que cela si-gnifie, vous dont le père est en danger. Aban-donneriez-vous cette pauvre créature ? Ils onttout essayé sur moi. Ils ont voulu m’acheter ;ils m’ont offert monts et merveilles. Et au-jourd’hui ce limier m’a dit où j’en étais, et jus-qu’où il irait pour m’égorger et me déshonorer.Je vais avoir participé au meurtre ; je vais avoirretenu Glenure à causer pour de l’argent et devieux habits ; je vais être tué et avili. Si c’estde la sorte que je dois tomber, encore à la fleurde l’âge – si c’est là l’histoire qu’on va racon-ter de moi dans toute l’Écosse – si vous al-lez le croire vous aussi et que mon nom passeen proverbe – Catriona, comment le supporte-rai-je ? Ce n’est pas possible ; c’est au-delà desforces humaines.

Je lâchais mes mots en tourbillon, l’unpoussant l’autre, et quand je me tus je visqu’elle me considérait d’un air bouleversé.

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— Glenure ! Il s’agit du meurtre d’Appin !fit-elle, à voix basse, mais avec une surpriseextrême.

J’étais retourné sur mes pas afin de l’ac-compagner, et nous étions arrivés alorspresque au haut de la lande qui domine le vil-lage de Dean. À ces mots, tout hors de moi, jeme plaçai devant elle.

— Pour l’amour de Dieu, m’écriai-je, pourl’amour de Dieu, qu’est-ce que j’ai fait ? Et jeportai mes poings à mes tempes. Qu’est-ce quim’a poussé ? Il faut que je sois ensorcelé pourdire ces choses !

— Au nom du ciel, qu’avez-vous donc ?s’écria-t-elle.

— J’ai donné ma parole, me lamentai-je, j’aidonné ma parole, et voilà que je l’ai violée. ÔCatriona !

— Dites-moi donc de quoi il s’agit, reprit-elle ; est-ce de ces choses que vous n’auriezpas dû dire ? Et croyez-vous que je n’aie pas

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d’honneur ? ou que je sois capable de trahir unami ? Tenez, je lève la main droite, et je vousfais serment.

— Ah ! j’étais sûr de votre loyauté ! m’ex-clamai-je. Mais moi – moi que voici ! Moi quice matin encore les affrontais et les bravais,moi qui m’exposais à mourir sur l’échafaudplutôt que de commettre le mal – voilà qu’aubout de quelques heures il me suffit d’unsimple bavardage pour jeter mon honneur auvent. « Une chose ressort clairement de notreconversation, m’a-t-il dit, c’est que je peux mefier à votre parole. » Où est ma parole à pré-sent ? Qui me croira désormais ? Vous-mêmene le pourriez plus. Je suis déchu sans remède ;je n’ai plus qu’à mourir !

Je débitai toute cette tirade d’une voixmouillée de pleurs mais ces pleurs n’étaientpas sincères. Elle reprit :

— Votre désolation me navre, mais la véritévous êtes trop naïf. Moi, j’irais ne plus vous

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croire, dites-vous ? Ma confiance en vous estabsolue. Quant à ces hommes, je ne veux paspenser à eux ! Des hommes qui s’efforcent devous prendre au piège et de vous perdre ! Fi !ce n’est pas le moment de s’humilier. Relevezplutôt la tête ! Ne songez-vous pas que je vaisau contraire vous admirer comme un grand hé-ros du Bien – vous, un garçon à peine plus âgéque moi ! Et parce que vous avez dit un mot detrop à l’oreille d’une amie qui mourrait plutôtque de vous trahir – il n’y a certes pas de quoien faire une telle affaire ! C’est une chose quenous devons oublier tous les deux.

— Catriona, fis-je, en la regardant avec in-quiétude, est-ce vrai ? Auriez-vous encoreconfiance en moi ?

— N’en croirez-vous pas les larmes de mesyeux ? s’écria-t-elle. Je pense de vous tout lebien du monde, monsieur David Balfour. Ilspeuvent vous pendre ; je ne vous oublierai ja-mais, j’aurai beau vieillir, je me souviendrai

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toujours de vous. J’estime qu’il est noble demourir ainsi ; je vous envierai votre gibet.

— Et qui sait après tout si je ne suis pascomme un enfant qui a peur des fantômes, re-pris-je. Peut-être se sont-ils simplement mo-qués de moi.

— C’est ce que je veux savoir, dit-elle. Jedois tout entendre. Puisque le mal est fait detoute façon, je dois tout entendre.

Je m’étais assis au bord de la route ; elleprit place à mon côté, et je lui exposai toutel’affaire, à peu près comme je l’ai écrite, nesupprimant rien autre que mes réflexions ausujet de la conduite de son père.

— Allons, dit-elle quand j’eus fini, vous êtesun héros, c’est certain, et je n’aurais jamais crucela ! Et je vois aussi que vous êtes en dan-ger. Oh ! Simon Fraser ! Quand je pense à cethomme ! Pour obtenir la vie et ce sale argent,trafiquer d’une telle manigance ! Et elle s’in-terrompit pour lancer un mot bizarre qui lui

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était familier, et qui appartient, je pense, à sonvocabulaire personnel : Quelle torture ! fit-elle,voyez le soleil !

En effet, il allait disparaître derrière lesmontagnes.

Elle me pria de revenir bientôt, me donna lamain, et me laissa dans un tourbillon de pen-sées heureuses. Je tardai à regagner mon logis,car je redoutais d’y être immédiatement arrê-té. Je fis un léger souper dans une taverne, etpassai la plus grande partie de la nuit à errersolitaire parmi les champs d’orge. L’image deCatriona m’obsédait si fort que je me figurais laporter dans mes bras.

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VIII

Le spadassin

Le lendemain, 29 août, je me présentai aurendez-vous du procureur, vêtu d’un habit faità ma taille, et qu’on venait seulement de me li-vrer.

— Tiens, tiens, dit Prestongrange, vousêtes aujourd’hui bien beau ; mes demoisellesvont avoir un charmant cavalier. Allons, j’yvois une amabilité de votre part, une vraieamabilité, monsieur David. Oh, nous allonsnous entendre fort bien, et je suis persuadé quevos ennuis vont bientôt prendre fin.

— Vous avez des nouvelles pour moi ?m’écriai-je.

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— Dépassant toute votre attente. Votre té-moignage va pour finir être reçu et vous serezlibre d’assister, si vous le voulez, en ma com-pagnie, au procès qui aura lieu à Inverary, lejeudi 21 du mois prochain.

J’étais beaucoup trop ébahi pour trouver unmot à dire.

— En attendant, reprit-il, sans vouloir vousdemander de renouveler votre promesse, jevous recommande la discrétion la plus abso-lue. Demain, on entendra votre dépositionpréalable ; et en dehors de cela, vous savez quemoins on en dit, plus tôt les choses s’arrangent.

— Je tâcherai de m’en souvenir. C’est vous,je suppose, que je dois remercier pour cecomble de bonté, et je vous en remercie detout cœur. Après ce qui s’est passé hier, my-lord, cette nouvelle m’ouvre les portes du para-dis. Je n’arrive pas à me persuader que ce soitvrai.

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— Bah, avec un petit effort, vous arriverezbien à y croire. Et je suis bien aise d’apprendreque vous m’avez de l’obligation, car il se pour-rait que vous soyez à même de me la prouverd’ici peu (il toussota), voire tout de suite. L’af-faire s’est grandement modifiée. Votre témoi-gnage, dont je ne veux pas vous ennuyer pouraujourd’hui, transformera sans doute l’aspectde la cause pour tous ceux qu’elle implique, etcela fait que j’ai moins de scrupule à prendreavec vous un moyen détourné.

— Mylord, interrompis-je, excusez-moi devous interrompre, mais comment cela s’est-ilproduit ? Les obstacles dont vous m’avez parlésamedi me semblaient à moi-même tout à faitinsurmontables. Comment cela s’est-il arran-gé ?

— Mon cher monsieur David, fit-il, il nem’est absolument pas permis de divulguer(même à vous, comme vous dites) les secretsde l’État ; et vous vous contenterez, s’il vousplaît, de savoir le fait en gros.

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Il me parlait avec un sourire paternel, sanscesser de jouer avec une plume neuve ; il mesemblait impossible qu’il put y avoir en lui lamoindre trace de perfidie ; néanmoins quand ileut attiré à lui une feuille de papier, trempé saplume dans l’encre, et recommencé à parler, jen’en fus plus aussi assuré, et me mis instincti-vement sur la défensive.

— Il y a un point que je désire élucider,commença-t-il. Je l’ai tout d’abord laissé decôté à dessein, mais la réserve a cessé d’êtreutile. Ceci, bien entendu, ne fait pas partie devotre interrogatoire, qui suivra d’autre part ; ils’agit d’une curiosité à moi personnelle : Vousdites que vous avez rencontré Alan Breck surla colline ?

— Oui, mylord.

— C’était immédiatement après l’assassi-nat ?

— En effet.

— Lui avez-vous parlé ?

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— Je lui ai parlé.

— Vous le connaissiez déjà auparavant, jecrois ? fit-il, négligemment.

— Je ne vois pas quelle raison vous avez dele supposer, mylord, répliquai-je ; mais c’est làun fait exact.

— Et quand l’avez-vous quitté ensuite ?

— Je réserve ma réponse, mylord. La ques-tion me sera posée aux assises.

— Monsieur Balfour, reprit-il, ne compre-nez-vous pas que rien de ceci ne peut vousporter préjudice ? Je vous ai promis la vie etl’honneur, et croyez-moi, je sais tenir ma pa-role. Vous êtes donc libéré de toute inquiétude.Alan, paraît-il, vous vous croyez capable de lesauver ; et vous me parlez de votre gratitude,que je crois (s’il faut le dire) n’avoir pas tropmal méritée. Il y a là beaucoup de considé-rations diverses qui tendent toutes au mêmebut ; et je ne me persuaderai jamais que vousne puissiez nous aider (si vous y consentez)

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à mettre à Alan, comme on dit, du sel sur laqueue.

— Mylord, répondis-je, je vous donne maparole que je ne devine même pas où se trouveAlan.

Il se tut le temps de respirer, puis deman-da :

— Ni comment on pourrait le retrouver ?

Je restai devant lui muet comme une bûche.

— Et voilà donc votre reconnaissance,monsieur David ! fit-il. Puis il y eut un nouveausilence. Allons, reprit-il, en se levant, je jouede malheur, et il n’y a pas moyen de nous en-tendre. N’en parlons plus ; on vous apprendraplus tard où, quand et comment nous rece-vrons votre témoignage. Pour le moment, mesdemoiselles vous attendent. Elles ne me par-donneraient pas de retenir leur cavalier.

Je fus donc livré aux mains de ces grâces,que je trouvai mieux parées que je ne le croyais

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possible : elles me donnaient l’impression d’uncharmant bouquet.

Comme nous sortions de l’hôtel, il se pro-duisit un petit incident qui par la suite m’appa-rut très gros d’importance. Je perçus un coupde sifflet fort et bref comme un signal, et regar-dant autour de moi, j’entrevis un instant la têterousse de Neil fils de Tom fils de Duncan. L’ins-tant d’après il avait disparu, et je ne vis mêmepas le bout de la robe de Catriona, aux pas delaquelle je le crus naturellement attaché.

Mes trois gardiennes me firent sortir de laville par Bristo et la lande de Brunstfield ; delà un sentier nous conduisit à Hope park, beaujardin coupé d’allées sablées, garni de bancset de tonnelles, et surveillé par un garde. Letrajet me sembla un peu long ; les deux plusjeunes demoiselles affectaient un air d’aimableennui qui m’humiliait cruellement, l’aînée meconsidérait avec une expression où il perçaitquelquefois de l’ironie ; et si je me rendais jus-tice mieux que la veille, ce n’était pas sans ef-

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fort. À notre arrivée dans le parc, je tombai surun cercle de huit ou dix jeunes gens (plusieursétaient des officiers, la cocarde au chapeau, lesautres en majeure partie des avocats) qui s’em-pressèrent à l’envi autour de ces beautés ; etbien que je fusse présenté à chacun d’eux dansles termes les plus flatteurs, on eût dit que tousm’avaient oublié instantanément. Les jeunesgens pris en groupe sont pareils à des animauxsauvages ; ils s’attaquent à un étranger ou ledédaignent sans politesse et même sans huma-nité ; et je suis sûr que si je m’étais trouvé par-mi des singes, ceux-ci m’auraient montré toutautant de l’une et de l’autre. Parmi ces avocatsse trouvaient des beaux esprits, et parmi lesmilitaires des hâbleurs ; je ne saurais dire le-quel de ces deux opposés m’agaçait davantage.Tous avaient une façon de manier leurs épéeset leurs basques d’habits, pour laquelle je lesaurais volontiers (et ce par jalousie pure) chas-sés à coups de pied hors du parc. Je supposeque, de leur côté, ils m’enviaient fort la bellecompagnie dans laquelle j’étais arrivé. Quoi

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qu’il en soit, je fus bientôt laissé en arrière, etmarchai sur les traces de toute cette gaieté,dans la morne compagnie de mes seules pen-sées.

J’en fus tiré par l’un des officiers, le lieu-tenant Hector Duncansby, un jeune blanc-bechighlander, qui me demanda si je ne m’appe-lais pas « Palfour ».

Je lui répondis affirmativement, quoiquesans aménité, car son ton était à peine poli.

— Ah ! ah ! Palfour, fit-il ; et il répéta en-core : Palfour, Palfour !

— Je crains que mon nom ne soit pas devotre goût, monsieur, dis-je, irrité contre moi-même de laisser voir mon irritation à un indi-vidu aussi grossier.

— Ce n’est pas cela, répliqua-t-il, je pensaisà autre chose.

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— Je ne vous conseillerai pas d’en faire unehabitude, monsieur, repris-je. Je suis certainque cela ne vous profiterait pas.

— Sauriez-fous par où Alan Grigor a trouféles pincettes ? dit-il.

Je lui demandai ce qu’il pouvait bien vou-loir dire par là, et il me répondit avec un rica-nement, que j’avais sans doute trouvé le tison-nier au même endroit que je l’avais avalé.

Il ne me resta plus aucun doute sur son in-tention, et les joues me brûlèrent.

— Avant de venir faire des affronts à ungentilhomme, dis-je, je commencerais à votreplace par apprendre à parler anglais.

Avec un signe de tête et un clin d’œil il meprit par la manche, et m’entraîna paisiblementhors de Hope park. Mais nous ne fûmes pasplus tôt hors de la vue des promeneurs qu’ilchangea de façons.

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— Fous êtes un tamné faurien tes Passes-Terres ! s’écria-t-il.

Et il m’envoya sur la mâchoire un coup deson poing fermé.

Je le payai largement de retour ; sur quoi ilfit un pas ou deux en arrière et me tira son cha-peau cérémonieusement.

— Foilà assez te coups, il me semble, dit-il.Che serai l’offensé, car a-t-on chamais fu sem-plaple présomption que te tire à un chantil-homme qui est officier du Roi qu’il ne sait pasparler l’anclais te Tieu ? Nous afons tes épéesau côté, et foici le King’s park tout proche.Marcherez-fous tefant, ou fous montrerai-chele chemin ?

Je lui rendis son salut, lui dis d’aller devant,et le suivis. Tout en marchant, il grommelait àpart lui Anclais te Tieu et Hapit tu Roi, si bienque j’aurais pu le croire sérieusement offensé.Mais la manière dont il avait entamé la conver-sation suffisait à le démentir. Manifestement

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cet homme était venu dans l’intention de mechercher querelle à droit ou à tort ; manifeste-ment j’étais tombé dans un nouveau piège demes ennemis ; et je ne doutais pas, vu moninexpérience, que je dusse être la victime denotre rencontre.

Pendant que nous avancions dans cet âpredésert rocailleux du King’s park, je fus tentéune demi-douzaine de fois de prendre mesjambes à mon cou et de m’enfuir, tant j’aimaispeu montrer mon ignorance de l’escrime, ettant je répugnais à mourir ou même à être bles-sé. Mais je réfléchis que si leur malice pou-vait aller jusqu’à ce point, elle ne reculeraitsans doute plus devant rien ; et périr par l’épée,voire sans élégance, était quand même préfé-rable au gibet. Je me dis aussi que par l’impru-dente vivacité de mon langage et la prompti-tude de mon poing je m’étais mis dans une im-passe absolue ; et même si je prenais la fuitemon adversaire me poursuivrait sans doute etme rattraperait, ce qui ajouterait la honte à

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mon malheur. Aussi, toute réflexion faite, je necessai pas de marcher derrière lui, à peu prèscomme j’aurais suivi le bourreau et sans guèreplus d’espoir.

Nous contournâmes l’extrémité des RochesLongues et pénétrâmes dans le Marais duChasseur. Là, sur un carré de beau gazon, monadversaire dégaina. Nous n’avions pour té-moins que les oiseaux ; et je n’eus d’autre res-source que de suivre son exemple et de tomberen garde de mon mieux. Ce mieux ne suffitsans doute pas à M. Duncansby : il aperçutquelques défauts dans mes manœuvres, s’ar-rêta, me considéra attentivement et se mit àrompre et avancer tout en battant l’air de salame. Comme Alan ne m’avait rien appris de cegenre, et que j’étais en outre assez troublé parle voisinage de la mort, je me déconcertai toutà fait, et restai hébété, avec le désir de m’en-fuir.

— Qu’est-ce qui fous prend ? s’écria le lieu-tenant.

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Et d’un engagement brusque, il me fit sau-ter mon épée et l’envoya voler au loin parmi lesbuissons.

À deux reprises cette manœuvre se répéta ;et je rapportais pour la troisième fois monarme déshonorée, lorsque je m’aperçus qu’ilavait remis l’épée au fourreau et qu’il m’atten-dait avec un certain air de dépit, et les mainscroisées sous ses basques.

— Tu Tiaple si che fous touche ! s’écria-t-il.

Et il me demanda ironiquement de queldroit je provoquais des « chentilshommes »alors que je ne savais pas distinguer l’un del’autre les deux bouts d’une épée.

Je lui répondis que c’était la faute de monéducation ; et qu’il me rendrait cette justice dereconnaître que je lui avais donné toute la sa-tisfaction qu’il était malheureusement en monpouvoir de lui offrir, et que je m’étais battu enhomme.

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— Et c’est la férité, dit-il. Che suis très prafemoi-même, et harti comme un lion. Mais mepattre comme fous l’afez fait, sans rien safoirde l’escrime, ch’afoue que che ne l’aurais pasosé. Et che recrette le coup de poing ; quoiqueà mon afis le fôtre était le frère aîné ; et lecrâne m’en cuit encore. Et ch’affirme que sich’afais su te quoi il retournait, che n’aurais pasmis la main tans une telle affaire.

— Voilà qui est noblement dit, répliquai-je,et je suis assuré que vous ne consentirez pasune seconde fois à faire le jeu de mes ennemispersonnels.

— Fraiment non, Palfour, dit-il ; et chepense qu’on a très mal agi afec moi te me don-ner à compattre une fieille femme, ou plutôtune espèce te camin ! Et che le tirai au Maître,et che le profoquerai, par Tieu, lui-même !

— Et si vous saviez de quelle nature est legrief de M. Simon contre moi, repris-je, vous

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seriez encore plus vexé d’avoir été mêlé à detelles histoires.

Il jura qu’il me croyait fort bien, que tousles Lovat étaient faits de même farine, et que lediable était le meunier qui l’avait moulue ; puisme prenant soudain par la main, il me déclaraque j’étais, pour finir, un très gentil garçon, quec’était une infinie pitié de m’avoir négligé ain-si, et que s’il en trouvait l’occasion, il veilleraitlui-même à faire mon éducation.

— Vous pouvez me rendre un servicemeilleur encore, dis-je ; et quand il m’eut de-mandé sa nature, j’ajoutai : C’est de venir avecmoi trouver l’un de mes ennemis et de lui at-tester de quelle façon je me suis comporté au-jourd’hui. Ce sera là un vrai service. Car bienqu’il m’ait envoyé un noble adversaire pour lapremière fois, l’intention secrète de M. Simonn’est autre que de me faire assassiner. Il enviendra un second, puis un troisième ; et par ceque vous avez vu de mon habileté à manier lefer, vous pouvez juger du sort qui m’attend.

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— Ce sort ne me tenterait guère moi nonplus, si ch’étais aussi peu homme que fous nefous l’êtes montré, s’écria-t-il. Mais che fousrentrai chustice, Palfour. Conduisez-moi !

Si j’avais marché lentement pour entrerdans ce maudit parc, j’avais les pieds plutôt lé-gers pour en sortir. Ils allaient en mesure surun excellent vieil air, aussi ancien que la Bible,et dont les paroles sont : « Nul doute, l’amer-tume de la mort est passée. » Comme j’avaisune soif ardente, je bus au puits de Sainte-Mar-guerite, dans la descente du chemin, et cetteeau me parut d’une suavité exquise. Nous tra-versâmes l’Asile, remontâmes Canongate, puispar Netherbow, arrivâmes tout droit à la portede Prestongrange. Nous causions chemin fai-sant pour convenir des détails. Le valet de piednous déclara que son maître était chez lui,mais qu’il s’était occupé d’affaires très sé-rieuses avec d’autres gentlemen, et qu’il avaitfait condamner sa porte.

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— Mon affaire ne prendra que trois mi-nutes, et elle ne peut attendre, lui dis-je. Vousajouterez qu’elle n’est aucunement privée, etque je serais même enchanté d’avoir des té-moins.

Notre homme se retira d’assez mauvaisegrâce pour exécuter la commission, nous n’hé-sitâmes pas à le suivre jusque dans l’anti-chambre, d’où je pus ouïr un instant dans lapièce voisine le bruit confus de plusieurs voix.En effet, ils étaient trois autour d’une table,à savoir : Prestongrange, Simon Fraser et Ers-kine, shériff de Perth ; et comme ils se trou-vaient réunis pour délibérer précisément surl’assassinat d’Appin, mon arrivée les troubla unpeu, mais ils décidèrent de me recevoir.

— Tiens, c’est vous, monsieur Balfour,qu’est-ce qui vous ramène donc ici ? et qui estce monsieur qui vous accompagne ? demandaPrestongrange.

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Quant à Fraser, il tenait les yeux baissésvers la table.

— Il est ici pour fournir un petit témoignageen ma faveur, mylord, témoignage qu’il est àmon avis très nécessaire que vous entendiez,répondis-je.

Et je me tournai vers Duncansby.

— Chai seulement à tire ceci, fit le lieute-nant, c’est que che me suis pattu auchourd’huiafec Palfour tans le marais tu Chasseur, ce tontch’ai crand recret à présent, et il s’est contuitaussi pien qu’on peut l’exicher t’un chentil-homme. Et ch’ai peaucoup de consitérationpour Palfour, conclut-il.

— Je vous remercie de votre obligeance,fis-je.

Là-dessus Duncansby salua la compagnieet se retira, comme nous en étions convenusprécédemment.

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— Qu’ai-je à voir dans cette affaire ? me de-manda Prestongrange.

— Je vais l’exposer en deux mots à votreseigneurie. J’ai amené ce gentilhomme, un of-ficier du Roi, pour me rendre ce témoignage.J’aime à croire que désormais mon honneurest à couvert, et jusqu’à une certaine date, quevotre seigneurie connaît, il sera tout à fait in-utile de dépêcher contre moi d’autres officiers.Je ne puis consentir à me battre successive-ment avec toute la garnison du château.

Les veines se gonflèrent sur le front dePrestongrange, et il me lança un regard decourroux.

— C’est je crois le diable qui m’a découpléce chien de garçon-là dans les jambes, s’écria-t-il ; et, se tournant furieux vers son voisin, ilajouta : Voici de votre besogne, Simon. Je re-connais votre intervention dans cette affaire,et, laissez-moi vous le dire, elle ne me plaîtpas. Il est déloyal, quand nous avons convenu

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d’un procédé, d’en faire agir secrètement unautre. C’est une trahison. Quoi ! vous me lais-sez envoyer ce garçon là-bas, avec mespropres filles ! Et parce que j’ai laissé échapperun mot devant vous… Fi, monsieur, gardez voshontes pour vous seul !

Simon était d’une pâleur mortelle.

— J’en ai assez de me voir renvoyé commeune balle entre le Duc et vous, s’écria-t-il. Quevous finissiez par vous arranger ou par rompre,vous vous débrouillerez tous les deux. Je re-fuse de plus faire la navette, de recevoir vosinstructions opposées, et d’être blâmé desdeux côtés. Et si je vous disais ce que je pensede toute votre histoire de Hanovre, vous en en-tendriez de dures.

Mais à ce moment le shériff Erskine, quiavait gardé son sang-froid, insinua douce-ment :

— Il ne nous reste plus, je crois, qu’à décla-rer à M. Balfour que son caractère de bravoure

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est dûment établi. Il peut dormir en paix. Jus-qu’à la date à laquelle il a bien voulu faire allu-sion il ne sera plus mis à l’épreuve.

Son sang-froid rappela les deux autres à laraison, et avec une politesse un peu vague, ilsse hâtèrent de me congédier.

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IX

La bruyère en feu

Cet après-midi, pour la première fois, j’étaisfurieux en quittant Prestongrange. Le procu-reur s’était joué de moi. Il avait prétendu quemon témoignage serait reçu et que je serais,moi, indemne ; et à la même heure, non seule-ment Simon s’attaquait à ma vie par l’inter-médiaire de l’officier highlander, mais Preston-grange lui-même (et cela résultait de ses pa-roles) avait un projet d’action contre moi. Jefis le compte de mes ennemis : Prestongrangeayant derrière lui toute l’autorité royale ; leDuc soutenu par les Highlands de l’ouest,qu’appuyait de son côté, dans le nord, le partide Lovat disposant d’une force égale ; et enfintout le ramas des espions et maniganceurs ja-

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cobites. Et en me rappelant James More et latête rousse de Neil fils de Duncan, je songeaique peut-être il y avait un quatrième confédé-ré, et que les débris de la vieille et indomptablerace des « caterans » de Rob Roy étaient liguéscontre moi avec les autres.

Une chose m’était indispensable : un amipuissant ou un conseiller avisé. Il ne devait pasmanquer dans le pays de gens de cette espèce,à la fois capables et désireux de me seconder,ou sinon Lovat pas plus que le Duc et Pres-tongrange n’auraient eu recours à de tels expé-dients. J’enrageais à l’idée que peut-être danscette rue même je coudoyais mes championssans m’en douter.

À cet instant précis, comme s’il eût devinémes pensées, un gentleman me frôla en pas-sant, puis me jeta un regard significatif, et tour-na le coin d’une petite rue. Je l’avais reconnudu coin de l’œil – c’était Stewart l’avocat ; etbénissant l’heureuse chance, je m’empressaide le suivre. À peine entré dans la petite rue, je

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le vis arrêté sous un porche d’escalier ; il me fitun signe et disparut aussitôt. Sept étages plushaut je le retrouvai sur le seuil d’un apparte-ment, qu’il referma derrière nous quand nousy fûmes entrés. L’appartement était tout à faitvide, sans la moindre trace de meubles ; carc’en était un que Stewart était chargé de louer.

— Nous serons forcés de nous asseoir parterre, me dit-il ; mais nous sommes plus tran-quilles ici par le temps qui court, et il me tar-dait de vous voir, monsieur Balfour.

— Comment cela va-t-il pour Alan ? lui de-mandai-je.

— Tout à fait bien, répondit-il. Andie lecueille sur la plage de Gillane, demain mercre-di. Il aurait bien voulu vous dire adieu, mais dutrain dont vont les choses, la crainte m’a en-gagé à vous tenir séparés. Mais venons-en auprincipal : comment marche votre affaire ?

— Eh bien, dis-je, pas plus tard que ce ma-tin on m’a appris que mon témoignage serait

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reçu, et que je ferais le voyage d’Inverary avecle procureur, ni plus ni moins.

— Allons donc ! s’écria Stewart. Je ne croi-rai jamais cela.

— J’en doute moi-même un peu. Mais j’ai-merais beaucoup entendre vos raisons.

— Eh bien, je vous l’avoue franchement,j’en deviens fou furieux, lança Stewart. Si jepouvais de mes seules mains jeter bas leurgouvernement, je l’arracherais comme unepomme pourrie. Je me mets avec Appin etavec James des Glens ; et d’ailleurs, c’est mondevoir de défendre mon cousin. Écoutez monpoint de vue et je vous laisserai tirer la conclu-sion vous-même. La première chose qu’ilsaient à faire c’est de se débarrasser d’Alan.Ils ne peuvent condamner James comme com-plice tant qu’ils n’auront pas condamné Alan.Ils ne peuvent condamner Alan comme auteurprincipal du crime ; c’est une loi élémentaire :on ne met pas la charrue avant les bœufs.

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— Et comment peuvent-ils condamnerAlan, s’ils ne l’attrapent pas ?

— Ah, c’est qu’il y a un moyen d’éviter cettearrestation. Loi élémentaire également. Ce se-rait trop commode si par suite de l’évasiond’un malfaiteur un autre restait impuni. Afind’y obvier on cite le principal auteur et on lemet hors la loi pour sa non-comparution. Or,il y a quatre endroits où un individu peut êtrecité : à son domicile ; en un lieu où il a résidéquarante jours ; au bourg du comté où il res-sortit d’ordinaire ; ou enfin (si on est fondé àcroire qu’il a quitté l’Écosse) à la Croix d’Édim-bourg et aux môle et rivage de Leith, pendantsoixante jours. Le but de cette dernière stipu-lation est évident à première vue : c’est à sa-voir que les navires sortants aient le loisir detransmettre les nouvelles, et que la citation soitautre chose qu’une formule. Or, prenez le casd’Alan. Il n’a pas de domicile à ma connais-sance ; je serais obligé à celui qui me mon-trerait l’endroit où il a vécu quarante jours de

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suite depuis 45 ; il n’y a pas de comté où il res-sortisse d’ordinaire ou d’extraordinaire ; s’il aun domicile quelconque, ce dont je doute, cedoit être en France, avec son régiment ; et s’iln’est pas encore sorti d’Écosse (comme nous lesavons et comme ils le supposent) il doit êtreévident au plus obtus que c’est ce à quoi il as-pire. Où donc, et de quelle façon doit-il être ci-té ? Je vous le demande, à vous profane.

— Vous l’avez dit en propres termes, fis-je.Ici, à la croix et aux môle et rivage de Leith,pendant soixante jours.

— Vous êtes plus fort en droit écossais quePrestongrange, alors ! s’écria l’avocat. Il a faitciter Alan une fois ; le 25, jour de notre pre-mière rencontre. Et, où cela ? Où ? mais à laCroix d’Inverary, le bourg principal des Camp-bell ! Je vous le dis entre nous, monsieur Bal-four – ils ne cherchent pas Alan.

— Que me dites-vous là, m’écriai-je. Ils nele cherchent pas ?

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— Autant que je puis comprendre. Ils netiennent pas à le trouver, à mon humble avis.Ils croient peut-être qu’il pourrait se défendreavec succès, moyennant quoi James, celuiqu’ils poursuivent en réalité, leur échapperait.Ce n’est pas un procès, vous le voyez, c’est uneconjuration.

— Je puis pourtant vous affirmer que Pres-tongrange m’a questionné attentivement surAlan, repris-je ; mais au fait, quand j’y repense,il n’a guère insisté.

— Voyez-vous ! fit-il. Mais laissons cela ! Jepuis avoir raison ou me tromper, ce n’est aprèstout qu’une hypothèse, et je reprends mesfaits. Il m’est venu aux oreilles que James etles témoins – les témoins, monsieur David ! –sont enfermés au cachot, et de plus chargés defers, à la prison militaire de Fort-William ; per-sonne n’a le droit de les visiter, pas plus qu’euxd’écrire. Les témoins, monsieur Balfour ! avez-vous jamais entendu rien de pareil ? Je vous af-firme, le plus vieux Stewart et le plus forban

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de toute la clique n’a jamais nargué la loi avecplus d’impudence. C’est un pur camouflet audécret parlementaire de 1700, touchant l’incar-cération illégale. Je n’ai pas plus tôt appris lachose que j’ai envoyé une requête au lord mi-nistre de la Justice. Je viens de recevoir sa ré-ponse. Tenez, voilà de la jurisprudence pourvous ! voilà la justice !

Il me mit en main un papier, ce même pa-pier aux mots doucereux, à l’allure papelarde,qui a été publié depuis dans le pamphlet intitu-lé « par un spectateur » et vendu « au profit dela pauvre veuve et des cinq enfants » de James.

— Vous le voyez, dit Stewart, comme iln’oserait pas me refuser l’accès auprès de monclient, il prie l’officier commandant de me laisserentrer. Il le prie ! – le lord ministre de la Justiced’Écosse prie un officier. Le but d’une telle ex-pression n’est-il pas évident ? On espère quel’officier sera suffisamment obtus, ou suffisam-ment tout à fait l’inverse, pour résister à laprière. Ce qui m’obligerait à faire le voyage une

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seconde fois entre ici et le Fort-William. Puisviendrait un nouveau délai jusqu’à ce que j’ob-tienne une autre autorisation, et qu’on ait désa-voué l’officier – un militaire notoirement igno-rant de la loi, etc., – je connais l’antienne. Puisle voyage une troisième fois ; et nous serionsimmédiatement talonnés par le procès avantque j’aie reçu mes premières instructions. N’ai-je pas raison d’appeler ceci une conjuration ?

— C’en a tout l’air, fis-je.

— Et je veux même vous le démontrer sansconteste, reprit-il. Bien qu’ils aient le droit deretenir James en prison, ils ne peuvent m’inter-dire de lui rendre visite. Ils n’ont pas le droitde retenir les témoins ; mais serai-je autorisé àles voir, eux qui devraient être libres commele lord ministre de la Justice lui-même ? Tenez,lisez : D’ailleurs, il refuse de donner aucun ordreaux gardiens de la prison qui ne sont coupablesd’avoir fait rien de contraire aux devoirs de leurcharge. Rien de contraire ! Oh, messieurs ! Etle décret de 1700 ? Monsieur Balfour, j’en ai le

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cœur qui éclate, la bruyère est en feu dans mapoitrine.

— Et en bon anglais, dis-je, cette phrase si-gnifie que les témoins vont rester en prison etque vous ne les verrez pas.

— Et que je ne les verrai pas jusqu’au jourd’Inverary, quand la cour siégera, exclama-t-il,et il faudra entendre alors Prestongrange par-ler des graves responsabilités de sa charge etdes grandes facilités accordées à la défense !Mais je saurai les y prendre, monsieur David.J’ai formé le projet d’entretenir les témoins enpleine route, et de voir si je ne puis extorquerun peu de justice au militaire notoirement igno-rant des lois qui commandera l’escorte.

La chose se passa ainsi – ce fut en effet surla route, près de Tynedrum, et par la conni-vence d’un officier de l’armée, que M. Stewartentretint de l’affaire les témoins pour la pre-mière fois.

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— Il n’y a plus rien qui puisse me sur-prendre dans cette histoire, remarquai-je.

— Je vous réserve cependant une surprise !s’écria-t-il. Voyez-vous ceci ? et il me montraun imprimé tout frais sorti de la presse. Voicile libellé : tenez, le nom de Prestongrange fi-gure sur la liste des témoins, où je ne trouveen revanche pas la moindre trace d’un Balfourquelconque. Mais ce n’est pas la question. Quicroyez-vous qui ait payé l’impression de ce pa-pier ?

— Il me semble que ce devrait être le roiGeorge, dis-je.

— Oui, mais il se trouve que c’est moi ! ex-clama-t-il. Ce n’est pas qu’il n’ait été imprimépar et pour eux-mêmes, pour les Grant et lesErskine, et pour cette sinistre fripouille de Si-mon Fraser. Mais pouvais-je, moi, arriver à enobtenir un exemplaire ? Non ! Je devais alleren aveugle plaider ma défense ; je devais en-

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tendre les chefs d’accusation pour la premièrefois devant la cour en présence du jury !

— N’est-ce pas contraire à la loi ? deman-dai-je.

— Je ne puis dire cela, répondit-il. C’est unefaveur si naturelle et si constamment accordée(avant cette absurde affaire) que la loi ne s’enest jamais préoccupé. Mais admirez ici le doigtde la providence ! Un étranger visite l’impri-merie Fleming, voit une épreuve à terre, la ra-masse et me l’apporte. Par une chance extra-ordinaire, c’était justement ce libellé. Aussitôtje le fais composer à nouveau – imprimer auxfrais de la défense : sumptibus mœsti rei ; a-t-onjamais eu idée de cela ? – et le voici pour toutle monde, le grand secret éventé, chacun peutle lire à présent. Mais comment croyez-vousque je trouve cela, moi qui réponds de la vie demon cousin ?

— Vrai, il me semble que vous devez letrouver mauvais, dis-je.

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— Vous voyez donc où nous en sommes,conclut-il, et pourquoi je vous ai ri au nezquand vous m’avez dit que votre témoignageserait reçu.

Ce fut alors à mon tour. Je lui exposai briè-vement les menaces et les offres de M. Simon,et tout l’épisode du spadassin, avec la scènequi avait suivi chez Prestongrange. Sur monpremier entretien, conformément à ma pro-messe, je me tus ; et sa révélation étaitd’ailleurs superflue. Tout le temps que je parlai,Stewart ne cessa de branler la tête comme unautomate ; et je n’eus pas plus tôt fermé labouche qu’il ouvrit la sienne pour me donnerson avis en deux mots, qu’il accentua forte-ment l’un et l’autre :

— Disparaissez vite.

— Je n’y suis pas, dis-je.

— Je vais donc vous y mener, fit-il. À monpoint de vue, il vous faut disparaître immédia-tement. Cela ne se discute même pas ! Le pro-

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cureur, par un dernier reste de pudeur, a arra-ché votre salut à Simon et au Duc. Il a refuséde vous faire votre procès, il a refusé aussi devous faire assassiner ; et voilà l’origine de leurdifférend, car Simon et le Duc ne savent pasplus garder leur foi envers leurs amis qu’enversleurs ennemis. Vous ne serez donc pas jugé,et vous ne serez pas assassiné ; mais ou je metrompe fort ou vous allez être enlevé et séques-tré comme lady Grange. Je vous parie tout ceque vous voudrez – c’est cela leur moyen.

— Vous m’y faites penser, dis-je ; et je luiparlai du coup de sifflet et du suivant à têterousse, Niel.

— Partout où se trouve James More, il ya un gros scélérat, ne l’oubliez jamais, dit-il.Son père valait mieux, quoiqu’il fût habile dumauvais côté de la loi, et pas assez ami dema parentèle pour que je veuille perdre ma sa-live à le défendre ! Mais quant à James c’estun vaurien et un bandit. Cette apparition dela tête rousse de Neil me plaît aussi peu qu’à

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vous. Elle me paraît bizarre : méfiance ! celasent mauvais. C’est le vieux Lovat qui a prépa-ré le coup de lady Grange ; si le jeune doit ma-nigancer le vôtre, cela ne sortira pas de la fa-mille. Pourquoi James More est-il en prison ?Pour le même crime : séquestration. Ses genssont coutumiers du fait. Il va donc prêter à Si-mon leurs bons offices, et la prochaine nou-velle que nous entendrons, ce sera que Jamesa fait sa paix, ou bien qu’il s’est évadé ; et vous,vous serez à Benbecula ou à Applecross.

— Vous mettez les choses au pis, remar-quai-je.

— Ce que je veux, reprit-il, c’est que vousdisparaissiez de vous-même avant qu’ils nevous mettent le grappin dessus. Cachez-vousjusqu’à l’heure du procès, et sautez sur euxau dernier moment lorsqu’ils s’y attendront lemoins. Ceci toujours à supposer, monsieur Bal-four, que votre témoignage vaille une doseaussi excessive de péril et de tracas.

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— Sachez donc une chose, fis-je. J’ai vul’assassin et ce n’était pas Alan.

— En ce cas, par Dieu ! mon cousin est sau-vé ! s’écria Stewart. Vous tenez sa vie entre voslèvres ; et il n’y a ni temps ni péril ni argentà épargner pour vous faire figurer au procès.(Il vida ses poches sur le plancher.) Voici toutce que j’ai sur moi, reprit-il. Prenez, vous enaurez besoin avant qu’il soit longtemps. Des-cendez cette rue-ci jusqu’au bout, il y a là unchemin qui conduit aux Lang Dykes, et croyez-moi, qu’on ne vous renvoie plus à Édimbourgavant la fin de la lutte.

— Mais où vais-je aller ? demandai-je.

— Je voudrais pouvoir vous le dire ! fit-il,mais tous les endroits où je vous enverraissont précisément ceux où l’on vous cherchera.Non, il faut vous débrouiller vous-même, etque Dieu soit votre guide ! Cinq jours avant leprocès, soit le 16 septembre, faites-moi tenirun mot à Stirling, à l’auberge des King’s Arms,

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et si vous vous en êtes tiré jusque-là, je ferai ensorte que vous arriviez à Inverary.

— Encore une chose, dis-je. Ne pourrais-jevoir Alan ?

Il parut hésiter.

— Peuh ! j’aimerais mieux pas. Mais je doisavouer qu’Alan y tient beaucoup, et qu’il seracaché cette nuit dans ce but, auprès de Silver-mills. Si vous êtes certain de n’être pas sui-vi, monsieur Balfour – mais faites-y bien atten-tion ! – restez en lieu sûr, et inspectez la routependant une bonne heure avant de vous y ris-quer. Ce serait une terrible chose pour vous etmoi s’il vous arrivait malheur !

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X

L’homme aux cheveux roux

Il était environ trois heures et demie quandje débouchai sur les Lang Dykes. J’avais adop-té Dean comme destination. Catriona y habi-tait ; il y avait beaucoup de chances pour queses parents les Glengyle MacGregor fussentemployés contre moi ; c’était donc là un desquelques endroits d’où j’aurais dû me tenirécarté ; mais je n’étais qu’un tout jeunehomme, je commençais à être amoureux pourde bon : aussi n’eus-je rien de plus pressé quede me diriger de ce côté. Par acquit deconscience, néanmoins, je pris une mesure deprécaution. En arrivant au haut d’une petitemontée de la route, je me jetai brusquementparmi les orges et y restai tapi. Au bout d’un

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moment, un homme passa, qui avait l’air d’unHighlander, mais que je voyais pour la pre-mière fois. Peu après arriva Neil aux cheveuxroux. Il fut suivi par un meunier sur sa char-rette, après quoi je ne vis plus que d’indu-bitables paysans. C’en était assez néanmoinspour faire rebrousser chemin au plus témé-raire ; mais cela ne fit au contraire que ren-forcer ma résolution. Il n’y avait rien d’éton-nant, me disais-je, à ce que Neil suivît cetteroute, puisqu’elle menait tout droit chez la fillede son chef ; quant à l’autre Highlander, si jedevais me détourner pour tous ceux que je ren-contrais, je n’arriverais jamais nulle part. Et,m’étant ainsi payé de ces arguments sophis-tiques, je me remis en marche et arrivai peuaprès quatre heures chez Mme Drummond-Ogilvy.

Les deux dames étaient à la maison. En lesapercevant toutes les deux par la porte ou-verte, je tirai mon chapeau et, croyant amuserla douairière, prononçai :

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— Voici un garçon qui vient chercher Six-pence.

Catriona accourut à ma rencontre et j’eus lasurprise de voir la vieille dame montrer un em-pressement quasi égal. Je sus longtemps aprèsqu’elle avait le matin même dépêché un exprèsà cheval à Queensferry, chez Rankeillor, qu’elleconnaissait pour le fondé de pouvoirs deShaws, et à cette heure elle avait dans sa pocheune lettre de mon brave ami qui faisait de mapersonne et de mon avenir le tableau le plusflatteur. Mais je n’eus pas besoin de la lire pourconnaître les intentions de Mme Ogilvy. Toutrustique que je fusse, je l’étais moins qu’ellene l’imaginait ; et il apparut aussi clairement,voire à mon esprit campagnard, qu’elle étaitdécidée à machiner une alliance entre sa cou-sine et un certain garçon imberbe qui étaitquelque chose comme un laird dans le Lothian.

— Sixpence prendra bien la soupe avecnous, Catrine, dit-elle. Courez le dire à l’office.

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Et durant le bref espace de temps où nousdemeurâmes seuls, elle se donna beaucoup demal pour me séduire : toujours habilement,toujours sous couleur de raillerie, sans cesserde m’appeler Sixpence, mais avec un air bienfait pour me rehausser à mes propres yeux.Lorsque Catriona fut de retour, son intentiondevint encore plus apparente, et elle me dé-tailla les charmes de la jeune fille comme unmaquignon fait d’un cheval. Je rougis à l’idéequ’elle pût me croire aussi stupide. Tour à tour,j’imaginais que la jeune fille se laissait naïve-ment donner en spectacle, et alors j’aurais vo-lontiers roué de coups la vieille folle ; ou bien,je me figurais que toutes deux agissaient deconcert pour m’empaumer, et à cette idée, jerestais entre elles deux sombre comme la mal-veillance personnifiée. Pour finir, la courtièrede mariages eut une meilleure inspiration, quifut de nous laisser à nous, deux. Lorsque l’on atant soit peu excité mes soupçons, il n’est pastoujours commode de les apaiser. Mais j’avaisbeau savoir qu’elle appartenait à une race de

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brigands, il me suffisait de regarder Catrionadans les yeux pour avoir foi en elle.

— Je ne dois pas vous interroger ? me dit-elle avec vivacité, dès le premier instant quenous nous trouvâmes seuls.

— Si fait, aujourd’hui je puis parler en touteinnocence, répliquai-je. Je suis délié de monserment, et d’ailleurs, après ce qui s’est passéce matin, je ne l’aurais pas renouvelé si on mel’avait demandé.

— Racontez-moi, dit-elle. Ma cousine netardera guère.

Je lui racontai donc d’un bout à l’autrel’aventure du lieutenant, que je rendis aussidrôle que possible, et certes il y avait matière àrire dans cette insanité.

— Vous êtes donc aussi peu fait, il mesemble, pour la société des hommes grossiersque pour celle des belles dames ! reprit-elle,quand j’eus terminé. Mais se peut-il que votrepère ne vous ait pas appris à tenir une épée ?

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Ce n’est pas d’un gentilhomme ; je n’ai jamaisouï dire chose semblable de personne.

— C’est en tout cas fort gênant, répliquai-je ; et je crois que mon excellent homme depère a été bien mal inspiré de me faire ap-prendre le latin au lieu des armes. Mais vousvoyez que je fais de mon mieux, et que je resteferme comme l’épouse de Loth tandis qu’on metape dessus.

— Savez-vous ce qui m’amuse ? reprit-elle.Eh bien, voici. Telle que je suis faite, j’aurais dûplutôt être un garçon. En moi-même c’est ain-si que je me considère toujours, et je ne cessede me raconter ceci ou cela qui est censé m’ar-river. Je me vois donc aller sur le terrain, etje me souviens alors que je suis en réalité unefille, et que je ne sais pas tenir une épée ni don-ner un coup de poing convenablement ; et mevoilà obligée de faire dévier mon histoire, ensorte que le combat n’ait pas lieu et que je m’entire quand même à ma gloire, tout comme vousavec le lieutenant ; et c’est moi le garçon qui

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fais les beaux discours d’un bout à l’autre, toutcomme M. David Balfour.

— Vous êtes une fille sanguinaire, lui dis-je.

— Bah, je sais qu’il est convenable decoudre et de filer, et de faire de la tapisserie ;mais si vous n’aviez pas d’autre occupationdans le vaste monde, je crois que vous trou-veriez vous aussi que c’est bien monotone. Cen’est pas toutefois que j’aie envie de tuer. Avez-vous déjà tué quelqu’un ?

— Cela m’est arrivé, par hasard. Deux fois,ni plus ni moins, et je suis encore d’âge à êtreau collège ! Mais quand je vois la chose à dis-tance, je n’en ai aucun regret.

— Mais quel effet cela vous a-t-il fait, alors,sur le coup ? demanda-t-elle.

— Ma foi, je me suis assis par terre et j’aipleuré comme un gosse.

— Je comprends cela ! s’écria-t-elle. Je sensd’où provenaient ces larmes. Mais de toute fa-

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çon je ne voudrais pas tuer, à moins de fairecomme Catherine Douglas qui eut le bras casséen le mettant dans les gâches du verrou. C’estelle ma principale héroïne. N’aimeriez-vouspas de mourir ainsi – pour votre roi ?

— Ma foi, répondis-je, mon amour pourmon roi, dont Dieu bénisse la figure renfro-gnée, est plus modéré ; et j’ai vu la mort d’as-sez près aujourd’hui pour être un peu plus at-taché à l’idée de vivre.

— Voilà ! dit-elle, voilà bien les hommes !Toutefois vous devriez apprendre l’escrime. Jen’aimerais pas avoir un ami qui ne sache pastirer l’épée. Mais ce n’est donc pas avec l’épéeque vous avez tué ces deux-là ?

Ce fut ainsi qu’elle m’arracha l’histoire denotre combat sur le brick, combat que j’avaisomis dans mon premier récit de mes aven-tures.

— Oui, dit-elle, vous êtes brave. Et quant àvotre ami, je l’admire et je l’aime.

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— Oh, cela ne m’étonne pas, repris-je. Il ases défauts comme tout le monde ; mais il estbrave et loyal et bon, que Dieu le bénisse ! Lejour est loin où j’oublierai Alan ! – Et à sonsouvenir, à l’idée que je n’avais qu’à le vouloirpour causer avec lui le soir même, je faillis suc-comber à l’émotion.

— Où ai-je donc la tête que je ne vous aipas communiqué la nouvelle ! s’écria-t-elle. Ils’agissait d’une lettre de son père, disantqu’elle pourrait le voir le lendemain au châteauoù il venait d’être transporté, et que ses affairess’arrangeaient. Cela ne paraît pas vous faireplaisir, dit-elle. Prétendez-vous juger mon pèresans le connaître ?

— Je suis à mille lieues de le juger, répli-quai-je. Et je vous donne ma parole que jeme réjouis d’apprendre que vous avez le cœurplus léger. Si j’ai montré peu de joie, commeil est probable, vous avouerez que le jour estassez mal choisi pour chercher des accommo-dements, et que les gens au pouvoir ne mé-

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ritent guère qu’on s’accommode avec eux. Si-mon Fraser me pèse très fort sur l’estomac.

— Ah ! s’écria-t-elle, n’allez pas mettre cesdeux-là sur le même pied ; rappelez-vous quePrestongrange et James More, mon père, sontdu même sang.

— Je n’en savais rien, fis-je.

— Il est bien singulier que vous soyez sipeu au courant, reprit-elle. Que l’un s’appelleGrant, et l’autre MacGregor, n’importe, ils sonttoujours du même clan. Ce sont tous fils d’Ap-pin, de qui, je crois, notre pays tire son nom.

— De quel pays parlez-vous ? demandai-je.

— Du pays qui est le mien et le vôtre.

— C’est mon jour de découvertes, il mesemble, car j’ai toujours pensé que ce payss’appelait l’Écosse.

— L’Écosse est le nom du pays que vous ap-pelez Irlande, répliqua-t-elle. Mais le vrai nomde cette terre que nous foulons aux pieds, et

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dont nos os sont faits, c’est Alban. Elle s’appe-lait Alban lorsque nos aïeux ont combattu pourelle contre Rome et Alexandre ; et elle s’ap-pelle encore ainsi dans notre langue maternelleque vous avez oubliée.

— Ma foi, dis-je, cela m’est toujours restéinconnu. – Car je n’avais pas le cœur de la re-prendre au sujet du Macédonien.

— Mais vos pères et mères se le transmet-taient, ce langage, d’une génération à l’autre,reprit-elle. Et il se chantait autour des ber-ceaux bien avant qu’il fût question de vous etde moi ; et votre nom le rappelle encore. Ah, sivous saviez le parler, vous découvririez en moiune tout autre femme. Le cœur n’emploie pasd’autre langage que celui-là.

Je fis avec les deux dames un très bon re-pas, servi dans une vieille argenterie et arroséd’excellent vin, car Mme Ogilvy était riche.Notre conversation ne fut pas moins agréable ;mais aussitôt que je vis le soleil approcher de

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son déclin et les ombres s’allonger, je me levaipour me retirer. Ma résolution était bien prised’aller dire adieu à Alan et il me fallait voir lebois du rendez-vous et le visiter, à la lumièredu jour. Catriona me reconduisit jusqu’à laporte du jardin.

— Est-ce dans longtemps que je vais vousrevoir ? me demanda-t-elle.

— Il m’est impossible de vous le dire, répli-quai-je. Peut-être dans longtemps, peut-être ja-mais.

— Qui sait ? fit-elle. Et cela vous attriste ?

Je la regardai en inclinant la tête.

— Moi bien, en tout cas, dit-elle, je ne vousai pas vu beaucoup, mais je vous mets trèshaut dans mon estime. Vous êtes franc, vousêtes brave, bientôt vous serez tout à fait unhomme. Je serai fière de l’apprendre. Si vousrencontrez le pis, s’il vous arrivait ce que nouscraignons – oh dites ! songez que vous avezune amie. Longtemps après votre mort, quand

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je serai une vieille femme, j’enseignerai aux pe-tits enfants le nom de David Balfour, parmimes pleurs. Je leur conterai notre séparation,et ce que je vous ai dit et fait. Dieu vous accom-pagne et vous guide, votre petite amie l’en prie :voilà ce que je vous dis – leur conterai-je – etvoici ce que je fais…

Elle me prit la main et la baisa. La surprisem’arracha un cri comme si j’avais reçu uneblessure et le rouge me monta violemment auvisage. Elle me regarda et me fit un signe detête.

— Oh oui, monsieur David, dit-elle, voilàce que je pense de vous. Le cœur a suivi leslèvres.

Je lisais sur le visage de cette noble enfantl’enthousiasme d’un esprit chevaleresque, maisrien d’autre. Elle m’avait baisé la main commeelle eût baisé celle du prince Charles, avec unélan plus sublime que n’en peut connaître l’hu-manité pétrie de la commune argile. Rien en-

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core ne m’avait aussi bien fait sentir toutel’étendue de mon amour, ni quels sommets ilme restait à atteindre pour me rendre digne deson idéal. Je pouvais me dire néanmoins quej’avais fait quelques progrès, et qu’en pensantà moi son cœur avait battu plus vite.

Après l’honneur qu’elle venait de me faire,je ne pouvais plus lui offrir de banales poli-tesses. Il m’était même difficile de parler ; unecertaine modulation de sa voix avait frappé di-rectement à la source de mes larmes.

— Dieu soit loué pour votre bonté, ô chère !dis-je. En lui donnant le nom qu’elle s’étaitdonné elle-même, j’ajoutai : – Adieu, ma petiteamie !

Puis, la saluant, je m’éloignai.

Je devais, pour gagner Silvermills, des-cendre le cours de la Leith, et me diriger surStockbridge. Le sentier courait dans le bas duravin, au milieu duquel l’eau bruissait tumul-tueusement ; des rais de soleil diagonaux s’al-

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longeaient de l’ouest parmi les ombres et àchaque tournant la vallée me découvrait unnouveau paysage et un nouveau monde. AvecCatriona derrière moi et Alan devant, j’étaiscomme transporté. Le lieu aussi, l’heure et lachanson de l’eau, m’agréaient infiniment ; et jeralentis l’allure pour mieux regarder devant etderrière moi. Telle fut la cause (providence àpart) grâce à laquelle je distinguai un peu enarrière de moi une tête rousse cachée entre desbuissons.

La colère me sauta au cœur et je fis volte-face pour rétrograder dans une gorge étroiteque je venais de dépasser. Le sentier longeaitde près les buissons où j’avais remarqué latête ; et quand je parvins à la hauteur du four-ré, tous mes muscles étaient bandés en prévi-sion d’une attaque. Rien de semblable n’arri-va et je passai sans voir personne, ce qui aug-menta mes craintes. Il faisait encore jour maisle lieu était extrêmement isolé. Si mes persé-cuteurs avaient laissé échapper cette belle oc-

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casion, je devais en conclure qu’ils ne visaientpas seulement David Balfour. La vie d’Alan etcelle de James pensaient sur mon âme avec lalourdeur de deux gros bœufs.

Catriona était encore dans le jardin, à sepromener toute seule.

— Catriona, lui dis-je, me voici de retour.

— Avec un autre visage, dit-elle.

— Je porte la vie de deux hommes en susde la mienne, fis-je. Ce serait un péché et unehonte de ne point surveiller tous mes pas. Jeme suis déjà demandé si je faisais bien de venirici. Je ne voudrais pas que ce fût le moyen denous mener à mal.

— Je pourrais vous en nommer une qui lesouhaite encore moins, et qui n’aime pas dutout ce que vous venez de dire là, s’écria-t-elle.Qu’ai-je donc fait, après tout ?

— Oh ! vous !… s’il n’y avait que vous ! ré-pliquai-je. Mais depuis mon départ j’ai été de

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nouveau pisté, et je puis vous dire le nom decelui qui me suit. C’est Neil, fils de Duncan, unhomme à vous ou à votre père.

— À coup sûr, vous faites erreur, dit-elle, enpâlissant. Neil est à Édimbourg, où il exécuteles ordres de mon père.

— C’est ce que je crains, dis-je, du moinspour la dernière partie de votre phrase. Maisquant à ce qu’il soit à Édimbourg, je crois pou-voir vous démontrer qu’il n’en est rien. Carvous avez sûrement un signal, un signald’alarme, capable de le faire accourir à votreaide, s’il était quelque part à portée d’entendreet d’accourir.

— Tiens, comment savez-vous cela ?

— Au moyen d’un talisman magique queDieu m’a donné lorsque je suis venu au mondeet qui s’appelle Sens-commun. Ayez l’obli-geance de faire votre signal, et je vous montre-rai la tête rousse de Neil.

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Il n’est pas douteux que je parlais roide etsec. J’étais plein d’amertume. J’en voulais àla jeune fille et à moi-même et nous détestaistous les deux ; elle pour le vil troupeau dontelle était issue, moi pour la folle témérité dem’être fourré dans un pareil guêpier.

Catriona porta ses doigts à ses lèvres et sif-fla une fois, sur une note excessivement forte,claire et ascendante, aussi nourrie que l’eûtpoussée un laboureur. Une minute nous atten-dîmes en silence ; et j’allais la prier de réitérer,lorsque j’entendis, sur le flanc du ravin, le bruitd’une course à travers la broussaille. En sou-riant, je lui désignai la direction et un instantaprès Neil bondissait dans le jardin. Ses yeuxflamboyaient, et il avait à la main la lame nued’un « couteau noir » (comme on dit en High-land) ; mais quand il m’aperçut à côté de samaîtresse, il s’arrêta comme foudroyé.

— Il est venu à votre appel, dis-je ; vousvoyez s’il était bien près d’Édimbourg, et dequelle nature sont les ordres de votre père. De-

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mandez-le-lui. Si par l’intermédiaire de votreclan, je dois perdre la vie, ou les autres vies quidépendent de moi, il faut au moins que j’ailleen toute connaissance de cause là où je dois al-ler.

Elle l’interpella vivement en gaélique. Ausouvenir de l’exacte politesse que montraitAlan sur ce point, je faillis éclater d’un rireamer ; à coup sûr, en présence de mes soup-çons, c’était bien l’heure où elle aurait dû seservir de l’anglais.

Ils échangèrent deux ou trois répliques, etje pus comprendre que Neil était furieux, endépit de son obséquiosité.

Puis, elle se tourna vers moi :

— Il jure que ce n’est pas vrai.

— Catriona, répliquai-je, est-ce que vousl’en croyez ?

Elle fit le geste de se tordre les mains.

— Comment le saurais-je ? s’écria-t-elle.

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— Mais il faut à tout prix que je sache, dis-je. Je ne puis demeurer dans cette incertitude !Catriona, tâchez de vous mettre à ma place,tout comme je prends Dieu à témoin que jetâche de me mettre à la vôtre. De telles parolesn’auraient jamais dû être prononcées entrevous et moi ; non, jamais de telles paroles ; j’enai le cœur navré. Tenez, gardez-le ici jusqu’àdeux heures du matin, et cela me suffira. Pro-posez-le-lui.

