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ROBIN HOBB LA DÉCRUE Les Cités des Anciens **** roman Traduit de l’anglais par A. Mousnier-Lompré

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ROBINHOBBLADÉCRUE

LesCitésdesAnciens****

roman

Traduitdel’anglaisparA.Mousnier-Lompré

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DUMÊMEAUTEURCHEZLEMÊMEÉDITEUR

LESCITÉSDESANCIENS

Dragonsetserpents(t.1)

LesEauxacides(t.2)

LaFureurdufleuve(t.3)

LESOLDATCHAMANE

LaDéchirure(t.1)

LeCavalierrêveur(t.2)

LeFilsrejeté(t.3)

LaMagiedelapeur(t.4)

LeChoixdusoldat(t.5)

LeRenégat(t.6)

Dansedeterreur(t.7)

Racines(t.8)

L’ASSASSINROYAL

L’apprentiassassin(t.1)

L’assassinduroi(t.2)

Lanefducrépuscule(t.3)

Lepoisondelavengeance(t.4)

Lavoiemagique(t.5)

Lareinesolitaire(t.6)

Leprophèteblanc(t.7)

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Lasectemaudite(t.8)

LessecretsdeCastelcerf(t.9)

Sermentsetdeuils(t.10)

Ledragondesglaces(t.11)

L’hommenoir(t.12)

Adieuxetretrouvailles(t.13)

Touscestitresontétéregroupésenquatrevolumes:

LACITADELLEDESOMBRES*,**,***et****

LESAVENTURIERSDELAMER

Levaisseaumagique(t.1)

Lenavireauxesclaves(t.2)

Laconquêtedelaliberté(t.3)

Brumesettempêtes(t.4)

Prisonsd’eauetdebois(t.5)

L’éveildeseauxdormantes(t.6)

LesSeigneursdestroisrègnes(t.7)

OmbresetFlammes(t.8)

LesMarchesdutrône(t.9)

Touscestitresontétéregroupésentroisvolumes:

L’ARCHEDESOMBRES*,**et***

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Personnages

Gardiensetdragons

ALUM:Teintclair,yeuxgrisargent;trèspetitesoreilles;nezpresqueplat.SondragonestARBUC,mâlevertargenté.

ARGENT:Auneblessureàlaqueueetpasdegardien.

BOXTEUR:CousindeKASE;yeuxcuivrés,petitetrâblé;sondragonestlemâleorangeSKRIM.

CUIVRE:Dragonbrunchétif,sansgardienattitré.

GRAFFE:Aînédesgardiens,etleplusmarquéparledésertdesPluies.SondragonestKALO,leplusgrandmâle,bleu-noir.

GRESOK:Granddragonrouge,lepremieràquitterleterraind’encoconnage.

HARRIKINE:Longetmincecommeunlézard,ilestàvingtansplusâgéquelaplupartdesgardiens.LECTERestsonfrèreadoptif;sondragonestRANCULOS,mâlerougeauxyeuxargentés.

HOUARKENN:Grandgardiendégingandé.DévouéàsondragonBALIPÈRE,mâlerougevif.

JERD:Gardienneblonde,fortementmarquéeparledésertdesPluies.SadragonneestVERAS,reinevertfoncéàgrenuredorée.

KANAI:Gardienaffectédestigmatesprononcés.SadragonneestlapetitereinerougeGRINGALETTE.

KASE:CousindeBOXTEUR;lesyeuxcuivrés,ilesttrapuetmusclé.SondragonestlemâleorangeDORTEAN.

LECTER:Orphelinàl’âgedeseptans,élevéparlesparentsd’HARRIKINE.SondragonestSESTICAN,grandmâlebleuponctuéd’orange,dotédepetitespiquessurlecou.

NORTEL:Gardiencompétentetambitieux.SondragonestlemâlelavandeTINDER.

SYLVE:Douzeans,cadettedesgardiens.SondragonestMERCOR,doré.

TATOU:Leseulgardiennéesclave.Ilportesurlevisageunpetitchevaletunetoiled’araignéetatoués.Sondragonestlapluspetitereine,NENTE.