Une fois de plus, ils usèrent du gaélique.

— Il me répond qu’il doit suivre les ordresde James More, mon père, dit-elle, plus pâleque jamais, et d’une voix presque défaillante.

— Me voici donc renseigné, fis-je, et queDieu pardonne aux méchants !

Elle ne répliqua rien, mais continua de meregarder avec la même pâleur.

— Voilà du joli ! repris-je. Il me faut doncpérir et les deux autres avec moi !

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— Hé ! que me reste-t-il à faire ? s’écria-t-elle. Puis-je aller à rencontre des ordres demon père, alors qu’il est en prison et que sa vieest en danger ?

— Mais nous allons peut-être un peu vite,dis-je. Cet homme est peut-être aussi un men-teur. Il n’a peut-être pas d’ordres réels ; c’estpeut-être Simon qui dirige tout, sans que votrepère en sache rien ?

Elle éclata en sanglots sous nos yeux à tousdeux ; et j’éprouvai une douleur aiguë de lavoir dans une aussi terrible perplexité.

— Allons, repris-je, gardez-le seulementune heure, et je risquerai le coup, en priantDieu de vous bénir.

Elle me tendit la main.

— Je suis bien à plaindre, sanglota-t-elle.

— Une heure entière, n’est-ce pas ? dis-je,en serrant sa main dans les miennes. Trois viesen dépendent, jeune fille !

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— Une heure entière, fit-elle, en implorantle pardon de son Rédempteur.

J’estimai que je n’avais plus rien à faire là,et je pris ma course.

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XI

Le bois de Silvermills

Sans perdre un instant, aussi vite que jepus jouer des jambes, je descendis la valléejusqu’au-delà de Stockbridge et de Silvermills.Alan m’avait prévenu qu’il serait chaque nuitentre minuit et deux heures « dans un petitbois à l’est de Silvermills et au sud du ru demoulin qui est dans le sud ». Je trouvai fa-cilement ce bois, qui croissait sur une penteabrupte, au bas de laquelle coulait rapide etprofond le ru de moulin. Une fois là, je me misà marcher plus posément et à réfléchir de fa-çon plus sensée à ma situation. Je m’aperçusque j’avais fait un marché de dupe avec Ca-triona. On ne pouvait supposer que Neil avaitété envoyé seul pour exécuter sa mission, mais

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peut-être était-il le seul à dépendre de JamesMore, auquel cas j’aurais fait tout ce qui étaiten mon pouvoir pour faire pendre le père deCatriona, sans améliorer en rien ma situation.À vrai dire, ces deux idées me répugnaientégalement. À supposer qu’en retenant Neil au-près de Catriona je l’eusse empêché de com-muniquer avec ses complices, ceux-ci restaientlibres de me pister et d’arriver ainsi à découvrirla retraite d’Alan.

J’étais arrivé à l’extrémité orientale du boislorsque ces deux considérations me frappèrentcomme un coup de massue. Mes pieds s’arrê-tèrent d’eux-mêmes et mon cœur avec eux. –Quel jeu absurde ai-je donc joué ? pensai-je. Etje tournai aussitôt les talons pour m’en aller.

Dans ce mouvement, je fis face à Silver-mills. Le sentier contournait le village par uncrochet, mais ne cessait de rester bien en vue ;et personne, ni du Highland ni du Lowland,ne s’y montrait. C’était pour moi une de cesconjonctures dont Stewart m’avait conseillé de

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profiter. Je courus donc tout le long du ru demoulin, dépassai la corne orientale du bois,que je traversai par son milieu, et revins à sa li-sière occidentale, d’où je surveillai de nouveaule sentier, sans me laisser voir. Il était toujoursdésert, et cela me rendit quelque courage.

Durant plus d’une heure je restai cachédans la lisière des arbres et ni lièvre ni aiglen’eût fait un guet plus vigilant. Au début decette heure le soleil était déjà couché, maisle jour était encore clair et le ciel tout doré ;mais avant qu’elle fût écoulée, il faisait presquenoir, les formes des objets et leurs distances seconfondaient, et la surveillance devenait diffi-cile. Cependant aucun être humain venant deSilvermills n’avait dirigé ses pas vers l’est, etles seuls qui fussent allés vers l’ouest étaientd’honnêtes paysans qui rentraient chez euxpour la nuit en compagnie de leurs femmes.Fussé-je pisté par les limiers d’Europe les plusrusés, cela dépassait l’ordre de la nature qu’ilspussent avoir le moindre soupçon de ma re-

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traite ; aussi, pénétrant un peu plus loin dans-le bois, je me couchai à terre pour attendreAlan.

J’avais déployé une très grande attentionpour surveiller non seulement le sentier, maisencore tous les champs et les buissons à portéede ma vue. Je renonçai à cet exercice. La lune,à son premier quartier, luisait faiblement dansle bois ; la paix de la campagne m’environnait ;et ces deux ou trois heures que je passai éten-du sur le dos m’offrirent une occasion favo-rable de faire mon examen de conscience.

Deux choses m’apparurent clairement toutd’abord : que je n’avais plus le droit de retour-ner à Dean ce jour-là, et que (y étant allé) jen’avais pas le droit de rester étendu ici. Cebois, où Alan devait venir, était précisément leseul de toute l’Écosse qui me fût interdit, partoute juste considération. Je le reconnaissais,et je n’en restais pas moins, sans savoir pour-quoi. Je voyais avec combien peu de mesurej’avais traité Catriona quelques heures plus

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tôt ; comment je lui avais rebattu les oreillesdes deux existences dont j’étais responsable,et je l’avais ainsi forcée de compromettre sonpère ; et comment, ces deux existences, je lesexposais ici à nouveau, de gaieté de cœur. Uneconscience tranquille est faite, pour les huitdixièmes, de courage. Le doute ne m’eut pasplus tôt envahi, que je me trouvai désarmé de-vant une foule de pensées menaçantes. Brus-quement, je me relevai. Si j’allais à cette heuretrouver Prestongrange, le surprendre (commeil était encore facile) avant son sommeil et luifaire ma soumission plénière ? Qui eût pu m’enblâmer ? Ni Stewart l’avocat : il me suffirait delui dire que j’étais pisté, incapable de m’échap-per, contraint à la reddition. Ni Catriona : pourelle également, j’avais une réponse touteprête ; à savoir que je ne pouvais la laissermettre son père en danger. Ainsi, en un mo-ment, je pouvais me délivrer de tous mes en-nuis, lesquels après tout et en réalité ne meregardaient en rien ; je me dégageais de l’as-sassinat d’Appin, je me mettais hors de portée

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de tous les Stewart et les Campbell, de tousles whigs et les tories du monde, et je vivaisdésormais à ma guise, libre de m’amuser etde travailler à mon avancement, et de consa-crer quelques heures de ma jeunesse à cour-tiser Catriona, ce qui serait évidemment uneoccupation plus convenable que de me cacheret de courir et d’être poursuivi comme un vo-leur traqué, et de renouveler encore une foisles terribles épreuves de ma fuite en compa-gnie d’Alan.

Cette capitulation ne m’inspira d’abord au-cune honte, et je m’étonnai seulement de nel’avoir conçue ni réalisée plus tôt. Je cherchaià découvrir l’origine de cette métamorphose.Je la fis remonter à mon abattement spirituel,lequel provenait de mon insouciance de na-guère, due elle-même à ce vieux, commun, tri-vial et ignoble péché ; la complaisance égoïste.Et le texte sacré me revint aussitôt à l’esprit :« Comment Satan pourrait-il chasser Satan ? »

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— Hé quoi ! pensai-je, par complaisanceégoïste, en suivant les chemins faciles et enobéissant à l’attrait d’une jeune fille, j’ai prisle dégoût de mon honneur, j’ai mis en périll’existence de James et celle d’Alan, et je vaischercher à m’évader par le même chemin quej’ai déjà parcouru ? Non ! le mal causé par lacomplaisance égoïste doit être guéri par l’ab-négation de soi-même ; la chair que j’ai flattéedoit être crucifiée. Je me demandai alors quellevoie me serait la plus pénible à suivre. C’étaitde quitter le bois sans attendre Alan, et de meremettre en route seul, dans les ténèbres et en-touré de hasards obscurs et menaçants.

Si j’ai pris le soin de rapporter en détailcette phase de mes réflexions, c’est parce queje crois leur exposé susceptible de quelque uti-lité, et qu’il peut servir d’exemple à la jeunesse.Mais la raison intervient (comme on dit) mêmepour planter des choux, et il y a place, mêmeen morale et en religion, pour le bon sens.L’heure fixée par Alan approchait, et la lune

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avait disparu. Si je partais, comme je ne pou-vais en toute conscience siffler mes espionspour les mettre à mes trousses, ils pourraientbien me perdre dans l’obscurité, et s’attacherpar erreur à Alan. Si je restais, au contraire, jepouvais à tout le moins mettre mon ami sur sesgardes, ce qui serait peut-être son salut. J’avaiscompromis la sûreté d’autrui dans un momentde complaisance égoïste ; remettre autrui enpéril, et cette fois-ci dans le simple but de fairepénitence, n’eût guère été raisonnable. Aussi,je ne me fus pas plus tôt levé de ma place queje m’y recouchai, mais déjà dans une autre dis-position d’esprit, à la fois m’étonnant de mafaiblesse passée et me réjouissant de mon ac-tuel sang-froid.

Peu après il se fit un craquement dans lefourré. Mettant ma bouche à ras de terre, je sif-flai deux ou trois notes de l’air d’Alan. Une ré-ponse me parvint, sur le même ton assourdi,et bientôt nous nous abordâmes dans les té-nèbres.

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— C’est enfin vous, Davie ? chuchota-t-il.

— C’est bien moi, répondis-je.

— Dieu ! mon ami comme j’ai langui à vousattendre ! fit-il. Le temps m’a paru bien long.Toute la journée, je l’ai passée à l’intérieurd’une meule de foin, où je ne voyais pas le boutde mes dix doigts, et puis deux heures encoreà vous attendre ici, et vous n’arriviez jamais !Enfin vous voilà ; mais il n’était que temps, carje m’embarque demain ! Demain ? que dis-je ?aujourd’hui, plutôt.

— Oui, Alan mon ami, aujourd’hui, c’estvrai. Il est passé minuit, déjà, et vous vous em-barquez aujourd’hui. Vous aurez un long trajetà faire.

— Nous taillerons une longue bavette aupa-ravant, répliqua-t-il.

— Certes oui, et j’en ai joliment à vous ra-conter.

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Et je lui appris ce qu’il devait savoir, enun pêle-mêle qui se débrouilla peu à peu. Ilm’écouta, posant de rares questions, et riant detemps à autre, d’un air amusé. Son rire, surtoutlà dans cette obscurité où il nous était impos-sible de nous voir, éveillait en mon cœur unesympathie extraordinaire.

— Oui, David, vous êtes un drôle de corps,dit-il quand j’eus achevé de parler ; un drôlede pistolet pour finir, et je ne me souviens pasd’avoir jamais rencontré votre pareil. Quant àvotre histoire, Prestongrange est un whig toutcomme vous, aussi je ne dirai rien de lui ; jecrois même, pardieu ! qu’il serait votremeilleur ami, si seulement vous pouviez avoirconfiance en lui. Mais Simon Fraser et JamesMore sont des animaux de mon espèce, et jeles qualifierai comme ils le méritent. C’est legrand diable noir qui est le père des Fraser,chacun sait cela ; et pour les Gregara, je n’ai ja-mais pu les sentir depuis que je sais me tenirdebout sur mes deux pieds. J’ai mis le nez

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en marmelade à l’un d’eux, il m’en souvient,quand j’étais encore si peu ferme sur mesjambes que je me suis étalé sur lui. Ce fut unbeau jour pour mon père, Dieu ait son âme ! etil y avait certes de quoi. Je ne puis nier que Ro-bin ne fût assez bon cornemusier, conclut-il ;mais pour James More, que le diable l’écartede moi !

— Nous avons une chose à considérer, re-pris-je. Charles Stewart se trompe-t-il ou non ?Est-ce à moi seul qu’ils en ont, ou à nousdeux ?

— Et quel est votre avis, à vous qui êtes siplein d’expérience ?

— Cela me passe, répliquai-je.

— Et moi aussi. Croyez-vous que cette fillevous tiendrait parole ?

— Je le crois.

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— Alors, il n’y a plus rien à dire. Et en toutcas, c’est conclu et réglé : il se mettra d’ici peuavec les autres.

— Combien croyez-vous qu’ils soient ? de-mandai-je.

— Cela dépend, dit Alan. S’il ne s’agissaitque de vous, on enverrait probablement deuxou trois jeunes gaillards, mais si on pense avoiraffaire à moi aussi, je dirais plutôt dix oudouze.

Je n’y pus résister, et laissai fuser un légeréclat de rire.

— Et je crois que de vos deux yeux vousm’en avez vu repousser tout autant, voire plusdu double ! s’écria-t-il.

— Peu importe, fis-je, puisque me voicibien débarrassé d’eux pour le moment.

— Vous le croyez, répliqua-t-il ; mais je neserais pas du tout surpris qu’ils soient en trainde cerner ce bois. Voyez-vous, ami David, ce

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sont gens du Highland. Il y a parmi eux desFraser, je suppose, et des Gregara ; et je nepuis nier que les uns comme les autres, et enparticulier les Gregara, ne soient des individushabiles et expérimentés. On ne connaît pasgrand-chose tant qu’on n’a pas conduit un trou-peau de bétail (mettons) pendant dix lieues àtravers un pays de plaine peuplé, avec les sol-dats noirs peut-être à ses trousses. C’est decette façon que j’ai acquis le meilleur de maperspicacité. Et ne protestez pas : cela vautmieux que la guerre ; laquelle toutefois vientimmédiatement après, bien qu’elle soit sommetoute une assez piètre affaire. Or, les Gregaraont beaucoup pratiqué ce sport.

— J’avoue que ce genre d’éducation m’estresté étranger, déclarai-je.

— Et je remarque en vous cette lacune àchaque instant. Mais voilà le bizarre chez vousautres élevés au collège : vous êtes ignorants,et vous ne vous en apercevez pas. J’ignore legrec et l’hébreu, mon bon ami ; mais je sais que

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je ne les connais pas – voilà la différence. Ain-si vous voilà. Vous restez couché sur le ventreun bout de temps à l’abri de ce bois, et vousme racontez que vous avez semé ces Fraser etMacGregor. Pourquoi ! Parce que je ne les voisplus, dites-vous. Hé, tête de bois, c’est ainsiqu’ils gagnent leur vie.

— Soit, mettons les choses au pis. Maisqu’allons-nous faire ?

— J’y pensais justement. Nous pouvonsnous séparer. Ce n’est guère de mon goût ; etd’ailleurs, je vois des raisons contre. Primo, ilfait maintenant une obscurité peu banale, et ilest à la rigueur possible que nous leur échap-pions. Si nous restons ensemble, nous ne lais-sons qu’une piste ; si nous allons séparément,nous en laissons deux ; et c’est tant mieux pources messieurs. Et puis, secundo, s’ils relèventnos traces, cela peut encore finir par un com-bat, Davie ; et là, je vous avoue que je seraisdésireux de vous avoir à mes côtés, et je croisque cela ne vous nuirait pas de m’avoir aux

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vôtres. Ainsi, à mon idée, il nous faut sortirde ce bois pas plus tard que dans une minute,et nous diriger sur Gilliane, où je dois trouvermon bateau. Cela nous rappellera un peu levieux temps, Davie ; et le moment venu, nousaviserons à ce qu’il convient de faire. Je ré-pugne à vous laisser ici, sans moi.

— Eh bien, soit ! à votre idée ! fis-je. Allez-vous repasser par chez les gens qui vous ontdonné asile ?

— Diantre que non ! Ils ont été très gentilspour moi, mais je crois qu’ils seraient fort en-nuyés de revoir mon charmant visage. Car, parle temps qui court, je ne suis pas tout à fait cequ’on appelle « l’hôte désiré ». J’en tiens d’au-tant plus à votre compagnie, monsieur DavidBalfour de Shaws : rengorgez-vous. Car, sanscompter deux bouts de causette ici dans le boisavec Charles Stewart, je n’ai guère dit ni blancni noir depuis le jour de notre séparation àCorstorphine.

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Là-dessus il se leva, et nous nous mîmes enmarche silencieusement vers l’est à travers lebois.

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XII

De nouveau en route avec Alan

Il était entre une et deux heures environ ;la lune (je l’ai déjà dit) était couchée ; un ventd’ouest assez fort, charriant de gros nuages dé-chiquetés venait de se lever brusquement, etnous nous mîmes en route par la nuit la plussombre qui favorisa jamais fugitif ou criminel.La blancheur du chemin nous guida jusquedans la ville endormie de Broughton, aprèsquoi nous traversâmes Picardy, et je revis mavieille connaissance le gibet aux deux voleurs.Un peu plus loin, une lumière éclairant une fe-nêtre haute de Lochend nous fournit un utilerepère. Nous dirigeant d’après lui, mais nonsans nous fourvoyer beaucoup, nous enga-geant parmi les blés, et trébuchant et tombant

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dans les sillons, nous coupâmes à traverschamps, pour arriver enfin sur la lande herbueet marécageuse qu’on appelle les FiggateWhins. Là, nous nous couchâmes sous unetouffe d’ajoncs, et passâmes à dormir le restede la nuit.

Le jour nous éveilla vers cinq heures.C’était une belle matinée ; le grand ventd’ouest soufflait toujours, mais les nuagesavaient fui vers l’Europe. Alan s’était déjà rele-vé à demi et souriait tout seul. Je n’avais pasencore vu mon ami depuis notre séparation, etje le regardai avec plaisir, il avait toujours surle dos son même grand surtout ; mais de plus ilportait maintenant une paire de houseaux tri-cotés qui lui venaient jusqu’au-dessus des ge-noux. Apparemment il les avait mis pour sedéguiser, mais comme la journée s’annonçaitchaude, ils étaient plutôt hors de saison.

— Dites, Davie, fit-il, n’est-ce pas une char-mante matinée ? Voilà un jour comme tous de-vraient être. C’est fort différent des entrailles

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de ma meule de foin ; et tandis que vous étiez àronfler stupidement, j’ai fait quelque chose quim’arrive bien rarement.

— Quoi donc ?

— Oh, j’ai dit mes prières, voilà tout.

— Et où sont ces messieurs, comme vousdites ? lui demandai-je.

— Dieu le sait, répondit-il ; et quoi qu’il ensoit cela ne change rien pour nous. Allons, de-bout ! Davie ! En avant ! que la Fortune nousguide une fois de plus ! Nous aurons toujoursfait une charmante promenade.

Nous marchâmes donc vers l’est par le bordde la mer, dans la direction où les fours des sa-lines fumaient à l’embouchure de l’Esk. En vé-rité le soleil brillait plus radieux qu’à l’ordinairesur le Trône d’Arthur et les verdoyants Pent-lands ; et la douceur du jour semblait mettreAlan sur des épines.

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— C’est un vrai péché, dit-il, de quitterl’Écosse par un beau jour comme celui-ci ! Jeme demande si je n’aimerais pas mieux resterau risque d’être pendu.

— Oui, Alan, mais vous ne voudriez pas, ré-pliquai-je.

— Ce n’est pas que la France ne soit aussiun bon pays, reprit-il, mais ce n’est pas lamême chose. La France est belle, soit, maisce n’est pas l’Écosse. Je l’aime bien quand j’ysuis ; et pourtant je regrette presque les maraisd’Écosse et le relent de la tourbe écossaise.

— Si c’est là tout l’objet de vos regrets,Alan, ce n’est pas grand-chose.

— Et je ne suis guère fondé à me plaindre,d’ailleurs, quand je viens tout juste d’être déli-vré de cette meule de foin du diable.

— Vous étiez donc bien fatigué de votremeule de foin ?

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— Fatigué n’est pas le mot. Je ne suis pastrès précisément homme à me laisser abattre ;mais j’aime mieux l’air frais et l’espace libre au-tour de moi. Je suis comme le vieux Douglasle Noir, qui aimait mieux entendre le chant del’alouette que le cri de la souris. Et cet endroit,voyez-vous, Davie, bien que propice commecachette, je dois l’avouer, était noir commepoix de l’aube au crépuscule. Il y a eu certainsjours (ou nuits, car comment les distinguer) quim’ont paru aussi longs que tout un hiver.

— Comment saviez-vous que l’heure étaitvenue d’aller au rendez-vous ? demandai-je.

— Le bonhomme m’apportait mon manger,avec une goutte d’eau-de-vie, et un bout dechandelle pour y voir, vers onze heures. Etquand j’avais avalé un morceau, il était à peuprès temps de gagner le bois. Une fois là, jerestais à m’ennuyer de vous rudement, Davie –(et ce disant, il me posa la main sur l’épaule) –et quand je jugeais que les deux heures étaientà peu près écoulées – sauf quand Charles Ste-

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wart venait me parler de ses démarches – jem’en retournais à la maudite meule de foin.Mais c’était une occupation peu drôle, et je bé-nis le Seigneur d’en avoir fini.

— Qu’est-ce que vous faisiez tout seul ? de-mandai-je.

— Ma foi, répondit-il, ce que je pouvais. Àdes moments je jouais aux osselets. Je suis trèsadroit aux osselets, mais ce n’est guère réjouis-sant de jouer sans personne pour vous admi-rer. D’autres fois je faisais des chansons.

— Sur quoi ?

— Oh, sur les daims et la bruyère, et surles vieux chefs d’autrefois qui sont tous mortsdepuis longtemps, et sur tout ce avec quoi onfait des chansons en général. Et puis des fois jefaisais semblant d’avoir une cornemuse et d’enjouer. Je jouais de grands airs, et je me figuraisque je les jouais terriblement bien. Je voudraisun jour entendre leurs pareils ! Mais le princi-pal est que ce soit fini.

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Là-dessus il me remit sur mes aventures,qu’il écouta de nouveau d’un bout à l’autre,en exigeant plus de détails, et avec une satis-faction extraordinaire, jurant par moments quej’étais un singulier client.

— Ainsi vous avez eu peur de Sim Fraser ?demanda-t-il une fois.

— Certes oui ! m’écriai-je.

— J’en aurais eu peur moi aussi, Davie. Etc’est en effet un terrible individu. Mais il n’estque juste de rendre au diable ce qui lui est dû ;et je puis vous affirmer qu’il se conduit fortbien sur les champs de bataille.

— Il est donc brave ?

— Brave ! Il est brave comme l’acier demon épée.

Le récit de mon duel le mit hors de lui.

— Quand j’y pense ! s’écria-t-il. Je vous aipourtant fait voir le truc à Corrynakiegh. Ettrois fois – trois fois désarmé ! C’est une honte

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pour moi qui vous ai appris ! Allons, en garde,cessez votre histoire ; vous n’irez pas plus loinsur cette route avant que vous ne sachiez faireplus d’honneur à vous-même et à moi.

— Mais Alan, ripostai-je, c’est de la foliepure. Ce n’est pas l’heure de m’apprendre l’es-crime.

— Je ne puis trop rien dire là contre, avoua-t-il. Mais trois fois, mon ami ! Et vous vous te-niez là comme un bonhomme de paille et vouscouriez ramasser votre épée comme un chienà qui on jette un mouchoir ! Davie, ce Dun-cansby doit être quelqu’un de tout à fait peuordinaire ! Il faut qu’il soit d’une habileté horsligne. Si j’avais le temps, je m’en retourneraistout droit lui proposer la botte moi-même. Cethomme doit être un prévôt.

— Quelle bêtise, répliquai-je ; vous oubliezque ce n’était que moi.

— Non, mais trois fois !

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— Quand vous savez vous-même que jesuis absolument nul !

— Eh bien vrai, je n’ai jamais rien entendude pareil.

— Je vous promets une chose, Alan, la pro-chaine fois que nous nous reverrons, je seraiplus expérimenté. Vous n’aurez pas toujours àsubir la honte d’avoir un ami qui ne sait pas ti-rer.

— Ouais, la prochaine fois ! Et quand sera-ce, je voudrais bien le savoir ?

— Eh bien, Alan, j’y ai déjà songé un peu,et voici mon plan. J’ai envie de devenir avocat.

— C’est un métier ennuyeux, David, et as-sez canaille en outre. L’habit du roi vousconviendrait mieux.

— Hé oui, évidemment, ce serait le moyende nous retrouver. Mais comme vous porteriezl’habit du roi Louis et moi celui du roi George,nous aurions une jolie rencontre.

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— Il y a du vrai là-dedans, avoua-t-il.

— Avocat donc, voilà ce que je veux être,continuai-je, et ce métier me paraît plus ap-proprié à un monsieur qui s’est fait désarmertrois fois. Mais voici le bon de la chose : c’estque l’un des meilleurs collèges pour ce genred’études – celui d’ailleurs où mon cousin Pilriga fait les siennes – est le collège de Leydeen Hollande. Hein, qu’en dites-vous, Alan ? Uncadet du Royal Écossais ne peut-il obtenir uncongé, passer les frontières, et aller voir unétudiant de Leyde ?

— Mais je le crois certes bien qu’il le peut ?s’écria-t-il. Voyez-vous, je suis au mieux avecmon colonel, le comte Drummond-Melford ; etce qui est encore préférable, j’ai un cousin quiest lieutenant-colonel dans un régiment écos-sais de Hollande. Rien ne me sera plus facileque d’obtenir un congé pour aller voir le lieute-nant-colonel Stewart de Halkett. Et Lord Mel-ford, qui est un homme très savant, et qui écrit

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des livres comme César, sera sans doute trèsheureux d’utiliser mes observations.

— Lord Melford est donc un auteur ? de-mandai-je, car tout comme Alan estimait lessoldats, j’estimais les nobles qui écrivent deslivres.

— C’est cela même, Davie. On croiraitqu’un colonel a mieux que cela à faire. Mais jen’ai rien à dire puisque je fais des chansons.

— Eh bien donc, repris-je, il ne vous resteplus qu’à me donner une adresse où je puissevous écrire en France ; et dès que je serai arri-vé à Leyde je vous enverrai la mienne.

— Le mieux sera de m’écrire aux bons soinsde mon chef, répondit-il, Charles Stewartd’Ardshiel, Esquire, en la ville de Melun, Ile-de-France. Cela peut prendre longtemps, commecela peut aller vite, mais la lettre finira toujourspar m’arriver.

Nous déjeunâmes d’un églefin à Mussel-burgh, où je pris un plaisir énorme à écouter

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Alan. Son surtout et ses houseaux étaient desplus singuliers par cette chaude matinée, etpeut-être un mot d’explication à leur endroiteût-il été sage ; mais Alan traita ce sujetcomme une affaire, ou plutôt comme une di-version. Il adressa à la patronne de la maisonquelques compliments sur la cuisson de notreéglefin ; et tout le reste du temps il ne cessade lui parler d’un rhume qui lui était tombésur la poitrine ; et il lui énumérait gravementtoutes sortes de symptômes, et de douleurs,et il écoutait avec de grandes démonstrationsd’intérêt tous les remèdes de vieille femmequ’elle lui indiquait de son côté.

Nous quittâmes Musselburgh avant l’arri-vée du premier coche d’Édimbourg, car(comme le dit Alan) il valait beaucoup mieuxpour nous éviter cette rencontre. Le vent,quoique toujours fort, était tiède, le soleilbrillait de tout son éclat, et Alan souffrit bien-tôt en conséquence. De Prestonpans il me fitfaire le détour par le champ de bataille de

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Gladsmuir, où il s’échauffa plus que de raisonen me décrivant les phases du combat. Puis,de son allure aisée d’autrefois, nous arrivâmesà Cockenzie. Bien qu’on fût en train d’yconstruire des sécheries de harengs pour lecompte de Mistress Cadell, l’endroit, à moitiéplein de maisons en ruine, semblait une villedéchue et quasi déserte ; mais le cabaret étaitpropre, et Alan, qui n’en pouvait plus de cha-leur, dut s’y accorder une bouteille de bière, etrépéter à la nouvelle patronne son histoire derhume tombé sur la poitrine, avec cette diffé-rence que les symptômes avaient changé.

J’étais assis à l’écouter, lorsque je m’avisaique je ne l’avais jamais ouï adresser trois motssérieux à une femme, mais qu’au contraire il necessait de plaisanter et de les railler et de semoquer d’elles à part lui, tout en apportant àcette tâche une dose particulière d’énergie etd’intérêt. Je lui en fis la remarque, à un mo-ment où la bonne femme fut appelée au-de-hors.

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— Que voulez-vous ! me dit-il. Avec lesfemmes on doit toujours partir du pied droit ;il faut leur raconter une petite histoire pourles amuser, ces pauvres agneaux ! C’est ce quevous devriez apprendre à faire, Davie : il suffitde saisir le principe, c’est comme pour un mé-tier. Or, si j’avais eu affaire à une fille jeune,ou du moins jolie, elle ne m’aurait jamais en-tendu parler de mon rhume. Mais, Davie, unefois qu’elles sont trop vieilles pour chercherà plaire, elles s’établissent apothicaires. Pour-quoi ? je n’en sais rien. Elles sont tout justecomme Dieu les a faites, je suppose. Mais jecrois qu’il faut être idiot pour ne pas avoir re-marqué la chose.

Et alors, la patronne revenant, il se détour-na de moi, comme s’il était avide de renouer laprécédente conversation. La dame eut bientôtpassé du rhume d’Alan au cas d’un sien beau-frère habitant Aberlady, dont elle nous expo-sa dans le plus grand détail la dernière mala-die et la mort. Son récit n’était parfois qu’as-

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sommant, parfois assommant et tragique enmême temps, car elle parlait avec componc-tion. Il en résulta que je tombai dans une rê-verie profonde, regardant par la fenêtre sur laroute, sans presque me rendre compte de ceque je voyais. Tout à coup je tressaillis.

— Nous lui avons mis des sinapismes auxpieds, disait la bonne femme, et une briquechaude sur le ventre, et nous lui avons donnéde l’hysope et de l’eau de pouliot, et un bel etbon emplâtre de soufre…

— Monsieur, dis-je, l’interrompant avecbeaucoup de calme, il y a un de mes amis quivient de passer devant la maison.

— En vérité ? repartit Alan, comme si lachose n’avait aucune importance. Et il reprit : –Vous disiez, madame ! – Et l’ennuyeuse vieillecontinua.

Bientôt, néanmoins, il la paya avec unepièce d’une demi-couronne, et elle dut sortirpour aller chercher de la monnaie.

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— Était-ce celui aux cheveux roux ? me de-manda Alan.

— Vous y êtes, répondis-je.

— Qu’est-ce que je vous disais dans lebois ? s’écria-t-il. Et pourtant c’est bizarre qu’ilsoit ici. Était-il seul ?

— Tout à fait seul, à ce que j’ai pu voir.

— Est-il passé ?

— Tout droit, et sans regarder ni à droite nià gauche.

— Voilà qui est encore plus étrange. J’aidans l’idée, Davie, qu’il nous faudrait déguer-pir. Mais dans quelle direction ? – Au diable !Cela ressemble joliment au vieux temps.

— Il y a toutefois une grosse différence, re-pris-je, c’est que cette fois nous avons de l’ar-gent dans nos poches.

— Et une autre grosse différence, monsieurBalfour, répliqua-t-il, c’est que cette fois nousavons des limiers à nos trousses. Ils sont sur

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la piste ; ils sont en pleine chasse, David. C’estune sale affaire, et que le diable l’emporte.

Et il se mit à réfléchir profondément avecun air que je lui connaissais bien.

— Dites donc, patronne, fit-il, quand labonne femme fut revenue, y a-t-il une autreroute derrière votre cabaret ?

Elle répondit qu’il y en avait une, et qui me-nait de tel côté.

— En ce cas, monsieur, me dit-il, je penseque cette route sera plus courte pour nous. Etje vous dis au revoir, ma brave femme ; et jen’oublierai pas l’eau de giroflée.

Nous sortîmes en traversant le potager dela vieille, et prîmes un sentier à traverschamps. Alan regardait de tous côtés avec at-tention, et quand il nous vit arrivés dans unpetit creux du pays, hors de vue, il s’assit parterre.

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— Tenons conseil de guerre, Davie, dit-il.Mais tout d’abord, je vais vous donner une pe-tite leçon. Supposez que j’aie fait comme vous,qu’est-ce que cette bonne vieille là-bas auraitpensé de nous deux ? Simplement que nousétions sortis par la porte de derrière. Et quese rappelle-t-elle à présent ? Un joli garçon ba-vard, aimable, un peu timbré, qui souffre de lapoitrine, le pauvre ! et qui s’est fort intéresséau beau-frère. Ô Davie, mon ami, tâchez d’ap-prendre à avoir un peu de jugeote.

— J’y tâcherai, Alan.

— Et maintenant, parlons de celui aux che-veux roux. Allait-il vite ou lentement ?

— Couci-couça.

— Il n’avait pas l’air trop pressé ?

— Pas le moins du monde.

— Hum ! cela me paraît bizarre. Nous nel’avons pas du tout aperçu ce matin sur lesWhins ; il nous a dépassés, il n’a pas l’air de re-

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garder ; et pourtant le revoici sur notre route.Parbleu, Davie, voilà qu’il me vient une idée.Je pense que ce n’est pas à vous qu’ils enveulent, mais bien à moi ; et je pense qu’ilssavent fort bien où ils vont.

— Ils le savent ! repris-je.

— Je pense qu’Andie Scougal m’a vendu –lui ou son second qui était en partie au courantde l’affaire – ou encore cette espèce de clercde Charlie, ce qui serait aussi ennuyeux ; et sivous voulez savoir mon intime conviction, jepense qu’il va y avoir des têtes cassées sur laplage de Gillane.

— Alan, m’écriai-je, si vous ne vous trom-pez pas il y aura là du monde, et à revendre.Cela ne servirait à rien de casser des têtes.

— Ce serait quand même un soulagement,répondit Alan. Mais attendez un peu, atten-dez ; je réfléchis – et grâce à ce joli vent deterre de l’ouest, je crois qu’il me reste unechance. Voici comment, Davie. Je n’ai pas ren-

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dez-vous avec ce Scougal avant le crépuscule.Mais, a-t-il dit, si j’attrape un peu de vent d’ouestje serai là peut-être plus tôt, et je vous attendraiderrière l’île de Fidra. Or si ces messieurs saventl’endroit, ils savent l’heure également. Voyez-vous où je veux en venir, Davie ? Grâce àJohnnie Cope et autres idiots en habits rouges,je connais ce pays comme ma poche ; et sivous êtes disposé à faire encore un temps degalop avec Alan Breck, nous pouvons rebrous-ser vers l’intérieur et rejoindre le bord de lamer auprès de Dirleton. Si le bateau n’est paslà, je n’aurai plus qu’à regagner ma meule defoin. Mais de toute façon, je pense que nouslaisserons ces messieurs à siffler sur leurspouces.

— Je crois en effet qu’il y a quelque chance,dis-je. Faites à votre idée, Alan.

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XIII

La plage de Gillane

Je tirai moins de profit du pilotage d’Alanque celui-ci n’avait fait de ses marches sous lesordres du général Cope ; je suis incapable dedire par où nous passâmes. J’ai pour excuseque nous allions excessivement vite. Tantôtnous courions, ou bien nous trottions, et lereste du trajet fut exécuté à un pas frénétique.Par deux fois, alors que nous étions lancés àtoute vitesse, nous allâmes contre des pay-sans ; mais quoique nous débouchâmes d’untournant en plein sur le premier, Alan fut aussiprêt à la riposte qu’un mousquet chargé.

— Avez-vous vu mon cheval ? lui lança-t-il,haletant.

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— Non, l’ami, je n’ai pas vu de cheval au-jourd’hui, riposta le paysan.

Et Alan prit le loisir de lui expliquer commequoi nous voyagions ensemble ; que notremonture s’était échappée, et qu’il était àcraindre qu’elle ne fût retournée à son écurie,à Linton. De plus même, il dépensa son souffle(dont il ne lui restait que trop peu) à maudireson malheur et ma stupidité qui en avait étésoi-disant la cause.

— Ceux qui ne peuvent pas dire la vérité,me fit-il observer quand nous fûmes repartis,doivent avoir grand soin de laisser derrière euxdes indices honnêtes et commodes. Si les gensne savent pas ce que vous faites, Davie, les voi-là terriblement intrigués ; mais s’ils croient lesavoir ils ne s’en soucient pas plus que moi dela soupe aux pois.

Comme nous avions d’abord pris vers l’in-térieur, notre route finit par être orientéepresque en plein nord : nous avions comme re-

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pères, à gauche la vieille église d’Aberlady ; àdroite, le sommet du Berwick Law ; si bien quenous atteignîmes de nouveau la côte, non loinde Dirleton. Depuis North Berwick jusqu’à Gil-lane Ness, court de l’est à l’ouest une rangéede quatre petites îles, Craiglieth, Lamb, Fidraet Eyebrough, remarquables par leur diversitéde grandeur et de forme. Fidra, la plus singu-lière, est un bizarre îlot à deux bosses, sur les-quelles se détache un pan de ruine ; et je mesouviens que lorsque nous en fûmes plus près,la mer apparaissait comme un œil humain parune ouverture de ces ruines. À l’abri de Fidraexiste un bon mouillage pour les vents d’ouest,et c’est là que nous pûmes voir le Thistle qui sebalançait dans l’éloignement.

Le rivage, à hauteur des ces îlots, est toutà fait désert. On n’y voit aucune habitation hu-maine, et il n’y passe guère que de petits vaga-bonds qui s’en vont jouer. Le village de Gillaneest situé de l’autre côté du Ness, les gens deDirleton vont à leur travail dans les champs de

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l’intérieur, et ceux de North Berwick tout droitde leur port à la pêche ; si bien que cette par-tie de la côte est tout à fait solitaire. Mais jeme souviens qu’en rampant à plat ventre parmicette multitude de bosses et de creux, nous ins-pections avec soin les alentours, et nos cœursmartelaient nos côtes, car il y avait une telleréverbération du soleil sur la mer, un tel bruis-sement du vent dans les herbes courbées, etun tel remue-ménage de lapins déboulant et demouettes s’envolant, que ce désert me faisaitl’effet d’un lieu habité. Nul doute qu’il ne fûtsous tous rapports bien choisi pour un embar-quement secret, à condition que le secret eûtété gardé ; et même à présent qu’il avait trans-piré, et que l’endroit était surveillé, il nous futpossible de ramper sans être vus jusqu’à la li-sière des dunes, où elles dominent directementla plage et la mer.

Mais arrivé là, Alan s’arrêta court.

— Davie, fit-il, voilà une passe dangereuse !Aussi longtemps que nous restons ici nous

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sommes tranquilles ; mais je n’en suis pasbeaucoup plus près de mon bateau ni de lacôte de France. Et de l’instant où nous nousdressons pour faire un signal au brick, c’est uneautre affaire. Car où pensez-vous que soientces messieurs ?

— Peut-être ne sont-ils pas encore arrivés,dis-je. Et même s’ils le sont, il y a une chosecertaine en notre faveur. Ils auront pris leursdispositions pour s’emparer de nous, c’est vrai.Mais ils s’attendront à nous voir arriver de l’est,alors que nous voici dans leur ouest.

— Ah ! dit Alan, je voudrais que noussoyons un peu en force, et qu’il s’agît d’unebataille, nous les aurions joliment fait manœu-vrer ! Mais ce n’est pas le cas ; et en réalité,la chose est moins enthousiasmante pour AlanBreck. J’hésite, Davie.

— Le temps presse, Alan, fis-je.

— Je le sais, répondit-il. Je ne connais queça, comme disent les Français. Mais c’est une

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situation rudement épineuse. Oh ! si je pouvaisseulement savoir où sont ces messieurs !

— Alan, repris-je, je ne vous reconnais plus.Voici le moment ou jamais.

— « Non, non, ce n’est pas moi », chanton-na Alan, avec une singulière expression mi-confuse mi-drolatique.

« Ce n’est ni vous ni moi, dit-il, ni vous ni moi,Non, ma parole, ami Johnnie ! ni vous ni moi. »

Et tout d’un coup il se dressa de toute sahauteur, et agitant un mouchoir de sa maindroite, il descendit sur la plage. Je me levaimoi aussi, mais restai en arrière de lui, à ins-pecter les dunes de l’est. Son apparition ne futpas remarquée tout de suite : Scougal ne l’at-tendait pas aussi tôt, et ces messieurs guet-taient dans le sens opposé. Mais bientôt onprit l’éveil à bord du Thistle, où tout devait êtreparé, car le branle-bas ne dura qu’un instantsur le pont, et nous vîmes aussitôt une yolecontourner la poupe du bâtiment et faire force

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de rames vers le rivage. Presque en mêmetemps, et peut-être à un demi-mille de nousdans la direction de Gillane Ness, une sil-houette humaine surgit d’un monticule desable pour la durée d’un clin d’œil, faisant degrands gestes avec les bras ; et bien qu’elle eûtdisparu dans le même instant, les mouettes dece côté persistèrent quelque temps à tournoyereffarouchées.

Alan n’avait rien vu de ceci, car il regardaituniquement le navire et la yole, en mer.

— Tant pis ! dit-il, quand je l’eus mis aucourant. Le canot là-bas n’a plus qu’à bien ra-mer, sinon j’aurai du fil à retordre.

Cette partie de la plage était étroite et plate,et excellente à marcher par marée basse ; unpetit cours d’eau cressonneux qui se jetait dansla mer la coupait en un point ; et les dunescouraient tout le long de son bord supérieurcomme le rempart d’une ville. Nos yeux nepouvaient discerner ce qui se passait par der-

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rière dans les dunes, notre hâte ne pouvait ac-célérer l’allure du canot : le temps s’arrêta pournous durant cette angoissante expectative.

— Il y a une chose que je voudraisconnaître, dit Alan, ce sont les instructions deces messieurs. Nous valons quatre cents livresà nous deux : vont-ils tirer sur nous, David ?Ils seraient à bonne portée, du haut de cettelongue bosse de sable.

— Moralement impossible, dis-je. C’est unfait qu’ils ne peuvent avoir de fusils. La chose aété machinée trop secrètement ; des pistolets,ils en ont peut-être, mais non pas des fusils.

— Je crois que vous avez raison, dit Alan.Mais avec tout cela, ce canot me fait jolimentlanguir.

Et il claqua des doigts et siffla vers l’embar-cation comme on siffle un chien.

Elle avait déjà fait environ un tiers du che-min, et nous nous étions avancés tout au bordde l’eau, si bien que le sable mou recouvrait

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mes souliers. Il n’y avait plus rien à faire qu’at-tendre, nous occuper tout entiers à suivre lalente approche du canot, et regarder le moinspossible vers la longue façade impénétrabledes dunes, au-dessus de laquelle s’élevaient lesmouettes, et qui cachait sans doute les ma-nœuvres de nos ennemis.

— C’est un bien bel endroit pour s’y faire ti-rer dessus, dit soudain Alan. Ah, mon ami, jevoudrais avoir votre courage.

— Alan, m’écriai-je, qu’est-ce que vousdites ? Vous êtes pétri de courage ; c’est le cou-rage qui vous distingue, comme je suis prêt àl’attester à défaut d’autres témoins.

— Et vous pourriez vous tromper fort. Cequi me distingue surtout c’est ma grande pers-picacité et ma connaissance des choses. Maispour ce vieux courage froid et rassis en facede la mort, je ne suis pas digne de vous tenirla chandelle. Prenez-nous tous les deux ici pré-sents sur le sable. Moi, je brûle uniquement

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d’être parti ; vous (pour autant que je sache)vous vous demandez si vous ne resterez pas.Croyez-vous que je pourrais faire cela, ou queje le voudrais ? Certes non ! Primo, parce queje n’en ai pas le courage et que je ne l’oseraispas ; et secundo, parce que je suis un hommed’une telle perspicacité que je vous enverraisau diable d’abord.

— Voilà donc où vous voulez en venir ?m’écriai-je. Ah ! mon ami Alan, vous pouvezbien entortiller de vieilles femmes, mais moivous n’y réussirez pas.

Et au souvenir de ma tentation dans le bois,je me raidis dur comme fer.

— J’ai une mission à remplir, continuai-je.Je me suis engagé envers votre cousinCharles ; je lui ai donné ma parole.

— Belle mission qu’il vous sera impossiblede remplir ! fit Alan. Vous allez être mal engagéune fois pour toutes avec ces messieurs dela dune. Et pourquoi cela ? ajouta-t-il avec un

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sérieux plein de menace. Dites-le-moi donc,mon petit homme ! Allez-vous être escamotécomme lady Grange ? Vont-ils vous planter unpoignard dans le corps et vous enterrer dansun creux ? Ou bien au rebours vont-ils vousimpliquer avec James ? Sont-ce des gens deconfiance ? Irez-vous vous mettre la tête dansla gueule de Simon Fraser et autres whigs ?conclut-il avec une amertume extraordinaire.

— Alan, m’écriai-je, ce sont tous scélératset perfides, j’en conviens avec vous. Raison deplus pour qu’il reste un homme d’honneur dansun tel pays de brigands ! J’ai donné ma parole,et je la tiendrai. J’ai dit depuis longtemps àvotre cousine que je ne reculerais devant rien.Vous le rappelez-vous ? – c’était la nuit où Co-lin le Roux fut tué. Je ne reculerai donc pas. Jereste ici. Prestongrange m’a promis la vie ; s’ildoit être parjure, c’est ici que je mourrai.

— Va bien, va bien, fit Alan.

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Cependant, nous n’avions plus en aucunefaçon ni vu ni entendu nos poursuivants. À lavérité, nous les avions pris au dépourvu : toutela bande (comme je devais l’apprendre par lasuite) n’était pas encore entrée en scène ; ceuxqui étaient déjà là se trouvaient dispersés dansles creux du côté de Gillane. Ce fut toute uneaffaire de les héler et de les rassembler, tandisque le canot faisait force de rames. Ces indivi-dus en outre n’étaient que des couards : un vilramassis de Highlanders voleurs de bestiaux,appartenant à des clans divers, sans un gen-tilhomme avec eux pour leur servir de chef.Plus ils nous considéraient, Alan et moi, sur laplage, moins (je suis porté à le croire) notremine leur revenait.

Quel que fût celui qui avait trahi Alan cen’était pas le capitaine : celui-ci était en per-sonne dans la yole, tenant la barre et activantses rameurs, comme un homme qui y va detout cœur. Déjà il était proche, et le canot vo-lait – déjà la figure d’Alan tournait au cramoisi

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grâce à l’émotion de la délivrance, lorsque nosamis des dunes, soit par dépit de voir leur proieleur échapper, soit dans l’espoir d’effrayer An-die, poussèrent soudain une clameur aiguëfaite de voix nombreuses.

Ce bruit, s’élevant d’une côte en apparencetout à fait déserte, était en vérité fort intimi-dant, et les hommes du canot cessèrent à l’ins-tant de ramer.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? héla le capi-taine, qui était arrivé à portée de la voix.

— Des amis à moi, répondit Alan. Et ils’avança aussitôt à gué dans l’eau peu profondequi le séparait du canot. – Davie, me dit-il,en faisant halte, Davie, ne venez-vous pas ? Jesuis navré de vous laisser.

— Je ne bouge pas d’un cheveu, répondis-je.

Il resta en place une fraction de seconde,jusqu’aux genoux dans l’eau salée, indécis.

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— Qui veut sa perte aille à sa perte, pro-nonça-t-il ; et, barbotant jusqu’au-dessus de laceinture, il fut hissé à bord de la yole, laquellevira de bord aussitôt vers le bâtiment.

J’étais resté sur place, les mains derrière ledos. Alan s’assit la tête tournée vers moi sansme quitter des yeux ; et le canot s’éloigna tran-quillement. Tout d’un coup je me sentis prêtà verser des larmes, et je me vis le plus soli-taire et abandonné garçon de toute l’Écosse.Sur quoi je tournai le dos à la mer et fis faceaux dunes. Il n’y avait personne à voir ni àentendre ; le soleil brillait sur le sable humideet sur le sec, le vent sifflait sur la dune, lesmouettes poussaient des cris sinistres. Je re-montai la plage, où les puces de sable sau-tillaient gauchement sur les varechs épars.Nulle autre trace de mouvement ou de bruitdans ce misérable endroit. Et pourtant je sa-vais qu’il y avait là des hommes, en train dem’observer, dans un but inconnu. Ce n’étaientpas des soldats, car ils se seraient jetés sur

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nous et nous auraient pris depuis longtempsdéjà ; c’étaient sans doute de vulgaires scélé-rats soudoyés pour ma perte, afin de me sé-questrer, ou bien de me massacrer tout net.D’après la situation des intéressés, la premièrehypothèse était la plus vraisemblable, maisd’après ce que je savais de leur caractère etde leur ardeur en cette affaire, je croyais ladeuxième fort plausible, et mon sang se glaçaitdans mes veines.

J’eus l’idée folle de dégager mon épée dufourreau ; car j’avais beau être hors d’état deme battre comme un gentilhomme fer contrefer, je me croyais apte à porter quelques coupsdans une lutte hasardeuse. Mais je perçus àtemps la folie de la résistance. C’était là sansdoute le moyen commun dont étaient conve-nus Prestongrange et Fraser. Le premier, j’enétais bien sûr, avait fait quelque chose pourm’assurer la vie ; quant au deuxième, il y avaitdes chances pour qu’il eût glissé un aviscontraire dans l’oreille de Neil et de ses com-

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pagnons ; et si je mettais flamberge au vent jefaisais peut-être le jeu de mon pire ennemi, etj’assurais moi-même ma perte.

Ces réflexions me conduisirent au haut dela plage. Je jetai un coup d’œil en arrière : lecanot était à proximité du brick, et Alan dé-ployait son mouchoir en signe d’adieu. Je luirépondis en agitant la main. Mais Alan lui-même s’était réduit pour moi à une faible im-portance, en regard du sort qui m’était réservé.J’enfonçai fortement mon chapeau sur ma tête,serrai les mâchoires, et gravis droit devant moile talus de sable ondulé. L’escalade fut pénible,car la pente était abrupte, et le sable fuyaitsous les pieds comme une onde. Mais j’arrivaifinalement au sommet, et, m’agrippant auxlongues herbes flexibles, je m’y hissai et y prispied solidement. À la même minute, six ousept gueux en haillons, tous le poignard à lamain, s’élancèrent et m’encadrèrent de toutesparts. J’avoue ingénument que je fermai lesyeux en attendant la mort. Quand je les rou-

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vris, les bandits s’étaient rapprochés un toutpetit peu sans mot dire ni se presser. Tousles yeux convergeaient sur les miens, et je fussingulièrement frappé de leur éclat, et de lacrainte qu’ils exprimaient à mon approche. Jeleur tendis mes mains vides : sur quoi l’un deshommes me demanda, avec un fort accent duHighland, si je me rendais.

— Tout en protestant, répondis-je, si voussavez ce que cela signifie, et j’en doute.

À ces mots, ils se jetèrent sur moi tous en-semble comme un vol d’oiseaux sur une cha-rogne, me saisirent, m’enlevèrent mon épée,avec tout l’argent de mes poches, me lièrentbras et jambes d’un solide filin, et m’étendirentsur l’herbe de la dune. Puis ils s’assirent endemi-cercle autour de leur prisonnier et lecontemplèrent en silence comme un animal fé-roce, voire un lion ou un tigre prêt à bondir.Mais cette curiosité se relâcha bientôt. Ils serassemblèrent en un groupe, se mirent à parleren gaélique, et très cyniquement se parta-

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gèrent mes dépouilles sous mes yeux. J’avaiscependant comme distraction de pouvoirsuivre de ma place les progrès de l’évasion demon ami. Le canot accosta le brick, puis futhissé à bord, les voiles s’enflèrent, et le bâti-ment disparut vers le large derrière les îles etla pointe de North Berwick.

Dans l’espace de deux heures environ, lafoule des Highlanders loqueteux, où Neil se joi-gnit des premiers, ne cessa de s’accroître, sibien qu’ils étaient à la fin près d’une vingtaine.Chaque nouvel arrivant était accueilli par uneabondance de paroles qui donnaient l’impres-sion de reproches et d’excuses ; mais je re-marquai une chose, c’est qu’aucun de ceux quiétaient venus en retard ne reçut rien de mesdépouilles. La dernière discussion fut si viveet acerbe que je les crus prêts à en venir auxmains. Après quoi la compagnie se sépara, leplus gros de la bande s’en retourna vers l’est, ettrois hommes seulement, Neil et deux autres,restèrent à veiller sur le captif.

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— Je pourrais vous nommer quelqu’un quisera peu satisfait de votre besogne, Neil Dun-canson, dis-je, quand le reste de la troupe sefut éloigné.

Il me répondit pour m’assurer que je seraistraité avec douceur, car il savait « que jeconnaissais la dame ».

Notre conversation se borna là, et nul autrehumain ne se montra sur cette partie de la côteavant l’heure où le soleil eût disparu derrièreles montagnes du Highland, lorsque le crépus-cule était déjà sombre. À ce moment j’aper-çus un homme du Lothian, grand, maigre et os-seux, au teint basané, qui s’avançait vers nousparmi les dunes, monté sur un cheval de la-bour.

— Garçons, cria-t-il, avez-vous vu un pa-pier comme celui-ci ?

Et il en éleva un dans sa main. Neil en tiraun autre, que le nouveau venu examina à tra-vers ses besicles de corne ; puis, déclarant que

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tout allait bien et que nous étions ceux qu’ilcherchait, ce dernier mit pied à terre. Je fusalors installé à sa place, mes pieds liés sous leventre du cheval, et nous nous mîmes en route,guidés par le Lowlander. Son chemin était as-surément très bien choisi, car nous ne rencon-trâmes sur tout le trajet qu’un seul couple –un couple d’amoureux – et ceux-ci, nous pre-nant sans doute pour des contrebandiers, s’en-fuirent à notre approche. À un moment nouscontournâmes dans le sud le pied du BerwickLaw ; à un autre, comme nous franchissionsune hauteur découverte, j’aperçus les lumièresd’un hameau et le vieux clocher d’une égliseparmi des arbres peu éloignés, mais quandmême trop pour appeler au secours, si j’enavais eu l’intention. À la fin le bruit de la merse fit entendre. Le clair de lune, quoique assezfaible, me permit de distinguer les trois grossestours et les murs démantelés de Tantallon,cette vieille forteresse principale des DouglasRouges. Le cheval fut attaché à brouter au fonddu fossé, et l’on me transporta à l’intérieur,

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dans la cour d’abord, puis dans une salle depierre toute délabrée. Là, comme la nuit étaitfraîche, mes porteurs allumèrent un grand feuau centre du dallage. On me délia les mains,on me plaça contre le mur du fond, et, le Low-lander ayant sorti des vivres, je reçus un mor-ceau de pain d’orge et un gobelet d’eau-de-viede France. Après quoi, je restai seul une foisde plus avec mes trois Highlanders. Ils s’ins-tallèrent tout près du feu à boire et à cau-ser ; le vent soufflait par les brèches, refoulantflammes et fumée, et hurlait dans les tours.Mais à la fin, comme je ne craignais plus pourma vie, et que j’étais épuisé de corps et d’espritpar les fatigues de la journée, je me tournai surle flanc et m’endormis, au bruit de la mer quibattait le pied de la falaise.

Il me fut impossible de deviner l’heure àmon réveil, mais la lune était au bas du ciel etle feu tombé. Mes pieds furent alors détachés,et je fus emporté parmi les ruines et descen-du au long de la falaise par un sentier vertigi-

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neux jusqu’à un creux du rocher où s’abritaitune barque de pêcheur. Je fus passé à bord,et sous un beau clair d’étoiles, nous nous éloi-gnâmes du rivage.

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XIV

Le Bass

Je n’avais aucune idée de l’endroit où l’onm’emmenait ; mais je m’attendais toujours àvoir apparaître un navire, cependant que metrottait par la tête une expression de Ran-some : – les vingt livres. Si je devais une se-conde fois courir le même danger d’aller auxplantations, la chose, croyais-je, finirait malpour moi : je n’avais à espérer aujourd’hui nisecond Alan, ni second naufrage, ni vergue derechange ; et je me voyais binant le tabac sousles coups de fouet. Cette pensée me glaça ; l’airétait vif sur l’eau, les planches du bateau trem-pées d’humidité ; et je frissonnai, blotti contrel’homme de barre. Celui-ci était l’homme basa-né que j’ai qualifié plus haut de Lowlander ; on

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l’appelait Dale, et plus familièrement Andie leNoir. Ayant perçu la vibration de mon frisson,il me tendit avec bonté une grossière vareusepleine d’écailles de poisson, que je fus bien aised’endosser.

— Je vous remercie de votre obligeance, luidis-je, et je me permettrai en retour de vousdonner un avis. Vous prenez en cette affaireune grande responsabilité. Vous n’êtes pascomme ces ignorants et barbares Highlanders,mais vous connaissez la loi et les risques deceux qui l’enfreignent.

— Je ne suis pas tout à fait ce qu’on appelleun fanatique de la loi, répliqua-t-il, en tempsordinaire ; mais pour ce qui est de cette affaire,j’agis sous bonne garantie.

— Qu’allez-vous faire de moi ? demandai-je.

— Rien de mal, répondit-il, rien de mal.Vous avez des amis influents, je crois. Vousvous en tirerez bien.

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La surface de la mer prit peu à peu uneteinte grise, de petites éclaboussures de rose etde rouge, telles des braises en ignition, appa-rurent dans l’est ; et en même temps les oiessauvages se levèrent, et se mirent à crier alen-tour du sommet du Bass. Cet îlot, comme cha-cun sait, n’est guère qu’un bloc de rocher, maisce bloc est assez grand pour y creuser uneville. Bien qu’il y eût très peu de mer, le ressacétait très fort autour de sa base. À mesureque l’aube grandissait, je distinguais plus net-tement les falaises verticales, rayées de fientesd’oiseaux pareilles au givre matinal, le sommeten pente tout vert de gazon, l’essaim d’oiesblanches qui criaient sur ses flancs, et, s’éle-vant tout au bord de la mer, la bâtisse noire etdélabrée de la prison.

À cette vue je compris d’un seul coup la vé-rité.

— C’est là que vous me conduisez !m’écriai-je.

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— Tout simplement au Bass, mon petithomme, dit le basané : là où les vieux saintsont été avant vous, et je ne crois pas que vouspuissiez espérer mieux comme prison.

— Mais personne n’y habite, m’écriai-je ; cen’est plus qu’une ruine depuis longtemps.

— Vous prendrez d’autant plus de plaisir àla société des oies, fit Andie, sèchement.

Comme le jour devenait plus clair je re-marquai dans la cale, parmi les grosses pierresdont les pêcheurs lestent leurs bateaux, plu-sieurs mannes et paniers, avec une provisionde bois à brûler. Le tout fut déchargé sur lesrochers. Andie, moi-même et les trois Highlan-ders (je les appelle miens, encore que ce fûtl’inverse) nous débarquâmes ensuite. Le soleiln’était pas levé que le bateau s’éloigna, faisantretentir les échos de la falaise au bruit des avi-rons sur les tolets, et nous restâmes seuls dansnotre réclusion.

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Andie Dale – le Préfet du Bass, comme jel’appelais en manière de plaisanterie – était àla fois le berger et le garde-chasse de ce petit,mais riche domaine. Il avait à s’occuper de ladouzaine à peu près de moutons qui se nour-rissaient et s’engraissaient de l’herbe de la par-tie inclinée, tels des animaux broutant le toitd’une cathédrale. Ils avaient également la sur-veillance des oies sauvages qui nichaient dansles falaises ; et celles-ci sont d’un produit ex-traordinaire. Les jeunes constituent un metssucculent, et au prix moyen de deux shillingspièce, les gourmets les achètent volontiers ; lesoiseaux adultes mêmes sont estimés pour leurhuile et leurs plumes ; et le traitement du mi-nistre de North Berwick est aujourd’hui en-core partiellement payé en oies sauvages, cequi rend la paroisse enviable aux yeux de cer-tains. Pour accomplir ces diverses fonctions,aussi bien que pour préserver les oies des bra-conniers, Andie avait l’occasion fréquente decoucher sur l’îlot et d’y passer plusieurs joursde suite, et nous vîmes qu’il y était chez lui

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comme un fermier dans sa ferme. Nous ordon-nant à tous de charger quelqu’un des colis surnos épaules, besogne à laquelle je m’empressaide participer, il nous fit passer par une portefermant à clef, qui était l’unique accès de l’île,puis à travers les ruines du fort, et nous arri-vâmes à la maison du gouverneur. Nous vîmes,aux cendres de l’âtre et au lit dressé dans uncoin, qu’il en avait fait son établissement prin-cipal.

Ce lit, il m’offrit de l’occuper, ajoutant quesans doute j’avais des prétentions à la no-blesse.

— Ma noblesse n’a rien à voir avec ce surquoi je couche, répliquai-je. Dieu merci, j’aicouché sur la dure avant ce jour, et puis lefaire encore sans regrets. Tout le temps queje serai ici, maître Andie, puisque tel est votrenom, je jouerai mon rôle et occuperai ma placeparmi vous tous ; et je vous prie en outre dem’épargner vos railleries, qui, sachez-le, ne meplaisent guère.

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Il grommela un peu à ce discours, mais ré-flexion faite, il parut l’approuver. D’ailleurs,c’était un homme à la mine sérieuse et raison-nable, un bon whig et un presbytérien ; il li-sait chaque jour dans une bible de poche, etil était à la fois capable et désireux de parlersérieusement de la religion, où il inclinait for-tement vers les abus caméroniens. Sa moraleétait d’une teinte plus douteuse. Je découvrisqu’il s’occupait beaucoup de contrebande, etqu’il avait fait des ruines de Tentallon un dépôtde marchandises fraudées. Par exemple, je necrois pas qu’il estimât à deux liards la vie den’importe qui. Mais cette portion de la côte duLothian est restée jusqu’à nos jours plus sau-vage et le peuple y est plus grossier que n’im-porte où ailleurs en Écosse.

Un incident de ma captivité fut rendu mé-morable par une conséquence qui en résultalongtemps après. Il y avait à cette époque sta-tionné dans le Forth un navire de guerre, leSeahorse, capitaine Palliser. Il arriva qu’il fît

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une croisière durant le mois de septembre,boulinant du Fife au Lothian, et opérant dessondages pour relever les écueils sous-marins.Un beau matin très tôt nous vîmes apparaîtrele navire à deux milles environ dans l’est. Ilmit à la mer un canot, afin d’examiner les ro-chers Wildfire et le Satan’s Bush, dangers no-toires de la côte. Puis, ayant ramené le canotà bord, il prit le vent arrière et mit le cap droitsur le Bass. La circonstance était fort désa-gréable pour Andie et les Highlanders ; tout cequi concernait ma séquestration devait restersecret, et si ce malencontreux capitaine de na-vire venait à débarquer, elle risquait tout aumoins de devenir publique. Je formais une mi-norité unique, je ne suis pas Alan pour atta-quer un si grand nombre d’adversaires, et jen’étais pas sûr du tout qu’un navire de guerrefût propre le moins du monde à améliorer masituation. Tout bien considéré, je promis à An-die bonne conduite et obéissance, et fus em-mené vivement au sommet du rocher, où nousnous couchâmes tous, au bord de la falaise,

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guettant et dissimulés en divers lieux. Le Sea-horse s’avança si près que je m’attendais à levoir s’échouer ; et nous pûmes, de notre sur-plomb vertigineux, voir les hommes d’équi-page à leurs postes et entendre les coups desifflet du chef de manœuvre. Puis il vira brus-quement et lâcha une bordée de je ne sais com-bien de grosses pièces. Le rocher trembla sousce bruit de tonnerre, la fumée s’envola par-des-sus nos têtes, et les oies se levèrent en unemultitude outrepassant le calcul et la croyance.Leurs cris et leurs battements d’ailes formaientun spectacle inouï et j’imagine que si le capi-taine Palliser était venu si près du Bass c’étaitun peu en vue de se procurer ce plaisir puéril.Il devait le payer cher un jour. Durant son ap-proche j’eus l’occasion de faire sur le gréementde ce navire certaines remarques qui me per-mirent de le reconnaître désormais à plusieursmilles de distance, et ce fut par ce moyen (Pro-vidence à part) que je détournai d’un ami ungrand malheur, et infligeai au capitaine Palliserlui-même une forte déception.

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Tout le temps de mon séjour sur le rochernous ne manquâmes de rien. Nous avions dela petite bière et de l’eau-de-vie, et soir et ma-tin du gruau pour faire notre porridge. À plu-sieurs reprises une barque vint, de Castleton,nous apporter des quartiers de mouton, car letroupeau de l’île, nourri spécialement pour lemarché, devait rester intact. Les oies étaientmalheureusement hors de saison, et nous n’ytouchâmes point. Nous pêchions nous-mêmes,et plus souvent encore nous faisions pêcher lesoies pour nous : lorsque l’une d’elles avait faitune prise, nous l’effrayions et lui faisions lâ-cher sa proie avant qu’elle ne l’eût avalée.

Le caractère singulier du lieu, et les nou-veautés dont il abondait m’amusaient et me te-naient en haleine. L’évasion étant impossible,j’avais mon entière liberté, et j’explorais conti-nuellement la superficie de l’île partout où lepied de l’homme pouvait s’y poser. L’ancienjardin de la prison était également curieux,avec ses fleurs et ses plantes redevenues sau-

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vages, et quelques cerises mûres sur un buis-son. Un peu plus bas se trouvait une chapelleou ermitage ; qui l’a construit ou habité, onl’ignore, et l’idée de son antiquité faisait sou-vent l’objet de mes méditations. La prison aus-si, où je bivouaquais alors avec des Highlan-ders voleurs de bestiaux, était un lieu pleind’histoire, tant profane que sacrée. J’estimaissingulier que tant de saints et de martyrs yeussent passé si récemment, sans même y lais-ser un feuillet de leurs bibles, ou un nom gravésur les murs, tandis que les soldats qui mon-taient la garde sur les remparts avaient emplile voisinage de leurs souvenirs – entre autresdes pipes cassées, en quantité énorme, et desboutons de métal provenant de leurs habits.Il y avait des fois où je me figurais entendreles pieux accents des psaumes s’élever des ca-chots des martyrs et voir les soldats arpenterles remparts avec leurs pipes allumées, tandisque l’aube se levait derrière eux sur la mer duNord.

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Les récits d’Andie contribuaient sans doutebeaucoup à me mettre ces idées en tête. Il étaitau courant de l’histoire du rocher, et il la savaitdans le dernier détail, jusqu’au nom des sol-dats, son père en ayant fait partie. Il possédaitd’ailleurs le don naturel de conter, au point queles personnages semblaient parler et les évé-nements s’accomplir devant vous. Ce don qu’ilavait et mon assiduité à l’écouter nous rappro-chèrent peu à peu. J’avoue franchement qu’ilme plaisait ; je vis bientôt que je lui étais éga-lement sympathique, et de fait, je m’étais effor-cé dès le début de capter sa bienveillance. Unincident bizarre, et que je vais conter, réalisala chose au-delà de mon attente ; mais mêmedans les premiers jours nos relations étaientcordiales pour celles d’un prisonnier avec songeôlier.

Je nierais l’évidence si je prétendais quemon séjour sur la Bass fut uniquement désa-gréable. Je m’y trouvais en sûreté, et pour ainsidire à l’abri de toutes mes tribulations. Aucun

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mal ne m’était réservé ; une impossibilité ma-térielle, le roc et la mer profonde, m’interdi-saient toute nouvelle tentative ; je savais quema vie et mon honneur étaient saufs, et il yavait des fois où je m’en réjouissais commed’un bien volé. D’autres fois mes penséesétaient toutes différentes. Je me rappelais avecquelle force je m’étais exprimé devant Ran-keillor et devant Stewart ; je songeais que macaptivité sur le Bass, en vue d’une bonne partiedes côtes du Fife et du Lothian, était une choseque l’on attribuerait plutôt à mon inventionqu’à la réalité ; et aux yeux de ces deux gentle-men du moins, je devrais passer pour un van-tard et un lâche. Parfois je prenais ce point devue un peu à la légère ; je me disais qu’aussilongtemps que je serais en bons termes avecCatriona Drummond, l’opinion du reste deshommes était sans importance ; et je déviaisalors dans ces méditations d’un amant qui sontexquises pour lui-même et qui ne peuventmanquer de paraître si étonnamment niaises àun lecteur. Mais parfois il me venait une autre

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crainte : ma vanité me frappait d’une véritablepanique, et ces probables jugements sévèresme semblaient d’une injustice intolérable. Là-dessus se déroulait un autre enchaînementd’idées, et je n’avais pas plus tôt commencéà m’inquiéter des jugements des hommes surmoi que mon souvenir était hanté par JamesStewart dans sa prison et par les lamentationsde sa femme. Alors, la colère s’emparait demoi : je ne me pardonnais plus de rester inac-tif : il me semblait que si j’étais le moins dumonde un homme, je n’avais plus qu’à fuir auvol ou à la nage, hors de mon lieu de sûreté ; etc’était en de pareilles dispositions et pour apai-ser mes scrupules que je m’appliquais tout par-ticulièrement à gagner le bon vouloir de AndieDale.

Finalement, par un beau matin où nousétions tous les deux seuls sur le sommet du ro-cher, je fis allusion à une récompense. Il me re-garda, rejeta la tête en arrière, et se mit à rire.

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— Oui, cela vous amuse, maître Dale, dis-je, mais si vous jetiez un coup d’œil sur ce pa-pier, vous changeriez peut-être de gamme.

Les stupides Highlanders ne m’avaient prisau moment de ma capture que mon argent li-quide, et le papier que je montrai alors à Andieétait un récépissé de la Société des Lins Britan-niques, libellé pour une somme importante.

Il le lut.

— Hé mais, vous n’êtes pas si mal en point,fit-il.

— Je pensais bien que cela modifieraitvotre opinion, répliquai-je.

— Baste ! cela me fait voir que vous êtes ensituation de me corrompre ; mais je ne suis pasde ceux qu’on corrompt.

— Nous allons examiner cela encore unpeu. Et premièrement je vais vous démontrerque je sais de quoi je parle. Vous avez l’ordre

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de me garder jusqu’après le jeudi 21 sep-tembre.

— Vous ne vous trompez pas de beaucoup.Je dois vous laisser partir, sauf ordrescontraires, le samedi 23.

Je sentis bien qu’il y avait quelque chosed’extrêmement insidieux dans cet arrange-ment. Le fait de me voir réapparaître juste àtemps pour arriver trop tard discréditeraitd’autant mieux mon explication, si j’étais tentéd’en fournir une ; et cela excita mon ardeur à lalutte. Je repris :

— Tenez, Andie, vous qui connaissez lemonde, écoutez-moi, et pensez à ce que je vaisvous dire. Je sais qu’il y a de grands person-nages mêlés à cette affaire, et je n’ai aucundoute que vous ne vous appuyez sur leursnoms. J’ai vu moi-même plusieurs d’entre euxdepuis le début de mon aventure, et leur aiparlé en face. Mais quel genre de crime ai-jedonc commis ? ou à quel genre de procès dois-

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je succomber ? Être appréhendé le 30 août parquelques Highlanders loqueteux, transporté àun tas de vieilles pierres qui furent peut-êtremais ne sont plus ni fort ni prison, mais seule-ment le logis du garde-chasse du Bass Rock, etêtre remis en liberté le 23 septembre, aussi se-crètement que je fus tout d’abord arrêté – ce-la vous fait-il l’effet d’être quelque chose de lé-gal ? cela vous fait-il l’effet d’être juste ? ou ce-la ne ressemble-t-il pas davantage à une basseet sale intrigue, dont ceux qui la dirigent sonteux-mêmes honteux ?

— Je ne vous dis pas le contraire, Shaws,répondit Andie. Cela paraît joliment souter-rain. Et si les gens n’étaient bons vrais whigset presbytériens pur sang, je les aurais envoyéspromener plus loin que le Jourdain et Jérusa-lem, plutôt que de m’en mêler.

— Le maître de Lovat est donc un fameuxwhig, dis-je, et un beau presbytérien.

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— Je ne sais rien de lui. Je n’ai pas été enrelation avec les Lovat.

— Non, c’est avec Prestongrange que vousaurez traité.

— Ah, ça, je ne vous le dirai pas, fit Andie.

— Peu importe, si je le sais.

— Il y a une chose dont vous pouvez êtrebien assuré, Shaws, c’est que vous aurez beaufaire, je ne traite pas avec vous, et je ne traite-rai jamais.

— Eh bien, Andie, je vois qu’il me faut vousparler sans détours.

Et je lui exposai les faits dans leurs grandeslignes.

Il m’écouta jusqu’au bout avec une reli-gieuse attention, et quand je me tus, un courtdébat se livra en lui.

— Shaws, dit-il enfin, je vais m’expliquer àcœur ouvert. Telle que vous la racontez, l’his-toire est étrange, et peu croyable ; mais cela

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m’est tout à fait égal qu’elle soit différente dece que vous l’imaginez. Quant à vous, vousm’avez l’air d’un assez bon jeune homme. Maismoi, qui suis plus âgé et plus judicieux, je voispeut-être un peu plus loin et plus clair que vousdans l’affaire. Il n’y aura aucun mal pour vousà ce que je vous garde ici ; loin de là, je croisque vous vous en trouverez beaucoup mieux. Iln’y aura pas de mal, pour le pays – rien qu’unHighlander de pendu – et Dieu sait si c’est undébarras ! D’autre part, il y aurait un mal consi-dérable à ce que je vous laisse aller. Donc,parlant comme un bon whig et comme votreloyal ami, et aussi comme prudent ami de moi-même, le simple fait est que vous n’avez plus,je pense, qu’à rester avec Andie et les oies.

— Andie, m’écriai-je, en posant ma mainsur son genou, ce Highlander est innocent !

— Oui, c’est regrettable, fit-il. Mais voyez-vous, dans ce monde, tel que Dieu l’a fait, onn’a pas toujours ce qu’on désire.

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XV

L’histoire de Tod Lapraik, contéepar Andie le Noir

Je n’ai pas encore dit grand-chose des High-landers. Tous trois faisaient partie des clientsde James More, ce qui resserrait l’accusationautour du cou de leur maître. Ils comprenaienttous quelques mots d’anglais, mais Neil était leseul qui jugeât en savoir assez pour le causercouramment ce en quoi ses interlocuteurs nepartageaient pas toujours son avis. Ces êtresfrustres et naïfs montraient beaucoup plus dedélicatesse qu’on n’en pouvait attendre à voirleurs haillons et leur aspect farouche, et ilsdevinrent spontanément comme trois domes-tiques pour Andie et pour moi.

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Grâce à leur réclusion dans ce lieu solitaire,parmi les ruines d’une antique prison, et au mi-lieu des continuels bruits lugubres de la meret des oiseaux, je ne tardai pas à découvriren eux des symptômes de terreurs supersti-tieuses. Quand ils n’avaient rien à faire, oubien ils se livraient au sommeil, pour lequelils avaient un appétit immodéré, ou bien Neilentretenait ses compagnons d’histoires qui nemanquaient pas d’être d’un genre terrifiant. Siaucun de ces plaisirs n’était à leur portée –si par exemple ils dormaient sans que le troi-sième parvînt à les imiter – ce dernier restaità surveiller les alentours avec une inquiétudecroissante, et à le voir, tressaillant, blême, lesmains crispées, on sentait tous ses nerfs ban-dés comme un arc. Je ne pus jamais savoir lanature exacte de leurs craintes, mais leur atti-tude était saisissante, et le lieu où nous étions,d’un caractère bien propice aux alarmes. Je netrouve pas de mots pour le qualifier en anglais,mais Andie se servait d’une expression écos-saise dont il ne se départait point :

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— Oui, disait-il, c’est un endroit pas ordi-naire, le Bass.

C’est toujours ainsi que j’y repense. C’étaitun endroit pas ordinaire de nuit, pas ordinairede jour ; et c’étaient des bruits pas ordinairesque les appels des oies, et le ressac des lames,et les échos des rochers, qui nous obsédaientles oreilles. L’impression existait surtout partemps modéré. Lorsque les vagues devenaientplus fortes elles rugissaient autour de l’îlecomme un tonnerre ou comme les tamboursdes armées, terribles mais joyeuses ; et c’étaitpar les jours calmes qu’on prenait peur à forced’écouter – et cela n’arrivait pas seulement auxHighlanders, comme je l’éprouvai moi-mêmeà plusieurs reprises, tant les voûtes du rochercontenaient et répercutaient de bruits légers etsépulcraux.

Ceci me rappelle une histoire que j’ai en-tendue, et une scène à laquelle j’ai pris part,qui modifièrent du tout au tout notre façon devivre, et qui contribuèrent puissamment à mon

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départ. Il arriva qu’une nuit où je songeais au-près du feu, le petit air d’Alan me revint à lamémoire et je me mis à le siffler. Une main seposa sur mon bras, et la voix de Neil m’ordon-na de cesser, car c’était « une musique pas na-turelle ».

— Pas naturelle ? demandai-je. Commentcela ?

— Non, dit-il, elle a été faite par un fan-tôme, et qui n’avait pas de tête sur le corps.

— Bah, répondis-je, il ne peut y avoir defantôme ici, Neil ; car il n’est pas probablequ’ils se donneraient la peine de venir fairepeur aux oies sauvages.

— Ouais ? dit Andie, c’est ce que vous enpensez ? Mais je puis vous dire qu’il y a eu icipis que des fantômes.

— Qu’y a-t-il de pis que des fantômes, An-die ? fis-je.

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— Des sorciers, répondit-il, ou un sorcier àtout le moins. Et c’est même une étrange his-toire. Et si vous le désirez, je vais vous la ra-conter.

Bien entendu, nous acceptâmes avec en-semble, et le Highlander même qui savait lemoins d’anglais fit comme les autres et apprêtatoute son attention.

Histoire de Tod Lapraik

Mon père, Tarn Dale, paix à ses os, fut dansson jeune temps un garçon bizarre et inquiet,avec peu de sagesse et moins encore de craintede Dieu. Il raffolait des filles et raffolait de labouteille et raffolait des aventures ; mais je n’aijamais ouï dire qu’il s’employa beaucoup à riend’honnête. De fil en aiguille, il s’enrôla finale-ment comme soldat et fut mis en garnison dansce fort, ce qui fit la première fois qu’un Daleposa le pied sur le Bass. Service de misère !

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Le gouverneur brassait son ale lui-même ; quepeut-on imaginer de pire ? La Roche était ravi-taillée de la terre ferme, la chose était mal or-ganisée, et il y avait des fois où ils en étaientréduits à pêcher ou à tirer des oies afin d’avoirà manger. Pour comble, c’était l’époque de laPersécution. Les cellules où l’on crevait defroid étaient toutes remplies de saints et demartyrs, le sel de la Terre, ce qui était une in-dignité. Et bien que Tarn Dale fût là portantson fusil comme simple soldat, et qu’il aimâtles filles et la bouteille, comme je l’ai dit, iln’avait pas l’esprit tranquille au sujet de sonemploi. Il avait entrevu la gloire de l’Église ; ily avait des fois où la colère lui montait de voirmaltraiter les saints du Seigneur, et la hontele couvrait de ce qu’il dût tenir la chandelle(ou porter le fusil) à une si noire affaire. Cer-taines nuits, lorsqu’il était de faction, dans lesilence du gel couvrant tout, l’un des prison-niers entonnait un psaume, et les autres se joi-gnaient à lui, et le chant sacré montait des dif-férentes cellules – ou cachots, je veux dire –

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si bien que ce vieux rocher isolé en mer sem-blait un morceau de ciel. La noire honte étaitsur son âme, ses péchés se dressaient devantlui sur le Bass, et par-dessus tout, ce péchécapital, qu’il dût mettre la main à persécuterl’Église du Christ. Mais la vérité est qu’il regim-bait à l’Esprit. Le jour venu, il y avait ses com-pagnons pour l’étourdir, et ses bonnes résolu-tions le quittaient.

En ce temps-là, demeurait sur le Bass unhomme de Dieu, nommé Peden le Prophète.Personne ne l’a jamais valu depuis, et beau-coup se demandent s’il avait eu son pareilavant lui. Il était hirsute comme une vieillesorcière, effrayant à entendre, avec une minecomme le jour du Jugement. Il avait une voixpareille à celle des oies, qui vous résonnaitdans la poitrine, et des paroles comme descharbons ardents.

Or, il y avait une fille sur la Roche, et jecrois qu’elle avait peu à y faire, car ce n’étaitpas un endroit pour une femme convenable ;

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mais il paraît qu’elle était gentille et elle s’ac-cordait fort bien avec Tarn Dale. Il arriva quePeden était à se promener dans son jardin enpriant, lorsque Tarn et la fille passèrent par là,et la fille ne se mit-elle pas à rire aux éclatsdes dévotions du saint ! Il se redressa et les re-garda tous deux, et les genoux de Tarn s’en-trechoquèrent à son aspect. Mais quand il par-la, ce fut avec plus de tristesse que de colère.– Pauvre ! pauvre créature ! dit-il, et c’était lafille qu’il regardait, je vous ai entendu crier etrire, dit-il, mais le Seigneur vous prépare uncoup mortel, et ce châtiment soudain ne tirerade vous qu’un seul cri ! – Peu de temps aprèselle alla se promener sur la falaise avec deuxtrois soldats, et c’était un jour de bourrasque.Survint un coup de vent qui la souleva par sesjupes, et partez avec armes et bagages ! Et il futremarqué par les soldats qu’elle n’avait pousséqu’un seul cri.

Sans doute ce châtiment eut quelque poidssur Tarn Dale ; mais ce fut bref, et il n’en devint

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pas meilleur. Un jour qu’il flânait avec un autresoldat : — Diable m’emporte ! fit Tam, qui étaitun blasphémateur endurci. Et Peden était là, leregardant d’un air sombre et terrible ; Pedenavec ses yeux flamboyants, et qui tendait verslui sa main aux ongles noirs – car il méprisaitla chair. Fi ! fi donc, pauvre homme, s’écria-t-il, ô le pauvre insensé ! Diable m’emporte, dit-il, et moi je vois le diable à son côté. – Laconscience de son crime et la grâce envahirentTam comme la mer profonde ; il jeta par terrela pique qu’il avait à la main. – Jamais plus jene porterai les armes contre la cause du Christ,fit-il. Et il tint parole. Il eut à subir de dures pu-nitions au début, mais le gouverneur, le voyantrésolu, lui donna son congé, et il alla demeurerà North Berwick, et il eut depuis ce jour un bonrenom parmi les honnêtes gens.

Ce fut dans l’année 1706 que le Bass tombaen la possession des Dalrymples, qui char-gèrent deux hommes de le garder. Tous deuxétaient bien qualifiés, car ils avaient tous deux

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été soldats de la garnison, et savaient la ma-nière avec les oies, et leurs saisons et leur va-leur. Outre cela ils étaient tous deux – ou tousdeux semblaient être – des hommes sérieux etde bonne compagnie. Le premier était juste-ment Tam Dale, mon père. Le deuxième étaitun certain Lapraik, que les gens appelaient sur-tout Tod Lapraik, peut-être à cause de son ca-ractère. Eh bien, Tam alla voir Lapraik pour sesaffaires, et m’emmena par la main, car j’étaisun tout petit garçon. Tod avait sa demeuredans l’ancien cloître, au-dessous du cimetièrede l’église. C’est un cloître sombre et lugubre,outre que l’église a toujours eu mauvais renomdepuis le temps de James VI ; et quant à la de-meure de Tod, elle était située dans le coin leplus sombre, et ne plaisait guère aux gens bienrenseignés. La porte était au loquet ce jour-là, et mon père et moi entrâmes sans frapper.Tod était tisserand de profession, et nous letrouvâmes assis devant son métier ; mais cegros homme au teint blanc comme saindouxavait une espèce de sourire béat qui me don-

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na le frisson. Sa main tenait la navette, maisil avait les yeux fermés. Nous l’appelâmes parson nom, nous le secouâmes par l’épaule. Rienn’y fit ! Il restait là sur son banc, et tenait la na-vette, et souriait blanc comme saindoux.

— Dieu nous bénisse ! dit Tam Dale, cecin’est pas naturel.

Il avait à peine prononcé le mot, que TodLapraik revint à lui.

— C’est vous Tam ? dit-il. Hé l’ami, je suisheureux de vous voir. Il m’arrive parfois detomber en pâmoison de la sorte, dit-il ; celaprovient de l’estomac.

Eh bien, ils se mirent à bavarder concernantle Bass et lequel des deux en aurait la garde, etpeu à peu ils en vinrent aux gros mots, et se sé-parèrent fâchés. Je me rappelle bien qu’en re-tournant à la maison avec mon père, il répétaplusieurs fois dans les mêmes termes qu’il n’ai-mait pas du tout Tod et ses pâmoisons.

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— Des pâmoisons, dit-il. Il me semble quedes gens ont été brûlés pour des pâmoisonscomme celle-là.

Eh bien, mon père eut le Bass, et Tod putse brosser le ventre. On s’est souvenu de quellefaçon il avait pris la chose. – Tam, dit-il, vousavez eu le dessus avec moi cette fois-ci encore,et j’espère, dit-il, que vous trouverez au moinstout ce que vous attendez sur le Bass. Expres-sion que depuis on a trouvée singulière. À lafin l’époque arriva pour Tam de dénicher lesjeunes oisons. C’était une affaire dont il avaitbien l’habitude, car il avait fréquenté les fa-laises depuis sa jeunesse, et il ne se fiait à per-sonne d’autre qu’à lui-même. Il était donc làsuspendu par une corde le long de la falaise,là où elle est le plus élevée et le plus abrupte.Au moins vingt gars étaient en haut, tenant lacorde et attentifs à ses signaux. Mais à l’en-droit où Tam était suspendu il n’y avait rienque la falaise et la mer en bas, et les oiescriaient et volaient. C’était une belle matinée

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de printemps, et Tam sifflait en dénichant lesjeunes oisons. Bien souvent je lui ai entenduraconter son aventure, et chaque fois la sueurlui découlait du front.

Il arriva, voyez-vous, que Tam regarda enl’air, et il aperçut un gros oiseau, et l’oiseaubecquetait la corde. Il trouva cela pas ordinaireet en dehors des habitudes de l’animal. Il son-gea que les cordes sont singulièrement fragiles,et le bec des oies et les roches du Bass singuliè-rement acérés, et que deux cents pieds étaientun peu plus qu’il ne se souciait de tomber.

— Brrou ! cria Tam. Va-t’en, oiseau ! Brrou !va-t’en donc ! dit-il.

L’oie regarda de son haut Tam dans la fi-gure, et il y avait quelque chose de pas or-dinaire dans les yeux de la bête. Elle ne luijeta qu’un coup d’œil, et se retourna vers lacorde. Mais à présent elle besognait et luttaitcomme une forcenée. Jamais oie n’a fait la be-sogne que celle-là besognait ; et elle semblait

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connaître fort bien son métier, usant la cordeentre son bec et une saillie de roche tran-chante.

Le cœur de Tam se glaça de terreur. – Cetêtre n’est pas un oiseau, pensa-t-il. Les yeux luitournèrent dans le crâne, et le jour s’obscur-cit autour de lui. – S’il me prend une faiblesse,pensa-t-il, c’en est fait de Tam Dale. Et il fit augars le signal de le remonter.

Et il semblait que l’oie comprenait les si-gnaux. Car le signal ne fut pas plus tôt faitqu’elle lâcha la corde, déploya ses ailes, poussaun grand cri, fit un tour de vol, et se précipitadroit sur les yeux de Tam Dale. Tam avait uncouteau, il fit briller le froid acier. Et il semblaque l’oie connaissait les couteaux, car l’aciern’eut pas plus tôt brillé au soleil qu’elle poussaun cri, mais plus aigu, comme le désappoin-tement, et s’envola derrière la saillie de la fa-laise, et Tam ne la vit plus. Et aussitôt que cettebête fut partie, la tête de Tam lui retomba sur

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l’épaule, et on le hissa comme un cadavre, bal-lottant contre la falaise.

Un coup d’eau-de-vie (il n’allait jamais sans)lui rendit ses esprits, ou ce qu’il en restait. Il semit sur son séant.

— Courez, Géorgie, courez au bateau, etamarrez-le bien, mon ami – courez ! s’écria-t-il,ou cette oie va l’emporter, dit-il.

Les garçons le regardèrent ahuris et vou-lurent lui persuader de se tenir tranquille. Maisrien ne put le calmer, tant que l’un d’eux ne fûtparti en avant pour monter la garde sur le ba-teau. Les autres lui demandèrent s’il allait re-descendre.

— Non, répondit-il, et ni vous ni moi, dit-il, et aussitôt que j’arriverai à me remettre surmes deux jambes nous quitterons cette falaisede Satan.

En vérité, ils ne perdirent pas de temps, etcela n’était pas trop nécessaire, car ils n’étaientpas arrivés à North Berwick que Tam était tom-

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bé dans le délire de la fièvre. Il y demeura toutl’été ; et qui est-ce qui eut l’obligeance de venirle visiter ? Notre Tod Lapraik ! On s’est avisépar la suite qu’à chaque fois que Tod était ve-nu chez lui la fièvre avait redoublé. Je n’en saisrien ; mais ce que je sais bien c’est commentcela finit.

C’était à peu près la même saison de l’annéequ’aujourd’hui : mon grand-père était allé pê-cher ; et comme un gosse je l’accompagnais.Notre prise fut superbe, je m’en souviens, etla manière dont se présentait le poisson nousconduisit tout près du Bass où nous rencon-trâmes un autre bateau qui appartenait à unnommé Sandie Fletcher, de Castleton. Il estmort depuis, sans quoi vous auriez pu aller levoir. Or donc Sandie nous héla.

— Qu’est-ce qu’il y a là-bas sur le Bass ?dit-il.

— Sur le Bass ? dit grand-père.

— Oui, dit Sandie. Sur le côté vert du Bass.

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— Qu’est-ce qu’il peut bien y avoir ? ditgrand-père. Il ne vient sur le Bass que desmoutons.

— Ç’a tout l’air d’être un homme, fit Sandie,qui était plus proche que nous.

— Un homme ! disons-nous, et cela ne plai-sait guère à personne. Car il n’y avait pas debateau qui eût pu amener quelqu’un, et la clefde la prison était suspendue au-dessus du che-vet de mon père à la maison.

Les deux bateaux restèrent ensemble pourse tenir compagnie, et nous avançâmes plusprès. Grand-père avait une longue-vue, car ilavait été marin, et capitaine d’un lougre, et ill’avait perdu sur les sables de la Tay. Et quandnous eûmes regardé à la longue-vue, plus dedoute, c’était un homme. Il était sur un boutde la lande verte, un peu plus bas que la cha-pelle du côté sous le vent, et il sautait et dan-sait comme un fou à une noce.

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— C’est Tod, dit grand-père. Et il passa lalunette à Sandie.

— Oui, c’est lui, dit Sandie.

— Ou quelqu’un à sa ressemblance, ditgrand-père.

— C’est tout pareil, fit Sandie. Diable ousorcier, je vais essayer mon fusil sur lui, fit-il.

Et il alla chercher une canardière qu’il avaitapportée, car Sandie était connu dans tout lepays pour un tireur fameux.

— Attendez un peu, Sandie, fit grand-père ;il nous faut d’abord y voir plus clair, dit-il, oubien cela pourrait nous coûter cher à tous lesdeux.

— Allons donc ! dit Sandie, c’est sans nuldoute un jugement de Dieu, et damné soit l’in-dividu !

— Peut-être que oui, peut-être que non, ditmon grand-père, le digne homme ! Mais son-

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gez-vous au procureur fiscal, avec qui, je crois,vous avez déjà eu maille à partir ? dit-il.

C’était trop vrai, et Sandie fut un peu dé-contenancé.

— Eh bien, Eddie, fit-il, et quel serait votremoyen ?

— Le voici, dit grand-père. Moi qui ai le ba-teau le plus rapide, je vais retourner à NorthBerwick, et vous resterez ici et tiendrez l’œilsur ça. Si je ne trouve pas Lapraik, je vous re-joindrai et à nous deux nous irons lui causer.Mais si Lapraik est chez lui, je hisserai le pa-villon du port, et vous pourrez y aller sur ça àcoups de fusil.

Eh bien, ce fut arrangé ainsi entre eux deux.Je n’étais qu’un gosse et restai dans le bateaude Sandie, où j’espérais mieux voir la suite.Mon grand-père donna à Sandie un teston d’ar-gent pour glisser dans son fusil avec les ballesde plomb, car c’est plus sûr contre les fan-tômes. Et puis l’un des bateaux cingla vers

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North Berwick, et l’autre resta sur place à sur-veiller l’être de mauvais augure sur le flanc duravin.

Tout le temps que nous fûmes là il sauta etgambada et tourna comme un toton, et nouspensions par moments entendre ronfler sontournoiement. J’ai vu des filles, les folles prin-cesses, sauter et danser un soir d’hiver, et êtreencore à sauter et danser quand le jour d’hiverétait revenu. Mais il y avait autour d’elles desgens pour leur tenir compagnie, et des garçonspour les exciter ; mais cet être-ci était toutseul. Et il y avait avec elles un violoneux sedémanchant le coude au coin de la cheminée ;mais cet être-ci n’avait d’autre musique que leconcert des oies sauvages. Et les filles étaientdes jeunesses avec le sang rouge et frémissantet courant dans leurs membres ; mais celui-ciétait un gros, gras homme suifeux, et avancéen âge. Dites ce que vous voudrez, je dois direce que je crois. Il y avait de la joie dans lecœur de la créature ; la joie de l’enfer, soit,

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mais de la joie quand même. Bien souvent jeme suis demandé pourquoi les sorciers et sor-cières vendent leurs âmes (qui sont leur plusprécieux bien) alors qu’elles sont des vieillesfemmes ridées et ratatinées ou des vieux dé-catis ; et alors je me rappelle Tod Lapraik dan-sant toutes ces heures tout seul dans le noirtriomphe de son cœur. Sans doute ils brûlentpour cela au fin fond de l’enfer, mais ils ont eud’abord du bon temps ici-bas ! – et le Seigneurnous pardonne.

Eh bien, en définitive, nous vîmes le pa-villon de marée monter à la tête du mât sur lesrochers du port. Sandie n’attendait que cela. Ilépaula son fusil, visa longuement, et pressa ladétente. Le coup partit, et puis un grand hur-lement s’éleva du Bass. Et nous étions là nousfrottant les yeux, et nous regardant les uns lesautres comme des hébétés. Car avec le coupet le hurlement l’être avait disparu soudain. Lesoleil brillait, le vent soufflait, et il n’y avaitplus rien que l’herbe nue là où le Phénomène

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avait sauté et dansé rien qu’une seconde plustôt.

Tout le trajet de retour je poussai des crisde terreur au souvenir de cette disparition. Leshommes faits ne valaient pas beaucoupmieux ; on n’entendit guère dans le bateau deSandie qu’invoquer le nom de Dieu ; et quandnous fûmes au môle, les rochers du port étaientnoirs de gens qui nous attendaient. Il paraîtqu’on avait trouvé Lapraik dans une de ces« pâmoisons », tenant la navette et souriant.Un garçon fut envoyé hisser le pavillon, et lesautres restèrent dans la maison du tisserand.Vous pouvez être sûrs que cela ne leur plaisaitguère ; mais il en résulta la conversion de plu-sieurs qui étaient là priant tout bas (car per-sonne n’eût osé prier haut) et contemplantcette effroyable créature qui tenait la navette.Puis, tout d’un coup, et avec un cri terrible,Tod sauta de son banc et tomba en avant sur lemétier – cadavre sanglant.

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Quand le cadavre fut examiné, les chevro-tines n’avaient pas touché le corps du sorcier ;impossible de retrouver un seul grain deplomb ; mais il avait reçu le teston d’argent demon grand-père en plein milieu du cœur.

Andie venait à peine d’achever son récitlorsque survint un incident des plus futiles,mais qui était gros de conséquences. Neil,comme je l’ai dit, était lui-même un conteur re-nommé. J’ai ouï dire depuis qu’il connaissaittoutes les histoires des Highlands ; et ce savoirlui valait une grande estime de la part de sescompagnons, comme de la sienne propre. Leconte d’Andie lui en rappela un autre qu’il avaitdéjà entendu.

— Moi avais connu l’histoire déjà, dit-il.C’était l’histoire de Uistean More MacGilliePhadrig et de Cavar Vore.

— Ce n’est pas vrai ! s’écria Andie. C’estl’histoire de mon père (Dieu ait son âme !) et deTod Lapraik. Et je le répéterais à votre barbe,

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ajouta-t-il ; et rentrez votre langue dans votremufle du Highland.

Avec les Highlanders, on le sait et l’histoirel’a montré, la noblesse du Lowland vit enbonne intelligence ; mais il en va tout autre-ment pour le peuple. Je m’étais aperçu qu’An-die était sans cesse sur le point de se querelleravec nos trois MacGregor, et je compris cettefois que l’heure critique était venue.

— Ce n’est pas des mots à employer avecdes chentlemen, dit Neil.

— Des gentlemen ! s’écria Andie, des gent-lemen, vous ? Mais vous n’êtes que des pa-tauds du Highland ! Si Dieu permettait quevous vous voyiez tels que les autres vousvoient, vous vous jetteriez un sou !

Neil lança un juron en gaélique, et à la mi-nute le « couteau noir » surgit dans sa main.

Il n’y avait pas de temps à perdre : j’attrapaipar la jambe le Highlander, et avant d’avoirpu me reconnaître je l’avais fait tomber et lui

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tenais sa main armée. Ses camarades s’élan-cèrent à la rescousse. Contre les trois Gregaranous n’étions, Andie et moi, que deux hommessans armes, et notre situation semblait déses-pérée, lorsque Neil s’écria dans sa langue, or-donnant aux autres de se retirer ; puis il me fitsa soumission dans les termes les plus servileset me livra même son couteau, que je lui resti-tuai dès le matin sur ses promesses réitérées.

À la suite de cet incident, deux chosesm’apparurent bien claires : d’abord que je nedevais pas faire grand fond sur Andie, car ils’était collé contre le mur sans plus bouger,pâle comme le mort, jusqu’au dénouement del’affaire ; ensuite que je me trouvais dans unesituation privilégiée vis-à-vis des Highlanders,lesquels devaient avoir reçu les ordres les plusstricts de me ramener sain et sauf. Mais si peucourageux que se fût montré Andie, je n’euspas de reproches à lui faire sur le chapitre de lareconnaissance. Je ne veux pas dire qu’il m’ac-cabla de remerciements mais ses dispositions

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et ses allures se modifièrent ; et comme il gar-da une rancune prolongée à nos compagnons,les rapports entre lui et moi n’en devinrent queplus étroits.

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XVI

Le témoin manquant

Le 17, jour où j’avais rendez-vous avecl’avocat, ma révolte contre mon destin fut àson comble. Je savais qu’il m’attendait auxKing’s Arms, je prévoyais ce qu’il me dirait lorsde notre prochaine rencontre, et ces idées mecausaient un tourment horrible. La véritén’était pas vraisemblable, je devais le recon-naître, et je trouvais cruellement dur de passerpour un menteur et un lâche, alors que jen’avais en conscience rien omis de ce qu’ilm’était possible de faire. Je me répétais cetteformule avec une sorte d’amère satisfaction, etje recensais de ce point de vue les diversesphases de ma conduite. Je m’étais comportéenvers James Stewart comme l’eût fait un

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frère ; le passé ne m’offrait rien dont je n’eussele droit de m’enorgueillir, et il n’y avait que leprésent à considérer. Je ne pouvais traverserla mer à la nage, pas plus que m’envoler parles airs, mais il me restait Andie. Je lui avaisrendu service, je lui étais sympathique : je dis-posais là d’un levier puissant. Par acquit deconscience, je me devais de faire sur Andie unedernière tentative.

L’après-midi finissait : on n’entendait surtout le Bass d’autre bruit que le clapotis etles bouillonnements d’une mer très calme ; etmes quatre compagnons étaient tous dissémi-nés, les trois MacGregor vers le haut du rocher,Andie avec sa bible en un coin ensoleillé desruines. C’est là que je le trouvai dormant pro-fondément, et dès son réveil je l’entrepris avecune certaine chaleur et un grand appareil d’ar-gumentation.

— Si je croyais que cela pût vous être utile,Shaws ! répliqua-t-il, en me considérant par-dessus ses besicles.

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— C’est pour sauver autrui, repris-je, etpour tenir ma parole. Que peut-il y avoir demeilleur ? Ne connaissez-vous donc pas l’Écri-ture, Andie ? Vous qui avez la bible sur vos ge-noux ! De quoi sert à un homme de gagner l’uni-vers ?

— Oui, dit-il, cela parle hautement en votrefaveur. Mais qu’adviendra-t-il de moi ? J’ai maparole à tenir tout aussi bien que vous. Et queme demandez-vous, sinon de vous la vendrepour de l’argent ?

— Andie, ai-je prononcé le mot argent ?m’écriai-je.

— Ouat ! le mot ne fait rien ; la chose y estquand même. Elle revient à ceci : au cas où jevous sers de la façon que vous désirez, je perdsmes moyens d’existence. Il est donc clair quevous avez à me donner l’équivalent, et mêmeun peu plus, pour votre dignité personnelle. Etn’est-ce pas là de la corruption ? Et encore sij’étais sûr de toucher ! Mais à ce que je vois

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nous en sommes loin ; et si vous veniez à êtrependu, où en serais-je, moi ? Non, la chosen’est pas possible. Et allez-vous-en comme unbrave garçon, et laissez Andie lire son chapitre.

J’étais au fond très satisfait du résultat ob-tenu : et le sentiment que j’éprouvai ensuitefut, je dirais presque, de la reconnaissance en-vers Prestongrange, qui m’épargnait, à l’aidede ce moyen violent et illégal, les dangers, ten-tations et perplexités. Mais cette manière devoir, aussi piètre que couarde, ne pouvait seprolonger beaucoup, et le souvenir de Jamesreprit possession de mon âme. Le 21, jour fixépour le procès, m’apporta la pire détresse mo-rale que j’aie jamais éprouvée, sauf peut-êtresur l’îlot d’Earraid. De longues heures je restaicouché sur la lande inclinée, entre le sommeilet la veille, le corps inerte mais l’âme pleined’agitation. Par instants je somnolais ; mais lepalais de justice d’Inverary et le prisonniercherchant de tous côtés son témoin manquant,me poursuivaient dans mon sommeil ; et je me

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réveillais en sursaut, l’âme ensinistrée, le corpsdouloureux. Je crus voir qu’Andie m’observait,mais je ne fis guère attention à lui. En vérité, jetrouvais mon pain amer et ma vie accablante.

Le lendemain matin (vendredi 22) de bonneheure, une barque arriva chargée de provi-sions, et Andie me remit un pli. L’enveloppene portait pas d’adresse mais était cachetéedu sceau gouvernemental. Elle renfermait deuxbillets. « M. Balfour peut maintenant se rendrecompte qu’il est trop tard pour intervenir. Onsurveillera sa conduite et on récompensera sadiscrétion. » Tel était le contenu du premierbillet, qu’on avait dû écrire à grand-peine de lamain gauche. Ces expressions ne renfermaientabsolument rien qui pût compromettre leur au-teur, même s’il venait à être découvert ; et lesceau redoutable qui tenait lieu de signatureétait apposé sur un feuillet distinct ne portantpas trace d’écriture. Je fus forcé de m’avouerqu’en cela mes adversaires savaient ce qu’ils

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faisaient, et je digérai de mon mieux la menacequi perçait sous la promesse.

Mais la deuxième missive était de loin laplus surprenante. Elle était libellée d’une mainféminine, et disait : « On informe Maister Dau-vit Balfour qu’une amie veille sur lui et quecette amie a des yeux gris. » Ce document, quime tombait entre les mains à pareille heure etsous le sceau du gouvernement, me parut siextraordinaire que j’en demeurai stupide. Lesyeux gris de Catriona s’illuminèrent dans mamémoire. Je songeai, avec un sursaut de joie,que c’était elle, l’amie. Mais qui pouvait avoirécrit le billet, pour l’insérer de la sorte dans ce-lui de Prestongrange ? Et, suprême merveille,pourquoi jugeait-on utile de me faire parvenirsur le Bass ce renseignement consolateur maisdes plus futiles ? Quant à celle qui l’avait écrit,ce ne pouvait être que miss Grant. Ses sœurs,il m’en souvenait, avaient fait des remarquessur les yeux de Catriona, et l’avaient surnom-mée d’après leur couleur ; et elle-même avait

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l’habitude de prononcer mon nom avec un fortaccent, pour se moquer, j’imagine, de ma rus-ticité. De plus, il fallait qu’elle habitât dans lamaison même d’où provenait cette missive. Ilne me restait donc qu’un détail à élucider, età savoir comment Prestongrange avait pu lamettre dans le secret de l’affaire, ou lui lais-ser inclure son folâtre billet sous le même plique le sien propre. Mais ici encore je tenais unindice. Car, premièrement, la demoiselle avaitun caractère assez dominateur, et il se pouvaitbien que papa fût sous son influence plus queje ne le croyais. Et, deuxièmement, il convenaitde se rappeler la politique constante du pro-cureur : son attitude était toujours restée cor-diale, et il n’avait jamais, même au plus fort denotre débat, posé le masque de l’amitié. Il de-vait bien supposer que mon emprisonnementm’avait irrité. Ce petit message plaisant et ami-cal était peut-être destiné à apaiser ma ran-cune.

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Je l’avouerai sans détours, j’éprouvai unélan soudain envers cette belle miss Grant, quis’intéressait à mes affaires avec tant decondescendance. L’évocation de Catriona suffità m’incliner vers de plus douces et plus lâchesrésolutions. Si le procureur était au courant demes relations avec elle – si je devais lui accor-der à lui un peu de cette « discrétion » que salettre mentionnait – jusqu’où cela ne pouvait-il pas m’entraîner ! C’est en vain que l’on tendle filet sous les yeux des oiseaux, dit l’Écriture.Eh bien, les oiseaux sont sans doute plus sagesque les hommes ! Car je vis le piège, et j’y tom-bai néanmoins !

J’étais dans ces dispositions, le cœur en tu-multe, et les yeux gris brillaient devant moicomme deux étoiles, lorsque Andie vint inter-rompre ma rêverie.

— Je vois que vous avez reçu de bonnesnouvelles, me dit-il, en me dévisageant aveccuriosité.

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À l’instant m’apparurent dans un éclairJames Stewart et la cour d’Inverary, et une ré-volution soudaine se fit en moi. Je me rappelaique les procès durent parfois plus longtempsqu’on ne le prévoit. Dussé-je même arriver troptard à Inverary, je pouvais encore faire unetentative dans l’intérêt de James. Dans l’intérêtde mon honneur, en tout cas, cette tentativeproduirait le plus grand bien. En un instant, etsans réflexion apparente, mon plan fut élaboré.

— Andie, demandai-je, c’est toujours pourdemain ? Il m’assura que rien n’était changé.

— Et pour l’endroit ? continuai-je.

— Quel endroit ? fit Andie.

— Celui où l’on doit me débarquer ?

Il avoua que rien n’avait été prévu à ce su-jet.

— Parfait, alors, dis-je, ce sera donc à moid’en décider. Le vent est à l’est, mon cheminse dirige vers l’ouest ; préparez votre barque, je

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vous la loue ; remontons le Forth toute la jour-née, et débarquez-moi demain à deux heures leplus loin dans l’ouest que vous pourrez arriver.

— Oh ! le gredin ! s’écria-t-il. Vous voulezencore essayer d’atteindre Inverary ?

— Tout juste, Andie.

— Eh bien, vous n’êtes pas commode àbattre ! Et moi qui ai passé toute la journéed’hier à m’apitoyer sur vous ! Tenez, je n’ai ja-mais été tout à fait sûr jusqu’à présent de ceque vous vouliez faire en réalité.

C’était bien là donner de l’éperon à un che-val boiteux !

— Deux mots entre nous, Andie, fis-je. Monplan a encore un autre avantage. Nous partonsen laissant les Highlanders sur le rocher, etl’une de vos barques de Castleton viendra lesprendre demain. Ce Neil a un drôle d’œilquand il vous regarde ; qui sait si, une fois queje ne serai plus là, on ne tirera pas de nou-veau les couteaux ; ces rouquins sont étran-

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gement rancuniers. D’ailleurs, si l’on venait àvous poser des questions, vous avez votre ex-cuse toute prête. Nos vies étaient en dangeravec ces sauvages ; comme vous répondez dema sûreté, vous avez pris le parti de me sous-traire à leur voisinage et de me garder le restedu temps à bord de votre barque. Et voulez-vous savoir, Andie ? ajoutai-je, en souriant, jecrois que c’est là ce que vous pouvez faire demieux.

— Il est vrai que je n’en tiens pas pour Neil,répliqua Andie, ni lui pour moi, je pense ; etje n’aimerais pas d’en venir aux mains aveccet homme. Tarn Anster vaudra mieux que luipour garder les bêtes, du reste. (Car ce TarnAnster, qui avait amené la barque, était du Fife,où l’on parle peu le gaélique.) Pas de doute ! re-prit Andie, Tarn les soignera mieux. Et ma foi !plus j’y pense, moins je trouve que l’on a be-soin de nous ici. L’endroit – oui, parole ! ils ontoublié l’endroit. Mais dites, Shaws, vous avezune fameuse tête quand vous vous y mettez !

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Et d’ailleurs je vous dois la vie, conclut-il, avecplus de sérieux, et me tendant la main pour to-per.

Sur quoi, sans un mot de plus, nous mon-tâmes vivement à bord de la barque, et mîmesà la voile. Les Gregara s’occupaient alors dudéjeuner, car les apprêts culinaires étaient deleur ressort habituel ; mais l’un d’eux se trou-vant sur le rempart, il s’aperçut de notre fuitequand nous n’étions pas encore à vingt brassesdu bord ; et tous trois se mirent à courir parmiles ruines jusqu’au débarcadère, exactementcomme des fourmis autour d’un nid défoncé,nous hélant à grands cris pour nous faire re-venir. Nous étions encore sous le vent du ro-cher, et dans son ombre, laquelle s’étendait auloin sur les eaux, mais nous arrivâmes bientôtpresque à la fois dans le vent et au soleil. Lavoile s’enfla, la barque s’inclina jusqu’au bor-dage, et nous fûmes en un instant hors de por-tée des voix. Quelles terreurs envahirent ceshommes sur ce rocher où ils se trouvaient alors

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abandonnés sans le soutien de nul être civili-sé, sans même la protection d’une bible, on nepeut se l’imaginer. Il ne leur restait même pasd’eau-de-vie pour se consoler, car en dépit dela précipitation et du secret de notre départ,Andie avait trouvé moyen de l’emporter.

Notre premier soin fut de débarquer Ansterdans une crique voisine des Roches Glenteithy,afin que la délivrance de nos Highlanders pûts’effectuer le lendemain. Puis nous remon-tâmes le Forth. La brise, qui soufflait si bien audébut, déclina bientôt, mais sans jamais nousmanquer tout à fait. Durant tout le jour nousne cessâmes d’aller, quoique souvent à peine,et ce fut dans la nuit tombée que nous ar-rivâmes au Queensferry. Pour sauvegarder lalettre de la consigne reçue par Andie (consignebien ébréchée déjà) il me fallut rester à bord,mais je ne crus pas mal faire de communiquerpar écrit avec la terre. Sous l’enveloppe dePrestongrange, dont le sceau gouvernementalsurprit sans doute beaucoup mon correspon-

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dant, j’écrivis, éclairé par le falot de la barque,les quelques mots indispensables, et Andie lesporta à Rankeillor. Il revint au bout d’uneheure, avec une bourse pleine d’argent et l’as-surance qu’un bon cheval m’attendrait tout sel-lé le lendemain à deux heures au bassin deClackmann. Après quoi, et la barque dansantsur son ancre de pierre, nous nous installâmespour dormir à l’abri de la voile.

Le lendemain nous fûmes dans le bassinbien avant deux heures ; et il ne me resta plusqu’à attendre. Ma mission m’inspirait peu d’en-train. J’aurais saisi volontiers tout prétexteplausible pour m’en dispenser ; mais il n’enexistait aucun, et mon trouble était non moinsgrand que si j’avais couru à un plaisir long-temps désiré. Peu après une heure le chevalétait au bord de l’eau, et je vis son conducteurle promener çà et là en attendant que je prisseterre, ce qui augmenta démesurément mon im-patience. Andie me libéra à la minute précise,se montrant ainsi homme de parole à la ri-

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gueur, mais ne faisant guère bonne mesure àses patrons ; et quelque cinquante secondesaprès deux heures j’étais en selle et galopaisvers Stirling. En un peu plus d’une heure j’eusdépassé cette ville, et je gravissais déjà la côted’Alan Water, lorsque survint une petite tem-pête. La pluie m’aveuglait, le vent faillit me je-ter à bas de ma selle, et quand les premièresombres de la nuit me surprirent dans un lieudésert un peu à l’est de Balwhidder, je n’étaisplus très sûr de ma direction, et mon chevalcommençait à être fourbu.

Dans la précipitation de mon départ, et afinde m’éviter la recherche et l’importunité d’unguide, j’avais (autant qu’il était possible à uncavalier) suivi le même chemin que dans monvoyage avec Alan. Je ne me dissimulais pointque par là je courais un grand risque, dontla tempête faisait maintenant une réalité. Cefut, je crois, aux environs d’Uam Var que jem’orientai pour la dernière fois : – il pouvaitêtre six heures. Je m’estimai en somme très

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heureux d’atteindre à onze heures ma destina-tion, qui était la maison de Duncan Dhu. Lecheval seul eût pu dire où je m’étais fourvoyédans l’intervalle. Je sais que nous tombâmes àdeux reprises, et une autre fois je passai par-dessus ma selle, et fus roulé quelques secondespar un torrent mugissant. La monture et soncavalier avaient de la boue jusqu’aux yeux.

Duncan me donna les nouvelles du procès.On le suivait dans toutes ces régions du High-land avec une attention religieuse ; les nou-velles s’en répandaient d’Inverary aussi vitequ’on pouvait aller ; et je me réjouis d’ap-prendre qu’il n’était pas encore terminé le sa-medi vers la fin de la soirée : l’on était porté àcroire qu’il se prolongerait jusqu’au lundi. Sousle coup de fouet de cette révélation je refusaide m’asseoir pour manger ; et Duncan ayantbien voulu me servir de guide, je me remis enroute à pied, le morceau en main et mangeanttout en marchant. Duncan avait emporté unflacon d’usquebaugh et une lanterne, laquelle

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nous éclairait juste assez pour nous permettrede trouver des maisons où la rallumer, car l’us-tensile était outrageusement mal clos et s’étei-gnait à chaque rafale. La plus grande partie dela nuit nous cheminâmes à l’aveuglette sous lapluie battante, et le jour nous trouva perdusdans la montagne. Une hutte était proche sur leversant d’un ravin ; nous y reçûmes des vivreset des indications ; et un peu avant la fin duprêche, nous étions aux portes de l’église d’In-verary.

La pluie avait un peu lavé le haut de mapersonne, mais je restais crotté jusqu’aux ge-noux ; je ruisselais d’eau ; j’étais si fatigué queje me traînais à peine, et ma mine était celled’un déterré. J’avais certainement plus besoinde changer de costume et de me mettre au litque de tous les bienfaits de la religion. Néan-moins, persuadé que le grand point pour moiétait de me faire voir aussitôt en public, jepoussai la porte, pénétrai dans l’église avec surmes talons Duncan aussi sale que moi, et, trou-

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vant une place vacante toute proche, je m’yinstallai.

— Troisièmement, mes frères, et entre pa-renthèses, la loi elle-même doit être considéréecomme un intermédiaire de la grâce, disait leministre, sur le ton de quelqu’un qui se com-plaît à développer un argument.

C’était en l’honneur des assises qu’il prê-chait en anglais. Il y avait là les juges avec leurescorte armée, non loin de la porte des halle-bardes luisaient dans un coin, et la foule deshommes de loi se pressait sur les bancs plusnombreuse qu’à l’ordinaire. Le texte était ti-ré de l’épître aux Romains, cinquième et trei-zième versets – le ministre était fort habile ; ettous les dignes occupants de l’église – depuisle duc d’Argyll et mylords Elchie et Kilkerranjusqu’aux hallebardiers de leur suite – étaientabsorbés, sourcils contractés, dans l’attentiond’un profond recueillement. Seuls le ministreet un petit nombre de ceux qui étaient près dela porte s’aperçurent de notre entrée sur le mo-

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ment et n’y pensèrent aussitôt plus ; le reste,ou bien ne nous entendit pas ou bien ne fit pasattention à nous ; et je restai là sans être re-marqué au milieu de mes amis et de mes enne-mis.

Le premier que je distinguai fut Preston-grange. Il se tenait roide comme un cavalieren selle, remuant les lèvres avec délices, sansquitter des yeux le pasteur ; le thème était évi-demment à son goût. Un peu plus loin, CharlesStewart, l’air à moitié endormi, avait les traitspâles et tirés. Quant à Simon Fraser, il faisaittache, et quasi scandale, parmi cette assem-blée recueillie : il se fourrait les mains dans lespoches, s’étirait les jambes, se raclait la gorge,haussait ses sourcils chauves, et promenait lesyeux à droite et à gauche, soit avec un bâille-ment, soit avec un sourire narquois. Ou bienencore, il prenait la bible posée devant lui, laparcourait, faisait semblant d’en lire quelqueslignes, la feuilletait de nouveau, et la rejetait

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pour bâiller de toutes ses forces ; le toutcomme par gageure.

Tout en s’agitant de la sorte, il vint à posersur moi son regard. Il resta pétrifié une se-conde, puis arracha un feuillet de sa bible, grif-fonna dessus quelques mots au crayon, et lepassa à son plus proche voisin, en lui glissantun mot tout bas. Le billet atteignit Preston-grange, qui me lança un bref coup d’œil ; puiselle parvint à M. Erskine ; de là au duc d’Argyll,qui se tenait entre les deux autres lords dela session, et Sa Grâce se retourna pour mefixer d’un œil arrogant. De tous les intéressés,Charles Stewart fut le dernier à remarquer maprésence ; et lui aussi se mit à crayonner età passer des dépêches, que je fus incapablede suivre parmi la foule jusqu’à leurs destina-taires.

Mais le passage de ces notes avait éveillél’attention ; tous ceux qui étaient dans le secret(ou se figuraient l’être) se chuchotaient desrenseignements ; les autres s’interrogeaient ; et

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le ministre lui-même semblait tout déconte-nancé par le mouvement qui se propageaitdans l’église, et par la rumeur soudaine et leschuchotements. Sa voix s’altéra, il pataugeavisiblement, et ne put recouvrer l’aisanceconvaincue et le ton assuré de son débit. Cefut sans doute une énigme pour lui jusqu’à sondernier jour de savoir par quel mystère un ser-mon, qui avait progressé triomphalement jus-qu’à sa quatrième partie, avait bien pu tournersi mal dans la cinquième.

Quant à moi, je restais toujours à ma place,trempé, éreinté, fort inquiet de ce qui allait ad-venir ensuite, mais tout à fait enchanté de monsuccès.

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XVII

L’exposé

Le dernier mot de la bénédiction sortait àpeine de la bouche du ministre, que Stewartme saisissait par le bras. Nous fûmes les pre-miers à quitter l’église, et il fit une si singulièrediligence que nous nous trouvâmes sains etsaufs entre les quatre murs d’une maison avantque la rue ne commençât d’être envahie par lesfidèles qui regagnaient leurs demeures.

— J’arrive encore à temps ? demandai-je.