THYMARA:Seizeans;adesgriffesnoiresàlaplacedesonglesetsedéplaceaisémentdanslesarbres.Sadragonneestunereinebleue,SINTARA,aussiconnuesouslenomdeGUEULE-DE-CIEL.

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TINTAGLIA:Reinedragonadulte,elleaaidélesserpentsàremonterlefleuvepours’encoconner.Onnel’aplusvuedepuisplusieursannéesdansledésertdesPluies.

LESTERRILVILLIENS

ALISEKINCARRONFINBOK:Issued’unefamilledésargentéemaisrespectabledeMarchandsdeTerrilville.Spécialistedesdragons.MariéeàHESTFINBOK.Yeuxgris,nombreusestachesderousseur.

HESTFINBOK:MarchanddeTerrilvilledebelleprestance,bienétablietfortuné.

SÉDRICMELDAR:SecrétairedeHESTFINBOKetamid’enfanced’ALISE.

L’ÉQUIPAGEDUMATAF

BELLINE:Matelot.MariéeàSOUARGE.

CARSONLUPSKIP:Chasseurdel’expédition,vieilamideLEFTRIN.

DAVVIE:Chasseur,apprentideCarsonLUPSKIP;environquinzeans.

GRANDEIDER:Matelot.

GRIG:Chatdubord;roux.

HENNESSIE:Second.

JESS:Chasseurengagépourl’expédition.

LEFTRIN:Capitaine.Robuste,yeuxgris,cheveuxchâtain.

SKELLI:Matelot.NiècedeLEFTRIN.

SOUARGE:Hommedebarre.NaviguesurleMatafdepuisplusdequinzeans.

MATAF:Gabarelongueetbasse.Plusanciennevivenefexistante.Portd’attache:Trehaug.

AUTRESPERSONNAGES

ALTHÉAVESTRIT:SecondduParangondeTerrilville.TantedeMALTAKHUPRUS.

BÉGASTICORED:Marchandchalcédien;chauve,riche;partenairecommercialdeHESTFINBOK.

BRASHENTRELL:CapitaineduPARANGONdeTerrilville

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CLEF:MousseduPARANGON,ancienesclave.

DETOZI:GardiennedesoiseauxmessagersdeTrehaug.

DUCDECHALCÈDE:DictateurdeChalcède,âgéetmalportant.

EREK:GardiendesoiseauxmessagersdeTerrilville.

MALTAKHUPRUS:«Reine»desAnciens,résideàTrehaug.MariéeàREYNKHUPRUS.

PARANGON:Vivenef.Aaidélesserpentsàremonterlefleuvejusqu’àleurterraind’encoconnage.

SELDENVESTRIT:JeuneAncien;frèredeMALTAetneveud’ALTHÉA.

SINADARICH:MarchandchalcédienquipasseunmarchéavecLEFTRIN.

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VINGT-QUATRIÈMEJOURDELALUNEDELAPRIÈRE

Sixièmeannéedel’AllianceIndépendante

desMarchands

D’Erek,GardiendesOiseaux,Terrilville,

àDetozi,GardiennedesOiseaux,Trehaug

Dansl’étuici-joint,unmessagedeHestFinbok,livréparpigeonvoyageuràJamailliapourêtreenvoyéparlemoyenleplusrapidepossibleàlagabareMatafetàsespassagersSédricMeldaretAliseFinbok,etleurenjoignantdereveniràTerrilvilleauplustôt.LesMarchandsdeCassaricetdeTrehaugdoiventêtreinforméspardesplacardsaffichésdanslesSallesdesMarchandsdecesdeuxvillesquelesdettescontractéesparlesdeuxpersonnesenquestionneserontpashonoréesau-delàdu30ejourdelaLunedelaPrière.

Detozi,

L’auteurdecemessageal’airextrêmementcontrarié,etj’avouequecetteaffairem’intriguedeplusenplus.Safemmes’est-elleenfuieavecsonsecrétaire?MaispourquoidansledésertdesPluies?Onditiciquetousdeuxparaissaientsatisfaitsdeleurexistence,sibienqueleuraventuresuscitelastupeuretlescandale.