— Oui et non, répondit-il. La cause est en-tendue ; le jury délibère, et il aura la bontéde nous faire connaître demain matin sa ma-nière de voir, telle que j’aurais pu la prononcermoi-même il y a trois jours, avant le débutde la comédie. Dès le début cette décision a

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été évidente. Le condamné la connaissait ; ilme disait voici deux jours : « Vous pouvez fairetout ce que vous voudrez pour moi, je sais cequi m’attend par ce que le duc d’Argyll vientde dire à M. Macintosh : « Oh ! ç’a été un vraiscandale ! »

Le grand Argyll qui allait devantFit tonner canons et fusils,

et le massier lui-même criait « Cruachan ! »Mais maintenant que vous revoilà, je ne déses-père plus. Le chêne dominera encore le myrte ;nous battrons les Campbell dans leur propreville. Que Dieu m’accorde de voir ce jour !

Il se trémoussait avec surexcitation, tout envidant ses malles sur le plancher pour me trou-ver des vêtements de rechange, et il m’encom-bra de son aide tandis que je me changeais. Cequi me restait à faire, ou comment je devaisle faire, il ne m’en dit rien, et je crois mêmequ’il n’y songea pas un seul instant. « Nous

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rosserons bien les Campbell ! » Il ne sortaitpas de là. Et j’achevai de me persuader quece qui avait l’apparence d’un honnête procèslégal n’était au fond qu’une lutte de clans, etentre deux des plus sauvages. Mon ami l’avo-cat n’était pas à mon sens le moins acharné.Celui qui ne l’eût vu jamais que figurer à uneséance devant le lord aumônier, ou manœu-vrer ses crosses de golf en poursuivant uneballe sur le terrain de Fruntsfield, celui-là n’eûtcertes pas reconnu le même personnage dansce volubile et violent partisan.

Les « conseils » de James Stewart étaientau nombre de quatre : – le shériff Brown deColstoun et le shériff Miller, M. Robert Ma-cintosh et M. Stewart junior de Stewart Hall.L’avocat les réunit à dîner après le sermon, etje fus très aimablement compris dans l’invita-tion. Sitôt la nappe desservie, et le premier bolde punch mixtionné avec art par le shériff Mil-ler, on entama le sujet d’actualité. Je fis un ré-cit bref de ma capture et de mon internement,

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puis on m’interrogea longuement sur le détailde l’assassinat. Je dois rappeler que c’était lapremière fois que je parlais de l’affaire devantdes hommes de loi, et le résultat fut très déce-vant pour les autres, et, je dois l’avouer, décou-rageant pour moi.

— En résumé, dit Colstoun, vous démon-trez qu’Alan se trouvait sur les lieux, vousl’avez entendu proférer des menaces contreGlenure ; et tout en nous affirmant que ce n’estpas lui qui a tiré, vous donnez fortement l’im-pression qu’il était de connivence avec lui, etqu’il a consenti, voire indirectement coopéré, àl’action. Vous le montrez, de plus, favorisant detout son pouvoir au péril de sa liberté, la fuitedu criminel. Et la suite de votre témoignage(du moins en ce qui importe) repose unique-ment sur la parole d’Alan ou de James, les deuxaccusés. Bref, vous ne brisez pas, mais vousallongez seulement d’un personnage la chaînequi relie notre client au meurtrier ; inutile dedire que l’intervention d’un troisième complice

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renforce cette apparence de complot qui a étédès le début la pierre d’achoppement.

— Je suis du même avis, dit le shériff Mil-ler. Nous pouvons tous, je crois, remercierPrestongrange d’avoir écarté de votre cheminun témoin fort gênant. Et c’est surtout, je crois,M. Balfour lui-même qui peut lui avoir del’obligation. Car vous parlez d’un troisièmecomplice, mais M. Balfour (à mon point devue) me fait tout l’effet d’en être un quatrième.

— Permettez, messieurs ! intervint Stewart,l’avocat. Il y a un autre point de vue à consi-dérer. Nous avons ici un témoin – ne discutonspas s’il est d’importance ou non – un témoindans ce procès qui a été enlevé par ce tas desinistres bandits, les Glengyle MacGregor, etséquestré pendant près d’un mois sur le Bassdans un amas de ruines. Remuez cela et voyezquelle boue vous en faites rejaillir sur les dé-bats ! Messieurs, c’est une histoire qui fera dubruit dans le monde ! Il serait singulier qu’avec

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une pression comme celle-là, nous n’arrivionspas à extraire l’acquittement de notre client.

— Et supposez que demain nous soulevionsle cas de M. Balfour, dit Stewart Hall. Je seraisfort étonné que nous ne rencontrions pas surnotre chemin tant d’obstacles que James seraitpendu avant que nous ayons découvert un tri-bunal pour nous entendre. C’est un grand scan-dale, mais je pense qu’aucun de vous n’en aoublié un plus grand encore, je veux dire l’af-faire de lady Grange. Alors qu’elle était encoreen prison, mon ami M. Hope de Rankeillor afait tout ce qui était humainement possible ; età quoi est-il arrivé ? Il n’a même pas obtenul’autorisation de la voir ! Eh bien ! il en serade même aujourd’hui ; on usera des mêmesarmes. Ceci est un spécimen, messieurs, des ri-valités de clan. La haine du nom que j’ai l’hon-neur de porter brûle en haut lieu. Il n’y a rienici à considérer que la pure et simple vendettaCampbell et l’ignoble intrigue Campbell.

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On se figure aisément qu’il abordait là unsujet bienvenu, et je demeurai quelque tempsau milieu de ce savant conseil, presque étourdipar leurs propos mais fort peu éclairé sur lecontenu de ces derniers. L’avocat se laissa en-traîner à quelques expressions un peu vives.Colstoun se crut obligé de le reprendre ; lesautres intervinrent à leur tour, de plus en plusbruyamment ; le duc d’Argyll fut battu à platecouture ; le roi Georges attrapa en passantquelques horions ; et il n’y eut qu’un person-nage d’oublié, ce fut James des Glens.

Au milieu de ce hourvari, M. Miller gardaitson calme. C’était un gentleman d’un certainâge, au teint vermeil et souriant ; il parlaitd’une voix grave et posée, détachant les motscomme un acteur, afin de leur donner touteleur valeur ; et même à cette heure où il restaitmuet, assis avec sa perruque posée à côté delui, son verre dans ses deux mains, la boucheplaisamment froncée, et le menton en avant, ilpersonnifiait la malice égayée. Il avait évidem-

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ment son mot à dire, et il attendait l’occasionfavorable.

Elle se présenta bientôt. Dans l’un de sesdiscours, Colstoun avait fait mention de leursdevoirs envers leur client. La transition plut,j’imagine, au shériff son confrère. D’un geste etd’un regard celui-ci mit la tablée dans sa confi-dence.

— Cela me fait penser à un détail que l’onoublie, dit-il. L’intérêt de notre client passe àcoup sûr avant tout ; mais le monde ne finirapas faute de James Stewart. – Là-dessus il levales yeux au ciel. – Reste à ne pas négliger,par exemple, un certain M. George Brown, unM. Thomas Miller, et un M. David Balfour.M. David Balfour tient un sujet de plainte ad-mirable, et je crois, messieurs, pourvu que sonhistoire fût convenablement présentée – jecrois qu’il resterait pas mal de perruques sur lecarreau.

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D’un seul mouvement toute la table se tour-na vers lui.

— Convenablement mise au point et pré-sentée, son histoire est de nature à entraînerdes conséquences, reprit-il. L’administrationde la justice tout entière serait totalement dis-créditée, du plus haut fonctionnaire au plusbas ; et il me semble qu’ils auraient besoind’être remplacés. – Il pétillait de malice en di-sant ces mots. Il conclut : – Et je n’ai pas besoinde vous démontrer que cette cause de M. Bal-four serait singulièrement profitable à ceux quiy coopéreraient.

Ainsi donc ils couraient tous un lièvre dif-férent. La cause de M. Balfour signifiait poureux le genre de discours qu’on y prononcerait,les magistrats qui seraient évincés, et ceux quisuccéderaient à leurs charges. Je ne rapporte-rai que deux spécimens de leurs propos. Onm’offrit de tâter Simon Fraser, dont le témoi-gnage, si j’arrivais à l’obtenir, serait fatal pourArgyll et Prestongrange. Miller approuva fort

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cette tentative. – Nous avons devant nous unrôti juteux, dit-il, et il y en a plus qu’il n’en fautpour nous tous. – Et on eût cru les voir tous selécher les babines. Stewart l’avocat se voyaitprêt à se venger de son ennemi capital, le Duc,et il ne se tenait plus de joie.

— Messieurs, s’écria-t-il en remplissant sonverre, je bois au shériff Miller. Ses capacitésjuridiques sont connues de chacun. De ses ta-lents culinaires, le bol qui est devant vous enest un témoignage. Mais quand il s’agit de poli-tique !… Et il vida son verre.

— Oui, mais ce n’est pas de la politiquecomme vous l’entendez, répliqua Miller, frap-pé. Je dirais plus volontiers que c’est une révo-lution, et je crois pouvoir vous garantir que lacause de M. Balfour fera époque pour les histo-riens. Mais convenablement dirigée, monsieurStewart, dirigée avec amour, cette révolutionsera pacifique.

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— Hé ! je ne m’inquiète pas si l’on frotte unpeu les oreilles à des damnés Campbell ! s’écriaStewart, en abattant son poing sur la table.

On peut imaginer que je n’étais guère sa-tisfait, et cependant j’avais peine à m’empê-cher de rire devant la naïveté de ces vieuxintrigants. Mais je n’étais pas disposé à voirtoutes les épreuves que j’avais endurées profi-ter à l’avancement du shériff Miller ou servir àfaire une révolution dans le Parlement. Je prisdonc la parole en affectant la plus grande mo-destie.

— J’ai à vous remercier, gentlemen, de vosbons avis, dis-je. Je voudrais toutefois, si vousle permettez, vous poser deux ou trois ques-tions. Il y a une chose, par exemple, que nousavons un peu négligée : Est-ce que ce procèsaura de bons résultats pour notre ami Jamesdes Glens ?

Ils parurent un peu interdits, et me don-nèrent des réponses variées, mais qui concor-

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daient sur un point, à savoir que l’unique es-poir de James était dans la clémence du roi.

— Allons plus loin, fis-je. Sera-t-elle profi-table à l’Écosse ? Un dicton prétend que c’estun mauvais oiseau celui qui abîme son proprenid. Je me souviens avoir ouï dire dans monenfance qu’il y avait eu à Édimbourg uneémeute à l’occasion de laquelle la feue reinequalifia notre pays de barbare ; et j’ai toujourspensé que nous avions plus perdu que gagné àcette émeute. Puis ç’a été l’an 45, qui a fait tel-lement parler de l’Écosse ; mais je n’ai jamaisouï dire que nous ayons gagné quelque choseaux événements de 45. Et nous voici arrivés àla cause de M. Balfour, comme vous l’appelez.M. le shériff Miller affirme qu’elle fera époquepour les historiens, et cela ne m’étonnerait pas.Je craindrais seulement qu’ils n’y voient sur-tout une époque de malheur et de réprobationpublique.

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Avec son acuité d’esprit Miller avait déjàflairé où je voulais en venir, et il s’empressa dem’emboîter le pas.

— Voilà qui est fortement exprimé, mon-sieur Balfour, dit-il. Votre observation est depoids.

— Nous devons aussi nous demander si leprocès sera utile au roi George, continuai-je.M. le shériff Miller semble très rassuré sur cepoint ; mais je doute que vous soyez à mêmede démolir la maison sous les pieds de Sa Ma-jesté sans qu’elle reçoive quelques horions,dont l’un ou l’autre pourrait lui être fatal.

Je leur préparais la réponse, mais nul nesouffla mot.

— Quant à ceux auxquels la cause profite-rait, continuai-je, M. le shériff Miller nous a ci-té plusieurs noms, parmi lesquels il a eu l’ama-bilité de mentionner le mien. Il voudra bienm’excuser si je ne suis pas de son avis. Danscette affaire je ne crois pas avoir reculé le

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moins du monde tant qu’il y avait une exis-tence à sauver ; mais j’avoue que je me suis vufort malheureux pour un jeune homme qui sedestine au barreau et qui n’a pas encore vingtans, de se donner les allures d’un brouillon etd’un factieux. Pour ce qui est de James – enl’état des choses, avec la sentence quasi pro-noncée – il paraît n’avoir plus d’autre espoirque dans la clémence royale. Ne peut-on doncs’adresser directement à Sa Majesté, sauvegar-der l’honneur public de ces hauts justiciers, etme tenir à l’écart d’une situation qui me paraîtdevoir être ma perte.

Ils restaient tous le nez baissé dans leursverres, et je sentis qu’ils désapprouvaient monattitude en cette affaire. Mais Miller fit contremauvaise fortune bon cœur.

— Si notre jeune ami m’autorise à présenterson idée sous une forme plus précise, dit-il, jevois qu’il nous propose d’introduire dans unmémoire à la Couronne le fait de sa séques-tration, avec peut-être quelques chefs de la dé-

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position qu’il était prêt à faire. Ce plan a deschances de succès. Il est capable autant qu’unautre (sinon mieux) de sauver notre client.Peut-être Sa Majesté aura-t-elle la bonté deressentir quelque gratitude envers tous ceuxqui contribueront à ce mémoire, lequel passe-rait sans difficulté pour un geste du meilleurloyalisme ; et sa rédaction même pourrait indi-quer ce point de vue.

Ils échangèrent des hochements de tête,non sans quelques soupirs, car la première al-ternative correspondait sans doute mieux àleurs aspirations.

— Écrivez donc, monsieur Stewart, s’il vousplaît, poursuivit Miller ; et il serait fort à proposque le papier fût signé de nous cinq ici pré-sents, comme délégués du « condamné ».

— Cela ne peut toujours faire de mal à au-cun de nous, dit Colstoun, en poussant un nou-veau soupir : – il venait pendant dix minutes dese voir lord procureur général.

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Sur quoi ils se mirent sans grand enthou-siasme à rédiger le mémoire ; – mais bientôtils s’échauffèrent à la tâche, et je me bornai àles regarder et répondre parfois aux questions.Le document fut rédigé à souhait : il exposaitd’abord les faits me concernant, la récompenseofferte pour mon arrestation, ma reddition, lapression exercée sur moi ; ma séquestration, etmon arrivée à Inverary lorsqu’il était trop tard.Il énumérait ensuite les raisons de loyalisme etd’intérêt public pour lesquelles on avait décidéde renoncer aux moyens légaux ; et il concluaitpar un appel véhément à la pitié du roi en fa-veur de James.

Je trouvai qu’on me sacrifiait un peu trop,et qu’on me représentait quasi sous les espècesd’un boutefeu que ma cohorte de légistes avaità grand-peine détourné des moyens extrêmes.Mais je laissai passer la chose, et me bornaià suggérer que l’on me déclarât prêt à donnermon témoignage et à fournir ceux d’autres per-sonnes devant toute commission d’enquête. Je

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demandai aussi que l’on me remît sur-le-champ un exemplaire du mémoire.

Colstoun sifflota et poussa quelques« Hum ! »

— C’est un document des plus confiden-tiels, ajouta-t-il.

— Et ma situation vis-à-vis de Preston-grange est des plus délicates, ripostai-je. Iln’est pas douteux que j’ai dû éveiller sa sym-pathie à première vue, pour qu’il m’ait toujourstraité si amicalement depuis lors. Sans lui,gentlemen, je serais mort à cette heure, ouj’attendrais ma condamnation aux côtés de cemalheureux James. C’est pourquoi je tiens àlui communiquer la substance de ce documentdès qu’il sera recopié. Il vous faut égalementconsidérer que cette mesure me servira de sau-vegarde. J’ai ici des ennemis qui ont toujourseu la main lourde, Sa Grâce est dans sonpropre pays, tout comme Lovat ; et s’il planait

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le moindre doute sur mes procédés je pourraisfort bien me réveiller en prison.

Ne trouvant rien à répondre à ces argu-ments, ma société de conseillers finit par m’ac-corder ce que je désirais, en y mettant toute-fois cette condition, que je remettrais le papierà Prestongrange avec les compliments exprèsde tous les signataires.

Le procureur était au château où il dînaitavec Sa Grâce. Par l’intermédiaire de l’un desdomestiques de Colstoun, je lui fis tenir unbillet pour lui demander audience, et reçusl’avis d’aller aussitôt le rejoindre dans une cer-taine maison de la ville. Je l’y trouvai seul dansune chambre. Son visage était impénétrable ;mais je n’étais pas assez peu observateur pourn’avoir pas aperçu des hallebardes dans le ves-tibule, ni assez niais pour ne pas deviner qu’ilétait prêt à me faire arrêter sur-le-champ, s’il lejugeait à propos.

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— Ainsi donc, monsieur Balfour, vous êtesici ? dit-il.

— Et je crains de n’y être guère le bienvenu,mylord, répliquai-je. Mais je voudrais avantd’aller plus loin vous exprimer ma reconnais-sance pour les continuels bons offices de votreseigneurie, même s’ils sont destinés à prendrefin désormais.

— Vous m’avez déjà parlé de votre grati-tude, fit-il sèchement, et je doute que ce soitpour cette raison que vous m’avez fait quitterla table afin de venir vous écouter. Je me rap-pellerais aussi, à votre place, que vous êtes en-core sur un terrain très mouvant.

— Plus à présent, mylord, je crois, et sivotre seigneurie veut bien jeter un coup d’œilsur ce papier, vous serez peut-être de monavis.

Il le lut très attentivement jusqu’au bout, lessourcils contractés ; puis il revint sur un pas-sage et sur un autre dont il sembla peser et

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comparer la teneur. Ses traits se détendirentun peu.

— Cela pourrait être plus mauvais, dit-il ;quoique je craigne encore d’avoir à payer cherpour la connaissance que j’ai faite de M. DavidBalfour.

— Ou plutôt pour votre indulgence enverscet infortuné jeune homme, mylord.

Il relut à nouveau le papier, et peu à peuson humeur se rasséréna.

— Mais à qui dois-je ce bon office ? deman-da-t-il enfin. On a dû examiner d’autres projets,il me semble. Qui est-ce qui a proposé cetteméthode particulière ? Est-ce Miller ?

— Mylord, c’est moi, répliquai-je. Ces mes-sieurs n’ont pas montré pour moi tellementd’égards que je veuille me priver du peu de cré-dit, qui me revient légitimement, et leur épar-gner les responsabilités qu’ils doivent enconscience supporter. Et je dois à la vérité dedire qu’ils étaient tous partisans d’un moyen

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qui aurait eu de singuliers résultats dans le Par-lement, et qui eût représenté pour eux (suivantl’une de leurs expressions) un rôti juteux. Lorsde mon intervention, ils étaient, je crois, sur lepoint de se partager les diverses fonctions de lamagistrature. Notre ami, M. Simon, aurait étéreçu à composition.

— Voilà bien nos amis ! fit en souriant Pres-tongrange. Et quelles ont été vos raisons de lescontredire, monsieur David ?

Je les lui exposai sans détour, faisant tou-tefois ressortir avec plus de force et d’étenduecelles qui regardaient Prestongrange lui-même.

— Vous me rendez plus que justice, reprit-il. J’ai lutté pour votre intérêt aussi fortementque vous contre le mien. Mais comment êtes-vous ici aujourd’hui ? interrogea-t-il. En voyantles débats se prolonger, l’inquiétude m’a prisde vous avoir assigné un délai trop juste, et je

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vous attendais pour demain. Mais aujourd’hui,l’idée ne m’en serait jamais venue.

Je n’allais naturellement pas trahir Andie.

— Je suppose qu’il y a des bêtes très fati-guées tout le long du chemin, dis-je.

— Si j’avais su que vous étiez un pareil ban-dit, vous auriez goûté plus longtemps du Bass.

— À ce propos, mylord, je vous rends votrelettre.

Et je lui tendis l’enveloppe à l’écriturecontrefaite.

— Il y avait aussi une feuille avec le sceau.

— Je ne l’ai plus. Elle ne portait même pasd’adresse, et n’aurait pas compromis un chat.Pour le second billet, je l’ai, et avec votre per-mission, je le garde.

Il parut légèrement contrarié, mais n’insistapas. Il reprit :

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— Demain, nous n’aurons plus rien à faireici, et je m’en retournerai par Glasgow. Je se-rais très heureux de vous avoir en ma compa-gnie, monsieur David.

— Mylord… commençai-je.

Il m’interrompit.

— Je ne nierai pas que je vous demandecela comme un service. Je désire même que,lors de votre arrivée à Édimbourg, vous des-cendiez chez moi. Vous avez dans les missesGrant de très chaleureuses amies, qui serontenchantées de vous posséder auprès d’elles. Sivous croyez que je vous ai été de quelque utili-té, je vous offre là un moyen de vous acquitterenvers moi, et bien loin d’y perdre, vous en re-cueillerez peut-être des avantages par la mêmeoccasion. Il n’est pas donné à tous les jeunesinconnus d’être introduits dans la société par leprocureur général du Roi.

Bien souvent déjà (au cours de nos brèvesrelations) ce gentilhomme m’avait fait tourner

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la tête ; il est certain que pour un instant il mela fit tourner de nouveau. Je retrouvais tou-jours inaltérée l’ancienne fiction de la faveurspéciale où me tenaient ses filles, dont l’uneavait eu l’extrême obligeance de rire de moi,tandis que les deux autres avaient à peine dai-gné s’apercevoir de mon existence. Et mainte-nant j’allais demeurer chez lui à Édimbourg ;j’allais être poussé dans le monde sous sa pro-tection ! Qu’il eût assez de bonne volonté pourme pardonner, c’était déjà surprenant : qu’ildésirât me seconder et me servir me paraissaitimpossible ; et je me mis à chercher ce qu’il enattendait par la suite. Une chose était évidente.Si je devenais son hôte, toute palinodie m’étaitfermée : je ne pourrais plus revenir sur mesdispositions actuelles ni introduire aucune ac-tion judiciaire. Et d’ailleurs, ma présence sousson toit n’enlevait-elle pas au mémoire touteefficacité ? On ne pouvait en effet prendre ausérieux une plainte dont le principal auteur se-rait l’hôte du magistrat le plus incriminé. Tout

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en considérant ce point de vue, je ne pus dissi-muler tout à fait un sourire.

— Il s’agit en quelque sorte de mettre oppo-sition au mémoire, dis-je.

— Vous êtes clairvoyant, monsieur David,dit-il, et vous ne devinez pas trop mal. Le faitest que cela me servira pour ma défense. Tou-tefois peut-être n’estimez-vous pas à leur justevaleur mes sentiments amicaux, qui sont toutà fait réels. J’ai pour vous, monsieur David, unrespect mêlé de terreur, conclut-il, en souriant.

— Je suis plus que disposé, je suis sincè-rement désireux d’aller au-devant de vos sou-haits, dis-je. J’ai fait le projet de me consacrerau barreau, et le soutien de votre seigneurie se-rait pour moi sans prix. Je suis en outre pro-fondément reconnaissant à vous et à votre fa-mille pour l’intérêt et la sympathie que vousm’avez montrés. Mais voici la difficulté : il y aun point sur lequel nous divergeons. Vous vousefforcez de faire pendre James Stewart ; moi,

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je m’efforce de le sauver. Pour autant que monvoyage avec vous contribuerait à la défense devotre seigneurie, je suis aux ordres de votreseigneurie ; mais pour autant qu’il aiderait à lapendaison de James Stewart, vous me voyezau regret.

Il étouffa un juron, et dit avec amertume :

— Vous devriez certainement comparaître ;la barre plus que le barreau est une scène bienfaite pour vos talents. – Puis il resta un mo-ment silencieux, et reprit enfin : – Je vous diraiqu’il n’est plus question de James Stewart, nipour ni contre. James est mort d’avance ; savie est reçue et prise ; achetée (si vous l’aimezmieux) et vendue ; aucun mémoire ne peut lesecourir – aucune compromission d’un fidèleM. David ne peut lui être nuisible. Qu’il ventehaut, qu’il vente bas, il n’y a plus de pardonpour James Stewart : et tenez-vous-le pourdit ! Je reste seul en cause : vais-je me main-tenir ou tomber ? Je ne vous cache pas que jesuis en péril. Et M. David Balfour veut-il savoir

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pourquoi ? Ce n’est pas pour avoir procédé in-dûment contre James ; là-dessus je suis à cou-vert. Ce n’est pas non plus pour avoir séquestréM. David sur un rocher ; c’est tout bonnementpour n’avoir pas pris la voie simple et naturelle,où l’on m’a poussé à diverses reprises, d’en-voyer M. David au tombeau ou au gibet. Voi-là l’origine du scandale – l’origine de ce mauditmémoire – et il donna une claque sur le papierétalé sur son genou. – C’est mon indulgence àvotre égard qui me vaut ces difficultés. Je vou-drais savoir si votre délicatesse de conscienceest trop grande pour vous permettre de m’aiderà en sortir.

Il y avait certes beaucoup de vrai dans cequ’il venait de dire. Si la situation de Jamesétait désespérée, quoi de plus naturel que deme porter au secours de l’homme qui était de-vant moi, de celui qui m’avait secouru si sou-vent, et qui m’offrait à cette heure encore unmodèle de patience ? D’ailleurs non seulementj’étais fatigué, mais je commençais à avoir

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honte de mon attitude continuelle de suspicionet de dérobade. Je prononçai :

— Si vous voulez me dire où et quand, j’iraià point nommé rejoindre votre seigneurie.

Il me serra les mains.

— Mes filles aussi, je pense, ont des nou-velles pour vous, dit-il, en me congédiant.

Je m’éloignai, enchanté d’avoir fait ma paix,mais la conscience non tout à fait en repos ;et je me demandai, chemin faisant, si, aprèstout, je ne m’étais pas montré un rien trop fa-cile. Mais il y avait à considérer le fait quecet homme, qui aurait pu être mon père, étaitun homme de talent et un grand dignitaire, etqu’à l’heure de ma détresse il m’avait tenduune main secourable. Je fus d’excellente hu-meur le reste de cette soirée, que je passaiavec les avocats. La compagnie était certes des

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au lit de bonne heure, je ne me souviens guèrecomment j’y arrivai.

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meilleures, mais la dose de punch fut peut-êtreexagérée ; aussi, bien que j’allasse me mettre

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XVIII

« La balle en place »

Le lendemain, dissimulé dans le cabinetparticulier des juges, j’entendis rendre le ver-dict et condamner James. Les paroles du Ducme sont restées mot pour mot ; et puisque cefameux discours est devenu un objet decontroverse, je crois bien faire de rapporter icima version. Après avoir rappelé l’an 45, le chefdes Campbell, siégeant comme avocat général,s’adressa en ces termes à l’infortuné Stewart :« Si vous aviez eu le dessus dans cette rébel-lion, c’est vous qui auriez fait la loi en ce lieumême où vous êtes présentement jugé ; à nousqui sommes aujourd’hui vos juges, on nous eûtfait notre procès devant une de vos parodiesde tribunaux ; et en ce cas vous auriez pu vous

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rassasier du sang de tout homme ou de toutclan que vous avez en aversion.

— Voilà qui s’appelle vider le fond du sac,pensai-je. Et c’était bien là l’impression géné-rale.

Ce discours eut un succès prodigieux chezles jeunes avocats : ils le tournèrent en déri-sion, et il ne se passait guère un repas sans quel’un d’eux reprît la phrase : « Et en ce cas vousauriez pu vous rassasier. » On en fit des chan-sons qui amusèrent alors, et qui sont presquetoutes oubliées. Je me rappelle ces premiersvers de l’une d’elles :

De qui vous faut-il le sang, t-il le sang ?Est-ce d’un homme ou d’un clan ?

Ou du sauvage HighlandQu’il vous faut le sang, le sang ?

Une autre était sur mon air favori, La Mai-son d’Airlie, et commençait ainsi :

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Un jour qu’Argyll siégeait au tribunal,On lui servit un Stewart à dîner.

Et l’un des couplets disait :

Alors le Duc se dresse, et crie au cuisinier :Je considère ainsi qu’un très sensible outrageQu’on me fasse souper et me remplir la panse

Avec le sang d’un clan que j’ai en aversion.

James fut assassiné ni plus ni moins quesi le Duc avait pris un fusil pour le cribler deplomb. J’étais renseigné là-dessus, maisd’autres l’étaient moins, et furent d’autant plusaffectés par les scandaleux agissements qui seproduisirent au cours des débats. L’un desprincipaux fut à coup sûr cette sortie du juge.Elle fut suivie de près par une autre d’un juré,qui lança au beau milieu de la plaidoirie deColstoun pour la défense : « Je vous en prie,monsieur, abrégez, nous en avons plein le

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dos. » – ce qui parut le comble de l’impudenceet de la naïveté. Mais plusieurs de mes nou-veaux amis légistes furent encore plus choquéspar une innovation qui avait déshonoré etmême vicié les débats. Un certain témoin nefut même pas appelé. Son nom, pourtant, étaitimprimé à la quatrième page de la liste, oùl’on peut encore le voir : « James Drummond,alias MacGregor, alias James More, précédem-ment tenancier à Inveronachile » ; et sa dépo-sition avait été reçue, selon la coutume, parécrit. Il s’était rappelé ou avait inventé (Dieului pardonne) de quoi mettre du plomb aux se-melles de James Stewart, et donner en mêmetemps des ailes aux siennes propres. On avaittoute raison de vouloir porter ce témoignageà la connaissance d’un jury, sans exposer sonauteur aux dangers d’un contre-examen ; et lamanière dont on le présenta fut une surprisepour tous. Car le papier circula de main enmain, comme une curiosité, parmi les juges ; iltraversa le box du jury, où il fit son effet ; et ils’évanouit derechef (comme par hasard) avant

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d’être arrivé au conseil du prisonnier. On ju-gea le procédé extrêmement déloyal ; et quantà moi j’étais rempli de honte pour Catriona etd’inquiétude pour moi-même, à y voir mêlé lenom de James More.

Le jour suivant, je me mis en route avecPrestongrange, en nombreuse compagnie,pour Glasgow. Là, je m’impatientai de devoirrester quelque temps dans un mélange de plai-sirs et d’affaires. Je logeais chez mylord, quim’encourageait à la familiarité ; j’avais maplace aux fêtes ; j’étais présenté aux hôtes demarque ; et en somme je faisais figure plusqu’il ne convenait tant à mon rôle qu’à monrang ; si bien que, en présence d’étrangers, ilm’arrivait de rougir pour Prestongrange. Il fautavouer que l’aperçu que j’avais pris du mondedans ces derniers mois était bien fait pour as-sombrir mon humeur. J’avais vu beaucoupd’hommes, dont quelques-uns dignitaires enIsraël tant par la naissance que par les talents ;mais personne parmi eux n’avait les mains

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nettes. Quant aux Brown et Miller, dont j’avaisvu l’égoïste avidité, je ne pouvais plus lesprendre au sérieux. Prestongrange était encorele meilleur ; il m’avait sauvé, ou plutôt épar-gné, alors que d’autres étaient résolus à m’as-sassiner tout net ; mais le sang de James criaitcontre lui ; et sa présente dissimulation à monégard m’apparaissait indigne de pardon. Qu’ildût affecter de prendre plaisir à ma compagnieme mettait presque hors de moi. Je le consi-dérais le cœur plein d’une rage sourde, et jesongeais : « Ah ! tu as beau me dire : ami, ami !si tu étais seulement franc au sujet de ce mé-moire, ne me jetterais-tu pas dehors à coupsde pied ? » En quoi je lui faisais – comme lasuite l’a démontré – la plus grave injure ; et jepense qu’il était à la fois beaucoup plus sin-cère, et beaucoup plus habile comédien que jene l’imaginais.

Mais j’étais confirmé dans mon incrédulitépar la conduite de cette cour de jeunes avocatsqui l’entouraient dans l’espoir d’obtenir son pa-

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tronage. La soudaine faveur dont jouissait ungarçon jusqu’alors inconnu les perturba toutd’abord considérablement ; mais deux jours nes’étaient pas écoulés que je me trouvai moi-même environné de flatteries et d’adulations.J’étais le même jeune homme, et ni meilleurni plus méritant, qu’ils avaient rejeté un moisplus tôt ; et à cette heure il n’y avait pas de ci-vilité trop bonne pour moi. Le même, dis-je ?Non, pas tout à fait, à preuve le surnom quel’on m’appliquait derrière mon dos. Me voyantsi lié avec le procureur, et se persuadant queje devais voler haut et loin, ils avaient emprun-té un terme du jeu de golf, et m’appelaient « laballe en place ». Je m’entendais dire que j’étaisà présent « l’un d’eux » ; j’allais tâter de leursdraps fins ; moi qui étais déjà familiarisé avecla rudesse de la paille la plus grossière ; et l’unde ceux à qui j’avais été présenté, dans HopePark, eut l’audace de me rappeler cette ren-contre. Je lui répondis que je n’avais pas leplaisir de me la rappeler.

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— Comment, fit-il, mais c’est miss Grantelle-même qui m’a présenté à vous ! Je m’ap-pelle Untel.

— Cela se peut très bien, monsieur, répli-quai-je ; mais je n’en ai pas gardé le souvenir.

Il n’insista plus ; et au milieu du dégoût quime submergeait d’ordinaire, j’éprouvai un ins-tant de plaisir.

Mais je ne veux pas m’étendre sur cettepériode. Lorsque j’étais dans la compagnie deces jeunes politiques, j’étais partagé entre lahonte que j’éprouvais pour mes façons com-munes, et le mépris qu’ils m’inspiraient avecleur duplicité. Des deux maux, j’estimais Pres-tongrange le moindre ; et tandis que je restaisroide et guindé avec ces jeunes fous, je savaisassez dissimuler mes sentiments d’hostilité en-vers le procureur, pour être (comme le disaitjadis M. Campbell) « souple avec le laird ». Ce-lui-ci même s’aperçut de la différence, et me

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conseilla d’être plus de mon âge, et de me fairedes amis de mes jeunes compagnons.

Je lui répondis que j’étais lent à me faire desamis.

— Soit, je retire le mot, dit-il. Mais il existeun : Bonjour et bonsoir, monsieur David. C’estavec ces mêmes jeunes gens que vous êtesdestiné à passer vos jours et à traverser la vie :votre éloignement a un air de hauteur ; et sivous ne réussissez pas à affecter des manièresun peu plus dégagées, je crains que vous nerencontriez des difficultés sur votre chemin.

— Il n’est pas toujours commode de faireune bourse de soie avec une oreille de truie, ré-pliquai-je.

Le 1er octobre au matin, je fus réveillé parles claquements de fers d’un courrier. Avantque le messager n’eût mis pied à terre, j’étais àma fenêtre, et je vis qu’il avait mené son che-val grand train. Quelques minutes plus tard, jefus mandé chez Prestongrange, que je trouvai

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en robe de chambre et bonnet de nuit, attablédevant ses lettres éparses.

— Monsieur David, me dit-il, j’ai des nou-velles pour vous. Elles concernent certains devos amis, dont je vous crois parfois un peuhonteux, car vous n’avez jamais fait allusion àleur existence.

Je me sentis rougir.

— Je vois que vous m’entendez, et cesymptôme équivaut à une réponse. Je doiscertes vous féliciter sur votre excellent goûten matière de beauté ; mais savez-vous bien,monsieur David, que cette jeune fille me paraîtfort entreprenante ? Elle se multiplie. Le gou-vernement d’Écosse trouve un obstacle dansmiss Katrine Drummond, à peu près commeil lui est arrivé il n’y a pas bien longtempsavec un certain M. David Balfour. Ces deux-là ne feraient-ils pas un bon couple ? Sa pre-mière intervention dans la politique… Mais jene dois pas vous raconter cela, car les autorités

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ont décrété que vous l’apprendriez d’une autrebouche plus jeune. Ce nouvel échantillon, tou-tefois, est plus sérieux ; et j’ai le regret de de-voir vous annoncer qu’elle est en prison.

Je poussai un cri.

— Oui, reprit-il, la petite dame est en pri-son. Mais je ne voudrais pas vous mettre audésespoir. À moins que (aidé de vos amis et deleurs mémoires) vous n’arriviez à me renver-ser, elle n’a rien à craindre.

— Mais qu’a-t-elle fait ? De quoi l’accuse-t-on ? m’écriai-je.

— Cela pourrait presque s’appeler hautetrahison, répliqua-t-il. Elle a forcé les portes duchâteau royal d’Édimbourg.

— Je suis fort ami de cette demoiselle. Jesais que vous ne railleriez pas si la chose étaitsérieuse.

— Et c’est pourtant sérieux en un sens ; carce bandit de Catrine – que nous pourrions aussi

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bien appeler Cateran – a lâché de nouveau surle monde ce peu recommandable individu, sonpapa.

Je voyais se justifier une de mes prévi-sions : James More était de nouveau en liberté.Il avait prêté ses hommes pour me tenir pri-sonnier ; il avait offert son témoignage dansle procès d’Appin, et son témoignage derechefavait servi (peu importe par quel subterfuge)à influencer le jury. À cette heure il avait reçusa récompense, et il était libre. Les autoritésavaient beau faire croire à une évasion ; je nem’y laissais pas prendre : – je savais que c’étaitlà l’accomplissement d’un marché. Par le faitmême, je n’avais plus à m’inquiéter le moinsdu monde pour Catriona. Elle pouvait passerpour avoir fait sortir son père de prison ; ellepouvait le croire elle-même. Mais dans toutel’affaire je reconnaissais la main de Preston-grange ; et j’étais sûr que, loin de permettrequ’elle fût punie, il ne lui laisserait même pas

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faire son procès. En conséquence je lâchaicette exclamation bien peu politique :

— Ah ! je m’y attendais !

— Vous avez pourtant quelquefois beau-coup de discernement ! répliqua Preston-grange.

— Qu’est-ce donc que mylord veut en-tendre par là ? demandai-je.

— Je m’étonnais simplement, reprit-il,qu’étant assez fin pour tirer ces conclusions,vous ne sachiez pas aussi les garder pour vous.Mais vous aimeriez, je crois, connaître le détailde l’affaire. J’en ai reçu deux versions : lamoins officielle des deux est la plus complèteet de beaucoup la plus intéressante, car elleest due à l’alerte plume de ma fille aînée. Voicice qu’elle m’écrit : « Il n’est bruit dans toutela ville que d’un joli méfait, et ce qui rendraitla chose encore plus remarquable (si on le sa-vait) c’est que le malfaiteur est une protégée desa seigneurie mon papa. Vous avez sans doute

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trop à cœur votre devoir (sans parler du reste)pour avoir oublié les Yeux-Gris. Voilà-t-il pasqu’elle s’affuble d’un chapeau à larges bords,d’un grand surtout d’homme, et d’une épaissecravate ; elle retrousse ses jupes jusque Dieusait où, s’applique deux paires de guêtres surles jambes, prend à la main une paire de sou-liers rapiécés, et en route pour le château ! Là,elle se fait passer pour un savetier aux gagesde James More, et pénètre dans le cachot decelui-ci, tandis que le lieutenant (qui aimait àrire) plaisante avec ses soldats sur le surtout dusavetier. Puis on entend une dispute et un bruitde coups à l’extérieur. Sort le savetier, l’ha-bit au vent, les bords du chapeau rabattus surle nez, et il s’enfuit poursuivi par les brocardsdu lieutenant et de ses hommes. Ceux-ci neriaient plus d’aussi bon cœur lorsqu’ils eurentensuite l’occasion de visiter le cachot, car ilsn’y trouvèrent plus qu’une grande et jolie filleaux yeux gris, en habit féminin ! Quant au sa-vetier, il était « au diable vauvert par-delà lesmontagnes », et il est probable que la malheu-

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reuse Écosse devra faire son deuil de son ab-sence. Ce soir-là, j’ai bu en public à la santé deCatriona. En somme, toute la ville l’admire, etje crois que les élégants porteraient à leur bou-tonnière des morceaux de ses jarretières, s’ilsréussissaient à s’en procurer. Je serais mêmeallée volontiers la voir dans sa prison, mais jeme suis rappelé à temps que je suis la fille àmon papa ; je lui ai donc, en place, écrit unbillet que j’ai confié au fidèle Doig, et vous re-connaîtrez j’espère que je sais être politiquequand je veux. Le même fidèle nigaud va vousdépêcher cette lettre par le courrier en com-pagnie de celles des soi-disant sages, de sorteque vous entendrez Tom le fou en même tempsque Salomon. À propos de nigauds, dites-le àDavid Balfour. Je voudrais voir la tête qu’il fe-ra en se figurant une fille aux longues jambesdans une telle situation ! sans parler des folâ-treries de votre affectionnée fille, et sa respec-tueuse amie. » Sur quoi ma gredine a signé,continua Prestongrange. Et vous voyez, mon-sieur David, que ce que je vous dis est entière-

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ment exact : mes filles vous considèrent avecle plus affectueux enjouement.

— Le nigaud leur est bien obligé, ripostai-je.

— Mais n’est-ce pas un joli tour ? reprit-il. Cette vierge du Highland n’est-elle pas unesorte d’héroïne ?

— J’ai toujours bien pensé qu’elle avait ungrand cœur. Et je gage qu’elle ne sait rien…Mais je vous demande pardon, je touche à dessujets prohibés.

— Je vous garantis qu’elle ne savait rien,reprit-il très ouvertement. Je vous garantisqu’elle croyait braver le roi George en face.

Le souvenir de Catriona et l’idée qu’elleétait en prison m’émurent étrangement. Jevoyais que Prestongrange l’admirait, et qu’il nepouvait s’empêcher de sourire en songeant à cequ’elle avait fait. Quant à miss Grant, sa mau-vaise habitude de taquiner n’empêchait pas son

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admiration d’éclater. Je fus pris d’un élan sou-dain.

— Je ne suis pas la fille de votre seigneu-rie… commençai-je.

— Que je sache ! fit-il en souriant.

— Je m’exprime comme un sot, repris-je ;ou plutôt j’ai mal débuté. Il ne serait sans doutepas convenable pour miss Grant d’aller la voiren prison ; mais pour ma part je m’estimeraisun peu courageux ami si je ne volais à l’instantauprès d’elle.

— Ah bah ! monsieur David ; je croyais quevous et moi avions fait un marché.

— Mylord, quand j’ai fait ce marché j’étaisfort touché de votre bonté, mais je ne puis nierque j’étais mû également par mon propre in-térêt. Il y avait de l’égoïsme dans mon cœur,et j’en ai honte à présent. Il se peut que votreseigneurie ait besoin pour sa sécurité de direque ce fâcheux David Balfour est votre amiet votre hôte. Dites-le donc ; je n’y contredirai

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pas. Mais quant à votre patronage, je vous lerends tout entier. Je ne vous demande qu’unechose – laissez-moi libre, et donnez-moi unmot pour la voir dans sa prison.

Il me regarda d’un œil sévère.

— Vous mettez, je crois, la charrue avantles bœufs, dit-il. C’était une part dans monamitié que je vous accordais, mais votre in-grate nature ne semble pas s’en être aperçue.Et quant à mon patronage, il n’est pas donnéencore, ni même, à vrai dire, offert. Il se tutun instant, puis ajouta : je vous en préviens,vous ne vous connaissez pas vous-même. Lajeunesse est une saison hâtive : vous considé-rez tout cela autrement d’ici un an.

— Eh bien ! je préfère être de cette jeu-nesse-là ! m’écriai-je. J’en ai trop vu de l’autresorte chez ces jeunes avocats qui flagornentvotre seigneurie et se mettent même en peinede me faire la cour. Et j’ai vu cela aussi chezles vieux. Ils sont intéressés, tous jusqu’au der-

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nier ! Voilà pourquoi j’ai l’air de ne pas me fierà l’amitié de votre seigneurie. Pourquoi doncauriez-vous de l’amitié pour moi ? Mais vous-même m’avez avoué que vous y aviez intérêt !

Je m’interrompis, confus d’avoir été aussiloin. Il me surveillait d’un visage impénétrable.

— Mylord, je vous demande pardon, repris-je. Je n’ai à ma disposition qu’une langue bru-tale et rustique. Je crois qu’il serait simplementconvenable que je vois mon amie dans sa pri-son ; mais je n’oublierai jamais que je vous doisla vie ; et si c’est pour le bien de votre seigneu-rie, je resterai ici. Par pure reconnaissance.

— Vous auriez pu dire cela en moins demots, fit Prestongrange avec amertume. Il estfacile, et il est parfois agréable, de dire en bonécossais : Oui.

— Ah mais, mylord, je crois que vous ne mecomprenez pas encore tout à fait ! m’écriai-je.Pour vous-même, à cause de mon salut, et àcause de la bonté que vous dites me porter – je

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consens : pour cela, mais non pour me procu-rer un bien quelconque. Si je me tiens à l’écartde cette jeune fille durant son épreuve, je n’enretirerai aucun avantage ; je peux y perdre,mais non y gagner. J’aime mieux faire tout desuite naufrage que de bâtir sur ces fondations.

Il resta pensif un instant, puis sourit.

— Vous me rappelez l’homme au long nez,dit-il : si vous regardiez la lune au télescope,c’est David Balfour que vous verriez là-haut.Mais il en sera fait à votre volonté. Je vous de-manderai encore un service, et puis vous se-rez libre. Mes secrétaires sont surchargés debesogne : ayez la bonté de me recopier cesquelques pages – dit-il, en parcourant avec af-fection plusieurs gros rouleaux manuscrits –et quand ce sera terminé, je prierai Dieu qu’ilvous accompagne ! Je n’irai jamais prendre àma charge la conscience de M. David ; mais sivous en aviez laissé une partie (comme par ha-sard) dans le fossé, vous verriez qu’on n’en faitque mieux son chemin.

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— Peut-être, mylord, mais pas tout à faitdans la même direction, ripostai-je.

— Allons, il sera dit que vous aurez le der-nier mot ! s’écria-t-il gaiement.

Il avait d’ailleurs tout sujet d’être gai, car ilavait enfin obtenu ce qu’il désirait, pour atté-nuer la portée du mémoire, ou pour avoir uneréponse toute prête, il tenait à me voir en pu-blic faire figure de l’un de ses intimes. Mais sij’allais me montrer aussi publiquement commevisiteur de Catriona dans sa prison, le mondene manquerait pas d’en tirer des conclusions,et la vraie nature de l’évasion de James Morene ferait plus de doute pour personne. Tel étaitle petit problème que je lui avais posé à l’im-proviste, et auquel il avait si vivement trouvéune solution. J’allais être retenu à Glasgow parcette besogne de copie, que je ne pouvais entoute honnêteté refuser ; et pendant ces heuresoù je resterais occupé, on se débarrasserait

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mais je l’ai toujours estimé faux comme unecloche fêlée.

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de Catriona. J’ai honte d’écrire cela en parlantd’un homme qui m’accablait de ses bontés,

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XIX

Je suis livré aux dames

Cette copie était une besogne fastidieuse, etje ne tardai pas à m’apercevoir qu’il n’y avaitaucun péril en la demeure, et que mon travailn’était qu’un prétexte. Je ne l’eus pas plus tôtachevé que je montai à cheval ; j’utilisai toutce qui me restait de jour, et quand je me visà la fin perdu dans la nuit complète, demandail’hospitalité dans une maison située au bord del’Almond Water. Avant le jour, j’étais de nou-veau en selle, et les boutiques d’Édimbourgs’ouvraient à peine quand j’arrivai au galop parWest Brow et laissai mon cheval fumant à laporte du lord procureur. J’avais un mot d’écritpour Doig, le factotum de mylord qui était cen-sé le mettre dans tous ses secrets. C’était un

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digne petit homme d’apparence vulgaire, bouf-fi de graisse et plein de suffisance. Je le trouvaidéjà devant son pupitre et dans la même an-tichambre où j’avais rencontré James More. Illut le billet scrupuleusement d’un bout à l’autrecomme un chapitre de la Bible.

— Humph ? dit-il, c’est que vous arrivez unpeu trop tard, monsieur David. L’oiseau s’estenvolé – nous l’avons laissé partir.

— Miss Drummond a été remise en liberté ?m’écriai-je.

— Que oui, fit-il, pourquoi donc voudriez-vous que nous la gardions, hein ? Cela n’auraitfait plaisir à personne de la voir passer en juge-ment.

— Et à présent, où est-elle ?

— Dieu le sait ! fit Doig, en haussant lesépaules.

— Elle est retournée chez lady Allardyce, jesuppose ?

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— Cela se pourrait.

— En ce cas, j’y vais tout droit.

— Mais vous mangerez bien une bouchéeavant de partir ?

— Ni bouchée ni cuillerée. J’ai pris unebonne jatte de lait à Ratho.

— Bien, bien. Mais vous pourrez laisser icivotre cheval et vos effets, car il est probableque nous vous reverrons.

— Non, non. Je ne veux aller aujourd’hui àpied pour rien au monde. Comme Doig patoi-sait de façon marquée, je m’étais laissé allerpar contagion à prendre un accent beaucoupplus paysan qu’il ne m’était habituel – et j’enfus d’autant plus honteux quand une autre voixse mit à fredonner derrière mon dos ce coupletd’une ballade :

Va-t’en m’seller ma bonne jument noire,Va m’seller la jument et apprêt’la-moi vite

Pour que j’descend’la rue Catchope

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Et que j’aille voir la dame de mon cœur.

Je me retournai, mais la jeune personnegardait les mains cachées dans les manches deson peignoir du matin, comme pour me tenir àdistance. Je n’en vis pas moins qu’il y avait dela sympathie dans le regard qu’elle m’adressait.

— Tous mes respects à miss Grant, dis-jeen m’inclinant.

— Pareillement, monsieur David, répondit-elle avec une profonde révérence. Et je vousprie de vous rappeler que c’est comme pourles vieilles truies grasses : que la viande et lamasse n’ont jamais fait de tort à personne. Lamasse(12), je ne puis vous l’offrir, car noussommes bons protestants. Mais la viande, jela signale à votre attention. Et cela ne m’éton-nerait pas si je trouvais à vous glisser dansl’oreille quelque chose qui vaudrait la peine derester.

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— Mademoiselle Grant, dis-je, je crois êtredéjà votre débiteur pour quelques mots joyeux– autant qu’aimables, je pense – écrits sur unbout de papier sans signature.

— Un bout de papier sans signature ? répé-ta-t-elle, en faisant une grimace drolatique, etd’ailleurs fort jolie, comme si elle cherchait àse rappeler.

— Ou je me trompe beaucoup, continuai-je. Mais en vérité, nous aurons tout le tempsde reparler de cela, puisque votre père a labonté de faire de moi votre hôte pour quelquetemps ; et le nigaud ne vous demande pourcette fois que de lui octroyer sa liberté.

— Vous vous donnez des noms durs, fit-elle.

— M. Doig et moi nous sommes tout dispo-sés à en emprunter de plus durs à votre plumeexperte, répliquai-je.

— Il me faut admirer une fois de plus ladiscrétion des hommes, répliqua-t-elle. Mais

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puisque vous ne voulez pas manger, allez-vous-en tout de suite ; vous n’en serez que plusvite revenu, car vous allez faire un voyage in-utile. Allez-vous-en, monsieur David, reprit-elle, en ouvrant la porte :

Il a sauté sur un bon coursier gris,Et le voilà galopant comme il faut :Je suis bien sûr qu’il ne traînera pas,Car il va voir sa bonne damoiselle.

Je ne me le fis pas dire deux fois, et justifiaila citation de miss Grant en me dirigeant versDean.

La vieille lady Allardyce se promenait seuledans son jardin, avec son chapeau et sa man-tille, et munie pour s’appuyer d’un bâton debois noir à monture d’argent. Quand je fus des-cendu de cheval, et que je m’approchai d’elleavec des révérences, je vis le rouge lui monterau visage, et elle releva la tête avec un air d’im-pératrice.

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— Que venez-vous faire à ma pauvreporte ? s’écria-t-elle en parlant très fort du nez.Je ne puis vous en empêcher. Les mâles de marace sont morts et enterrés ; je n’ai ni fils nimari pour défendre ma porte ; n’importe quelmendiant peut venir me tirer la barbe – et j’enai de la barbe, voilà le pire de tout ! ajouta-t-elle, comme à la cantonade.

Je fus extrêmement déconcerté par cet ac-cueil, et sa dernière remarque, qui semblaitd’une folle, me laissa presque incapable deparler.

— Je vois que j’ai encouru votre disgrâce,madame, fis-je. Malgré cela, j’aurai l’audace devous demander à voir Mlle Drummond.

Elle me jeta un regard de courroux, seslèvres se plissèrent de mille rides, sa maintrembla sur son bâton. Elle s’écria :

— C’est à moi que vous venez demander deses nouvelles ! Plût à Dieu que je pusse vous endonner !

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— Elle n’est donc pas ici ?

Elle avança le menton et, poussant une ex-clamation, fit un pas vers moi. Je reculai incon-tinent.

— Hors d’ici, bouche menteuse ! s’écria-t-elle. Hé quoi ! vous venez me demander de sesnouvelles ! Elle est en prison, où vous l’avezfait mettre – voilà tout ce que je sais d’elle. Etde tous les gens que j’aie jamais vus en culotte,penser que ce doive être vous ! Effronté gre-din ! s’il me restait un mâle de mon nom, je luiferais si bien épousseter votre justaucorps quevous vous en égosilleriez.

Je ne crus pas nécessaire de m’attarder pluslongtemps auprès d’elle, d’autant que son irri-tation ne faisait que croître. Même, comme jeme dirigeais vers le montoir, elle me suivit, etje n’ai pas honte d’avouer que je m’éloignai autrot avec un seul étrier, et rattrapai l’autre enroute.

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Faute de savoir où m’adresser ailleurs pourcontinuer mes recherches, il ne me resta plusqu’à retourner chez le procureur. Je fus bienreçu par les quatre dames, qui étaient alorsréunies, et je dus leur communiquer les nou-velles de Prestongrange et de ce qui se disaitdans le pays de l’ouest, dans le détail le plus in-fini et à mon grand ennui. Cependant la jeunedemoiselle, avec qui je désirais tellement deme retrouver seul, m’observait d’un air taquinet semblait prendre plaisir au spectacle de monénervement. À la fin, après que j’eus subi un re-pas en leur compagnie, et alors que j’étais surle point de solliciter un entretien en présencede sa tante, elle s’en alla au casier à musiqueet, s’accompagnant d’un air, se mit à chantersur un ton élevé : « Qui ne veut pas quand ila peur, quand il voudra ne pourra plus. » Maisce fut la fin de ses rigueurs, et aussitôt aprèsm’avoir fait des excuses dont je ne me souciaisguère, elle m’emmena avec elle dans la biblio-thèque de son père. Je ne dois pas manquer

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d’ajouter qu’elle était parée comme une grâce,et belle comme le jour.

— Maintenant, monsieur David, asseyez-vous ici et taillons une bavette à nous deux, fit-elle. J’ai beaucoup à vous raconter, et il paraîten outre que je me suis montrée fortement in-juste envers votre bon goût.

— En quelle manière, mademoiselleGrant ? demandai-je. Je suis persuadé den’avoir jamais manqué de respect à personne.

— Je m’en porterais garante pour vous,monsieur David, répliqua-t-elle. Votre respect,tant envers vous-même qu’envers vos humblesvoisins, a toujours été sans égal, et c’est fortheureux. Mais là n’est pas la question. Vousavez reçu un billet de moi ?

— Je me suis permis d’en faire la supposi-tion, et ce fut là de votre part une attention dé-licate.

— Il doit vous avoir prodigieusement éton-né. Mais commençons par le commencement.

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Vous vous rappelez peut-être qu’un jour vousavez eu la complaisance d’accompagner troisfort ennuyeuses demoiselles à Hope Park ? J’aid’autant moins de raisons de l’oublier que vousavez eu alors l’attention particulière de mefaire connaître les principes de la grammairelatine, chose qui s’est gravée profondémentdans ma reconnaissance.

— Je crains d’avoir été tristement pédant,fis-je, accablé de confusion à ce ressouvenir.Mais vous devez considérer que je n’ai aucunusage de la société féminine.

— Ne parlons donc plus de la grammaire la-tine, reprit-elle. Mais d’où vient que vous avezabandonné celles qui vous étaient confiées ?« Il l’a rejetée, il l’a reniée, sa seule, sa chèreAnnie ! » fredonna-t-elle ; et sa seule chère An-nie ainsi que ses deux sœurs ont dû rentrerchez elles toutes seules à la queue leu leu, telsdes canards verts ! Il paraît que vous êtes re-tourné trouver mon papa, chez qui vous vousêtes montré excessivement martial, et que

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vous avez passé de là dans le royaume de l’in-connu, lequel avait, paraît-il, quelque rapportavec le Rocher du Bass ; les oies sauvages sontpeut-être plus de votre goût que les jolies filles.

Durant toute cette raillerie le regard de lademoiselle me faisait supposer que j’allais en-tendre du meilleur.

— Vous prenez plaisir à me tourmenter, fis-je, et je suis un jouet bien inoffensif ; mais per-mettez-moi d’implorer votre pitié. Pour le mo-ment, je ne souhaite qu’une chose, c’est d’ap-prendre des nouvelles de Catriona.

— L’appelez-vous de ce nom en sa pré-sence, monsieur David Balfour ? me demanda-t-elle.

— À vrai dire je n’en suis pas trop sûr, bé-gayai-je.

— En tout cas, cela ne me paraît pas conve-nable vis-à-vis d’étrangers, reprit miss Grant.Et pourquoi vous intéressez-vous tellementaux affaires de cette jeune personne ?

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— J’ai su qu’elle était en prison.

— Eh bien ! apprenez maintenant qu’elle enest sortie. Que vous faut-il de plus ? Elle n’a dé-sormais plus besoin de champion.

— C’est peut-être moi qui ai besoin d’elle,mademoiselle.

— Allons, cela vaut mieux. Mais regardez-moi bien en face : ne suis-je pas plus joliequ’elle ?

— Je serais le dernier à le nier. Il n’y a pasvotre égale dans toute l’Écosse.

— Eh bien ! vous avez choisi entre nousdeux, et vous n’avez plus besoin de parler del’autre. Ce n’est pas du tout le moyen de plaireaux dames, monsieur Balfour.

— Mais, Mademoiselle, repris-je, il n’y apas que la beauté qui compte.

— Dois-je entendre par là que je ne vauxpas grand-chose ?

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— Vous devez entendre par là, s’il vousplaît, que je ressemble au coq sur le fumier dela fable, dis-je. Je vois la belle perle – et j’aimebien de la voir – mais le grain de mil fait mieuxmon affaire.

— Bravissimo ! s’écria-t-elle. Voilà enfinune parole bien dite, et pour vous en récom-penser je vais vous raconter une histoire. Lesoir même de votre désertion, je rentrai tardd’une maison amie – où je fus très admirée,quoi que vous en pensiez – et qu’est-ce quej’apprends ? qu’une jeune fille voilée d’un tar-tan désire me parler ! Elle était là depuis aumoins une heure, me dit la servante, et ellepleurait toute seule en m’attendant. J’allai latrouver de ce pas ; elle se leva pour me re-cevoir et je la reconnus aussitôt. « Les YeuxGris », me dis-je en moi-même, mais en megardant bien de lui montrer ma surprise.« Vous voilà enfin, miss Grant ! » fit-elle, en selevant et me jetant un regard attentif et dé-solé. « Oui, il m’a dit vrai, vous êtes jolie à

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tout le moins. » – « Je suis comme Dieu m’afaite, ma chère, répliquai-je, mais je vous se-rais bien obligée si vous pouviez me dire cequi vous amène chez moi si tard dans la soi-rée. » – « Madame, me dit-elle, nous sommesparentes, nous sommes toutes les deux sortiesdu sang des fils d’Alpin. » – « Ma chère, je mesoucie des fils d’Alpin autant que d’un trognonde chou. Les larmes de votre visage sont unmeilleur argument. » Et là-dessus j’eus la fai-blesse de l’embrasser, chose que vous aimerieztellement de faire, mais je gage que vous n’enauriez pas l’audace. Je dis que ce fut de mapart une faiblesse, car je ne connaissais d’elleque son extérieur, mais c’était là ce que je pou-vais faire de plus sage. Elle est très ferme ettrès brave de caractère, mais je la crois peu ha-bituée aux caresses ; et par ce baiser (qui l’ef-fleura d’ailleurs à peine) je gagnai son cœur. Jene livrerai pas les secrets de mon sexe, mon-sieur David ; je ne vous dirai pas de quellefaçon elle m’enjôla, parce que c’est le mêmeprocédé qu’elle emploiera avec vous. Ah ! oui,

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c’est une bonne fille ! Elle est limpide commede l’eau de roche.

— Comme vous la jugez bien, m’écriai-je.

— Eh bien donc, elle me conta ses ennuis,continua miss Grant, elle me dit son inquiétudeau sujet de son papa, sa colère si peu justifiéecontre vous et sa perplexité après votre départ.« C’est alors que je m’avisai en fin de compte,dit-elle, que nous étions parentes et que M. Da-vid vous avait appelé la plus jolie des jolies.Je me dis en moi-même : « Si elle est si jolie,elle ne peut manquer aussi d’être bonne ! Et là-dessus j’ai mis mes souliers. » À ce moment-là,je vous ai pardonné, monsieur David. Lorsquevous étiez dans ma société, vous sembliez surdes charbons ardents ; à en juger par les ap-parences, si jamais j’ai vu un homme qui nedemandait qu’à s’en aller, c’était bien vous ; etc’était de mes deux sœurs et de moi que vousétiez si désireux de vous éloigner ; mais alorsje me rappelai que vous aviez fait quelque at-tention à moi en partant, et que vous aviez eu

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l’obligeance de parler de mes charmes ! C’estde cette heure-là que date notre amitié et quela grammaire latine m’est apparue sympa-thique.

— Il vous restera toujours bien assez detemps pour me railler, répliquai-je ; et je croisen outre que vous ne vous rendez pas justice.Ce fut Catriona qui amollit tellement votrecœur à mon égard. Elle est trop naïve pour dis-cerner comme vous la roideur de son ami.

— Je n’en jurerais pas, monsieur David. Lesfilles sont clairvoyantes. Mais, quoi qu’il ensoit, elle est tout à fait votre amie, comme jel’ai pu voir. Je l’ai emmenée auprès de sa sei-gneurie mon papa ; et Sa procurerie, étant audegré voulu de son bordeaux, fut assez bonnepour nous recevoir toutes les deux. – « Voiciles Yeux-Gris dont on vous a tant rebattu lesoreilles ces jours passés, lui dis-je. Elle est ve-nue vous prouver que nous disions vrai, et jedépose à vos pieds la plus jolie fille des troisLothians. » Mais je faisais à part moi une res-

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triction jésuitique. Elle joignit le geste à mesparoles : elle se mit à genoux devant lui – jene voudrais pas jurer qu’il n’en vit pas deux, cequi rendait la prière plus irrésistible, car vousêtes tous un tas de pachas – elle lui racontace qui s’était passé ce soir-là, et comment elleavait empêché le domestique de son père devous suivre, et quelle émotion fut la vôtre ; etelle lui demanda avec larmes de lui accordervotre vie à tous deux (dont aucune ne couraitle moindre danger) si bien que je vous assureque j’étais fière de mon sexe, tant c’était faitavec grâce, et honteuse pour ce sexe, à causede la mesquinerie de l’occasion. Elle n’en avaitpas dit long, je vous l’assure, que le procureuravait repris tout son sang-froid, en voyant sesdesseins les plus cachés percés à jour par unejeune fille et découverts à la plus insubordon-née de ses filles. Mais en nous y mettant à nousdeux, nous réussîmes à l’apaiser. Quand on saitle prendre – c’est-à-dire quand il est pris parmoi – il n’y a personne qui vaille mon papa.

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— Il s’est montré bon pour moi, fis-je.

— Mais il s’est montré bon aussi pour Ka-trine, et j’étais là pour la voir, répliqua-t-elle.

— Et elle a plaidé pour moi ?

— Elle a plaidé, et de façon très émouvante.Je ne voudrais pas vous répéter ce qu’elle a dit– je vous trouve déjà assez vain.

— Que Dieu l’en récompense ! m’écriai-je.

— Et M. Balfour aussi, j’imagine ? fit-elle.

— Vous êtes trop injuste envers moi, à lafin ! exclamai-je. Je frémirais de la savoir endes mains aussi maladroites. Croyez-vous queje prendrais avantage de ce qu’elle a demandéma grâce ? Elle en ferait autant pour un chiennouveau-né. Je puis m’enorgueillir de mieuxque cela, si vous voulez le savoir. Elle m’abaisé cette main que voici. En vérité, elle l’afait. Et pourquoi ? Parce qu’elle croyait que jejouais un beau rôle et qu’elle assisterait peut-être à ma mort. Ce n’était pas à cause de moi…

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Mais je n’ai pas besoin d’aller vous raconter ce-la, à vous, qui ne pouvez me regarder sans rire.C’était à cause de la bravoure qu’elle m’attri-buait. Il n’y a, je crois, en dehors de moi quece pauvre prince Charles à qui on ait fait cethonneur. N’y avait-il pas de quoi me rendrefou d’orgueil ? et ne croyez-vous pas que moncœur se brise quand j’y repense.

— Je ris beaucoup de vous, et beaucoupplus que l’exigerait la civilité, reprit-elle ; maisje vous dirai une chose : à savoir que si vous luiparlez de la sorte vous aurez quelques lueursd’espoir.

— Moi ? m’écriai-je ; mais je n’oserais ja-mais. Je peux vous le dire à vous, miss Grant,parce que ce que vous pensez de moi m’esttout à fait égal. Mais elle ? pas de danger !

— Il me semble que vous avez les plusgrands pieds de toute l’Écosse.

— C’est exact, ils ne sont pas petits, fis-je,en les regardant.

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— Ah ! pauvre Catriona, s’exclama missGrant.

Mais je me bornai à la considérer ; car bienque je comprenne aujourd’hui ce qu’elle vou-lait dire (et peut-être non sans raison), je n’aijamais été prompt à la réplique dans ce genrede propos folâtres.

— Ma foi, tant pis, monsieur David, fit-elle,quoi qu’en dise ma conscience, je vois qu’il mefaudra être votre porte-parole. Elle saura qu’àla nouvelle de son emprisonnement vous avezcouru tout droit vers elle ; elle saura que vousavez refusé de prendre le temps de manger ; etde notre conversation elle en saura autant queje crois convenable pour une fille de son âgeet de son inexpérience. Croyez-moi, vous serezde cette façon beaucoup mieux servi que parvous-même, car je ne mettrai pas les grandspieds dans le plat.

— Vous savez donc où elle est ?

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— Je le sais, monsieur David, mais je nevous le dirai pas.

— Et pourquoi cela ?

— Eh bien, reprit-elle, je suis votre bonneamie, comme vous l’apprendrez bientôt ; maisje suis encore plus amie de mon papa. Je vousassure que vous ne m’en ferez jamais dé-mordre, et vous pouvez cesser de me faire vosyeux de mouton : et adieu pour cette fois àvotre David Balfourerie.

— Mais il y a encore une chose, m’écriai-je.Il y a encore une chose qu’il faut empêcher, carelle causerait sa perte à elle, et à moi aussi.

— Allons, fit-elle, soyez bref, je vous ai déjàconsacré la moitié de ma journée.

— Lady Allardyce croit… commençai-je ;elle suppose… elle pense que je l’ai séduite.

Le rouge monta au visage de miss Grant, sibien que je restai tout d’abord interdit de luitrouver l’oreille si sensible ; mais je ne tardai

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pas à m’apercevoir qu’elle luttait plutôt contreune envie de rire, ce en quoi je fus entièrementconfirmé par le tremblement de sa voix quandelle me répliqua :

— Je prendrai la défense de votre réputa-tion. Vous pouvez vous en remettre à moi.

Et là-dessus elle quitta la bibliothèque.

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XX

Je continue à vivre dans la bonnesociété

Durant deux mois presque jour pour jourje restai l’hôte de la famille Prestongrange, oùje perfectionnai ma connaissance du barreauet de la fleur de la société édimbourgeoise. Etqu’on n’aille pas s’imaginer que mon éducationfut livrée au hasard : au contraire, j’étais ex-trêmement occupé. J’étudiais le français, afind’être mieux préparé à aller à Leyde ; je memis à l’escrime, et travaillai dur jusqu’à troisheures par jour avec des progrès notables ; surle conseil de mon cousin Pilrig, qui était ex-cellent musicien, on me mit à une école dechant ; et par l’ordre de mademoiselle Grant, àune autre pour la danse, où je dois dire que je

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me montrai beaucoup moins décoratif. Néan-moins tous s’accordaient à reconnaître que ce-la me donnait un maintien plus dégagé ; et ilest incontestable que j’appris à manier mesbasques d’habit et mon épée avec plus de dé-sinvolture, et à me tenir dans un salon commesi je m’y trouvais chez moi. Jusqu’à mes habitsfurent revisés avec le plus grand soin ; et ledétail le plus insignifiant, telle la hauteur à la-quelle je nouais mes cheveux, ou la nuance demon ruban, se discutait entre les trois demoi-selles comme une chose d’importance. Sommetoute, il est certain que mon apparence se per-fectionna beaucoup et qu’elle acquit un petitair à la mode qui eût fort étonné les bonnesgens d’Essendean.

Si les deux plus jeunes demoiselles étaienttoujours prêtes à discuter un point de moncostume, c’est parce que cela s’accordait avecleurs préoccupations habituelles. Par ailleurselles ne semblaient pas s’apercevoir le moinsdu monde de ma présence ; toujours plus que

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jolies, avec une sorte de cordialité sans cœur,elles ne cachaient cependant pas à quel pointje les ennuyais. Quant à la tante, femme douéed’une égalité d’humeur singulière, je pensequ’elle m’accordait à peu près autant d’intérêtqu’au reste de la famille, ce qui n’était guère.Mes principaux amis restaient donc la sœur aî-née et le procureur lui-même, et notre intimi-té s’accrut beaucoup de notre participation àun plaisir commun. Avant l’arrivée de la cournous passâmes quelques jours au château deGrange, y tenant table ouverte avec une nobleprodigalité, et ce fut là que tous trois nousprîmes l’habitude de nous promener à chevalensemble par la campagne – habitude qui semaintint par la suite à Édimbourg, autant quele promettaient les nombreuses occupations dePrestongrange. Lorsque le grand air, l’exercice,les difficultés du chemin ou les incidents dumauvais temps nous avaient mis en bonne har-monie, je perdais entièrement ma timidité ;nous oubliions que nous étions des étrangers,et la conversation, cessant d’être un devoir,

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n’en coulait qu’avec plus d’abondance. Ce futalors que je leur racontai mon histoire, parbribes détachées, depuis l’époque où je partisd’Essendean : ma navigation et mon combatsur le Covenant, mes tribulations sur labruyère, etc. L’intérêt qu’ils prirent à mesaventures donna naissance à une promenadeque nous fîmes un peu plus tard, un jour oùles tribunaux ne siégeaient pas. Il faut que j’enparle un peu plus au long.

Partis à cheval de bonne heure, nous pas-sâmes d’abord près du château de Shaws : ilétait encore très tôt, et les bâtiments, d’où nes’élevait aucune fumée, se dressaient au milieud’un vaste espace couvert de givre. Arrivé là,Prestongrange mit pied à terre, me confia soncheval, et s’en alla rendre visite à mon oncle.Mon cœur se gonfla de ressentiment, à la vuede cette morne demeure et à la pensée du vieilavare qui grelottait à l’intérieur dans sa cuisineglacée.

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— Voilà mon château, dis-je, et mes pa-rents.

— Pauvre David Balfour ! fit miss Grant.

Ce qui se passa au cours de cette entrevuem’est toujours resté ignoré ; mais elle ne dutpas être des plus agréables pour Ebenezer. Ensortant de chez lui, Prestongrange était sou-cieux.

— Vous ne tarderez pas, je crois, à être levrai laird, monsieur David, me dit-il, en setournant à demi vers moi, un pied à l’étrier.

— Je n’en affecterai aucun chagrin, répli-quai-je, et, à dire vrai, miss Grant et moi avionsoccupé la durée de son absence à imaginer lesembellissements du domaine : bosquets, par-terres, terrasse, à peu près tel que je les ai réa-lisés depuis.

Nous poussâmes ensuite jusqu’à Queens-ferry, où Rankeillor nous fit bon accueil. Il nese tenait plus de joie à recevoir un tel hôte.Le procureur me fit l’extrême amitié d’exami-

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ner à fond mes affaires, et il passa près de deuxheures enfermé dans le bureau de l’avocat, luitémoignant (à ce que j’ai appris) beaucoup desollicitude envers moi et d’intérêt pour monavenir. Afin de passer le temps, miss Grant etmoi, accompagnés du jeune Rankeillor, nousprîmes une barque pour aller à Limekilns, del’autre côté du Hope. Rankeillor fils se renditdu dernier ridicule (un ridicule qui frisait, àmon avis, la grossièreté) en complimentant lajeune demoiselle, et je m’étonnai (bien que cesoit là une faiblesse trop commune à monsexe) de l’en voir plutôt flattée. Cela eut ceci debon qu’une fois arrivés sur l’autre rive elle usade son ascendant sur lui pour lui faire garderla barque, tandis qu’elle et moi nous allions unpeu plus loin jusqu’au cabaret. Cette idée ve-nait d’elle, car ce que je lui avais dit d’AlisonHastie l’avait charmée, et elle désiraitconnaître la jeune fille en personne. Cette fois-ci encore, nous la trouvâmes seule – je croisd’ailleurs que son père travaillait toute la jour-née aux champs – et elle accueillit par une

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belle révérence le jeune gentilhomme et labelle jeune dame en costume d’amazone.

— C’est là tout le bonjour que j’aurai ? fis-je, en lui tendant la main. Ne reconnaissez-vous donc plus les anciens amis ?

— Seigneur ! qu’est-ce que je vois ! s’écria-t-elle. Puis : Vrai Dieu, c’est le garçon dégue-nillé !

— Lui-même, répliquai-je.

— J’ai bien des fois repensé à vous et àvotre ami, et je suis bien contente de vous voiren ces beaux habits, s’écria-t-elle. Mais je pen-sais bien que vous aviez retrouvé vos parents,à voir le superbe cadeau que vous m’avez en-voyé ; je vous en remercie de tout mon cœur.

— Là, me dit miss Grant, sortez bien vite,comme un brave enfant. Je ne suis pas venueici pour rester à tenir la chandelle ; c’est elle etmoi qui allons bavarder.

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Elle ne resta guère plus de dix minutes dansla maison, mais quand elle en sortit je remar-quai deux choses : d’abord qu’elle avait lesyeux rouges, et ensuite qu’une broche d’argentavait disparu de son corsage. J’en fus très tou-ché.

— Je ne vous ai jamais vue si bien parée, luidis-je.

— Davie, mon ami, pas de discours pom-peux ! fit-elle.

Et jusqu’à la fin de la journée elle se montraplus taquine envers moi qu’à son ordinaire.

Les lumières s’allumaient lorsque nous ren-trâmes de cette excursion.

Je restai un bon moment sans autres nou-velles de Catriona, car Mlle Grant restait abso-lument impénétrable et me fermait la bouchepar des plaisanteries. À la fin, un jour qu’en re-venant de promenade elle me trouva seul dansle salon, penché sur ma leçon de français, jecrus lui voir un air inhabituel : son teint était

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plus coloré, ses yeux étincelaient, et lorsqu’elleme regardait elle semblait refréner un légersourire. On eût dit la malice personnifiée. Touten parcourant la pièce à pas précipités, elles’avisa de soulever à propos de rien une dis-cussion que rien ne justifiait (du moins de moncôté). Je me débattis comme Chrétien dans lafondrière(13), plus je m’efforçais de m’en tirer,plus je m’enfonçais ; tant et si bien qu’elle finitpar déclarer, avec beaucoup de chaleur, qu’ellen’accepterait de personne une telle réponse, etque je devais lui demander pardon à genoux.

Tout ce fracas immotivé m’échauffa la bile.

— Je n’ai rien dit qui puisse réellement vousfroisser, répliquai-je ; et quant à me mettre àgenoux, c’est là une attitude que je réservepour Dieu seul.

— Et si je veux être servie comme unedéesse ! s’écria-t-elle, en agitant ses bouclesbrunes et me regardant avec des yeux animés.

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Tout homme qui passe à portée de mes jupesen usera ainsi avec moi !

— Je veux bien vous demander pardonpour la forme, tout en jurant que je ne sais paspourquoi, repartis-je. Mais quant à ces pos-tures de théâtre, vous pouvez vous adresser àd’autres.

— Ô David ! fit-elle. Même si je vous enpriais ?

Je m’avisai alors que je luttais contre unefemme, autant dire contre un enfant, et celasur un détail de pure forme.

— Je trouve cette requête puérile, fis-je, etindigne de vous, comme il est indigne de moid’y obéir. Néanmoins, je ne veux pas vous re-fuser ; et que le péché, si c’en est un, retombesur votre tête.

Et là-dessus je mis en effet un genou enterre.

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— Voilà, s’écria-t-elle, voilà la vraie posturequi convient, j’ai enfin réussi à vous y amener.

Et puis brusquement :

— Attrapez ! fit-elle, en me jetant un billetplié ; et, rieuse, elle s’enfuit hors de la pièce.

Le billet ne portait ni date ni indication delieu. Il disait : « Cher monsieur David, je reçoischaque jour de vos nouvelles par ma cousine, missGrant, et ce m’est un plaisir de les entendre. Je suisen très bonne santé, dans un bon endroit chez debraves gens mais dans l’obligation étroite de res-ter cachée. J’espère toutefois que nous finirons parnous revoir. Je sais tous vos bons procédés parmon affectionnée cousine, qui nous aime tous lesdeux. Elle me fait vous envoyer ce mot, qu’elle meregarde écrire. Je vous prierai d’obéir à tout cequ’elle vous ordonnera, et je reste votre amie dé-vouée. Catriona MacGregor Drummond. – P.S. –N’irez-vous pas voir ma cousine Allardyce ? »

Je range parmi mes plus rudes campagnes(comme disent les soldats) d’avoir suivi ce der-

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nier avis et d’être allé à la maison voisine deDean. Mais je trouvai la vieille dame complè-tement transformée et souple comme un gant.Je n’ai jamais pu deviner par quels moyensmiss Grant l’avait ainsi retournée ; je suis sûren tout cas qu’elle n’eut garde de se montrer,dans cette affaire où son papa n’était déjà quetrop compromis. C’était lui, en effet, qui avaitpersuadé à Catriona de quitter la maison de sacousine, ou plutôt de n’y pas retourner, pourl’héberger en place dans une famille de Glas-gow composée de gens honorables, tout à ladévotion du procureur, et en qui elle pouvaitavoir d’autant plus de confiance qu’ils étaientde son clan à elle et de sa famille. Ceux-ci latinrent cachée jusqu’à ce que tout fût mûr àpoint), l’encouragèrent et l’aidèrent à tenter ladélivrance de son père, et après sa sortie deprison la reçurent de nouveau dans la mêmeretraite. Ce fut ainsi que Prestongrange s’as-sura et employa son instrument, et jamais lemoindre mot ne transpira de ses relations avecla fille de James More. On jasa bien un peu

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sur l’évasion de ce triste personnage, mais legouvernement riposta par une démonstrationénergique : l’un des geôliers de la prison futfouetté, le lieutenant de garde (mon pauvreami Duncansby) fut cassé, et quant à Catriona,tout le monde fut trop heureux que son crimefût passé sous silence.

Je ne pus jamais amener miss Grant à luiporter une réponse.

— Non, me disait-elle, lorsque j’insistais,non, je ne veux pas remettre les grands piedsdans le plat.

Cela me faisait d’autant plus de peine à en-tendre que je savais qu’elle voyait ma petiteamie plusieurs fois par semaine, et qu’elle luiportait de mes nouvelles chaque fois quej’avais été sage, comme elle disait. À la fin,elle m’accorda ce qu’elle appelait une récom-pense, où je vis bien plutôt une dérision. MissGrant était à coup sûr une amie autoritaire,et voire tyrannique, pour tous ceux qu’elle ai-

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mait, et il y avait parmi ceux-ci une certainevieille demoiselle noble, très étourdie et trèsspirituelle, qui logeait au plus haut d’un im-meuble situé dans une étroite ruelle, avec unenichée de linottes en cage, et tout le jour as-saillie de visiteurs. Miss Grant aimait beaucoupm’y conduire : je dus faire à son amie le récitde mes tribulations ; et miss Tobie Ramsay (carc’était son nom) fut très aimable et m’appritquantité de choses qu’il me fallait connaîtredu vieux temps et de l’état ancien de l’Écosse.J’ajouterai que la fenêtre de sa chambre, grâceà l’étroitesse de la ruelle, donnait vue, à moinsde trois pieds de distance, sur une lucarnegrillagée éclairant l’escalier de la maison d’enface.

Sous un prétexte quelconque, miss Grantm’y laissa un jour en compagnie de miss Ram-say. La dame me paraissait distraite et commepréoccupée. J’étais, de mon côté, fort mal àmon aise, car il faisait froid, et la fenêtre,contrairement à l’ordinaire, était ouverte. Tout

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à coup la voix de miss Grant, qui semblait ve-nir de l’extérieur, frappa mes oreilles.

— Dites, Shaws ! cria-t-elle, regardez vitepar la fenêtre et voyez ce que je vous ai appor-té.

Jamais spectacle ne me charma davantage.Dans les profondeurs de la ruelle régnait unepénombre claire qui permettait de voir distinc-tement entre les murs noirs et enfumés. Or là,tout proche à la lucarne grillée, deux visagesme considéraient en souriant : celui de missGrant et celui de Catriona.

— Là ! fit Grant, j’ai voulu qu’elle vous vîtdans vos beaux habits, comme la demoisellede Limekilns ; et j’ai voulu aussi lui faire voirce que je suis capable de faire de vous quandje m’y mets sérieusement.

Je me rappelai alors qu’elle avait ce jour-làinsisté sur ma toilette plus que d’habitude ; etje pense qu’elle avait pris le même soin pourCatriona. Car miss Grant, cette joyeuse et sen-

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sible demoiselle, ne s’en préoccupait pas moinsétonnamment de chiffons.

— Catriona ! fut la seule parole que je pusémettre.

Pour elle, sans rien dire du tout, elle secontenta de me faire signe de la main en sou-riant, et on l’entraîna aussitôt de derrière la lu-carne.

La vision se fut à peine évanouie que je meprécipitai jusqu’à la porte de la maison, queje trouvai fermée à clef. Je retournai auprèsde miss Ramsay et la suppliai de me livrer laclef, mais j’aurais pu aussi bien supplier le don-jon. Elle avait, me dit-elle, donné sa parole, etelle m’exhorta à être sage. Je ne pouvais en-foncer la porte, ce qui d’ailleurs n’eût pas étéhonnête ; je ne pouvais sauter par la fenêtrequi se trouvait au septième étage. Tout ce queje pus faire fut de me pencher dans la ruelleet de guetter leur réapparition au bas de l’es-calier. Je ne vis pas grand-chose, tout juste le

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dessus de leurs têtes à chacune, ridiculementposé sur un rond de jupes, telle une paire depelotes à épingles. Catriona ne regarda mêmepas en l’air pour me dire adieu, car miss Grant,comme je le sus plus tard, l’en empêcha, enlui disant que l’on ne paraissait jamais moins àson avantage que vue du haut en bas. Dès queje fus remis en liberté, je retournai chez le pro-cureur et reprochai à miss Grant sa cruauté.

— Je regrette votre désappointement, fit-elle obstinément. Pour ma part, j’ai eu beau-coup de plaisir. Vous aviez meilleur air que jene l’aurais cru ; vous aviez l’air – si cela ne doitpas vous rendre trop fat – d’un fort joli jeunehomme, quand vous vous êtes montré à la fe-nêtre. Il faut vous dire que l’on ne voyait pasvos pieds, ajouta-t-elle d’un ton rassurant.

— Oh ! m’écriai-je, laissez mes pieds tran-quilles, ils ne sont pas plus grands que ceux demon voisin.

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— Ils sont même plus petits que d’autres,reprit-elle, mais je parle au figuré comme leprophète de la Bible.

— Je ne m’étonne plus si on les lapidaitde temps à autre, répliquai-je. Mais vous, mé-chante fille, comment avez-vous pu faire cela ?Comment avez-vous eu un seul instant le cœurde me tenter ainsi ?

— L’amour est comme les gens, dit-elle : ila besoin d’être alimenté.

— Ô Barbara, laissez-moi la voir comme ilfaut, suppliai-je. Vous le pouvez bien ; vous,vous la voyez quand vous voulez. Accordez-moi une demi-heure.

— Qui est-ce qui dirige cette négociationd’amour ? Vous ou moi ? demanda-t-elle.

Et comme je continuais à la presser de mesinstances, elle adopta un expédient infaillible,qui consistait à singer mes intonations lorsqueje prononçais le nom de Catriona. Grâce à moi

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elle réussit à me tenir sous sa coulpe durantquelques jours.

Personne ne fit jamais la moindre allusionau mémoire, et moi encore moins. Preston-grange et Sa Grâce le lord président n’y avaientprêté, j’imagine, aucune attention ; ils le gar-dèrent pour eux, en tout cas, le public n’enfut pas instruit ; et, le moment venu, le 8 no-vembre, par un jour de tempête et de bour-rasque furieuse, l’infortuné James des Glensfut dûment pendu à Lettermore près Ballacu-lish.

Tel fut donc le résultat final de mes efforts !D’autres innocents ont péri avant James et ilen périra vraisemblablement après lui (en dépitde tous les progrès) jusqu’à la consommationdes siècles. Et jusque-là encore des jeunesgens, ignorant la duplicité de la vie et deshommes, lutteront comme je l’ai fait, pren-dront d’héroïques résolutions, courront desrisques infinis, et la série des événements lesrejettera de côté et continuera sa marche irré-

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sistible. James fut donc pendu ; et cependantj’habitais chez Prestongrange, et je lui étais re-connaissant de ses soins paternels. Il fut pen-du ; et voilà qu’en rencontrant M. Simon dansla rue je ne manquai pas de lui tirer mon cha-peau comme un bon petit garçon devant sonpasteur. Il avait été pendu par ruse et violence,et le monde allait son train, sans qu’il y eûtpour un sou de différence, et les traîtres de cetaffreux complot étaient d’honorables et bonspères de famille qui allaient à l’église et rece-vaient la communion !

Mais j’avais eu un aperçu de cette détes-table chose qui a nom politique ; je l’avais vuede derrière, dans sa hideuse nudité, et j’étaisguéri pour la vie de tout désir d’y jouer à nou-veau un rôle. Le chemin que j’ambitionnais desuivre était uni, paisible et intime, et j’y pour-rais tenir ma tête à l’abri des dangers et maconscience hors des voies de la tentation. Car,rétrospectivement, je comprenais que loind’avoir agi avec noblesse, au contraire, avec le

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plus grand déploiement de discours pompeuxet de préparatifs, je n’avais abouti à rien.

Le 25 du même mois, un bateau devait ap-pareiller de Leith, et on m’avertit à l’improvistede faire mes malles pour me rendre à Leyde.Je ne pouvais naturellement rien dire à Pres-tongrange, car depuis trop longtemps j’abusaisde son hospitalité. Mais à sa fille je pus ouvrirmon cœur, lamentant mon destin de me voirexpédié loin de mon pays, et lui assurant quesi elle ne me procurait pas une suprême entre-vue avec Catriona, je pourrais bien au derniermoment refuser de partir.

— Ne vous ai-je pas donné mon avis là-des-sus ? me demanda-t-elle.

— Je le sais, répondis-je, et je sais aussique je vous ai déjà beaucoup d’obligations, etque je suis contraint d’obéir à vos ordres. Maisvous avouerez que vous êtes une demoiselleparfois un peu trop joyeuse pour qu’on se fie àvous entièrement.

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— Eh bien, je vais vous donner un moyen.Soyez à bord dès neuf heures du matin : le na-vire n’appareille qu’à une heure ; gardez votrebarque ; et si vous n’êtes pas satisfait de mesadieux lorsque je vous les enverrai, je vouspermets de revenir à terre et de chercher Ka-trine tout seul.

N’en pouvant obtenir davantage, je fus bienforcé de me contenter de cette promesse.

Le jour vint enfin de nous séparer. Elle etmoi nous avions été fort intimes et familiers ;je lui devais beaucoup ; et l’attente de notreséparation m’enlevait le sommeil, tout commecelle des pourboires que je devais distribueraux domestiques. Je savais qu’elle me trouvaittrop timide, et je désirais profiter de cette oc-casion pour me relever à ses yeux. En outre,après tant de démonstrations d’une amitié, jecrois, réelle des deux parts, il eût paru bienfroid d’être cérémonieux. En conséquence, jepris mon courage à deux mains, apprêtai mesdiscours, et à la dernière occasion que nous

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eûmes de nous trouver en tête à tête, je lui de-mandai très hardiment la permission de l’em-brasser en manière d’adieu.

— Vous vous oubliez étrangement, mon-sieur Balfour, dit-elle. Je ne vous ai jamais, queje sache, donné aucun droit de vous prévaloirde nos relations.

Je restai devant elle comme une horloge ar-rêtée, sans plus savoir que faire, encore moinsque dire, lorsque brusquement elle me jeta sesbras autour du cou et m’embrassa de lameilleure volonté du monde.

— Ô l’éternel enfant ! s’écria-t-elle. Pou-viez-vous penser que je nous laisserais nousséparer comme deux étrangers ? parce que jesuis incapable de garder mon sérieux devantvous cinq minutes de suite, il ne faut pas vousimaginer que je ne vous aime pas beaucoup ;l’envie de rire le dispute en moi à l’amitié, dèsque je jette les yeux sur vous. Et maintenant,pour compléter votre éducation, je vais vous

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donner un conseil dont vous aurez besoinavant qu’il soit longtemps. Ne demandez ja-mais rien à une femme ; elle vous répondraitnon ; il n’existe pas de fille capable de résisterà la tentation. Les théologiens prétendent quec’est la faute de notre mère Ève, parce qu’ellen’a pas su refuser quand le serpent lui a présen-té la pomme : ses filles ne peuvent faire autre-ment.

— Puisque je vais si tôt perdre mon joli pro-fesseur, commençai-je.

— Hé hé, voilà qui est galant ! dit-elle, enfaisant la révérence.

— Je voudrais vous poser une seule ques-tion, continuai-je. Puis-je demander à unejeune fille de m’épouser ?

— Vous croyez donc que vous ne pourriezl’épouser sans cela ? Ou bien qu’elle irait vousl’offrir d’elle-même ?

— Vous voyez bien que vous ne pouvez res-ter sérieuse.

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— Je serai toujours sérieuse pour unechose. Davie, je serai toujours votre amie.

Le lendemain matin, comme je montais àcheval, les quatre dames étaient toutes à lamême fenêtre d’où nous avions autrefois jetéles yeux sur Catriona, et comme je m’éloignais,toutes me dirent adieu en agitant leurs mou-choirs. L’une des quatre du moins était vrai-ment triste, et à cette idée et en songeant qu’ily avait déjà trois mois que j’étais venu frapperà leur porte pour la première fois, la tristessese mêla dans mon esprit à la reconnaissance.

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DEUXIÈME PARTIE

PÈRE ET FILLE

XXI

Mon voyage en Hollande

Le navire était à l’ancre bien en dehors dumôle de Leith, en sorte que nous devions, nousles passagers, nous y rendre au moyen de ca-nots. Ce n’était aucunement désagréable, carle calme plat régnait, par un temps très froidet nuageux qui laissait traîner sur l’eau unelégère brume. Tandis que j’approchais du na-vire sa coque m’était donc entièrement cachée,

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mais ses grands mâts se dressaient haut et clairdans l’azur comme un étincellement de feu.C’était un bateau marchand très spacieux etcommode, mais lourd de l’avant, et chargé àl’excès de sel, de saumon salé et de beaux basde fil destinés aux Hollandaises. Dès mon ar-rivée à bord je fus salué par le capitaine – unnommé Sang (de Lesmahago, je crois), vieuxloup de mer cordial et familier, mais pour l’ins-tant fort affairé. Les autres passagers n’étaientpas encore arrivés, si bien que je pus me pro-mener librement sur le pont, et examiner lepaysage à loisir, tout en me demandant cequ’allaient être ces adieux que l’on m’avait pro-mis.

Devant moi, Édimbourg tout entier avec lesmonts Pentland s’irradiait dans une buée lu-mineuse çà et là surmontée de gros nuagesopaques ; de Leith on ne voyait que le hautdes cheminées, et à la surface de l’eau où re-posait le brouillard, rien du tout. Sortant de cebrouillard, je perçus bientôt un bruit cadencé

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d’avirons, puis je vis émerger (comme de lafumée d’un incendie) une embarcation. À l’ar-rière se tenait gravement un homme tout em-mitouflé contre le froid, et à son côté une gra-cieuse forme féminine dont la vue arrêta lesbattements de mon cœur. Je n’avais pas eu letemps de reprendre haleine et de m’apprêterà la recevoir, qu’elle prenait pied sur le pont.En souriant, je lui fis mon plus beau salut, quis’était à présent bien perfectionné depuis cejour, datant de plusieurs mois, où je le fis pourla première fois à sa seigneurie. Nous avionscertainement beaucoup changé tous les deux :elle semblait avoir grandi comme un jeune etbel arbuste. Elle avait maintenant une sorte dejolie réserve qui lui seyait tout à fait, en luidonnant l’air de s’estimer davantage et d’êtredevenue tout à fait femme. Pour le reste lamain de la même magicienne avait opéré surtous deux, et Miss Grant, si elle ne pouvaitnous rendre jolis tous les deux, nous avait dumoins rendus l’un et l’autre élégants.

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La même exclamation, formulée presque demême, jaillit de nos lèvres : chacun de nouscroyait que l’autre était venu par politesse luifaire ses adieux, mais nous découvrîmes dansun éclair que nous allions naviguer ensemble.

— Oh, pourquoi Baby ne me l’a-t-elle pasdit ? s’écria-t-elle ; et puis elle se rappelaqu’elle avait reçu une lettre, sous condition dene la décacheter qu’une fois arrivée à bord. Cepli contenait un billet pour moi, ainsi libellé :

« Cher Davie – Que pensez-vous de monadieu ? et que dites-vous de votre compagne debord ? L’avez-vous embrassée, ou le lui avez-vousdemandé ? J’allais signer ici, mais vous trouveriezma question ambiguë, et pour ce qui me regarde,je connais la réponse. Ajoutez donc ici un tas debons conseils. Ne soyez pas trop timide, et pourl’amour de Dieu, n’essayez pas d’être trop auda-cieux ; rien ne vous convient plus mal. Je reste.

« Votre affectionnée amie et gouvernante,

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« Barbara GRANT. »

J’écrivis par politesse un mot de réponsesur une feuille tirée de mon calepin. Je le joi-gnis à un autre billet de Catriona, scellai le toutde mon nouveau cachet aux armes des Balfour,et le fis porter par le domestique de Preston-grange qui attendait toujours dans son canot.

Nous pûmes ensuite nous considérer mu-tuellement tout à loisir, et d’un commun ac-cord nous nous prîmes les mains encore unefois.

— Catriona ! dis-je. C’était là le premier etle dernier mot de mon éloquence.

— Vous êtes heureux de me revoir ?

— Heureux n’est pas assez dire. Mais noussommes trop amis pour faire des phrases inuti-lement.

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— N’est-elle pas la meilleure des filles ? re-prit-elle une fois de plus. Je n’ai jamais vu filleplus honnête ni plus belle.

— Et pourtant elle ne se souciait pas plusd’Alpin que d’un trognon de chou.

— Oh, elle le disait. Mais c’est pour l’amourdu nom et de la noble race qu’elle m’a reçueavec bonté.

— Non, je vais vous dire pourquoi elle l’afait. Il y a de par le monde toutes sortes de vi-sages. Il y a celui de Barbara ; en la regardantchacun l’admire, et la trouve une belle, bonne,et joyeuse fille. Et puis il y a le vôtre, qui esttout différent – je n’ai jamais si bien compriscette différence qu’aujourd’hui. Vous ne pou-vez vous voir vous-même, et c’est pourquoivous ne le comprenez pas ; mais c’est pourl’amour de votre visage qu’elle vous a ac-cueillie avec bonté. Et tout le monde en eût faitautant.

— Tout le monde ? fit-elle.

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— Tout être vivant ! répliquai-je.

— C’est donc pour cela que les soldats duchâteau m’ont si bien accueillie ?

— Allons, je vois que Barbara vous a apprisà me mystifier.

— Elle m’a appris bien d’autres choses en-core. Elle m’a enseigné beaucoup concernantM. David – tout le mal qu’elle pense de lui, et lepeu qui n’est pas aussi mauvais, par-ci par-là,ajouta-t-elle en souriant, elle ne m’a rien cachéde M. David, excepté seulement qu’il navigue-rait sur le même navire que moi. Et à ce pro-pos, pourquoi donc partez-vous ?

Je le lui expliquai.

— Ainsi donc, fit-elle, nous n’avons plusque quelques jours à passer ensemble, aprèsquoi nous nous dirons un adieu éternel ! Moi,je vais retrouver mon père à un endroit quis’appelle Helvœtsluis, et de là nous gagneronsla France, pour y vivre en exil aux côtés denotre chef.

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Je ne sus prononcer qu’un « Ah ! » car lenom de James More se refusait à sortir de meslèvres.

Elle fut prompte à s’en apercevoir, et à de-viner quelque chose de ma pensée. Elle reprit :

— Il y a une observation que je dois vousfaire avant tout, monsieur David. Je pense quedeux de mes parents ne se sont pas conduitstrès bien avec vous. L’un d’eux est JamesMore, mon père, et l’autre le laird de Pres-tongrange. Prestongrange se sera justifié lui-même, ou sa fille l’aura fait à sa place. Maispour James More mon père, je n’ai que ceci àen dire : il a souffert la prison ; c’est un braveet honnête soldat et un bon gentilhomme high-lander ; il a toujours ignoré le but poursuivi pareux ; mais s’il eût compris que ce but portaitpréjudice à un jeune seigneur comme vous, ilaurait préféré la mort. C’est au nom de tout ceque vous aimez que je vous prie de pardonnercette erreur à mon père et à sa famille.

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— Catriona, répondis-je, je veux désormaisignorer cette erreur. Je ne sais plus qu’unechose – c’est que vous êtes allée trouver Pres-tongrange pour lui demander ma vie à genoux.Oh, je sais bien que c’était pour votre père quevous y alliez, mais une fois là vous avez plaidéaussi pour moi. C’est là une action dont je nepuis parler. Oui, il y a deux choses dont le res-souvenir m’accable : d’abord la bonté de vosparoles lorsque vous vous êtes qualifiée ma pe-tite amie, et ensuite le fait que vous avez plaidépour ma vie. Qu’il ne soit plus jamais questionentre nous de pardon ni d’offense.

Après quoi nous restâmes silencieux ; Ca-triona regardait le spectacle du pont, et moi jela regardais. Nous nous taisions toujours, lors-qu’une petite brise s’étant levée du nord-ouest,on commença d’établir les voiles et on leval’ancre.

Outre nous deux, il y avait six passagers,qui occupaient toute la cabine. Trois étaient deriches marchands de Leith, Kirkcaldy et Dun-

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dee, tous associés pour la même affaire enHaute-Allemagne. Un autre, un Hollandais, re-tournait dans son pays ; les deux dernièresétaient de dignes épouses de marchands. C’està l’une d’elles que Catriona était spécialementrecommandée. Mme Gebbie (car tel était sonnom) se trouva pour notre grand bonheur su-jette au mal de mer, et resta jour et nuit éten-due sur le dos. Nous étions d’ailleurs, Catrionaet moi, les seuls êtres jeunes à bord de la Rose,à l’exception d’un pâle mousse qui s’occupaitde la table comme moi autrefois ; aussi nouslaissa-t-on entièrement à nous-mêmes. À table,nous étions voisins, et je prenais à la servirun plaisir sans égal. Sur le pont, je lui accom-modais un siège moelleux avec mon manteau.Le temps fut singulièrement beau pour la sai-son ; les journées et les nuits étaient pures etglacées, la brise douce et régulière, et pas unevoile ne battit de toute la traversée de la merdu Nord. Aussi, à part les moments où nousmarchions pour nous réchauffer, nous restionssur le pont depuis les premiers rayons du soleil

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jusqu’à des huit et neuf heures du soir, sousles claires étoiles. Parfois les marchands ou lecapitaine Sang nous adressaient un coup d’œilbienveillant, ou bien ils échangeaient avecnous quelques mots aimables et s’éloignaientaussitôt ; mais la plupart du temps, ils étaientà causer harengs, guipure et fil, ou à supputerla lenteur du voyage, et ils nous laissaient ànos préoccupations, qui n’avaient guère d’inté-rêt que pour nous-mêmes.

Au début, nous nous croyions fort spiri-tuels, et nous avions beaucoup à nous dire : jeme mettais en peine de faire le beau, et elles’efforçait, je crois, de jouer à la demoiselled’expérience. Mais nous ne tardâmes pas à re-prendre l’un vis-à-vis de l’autre des allures plussimples. Je remisai mon anglais gourmé et cor-rect (si l’on peut dire) et j’oubliai de faire mescourbettes et mes plongeons d’Édimbourg.Elle, de son côté, adopta une sorte d’aimablefamiliarité. En même temps, notre conversa-tion déclina, sans que personne de nous deux

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s’en plaignît. Parfois elle me disait un conte debonne femme. Elle en connaissait une quan-tité surprenante, qu’elle tenait pour la plupartde Neil, mon ami aux cheveux roux, et les di-sait fort joliment. Quoique, puérils, ces contesétaient d’ailleurs assez jolis mais le plaisir pourmoi était d’entendre sa voix, et de songer queje l’écoutais me les dire. D’autres fois, nousnous taisions tout à fait, sans même échangerun regard, goûtant un plaisir complet dans ladouceur de notre voisinage. Je ne parle ici quepour moi. Ce que la jeune fille avait dans l’es-prit, je ne suis pas sûr de me l’être jamais de-mandé, et ce qui était dans le mien, j’avais peurd’y réfléchir. Je n’ai plus besoin d’en faire unsecret, ni pour moi ni pour le lecteur : j’étaiscomplètement amoureux. Elle s’interposaitentre moi et le soleil. Elle avait grandi brusque-ment, comme je viens de le dire, mais d’unecroissance normale ; elle resplendissait de san-té, d’allégresse et de bonne humeur ; je compa-rais sa démarche à celle d’une jeune biche, etsa taille à un hêtre des montagnes. Je ne sou-

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haitais plus rien que de rester auprès d’elle surle pont ; et je déclare ici que je n’accordais pasune pensée à l’avenir ; heureux de ce que m’of-frait le présent, je ne cherchais pas à m’imagi-ner ce qui adviendrait ensuite, et ma seule pré-occupation était de savoir si j’allais prendre samain dans la mienne et l’y garder. Mais j’étaistrop avare des joies que je possédais pour rienlivrer à l’inconnu.

Le peu que nous disions concernait ordi-nairement nous deux ou l’un de nous, de tellesorte que si quelqu’un s’était donné la peine denous écouter, il aurait pu nous prendre pourles pires égoïstes du monde. Un jour que nousnous livrions à cette occupation, nous envînmes à parler des amis et de l’amitié, et je merends compte aujourd’hui que nous effleurionslà un sujet brûlant. Nous vantions les beautésde l’amitié, que nous avions à peine soupçon-nées jusque-là, nous disions qu’elle renouvelaitl’existence, et mille allusions voilées du mêmegenre, qui ont été dites depuis la création du

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monde par les jeunes couples dans notre situa-tion. Puis nous commentâmes cette circons-tance singulière, que quand des amis se ren-contrent, c’est comme s’ils existaient pour lapremière fois, bien que chacun d’eux ait vécudéjà longtemps à perdre son temps avec lesautres.

— Ce n’est pas tout à fait mon cas, dit-elle, et je pourrais vous raconter en dix motsles quatre quarts de ma vie. Je ne suis qu’unefille, et qu’est-ce qui peut arriver à une fillede toute façon ? Mais j’ai suivi le clan, en 45.Les hommes marchaient avec des épées et desmousquets, et certains d’entre eux par brigadesportant la même sorte de tartan. Ils n’étaientpas les derniers à marcher, je vous assure. Et ily avait des gentilshommes des Lowlands, avecleurs tenanciers montés, et des trompettes quisonnaient, et il y avait un grand concert de pi-brochs de guerre. Je trottais sur un petit poneydu Highland, à la droite de mon père JamesMore, et de Glengyle en personne. Et voici une

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belle chose que je me rappelle, c’est que Glen-gyle m’embrassa sur les deux joues, parce que(dit-il) « parente, vous êtes la seule dame duclan qui soyez venue avec nous ! » alors queje n’étais qu’une gamine de douze ans tout auplus ! J’ai vu le prince Charles aussi, et sesyeux bleus ; comme il était joli ! Il m’a donnésa main à baiser en présence de toute l’armée.Oh oui, c’étaient là les beaux jours, mais celame paraît un songe lointain dont je me suisréveillée. Vous savez trop bien comment celas’est passé : et ce furent les pires jours de tous,quand les habits-rouges occupèrent le pays, etque mon père et mon oncle se cachaient dansla montagne, et que je devais leur porter àmanger au milieu de la nuit, ou avant le leverdu jour quand les coqs chantaient. Oui, j’aimarché dans la nuit, maintes fois, et le cœurme battait fort par peur de l’obscurité. Le pluscurieux, c’est que je n’ai pas rencontré de re-venants ; mais on dit qu’ils ne font rien auxjeunes filles. Puis vint le mariage de mon oncle,et ce fut plus terrible que tout. Sa femme s’ap-

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pelait Jane Kay ; et celle nuit-là, la nuit où nousl’emmenâmes loin de ses amis selon les vieillestraditions, elle m’avait prise avec elle dans sachambre à Inversnaid. Elle voulait et ne voulaitpas : cet instant-ci elle voulait épouser Bob,et l’instant d’après elle ne voulait plus le voir.Je n’ai jamais vu femme si indécise. Sûrementtoute sa personne disait à la fois oui et non.Mais aussi elle était veuve, et je n’ai jamais pucroire qu’une veuve fût une bonne femme.

— Catriona, interrompis-je, qu’est-ce quivous fait croire cela ?

— Je ne sais pas : je dis la chose commeje la sens. Et puis, épouser un autre homme !Quelle horreur ! Mais il s’agit d’elle. Elle se re-maria donc à mon oncle Robin, et elle l’accom-pagna à l’église et au marché, et puis elle s’en-nuya, ou bien elle n’osa plus se montrer, etpour finir, elle s’enfuit, et retourna dans sa fa-mille, et dit que nous l’avions mise dans le lac,et je ne vous dirai pas le reste. Je n’ai jamaisplus estimé beaucoup les femmes depuis lors,

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et ainsi enfin mon père James More vint à êtrejeté en prison, et vous savez le reste aussi bienque moi.

— Et de tout ce temps-là vous n’avez pas eud’amis ? fis-je.

— Non, j’en ai été bien près avec deux-troisfilles de la montagne, mais on ne peut appelercela des amies.

— Eh bien, mon histoire à moi est biensimple, dis-je. Je n’ai jamais eu d’amis jusqu’àce que je vous aie rencontrée.

— Et ce brave M. Stewart ?

— C’est vrai, je l’oubliais. Mais lui, c’est unhomme, et c’est tout différent.

— Je le crois volontiers. Oh oui, c’est toutdifférent.

— Il y en a eu encore un autre, fis-je. J’aicru autrefois que j’avais un ami, mais j’ai re-connu que je m’étais trompé.

Elle voulut savoir son nom.

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— C’était un garçon, repris-je. Nous étionsles deux meilleurs élèves de la classe de monpère, et nous pensions nous aimer beaucoupl’un l’autre. Or, vint le temps où il fut envoyéà Glasgow chez un commerçant, qui était soncousin issu de germain : il m’écrivit deux-troisfois par le courrier ; puis il trouva de nouveauxamis, et j’ai eu beau lui écrire jusqu’à plus soif,il n’y prit garde. Ah ! Catriona, il m’a fallu long-temps pour pardonner cela à la vie. Il n’y arien de plus décevant que de perdre ce qu’oncroyait un ami.

Elle se mit alors à me presser de questionssur sa figure et son caractère, car nous nouspréoccupions beaucoup chacun de ce quiconcernait l’autre ; si bien qu’enfin, pour monmalheur, je me rappelai ses lettres, et j’allaichercher le paquet dans la cabine.

— Tenez, voici ses lettres, dis-je, avectoutes celles que j’aie jamais reçues de lui.Après cela, je n’ai plus rien à raconter de moi ;vous savez le reste aussi bien que moi.

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— Voulez-vous me permettre de les lire ?fit-elle.

Je le lui offris, si elle voulait s’en donner lapeine ; elle me pria de la laisser, le temps deles lire toutes. Or, dans le paquet que je luiavais remis, se trouvaient non seulement leslettres de mon ami félon, mais une ou deux deM. Campbell alors qu’il était en ville à l’Assem-blée, et pour compléter tout ce qui me fut ja-mais écrit, le petit mot de Catriona, et les deuxque j’avais reçus de Miss Grant, l’un quandj’étais sur le Bass et l’autre à bord de ce naviremême. Mais pour ce qui était de cette dernière,je n’y songeai pas sur le moment.

J’étais dans un tel état de sujétion à la vo-lonté de mon amie que peu m’importait ceque je faisais, ni même presque si j’étais en saprésence ou non ; elle s’était emparée de moicomme une sorte de fièvre lente qui brûlaitcontinuellement dans mon sein, nuit et jour, etendormi comme éveillé. Il arriva donc qu’aprèsêtre allé à l’avant du bateau, à l’endroit où

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l’étrave élargie refoulait les vagues, je fusmoins pressé de retourner auprès d’elle qu’onne pouvait l’imaginer ; et je prolongeai mêmemon absence afin de varier mon plaisir. Je nepense pas être d’un naturel fort épicurien ;mais j’avais jusqu’alors rencontré si peu d’agré-ment dans ma vie que l’on me pardonnerapeut-être d’insister là-dessus plus qu’il neconvient.

Lorsque je retournai auprès d’elle j’euscomme l’impression pénible de quelque chosede cassé, tant elle me restitua le paquet avecfroideur.

— Vous les avez lues ? fis-je ; et ma voix meparut ne pas avoir son intonation tout à fait na-turelle, car je me creusais la tête pour chercherce qui pouvait l’indisposer contre moi.

— Aviez-vous l’intention de me les faire liretoutes ? demanda-t-elle.

Je lui répondis par un « oui » défaillant.

— Les dernières aussi ? reprit-elle.

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Je compris alors où nous en étions, mais jene voulus pas lui mentir.

— Je vous les ai données toutes sans ar-rière-pensée, fis-je, en supposant bien quevous les liriez. Je ne vois de mal dans aucune.

— C’est donc que je suis faite autrementque vous, répliqua-t-elle. Je remercie Dieu decette différence. Ce n’était pas une lettre à memontrer. Ce n’était même pas une lettre àécrire.

— Il me semble que vous parlez de votreamie, Barbara Grant ?

— Il n’y a rien de plus décevant que deperdre ce qu’on croyait une amie, fit-elle, re-produisant mes paroles.

— Ne serait-ce pas plutôt parfois l’amitiéqui est imaginaire ? m’écriai-je. Croyez-vousréellement que ce soit juste de me reprocherquelques lignes qu’une tête à l’évent m’aécrites sur un bout de papier ? Vous savezvous-même avec quel respect je me suis tou-

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jours conduit – et je ne m’en serais jamais dé-parti.

— Et nonobstant vous allez jusqu’à memontrer cette lettre ! Je ne veux pas de pareilsamis. Je saurai très bien m’en passer, monsieurBalfour, d’elle – ou de vous.

— Voici de belle reconnaissance !

— Je vous suis très obligée. Je vous prieraid’emporter vos… lettres. Elle semblait ne pou-voir prononcer le mot, comme s’il se fût agid’un luron.

— Vous ne me le répéterez pas deux fois,répliquai-je. Et, rassemblant le tas, je m’avan-çai de quelques pas vers l’avant, et les jetai à lamer, de toutes mes forces. Durant les quelquesminutes qui suivirent je m’y serais jeté aussivolontiers.

Je passai le reste du jour à me promener delong en large, furieux. Avant le coucher du so-leil, j’épuisai presque la série des injures pourl’en accabler. Tout ce que j’avais appris de l’or-

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gueil du Highland me paraissait surpassé, envoyant une jeune fille, presque une enfant, segendarmer à ce point pour une allusion aussifutile, et cela contre son amie intime, dont ellen’avait cessé de me prêcher les louanges. Jepensais à elle avec une amertume poignante,comme on pense à un enfant en colère. Si jel’avais embrassée, me disais-je, peut-être eût-elle fort bien pris la chose ; et simplementparce que c’était mis par écrit, et avec un ra-goût de plaisanterie, elle va se mettre dans ceridicule courroux. Décidément, il y a dans lesexe féminin un défaut de compréhension àfaire pleurer les anges sur la triste conditiondes hommes.

Nous fûmes de nouveau côte à côte au sou-per, mais quel changement ! Elle était enversmoi aigre comme lait caillé ; sa figure semblaitcelle d’une poupée de bois ; je l’aurais volon-tiers battue et trépignée, si elle m’en avait four-ni le moindre prétexte. Pour comble, sitôt le re-pas terminé, elle s’appliqua à prendre soin de

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cette Mme Gebbie qu’elle avait un tant soit peunégligée auparavant. Mais elle voulait rattra-per le temps perdu, il faut croire ; et pendanttout le reste de la traversée elle se montra sin-gulièrement assidue auprès de ladite matrone,et sur le pont elle se mit à faire beaucoup plusattention au capitaine Sang qu’il ne me sem-blait nécessaire. Ce n’est pas que le capitainecessât de se montrer digne et paternel ; maisje détestais de la voir le moins du monde fami-lière avec personne autre que moi.

Bref, elle fut si attentive à m’éviter, et sutsi bien s’entourer constamment d’autres per-sonnes, qu’il me fallut guetter longtemps l’oc-casion de la trouver seule ; et lorsque je l’eustrouvée, je n’en profitai guère, comme on val’apprendre.

— Je ne vois réellement pas en quoi je vousai offensée, lui dis-je ; cela ne saurait être irré-médiable, en tout cas. Voyons, essayez de mepardonner.

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— Je n’ai rien à vous pardonner, fit-elle ; etses paroles semblaient lui arracher la gorge. Jevous suis très obligée pour tous vos bons of-fices. Et elle m’adressa la huitième partie d’unerévérence.

Mais je m’étais exercé d’avance à lui en direplus, et ce plus je ne manquai pas de le lui dé-biter.

— Encore un mot, dis-je. Si je vous ai réel-lement scandalisée en vous montrant cettelettre, cela ne peut toucher miss Grant. Ce n’estpas à vous qu’elle l’a écrite, mais à un pauvregarçon tout ordinaire, qui aurait dû avoir lebon sens de ne pas vous la montrer. Si vous de-vez me blâmer…

— Je vous conseille de ne plus me parler decette fille, en tout cas ! fit Catriona. C’est elleque je ne veux plus voir, même à son lit demort.

Elle s’éloigna de moi, pour se rapprocheraussitôt, et me crier :

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— Voulez-vous me jurer que vous n’aurezplus jamais de relations avec elle ?

— Certes non, je ne serai jamais injuste à cepoint envers elle, fis-je, ni tellement ingrat.

Et cette fois ce fut moi qui m’éloignai.

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XXII

Helvœtsluis

Vers la fin du voyage le temps empira beau-coup : le vent sifflait dans les cordages, la merdevenait houleuse, et le navire se mit à danserà grand bruit parmi les lames. La mélopée desmatelots virant au cabestan ne cessait presqueplus, car nous côtoyions continuellement desbancs de sable. Vers neuf heures du matin,dans une éclaircie du soleil d’hiver, entre deuxaverses de grêle, j’aperçus pour la premièrefois la Hollande – sous forme d’une rangée demoulins à vent qui viraient à la brise. Ce futaussi en voyant pour la première fois ces mé-caniques dégingandées que j’eus la sensationimmédiate d’aller à l’étranger, dans un mondeet une existence nouveaux. Vers onze heures

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et demie on jeta l’ancre à l’entrée du port deHelvœt, à un endroit où la mer déferlait par-fois, faisant rouler le navire outrageusement.On pense bien qu’à part Mme Gebbie, nousétions tous sur le pont, les uns en manteaux,les autres enveloppés dans les prélarts dubord, tous cramponnés à des cordages, et plai-santant de notre mieux à l’instar de vieux ma-thurins.

Puis une embarcation, qui marchait de tra-vers comme un crabe, s’approcha péniblementdu bord, et son patron héla notre capitaine enhollandais. Le capitaine Sang se dirigea, l’airfort troublé, vers Catriona ; et comme nous lesentourions, la nature de la difficulté nous futrévélée à tous. La Rose avait comme destina-tion le port de Rotterdam, où les autres passa-gers étaient fort impatients d’arriver, à caused’un départ qui devait avoir lieu le soir mêmedans la direction de la Haute-Allemagne. Grâceà la quasi-tempête qui soufflait, le capitainese déclarait capable d’assurer cette correspon-

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dance à la condition de ne pas perdre detemps. Mais James More avait donné rendez-vous à sa fille à Helvœt, et le capitaine s’étaitengagé à relâcher en vue du port et à la dépo-ser dans une barque envoyée de terre suivantl’usage. L’embarcation était bien là, et Catrionaétait prête, mais notre capitaine tout comme lepatron de la chaloupe hésitaient devant le dan-ger, et le premier n’était pas d’humeur à s’attar-der.

— Miss Drummond, dit-il, votre père ne se-rait pas très content si vous alliez vous casserune jambe, voire vous noyer, par notre faute.Suivez mon conseil, et continuez avec nousjusqu’à Rotterdam. Vous n’aurez qu’à prendrepassage sur un coche d’eau pour descendre laMeuse jusqu’au Brill, et de là vous prendrezune patache qui vous ramènera à Helvœt.

Mais Catriona ne voulait entendre parlerd’aucun changement. Elle pâlissait à la vue deslames écumantes, des trombes d’eau qui re-tombaient par instants sur le gaillard d’avant,

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et du canot qui dansait et plongeait sans dis-continuer parmi les vagues ; mais elle s’en te-nait strictement aux ordres de son père. – Monpère, James More, l’a décidé ainsi – elle ne sor-tait pas de là. Je trouvai fort sot et même ab-surde de voir une jeune fille se refuser avectant d’obstination à d’aussi bons avis ; mais lefait est qu’elle avait pour cela d’excellentes rai-sons, qu’elle n’avait garde de nous dire. Lescoches d’eau et les pataches sont très com-modes, mais il faut d’abord payer pour en faireusage, et tout ce qu’elle possédait au mondese réduisait à deux shillings un penny et demi,monnaie sterling. Ignorant donc sa pénurie –qu’elle était trop fière pour leur révéler – capi-taine et passagers parlèrent en vain.

— Mais vous ne savez ni le français ni lehollandais, objectait l’un.

— C’est tout à fait exact, fit-elle, mais de-puis l’an 45, il y a tellement d’honnêtes Écos-sais à l’étranger que je m’en tirerai fort bien,croyez-le.

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La jolie naïveté rustique de ses paroles enfit rire quelques-uns, tandis que d’autres s’im-patientaient et que M. Gebbie se mettait dansune réelle colère. Il savait (puisque sa femmeavait accepté de veiller sur la jeune fille) queson devoir était d’aller la déposer à terre et lamettre en sûreté ; mais rien ne l’eût amené àle faire, car cela lui eût fait manquer sa corres-pondance ; et je crois qu’il voulait apaiser saconscience en faisant la grosse voix. Pour fi-nir il s’en prit au capitaine Sang, et lui déclarasur un ton irrité que sa conduite était honteuse,que c’était vouloir la mort que de quitter lenavire, et qu’en tout cas il ne pouvait jeterune innocente jeune fille dans une embarcationpleine de grossiers pêcheurs hollandais, etl’abandonner à son sort. C’était bien là monavis ; je tirai à part le second, m’arrangeai aveclui pour qu’il me fît expédier mes malles parcoche d’eau à une adresse que je connaissaisdans Leyde, et je me dressai pour faire signeaux pêcheurs.