Erek

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Confessions

RELPDADÉCHIQUETAITLACARCASSEsansseplaindredesapuanteur,etSédricregrettaitdenepouvoirpartagersonéquanimité.Elledemeuraitdésormaisàlapériphériedesonespritetdesespensées,etl’odeuretlegoûtdelaviandeputréfiéeflottaientcommedessouvenirsspectrauxdanssabouche.Illesrepoussaens’efforçantdenepasleslaissersouillerlesfruitsqueCarsonavaitrécoltés.

Lechasseurétaitrevenucommeill’avaitpromis.CommeRelpdarenâclaitàsereplongerdansl’eau,lesdeuxhommesavaientmanœuvréladépouilleflottantepourlarapprocherduradeauoùsetenaitladragonne;l’élanétaitcouvertdeboue,etlesnécrophagesavaientcommencéàl’attaquer,maisRelpdas’enmoquait:depuisqu’onleluiavaitlivréàdomicile,elleavaitpourseulbutdeseremplirl’estomac.

Lesarbresàl’écorcelissequiavaientrésistéauxtentativesd’escaladedeSédricavaientcédéàCarson,lestemalgrésacorpulence,etquin’avaitpaseul’aird’avoirplusdemalàgrimperqu’unearaignéeàparcourirunmur.Sédricavaitvoululesuivre,maissespaumesbrûléesparl’acideleluiavaientinterdit;ilavaitrenoncéalorsqu’ilnes’étaithisséquedesaproprehauteurlelongdel’arbre,etmêmeredescendreluiavaitposédesproblèmes:enselaissanttomberdutronc,ils’étaitmalreçu,etilsouffraitàprésentd’unecheville.

Carsonétaitrevenuausoirtombantavecunebandoulièrepleinedefruits,certainssemblablesàceuxqueJessavaittrouvés,d’autresdedeuxespècesdifférentes,l’unejauneetsucrée,ladeuxièmedelatailled’unpoing,dureetverte.IlyavaittantdeplantesquipoussaientdansledésertdesPluies,dontilneconnaissaitrien!Ilchoisitundesfruitsvertsetletournaetleretournaentresesmainsjusqu’aumomentoùCarsonleluiôtapourletapotersuruntronccommeunœufdur;l’épaissecoquevertesedétachaalorsetrévélaunepeaucharnueetblanche.«Mangeztout,luiditCarson;çan’apasgrandgoût,maisçacontientbeaucoupd’humidité.»

Lechasseuravaitlonguementparlé;avecforcedétails,ilavaitracontéàSédriccommentlavagueavaitfrappélebateau,commentilsavaientsurvécu,retrouvélecapitaine,puisdécouvertlaplupartdesgardiensdisparus.Avecstupeur,Sédricavaitapprisqu’Alisen’étaitpasàborddelagabareaumomentdelacrue,etavecsoulagementqu’elleétaitsaineetsauve.IlavaitlaisséCarsonallerauboutdesoncompterendu,etàprésentlechasseurl’observaitattentivement,nonpasfranchement,maisducoindel’œil,lespaupièresmi-closes;ilavaitpartagélesfruitséquitablemententreeuxdeuxsansriendiredufaitqueSédricn’avaitenrienparticipéàleurcueillette.Mêmeaprèsquel’hommeavaitdonnéàmangeràladragonne,Sédrics’étaitattenduàcequ’ilproposâtunplanpourabattreRelpdaafind’entirerunbénéfice:sil’autrechasseuretlecapitaineétaientdemèche,ilétaitlogiquedepenserqueCarsonfaisaitaussipartiedeleurbande;et,siJessavaitapprisàCarsonqueSédricdétenaitdeséchantillonsdedragon,celaexpliquaitsasollicitudeetcelledeDavvieenversleTerrilvillienetleursfréquentesvisiteschezlui.Ilssavaienttousdeuxqu’ilavaitintroduitdusangdedragonàbordduMataf;s’ilsmettaientlamainsurcetrésor,leurfortuneétaitfaite.