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— Je descendrai à terre avec cette jeunepersonne, capitaine Sang, dis-je. Il m’est indif-férent d’aller à Leyde par ce chemin ou parl’autre.

Au même instant je sautai dans la barque,mais j’accomplis ce geste avec si peu d’adresseque je roulai dans la cale avec deux des pê-cheurs.

Du canot l’entreprise apparaissait encoreplus périlleuse que du navire, car celui-ci nousdominait de sa masse, et menaçait à chaqueinstant de nous écraser, en oscillant et se ca-brant sur son amarre. Je commençai à croireque j’avais fait un marché de dupe ; il était detoute impossibilité que Catriona pût passer àmon bord, et j’allais être déposé à Helvœtsluistout seul et sans autre espoir de récompenseque le plaisir d’embrasser James More si je ledésirais. Mais je comptais sans la bravoure dela jeune fille. Elle m’avait vu sauter avec fortpeu d’hésitation apparente (quoique celle-ci fûttrop réelle) et elle n’était aucunement dispo-

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sée à se laisser battre par son ci-devant ami.Cramponnée à un étai, elle se tenait debout surles bastingages, tandis que le vent s’engouffraitdans ses jupes, ce qui rendait la tentative plusdangereuse, et nous découvrait ses bas plushaut qu’il n’est de règle dans les villes. Elle neperdit pas une minute et ne laissa le temps àpersonne d’intervenir. De mon côté je lui ten-dis les bras : le navire s’abaissa tout à coupvers nous, le patron fit avancer sa barque plusprès que la sécurité ne l’eût exigé, et Catrio-na s’élança dans l’espace. Je fus assez heureuxpour la recevoir dans mes bras, et grâce auxpêcheurs qui vinrent à notre aide, je réussisà ne pas tomber. Elle resta un moment agrip-pée à moi de toutes ses forces, et respirant àcoups précipités ; puis, comme elle me tenaittoujours à deux mains, on nous mit à notreplace à l’arrière, contre l’homme de barre ; lecapitaine Sang avec tout l’équipage et les pas-sagers nous applaudirent en criant adieu, et lecanot se dirigea vers la terre.

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Dès qu’elle revint un peu à elle, Catrionase détacha de moi avec brusquerie, sans pro-noncer une parole. Je me tus également, etd’ailleurs, avec le hurlement du vent et lejaillissement des embruns, ce n’était guère l’oc-casion de parler. Notre équipage, tout en sefatiguant beaucoup, n’avançait guère qu’avecune extrême lenteur, si bien que la Rose euttout le temps de lever l’ancre et de s’éloigneravant notre arrivée à l’entrée du port.

Nous ne fûmes pas plutôt en eau calme quele patron, suivant le stupide usage hollandais,arrêta son bateau et nous réclama le prix dupassage. L’homme exigeait par passager deuxflorins – soit de trois à quatre shillings en mon-naie anglaise. Mais là-dessus Catriona jeta leshauts cris. Elle avait, disait-elle, demandé aucapitaine Sang, et le tarif n’était que de unshilling anglais. Et elle ajouta : « Croyez-vousque je serais venue à votre bord sans m’en in-former auparavant ? » – Le patron lui répliquavertement dans un idiome où les jurons seuls

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étaient anglais et le reste hollandais ; si bienque pour en finir (la voyant près de pleurer) jeglissai à la dérobée six shillings dans la maindu bandit, sur quoi il eut l’obligeance d’accep-ter d’elle, sans plus de contestation, un uniqueshilling. J’étais bien entendu fort agacé et hon-teux. J’admets que l’on soit regardant, maisnon avec une telle âpreté ; et ce fut assez froi-dement que je demandai à Catriona, comme lebateau se remettait en route vers la terre, oùson père lui avait donné rendez-vous.

— Je dois m’informer de lui auprès d’unhonnête marchand écossais nommé Sprott, merépondit-elle. Et puis tout d’une haleine : Jetiens à vous remercier beaucoup – vous êtespour moi un vaillant ami.

— Il sera temps assez de le dire quand jevous aurai remise entre les mains de votrepère, fis-je, ne croyant pas si bien dire. Je pour-rai lui raconter à quel point sa fille s’est mon-trée loyale envers lui.

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— Hélas non ! je ne suis pas une fille loyale,s’écria-t-elle, avec un accent des plus doulou-reux. Mon cœur n’est pas assez fidèle.

— Bien peu cependant auraient fait cebond, même pour obéir aux ordres d’un père,répliquai-je.

— Je ne puis admettre que vous croyiez ce-la de moi, s’écria-t-elle de nouveau. Commentaurais-je pu rester en arrière lorsque vousl’aviez fait avant moi, ce bond ? Et d’ailleurs cen’était pas mon unique motif.

Là-dessus, toute rougissante, elle me fitl’aveu de sa pauvreté.

— Dieu nous soit en aide ! m’écriai-je, envoilà un procédé insensé, de faire débarquerla bourse vide sur le continent d’Europe ! J’es-time cela peu convenable… pas du tout,même !

— Vous oubliez que James More, mon père,est un gentilhomme pauvre. C’est un malheu-reux exilé.

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— Mais il me semble que tous vos amis nesont pas de malheureux exilés, m’exclamai-je.Était-ce honnête à eux de prendre aussi peu desoin de vous ? Était-ce honnête de ma part ?L’était-ce de la part de miss Grant, qui vous aconseillé de partir, et qui en deviendrait follesi elle venait à l’apprendre ? Était-ce mêmehonnête de la part de ces Gregory chez quivous logiez, et qui vous traitaient avec affec-tion ? C’est une bénédiction que je me soistrouvé là ! Supposez votre père empêché paraccident, qu’adviendrait-il de vous, ici, aban-donnée toute seule sur une rive étrangère ?J’en frémis rien que d’y penser.

— C’est que je leur ai menti à tous, répli-qua-t-elle. Je leur ai raconté que j’étais bienpourvue. Je le lui ait dit à elle aussi. Je ne vou-lais pas humilier James More à leurs yeux.

Je découvris par la suite qu’elle aurait dû aucontraire l’humilier jusqu’à terre, car le men-songe ne venait primitivement pas d’elle, maisbien de lui, et c’est pour l’honneur de cet in-

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dividu qu’elle fut contrainte à persévérer. Maissur le moment j’ignorais ce détail, et la seuleidée de son dénuement et des dangers où elleaurait pu tomber m’avait hérissé presque à mefaire perdre la raison.

— Bon, bon, bon, fis-je, cela vous appren-dra à vous conduire plus sagement.

Je laissai provisoirement ses malles à uneauberge du port, où je me fis indiquer, grâceà mon français tout neuf, l’adresse de la mai-son Sprott. Elle était assez éloignée, et touten nous y rendant, nous examinions la villeavec stupeur. De fait, elle offrait à des Écossaisde nombreux sujets d’étonnement : les canauxet les arbres s’y entremêlaient aux maisons ;celles-ci, toutes isolées et bâties en joliesbriques d’un rouge tirant sur le rosé, offraientdes perrons et des bancs de pierre bleue à l’en-trée de chaque porte ; et toute la ville était sipropre qu’on eût pu y manger sur la chaus-sée. Sprott était chez lui, penché sur ses re-gistres, dans une salle à plafond bas, très sobre

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et nette, décorée de porcelaines, de tableauxet d’un globe terrestre à monture de cuivre.C’était un homme de large carrure, au teintvermeil, au regard oblique. Il n’eut même pasla politesse de nous offrir un siège.

— James MacGregor est-il actuellement àHelvœtsluis, monsieur ? lui demandai-je.

— Je ne connais personne de ce nom, merépondit-il, d’un air rechigné.

— Puisqu’il vous faut tant de précision, re-pris-je, je tournerai autrement ma question, etje vous demanderai où nous pourrions trouverdans Helvœtsluis un M. James Drummond,alias MacGregor, alias James More, ex-tenan-cier d’Inveronachile ?

— Monsieur, fit-il, quand il serait en enfer,je l’ignore, et pour ma part je préférerais qu’ily fût.

— Cette jeune personne est la fille de cegentilhomme, monsieur, repris-je, et parlantdevant elle, j’espère que vous serez comme

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moi d’avis qu’il ne convient guère de mettre endoute son honnêteté.

— Je ne veux rien avoir à démêler ni aveclui ni avec elle, ni avec vous ! s’écria-t-il engrossissant la voix.

— Avec votre permission, monsieur Sprott,dis-je, cette jeune personne est venue d’Écossepour le voir, et c’est probablement par suited’une erreur qu’on l’a envoyée chez vous pourse renseigner. En admettant qu’il y ait erreur,j’estime néanmoins que cette erreur nous met,vous et moi – moi qui suis par hasard son com-pagnon de voyage – dans l’obligation de veniren aide à une compatriote.

— Vous voulez donc me rendre enragé ?s’écria-t-il. Je vous répète que je ne connais nilui ni sa progéniture et que je m’en soucie en-core moins. Sachez que cet homme me doit del’argent.

— C’est fort possible, monsieur, répliquai-je, plus en colère à présent que lui. Mais en

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tout cas, moi je ne vous dois rien ; cette jeunepersonne est sous ma protection, et commeje ne suis en aucune façon habitué à ces ma-nières, je ne les trouve pas du tout de mongoût.

Tout en disant cela et sans trop songer àce que je faisais, je me rapprochai de lui d’unpas ou deux : et cet heureux hasard me fournitle seul argument susceptible d’agir sur cethomme. Son visage se décolora.

— Pour l’amour de Dieu, n’allez pas si vite,monsieur ! s’écria-t-il. Je n’ai pas eu la moindreintention de vous offenser. Moi, voyez-vous,je ressemble un peu à un bon chien de garde,j’aboie plus que je ne mords. À m’entendre, onpourrait croire que je suis un peu rogue ; maispas du tout ! C’est au fond un très bon garçonque Sandie Sprott ! Et vous n’imagineriez ja-mais tout le désagrément que cet homme m’acausé.

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— Fort bien, monsieur, répliquai-je. En cecas, je prendrai encore une fois la libertéd’avoir recours à votre obligeance pour vousdemander vos dernières nouvelles deM. Drummond.

— Tout à votre service, monsieur ! reprit-il.Pour cette jeune personne (à qui je présentemes respects) il l’aura simplement oubliée.C’est que je le connais, voyez-vous ; il m’a faitperdre assez d’argent. Il ne pense qu’à lui-même : clan, roi ou fille, il enverrait tout pro-mener, pourvu qu’il puisse s’emplir la panse !Oui, et son répondant avec ! Car dans un senson pourrait presque m’appeler son répondant.Le fait est que nous nous sommes mis en-semble dans une affaire commerciale, qui fini-ra, je crois, par coûter cher à Sandie Sprott.Notre homme est autant dire mon associé ; etmalgré cela je vous donne ma parole que je n’aipas la moindre idée de l’endroit où il peut être.Il se peut qu’il vienne ici à Helvœt ; il se peutqu’il y vienne ce matin, comme il se peut qu’on

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reste un an sans l’y voir ; rien ne m’étonneraitde lui – sinon une chose, à savoir qu’il me rem-bourse mon argent. Vous voyez dans quelle si-tuation je me trouve vis-à-vis de lui ; et vouscomprenez que je ne vais pas aller m’occuperde cette jeune personne, comme vous dites.Une chose est sûre et certaine, c’est qu’elle nepeut demeurer ici. Car, monsieur, je suis cé-libataire. Si j’allais la prendre chez moi, il estplus que probable que ce chien d’enfer s’arran-gerait à son retour pour me la faire épouser.

— Cessons ce discours, dis-je. Je placeraicette jeune personne chez des gens plus ai-mables. Donnez-moi papier, plume et encre,afin que je laisse ici pour James More l’adressede mon correspondant à Leyde. Il n’aura qu’às’adresser à moi pour savoir où trouver sa fille.

Ce mot, je l’écrivis et le cachetai. Durantcette opération Sprott nous fit spontanémentl’offre opportune de s’occuper des malles demiss Drummond, et même les envoya prendreà l’auberge par un commissionnaire. Je lui

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avançai à cet effet un dollar ou deux, dont il medonna décharge par écrit.

Après quoi, emmenant à mon bras Catrio-na, je quittai la demeure de ce déplaisant per-sonnage. De toute la scène, elle n’avait pasprononcé un seul mot, s’en remettant à moide décider et de parler pour elle. De mon côtéj’avais eu soin de ne pas la regarder une seulefois, crainte de l’humilier ; et même à cetteheure, où le cœur me bondissait encore de co-lère et d’indignation, je pris sur moi d’affecterune contenance tout à fait tranquille.

— Maintenant, lui dis-je, nous allons re-tourner à cette auberge où l’on parle français,afin de manger un morceau, et nous informerdes moyens de transport pour aller à Rotter-dam. Je ne serai pas tranquille avant de vousavoir remise de nouveau entre les mains deMme Gebbie.

— Je vois qu’il faut prendre son parti, ré-pondit-elle, quoique si cela doive faire plaisir à

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quelqu’un, je doute que ce soit à elle. Et je vousrappellerai de nouveau ceci, que je possède entout et pour tout un shilling et trois sous.

— Et je vous rappellerai de nouveau ceci,répliquai-je, que c’est un bonheur que je soisvenu avec vous.

— Croyez-vous donc que je pense à autrechose depuis le temps ? fit-elle, et je crus lasentir s’appuyer un peu plus fort sur mon bras.C’est vous qui êtes mon meilleur ami.

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XXIII

Pérégrinations en Hollande

La patache, qui est une sorte de long cha-riot garni de banquettes, nous transporta enquatre heures dans la grande ville de Rotter-dam. À notre arrivée il faisait noir depuis long-temps ; mais les rues étaient brillamment éclai-rées et pleines de types exotiques – des juifsbarbus, des nègres, et des hordes d’hétaïres,très indécemment parées de joyaux et allantjusqu’à arrêter les marins par la manche ; nousétions étourdis par le bruit incessant desconversations ; et le plus inattendu c’est queces étrangers parurent aussi étonnés de notreaspect que nous du leur. Je m’efforçai de fairebonne contenance, tant à cause de la jeunefille que par amour-propre ; mais je dois recon-

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naître que je me sentais pareil à un moutonégaré, et que le cœur me battait d’inquiétude.Deux ou trois fois je m’informai du port et dunavire la Rose ; mais, ou bien je tombai sur desgens qui ne parlaient que le hollandais, ou bienils ne comprirent pas mon français. M’enga-geant à tout hasard dans une rue, j’arrivai de-vant une file de maisons éclairées, aux porteset aux fenêtres desquelles se pressaient desfemmes peintes : elles se mirent à ricaner età nous interpeller au passage, et je fus bienaise de ce que nous ne comprenions pas leuridiome. Un peu plus loin, nous débouchâmessur un espace libre avoisinant le port.

— Nous voilà sauvés, à présent, m’écriai-je,à la vue des mâts. Prenons par ici le long duquai. Nous rencontrerons sûrement quelqu’unsachant l’anglais, et peut-être finirons-nous partrouver le navire.

Nous fûmes presque aussi heureux, en ef-fet ; car vers neuf heures du soir, nous faillîmesnous jeter dans les bras tout simplement du ca-

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pitaine Sang ! Il nous raconta qu’ils avaient faitla traversée dans un laps de temps incroyable-ment court, la forte brise ayant tenu jusqu’àleur arrivée au port ; grâce à quoi tous ses pas-sagers s’étaient déjà mis en route pour conti-nuer leur voyage. Il nous était impossible decourir après les Gebbie jusqu’en Haute-Alle-magne, et il fallait nous rabattre sur notreunique connaissance, le capitaine Sang lui-même. Il nous fut d’autant plus agréable detrouver cet homme bien disposé et désireux denous venir en aide. Il déclara fort aisé de trou-ver une bonne famille de marchands, qui hé-bergeraient Catriona jusqu’à ce que la Rose eûtpris son chargement ; il déclara qu’il la ramè-nerait à Leith pour rien et la remettrait saineet sauve entre les mains de M. Gregory. En at-tendant, comme nous avions besoin de man-ger, il nous invita à une table d’hôte encoreouverte. Il semblait non seulement fort biendisposé, comme je l’ai dit, mais encore assezbruyant, ce qui me surprit beaucoup. Je ne de-vais pas tarder à en connaître la raison. Car

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à la table d’hôte, ayant commandé du vin duRhin, il en but largement et se trouva bien-tôt inexprimablement ivre. Dans cette occur-rence, comme il arrive trop souvent chez tousles hommes, et en particulier chez ceux de sapénible profession, il perdit le peu de bon senset de bonnes manières qu’il possédait, et il secomporta avec la jeune fille d’une façon scan-daleuse. Il rappela la figure qu’elle avait faitesur la lisse du navire, et ses plaisanteries furentde si mauvais goût que mon unique ressourcefut de l’emmener aussitôt.

Elle sortit de la table d’hôte étroitementcramponnée à moi, et me disant :

— Emmenez-moi, David. Gardez-moi, vous.Avec vous je n’ai pas peur.

— Et vous n’en avez aucune raison, ma pe-tite amie ! m’écriai-je, prêt à fondre en larmesd’attendrissement.

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— Où est-ce que vous m’emmenez ? reprit-elle. Quoi qu’il arrive, ne me quittez pas, jevous en supplie.

— Au fait, où vais-je vous emmener ? dis-jeen m’arrêtant, car j’avais jusque-là marché de-vant moi en aveugle. Arrêtons-nous, que je ré-fléchisse. Mais je ne vous quitterai pas, Catrio-na ; que le Seigneur me le rende au centuple, sije vous manque ou vous contrarie.

En guise de réponse elle se rapprocha demoi.

— Voici, dis-je, l’endroit le plus paisible quenous ayons encore vu dans le tourbillon decette ville. Asseyons-nous un peu sous cetarbre et examinons ce qu’il nous convient defaire.

Cet arbre (comment l’oublierais-je ?) setrouvait tout auprès du port. La nuit était noire,mais des lumières brillaient dans les maisons,et plus près de nous sur les navires silencieux ;nous avions d’une part l’illumination de la

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ville, d’où s’élevait le murmure des pas et desvoix innombrables, de l’autre l’obscurité où lamer clapotait contre les carènes. J’étalai monmanteau sur un moellon de pierre à bâtir et j’yfis asseoir Catriona. Elle aurait préféré ne pasme lâcher, car elle frémissait encore de l’af-front qu’elle venait de recevoir ; mais commeje voulais penser librement je me dégageai etme mis à marcher de long en large devant elle,à la façon des contrebandiers, comme nous di-sions, me torturant la cervelle pour trouver unexpédient. Au cours de ces réflexions incohé-rentes, il me revint tout d’un coup à la mé-moire que, dans la chaleur et la hâte de notredépart, j’avais laissé le capitaine Sang payernotre écot à la table d’hôte. Là-dessus je memis à rire aux éclats, jugeant qu’il n’avait quece qu’il méritait. En même temps, par un gestemachinal, je portai la main à la poche où jegardais mon argent. Il est probable que ce-la s’était produit dans la ruelle où les femmesnous avaient bousculés, mais il y a une chosecertaine, c’est que ma bourse avait disparu.

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— Vous avez trouvé une bonne idée ? fit-elle, me voyant faire halte.

Dans l’extrémité où nous nous trouvions,mon esprit se nettifia soudain comme un verregrossissant, et je vis qu’il ne me restait plus lechoix des moyens. Je n’avais ni sou ni maille,mais dans mon portefeuille se trouvait toujoursma lettre de change sur le marchand de Leyde :la seule chose qui nous restait à faire était d’al-ler à Leyde, et nous devions nous y rendre surnos deux jambes.

— Catriona, dis-je, je vous sais brave et jevous crois robuste. Vous jugez-vous capable demarcher trente milles en terrain plat ? (La dis-tance se trouva être à peine des deux tiers,mais telle était mon évaluation.)

— David, me répondit-elle, avec vous au-près de moi, j’irai n’importe où et ferai n’im-porte quoi. À la condition que vous ne me lais-siez pas seule dans cet affreux pays, je feraitout ce que vous voudrez.

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— Même partir maintenant et marchertoute la nuit ?

— Je ferai tout ce que vous me direz defaire, sans vous demander jamais pourquoi.J’ai été envers vous d’une laide ingratitude ;maintenant faites de moi ce qu’il vous plaira !Et je pense, ajouta-t-elle, que miss BarbaraGrant est la meilleure demoiselle du monde, etje ne vois pas en tout cas ce qu’elle pouvaitvous refuser.

C’était là pour moi du grec et de l’hébreu ;mais j’avais d’autres préoccupations, et toutd’abord celle de savoir comment sortir de cetteville par la route de Leyde. Le problème fut durà résoudre ; et il était une ou deux heures dumatin lorsque nous en vînmes à bout. Une foishors des maisons, il n’y avait ni lune ni étoiles ;seule la blancheur de la route nous guidait aumilieu des ténèbres qui nous environnaient detoutes parts. Ce qui rendait la marche encoreplus difficile était une vraie gelée à glace quitomba tout à coup dans les petites heures et

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transforma la grande route en une authentiquepatinoire.

— Ma foi, Catriona, dis-je, nous ressem-blons ici aux fils du roi et aux filles des« bonnes dames » dans vos histoires fantas-tiques du Highland. Nous arriverons tantôt sur« les sept montagnes, les sept ravins et les septbruyères ». (C’était là une expression qui re-venait fréquemment dans ses contes et quej’avais retenue.)

— Hélas ! fit-elle, il n’y a ici ni ravins nimontagnes. Je ne nierai pas cependant que lesarbres et par-ci par-là un bout de plaine nesoient jolis par ici. Mais notre pays vaut encoremieux.

— Je voudrais pouvoir en dire autant denos compatriotes, fis-je, me souvenant deSprott et de Sang, et peut-être aussi de JamesMore.

— Je ne me plaindrai jamais du pays demon ami, reprit-elle.

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Et elle mit dans ces mots une intonation siparticulière que je crus en voir l’expression surson visage.

J’eus un haut-le-corps et faillis m’étaler surle verglas, du coup.

— J’ignore ce que vous voulez dire, Catrio-na, repris-je, quand je me fus un peu ressaisi,mais nous n’avons pas encore eu d’aussi bonnejournée ! Je regrette de le dire, alors qu’ellevous a apporté de tels désagréments ; maisquant à moi je le répète : je n’en ai pas encoreeu d’aussi bonne.

— C’est un beau jour que celui où vousm’avez montré tant d’amour.

— Et pourtant je regrette d’être heureuxainsi, continuai-je, alors que je vous vois surcette route dans la nuit noire.

— Où donc serais-je mieux dans tout levaste monde ? s’écria-t-elle. Je ne me sensvraiment en sûreté qu’avec vous.

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— Je suis donc tout à fait pardonné ?

— Et vous, ne me pardonnez-vous pas cetteminute, que vous deviez en reparler ? Moncœur n’a pour vous que de la gratitude. Maisquand même je serai franche, ajouta-t-elle,avec une sorte de brusquerie ; je ne pardonne-rai jamais à cette fille.

— C’est encore de miss Grant qu’il est ques-tion ? Vous avez dit vous-même que c’était lameilleure personne du monde.

— Elle l’est bien en effet, mais quand mêmeje ne lui pardonnerai jamais. Jamais, jamais jene lui pardonnerai, et je ne veux plus entendreparler d’elle.

— Eh bien, dis-je, ceci dépasse tout ; et jem’étonne que vous puissiez vous complaire ende tels enfantillages. Comment ! voici unejeune dame qui s’est montrée pour nous deuxla meilleure amie du monde, et à qui nous de-vons de savoir nous habiller et nous tenir à peuprès convenablement, comme peuvent le voir

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tous ceux qui nous ont connus l’un et l’autreavant et après.

Mais Catriona s’arrêta court au beau milieude la route.

— Ah ! c’est comme ça ! s’écria-t-elle. Ehbien, si vous continuez à parler d’elle, je re-tourne à la ville, et qu’il advienne de moi ceque Dieu voudra ! Sinon, faites-moi la grâce deparler d’autre chose.

Je fus déconcerté au-delà de toute expres-sion ; mais je m’avisai qu’elle dépendait en-tièrement de mon aide, qu’elle appartenait ausexe faible, qu’elle était encore presque un en-fant, et que c’était à moi d’avoir de la sagessepour deux.

— Ma chère petite, lui répliquai-je, ce quevous dites là n’a pas le sens commun ; maisDieu me garde de rien faire qui vous soit désa-gréable. Quant à parler de miss Grant, je n’enai cure, et il me semble que c’est vous qui avezcommencé. Mon unique dessein (si je vous ai

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bien entendue) visait votre seul perfectionne-ment car je déteste jusqu’à l’apparence de l’in-justice. Mais n’allez pas vous figurer que jene désire pas vous voir une honnête fierté etune aimable délicatesse féminine ; ces qualitésvous siéent bien, mais ici vous les manifestez àl’excès.

— Eh bien, avez-vous fini ? fit-elle.

— J’ai fini.

— C’est fort heureux.

Et nous continuâmes notre chemin, maissans plus rien dire.

Cette marche dans la nuit opaque, où nousne voyions que des ombres et n’entendions quele bruit de nos pas, était vraiment fantastique.Tout d’abord nous restâmes animés l’un contrel’autre de sentiments hostiles ; mais l’obscuri-té, le froid, le silence, que seuls les coqs oubien les chiens de garde interrompaient detemps à autre, eurent tôt fait de rabaisser nosamours-propres jusqu’à terre ; et en ce qui me

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regarde, je n’attendais pour parler qu’une occa-sion propice.

Avant le lever du jour survint une pluietiède, qui balaya le verglas de dessous nospieds. J’offris mon manteau à ma compagne etcherchai à l’en envelopper ; mais d’un ton im-patienté, elle m’enjoignit de le conserver.

— Je me garderai bien d’en rien faire, ré-pliquai-je. Moi, je suis un grand vilain garçonqui a vu toutes sortes de temps, et vous n’êtesqu’une délicate et jolie jeune fille ! Ma chère,vous ne voudriez pas me faire cette injure ?

Sans plus insister elle me permit de la cou-vrir ; et ce faisant je profitai de l’obscurité pourlaisser ma main s’attarder un instant sur sonépaule d’une façon caressante.

— Vous devriez tâcher d’avoir un peu plusde patience avec votre ami, lui dis-je.

Je crus la sentir s’appuyer imperceptible-ment contre ma poitrine, – mais ce ne fut peut-être là qu’une imagination.

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— Votre bonté est inépuisable, fit-elle.

Nous poursuivîmes notre chemin en si-lence ; mais à présent tout était changé, et lebonheur illuminait mon cœur tel un feu de joiedans l’âtre.

Avant le jour la pluie cessa, et ce fut parune matinée simplement brumeuse que nousentrâmes dans la ville de Delft. Les maisons àpignons rouges s’alignaient en bon ordre desdeux côtés d’un canal ; les servantes étaientdehors à laver et frotter jusqu’aux pavés dela voie publique. La fumée s’élevait de centcheminées ; et je ressentis fortement qu’il étaitl’heure de déjeuner.

— Catriona, dis-je, je crois que vous avezencore un shilling et trois sous ?

— Vous les voulez, fit-elle. Et elle me remitsa bourse. Que n’est-ce plutôt cinq livres ! Maisqu’allez-vous en faire ?

— Et pourquoi donc avons-nous marchétoute la nuit, comme un couple de bohémiens,

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sinon parce que dans cette malheureuse villede Rotterdam j’ai été dépouillé de ma bourseet de tout ce que je possédais. Je vous le disà présent parce que je pense que le plus mau-vais est passé ; mais il nous reste encore unebonne trotte à faire avant de rejoindre mon ar-gent, et si vous refusez de m’acheter un mor-ceau de pain, il me semble que je vais défaillir.

Elle me considéra, les yeux dilatés. À lalueur du petit jour je la vis blême d’épuisement,et mon cœur se remplit de pitié. Mais pour sapart elle éclata de rire.

— Quelle torture ! Nous voici donc desmendiants ? s’écria-t-elle. Vous aussi ? Oh,c’est tout ce que je pouvais désirer ! Commeje suis heureuse de vous acheter à déjeuner !Mais ce serait plus drôle si j’avais dû danserpour vous procurer à manger ! Car je croisqu’ils ne sont pas très familiarisés avec nosdanses, par ici, et ils auraient peut-être payépour les voir.

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Je lui aurais donné volontiers un baiserpour cette bonne parole, un baiser non pasd’amour mais de pure admiration. Car cela en-thousiasme toujours un homme de voir unefemme vaillante.

Nous achetâmes une jatte de lait à unefemme de la campagne qui ne faisait que d’ar-river à la ville, et à un boulanger un morceaud’excellent pain, tout chaud et odorant, quenous mangeâmes tout en poursuivant notrechemin. Cette route qui mène de Delft à LaHaye s’étend sur cinq milles en une avenueombragée d’arbres, avec un canal d’un côté etde superbes pâturages de l’autre. Ici du moinsle pays était agréable.

— Et maintenant, David, dit-elle, qu’allez-vous faire de moi ?

— Nous allons en parler, et le plus tôt serale mieux. Je peux aller chercher de l’argent àLeyde ; cela ira tout seul. Mais l’ennui c’est desavoir que faire de vous jusqu’à la venue de

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votre père. J’ai cru voir hier soir que vous sem-bliez peu disposée à vous séparer de moi.

— Je fais plus que de sembler, fit-elle.

— Vous n’êtes qu’une toute jeune fille, etje ne suis, moi, qu’un bien jeune garçon. Voilàune grave difficulté. Comment allons-nousfaire ? À moins peut-être de vous faire passerpour ma sœur ?

— Et pourquoi pas ? Si vous voulez bienque je le sois.

— Oh, je voudrais bien que vous le soyezen réalité, m’écriai-je. Je serais fier d’avoir unesœur comme vous. Mais il y a un hic : vousvous appelez Catriona Drummond.

— Eh bien, je m’appellerai Catriona Bal-four. Qui le saura ? On ne nous connaît pas ici.

— Si vous croyez la chose convenable.J’avoue que cela me rend perplexe. J’auraistrop de regrets de vous avoir mal conseillée.

— David, je n’ai ici d’autre ami que vous.

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— À vrai dire, je suis trop jeune pour êtrevotre ami. Je suis trop jeune aussi pour vousconseiller, comme vous pour être conseilléepar moi. Je ne vois pas ce que nous pouvonsfaire d’autre, et pourtant je tenais à vous aver-tir.

— Il ne me reste pas le choix. Mon pèreJames More n’en a pas trop bien agi avec moi,et ce n’est pas la première fois que cela lui ar-rive. Je vous tombe sur les bras comme un sacde farine, et je ne puis que m’en remettre àvotre bon plaisir. Si vous voulez bien de moi,c’est parfait. Si vous n’en voulez pas (elle serapprocha de moi pour me poser la main sur lebras), David, vous me faites peur.

— Ne craignez rien, je devais seulementvous avertir… commençai-je ; puis je me res-souvins que c’était moi qui tenais la bourse, etque ce n’était pas le moment de faire le dif-ficile. Catriona, repris-je, ne vous y méprenezpas : je cherche simplement à faire mon devoirenvers vous, petite fille ! Me voici seul en route

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vers cette ville étrangère, où je serai un étu-diant solitaire ; et voici que la chance s’offreà moi de vous garder un moment avec moi,comme une sœur ; vous ne pouvez manquerde comprendre, ma chère, que j’aimerais vousavoir ?

— Eh bien, mais je suis ici. La chose est ré-glée d’avance.

Je l’admets, c’était mon devoir de parlerplus clairement. Je sais que ce fut là de mapart une grave infraction à l’honneur, et je mefélicite de n’en avoir pas été puni davantage.Mais je me rappelais combien sa susceptibilitéavait été éveillée par cette allusion à un baiserque renfermait la lettre de Barbara ; mainte-nant qu’elle dépendait de moi, comment au-rais-je été plus hardi ? En outre, à vrai dire, jene voyais pas d’autre moyen plausible pour medébarrasser d’elle. Et j’avoue que la tentationétait forte.

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Un peu après La Haye, elle se mit à boiteret ce fut à grand-peine qu’elle vint à bout determiner le trajet. Par deux fois elle dut se re-poser sur le bord du chemin, mais elle s’en ex-cusa gentiment et se déclara la honte du High-land et de la race qui lui avait donné le jour,aussi bien qu’un encombrement pour moi. Elleajouta que ce n’était pas sa faute, car elle étaitpeu habituée à marcher chaussée. Je voulus luifaire ôter ses souliers et ses bas pour conti-nuer pieds nus. Mais elle me représenta queles femmes de ce pays, même sur les routes del’intérieur, se montraient toutes chaussées.

— Il ne faut pas que mon frère puisse rougirde moi, fit-elle, d’un air fort enjoué, malgré ledémenti que lui donnait son visage.

Il y a dans cette ville où nous nous rendionsun parc aux allées sablées de sable fin, où lesramures entrelacées formaient une voûte touf-fue, et qu’embellissaient des berceaux de ver-dure. Ce fut là que je laissai Catriona, pour al-ler seul me mettre en quête de mon corres-

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pondant. Arrivé chez lui, j’usai de mon crédit,et le priai de m’indiquer un gîte convenable ettranquille. Mon bagage n’étant pas encore ar-rivé, je le priai de vouloir bien se porter ga-rant de moi auprès des gens de la maison ; etj’ajoutai que ma sœur étant venue pour un mo-ment partager mon logis, il me faudrait deuxchambres. Tout cela était fort joli, mais parmalheur M. Balfour, qui dans sa lettre de re-commandation était entré dans beaucoup dedétails, n’y faisait aucune mention de ma sœur.Cela rendit mon Hollandais extrêmement per-plexe ; et me regardant par-dessus les bordsd’une grosse paire de besicles – il était lui-même piètrement bâti, et me faisait songer àun lapin malade – il me soumit à un interroga-toire serré.

Je fus pris de terreur. Supposons, me disais-je, qu’il admette mon histoire, supposons qu’ilinvite ma sœur à venir chez lui, et que je lalui amène. J’aurais un bel embrouillamini à ti-rer au clair, et je réussirais peut-être en fin

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de compte à nous déshonorer tous les deux.Aussi m’empressai-je de lui dépeindre ma sœurcomme étant un caractère fort timide : ellecraignait tellement de voir de nouvelles figuresque je l’avais laissée provisoirement dans unlieu public. Et alors, embarqué sur le fleuve dumensonge, il me fallut suivre la loi communeen pareille circonstance, et m’y enfoncer plusavant que de raison. J’ajoutai quelques détailstout à fait superflus sur la mauvaise santé demiss Balfour durant son enfance et sur la vieretirée qu’elle menait depuis. Au beau milieude ces contes ma sottise m’apparut, et je rou-gis jusqu’aux oreilles.

Loin de s’y laisser prendre, le vieux gentle-man manifestait plutôt le désir de se débarras-ser de moi. Mais c’était avant tout un hommed’affaires, et il trouvait mon argent bon àprendre : sans trop se préoccuper de maconduite, il eut la complaisance extrême d’en-voyer son fils avec moi pour me guider à la re-cherche d’un logis et me servir de répondant.

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Cela m’obligeait à présenter le jeune homme àCatriona. La pauvre chère enfant, convenable-ment remise par son repos, se conduisit à laperfection : elle prit mon bras et m’appela sonfrère avec plus d’aisance que je n’en mis à luirépondre. Mais il survint une anicroche : s’ima-ginant bien faire, elle se montra assez aimableenvers mon Hollandais ; et je dus m’avouerque miss Balfour avait bien vite surmonté sa ti-midité. Il y avait de plus la différence de noslangages. Je parlais comme dans le Lowland,en traînant les mots ; elle prononçait l’anglaiscomme on le fait dans la montagne, assezagréablement, mais avec une correction gram-maticale plutôt médiocre, si bien que pour unfrère et une sœur nous faisions un couple fortdisparate. Mais le jeune homme n’était qu’unbalourd, dépourvu même de l’esprit nécessairepour voir qu’elle était belle, ce qui lui valutmon mépris. Et dès qu’il nous eut procuré unabri pour nos têtes, il nous rendit le service en-core plus grand de nous quitter.

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XXIV

Ce qu’il advint d’un exemplaired’Heineccius

Notre logement se trouvait à l’étage d’unemaison adossée à un canal. Il comprenait deuxchambres, et il fallait passer par la premièrepour entrer dans la seconde ; chacune d’ellespossédait une cheminée à feu ouvert ; etcomme elles étaient situées du même côté dela maison, leurs fenêtres à toutes deux don-naient également vue sur la cime d’un arbreplanté au-dessous de nous dans une cour, surun bout de canal et sur des maisons d’archi-tecture hollandaise que dominaient sur l’autrebord un clocher d’église. Dans ce clocher étaitsuspendue toute une ribambelle de cloches quifaisaient une harmonie délicieuse ; et dès que

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le soleil se montrait il brillait en plein dansnos deux chambres. Une taverne toute prochenous fournissait une nourriture supportable.

Le premier soir nous étions tous les deuxfort fatigués, elle surtout. Nous n’échangeâmespas de discours, et je l’envoyai se coucher aus-sitôt qu’elle eut mangé. Le matin venu, monpremier soin fut d’envoyer un mot à Sprottpour lui réclamer les malles, et un billet à Alanadressé chez son chef ; puis, les deux plis dé-pêchés et le déjeuner de Catriona servi, jel’éveillai. Je fus un peu confus lorsque je la viss’avancer dans son unique costume, et avec laboue du chemin sur ses bas. L’enquête à la-quelle je m’étais livré m’avait appris qu’il sepasserait bien quelques jours avant que sesmalles pussent être rendues à Leyde, et ilm’apparut nécessaire de lui procurer des effetsde rechange. Elle refusa tout d’abord de melaisser faire cette dépense, mais je lui rappelaiqu’elle était désormais la sœur d’un hommeriche et qu’elle devait se vêtir conformément à

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son rang. Nous n’avions pas fait deux magasinsqu’elle était tout à fait entrée dans mes vueset que ses yeux brillaient de plaisir. Je me ré-jouis de la voir manifester son contentementavec une telle ingénuité. Mais le plus extraor-dinaire fut que je m’y passionnai moi-même :je trouvais toujours qu’on ne lui avait pas en-core acheté suffisamment, ni des choses assezbelles, et je ne me lassais pas de la contem-pler sous ces diverses parures. Bref, je com-mençais à comprendre un peu l’intérêt excessifque miss Grant prenait à la toilette ; car à vraidire, quand on a une belle personne à orner, latâche s’embellit également. Les dentelles hol-landaises, je dois le dire, étaient étonnammentjolies et bon marché, mais je n’oserais jamaisavouer quel prix je payai pour lui avoir unepaire de bas. Tout compte fait, je dépensai à cegenre d’amusement une somme telle que j’hé-sitai un bon moment à faire de nouveaux frais ;et par manière de compensation, je laissai noschambres quasi vides. Pourvu que nous eus-sions des lits, que Catriona fût un peu bien vê-

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tue, et que je manquasse point de lumière pourla contempler, nous étions pour mon compteassez richement logés.

Ces achats terminés, je fus bien aise de lalaisser rentrer chez nous avec toutes nos em-plettes, et de m’en aller seul faire une longuepromenade durant laquelle je me chapitrai.J’avais donc recueilli sous mon toit, et pourainsi dire sur mon sein, une jeune fille desplus belles et que son innocence mettait enpéril. Ma conversation avec le vieux Hollan-dais, et les mensonges auxquels je me trouvaiscontraint, m’avaient déjà permis de com-prendre sous quel jour ma conduite devait ap-paraître à autrui : et à cette heure, les trans-ports d’admiration que je venais d’éprouver etla prodigalité avec laquelle je m’étais livré àmes futiles achats m’incitaient à l’envisagercomme fort hasardeuse. Je me demandai, aucas où j’aurais eu en réalité une sœur, si jela compromettrais de la sorte, puis jugeant lecas insoluble, je transformai ma question en

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celle-ci : confierais-je de la sorte Catriona auxmains d’un autre chrétien ? Et la réponse àcette question me fit monter le rouge au front.Puisque je me trouvais pris au piège d’une si-tuation équivoque où j’avais moi-même faittomber la jeune fille, c’était une raison de pluspour m’y conduire avec une scrupuleuse hon-nêteté. Elle dépendait exclusivement de moipour son pain et son gîte ; au cas où j’alar-merais sa pudeur, elle n’avait aucune retraite.De plus, j’étais son hôte et son protecteur ; etm’étant mis dans cette situation irrégulière, jen’aurais aucune excuse si j’en profitais pourpoursuivre même les plus honnêtes visées ; caravec les occasions qui s’offraient à moi, etqu’aucun parent raisonnable ne m’eût offertesun instant, ces plus honnêtes visées mêmes de-venaient déloyales. Je compris qu’il me fallaitêtre extrêmement réservé dans mes relationsavec elle, sans rien exagérer toutefois, car, sije n’avais aucun droit de prendre des alluresd’amoureux, je devais garder continuellement,et si possible agréablement, celles d’un hôte.

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Il était clair que j’allais avoir besoin de beau-coup de tact et de savoir-faire, de plus peut-être que mon âge ne le comportait. Mais jem’étais jeté dans une voie où les anges eux-mêmes auraient hésité à me suivre, et il n’yavait d’autre moyen de sortir de cette situationque de m’y bien conduire tant que je m’y trou-vais. J’établis une série de règlements pour maconduite ; je priai Dieu de me donner la forcede les observer, et, en guise d’adjuvant plus hu-main, j’achetai un livre d’études juridiques. Nevoyant plus rien d’autre à faire, j’abandonnaices graves considérations. Aussitôt mon espritbouillonna d’une effervescence agréable, et jene touchais plus terre en regagnant notre chez-nous. Comme je songeais à ce mot de cheznous, je revis en imagination celle qui m’atten-dait entre ces quatre murs, et mon cœur bonditdans ma poitrine.

Sitôt de retour, mes ennuis commencèrent.Elle accourut au-devant de moi avec un plaisirévident et touchant. Elle était vêtue, en outre,

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uniquement des nouveaux effets que je luiavais achetés, et qui lui allaient admirablementbien ; et il lui fallut se promener par la chambreet me faire des révérences pour les déployer etme les faire admirer. Hors d’état de prononcerun mot, je m’y prêtai d’assez mauvaise grâce.

— Allons, me dit-elle, puisque vous ne voussouciez pas de mes beaux ajustements, regar-dez ce que j’ai fait de nos deux chambres.

Et elle me montra notre intérieur propre-ment balayé et les feux allumés dans les deuxcheminées.

Je saisis avec joie cette occasion de memontrer un peu plus sévère que je n’en avaisenvie.

— Catriona, lui dis-je, je suis très mécon-tent de vous : vous ne devez jamais plus mettrela main à ma chambre. Tant que nous sommesici ensemble il faut que l’un de nous deuxprenne la direction ; il est plus convenable quece soit moi qui suis à la fois l’homme et l’aîné ;

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et pour commencer tel est l’ordre que je vousdonne.

Elle m’adressa une révérence des plus sé-duisantes, et me dit :

— David, si vous vous mettez à être mé-chant, je vais vous faire de belles manières. Jeserai très obéissante, comme il se doit, puisquetout ce que j’ai sur moi vous appartient jus-qu’au dernier fil. Mais il ne faut pas non plusque vous soyez trop méchant, car je n’ai per-sonne autre que vous.

Cette repartie me frappa vivement, et parmanière de pénitence, je me hâtai d’effacertout le bon effet de mon récent discours. Leprogrès était plus facile dans cette nouvelle di-rection, car il n’y avait qu’à suivre la pente oùCatriona, rieuse, me précédait. En la voyantainsi, dans la clarté du feu, charmante et mu-tine, mon cœur acheva de s’amollir. Nousprîmes notre repas avec infiniment de gaieté

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tendre, et nous nous sentions si bien réunis quenotre rire même avait l’air d’une caresse.

Au milieu de cet entretien, je me rappelaimon devoir, m’excusai tant bien que mal, etd’un air bourru me plongeai dans mon livred’études, un gros volume instructif de feuDr Heineccius, que je venais d’acheter et quej’étais destiné à lire beaucoup les jours sui-vants, trop heureux parfois de n’avoir personnepour me demander ce que je lisais. Je crus voirqu’elle me boudait un peu, et cela me piqua. Defait, par cette occupation, je la laissais entiè-rement à elle-même, d’autant qu’elle n’aimaitguère la lecture, et n’avait du reste pas de livre.Mais que pouvais-je faire d’autre ?

De tout le reste de la soirée nous n’échan-geâmes donc pour ainsi dire pas un mot.

Je me serais battu. La colère et le repentirm’empêchèrent celle nuit-là de me mettre aulit, et je me promenai de long en large à piedsnus, jusqu’à n’en pouvoir plus de froid, car le

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feu s’était éteint, et il gelait à pierre fendre.L’idée qu’elle était dans la chambre voisine, etqu’elle m’écoutait peut-être marcher, le souve-nir de ma morosité, que je devais continuer àpratiquer sous peine de déshonneur, me met-taient hors de moi. Je me trouvais entre Cha-rybde et Scylla. Que doit-elle penser de moi ?telle était d’une part la pensée qui me faisaitretomber continuellement dans ma faiblesse.Que va-t-il advenir de nous ? telle était l’autrequi m’endurcissait à nouveau dans ma résolu-tion. Cette nuit d’insomnie et de déchirementsintimes ne fut qu’un premier échantillon decelles, nombreuses, que je devais encore pas-ser par la suite, à me promener comme un dé-ment, ou bien à pleurer comme un enfant, ouencore à prier (du moins je l’espère) comme unchrétien.

Mais prier n’est pas bien difficile, et on s’ha-bitue à souffrir. En sa présence, et par-dessustout si je me permettais le moindre début defamiliarité, je n’étais plus guère maître de ce

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qui pouvait s’ensuivre. D’autre part, demeurertout le jour dans la même chambre qu’elle, etfeindre de m’intéresser à Heineccius, était au-delà de mes forces. Je finis donc par m’avi-ser d’un autre expédient. Je m’absentai le pluspossible, et assistai régulièrement aux cours, –trop souvent avec un défaut d’attention dontj’ai retrouvé ces jours-ci un témoignage dansun cahier datant de cette période, alors que jecessais d’écouter le docte professeur pour grif-fonner en marge de ce cahier quelques vers la-tins exécrables, moins mauvais toutefois queje l’aurais cru. Ce procédé offrait quasi autantd’inconvénients que d’avantages. Il abrégeait àvrai dire la durée de mon épreuve, mais tantque je la subissais la tentation n’en était queplus vive. Car à force d’être livrée à la solitude,Catriona en vint à accueillir mon retour avecune ferveur croissante, et j’avais grand-peineà lui résister. Il me fallait repousser d’une fa-çon barbare ces avances amicales ; et mon re-jet la blessait parfois si cruellement que j’étaiscontraint pour l’apaiser de me déroidir et de

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lui prodiguer les amabilités. Si bien que notretemps se passait en haut et bas, en piques etdéceptions, qui faisaient pour moi, si j’ose dire,une vraie crucifixion.

Mon inquiétude essentielle avait trait àcette inconcevable naïveté de Catriona, qui mesurprenait autant qu’elle m’emplissait de pitiéet d’admiration. Elle semblait n’avoir aucuneidée de notre situation, aucune conscience demes luttes ; elle accueillait avec une joie aussiingénue tout indice de ma faiblesse ; et quandje me trouvais ramené dans mes retranche-ments, elle ne dissimulait pas toujours son cha-grin. En de certaines heures je songeais à partmoi : « Si elle était éperdument amoureuse, etsi elle mettait tout en œuvre pour me séduire,elle ne se comporterait pas autrement. »

Il y avait un point sur lequel nous guer-royions particulièrement, à savoir la questionde ses vêtements. Mon bagage n’avait pas tar-dé à me rejoindre de Rotterdam, ainsi que lesien de Helvœt. Elle possédait maintenant,

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pour ainsi dire, deux garde-robes, et il finit parêtre convenu entre nous, de façon tacite, quelorsqu’elle était bien disposée envers moi elleportait mes habits et, dans le cas contraire, lessiens. C’était là une espèce d’injure qu’elle mefaisait, et pour ainsi dire un reniement de sagratitude ; au fond je le ressentais moi aussi demême, mais j’avais en général le bon esprit deparaître ignorer ce détail.

Une fois, pourtant, je me laissai entraîner àun enfantillage pire que le sien. Voici la chose.Je rentrais du cours, la pensée pleine d’amournon moins que d’ennui ; mais cet ennui ne tar-da point à se dissiper, et voyant à un étalageune de ces fleurs « forcées » comme les Hol-landais savent si bien en produire, je cédai àmon désir et l’achetai pour Catriona. J’ignorele nom de cette fleur, qui était rose, mais,croyant qu’elle ferait plaisir à ma compagne, jela lui apportai à la maison le cœur plein d’unedouce joie. Je l’avais quittée vêtue de mes ha-bits, mais je vis à mon retour qu’elle en avait

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changé et qu’elle avait pris une figure à l’ave-nant. Je me bornai à la regarder de la têteaux pieds, serrai les mâchoires, ouvris brus-quement la fenêtre, jetai ma fleur par la croi-sée, et puis, partagé entre la fureur et la pru-dence, ressortis précipitamment de lachambre, dont je claquai la porte avec vio-lence.

L’escalier était raide, et je faillis tomber, cequi me rendit à moi-même. Reconnaissant aus-sitôt la folie de ma conduite, je me dirigeai nonvers la rue comme j’en avais eu d’abord l’inten-tion, mais vers la cour de la maison, qui res-tait toujours déserte. Là, je vis ma fleur (quim’avait coûté beaucoup plus qu’elle ne valait)accrochée dans les branches d’un arbre dé-pouillé. Je restai devant le canal, laissant errermes yeux sur la glace. Des gens de la cam-pagne passaient, filant sur leurs patins, et je lesenviai. Je ne voyais pas d’issue à la chausse-trape où je me trouvais pris. Je ne voyaismême pas comment je pourrais retourner à la

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chambre que je venais de quitter. Je ne dou-tais plus d’avoir à cette heure révélé mes sen-timents secrets : et pour comble de malheur, jem’étais, par la même occasion, montré grossier(et cela avec une triste puérilité) envers moninnocente pensionnaire.

Elle dut me voir, j’imagine, par la fenêtreouverte. Je n’étais pas resté là longtemps, queje perçus un grincement de pas sur la neigedurcie, et me retournant avec quelque irrita-tion (car je n’étais pas d’humeur à me laisserimportuner) je vis Catriona qui s’approchait.Elle s’était de nouveau changée, jusques et ycompris les bas à coins.

— N’allons-nous pas faire notre prome-nade, aujourd’hui ? me demanda-t-elle.

Je la regardai comme à travers unbrouillard.

— Où est votre broche ? fis-je.

Elle porta la main à son corsage, et rougittrès fort.

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— Je l’aurai oubliée, répondit-elle. Je vaismonter la chercher, et après cela nous feronsnotre promenade, pas vrai ?

L’intonation suppliante qu’elle mit dans cesderniers mots m’ébranla ; il me fut impossiblede lui répondre une syllabe, et je dus me bor-ner à acquiescer d’un signe de tête ; puis, dèsqu’elle se fut éloignée, je grimpai dans l’arbreet repris ma fleur, que je lui offris à son retour,en disant :

— Je l’ai achetée pour vous, Catriona.

À l’aide de sa broche, et je dirai presqueavec tendresse, elle l’attache sur sa poitrine.

— La façon dont je l’ai traitée ne lui a guèrefait de bien, repris-je, en rougissant.

— Je ne l’en aimerai pas moins, soyez-ensûr, fit-elle.

Nous ne parlâmes guère ce jour-là ; elle meparut un peu sur la réserve, mais sans hostilité.Quant à moi, tout le temps de cette prome-

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nade, puis quand nous fûmes de retour cheznous, et que ma fleur eut été placée dans unpot rempli d’eau, je songeai au caractère énig-matique des femmes. Je me disais tantôtqu’elle était parfaitement stupide d’avoir igno-ré mon amour ; tantôt qu’elle l’avait certaine-ment aperçu depuis longtemps, mais qu’en filleavisée et douée de l’instinct féminin des conve-nances, elle avait dissimulé.

Nous faisions chaque jour notre prome-nade. Au-dehors dans les rues je me sentaisplus rassuré ; je me relâchais un peu de macontrainte ; et pour commencer, il n’était pasalors question d’Heineccius. Il en résultait queces heures-là étaient non seulement un allége-ment pour moi, mais un plaisir notable pourma pauvre enfant. Lorsque je rentrais versl’heure fixée pour nos sorties, je la trouvais gé-néralement prête et rayonnante d’espoir. Elletenait à les prolonger le plus possible, et pa-raissait craindre (tout comme moi) l’heure duretour. Il n’est guère de campagne ou de bord

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de l’eau des environs de Leyde, il n’est guère derue ni d’avenue, où nous n’ayons flâné. En de-hors des promenades, je la faisais se confinerstrictement dans notre logis ; et ce par craintequ’elle ne rencontrât quelqu’un de connais-sance, ce qui eût rendu nôtre situation encoreplus difficile. La même appréhension m’empê-chait de la laisser aller à l’église, pas plus que jen’y allais moi-même, et je faisais le simulacrede lire l’office en particulier dans notre appar-tement.

Un jour qu’il neigeait très fort, et que jen’avais pas jugé bon de nous aventurer au-de-hors, j’eus la surprise de la trouver qui m’atten-dait tout habillée.

— Je ne veux pas me passer de ma pro-menade, s’écria-t-elle. Vous n’êtes jamais bongarçon, David, à l’intérieur ; je ne vous aimejamais si bien qu’au grand air. Nous ferionsmieux de nous mettre bohémiens et de cou-cher le long des routes.

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Ce fut la meilleure promenade que nouseussions encore faite : elle se serrait contremoi sous la neige tombante ; celle-ci nous re-couvrait et fondait sur nous, et les gouttesd’eau roulaient comme des larmes au long deses joues avivées par le grand air et jusquedans sa bouche souriante. À cette vue je mesentis fort comme un géant ; je l’aurais saisiedans mes bras pour l’emporter au bout dumonde ; et nous ne cessâmes de parler avecune liberté plus douce que je ne saurais le dire.

Il faisait nuit noire quand nous nous retrou-vâmes à la porte de la maison. Elle pressa monbras sur son sein.

— Un bon merci pour ces bonnes heures,fit-elle, d’un ton grave pénétré.

En m’inspirant un souci immédiat cette in-terpellation me mit sur mes gardes ; et nousne fûmes pas plus tôt dans la chambre, sousla lampe allumée, qu’elle revit l’étudiant d’Hei-neccius dans son habituelle attitude obstiné-

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ment rechignée. Elle en fut à coup sûr plusblessée qu’à l’ordinaire, et je sais quant à moiqu’il me fut plus difficile de soutenir mon rôled’indifférent. Même au repas, j’osai à peine medérider et lever les yeux sur elle ; et il ne futpas plus tôt achevé que je me replongeai dansmon jurisconsulte, avec plus d’attention appa-rente et moins de compréhension que jamais.Tout en lisant, je croyais entendre mon cœurbattre comme une horloge de nos aïeux. Maistout en affectant d’étudier fort, je jetais descoups d’œil furtifs sur Catriona. Elle était as-sise par terre à côté de ma grande malle, etla clarté du feu tombait à plein sur elle, avecdes alternatives de lumière et d’ombre fonduesen subtils dégradés. Par instants son regard seportait sur les flammes, et puis il se dirigeaitde nouveau vers moi ; alors, effrayé de moi-même, je tournais les pages de mon Heinec-cius comme si j’avais cherché le texte à l’église.

Tout à coup elle éleva la voix :

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— Oh ! pourquoi donc mon père ne vient-ilpas ?

Et elle répandit aussitôt un déluge delarmes.

Je bondis, lançai Heineccius droit dans lefeu, courus auprès d’elle, et passai mon brasautour de sa taille que secouaient les sanglots.

Elle me repoussa avec vivacité.

— Vous n’aimez plus votre amie, dit-elle,moi qui serais si heureuse, pourtant, si vous lepermettiez… Oh ! que vous ai-je donc fait pourque vous me haïssiez de la sorte ?

— Moi, vous haïr ! m’écriai-je, en la serrantplus fort. Mais, aveugle fille, ne voyez-vousdonc rien dans mon malheureux cœur ?Croyez-vous donc, lorsque je reste là à liredans ce livre imbécile que je viens de brûleret que le diable emporte, que je pense à autrechose qu’à vous ? Il ne s’est pas encore passéde soir où je n’aie pleuré de vous voir assise làtoute seule. Et qu’y pouvais-je ? Vous êtes ici

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sous ma sauvegarde ; voulez-vous donc me pu-nir pour cela ? Est-ce donc pour cela que vousrepousseriez votre aimant serviteur ?

À ces mots, d’un petit geste brusque, elle serejeta contre moi. Je levai mon visage vers lesien, que je baisai, et elle cacha son front dansma poitrine, en m’enlaçant étroitement. J’étaisdans un absolu vertige, comme un hommeivre. Puis je perçus une voix qui résonnaitfaible et étouffée dans l’épaisseur de mes vête-ments.

— L’avez-vous embrassée réellement ? fit-elle.

Un tel sursaut de surprise me traversa quej’en fus tout secoué.

— Miss Grant ! m’écriai-je, tout éperdu. Héoui ! je lui ai demandé de l’embrasser en nousséparant, et elle me l’a permis.

— Bah ! tant pis ! s’écria-t-elle. Vous m’avezembrassée aussi, en tout cas.

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À l’étrange douceur de cette parole, je com-pris où nous en étions tombés ; je me relevai,et la remis debout.

— Cela ne peut continuer ainsi, fis-je. Non,cela ne peut absolument continuer ainsi. Ô Ca-triona, Catriona. Puis il y eut une pause durantlaquelle je restai totalement privé de la parole.Je repris enfin : Allez vous coucher. Allez, etlaissez-moi.

Elle m’obéit et s’éloigna docile comme unpetit enfant. Mais je ne tardai pas à m’aperce-voir qu’elle s’était arrêtée sur le seuil.

— Dormez bien, David, me dit-elle.

— Et vous aussi, dormez bien, ô monamour ! m’écriai-je, dans un élan de tout monêtre.

Et je la serrai de nouveau contre moi, à labriser. Un instant plus tard je l’avais repousséehors de ma chambre et, fermant la porte avecviolence, je restai seul.

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Le lait était donc répandu, le mot fatal pro-noncé, et la vérité avouée. Je m’étais insinuétel un malhonnête homme dans l’affection decette pauvre fille ; elle était à ma merci ; etquelle arme défensive me restait-il ? Je crusavoir un symbole dans le fait qu’Heineccius,mon ancien protecteur, était à présent consu-mé. Je me repentais, mais sans trouver le cou-rage de me blâmer pour ce suprême échec.Il m’eût été impossible de résister à la har-diesse de son innocence ou à cette suprêmetentation qu’étaient ses larmes. Et tout ce quej’avais comme excuse ne faisait que me mon-trer mieux la grandeur de ma faute – car jesemblais avoir escompté les avantages quem’offraient et sa nature sans défense, et notresituation.

Qu’allions-nous devenir désormais ? Nousne pouvions plus demeurer sous le même toit.Mais où irais-je ? où irait-elle ? Sans plus devolonté de notre part que de faute, la vie avaitconspiré pour nous claquemurer ensemble

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dans cet étroit appartement. La tentation folleme prit de l’épouser sur-le-champ, mais je re-poussai cette tentation avec horreur. Ellen’était qu’une enfant, elle s’ignorait elle-même,j’avais surpris sa faiblesse, je ne devais pascontinuer à faire fond sur cette surprise ; je de-vais la garder non seulement à l’abri de toutreproche, mais libre comme elle était venue àmoi.

Assis par terre devant l’âtre, je réfléchissais,me rongeant de remords, et me creusant latête en vain pour trouver une issue. Vers deuxheures du matin, lorsqu’il ne resta plus quetrois tisons rouges et que la maison dormaitainsi que toute la ville, je perçus dans lachambre voisine un petit bruit de sanglotsétouffés. Elle me croyait endormi, la pauvrepetite ; elle regrettait sa faiblesse – qu’elle ap-pelait peut-être, Dieu lui pardonne, sa faute– et dans la nuit noire elle s’abandonnait auxlarmes La tendresse et l’amertume, l’amour, le

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repentir et la pitié se disputaient son âme ; jecrus de mon devoir d’apaiser ces pleurs.

— Oh ! si vous pouviez me pardonner !m’écriai-je, je vous en prie, pardonnez-moi !Oublions tout cela, efforçons-nous d’oublier !

Il n’y eut pas de réponse, mais les sanglotscessèrent. Je demeurais longtemps les mainsjointes, comme je les avais en parlant ; puis lefroid de la nuit s’empara de moi ; je frissonnai,et la raison me revint.

— Tu ne peux rien à tout ceci, Davie, medis-je. Mets-toi au lit comme un enfant sage etessaie de dormir. Tu y verras plus clair demain.

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XXV

Le retour de James More

Au matin, j’avais fini par m’endormir d’unmauvais sommeil lorsque je fus réveillé par uncoup frappé à ma porte. Je me hâtai d’aller ou-vrir mais je crus défaillir, accablé sous la vio-lence de sentiments contradictoires, en voyantsur le seuil, vêtu d’un manteau de brigand etd’un démesuré chapeau à galons, James More.

Peut-être aurais-je dû éprouver un bonheursans mélange puisque dans un sens cet hommesurgissait comme une réponse à mes vœux. Jem’étais redit à satiété que je devais me sépa-rer de Catriona et je m’étais creusé la tête pourtrouver un moyen quelconque de nous sépa-rer. Or, bien que ce moyen fût venu à moi surses deux jambes la joie restait le dernier de

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mes sentiments. Il faut considérer néanmoinsque, tout en me délivrant du fardeau de l’ave-nir, son arrivée n’en faisait pas moins peser laplus noire menace sur le présent, si bien qu’aupremier moment où je me trouvai devant lui enchemise et en culotte je faillis bondir en arrièrefrappé d’une balle.

— Enfin, dit-il, je vous trouve, monsieurBalfour.

Il me tendit sa large main blanche, que jepris avec hésitation, tout en gagnant monposte dans le cadre de la porte, comme si jesongeais à lui barrer le passage.

— Il est singulier, reprit-il, de voir à quelpoint nos intérêts s’enchevêtrent. Je vous doismes excuses pour ma regrettable intrusiondans les vôtres, mais je m’y suis laissé entraî-ner par ma confiance envers ce faux visagede Prestongrange. J’ai honte de vous avouerque j’ai jamais pu me fier à un homme de loi(il haussa les épaules d’une manière bien fran-

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çaise), mais l’apparence de cet homme est sitrompeuse ! Et maintenant il paraît que vousvous êtes très noblement occupé de ma fille,dont on m’a envoyé vous demander l’adresse.

— Je crois, monsieur, lui dis-je, d’un air fortcontraint, qu’il sera nécessaire que nous ayonstous les deux une explication.

— Il n’y a rien qui cloche ? demanda-t-il.Mon agent, M. Sprott…

— Pour l’amour de Dieu, modérez votrevoix ! m’écriai-je. Elle ne doit pas nous en-tendre avant que nous ayons eu cette explica-tion.

— Elle est donc ici ?

— Voilà la porte de sa chambre.

— Vous êtes ici seul avec elle ?

— Et qui voudriez-vous que je fasse logeravec nous ?

Je lui rendrai cette justice d’avouer qu’il pâ-lit.

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— C’est fort incorrect, fit-il. C’est une cir-constance des plus incorrectes. Vous avez rai-son : il faut que nous ayons une explication.

Disant ces mots, il passa devant moi, etje dois reconnaître que le vieux gredin prit àce moment une extraordinaire dignité. D’où ilétait, il pouvait enfin voir dans ma chambre, etil la fouilla du regard. Un rayon de soleil mati-nal qui pénétrait par les carreaux de la fenêtreen faisait ressortir la nudité ; on n’y voyait riend’autre que mon lit, mes malles, ma cuvette detoilette, avec quelques habits en désordre, et lacheminée sans feu ; ce logis misérable, à l’as-pect froid et désolé, convenait aussi peu quepossible pour abriter une jeune personne. Enmême temps, je me ressouvins des vêtementsque je lui avais achetés ; et je reconnus que cecontraste de pauvreté et de prodigalité offraitmauvaise apparence.

Il chercha par toute la pièce un siège. N’entrouvant d’autre que mon lit, il prit place surle bord de celui-ci ; et, après avoir fermé la

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porte, je ne pus éviter d’aller m’y asseoir àson côté, car ce singulier entretien, quelle quedût en être l’issue, devait autant que possibleavoir lieu sans éveiller Catriona ; et il nous fal-lait pour cela rester l’un près de l’autre et par-ler bas. Mais nous faisions un couple vraimentgrotesque : lui dans son grand surtout que lefroid de ma chambre rendait tout à fait de cir-constance ; moi grelottant en chemise et enculotte ; lui avec une physionomie de juge, etmoi (sans parler de mon air) avec à peu prèsles sentiments d’un homme qui a ouï les trom-pettes du jugement dernier.

— Eh bien ? fit-il.

— Eh bien… commençai-je.

Mais je me trouvai hors d’état de pour-suivre.

— Vous dites qu’elle est ici ? reprit-il, maiscette fois avec un rien d’impatience qui me sti-mula.

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— Elle est dans la maison, répondis-je, et jen’ignorais pas que ce détail pourrait être qua-lifié d’incorrect. Mais vous devez considérer àquel point toute l’affaire a été dès le début in-correcte ! Voilà une jeune personne que l’ondébarque sur les côtes d’Europe avec deuxshillings et un penny et demi. Elle est adresséeà ce M. Sprott d’Helvœt, que vous venez d’ap-peler votre agent. Tout ce que je puis dire, c’estqu’il ne sut que blasphémer et jurer au seulénoncé de votre nom, et je fus contraint dele soudoyer de ma poche pour qu’il acceptâtde recevoir ses effets en dépôt. Vous parlezde circonstances incorrectes, monsieur Drum-mond. Disons plutôt, si vous le voulez bien,que c’était une barbarie de l’exposer à une telleavanie.

— Mais c’est ce que je ne comprends pasdu tout, fit James. Ma fille avait été confiéeaux soins de gens honorables, dont j’ai oubliéle nom.

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— Ils s’appelaient Gebbie, répliquai-je ; et iln’est pas douteux qu’à Helvœt M. Gebbie de-vait descendre à terre avec elle. Mais il ne l’apas fait, monsieur Drummond ; et vous pouvezremercier Dieu que je me sois trouvé là pour leremplacer.

— Ce M. Gebbie aura de mes nouvellesavant longtemps. Quant à vous, vous auriez pusonger que vous étiez un peu jeune pour occu-per un emploi de ce genre.

— Mais il n’y avait pas à choisir entre moiet quelqu’un d’autre : c’était entre moi et per-sonne, m’écriai-je. Personne ne s’est offert àme remplacer, et je dois dire que vous me ma-nifestez bien peu de gratitude pour ce que j’aifait.

— J’attendrai pour cela de mieux connaîtrel’obligation que je vous ai.

— Soit, mais il me semble que vous n’avezqu’à ouvrir les yeux pour vous en rendrecompte. Votre enfant était abandonnée, elle

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se trouvait jetée en pleine Europe avec toutau plus deux shillings, et sans connaître deuxmots d’aucune des langues qu’on y parle : voi-là, je dois le dire, un charmant procédé ! Je l’aiamenée ici. Je lui ai donné le nom et l’affectiond’une sœur. Tout ceci n’a pas été sans m’occa-sionner des déboires, mais je les passe sous si-lence. C’étaient là des services dus à une jeunepersonne dont j’honore le caractère ; et je croisque ce serait aussi un charmant procédé si j’al-lais chanter ses louanges à son père !

— Vous êtes un jeune homme, commença-t-il.

— Vous me l’avez déjà dit, fis-je avec beau-coup de chaleur.

— Vous êtes un homme très jeune, répéta-t-il, ou sinon vous auriez compris la significationde votre démarche.

— Vous en parlez fort à votre aise, lui lan-çai-je. Hé ! que pouvais-je faire d’autre ? Il estvrai que j’aurais dû prendre à mon service une

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femme pauvre et honnête pour l’avoir en tiersavec nous, mais je vous affirme que j’y pensepour la première fois ! Mais où l’aurais-je trou-vée, moi étranger à la ville. Et laissez-moi vousfaire remarquer à mon tour, monsieur Drum-mond, que j’aurais dû pour cela débourser del’argent. Car voici exactement où nous ensommes, j’ai été contraint de payer pour votrenégligence ; et il n’y a rien d’autre à en dire, si-non que vous avez été assez peu aimant et as-sez négligent pour égarer votre fille.

— Quand on vit dans une maison de verreon ne jette pas de pierres au voisin, dit-il ;et quand nous aurons achevé d’examiner laconduite de miss Drummond, nous pourronsporter un jugement sur son père.

— Mais je refuse, moi, de prendre cette at-titude, répliquai-je. L’honneur de miss Drum-mond est bien au-dessus de tout examen,comme son père devrait le savoir. Le mien aus-si, et c’est moi qui vous l’affirme. Il ne nousreste que deux moyens d’en sortir. L’un est que

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vous m’exprimiez vos remerciements comme ilsied entre gentilshommes, et que ce soit fini.L’autre (si vous êtes assez difficile pour ne vouspoint déclarer satisfait) c’est de me payer ceque j’ai dépensé et qu’il n’en soit plus question.

Il fit un geste de la main comme pour mecalmer.

— Là, là, fit-il. Vous allez trop vite, mon-sieur Balfour. Il est heureux que j’aie appris àme montrer patient. Et vous oubliez, je crois,que je n’ai pas encore vu ma fille.

À ce discours et au changement que j’aper-çus dans les allures de notre homme aussitôtque le mot d’argent eut été prononcé entrenous, je repris quelque confiance.

— Je croyais que ce serait plus convenable– si vous voulez bien excuser mon sans-gênede m’habiller en votre présence – que je m’enaille d’abord et que vous la voyez seule.

— Je n’en attendais pas moins de vous, ré-pliqua-t-il, avec une politesse marquée.

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C’était un bon symptôme, et en me rap-pelant l’impudente mendicité de notre hommechez Prestongrange, je commençai à relever latête. Résolu à poursuivre mon avantage, je luidis :

— Si vous avez l’intention de séjournerquelque temps à Leyde, cette chambre esttoute à votre disposition ; je n’aurai pas depeine à en trouver une autre pour moi, et cesera le meilleur moyen de réduire le déména-gement au minimum, puisque je serai seul à lefaire.

— Ma foi, monsieur, répliqua-t-il en bom-bant la poitrine, je ne rougis point de la pau-vreté qui m’est advenue au service de mon roi ;je ne vous cacherai pas que mes affaires sonten très mauvais état ; et, pour le moment, ilme serait bien impossible d’entreprendre unvoyage.

— Jusqu’à ce que vous ayez l’occasion decommuniquer avec vos amis, repris-je, peut-

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être sera-t-il convenable pour vous (et j’en se-rai moi-même honoré) de vous considérercomme mon invité ?

— Monsieur, dit-il, devant une offre aussicordiale, je ne puis m’honorer davantage qu’enimitant votre franchise. Votre main, monsieurDavid ; vous êtes doué du caractère que j’es-time le plus : vous êtes de ceux-là dont un gen-tilhomme peut accepter une faveur sans quecela tire à conséquence. Je suis un vieux sol-dat, continua-t-il, en considérant la chambred’un air assez dégoûté, et vous n’avez pas àcraindre que je vous sois un fardeau. Trop sou-vent j’ai mangé sur le bord du fossé, et bu àce même fossé, sans avoir d’autre toit que lapluie.

— Je dois vous dire, fis-je, que c’est verscette heure-ci que l’on nous apporte nos déjeu-ners de la taverne. Si vous le voulez, je vais yaller maintenant avertir que l’on ajoute un cou-vert pour vous et qu’on retarde le repas d’une

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heure, ce qui vous donnera le temps de causeravec votre fille.

À ces mots, je crus voir ses narines se dila-ter.

— Oh ! une heure, fit-il, c’est peut-êtrebeaucoup. Mettons une demi-heure, monsieurDavid, ou même vingt minutes, cela suffira trèsbien. Et à ce propos, ajouta-t-il, en me retenantpar mon habit, qu’est-ce que vous buvez le ma-tin, de la bière ou du vin ?

— À vous dire vrai, monsieur, je ne boistout simplement que de l’eau claire.

— Ta, ta, ta, vous vous abîmerez l’estomac,à ce régime, croyez-en un vieux routier. L’eau-de-vie de chez nous est peut-être ce qu’il y a deplus sain ; mais à son défaut on peut se conten-ter de vin du Rhin ou de Bourgogne blanc.

— Je veillerai à ce que vous en soyez pour-vu.

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— Allons, très bien, nous finirons par faireun homme de vous, monsieur David !

En ce moment-là, je songeais peut-être unpeu au singulier beau-père qu’il ferait, mais jene me souciais pas de lui autrement ; toutesmes pensées se concentraient sur sa fille : jerésolus de l’avertir un peu de la visite qu’elle al-lait recevoir. Je m’approchai donc de sa porteet, frappant sur le panneau, lui criai :

— Miss Drummond, voici enfin votre pèrequi est arrivé.

Puis je m’en allai faire ma commission,ayant ainsi (grâce à deux mots) singulièrementcompromis mes affaires.

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XXVI

À trois

Étais-je vraiment si blâmable, ou méritais-je plutôt la pitié ? Je laisse à autrui d’en juger.Encore qu’assez grande, ma sagacité faiblit àl’égard des dames. Il est vrai qu’au moment oùje réveillai Catriona, je pensais surtout à l’effetproduit sur James More, et pour une raison si-milaire, lorsque je fus revenu auprès de lui etque nous nous attablâmes à déjeuner, je conti-nuai de traiter la demoiselle avec déférence etréserve, ce qui, je le crois encore, était le plussage. Son père avait jeté le doute sur l’inno-cence de notre amitié, et c’était mon premierdevoir de dissiper ce doute. Mais il y a aussiune excuse pour Catriona. Nous nous étions li-vrés à une scène de tendre passion, mêlée de

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réciproques caresses ; je l’avais rejetée loin demoi avec véhémence ; en pleine nuit je l’avaisappelée à haute voix d’une chambre à l’autre ;elle avait passé des heures à veiller et à pleu-rer ; et il n’est pas croyable que je fusse restéabsent de ses pensées d’oreiller. Lorsque,après cela, elle s’entendit éveiller avec un cé-rémonial inaccoutumé, sous le nom de missDrummond, et qu’elle se vit traitée désormaisavec beaucoup de déférence et de réserve, elletomba dans une erreur complète sur la naturede mes sentiments intimes : elle s’abusa mêmeau point d’aller s’imaginer que je me repentaiset que je m’efforçais de me dégager d’elle.

Le malentendu qui s’éleva entre nous paraîtavoir été celui-ci : alors que dès l’instant où jejetai les yeux sur le grand chapeau de JamesMore je pensai uniquement à lui, à son retouret à ses soupçons, elle s’en préoccupa si peuqu’elle les remarqua à peine, et tous ses souciset ses actes se rapportèrent à ce qui s’étaitpassé entre nous la nuit précédente. Cela s’ex-

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plique, d’un côté par l’innocence et la har-diesse de son caractère, et de l’autre par laraison que James More, ayant si mal réussidans son entretien avec moi, ou s’étant vu fer-mer la bouche par mon invitation, ne lui ditpas un mot sur ce sujet. Au déjeuner, consé-quemment, il s’avéra bientôt que nous étionsen désaccord. Je m’attendais à lui voir porterdes habits à elle ; au lieu de cela je la vis,comme si elle ignorait son père, vêtue desmeilleurs que je lui avais achetés, et qu’ellecroyait le plus à mon goût. Je m’attendais àla voir imiter mon affectation de réserve, etse montrer d’une exacte correction ; au lieu decela je la vis animée, quasi égarée, les yeuxpleins d’un feu extraordinaire, m’appelant parmon petit nom avec une tendresse quasi sup-pliante, et tâchant de deviner et mes penséeset mes désirs, à l’instar d’une épouse qui craintles soupçons.

Mais cela ne dura guère. En la voyant si in-souciante de ses propres intérêts, que j’avais

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compromis et que je m’efforçais à présent desauvegarder, je redoublai en guise de leçon lafroideur de mon attitude. Mais plus je me re-culais, plus elle se rapprochait ; plus je deve-nais strictement poli, plus elle trahissait l’étroi-tesse de notre intimité, si bien que son pèrelui-même, s’il eût été moins occupé à manger,se serait aperçu du contraste. Nous en étionslà quand soudain elle se transforma du tout autout, et je me dis, avec beaucoup de soulage-ment, qu’elle avait enfin compris.

Je passai toute la journée à mes cours ou enquête d’un nouveau logis ; et quoique l’heurede notre promenade coutumière me parût tris-tement vide, je me réjouis tout compte fait devoir mon chemin déblayé, la jeune fille sousla garde de qui de droit, son père satisfait,ou du moins consentant, et moi-même librede poursuivre honorablement mes amours. Ausouper, comme à tous nos autres repas, ce futJames More qui fit les frais de la conversa-tion. Il racontait bien, mais malheureusement

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il était impossible de le croire. D’ailleurs, jeparlerai bientôt de lui plus au long. Le repasterminé, il se leva, prit son grand manteau, etil me sembla qu’il me regardait, en disant queses affaires l’appelaient au-dehors. Je crus qu’ilm’invitait ainsi à partir également, et me le-vai ; aussitôt la jeune fille, qui m’avait à peinedit bonjour à mon entrée, se mit à me faire degrands yeux comme pour m’interdire de bou-ger. Je restai entre eux deux comme un pois-son hors de l’eau, à les regarder alternative-ment ; ni l’un ni l’autre ne paraissait me voir :elle considérait le parquet, tandis que lui bou-tonnait son manteau. Mon embarras s’en ac-crut démesurément. Cette indifférence affectéerévélait chez elle une colère toute prête à écla-ter. De sa part à lui j’y vis un symptôme desplus alarmants : persuadé qu’une tempête al-lait en sortir, et courant au plus pressé, je m’ap-prochai de lui et me livrai pour ainsi dire entreses mains.

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— Puis-je faire quelque chose pour vous,monsieur Drummond ? lui demandai-je.

Il étouffa un bâillement, où je vis une nou-velle ruse.

— Ma foi, monsieur David, répondit-il,puisque vous avez l’obligeance de me le pro-poser, vous pourriez me montrer le chemind’une certaine taverne (qu’il me nomma) oùj’espère rencontrer quelques anciens compa-gnons d’armes.

Il n’en fallait pas plus : je pris mon chapeauet mon manteau pour l’accompagner.

— Quant à vous, dit-il, à sa fille, vous ferezmieux d’aller vous coucher. Je rentrerai tard,et vous connaissez le proverbe : Tôt couchéeset tôt levées les jolies filles ont de plus beauxyeux.

Puis il l’embrassa très affectueusement, etme poussa vers la porte. Il le fit à dessein,me sembla-t-il, pour m’empêcher de prendrecongé d’elle. Je remarquai toutefois qu’elle ne

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me regarda même pas, ce que j’attribuai à lacrainte que lui inspirait James More.

La taverne en question était assez éloignée.Tout au long du chemin il m’entretint de sujetsqui ne m’intéressaient en aucune façon, et ar-rivé à la porte, il me congédia avec de vainescérémonies. De là, je gagnai mon nouveau gîte,où je n’avais même pas une cheminée pourme chauffer, et où je restai en la seule com-pagnie de mes pensées. Celles-ci étaient en-core assez brillantes ; je n’avais pas la moindreidée que Catriona fut indisposée contre moi ;je nous considérais comme fiancés ; je croyaisque nous avions vécu dans une intimité tropfervente, et prononcé des paroles trop défini-tives, pour en arriver à nous séparer, surtoutà cause de simples mesures nécessitées par laprudence. Mon principal souci était de me voirun beau-père tout différent de ce que j’auraischoisi ; et aussi de savoir si je devais lui parlerbientôt, car c’était là une question épineuse àdivers points de vue. En premier lieu, lorsque

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je songeais à mon extrême jeunesse, je rougis-sais jusqu’aux oreilles, et j’étais presque ten-té d’y renoncer ; et toutefois si je les laissaisquitter Leyde sans me déclarer, je pouvais laperdre à jamais. Puis, en deuxième lieu, il mefallait tenir compte de notre situation fort irré-gulière, et de la faible satisfaction que j’avaisdonnée à James More le matin. Je conclus, ensomme, que l’attente ne nuirait pas, mais queje n’attendrais pas trop longtemps ; et le cœurallégé, je me glissai entre mes draps froids.

Le lendemain, comme James More sem-blait assez disposé à se plaindre au sujet de machambre, je lui offris d’en compléter le mobi-lier ; et revenant du cours, l’après-midi, accom-pagné de commissionnaires chargés de tableset chaises, je trouvai la jeune fille à nouveaulaissée à elle-même. À mon entrée, elle m’ac-cueillit poliment mais se retira aussitôt danssa chambre, dont elle ferma la porte. Quandj’eus disposé mes meubles, payé et renvoyé leshommes, je crus qu’en les entendant sortir elle

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accourait aussitôt pour me parler. Après unebrève attente je frappai à sa porte et l’appelai :

— Catriona !

Je n’avais pas prononcé le mot que la portes’ouvrit, avec une telle promptitude qu’elle de-vait se tenir derrière aux aguets. Elle resta de-vant moi tout à fait tranquille, mais elle avaitun air indéfinissable qui décelait un grandtrouble.

— Allons-nous encore nous passer de notrepromenade, aujourd’hui ? balbutiai-je.

— Je vous remercie, répliqua-t-elle. Je netiens plus guère à me promener, maintenantque mon père est revenu.

— Mais il me semble qu’il est lui-même sor-ti en vous laissant seule, fis-je.

— Voilà une parole aimable, reprit-elle.

— Je n’y ai pas mis de mauvaise intention.Qu’avez-vous donc, Catriona ? Que vous ai-je

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fait pour que vous soyez ainsi fâchée contremoi ?

— Je ne suis pas du tout fâchée contrevous, me répondit-elle, en détachant toutes lessyllabes. Je serai toujours reconnaissante àmon ami de ce qu’il a fait pour moi ; je seraitoujours son amie autant qu’il dépendra demoi. Mais à présent que mon père James Moreest revenu, c’est différent, et je crois que nousavons dit et fait de certaines choses qu’il vau-dra mieux oublier. Mais je serai toujours votreamie autant qu’il dépendra de moi… si ce n’estpas trop… Non que vous vous en souciez !Mais je ne voudrais pas que vous me jugieztrop sévèrement. Vous me l’avez bien dit quej’étais trop jeune pour être conseillée, et j’es-père que vous voudrez bien vous souvenir queje n’étais qu’une enfant. Je ne voudrais pasperdre votre amitié, en tout cas.

En commençant ce discours elle était trèspâle, mais avant la fin son visage et jusqu’autremblement de sa bouche réclamaient de moi

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la couleur. En la voyant devant moi couvertede honte, je compris alors pour la première foisquel tort immense j’avais eu de mettre cetteenfant dans une telle situation, à laquelle elles’était laissée prendre dans un instant de fai-blesse.

— Miss Drummond, lui dis-je ; mais jem’arrêtai et repris : je voudrais que vous puis-siez lire dans mon cœur. Vous y verriez quemon respect n’a pas diminué. Si c’était possibleje dirais même qu’il a augmenté. Ceci n’est quele résultat de l’erreur que nous avons commise.Cela devait arriver, et mieux vaut n’en plus riendire. Tant que nous vivrons ici, je vous prometsque je n’y ferai plus allusion : je voudrais vouspromettre aussi que je n’y penserai plus, maisc’est là un souvenir qui me sera toujours cher.Et à propos d’ami, vous en avez en moi un quivoudrait mourir pour vous.

— Je vous remercie, répondit-elle.

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Nous restâmes un moment silencieux, etma tristesse égoïste commença de prendre ledessus ; car je voyais enfin tous mes beauxrêves aboutir à une chute navrante, je voyaismon amour perdu, je me voyais à nouveau seulau monde comme au début.

— Allons, repris-je, nous serons toujoursamis, voilà une chose certaine. Mais c’estquand même une sorte d’adieu que nous nousdisons ; j’aurai beau connaître encore missDrummond, je dis ici adieu à Catriona.

Je la regardai, et j’eus un instant l’illusionde la voir grandir et s’auréoler de lumière. Là-dessus je dus perdre la tête, car je l’invoquai denouveau par son nom et je fis un pas vers elle,en lui tendant les bras.

Elle se recula, comme si je l’avais frappée,le visage enflammé ; mais le sang monta moinsvite à ses joues qu’il ne reflua vers mon cœur àcette vue. Accablé de remords et de détresse,je ne trouvai pas de mots pour m’excuser, mais

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m’inclinai très bas devant elle, et sortis, la mortdans l’âme.

Cinq jours environ se passèrent sans ame-ner aucun changement. Je ne la voyais guèreplus qu’aux heures des repas, et cela bien en-tendu en la présence de James More. Si nousrestions seuls un instant je me faisais un pointd’honneur de me comporter avec plus de ré-serve que jamais et de multiplier les marquesde respect, car je gardais toujours dans l’espritl’image de la jeune fille se reculant devant moitoute enflammée de honte, et dans le cœurplus de tendresse pour elle que je ne sauraisle dire. J’étais fort ennuyé pour moi-même, jen’ai pas besoin de le répéter, d’être tombé demon haut et plus que de mon haut en quelquesinstants ; mais à vrai dire j’étais presque aussiennuyé pour la jeune fille, et cela tout en re-grettant de n’éprouver de colère contre elle quepar accès passagers. Sa cause était juste ; ellen’était qu’une enfant, elle s’était trouvée dansune position fausse ; et si elle m’avait leurré

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comme elle s’était leurrée elle-même, on nepouvait guère s’en étonner.

Par ailleurs elle était maintenant fort seule.Son père, quand il était là, se montrait assez ai-mable pour elle, mais il se laissait facilementdétourner d’elle par ses affaires et ses plaisirs ;il la négligeait sans marquer de repentir ; etpassait ses nuits à courir les tavernes lorsqu’ilavait de l’argent, ce qui arrivait avec une fré-quence incompréhensible pour moi. Même,dans la durée de ces quelques jours, il manquaun repas, et cette fois-là nous en fûmes réduits,Catriona et moi, à nous mettre à table sans lui.C’était au repas du soir, et je me retirai aussitôtaprès avoir mangé, en lui insinuant qu’elle pré-férait sans doute rester seule. Elle en convint,et aussi bizarre que cela puisse paraître, je lacrus entièrement. De fait, je me considéraiscomme un objet d’aversion pour la jeune fille,car je lui rappelais un moment de faiblessedont elle abhorrait le souvenir. Il lui fallut doncrester toute seule dans cette chambre où elle

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et moi avions connu tant de joies, à contem-pler cet âtre dont la lueur avait éclairé tousnos moments difficiles et tendres. Il lui fallutrester seule et songer à son malheur d’avoirimprudemment offert sa tendresse qu’on avaitrepoussée. Et cependant je me trouvais loind’elle à me faire des remontrances sur la fra-gilité humaine et la susceptibilité féminine. Ensomme on ne vit jamais deux pauvres fous serendre plus malheureux par un pire malenten-du.

Quant à James, il ne faisait aucune atten-tion à nous. Il ne voyait rien d’autre au mondeque remplir sa panse et sa poche, et raconterses hâbleries. Douze heures ne s’étaient pasécoulées qu’il m’avait déjà fait un petit em-prunt ; au bout de trente, il m’en demandaitun second, que je lui refusais. L’argent commele refus, il les accueillit avec la même parfaitebonne humeur. Du reste, il avait un air d’ap-parente magnanimité fort bien fait pour en im-poser à sa fille ; et le jour sous lequel il se

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présentait sans cesse dans les propos s’alliaitfort harmonieusement à la belle prestance etaux nobles façons de notre homme. Quelqu’unqui n’aurait pas encore eu affaire à lui, et quiaurait été doué, soit d’une faible pénétration,soit d’une forte dose de prévention, eût pu àla rigueur s’y laisser prendre. Pour moi, aprèsdeux entretiens, je le lisais à livre ouvert : jele voyais d’un égoïsme parfait autant qu’ingé-nu ; et ses fanfaronnades (ce n’étaient que faitsd’armes, et « un vieux soldat » et « un pauvregentilhomme highlander » et « la force de monpays et de mes amis ») ne retenaient pas plusmon attention que ne l’eût fait le caquet d’unperroquet.

Le plus curieux c’était qu’il en croyait lui-même quelque chose, au moins par moments ;il était je crois si faux d’un bout à l’autre qu’ilne savait plus trop quand il mentait ; et il nedevait être d’une entière bonne foi que dansses seuls moments d’abattement. À de cer-taines heures, il était l’être le plus paisible, le

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plus affectueux et le plus caressant que l’on pûtvoir ; il tenait alors la main de Catriona tel ungros bébé, et me priait de ne pas l’abandonnersi j’avais la moindre affection pour lui ; sans sedouter que toute celle que je possédais, loin delui être dédiée, allait uniquement à sa fille. Ilnous pressait et même nous adjurait de le dis-traire par nos propos, ce qui était fort malaisévu la nature de nos relations ; puis il retombaità nouveau dans ses lamentations sur son payset ses amis, ou bien il se mettait à chanter engaélique.

— Voici, disait-il, un des airs mélancoliquesde ma terre natale. Vous trouvez peut-être sin-gulier de voir pleurer un soldat ; et c’est bienfait d’ailleurs pour resserrer notre amitié. Maisj’ai dans le sang la cadence de cette chanson,et ses paroles jaillissent de mon cœur. Etlorsque je songe à mes montagnes rousses etau chant de leurs oiseaux, je n’aurais pas hontede pleurer devant mes ennemis. Puis se remet-tant à chanter il me traduisait des fragments de

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la chanson, avec beaucoup d’emphase et avecun mépris affecté de la langue anglaise. Celaveut dire, reprenait-il, que le soleil est couché,la bataille terminée, et les braves chefs vain-cus. Et elle dit ici comment les étoiles les virentse réfugier en pays étranger ou rester mortssur la montagne rousse ; et plus jamais ils nelanceront le cri de guerre, plus jamais ils nese baigneront les pieds dans les torrents de lavallée. Ah ! si vous connaissiez un peu cettelangue vous pleureriez aussi, car ses mots nese peuvent rendre, et c’est une vraie dérisionque de vous les répéter en anglais.

Certes, je pensais bien qu’il mettait danstout cela beaucoup d’exagération, comme àson ordinaire ; et pourtant il y mettait aussidu vrai sentiment, ce pour quoi je le détestaispeut-être encore plus. Et cela me blessait au vifde voir Catriona si occupée du vieux gredin, etpleurant à chaudes larmes de le voir pleurer,alors que j’étais sûr qu’une moitié de sa tris-tesse à lui provenait de ses libations nocturnes

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dans les tavernes. Il y avait des fois où j’étaistenté de lui avancer une somme ronde afin dele voir déguerpir pour de bon ; mais c’eût étése priver de Catriona également, ce à quoi jen’étais pas aussi bien résigné ; en outre, je mefaisais scrupule de prodiguer mon bon argent àun individu si peu économe.

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XXVII

À deux

Ce fut je crois vers le cinquième jour, etje sais du moins que James était dans un deces accès de mélancolie, lorsque je reçus troislettres. La première était d’Alan, et me propo-sait de venir me voir à Leyde ; les deux autresarrivaient d’Écosse et avaient trait à la mêmeaffaire, à savoir le décès de mon oncle et monentière accession à mes droits. Celle de Ran-keillor ne traitait bien entendu que le point devue affaires ; celle de miss Grant était commeelle, un peu plus spirituelle que sage, pleine dereproches envers moi qui ne lui avais pas écrit,et de plaisanteries à l’égard de Catriona, quime blessèrent d’autant plus que je les lisais enla présence de cette dernière.

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Car ce fut bien entendu dans mon appar-tement que je les trouvai, lorsque je rentraipour dîner, si bien que l’on m’interrogea surles nouvelles qu’elles m’apportaient dès le pre-mier moment de leur lecture. Elles firent pournous trois une diversion bien accueillie, car nulne pouvait prévoir les tristes conséquences quidevaient en résulter. Ce fut le hasard qui m’ap-porta ces trois lettres le même jour, et qui meles remit entre les mains dans la pièce mêmeoù se trouvait James More ; et quant aux évé-nements qui résultèrent de ce hasard, et quej’aurais pu empêcher en me taisant, ils étaientsans doute prédestinés dès avant qu’Agricolavînt en Écosse et qu’Abraham commençât sespérégrinations.

La première que j’ouvris fut naturellementcelle d’Alan, et je trouvai tout aussi naturelde commenter à haute voix son projet de merendre visite. Je vis James dresser l’oreille d’unair fort intéressé.

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— N’est-ce pas cet Alan Breck que l’on asoupçonné dans l’accident d’Appin ?

Je lui répondis par l’affirmative, et il me re-tint un moment d’ouvrir mes autres lettres, enm’interrogeant sur nos relations, sur le genrede vie qu’Alan menait en France, genre de vieque je ne connaissais guère, et enfin sur sa vi-site projetée.

— Tous les bannis comme nous tiennent unpeu ensemble, ajouta-t-il ; et de plus je connaisce gentilhomme ; sa race n’est pas des pluspures, et il n’a en réalité pas le droit de s’ap-peler Stewart, mais il n’en a pas moins faitdes prouesses de valeur durant la journée deDrummossie. Il s’y est conduit en soldat. Sid’autres qu’il est inutile de nommer s’y étaientconduits aussi bien, son résultat eût été d’unsouvenir moins pénible. Nous avons tous deuxfait de notre mieux ce jour-là, et cela crée unlien entre nous.

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J’eus peine à me retenir de lui lancer unepointe, et je regrettai qu’Alan ne fût pas là pourle pousser un peu sur le chapitre de sa nais-sance. Il paraît d’ailleurs que celle-ci n’était eneffet pas des plus régulières.

Cependant j’avais ouvert la lettre de missGrant. Elle m’arracha une exclamation.

— Catriona, m’écriai-je, oubliant pour lapremière fois depuis l’arrivée de son père dem’adresser à elle avec cérémonie, me voilà en-tré tout à fait en possession de mon royaume,je suis laird de Shaws pour de bon… mon onclea fini par mourir.

Elle se leva de son siège en battant desmains. Mais un instant nous suffit à tous deuxpour comprendre que nous n’avions ni l’un nil’autre aucun sujet de nous réjouir, et nous res-tâmes face à face, à nous considérer triste-ment.

James se montra parfait hypocrite.

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— Ma fille, dit-il, est-ce donc ainsi que macousine vous a appris la politesse ? M. Davidvient de perdre un proche parent ; nous devonsd’abord lui présenter nos condoléances.

Je me tournai vers lui presque en colère.

— Au vrai, monsieur, fis-je, je suis inca-pable de telles grimaces. La nouvelle de samort est pour moi des mieux accueillies.

— Voilà une philosophie digne d’un bonsoldat, répliqua James More. C’est le sort dela chair, nous devons tous sauter le pas. Etpuisque ce gentilhomme était si éloigné de vosbonnes grâces, en ce cas, parfait ! Mais nouspouvons au moins vous féliciter sur cette en-trée en possession de votre fortune.

— Pas davantage, ripostai-je, non sansquelque vivacité. Qu’importe cette belle for-tune à un homme seul, qui en a déjà assez pourvivre ? Je possédais avant cela un bon reve-nu dans ma frugalité ; et à part la mort de cethomme – dont je me réjouis, je l’avoue à ma

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honte – je ne vois personne qui doive profiterde ce changement.

— Allons, allons, dit-il, vous êtes plus af-fecté que vous ne voulez le laisser voir ; sansquoi vous ne parleriez pas ainsi de votre soli-tude. Vous avez là trois lettres ; cela représentetrois personnes qui vous veulent du bien ; etj’en pourrais nommer deux autres, dans cettepièce-ci. Je ne vous connais pas depuis bienlongtemps, mais Catriona, lorsque noussommes à nous deux, n’en finit pas de chantervos louanges.

À ces mots elle le regarda, un peu effarou-chée, mais il passa aussitôt à un autre sujet :l’étendue de ma fortune, sur laquelle il s’appe-santit durant presque tout le repas. Mais il nelui servit à rien de dissimuler ; il avait abordéle sujet avec trop de maladresse, et je savaisce qui m’attendait. Le dîner à peine terminé, ilacheva de découvrir ses batteries. Prétextantune commission, il renvoya Catriona.

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— Vous en avez à peu près pour une heureajouta-t-il, et l’ami David aura l’obligeance deme tenir compagnie jusqu’à votre retour.

Sans répliquer, elle se hâta d’obéir. J’igno-rais si elle comprenait, j’en doute ; mais j’étaispour ma part complètement édifié et j’atten-dais de pied ferme ce qui allait suivre.

La porte s’était à peine refermée sur elleque notre homme se carra dans son fauteuil, etm’interpella, en affectant beaucoup d’aisance.Une seule chose le trahissait, à savoir son vi-sage qui se couvrit aussitôt de fines goutte-lettes de sueur.

— Je suis bien aise de pouvoir causer seulavec vous, me dit-il, car dans notre premier en-tretien vous avez mal interprété quelques-unesde mes expressions, et je désire depuis long-temps vous les expliquer. Ma fille reste au-des-sus de tout soupçon. Vous aussi, et je suis prêtà le soutenir de mon épée contre tous contra-dicteurs. Mais, mon cher David, ce monde est

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plein de censeurs, et je suis bien placé pour lesavoir, moi qui n’ai cessé de vivre, depuis ledécès de feu mon père – Dieu ait son âme ! –dans un parfait réseau de calomnies. Il nousfaut, vous et moi, tenir compte de cela ; nousne pouvons l’ignorer.

Et il hocha la tête comme un prédicateur enchaire.

— Où voulez-vous en venir, monsieurDrummond ? fis-je. Je vous serais obligé de medévelopper votre point de vue.

— Oh ! oh ! fit-il en riant, je reconnais bienlà votre caractère ! et c’est ce que j’aime lemieux chez vous. Mais mon point de vue, mondigne ami, est un peu délicat. (Il se versa unverre de vin.) Quoique entre vous et moi, quisommes si bons amis, cela ne doit pas nous re-tenir longtemps. Ce point de vue, j’ai à peinebesoin de vous le dire, c’est ma fille. Et je vousdirai tout d’abord que je ne vous reproche rien.Dans ces malheureuses circonstances, que

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pouviez-vous faire d’autre ? Je ne le vois réel-lement pas.

— Je vous en remercie, monsieur, répli-quai-je, de plus en plus sur mes gardes.

— J’ai d’ailleurs étudié votre caractère,continua-t-il, vous êtes bien doué ; vous sem-blez modérément rusé, ce qui ne nuit pas ; etl’un dans l’autre, je suis très heureux de pou-voir vous annoncer que je me suis décidé pourle second des deux moyens possibles.

— Je ne vous comprends pas, fis-je. Dequels moyens parlez-vous ?

Il se décroisa les jambes et fronça les sour-cils d’un air menaçant.

— Ma foi, monsieur, je crois superflu de lesexpliquer à un gentilhomme de votre rang ;c’est : ou bien que je vous coupe la gorge, oubien que vous épousiez ma fille.

— Voici enfin que vous parlez net.

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— Et je crois que j’ai parlé net dès le début !s’écria-t-il avec vigueur. Je suis un père scru-puleux, monsieur Balfour ; mais, grâce à Dieu,je suis aussi un homme patient et réfléchi. Il ya beaucoup de pères, monsieur, qui vous au-raient traîné aussitôt à l’autel ou sur le terrain.Mon estime pour votre caractère…

— Monsieur Drummond, interrompis-je, sivous avez la moindre estime pour moi, je vousprie de modérer votre voix. Il n’est pas du toutnécessaire de hurler, avec un gentilhomme quiest dans la même chambre que vous et quivous écoute avec la plus grande attention.

— Ma foi, vous avez raison, dit-il, en chan-geant aussitôt de ton. Mais il vous faut excuserles mouvements d’un père.

— Je comprends donc, repris-je – car je neferai pas mention de cette autre alternative,que vous auriez peut-être mieux fait de passersous silence – je comprends que vous ne medécourageriez pas, dans l’hypothèse où je se-

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rais disposé à vous demander la main de votrefille.

— On ne saurait mieux exprimer ce que jeveux dire, fit-il, et je crois que nous allons nousentendre.

— Cela reste encore à voir, répliquai-je ;mais en attendant je ne puis vous cacher queje porte à la demoiselle en question les plustendres sentiments et que je ne saurais rêverun meilleur sort que d’obtenir sa main.

— J’en étais sûr, je vous reconnais bien là,David, s’écria-t-il en me tendant la main.

Je le repoussai.

— Pas si vite, monsieur Drummond. Il y aau préalable des conditions à poser ; et nousavons devant nous des difficultés qu’il ne serapas commode de surmonter. Je vous ai dit quede mon côté ce mariage ne rencontre pas d’ob-jection, mais j’ai de fortes raisons de croirequ’il n’en est pas de même pour la demoiselle.

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— Cela n’a aucune importance, fit-il. Jevous garantis qu’elle acceptera.

— Vous oubliez, je crois, monsieur Drum-mond, que tout en discutant avec moi vous ve-nez de vous laisser aller à deux ou trois ex-pressions malsonnantes. Je ne veux pas que lajeune personne en entende de semblables. Jesuis ici pour nous représenter tous les deux, etje vous avertis que je ne me laisserai pas im-poser une épouse, pas plus que je ne laisseraiimposer un mari à la jeune personne.

Il me considérait d’un air indécis, et fort encolère. Je repris :

— Voici donc le meilleur parti à suivre.J’épouserai miss Drummond, et cela volon-tiers, pourvu qu’elle soit entièrement consen-tante. Mais si elle y répugne le moins dumonde, comme j’ai des raisons de le craindre,jamais je ne l’épouserai.

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— Bon, bon, fit-il, c’est une petite affaire.Dès qu’elle sera de retour je la sonderai un peu,et j’espère vous rassurer…

Mais je le coupai à nouveau.

— Vous ne vous en mêlerez pas, monsieurDrummond, ou je refuse, et vous pourrez cher-cher un autre parti pour votre fille. C’est moiqui vais être le seul marchand et le seul juge.Je veux être édifié exactement, et personned’autre ne s’en mêlera – vous moins que per-sonne.

— Ma parole, monsieur ! s’écria-t-il, et quidonc allez-vous juger ?

— La prétendue, je pense.

— C’est une gageure. Vous tournez le dos àl’évidence. Cette jeune fille est ma fille et n’apas à choisir. Elle est perdue d’honneur.

— Ici, je vous demande pardon, repris-je,mais en tant que cette affaire nous concernevous et moi, ce que vous dites là est faux.

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— Quelle garantie en ai-je ? Vais-je laisserdépendre d’un peut-être la réputation de mafille ?

— Vous auriez dû y réfléchir depuis long-temps, avant même d’avoir eu la malencon-treuse inspiration de l’égarer, et non ensuite,alors qu’il est trop tard. Je refuse de me consi-dérer en aucune façon comme responsable devotre négligence, et je ne me laisserai intimiderpar personne au monde. Ma résolution est en-tièrement prise, et advienne que pourra, je nem’en écarterai pas de l’épaisseur d’un cheveu.Nous allons, vous et moi, rester ici ensemblejusqu’à son retour ; et alors, sans que vous luiadressiez ni un mot ni un regard, elle et moinous ressortirons pour causer. Si elle peutm’assurer qu’elle consent à cette démarche, jel’accomplirai ; dans le cas contraire, j’y renon-cerai.

Il bondit de son siège.

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— Je vois votre manœuvre, exclama-t-il.Vous voudriez l’amener à refuser.

— Ce n’est pas impossible, répliquai-je.Mais quoi qu’il en soit, cela se passera commeje l’ai dit.

— Et si je refuse ?

— En ce cas, monsieur Drummond, il nenous restera plus qu’à nous couper la gorge.

Ce ne fut pas sans trembler que je pronon-çai le mot, car la carrure de notre homme,la longueur de son bras et son habileté bienconnue à l’escrime me donnaient matière à ré-fléchir, sans compter qu’il était le père de Ca-triona. Mais j’aurais pu m’épargner cescraintes. À voir la pauvreté de mon gîte – ilne remarqua point les costumes de sa fille, quiétaient tous également nouveaux pour lui – etdu fait que je m’étais montré peu disposé à luiprêter de l’argent, il avait conçu une forte idéede ma pauvreté. La nouvelle inattendue de mafortune le convainquit de son erreur. Il n’avait

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fait qu’un bond sur cette nouvelle occasion, etil s’y était déjà si fort attaché qu’il eût, je crois,tout supporté plutôt que d’en venir à l’alterna-tive du combat.

Quelques minutes encore il prolongea ladiscussion, mais je trouvai enfin un argumentqui lui ferma la bouche.

— Puisque vous répugnez à me laisser voirla demoiselle sans témoins, lui dis-je, il me fautsupposer que vous avez de bonnes raisons decroire que je ne me trompe pas sur son mau-vais vouloir.

Il balbutia une défaite quelconque.

— Mais tout ceci est des plus préjudiciablesà notre honneur à tous deux, ajoutai-je ; nousferions mieux de garder un silence prudent.

C’est ce que nous fîmes jusqu’au retour dela jeune fille, et je ne puis m’empêcher decroire qu’un témoin survenant à l’improvistenous eût trouvé un air fort sot.

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XXVIII

Dans lequel je reste seul

J’ouvris la porte à Catriona et l’arrêtai sur leseuil.

— Votre père désire que nous fassions unepromenade, lui dis-je.

Elle regarda James More, qui acquiesça, etlà-dessus, comme un soldat à l’exercice, elle fitvolte-face pour m’accompagner.

Nous prîmes un de nos chemins habituels,où nous avions autrefois été si heureux en leparcourant ensemble. Je marchais à un demi-pas en arrière, de sorte que je pouvais l’obser-ver à son insu. Ses petits souliers faisaient surle pavé un bruit singulièrement coquet et triste,et je songeai à la singularité de ce moment, où

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je marchais pour ainsi dire entre deux desti-nées, sans savoir si j’entendais ces pas pour ladernière fois ou si leur bruit devait m’accom-pagner jusqu’au jour où la mort viendrait nousséparer.

Elle évitait de me regarder, et marchaitdroit devant elle, comme si elle devinait ce quiallait suivre. Je comprenais que si je ne par-lais pas tout de suite je n’aurais plus le cou-rage de le faire, mais je ne savais par où com-mencer. Dans cette pénible situation, alors quel’on me jetait pour ainsi dire dans les bras unejeune fille qui s’était déjà rendue à merci, jene pouvais sans inconvenance la presser beau-coup, mais, d’autre part, n’en rien faire eût parubien froid. Entre ces deux extrémités, je balan-çai longtemps ; et lorsque à la fin je réussis àparler on peut dire que je m’exprimai au ha-sard.

— Catriona, fis-je, vous me voyez dans unesituation fort pénible ; ou, pour mieux dire,nous y sommes tous les deux ; et je vous serais

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très obligé si vous me permettiez de me laisserparler jusqu’au bout sans m’interrompre.

Elle me le promit sans hésiter.

— Eh bien ! repris-je, ce que j’ai à vous direest très gênant, et je sais trop que je n’ai aucundroit de le dire. Après ce qui s’est passé entrenous vendredi dernier, je n’ai plus aucun droit.Notre égarement s’est porté (et le tout par mafaute) à un point tel qu’il ne me reste plus qu’àme taire ; c’était là mon intention primitive,et rien n’était plus loin de ma pensée que devous importuner davantage. Mais, chère amie,la chose est devenue indispensable et je nepuis m’y dérober. Voyez-vous, cette fortunequi m’arrive fait de moi un meilleur parti ; et…l’affaire n’aurait plus un aspect tout à fait aussiridicule que précédemment. À part cela, ons’imagine que nos relations sont devenues siétroites, comme je vous le disais, qu’il vaudraitmieux n’y rien changer. À mon point de vue,c’est là une opinion excessive, et à votre placeje ne m’en soucierais nullement. Mais il est

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juste que j’en parle, car sans aucun doute cetteconsidération influe sur James More. Je pensed’ailleurs que nous n’étions pas si malheureuxnaguère quand nous habitions ensemble danscette ville. Je crois que nous nous entendrionsfort bien à nous deux. Il vous suffirait, machère amie, d’un regard en arrière…

— Je ne regarde ni en arrière ni en avant,interrompit-elle. Dites-moi seulement unechose : est-ce mon père qui vous envoie ?

— Il approuve ma démarche. Il approuveque je vous demande en mariage…

Et j’allais continuer en faisant un nouvel ap-pel à ses sentiments ; mais sans m’écouter elleme lança tout à trac :

— C’est lui qui vous a dicté cette conduite !Inutile de nier, vous venez de dire vous-mêmeque rien n’était plus loin de votre pensée. C’estlui qui vous y pousse.

— Il m’en a parlé le premier, si c’est celaque vous voulez dire.

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Elle marchait de plus en plus vite, en regar-dant au loin devant elle ; mais à ces mots elleeut une légère exclamation, et se mit presque àcourir.

— Sans quoi, continuai-je, après ce quevous m’avez dit vendredi dernier, je n’auraisjamais eu l’impudence de vous faire une telleproposition. Mais que voulez-vous que j’yfasse : il me l’a pour ainsi dire demandé.

Elle s’arrêta et se planta devant moi.

— Eh bien, c’est refusé en tout cas, s’écria-t-elle, et tenez-vous-le pour dit.

Et elle se remit de nouveau en marche.

— Je n’avais, en effet, rien de mieux à at-tendre de vous, repris-je ; mais il me sembleque vous pourriez tâcher d’être un peu plusaimable pour moi avant de me quitter. Je nevois pas pourquoi vous êtes si dure. Je vous aibeaucoup aimée, Catriona – laissez-moi vousappeler encore ainsi pour la dernière fois. J’aifait pour vous tout ce que j’ai pu, je m’efforce

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de faire encore de même, et je regrette seule-ment de ne pouvoir mieux faire. Je m’étonneque vous vous ingéniiez à être dure enversmoi.

— Ce n’est pas à vous que je pense, fit-elle.Je pense à cet homme, à mon père.

— Et quand même cela serait ! Je puis vousêtre utile de ce côté-là aussi ; je veux l’être. Ilest tout à fait nécessaire, ma chère amie, quenous parlions de votre père ; car, avec le tourqu’a pris cet entretien, c’est James More qui neva pas être content.

Elle s’arrêta de nouveau.

— C’est parce que je suis perdue d’hon-neur ? demanda-t-elle.

Je ne sus que répondre et demeurai muet.

Une lutte semblait se livrer en elle. Soudain,elle éclata :

— Qu’est-ce que tout cela signifie donc ?D’où vient ce déversement de honte sur ma

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tête ? Dites. David Balfour, comment avez-vous eu l’audace ?

— Ma chère amie, que pouvais-je faired’autre ?

— Je ne suis pas votre chère amie, reprit-elle, et je vous défends de m’appeler ainsi.

— Je ne songe guère à mes expressions,répliquai-je. J’en suis navré pour vous, missDrummond. Quoi que je puise dire, soyez sûreque ma sympathie vous est acquise dans votrepénible situation. C’est la seule chose que jetienne à vous faire remarquer, pendant quenous pouvons encore causer tranquillement,car il va y avoir du tapage quand nous rentre-rons tous les deux. Croyez-en ma parole, ce nesera pas trop de nous deux pour que cette af-faire se termine pacifiquement.

— Certes, fit-elle. (Et ses joues s’empour-prèrent.) Est-ce qu’il voudrait se battre avecvous ?

— C’est bien son intention.

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Elle eut un rire déchirant.

— Allons, vrai, c’est complet ! s’écria-t-elle.

Puis, se tournant vers moi :

— Mon père et moi nous faisons bien lapaire, mais grâce à Dieu il y a encore quelqu’unde pire que nous. Je remercie le bon Dieu dem’avoir permis de vous voir sous ce jour. Il nepeut exister de fille qui ne doive vous mépriser.

Je venais de faire preuve d’une grande pa-tience, mais cette fois je n’y tins plus. Je ripos-tai :

— Vous n’avez pas le droit de me parlerde la sorte. Ne me suis-je pas toujours efforcéd’être bon pour vous ? Et voici ma récom-pense ! Oh ! c’en est trop !

Elle ne cessait de me regarder avec un sou-rire haineux.

— Lâche ! prononça-t-elle.

— Que le mot vous rentre dans la gorge àvous et à votre père ! m’écriai-je. Aujourd’hui

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déjà je l’ai bravé dans votre intérêt. Je le brave-rai de nouveau, ce puant putois ; et peu m’im-porte lequel de nous deux succombera ! Al-lons, en route pour la maison : finissons-en ! Jeveux en finir avec toute cette clique du High-land. Vous verrez ce que vous en penserezquand je serai mort.

Elle me regarda en hochant la tête avec cemême sourire pour lequel je l’aurais battue.

— Oh, ne riez donc pas, m’écriai-je. J’ai vuvotre charmant père rire moins bien tantôt. Cen’est pas que je veuille dire qu’il avait peur,m’empressai-je d’ajouter, mais il préféraitl’autre moyen.

— Comment cela ? fit-elle.

— Quand je lui ai offert de dégainer contrelui.

— Vous avez offert à James More de dégai-ner contre lui ?

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— Évidemment, et je l’y ai trouvé peu dis-posé, sans quoi nous ne serions pas ici.

— Il y a quelque chose là-dessous. Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Il allait vous forcer à m’accepter, et jen’ai pas voulu de cela. Je lui ai déclaré qu’il fal-lait vous laisser libre, et que je devais vous par-ler seul à seule, mais je ne m’attendais guèreà un pareil entretien ! « Et si je refuse ? » medit-il. – « Alors, lui répliquai-je, il ne nous res-tera plus qu’à nous couper la gorge, car je neveux pas qu’on m’impose une épouse. » Ce futainsi que je lui parlai ; et je parlais par amitiépour vous ; j’en suis joliment récompensé ! Àcette heure, c’est bien de votre libre volontéque vous refusez de m’épouser, et il n’est au-cun père du Highland ni d’ailleurs qui puisseexiger ce mariage. Soyez tranquille : vos désirsseront respectés, j’en fais mon affaire, une foisde plus. Mais il me semble que vous pourriezau moins avoir la pudeur d’affecter quelquegratitude. Ah ! certes, je croyais que vous me

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connaissiez mieux. Je ne me suis pas conduittout à fait bien envers vous, mais c’est la fautede ma faiblesse. Et aller me croire un lâche, etun tel lâche – oh ! jeune fille, quel coup vousme portez là pour finir !

— David, comment pouvais-je deviner ?s’écria-t-elle. Mais c’est affreux ! Moi et lesmiens – elle accompagna le mot d’une excla-mation de détresse – moi et les miens nous nesommes pas dignes de vous adresser la parole.Oh ! je m’agenouillerais devant vous en pleinerue, je vous baiserais les mains pour obtenirvotre pardon.

— Je me contente des baisers que j’ai déjàobtenus de vous, répliquai-je. Je me contentede ceux que je désirais et qui valent quelquechose : je ne veux pas qu’on m’embrasse parrepentir.

— Qu’allez-vous penser de cette misérablefille ? reprit-elle.

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— Ce que je viens de m’évertuer à vousdire ! Que vous ferez mieux de me laisser là,moi que vous ne pouvez rendre plus malheu-reux, pour vous occuper de James More, votrepère, avec qui vous allez sans nul doute avoirmaille à partir.

— Oh ! quel sort de devoir courir le mondeseule avec un tel homme ! s’écria-t-elle ; et ellese ressaisit d’un grand effort. Mais ne voustourmentez plus de cela, reprit-elle. Il ignore ceque j’ai dans le cœur. Il me paiera cher ce qu’ila fait aujourd’hui ; oh oui, il me le paiera cher !

Elle s’apprêta à retourner sur ses pas, et j’al-lai pour l’accompagner. Sur quoi elle fit halte.

— Laissez-moi seule, me dit-elle. C’esttoute seule que je dois le voir.

Un bon moment j’errai par les rues, furieuxet me répétant qu’il n’y avait pas dans toutela chrétienté de garçon plus abusivement traitéque moi. J’étouffais de colère, je n’arrivais pasà reprendre ma respiration ; il me semblait

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qu’il n’y avait pas dans tout Leyde assez d’airpour mes poumons, et que j’allais m’asphyxiercomme au fond de la mer. Je m’arrêtai à uncoin de rue pour rire de moi une minute en-tière, et je ris si fort qu’un passant me dévisa-gea, ce qui me rappela à moi-même.

— Allons, pensai-je, il y avait assez long-temps que j’étais dupe. Il fallait que cela finît.Voilà une bonne leçon qui doit m’apprendre àn’avoir rien à faire avec ce maudit sexe qui acausé la perte de l’homme au commencementet qui en fera autant jusqu’à la fin. Dieu saitque je n’étais pas trop malheureux avant de laconnaître ; Dieu sait que je serai peut-être denouveau heureux quand je ne la verrai plus.

Le principal pour moi, c’était de les voirpartir. Je m’attachai farouchement à cetteidée ; et peu à peu, avec une sorte de joie mau-vaise, je me mis à réfléchir à la piètre exis-tence qu’ils mèneraient quand David Balfourne serait plus leur vache à lait ; et là-dessus,à ma grande surprise, mes dispositions se mo-

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difièrent du tout au tout. J’étais encore en co-lère ; je la détestais toujours ; et cependant jecroyais me devoir à moi-même de l’empêcherde souffrir.

Cette considération me ramena tout droità la maison. Je trouvai à la porte les mallesfaites et ficelées, tandis que le père et la filleportaient sur leurs traits les signes d’une ré-cente dispute. Catriona ressemblait à une pou-pée de bois ; James More respirait avec force,il avait le visage plaqué de taches blanches etle nez froncé. Dès mon entrée, la jeune fillelui adressa un regard ferme, net et sombre,que je m’attendis presque à voir suivre d’uncoup de poing. Ce geste était plus méprisantqu’un ordre, et je fus surpris de voir JamesMore l’accepter. D’évidence il venait de trou-ver à qui parler, et je compris que la jeune fillen’était pas aussi douce que je le croyais, et quel’homme avait plus de patience que je ne lui enavais attribué.

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Il parla enfin, en m’appelant monsieur Bal-four, et récitant une leçon évidente ; mais iln’alla pas bien loin, car dès qu’il se mit à enflerpompeusement la voix, Catriona l’interrompit :

— Je vais vous exposer, moi, ce que JamesMore veut dire, fit-elle. Il veut dire que nousvenons à vous en mendiants, et que nousayons mal agi avec vous, et que nous avonshonte de notre ingratitude et de notre mau-vaise conduite. À cette heure nous désironspartir et emporter votre pardon ; et mon père asi mal conduit sa barque que nous ne pouvonsle faire sans une fois de plus vous demanderl’aumône. Car voilà ce que nous sommes, pourtout dire : des mendiants et des solliciteurs.

— Avec votre permission, Miss Drummond,répliquai-je, il faut que je parle à votre père enparticulier.

Sans ajouter un mot, elle passa dans sachambre dont elle claqua la porte.

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— Vous l’excuserez, monsieur Balfour, ditJames More. Elle n’a aucun tact.

— Je ne suis pas ici pour discuter ce pointavec vous, ripostai-je, mais bien pour en finiravec vous. Et dans ce but je dois vous parlerde votre situation. Or, monsieur Drummond, jeconnais vos affaires de plus près que vous n’ycomptiez. Je sais que vous aviez de l’argent àvous tandis que vous m’en empruntiez. Je saisque vous en avez reçu depuis que vous êtes ici,à Leyde, mais que vous l’avez caché même àvotre fille.

— Je vous avertis de faire attention. Je n’ensupporterai pas davantage, lança-t-il. J’en aiassez d’elle et de vous. Ah ! quel maudit métierque d’être père ! On a employé à mon égarddes expressions… Et s’interrompant, il repriten se posant la main sur la poitrine : Monsieur,ce cœur, qui est celui d’un soldat et d’un père,a été outragé sous ces deux rapports – et jevous avertis de faire attention.

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— Si vous m’aviez laissé continuer, répli-quai-je, vous auriez su que je parlais pour votrebien.

— Ah ! mon cher ami, exclama-t-il, je voisque je pouvais compter sur votre générosité.

— Mais laissez-moi donc parler ! repris-je.Le fait est que je n’ai pu arriver à découvrir sivous êtes riche ou pauvre. Mais j’ai dans l’idéeque vos ressources, mystérieuses ou non, n’ensont pas moins au total insuffisantes ; or, je neveux pas que votre fille manque du nécessaire.Soyez bien certain que si j’osais lui parler di-rectement je ne songerais pas un seul instantà vous confier la chose, car je vous connaiscomme ma poche et toutes vos vantardises delangage ne sont pour moi que du vent. Néan-moins je pense qu’à votre façon vous aimezvotre fille, et c’est là-dessus que je me fonderaipour vous faire plus ou moins confiance.

Là-dessus je convins avec lui qu’il me ren-drait compte de ses faits et gestes ainsi que du

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bien-être de sa fille, moyennant quoi je lui ser-virais une modeste pension.

Il m’écouta jusqu’au bout très attentive-ment ; et lorsque j’eus fini, s’écria :

— Mon cher ami, mon cher fils, c’est là ceque vous avez encore fait de plus beau ! Jevous obéirai avec la loyauté d’un soldat…

— Taisez-vous donc avec cela ! fis-je. Vousm’avez amené au point que le seul mot de sol-dat me donne la nausée. Voici notre affaire ré-glée ; à présent je sors pour ne rentrer quedans une demi-heure, et j’espère trouver alorsmes appartements purgés de votre présence.

Je leur donnai tout leur temps ; je craignaissurtout de revoir Catriona, car les larmes etla faiblesse étaient prêtes dans mon cœur, etje me faisais de ma colère une sorte de pointd’honneur. Une heure environ passa : le soleilétait couché, une mince faucille de jeune lunele remplaçait dans l’Occident rouge ; desétoiles se montraient déjà dans l’Est, et lorsque

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je rentrai enfin dans mon appartement, la nuitbleue l’emplissait. J’allumai une chandelle etpassai en revue les chambres. Dans la pre-mière il ne restait pas même de quoi rappelerle souvenir de ceux qui avaient disparu ; maisdans un coin de la seconde j’aperçus un petittas d’objets qui me mit le cœur sur les lèvres.Elle avait en partant laissé derrière elle tout cequ’elle avait reçu de moi. Ce fut pour moi lecoup le plus amer, peut-être parce que c’étaitle dernier auquel je m’attendais ; je me jetai surcette pile de vêtements et me livrai à des ex-travagances que je n’ose rapporter.

Tard dans la nuit, par une forte gelée, et cla-quant des dents, je me ressaisis un peu et memis à réfléchir. La vue de ces pauvres robes, deses rubans et de ses colifichets m’était insup-portable : si je voulais recouvrer quelque calmed’esprit, il me fallait m’en débarrasser avantle jour. Mon premier mouvement fut de fairedu feu et de les brûler ; mais j’ai toujours étéd’une nature opposée au gaspillage, d’une part,

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et d’autre part, brûler ces objets qui l’avaienttouchée de si près, me semblait de la barbarie.Avisant un buffet d’angle je me résolus à lesy enfermer. L’opération me prit beaucoup detemps, car je les pliais maladroitement peut-être, mais avec beaucoup de soin ; et parfoisje pleurais au point de les laisser tomber. Toutcourage m’avait abandonné ; j’étais plus lasqu’après une course de plusieurs milles, et bri-sé comme si j’avais reçu des coups. Soudain,comme je pliais un foulard qu’elle portait quel-quefois autour de son cou, je vis qu’il y man-quait un angle, coupé avec des ciseaux.Comme je le lui avais fait remarquer souvent,ce foulard était d’une très jolie teinte ; un jourqu’elle le portait, je lui avais même dit, par ma-nière de badinage, qu’elle portait mes couleurs.J’eus un rayon d’espérance, et un flot de dou-ceur m’inonda ; mais au bout d’un instant jeme replongeais dans la détresse. Car je retrou-vai l’angle manquant tout chiffonné et jeté àpart dans un autre coin de la pièce.

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Mais en raisonnant, je repris quelque es-poir. C’était dans un accès d’enfantillagequ’elle avait coupé cet angle ; il n’y avait riend’étonnant à ce qu’elle l’eût ensuite rejeté ; etje me sentis enclin à attacher plus d’impor-tance au premier geste qu’au second, et à meréjouir de ce qu’elle eût conçu l’idée de ce sou-venir, plus qu’à m’attrister de ce qu’elle l’avaitrejeté loin d’elle dans un instant de rancunebien naturelle.

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XXIX

Où nous nous retrouvons à Dunkerque

Ainsi bref, tout malheureux que je fusse lesjours suivants, le bonheur et l’espoir me visi-taient parfois. Je me plongeai dans mes étudesavec beaucoup d’assiduité ; et je m’efforçai depatienter jusqu’à l’arrivée d’Alan, ou jusqu’à ceque j’apprisse des nouvelles de Catriona parl’intermédiaire de James More. Au cours denotre séparation, je reçus en tout trois lettresde lui. L’une m’annonçait leur arrivée dans laville de Dunkerque en France, d’où James netarda point à repartir seul pour accomplir unemission secrète. Elle le conduisit en Angleterreauprès de lord Holderness, et j’ai toujours re-gretté amèrement de voir mon bon argent

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payer les frais de ce voyage. Mais il a besoind’une longue cuiller celui qui soupe avec lediable, ou bien James More. Durant cette ab-sence, devait venir le temps de m’expédier unenouvelle lettre ; et comme cette lettre était lacondition des subsides, il avait pris le soin del’écrire d’avance et de me la faire expédier parCatriona. Celle-ci, rendue soupçonneuse parnotre correspondance, n’eut rien de plus presséque de rompre le sceau après son départ. Ceque je reçus commençait donc par ces lignesde James More :

Mon cher monsieur,

Votre honoré don m’est bien parvenu, et jevous en accuse réception comme convenu. Il serafidèlement dépensé pour ma fille, laquelle est enbonne santé et se rappelle au souvenir de notrecher ami. Je la trouve un peu pâle depuis quelquetemps, mais j’espère avec l’aide de Dieu la voirbientôt rétablie. Nous menons une vie fort retirée,mais nous nous distrayons avec les airs mélanco-

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liques de nos montagnes natales, et en nous pro-menant sur le bord de la mer qui regarde l’Écosse.Je regrette bien le temps où je gisais sur le champde bataille de Gladsmuir, couvert de cinq bles-sures. J’ai trouvé ici un emploi dans les harasd’un gentilhomme français, qui apprécie ma com-pétence. Mais, mon cher monsieur, mon salaire estd’une médiocrité si déplorable que je rougirais devous en dire le chiffre. C’est ce qui rend vos sub-sides plus nécessaires que jamais pour le bien-êtrede ma fille, quoique j’ose dire que la vue des vieuxamis lui serait encore meilleure.

Croyez-moi, mon cher monsieur,

Votre affectionné et dévoué serviteur.

J. MacGregor Drummond

Je trouvai au-dessous, de l’écriture de Ca-triona :

« Ne croyez rien de ce qu’il vous dit : ce n’estqu’un tissu de mensonges.

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C.M.D.

Même, non contente d’ajouter ce post-scriptum, elle dut avoir bonne envie de sup-primer la lettre, car celle-ci ne me parvint quelongtemps après sa date, et fut suivie de prèspar la troisième. Dans l’intervalle qui les sépa-ra, Alan était arrivé, et il me rendait la vie parses joyeux propos. Il m’avait présenté à soncousin du Hollande-Écosse, homme qui buvaitde façon inouïe, et qui manquait d’intérêt parailleurs ; j’avais pris part à maints joyeux ban-quets, le tout sans grande influence sur monchagrin. Alan s’intéressait beaucoup à mes re-lations avec James More et sa fille ; mais jene tenais guère à lui donner de détails, et sescommentaires sur le peu que je lui en disais nem’encourageaient pas aux confidences.

— Je n’y vois ni queue ni tête, me disait-il,mais j’ai dans l’idée que vous vous êtes conduitcomme un nigaud. Peu de gens sont doués deplus d’expérience qu’Alan Breck, mais je n’ai

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jamais ouï parler d’une fille comme celle-là.Telle que vous me la racontez, la chose est in-admissible. Il faut, David, que vous ayez fait unterrible gâchis de cette affaire.

— Il y a des fois où je suis bien de cet avis,répliquai-je.

— Le plus curieux, c’est que vous semblezmalgré tout avoir du goût pour elle ?

— Un goût infini, Alan, et qui pourrait bienme conduire au tombeau.

— Eh bien, cela me passe, en tout cas !conclut-il.

Je lui montrai la lettre avec le post-scrip-tum de Catriona.

— Et ceci encore ! exclama-t-il. On ne peutdénier quelque convenance à cette Catriona, etmême du bon sens ! Quant à James More, il estcreux comme un tambour ; ce n’est que men-songes et jérémiades, et cependant je ne puisnier qu’il se soit battu assez bien à Gladsmuir,

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et ce qu’il dit de ses blessures est exact. Maisson défaut est d’être vain.

— Voyez-vous, Alan, repris-je, cela me faitpitié de laisser cette jeune fille en d’aussipiètres mains.

— On en trouverait difficilement de pluspiètres, avoua-t-il. Mais qu’est-ce que vous ypouvez ? Il en va ainsi entre hommes etfemmes, David : les femmes agissent sans au-cune raison. Ou bien elles aiment l’homme, etalors tout va bien ; ou elles le détestent, et onpeut épargner son souffle – il n’y a rien à faire.Elles ne sortent pas de ces deux catégories : –celles qui vendraient leur chemise pour vous,et celles qui ne regardent jamais de votre cô-té. C’est tout ce qu’il y a comme femmes, etvous me paraissez trop nigaud pour distinguerles unes des autres.

— Ma foi, en ce qui me regarde, je crainsque vous ne disiez vrai, repartis-je.

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— Et cependant il n’y a rien de plus simple !s’écria Alan. Je vous enseignerais volontiers lamanière d’opérer ; mais vous me paraissez êtrené aveugle, et c’est là une grosse difficulté.

— Et vous ne pouvez pas m’aider, vous quiêtes si habile dans ce métier ?

— C’est que, David, je ne me trouvais paslà. Je suis comme un officier en campagne quin’a en fait d’éclaireurs que des aveugles : quelgenre de renseignements peut-il se procurer ?Mais je persiste à croire que vous aurez com-mis une gaffe quelconque, et si j’étais de vousje ferais de nouveau une tentative sur elle.

— Est-ce vrai, ami Alan ?

— Oui, j’essaierais.

La troisième lettre me parvint tandis quenous étions plongés dans un entretien de cegenre, et on va voir qu’elle arriva tout à fait àpoint. James se prétendait assez inquiet au su-jet de la santé de sa fille, laquelle je crois nes’était jamais mieux portée ; il me prodiguait

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les expressions flatteuses, et pour finir me pro-posait d’aller les voir à Dunkerque.

« Vous avez pour le moment l’agréable sociétéd’un mien vieux camarade, M. Stewart, écrivait-il. Pourquoi ne l’accompagneriez-vous pas jus-qu’ici lors de son retour en France ? J’ai quelquechose de très particulier à lui communiquer ; et, entout cas, je serai enchanté de retrouver un vieuxcamarade de régiment. Quant à vous, mon chermonsieur, ma fille et moi serions fiers de recevoirnotre bienfaiteur, que nous regardons, elle commeun frère, et moi comme un fils. Le gentilhommefrançais s’est montré de la plus sordide avarice,et je me suis vu dans la nécessité de quitter sonharas. Vous nous trouverez en conséquence, assezpauvrement logés à l’auberge d’un nommé Bazin,dans les dunes ; mais on y jouit de la tranquillité,et je ne doute pas que nous n’y passions quelquesjours agréables, durant lesquels M. Stewart et moinous rappellerons nos campagnes, et vous et mafille vous divertirez d’une façon plus convenable àvotre âge. Je prie en tout cas M. Stewart de venir

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ici : l’affaire que je lui destine offre le plus magni-fique avenir. »

— Que peut me vouloir cet homme ? s’écriaAlan, après avoir lu. Ce qu’il veut de vous estassez clair – c’est de l’argent. Mais quel besoinpeut-il avoir d’Alan Breck ?

— Oh ! ce n’est sans doute qu’un prétexte,fis-je. Il est toujours entiché de notre mariage,que je souhaite de tout cœur voir se réaliser. Etil vous demande aussi parce qu’il se figure queje viendrais moins volontiers sans vous.

— Ma foi, je voudrais bien savoir, repritAlan. Lui et moi n’avons jamais été du mêmebord ; nous nous faisions toujours une figurecomme deux cornemuseurs. « Quelque choseà me communiquer ? » Je pourrais bien avoir,moi, quelque chose à lui envoyer quelque part,quand nous aurons fini. Pardieu, je pense quece serait assez drôle d’aller voir ce qu’il meveut ! Outre que je verrais aussi votre demoi-

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selle. Qu’en dites-vous, David ? Ferez-vous levoyage avec Alan ?

On peut bien croire que je ne me fis pasprier, et comme le congé d’Alan tirait à sa fin,nous nous mîmes aussitôt en route pour cettenouvelle aventure.

Ce fut par un soir de janvier que nous ar-rivâmes dans la ville de Dunkerque. Laissantnos chevaux à la poste, nous prîmes un guidepour nous mener à l’auberge de Bazin, situéehors des murs. La nuit était complète, et nousfûmes les derniers à sortir de l’enceinte forti-fiée : nous entendîmes les portes se refermerderrière nous. Par-delà les fossés se trouvait unfaubourg éclairé, dont nous traversâmes unepartie, avant de nous enfoncer dans un cheminobscur. Après quoi nous errâmes dans la nuitparmi les dunes de sable, où nous arrivait lemurmure de la mer. Nous avançâmes un mo-ment de la sorte, suivant notre guide au sonde sa voix ; et je commençais à croire qu’ilse fourvoyait, quand nous parvînmes au haut

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d’un monticule. Sur les ténèbres se détachaitune fenêtre mal éclairée.

— Voilà l’auberge à Bazin, nous dit le guide.

Alan fit claquer sa langue.

— C’est plutôt isolé, dit-il ; et je compris àson ton qu’il n’était pas très satisfait.

Au bout de quelques minutes nous péné-trions dans le rez-de-chaussée de cette maison,qui formait une salle unique. Un escalier decôté menait aux chambres, des tables et desbancs s’alignaient contre les murs, le feu desti-né aux apprêts culinaires brûlait à un bout, etl’on voyait à l’autre la trappe de la cave. Bazin,gros homme de mauvaise mine, nous dit que legentilhomme écossais était allé il ne savait où,mais que sa demoiselle était en haut. Il montala prévenir.

Je tirai de mon sein le foulard privé de sonangle, et le nouai autour de mon cou. J’enten-dais battre mon cœur ; et quand Alan me ta-pota l’épaule en plaisantant, j’eus peine à rete-

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nir un juron. Mais notre attente fut brève. J’en-tendis à l’étage le pas de Catriona, et je la visdans l’escalier. Elle descendit très posément etm’accueillit toute pâle et avec dans ses alluresun certain semblant de curiosité et de malaisequi me troubla singulièrement.

— Mon père, James More, ne tardera plus àrentrer. Il sera fort heureux de vous voir, nousdit-elle. Puis tout à coup son visage s’enflam-ma, ses yeux s’illuminèrent, les mots s’arrê-tèrent sur ses lèvres elle venait d’apercevoir lefoulard. Son trouble ne dura qu’un instant maisce fut avec une animation nouvelle qu’elle setourna vers Alan :

— C’est donc vous Alan Breck son ami ?Maintes et maintes fois je l’ai entendu parler devous, et je vous aime déjà pour votre bravoureet votre bonté.

— Bon, bon, fit Alan, qui la regardait sanslâcher sa main ; et voici donc la jeune per-

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sonne, à la fin finale ! David, vous avez été bienmaladroit à me la décrire.

Jamais je ne l’avais entendu parler de façonaussi cordiale : sa voix me faisait l’effet d’unchant.

— Hé quoi ! il m’a décrite ? exclama-t-elle.

— Il n’a fait que cela, depuis que j’ai quittéla France ! répliqua Alan ; et il m’en a donnéun spécimen en Écosse, un soir, dans un boisprès de Silvermills. Mais allons gai ! ma chère,vous êtes plus jolie qu’on ne me l’a dit. Et jene doute plus maintenant que nous devionsêtre une paire d’amis. Je suis un peu l’homme-lige de notre David, je suis comme un chienà ses talons ; tous ceux qu’il aime, je dois lesaimer aussi… et pardieu, il faut qu’eux aussim’aiment ! Vous voyez donc mieux à présentdans quelle situation vous vous trouvez vis-à-vis d’Alan Breck, et je ne crois pas que vousperdiez au change. Il n’est pas très joli, machère, mais il est fidèle envers ceux qu’il aime.

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— Je vous remercie de tout cœur pour vosbonnes paroles, lui répondit-elle. Elles m’ho-norent, venant d’un brave et honnête homme,auquel je me sens incapable de répondre di-gnement.

Usant de la liberté accordée aux voyageurs,nous n’attendîmes pas James More pour man-ger, et nous nous mîmes à table tous les trois.Alan fit asseoir Catriona auprès de lui, et s’oc-cupa de la servir ; il la faisait boire la premièreà son verre et il l’entourait de mille préve-nances, sans toutefois me donner le moindremotif de jalousie ; et il dirigea si bien la conver-sation sur le mode joyeux que ni elle ni moine nous trouvâmes jamais embarrassés. Celuiqui nous aurait vus n’eût pas manqué de croirequ’Alan était le vieil ami et moi l’étranger. Defait, j’eus souvent l’occasion d’aimer et d’admi-rer cet homme, mais jamais autant que ce soir-là ; et je ne pus m’empêcher de remarquer, àpart moi, ce que je risquais parfois d’oublier,à savoir qu’il avait non seulement plus d’expé-

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rience de la vie, mais dans son genre beaucoupplus de dons naturels que moi. Quant à Catrio-na, elle paraissait tout à fait ravie ; son rire fai-sait une sonnerie de cloches, sa face rayonnaitcomme un matin de mai ; et j’avoue que mal-gré ma joie j’étais aussi un peu triste et me ju-geais en comparaison de mon ami un person-nage épais et lourd, bien mal fait pour m’intro-duire dans la vie d’une jeune femme, au risquede devenir pour elle un rabat-joie.

Mais si j’étais destiné à ce rôle, je constataidu moins que je n’étais pas le seul ; car JamesMore rentrant soudain, la jeune fille se mé-tamorphosa en statue de pierre. Durant toutle reste de cette soirée, jusqu’au moment oùsur un mot d’excuse elle s’éclipsa pour s’allercoucher, je ne cessai de la surveiller ; or jepuis jurer qu’elle ne sourit plus, qu’elle parla àpeine, et qu’elle ne leva plus les yeux de des-sus la table. Si bien que je m’étonnai de voir sagrande affection d’autrefois changée en un dé-goût haineux.

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Quant à James More, il est superflu d’endire grand-chose : on connaît déjà de lui toutce qu’on pouvait en connaître, et je suis lasde rapporter ses mensonges. Il suffit de savoirqu’il but beaucoup, et ne nous raconta guèreque des choses insignifiantes. Ce qu’il avait àcommuniquer à Alan, il le réservait pour le len-demain et pour le tête-à-tête.

Il était d’autant plus aisé de nous décevoir,Alan et moi, que nous étions très fatigués denotre journée de cheval, et que nous nous reti-râmes peu après la sortie de Catriona.

Nous fûmes bientôt seuls dans une chambreoù nous devions nous accommoder d’un litunique. Alan me regarda avec un singulier sou-rire.

— Quel âne vous faites ! me dit-il.

— Que voulez-vous dire par là ? m’écriai-je.

— Ce que je veux dire ? Il est inconcevable,ami David, que vous soyez si totalement stu-pide.

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À nouveau je le priai de s’expliquer.

— Eh bien, voici. Je vous ai dit qu’il y adeux espèces de femmes – celles qui ven-draient leur chemise pour vous, et les autres.Vous n’avez qu’à essayer pour votre compte,mon brave ! Mais qu’est-ce que ce mouchoirfait à votre cou ?

Je le lui expliquai.

— Je pensais bien que c’était quelque chosedans ce genre-là, fit-il.

Et j’eus beau le presser jusqu’à l’importu-ner, il refusa de plus rien ajouter.

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XXX

La lettre du navire

La lumière du jour nous montra mieux dansquel isolement se trouvait l’auberge. Bienqu’elle fût hors de vue de la mer, elle en étaitévidemment toute proche, et des monticulesde sable pelés l’environnaient de toutes parts.On n’en voyait dépasser que les deux ailes d’unmoulin, semblables aux oreilles d’un âne quieût été lui-même entièrement caché. Au début,il faisait calme plat, mais le vent ne tarda pointà se lever, et nous eûmes l’étrange spectacle deces grandes ailes qui tournaient en se poursui-vant l’une l’autre par-derrière la butte. Aucuneroute ne passait par là, mais un certain nombrede traces de pas venant de toutes les direc-tions de la dune convergeaient vers la porte

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de M. Bazin. Comme celui-ci se livrait à un tasde trafics plus ou moins illicites, la situationde son auberge faisait son meilleur gagne-pain.Les contrebandiers la fréquentaient, les agentspolitiques et les bannis qui passaient l’eau yvenaient attendre leur départ ; et il y avait pisencore, peut-être, car on aurait pu massacrertoute une famille dans cette maison sans quepersonne s’en doutât.

Je dormis peu et mal. Longtemps avant lejour je me levai d’auprès de mon compagnonde lit, pour aller me chauffer à l’âtre et marcherde long en large devant la porte. L’aube parutdans un ciel très couvert ; mais peu après ilse leva un vent d’ouest qui balaya les nuages,dégagea le soleil et fit tourner le moulin. Il yavait dans l’azur comme un air de printemps,à moins que ce ne fût dans mon cœur ; et l’ap-parition successive des grandes ailes par-des-sus la dune me divertit beaucoup. À certainsmoments je percevais le grincement du méca-nisme ; et vers huit heures et demie Catriona

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se mit à chanter dans la maison. À ces accentsj’aurais volontiers lancé mon chapeau en l’air,et ce lieu morne et solitaire me fit l’effet d’unparadis.

Néanmoins, comme le jour s’avançait etqu’il ne passait personne, je sentis un malaiseinexprimable m’envahir. Il me semblait qu’unmalheur me menaçait ; les ailes du moulin, sur-gissant et disparaissant tour à tour derrière ladune, semblaient m’espionner ; et toute imagi-nation à part, c’étaient là un voisinage et unemaison bien singuliers pour y faire habiter unejeune fille.

Au déjeuner, que nous prîmes tard, je nedoutai plus que James More ne fût en proie àla crainte ou à l’indécision, tout comme Alan,qui le surveillait de près ; et toute cette appa-rence de duplicité d’une part, et de vigilancede l’autre, me mit sur des charbons ardents. Lerepas à peine terminé, James sembla prendreune décision : il nous déclara poliment qu’ilavait en ville un rendez-vous urgent (avec le

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gentilhomme français, me dit-il) et il nous priade l’excuser jusqu’à midi. Cependant, il entraî-na sa fille vers l’autre extrémité de la salle,pour lui dire avec vivacité quelques motsqu’elle écouta sans aucun entrain.

— Ce James me revient de moins en moins,me dit Alan. Il y a quelque chose qui ne va pasdroit avec lui, et je ne m’étonnerais pas qu’AlanBreck le tienne à l’œil aujourd’hui. J’aimeraisbien voir ce gentilhomme français là-bas, Da-vid. De votre côté vous avez un emploi touttrouvé, c’est de demander à la demoiselle desnouvelles de votre affaire. Vous n’avez qu’à luiparler carrément – dites-lui d’abord que vousn’êtes qu’un âne ; et ensuite, si j’étais vous, etsi vous êtes capable de le faire avec naturel,je lui laisserais entendre qu’un danger me me-nace : les femmes adorent cela.

— Je ne sais pas mentir, Alan ; je ne saispas le faire avec naturel, répliquai-je, le contre-faisant.

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— Tant pis pour vous ! reprit-il. Alors vouspourrez lui dire que je vous l’ai conseillé, celala fera rire, ce qui reviendra presque au même.Mais voyez-les donc tous les deux ! Si je n’étaisaussi sûr de la fille, et si elle n’était pas aussicamarade avec Alan, je croirais qu’il se tramelà-bas quelque guet-apens.

— Elle est donc camarade avec vous,Alan ?

— Elle m’aime énormément. C’est que je nesuis pas comme vous, moi : je sais parler. Je lerépète : elle m’estime énormément. Et ma foi,je l’estime beaucoup, moi aussi ; et avec votrepermission, Shaws, je vais m’en aller un peu là-bas dans les dunes, afin de voir de quel côtés’en va James.

L’un après l’autre ils s’en allèrent : Jamesà Dunkerque, Alan sur ses traces, Catriona enhaut à sa chambre, et je restai seul à table.Je comprenais très bien pourquoi la jeune filleévitait de se trouver seule avec moi ; mais cela

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ne faisait pas mon compte, et je résolus del’amener à un entretien avant le retour desautres. Tout bien examiné, je crus bon d’at-tendre Alan. Si je me trouvais hors de vue par-mi les dunes, la belle matinée l’attirerait au-de-hors, et quand je la tiendrais à ciel ouvert, j’enviendrais à mes fins.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Je venais à peinede me dissimuler derrière un monticule, lors-qu’elle apparut sur le seuil de l’auberge, inspec-ta les alentours ; et, ne voyant personne, s’enalla par un sentier qui menait directement versla mer. Je la suivis. Je n’étais pas pressé de luirévéler ma présence : plus loin elle irait, plusj’aurais de temps pour m’expliquer avec elle ;et comme le chemin était de sable, il m’étaitfacile de la suivre sans qu’elle m’entendît. Lesentier s’éleva et arriva enfin au sommet d’unehaute dune. De là, je découvris pour la pre-mière fois la solitude désolée qui entourait l’au-berge ; on n’y voyait personne, et l’unique de-meure humaine était celle de Bazin, plus le

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moulin. Mais un peu plus loin, la mer s’étalait,avec deux ou trois navires, nets comme uneestampe. L’un de ces derniers était extrême-ment proche du rivage pour un si grand bâti-ment, et j’éprouvai une nouvelle surprise désa-gréable en reconnaissant la silhouette du Sea-horse. Qu’est-ce qu’un navire anglais pouvaitdonc venir faire si proche de France ? PourquoiAlan avait-il été attiré dans son voisinage, etcela en un lieu si éloigné de tout espoir de se-cours ? Était-ce par hasard, ou par un fait ex-près, que la fille de James More se rendait pré-sentement au rivage ?

J’arrivai bientôt derrière elle sur la crête do-minant la plage. Celle-ci s’allongeait, solitaire ;au milieu de son étendue, on voyait accostéle canot d’un vaisseau de guerre, et l’officierde service arpentait le sable comme s’il atten-dait quelqu’un. Je m’assis à un endroit où leslongues herbes me cachaient en partie, et je re-gardai ce qui allait se passer. Catriona marchadroit au canot ; l’officier l’accueillit avec poli-

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tesse ; tous deux échangèrent quelques mots ;je vis Catriona recevoir une lettre, puis s’enretourner. Au même moment, comme si ellen’avait plus rien à faire sur le continent, l’em-barcation démarra et se dirigea vers le Sea-horse. L’officier toutefois resta à terre et dispa-rut entre les dunes.

Ce trafic ne m’agréait guère ; et plus j’y ré-fléchissais, moins il me plaisait. Était-ce Alanque cherchait l’officier ? ou bien Catriona ? Elles’en venait la tête basse, sans lever les yeux dusable, et m’offrait un tableau si gracieux que jene pouvais douter de son innocence. Puis, le-vant la tête, elle me reconnut, sembla hésiter,et se remit en marche, mais d’un pas plus lent,et en changeant de visage. À cette vue tout ceque j’avais sur le cœur – crainte, soupçons, etle souci de sauver mon ami – disparut d’un seulcoup, et je me relevai pour l’attendre, ivre d’es-pérance.

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Quand elle fut auprès de moi, je lui adressaiun « bonjour », qu’elle me rendit avec une cer-taine gêne.

— Me pardonnerez-vous de vous avoir sui-vie ? lui demandai-je.

— Je sais que vous ne me voulez jamaisque du bien, répondit-elle. Puis, avec un légeréclat : Mais pourquoi donc envoyer de l’argentà cet homme ? Il ne faut pas.

— Ce n’est pas du tout pour lui que je l’en-voie, répliquai-je, mais pour vous, comme vousle savez fort bien.

— Vous n’avez pas plus le droit d’en en-voyer à l’un qu’à l’autre, fit-elle. David, ce n’estpas bien.

— Je sais que c’est très mal, repris-je, et jeprie Dieu qu’il aide ce sot garçon à mieux fairesi possible. Catriona, la vie que vous menezn’est pas digne de vous, et je vous demandepardon de le dire, mais votre père n’est pasdigne de prendre soin de vous.

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— Surtout, pas un mot de lui ! s’écria-t-elle.

— J’en ai assez dit, ce n’est pas lui qui mepréoccupe. Oh, soyez-en sûre ! Je ne pensequ’à une chose. Voici longtemps que je suisresté seul à Leyde ; et en me rendant à mescours je ne pensais qu’à cela. Puis Alan est ar-rivé, et m’a mené chez les soldats, à leurs ban-quets ; là encore j’avais la même pensée. Et ilen était déjà de même quand je me trouvais au-près d’Elle… Catriona, voyez-vous ce foulardà mon cou ? Vous en avez coupé un angle quevous avez ensuite rejeté loin de vous. Ce sontvos couleurs, à présent ; et je les porte sur moncœur. Ô chère, je ne saurais jamais me passerde vous. Tâchez donc de m’imiter.

Je me plaçai devant elle, afin de l’empêcherd’aller plus loin.

— Tâchez de faire comme moi, répétai-je ;tâchez de me supporter un peu.

Elle n’avait encore rien dit, et une craintemortelle m’envahit peu à peu.

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— Catriona, m’écriai-je, en la regardant detoutes mes forces, me trompai-je de nouveau ?Suis-je définitivement condamné ?

Elle leva la tête vers moi, haletante.

— Vous voulez donc de moi pour de bon,David ? fit-elle, d’une voix presque impercep-tible.

— Oui, pour de bon, répliquai-je. Oh, je suissûr que vous n’en doutez pas.

— Il ne me reste plus rien à donner ni à gar-der, fit-elle. J’étais toute à vous dès le premierjour, si seulement vous aviez voulu accepter ledon de moi-même.

Nous étions alors sur le sommet d’unedune, en plein vent et bien en vue du navireanglais ; pourtant je m’agenouillai devant ellesur le sable, embrassai ses genoux, et éclataien brusques sanglots. J’étais absolument horsde moi et incapable de toute pensée. Je ne sa-vais, plus où j’étais, j’oubliais la cause de monbonheur, je savais seulement qu’elle se pen-

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chait vers moi, me caressant le visage et la poi-trine. Ce fut dans ces sentiments que je l’enten-dis prononcer :

— Davie, ô Davie, est-ce donc là ce quevous pensez de moi ? Est-ce ainsi que vousm’aimez ? Ô Davie, Davie !

Elle se mit également à pleurer, et noslarmes se confondirent dans un bonheur abso-lu.

Ce ne fut guère avant dix heures du matinque je me rendis compte enfin de la félicitéqui m’était échue ; assis tout contre elle, sesmains dans les miennes, je la regardais dansles yeux, et je riais de joie comme un enfant, etje lui donnais des petits noms d’amour. Jamaisnul endroit ne m’avait paru aussi beau que cesdunes de Dunkerque ; et les ailes du moulin,tournant par-dessus le monticule, faisaient enmoi comme une musique.

Je ne sais combien de temps encore nousaurions persisté dans notre oubli de tout ce qui

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n’était pas nous, si je n’avais par hasard fait uneallusion à son père. Cela nous rendit à la réali-té.

— Ma petite amie – je ne cessais de l’appe-ler ainsi, me délectant à évoquer le passé, et laregardant de plus près par intervalles – ma pe-tite amie, vous voici maintenant toute mienne ;mienne pour toujours, ma petite amie, et cethomme n’existe plus pour vous.

Elle pâlit soudain, et retira sa main desmiennes.

— David, emmenez-moi loin de lui ! s’écria-t-elle. Il se prépare quelque chose de mauvais :il ne me dit pas la vérité. Il va se passerquelque chose de mauvais ; j’en ai l’intimepressentiment. Et d’abord que peut-il bienavoir à faire avec ce vaisseau royal ? Que peutsignifier ce pli ? – Et elle me tendit la lettre.– Je crains bien qu’il n’en résulte du mal pourAlan. Ouvrez-le, David, ouvrez et lisez.

Je le pris, le regardai, et hochai la tête.

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— Non, fis-je, cela me répugne, je ne sau-rais ouvrir la lettre d’un autre.

— Pas même pour sauver un ami ?

— Je ne sais pas. Je ne pense pas. Si seule-ment j’en étais sûr !

— Mais vous n’avez qu’à rompre le sceau !

— Je le sais, mais cela me répugne.

— Donnez, je l’ouvrirai, moi.

— Ni vous non plus. Vous moins que per-sonne. Elle concerne votre père et son hon-neur, ma chérie, que nous suspectons l’un etl’autre. Nul doute que cet endroit n’ait un airinquiétant, avec ce vaisseau anglais là-bas etce mot adressé à votre père, et cet officier quiest resté à terre. L’officier est-il seul, d’ailleurs ?N’y en a-t-il pas d’autres avec lui ? Qui sait sion ne nous épie pas en cette minute même ?Certes oui, il faudrait que quelqu’un ouvrît lalettre, mais ni vous ni moi n’en avons le droit.

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J’en étais là, et je me sentais envahi parla crainte d’une embuscade, lorsque j’aperçusAlan, qui revenait d’avoir suivi James, ets’avançait tout seul parmi les dunes. Son uni-forme de soldat, qu’il portait comme toujours,lui donnait fort belle prestance, mais je ne pusm’empêcher de frémir en songeant que cet ha-bit ne lui servirait guère, s’il venait à être pris,jeté dans une embarcation, et porté à bord duSeahorse, comme déserteur, rebelle, et de pluscondamné pour assassinat.

— Le voilà, dis-je, le voilà celui qui plus quetous a le droit de l’ouvrir ; ou bien ce sera vous,s’il le juge convenable.

Là-dessus je l’appelai par son nom, et nousnous dressâmes pour qu’il nous vît mieux.

— Mais dans ce cas – dans le cas d’unenouvelle honte – la supporterez-vous ? me de-manda-t-elle, en me considérant d’un œil in-quiet.

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— On m’a déjà posé une question de cegenre, lorsque je venais de vous rencontrerpour la première fois, répliquai-je. Et quelle futma réponse ? Que si je vous aimais comme jele croyais – et combien je vous aime encoredavantage ! – je vous épouserais au pied del’échafaud.

Son visage s’empourpra, et elle se rappro-cha de moi pour me prendre la main et me ser-rer sur son cœur. Ce fut dans cette posture quenous attendîmes Alan.

Il s’approcha de nous avec un singulier sou-rire.

— Qu’est-ce que je vous avais dit, David ?fit-il.

— Il y a temps pour tout, Alan, répliquai-je,et c’est l’heure d’être sérieux. Quel est le résul-tat de votre course ? Vous pouvez tout dire de-vant notre amie.

Il me répondit :

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— J’ai fait une course inutile.

— Nous avons donc été plus heureux quevous, repris-je, et voici du moins un cas impor-tant dont je vous fais juge. Voyez-vous ce na-vire ? – Et je le lui désignai. – C’est le Seahorse,capitaine Palliser.

— Je l’ai bien reconnu, fit Alan. Il m’a don-né assez de tintouin quand il était stationnédans le Forth. Mais qu’est-ce qui lui a pris devenir si près de terre ?

— Je vous dirai d’abord ce qu’il est venufaire. Il est venu pour apporter cette lettre àJames More. Quand au motif qu’il a de resteraprès l’avoir livrée, et pourquoi un de ses offi-ciers se cache dans les dunes, et s’il est ou nonvraisemblable que cet officier soit seul – c’est àvous que je le demande !

— Une lettre à James More ? fit-il.

— Exactement.

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— Eh bien, moi je vous dirai autre chose.La nuit dernière, pendant que vous dormiez survos deux oreilles, j’ai entendu notre hommeconverser en français avec quelqu’un, et puisla porte de l’auberge s’est ouverte et refermée.

— Mais, Alan ! m’écriai-je, vous avez dormitoute la nuit, je suis prêt à en jurer.

— À votre place je ne me fierais pas tropau sommeil d’Alan. Mais ceci a mauvais air.Voyons la lettre.

Je la lui tendis.

— Catriona, fit-il, vous m’excuserez, chèreamie ; mais il ne s’agit de rien moins que demes jolis os, et je vais être forcé de la décache-ter.

— C’est tout ce que je demande, fit Catrio-na.

Il l’ouvrit, la parcourut, et brandit le poingau ciel.

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— Le puant blaireau ! fit-il. Et il fourra lepapier dans sa poche. Allons, rassemblons noseffets. C’est la mort qui m’attend ici. Et il se miten marche vers l’auberge.

Ce fut Catriona qui parla la première.

— Il vous a vendu ? interrogea-t-elle.

— Oui, vendu, ma chère, fit Alan. Maisgrâce à vous et à Dieu, je lui échapperai. Vite,que je retrouve mon cheval !

— Il faut que Catriona nous accompagne,repris-je. Elle n’a plus rien à faire avec cethomme. Elle va se marier avec moi.

À ces mots elle pressa ma main sur soncœur.

— Oh, oh ! vous en êtes là ? fit Alan, avecun regard en arrière. C’est la meilleure besogneque vous ayez encore accomplie tous les deux.Et je dois dire, ma foi, que vous faites uncouple bien assorti.

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Le chemin que nous suivîmes nous fit pas-ser tout près du moulin, et j’aperçus caché der-rière un homme en pantalon de matelot, quisurveillait les alentours. Mais, bien entendu,nous le prîmes à revers.

— Voyez, Alan ! fis-je.

— Chut ! fit-il. Cela me regarde.

L’homme était sans doute un peu étourdipar le tic-tac du moulin, et il ne s’aperçut denotre présence que quand nous fûmes tout au-près de lui. Alors il se retourna. C’était un grosgarçon au teint d’acajou.

— Je crois, monsieur, fit Alan, que vousparlez anglais.

— Non, monsieur, fit-il en français, avec unaccent abominable.

— Non, monsieur, s’écria Alan, le contrefai-sant. C’est ainsi qu’on vous apprend le fran-çais sur le Seahorse ? Eh bien, attrape, espèce

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de gros malotru, ton postérieur connaîtra mabotte écossaise.

Et sans lui laisser le temps de s’échapper, ilbondit sur lui, et lui décocha un coup de piedqui l’étendit à plat. Puis, avec un sourire fé-roce, il le regarda se relever, et décamper à tra-vers les dunes.

— Allons, il est grand temps que je quitteces lieux déserts, fit Alan. Et il se remit en che-min, courant de toute sa vitesse, et toujourssuivi de nous deux, vers la porte de derrière del’auberge.

Juste comme nous entrions par cette porte,nous nous trouvâmes face à face avec JamesMore qui entrait par l’autre.

— Vite ! dis-je à Catriona, vite ! montezfaire vos paquets ; ce n’est pas votre place ici.

Cependant James et Alan s’étaient rejointsau milieu de la salle. Elle passa auprès d’euxpour gagner l’escalier, et après avoir graviquelques marches, elle se retourna, mais sans

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s’arrêter, pour les regarder encore. Et certesils valaient la peine d’être vus. Dans cette ren-contre Alan avait pris son maintien le plus gra-cieux et le plus poli, mais son air était en mêmetemps fort belliqueux, si bien que James Moreflaira la menace cachée, comme on sent le feudans une maison, et il se tint prêt à toute oc-currence.

Le temps pressait. Dans la situation d’Alan,avec autour de lui cette solitude peuplée d’en-nemis, César lui-même eût tremblé. Mais loinde s’en émouvoir, ce fut selon ses habitudes deraillerie familière qu’Alan ouvrit l’entretien.

— Bonjour, monsieur Drummond, fit-il.Quelle affaire vient donc de vous occuper là-bas ?

— C’est une affaire privée, et qui serait troplongue à vous conter, répliqua James More.Nous pouvons attendre pour cela d’avoir sou-pé.

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— Je n’en suis pas aussi sûr que vous, repritAlan. J’ai dans l’idée que c’est l’instant ou ja-mais d’en parler. Sachez que M. Balfour et moinous avons reçu un mot qui nous force à partir.

Je lus de la surprise dans les yeux deJames, mais il se contint.

— Pour vous en empêcher, je n’ai qu’unmot à vous dire, et ce mot a trait à mon affaire.

— Eh bien, dites. Et ne vous occupez pas deDavie.

— C’est une affaire qui peut nous enrichirtous les deux.

— En vérité ?

— Oui, monsieur. Il s’agit tout bonnementdu trésor de Cluny.

— Ah bah ! vous savez quelque chose ?

— Je connais l’endroit, monsieur Stewart,et je puis vous y mener.

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— C’est le bouquet ! Allons, j’ai bien fait devenir à Dunkerque. Ainsi donc, c’était là votreaffaire ? Et nous partageons par moitié, je sup-pose ?

— C’est bien cela, monsieur.

— Bon, bon, fit Alan. Puis, sur le même tond’un intérêt naïf : Cela n’a rien à voir avec leSeahorse, alors ?

— Avec quoi ? s’écria James.

— Ou avec le matelot dont je viens de bot-ter les fesses là derrière le moulin ? poursuivitAlan. Taisez-vous donc ! assez de mensonges.J’ai dans ma poche la lettre de Palliser. Vousêtes brûlé après cela, James More. Jamais plusvous n’oserez vous montrer devant des genspropres.

James en fut désarçonné. Livide, il restamuet une seconde, puis se redressa bouillantde colère.

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— Est-ce à moi que vous parlez, bâtard ?beugla-t-il.

— Ignoble porc ! s’écria Alan. Il lui décochaen pleine figure un retentissant soufflet, et enun clin d’œil leurs épées s’entrechoquèrent.

Au premier heurt de l’acier, j’eus un mou-vement de recul instinctif. Me souvenant quec’était le père de la jeune fille, et en quelquesorte le mien, je dégainai et m’élançai pour lesséparer.

— Arrière, David ! Êtes-vous fou ? Arrière,de par le diable ! hurla Alan. Vous ne voulezpas ? Eh bien que votre sang retombe sur votretête !

Par deux fois je rabattis leurs épées. Rejetécontre la muraille, je m’interposai de nouveauentre eux. Sans s’occuper de moi, ils se char-geaient en furieux. Je n’ai jamais compris com-ment j’ai pu éviter d’être écharpé ou de blesserl’un de ces deux Rodomonts. La scène se dé-roulait autour de moi comme un rêve. Tout à

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coup un grand cri jaillit de l’escalier, et Catrio-na s’élança devant son père. Au même instantla pointe de mon épée rencontra quelque chosequi céda. Je la ramenai rougie. Je vis couler dusang sur le foulard de la jeune fille, et je restaianéanti.

— Allez-vous le tuer sous mes yeux ? Jesuis sa fille après tout ! s’écria-t-elle.

— Non, ma chère, j’en ai fini avec lui, ditAlan. Et il alla s’asseoir sur une table, les brascroisés et l’épée nue au poing.

Un instant elle demeura devant son père,haletante, les yeux exorbités ; puis se retour-nant soudain, elle lui cria :

— Partez ! emmenez votre honte loin de mavue ! Laissez-moi avec les gens propres. Je suisune fille d’Alpin ! Honte des fils d’Alpin, par-tez !

Elle prononça ces mots avec une passiontelle que j’en oubliai l’horreur de mon épée en-sanglantée. Tous deux restaient face à face,

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elle avec son foulard taché de rouge, lui pâlecomme un linge. Je le connaissais suffisam-ment pour savoir qu’il était atteint au plus sen-sible de son être ; mais il réussit à prendre unair de bravade.

— Allons, fit-il, rengainant son épée, maissans quitter des yeux Alan, puisque cette rixeest terminée, je n’ai plus qu’à prendre ma va-lise…

— Aucune valise ne sortira d’ici qu’avecmoi, fit Alan.

— Monsieur ! s’écria James.

— James More, reprit Alan, cette demoi-selle votre fille doit épouser mon ami David,c’est pourquoi je vous laisse emporter votresale carcasse. Mais ne me le faites pas diredeux fois, et retirez cette carcasse de mon che-min avant qu’il ne soit trop tard. Méfiez-vous,ma patience a des bornes !

— Le diable vous emporte, monsieur ! j’aimon argent là-haut.

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— Je le regrette comme vous, monsieur, fitAlan, de son air drolatique, mais à présent,voyez-vous, il m’appartient. Et reprenant sonsérieux, il ajouta : James More, je vousconseille de quitter cette maison.

James parut hésiter un instant, mais il netenait plus, sans doute, à expérimenter les ta-lents d’escrimeur d’Alan, car soudain il nous ti-ra son chapeau, et avec une figure de damné,nous dit adieu à tour de rôle. Après quoi il dis-parut.

Je cessai d’être sous l’emprise du charme.

— Catriona, m’écriai-je, c’est moi… avecmon épée. Oh ! êtes-vous fort blessée ?

— Je sais que c’est vous, David, et je vousaime pour le mal que vous m’avez fait en dé-fendant mon méchant homme de père. Voyez(et elle me montra une égratignure saignante),voyez, vous m’avez sacrée homme. Je porteraidésormais une blessure, tel un vieux soldat.

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Transporté de joie à la voir si peu blessée,je l’embrassai pour sa bravoure et baisai sablessure.

— Est-ce que je ne serai pas aussi de l’em-brassade, moi ? Je n’en ai jamais refusé une, fitAlan. Et nous prenant chacun par une épaule,Catriona et moi, il poursuivit : Ma chère, vousêtes une vraie fille d’Alpin. Lui, de toute façon,s’est montré admirable, et il a le droit d’être fierde vous. Si jamais je devais me marier, c’estune personne comme vous que je chercheraispour être la mère de mes fils. Et je porte unnom royal et je dis la vérité.

Il prononça ces mots avec un élan chaleu-reux qui fut un baume pour la jeune fille, etpar conséquent pour moi. Nous en oubliâmespresque toutes les hontes de James More. Maisau bout d’un instant il redevint lui-même.

— Et maintenant, avec votre permission,mes amis, fit-il, tout cela est très joli, mais AlanBreck est un peu plus près du gibet qu’il ne le

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désire, et parbleu, cet endroit est admirable-ment fait pour être quitté.

Ces mots nous rendirent de la sagesse. Alancourut à l’étage et en ramena une valise, nosvalises d’arçon et celle de James More ; j’at-trapai le paquet de Catriona qu’elle avait laissétomber dans l’escalier ; et nous allions quittercette maison peu sûre, quand Bazin nous barrala route avec des pleurs et des lamentations.Lorsqu’on avait tiré les épées il s’était réfugiésous une table ; mais à cette heure il étaitbrave comme un lion. Il y avait sa note à ré-gler, une chaise cassée à payer, Alan avait ren-versé la soupière, et James More avait décam-pé.

— Tenez, m’écriai-je, payez-vous. Et je luijetai quelques louis d’or : ce n’était pas le mo-ment de lésiner.

Il se précipita sur l’argent, et sans plus nousoccuper de lui, nous nous élançâmes au-de-hors. Sur trois côtés de la maison, des matelots

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se rabattaient hâtivement ; un peu plus près denous James More agitait son chapeau afin deles presser encore ; et juste derrière lui, commepour le singer, tournaient les bras du moulin.

Alan vit le tout d’un seul coup d’œil, et semit à courir. La valise de James More le sur-chargeait outre mesure, mais il aurait préféré jecrois perdre la vie plutôt que de lâcher ce bu-tin : c’était sa revanche à lui ; et il courait si fortque j’avais peine à le suivre, délirant de joie àvoir la jeune fille galoper légèrement à mes cô-tés.

Nos adversaires, en nous apercevant, je-tèrent le masque, et les marins nous poursui-virent à grands cris. Nous avions une avancede quelque deux cents yards, et eux n’étaienten somme que de pesants mathurins. Ilsétaient armés, je suppose, mais ils n’osaientfaire usage de leurs pistolets en territoire fran-çais. Je m’aperçus vite que notre avantage, nonseulement se maintenait, mais augmentait peuà peu, et je me rassurai sur notre sort. L’alerte

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néanmoins fut chaude, mais de courte durée.Nous étions encore assez éloignés de Dun-kerque, lorsqu’en arrivant au haut d’une dune,nous découvrîmes de l’autre côté une compa-gnie de la garnison qui s’en allait à la ma-nœuvre. Je m’associai de tout cœur à l’excla-mation qui jaillit d’Alan. Il s’arrêta aussitôt decourir, et s’essuyant le front, prononça :

— Ah ! quelles braves gens, ces Français !

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CONCLUSION

Dès que nous fûmes en sûreté dans les mursde Dunkerque, nous tînmes le conseil deguerre que réclamait notre situation. Nousavions, les armes à la main, ravi une jeunefille à son père. N’importe quel juge la lui ren-drait aussitôt, et selon toute apparence me jet-terait en prison ainsi qu’Alan. Nous possédionsbien dans la lettre du capitaine Palliser un ar-gument en notre faveur, mais pas plus moi queCatriona nous ne désirions la produire en pu-blic. Sous tous rapports le plus prudent étaitd’emmener la jeune fille à Paris et de la re-mettre aux mains de son chef de clan, MacGre-gor de Bohaldie, qui serait aussi porté à secou-rir sa parente que peu désireux de déshonorerJames.

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Notre voyage fut assez long, car Catrionasavait mieux courir qu’aller à cheval, et n’étaitguère montée en selle depuis l’an 45. Mais il setermina enfin, et arrivés à Paris un samedi ma-tin de bonne heure, nous fîmes toute diligence,sous la direction d’Alan, pour trouver Bohal-die. Celui-ci était bien logé, et il vivait assez àl’aise, car, outre sa pension du Secours Écos-sais, il avait de la fortune personnelle. Il ac-cueillit Catriona comme une personne de sa fa-mille, et se montra fort civil et fort fin, quoiquemédiocrement expansif. Quand nous lui de-mandâmes des nouvelles de James More, ilhocha la tête en souriant, et son « pauvreJames ! » nous laissa entendre qu’il en savaitplus long qu’il ne voulait dire. Mais quand nouslui montrâmes la lettre de Palliser, il changeade visage.

— Pauvre James ! répéta-t-il. Bah ! il y ades gens pires que lui, après tout. Mais voilàqui est terriblement mauvais. Vraiment ! s’êtreoublié à ce point ! Cette lettre est tout à fait

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déplorable. Mais malgré tout, messieurs, je nevois aucune nécessité de la publier. C’est unméchant oiseau celui qui gâte son propre nid,et nous sommes tous Écossais et tous du High-land.

À part Alan peut-être, nous fûmes d’accordlà-dessus, et plus encore sur la question denotre mariage. Bohaldie se chargea de la cé-rémonie, et comme si James More eût cesséd’exister, il me remit Catriona d’une façon fortaimable et avec de gracieux compliments enfrançais. Tout était fini, et l’on avait porté lessantés, lorsqu’il nous révéla que James Moreétait dans la ville, arrivé depuis quelques jours,et à cette heure malade et presque à la mort.Par l’expression de son visage, ma femme merévéla son désir.

— Eh bien, allons donc le voir, dis-je.

— Si cela peut vous être agréable, dit Ca-triona. – Ce temps-là est loin.

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Il habitait dans le même quartier que sonchef, une grande maison à un coin de rue ; etnous fûmes guidés jusqu’à sa mansarde par lessons de la cornemuse du Highland qu’il ve-nait d’emprunter à Bohaldie afin de charmerses souffrances. Sans jouer aussi bien que sonfrère Bob, il faisait d’assez bonne musique, etnous fûmes étonnés de voir, attroupés sur lesmarches, des Français, dont certains riaient. Ilétait couché sur un grabat, et dès le premierabord, je vis qu’il était à toute extrémité. Ilavait beau mourir en pays étranger, il s’en fautde peu que le souvenir de cette fin ne m’irriteaujourd’hui encore. Bohaldie l’avait sans nuldoute préparé à notre venue ; il savait quenous étions mariés, et nous félicitant de l’heu-reux événement, il nous donna sa bénédiction,tel un patriarche.

— On ne m’a jamais compris, déclara-t-il.Je vous pardonne à tous les deux sans réti-cence.

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Après quoi il se remit à parler comme au-trefois, nous offrit de jouer quelques airs decornemuse, et avant mon départ m’empruntaune petite somme. Dans toute sa conduite, jen’aperçus pas trace de honte, mais il avait lepardon généreux, et il aimait à le renouveler.Il me pardonna je crois à chacune de nos ren-contres, et lorsque après quatre jours il trépas-sa quasi en odeur de sainteté, je me serais ar-raché les cheveux de dépit. Je payai ses funé-railles ; mais quant à l’inscription à mettre sursa tombe, je finis par y renoncer en me disantque la date seule suffirait.

J’estimai plus convenable de ne pas retour-ner à Leyde, où nous avions passé pour frèreet sœur, et où l’on se serait étonné de nousvoir revenir comme époux. L’Écosse nous at-tendait ; et ce fut pour cette destinationqu’après avoir recouvré ce que j’avais laissé enHollande, nous nous embarquâmes sur un na-vire des Pays-Bas.

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Et maintenant, miss Barbara Balfour (hon-neur aux dames) et M. Alan Balfour, héritierprésomptif de Shaws, voici l’histoire terminée.La plupart de ceux qui y ont figuré, vous leverrez en y réfléchissant bien, sont de vosconnaissances. Alison Hastie de Limekilnsétait la fille qui vous berçait quand vous étiez sipetits que vous ne vous en souvenez pas, et quivous promenait dans le parc quand vous étiezplus grands. Cette très grande dame, la mar-raine de Barbara, n’est autre que cette mêmemiss Grant qui se moquait tellement de DavidBalfour dans l’hôtel du lord procureur. Et vousdevez vous rappeler un petit gentleman maigreet vif, à perruque et grand manteau, qui arrivasur le tard par une nuit sombre, à Shaws, et quel’on vous présenta lorsqu’on vous eut tirés devos lits et descendus dans la salle à manger,sous le nom de M. Jameson. Alan n’a peut-êtrepas oublié ce qu’il fit sur la requête de M. Ja-meson – un acte fort déloyal, pour lequel, auxtermes de la loi, il mériterait d’être pendu – jeveux dire de boire à la santé du roi de l’autre

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côté de l’eau ? Événement singulier sous le toitd’un bon whig ! Mais M. Jameson a tous lesdroits, et je le laisserais mettre le feu à mongrenier de blé. On le connaît aujourd’hui enFrance sous le nom du chevalier Stewart.

Quant à David et à Catriona, je vais voussurveiller de près tous ces jours-ci, et je verraisi vous avez l’audace de rire de papa et ma-man. Il est vrai que nous aurions pu être plussages, et que nous nous fîmes beaucoup dechagrin pour rien ; mais vous verrez en gran-dissant que même l’artificieuse miss Barbara etmême le vaillant M. Alan ne seront pas telle-ment plus sages que leurs père et mère. Car lavie de l’homme en ce bas monde est une singu-lière plaisanterie. Les anges, dit-on, pleurent,mais je croirais plus volontiers qu’ils setiennent souvent les côtes, en nous regardant.Or, lorsque j’ai entrepris cette histoire, jem’étais résolu à ceci : raconter toutes chosescomme elles sont arrivées.

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a été édité par la

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en septembre 2020.

— Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre nu-mérique, pour les ELG : Jean-Marc, Véronique,Coolmicro et Fred, pour la BNR : Isabelle,Françoise.

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Ce livre numérique est réalisé principale-ment d’après la numérisation du groupe desEbooks libres et gratuits. Notre édition de réfé-rence est R. L. Stevenson, Catriona ou les Aven-tures de David Balfour II (Catriona), Paris, AlbinMichel, 1932. D’autres éditions ont pu êtreconsultées en vue de l’établissement du pré-sent texte. L’illustration de première page a étéréalisée par William Brassey Hole et provientde l’édition : Robert Louis Stevenson, Catriona,London, Cassel, 1893.

— Dispositions :

Ce livre numérique – basé sur un texte librede droit – est à votre disposition. Vous pouvezl’utiliser librement, sans le modifier, mais vousne pouvez en utiliser la partie d’édition spéci-fique (notes de la BNR, présentation éditeur,photos et maquettes, etc.) à des fins commer-ciales et professionnelles sans l’autorisation dela Bibliothèque numérique romande. Merci

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— Sources :

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— Qualité :

Nous sommes des bénévoles, passionnésde littérature. Nous faisons de notre mieuxmais cette édition peut toutefois être entachéed’erreurs et l’intégrité parfaite du texte par rap-port à l’original n’est pas garantie. Nos moyenssont limités et votre aide nous est indispen-sable ! Aidez-nous à réaliser ces livres et àles faire connaître…

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1 Un lord, en Écosse.

2 Quelque chose comme un liard.

3 Les fées, que la superstition commune n’osedésigner par leur vrai nom.

4 Les soldats anglais.

5 Partisan du roi George, auquel s’opposait leprétendant James, ou Jacques Ier, dit aussi « leChevalier », par ses partisans « tories », nombreuxsurtout en Écosse.

6 Pour la différencier de la monnaie d’Écosse,dont la livre ne valait qu’environ un shilling d’An-gleterre.

7 Louis XV de France.

8 Ceci doit se rapporter au premier voyage duDr Cameron. (Note de David Balfour.)

9 Lors de la Grande Rébellion de l’Écosse, enfaveur du Prétendant.

10 Master, titre de noblesse écossais.

11 Chef de clan highlander.

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12 Jeu de mots intraduisible, sur « mass », quisignifie à la fois : « messe » et « masse ».

13 Allusion à un épisode du petit livre protes-tant intitulé Le Pèlerinage du nommé Chrétien.

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Table des matières

CATRIONA MÉMOIRES SUR LESNOUVELLES AVENTURES DE DA-VID BALFOUR DANS SON PAYS ETÀ L’ÉTRANGERDÉDICACE À CHARLES BAXTER,AVOUÉPREMIÈRE PARTIE LE PROCUREURGÉNÉRAL

I Un « mendiant à cheval »II L’avocat highlanderIII Je me rends à PilrigIV Lord Prestongrange, procu-reur généralV Dans l’hôtel du procureur gé-néralVI Umquile, Maître(10) de LovatVII Je pèche contre l’honneurVIII Le spadassin

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IX La bruyère en feuX L’homme aux cheveux rouxXI Le bois de SilvermillsXII De nouveau en route avecAlanXIII La plage de GillaneXIV Le BassXV L’histoire de Tod Lapraik,contée par Andie le NoirXVI Le témoin manquantXVII L’exposéXVIII « La balle en place »XIX Je suis livré aux damesXX Je continue à vivre dans labonne société

DEUXIÈME PARTIE PÈRE ET FILLEXXI Mon voyage en HollandeXXII HelvœtsluisXXIII Pérégrinations en HollandeXXIV Ce qu’il advint d’un exem-

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plaire d’HeinecciusXXV Le retour de James MoreXXVI À troisXXVII À deuxXXVIII Dans lequel je reste seulXXIX Où nous nous retrouvons àDunkerqueXXX La lettre du navire

CONCLUSIONCe livre numérique

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