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Unefoislesfruitsdévorés,Carsonétaitalléchercherunelourdemarmiteenferdanssoncanoë,yavaitverséunpeud’huileetl’avaitenflammée,aprèsquoiilavaitalimentélefeuavecdesboutsdeboisetdesbranchettesrésineusesprélevéssurlestroncslesplussecs.Laflambéeavaitdonnéunelumièrefuligineuse,unechaleurbienvenue,ettenuenrespectcertainsinsectesnocturnes.Assissurleurradeau,lesdeuxhommescontemplaientlefleuvesurlequellanuits’assombrissait;desétoilescommençaientàscintillerdanslerubandecielau-dessusd’eux.

Carsons’éclaircitlagorge.«Jecroyaisquevousnepouviezpascommuniqueraveclesdragons,quevousnecompreniezpascequ’ilsdisaient.»

LaquestionpritSédricaudépourvu,etilserisquaàs’approcherdelavérité.«Toutachangéquandjemesuismisàlesfréquenterdavantage;et,aprèsqueRelpdam’asauvéettransportéjusqu’ici,mafoi,nousnoussommescomprisdemieuxenmieux.»Voilàuneexplicationrelativementexacteetfacileàretenir:letypedemensongeleplusefficace.Sonregardseperditsurlasurfacedel’eau.

«Vousn’êtespastrèscausant,hein?fitlechasseur.

—Jen’aipasgrand-choseàdire»,réponditSédricsurladéfensive.Puissonéducationpritlarelève.«Àpartmerci.»Avecuneffort,ilsetournapourcroiserleregardhonnêtedesonvoisin.«Mercidevousêtremisànotrerecherche.J’ignoraistotalementcequej’allaisfaire;jenesaispasgrimperauxarbrespourycueillirdesfruits,etjen’aijamaischassénipêché.»D’untonplusformaliste,ilajouta:«Jesuisvotreobligé.»ChezlesMarchands,cetteformulen’étaitpasseulementdepolitesse:c’étaitlareconnaissanced’unevéritabledette.

«Bah!J’ail’impressionquevousnevousdébrouillezpasmaldutout,réponditCarson,magnanime.Mais,d’habitude,quelqu’undansvotrepositionracontesonhistoireàquiveutl’entendre,l’arrivéedelavague,cequ’ilafait…»Illaissasaphraseensuspens,espérantlasuite.

LeregarddeSédricseperditdansl’obscurité.Ilfallaitrévélerautantdefacettesdelavéritéquepossible;ainsi,ilnerisqueraitrien.«Jenemerappellepaslasurvenuedelavague.J’étaisdescenduàterrepour…pourmedégourdirlesjambes.Quandjesuisrevenuàmoi,Relpdametenaitdanssagueule,latêtehorsdel’eau;naturellement,ellenageaitaveclecourant,etj’aieutouteslespeinesdumondeàlaconvaincredesedirigerverslaberge–enfin,làoùelles’étendaitpeudetempsauparavant.Jecraignaisqu’ellenetombeàboutdeforcesavantd’yarriver,maisnousysommesparvenus.

—C’estvrai»,intervintladragonne,labouchepleine,trèscontented’elle-mêmeetravied’entendreSédricracontercommentellel’avaitsecouru.

«Çanem’étonnepasquevousnevoussouveniezpasdetout:ondiraitquevousavezprisunrudecoup.»

LeTerrilvillienportalamainàsajoueenflée.«Eneffet»,dit-ilàmi-voix,etilsetut,espérantquelaconversations’éteindraitd’elle-même.Iléprouvaitpresqueduplaisiràrestersansbougerdanslanuit,prèsdufeuquidansaitdanslamarmite.Ilavaitencorefaim,ilétaitencoreperclusdedouleurs,maisaumoinsiln’avaitplusàsedemandercommentilallaitsurvivreaulendemain:CarsonleprendraitenmainetleramèneraitauMataf.Sapetitecabinepuanteluiapparaissaitàprésentcommeunrefuge,unabri

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contrel’eauomniprésenteetlafaim;ilytrouveraitdesvêtementspropres,del’eauchaudeetunrasoir,et,danslacoquerie,desalimentscuits,touteschosessimplesquiluisemblaientsoudaininfinimentprécieuses.Çan’avaitriendetrèsadmirable,sedit-il.Plustôtdanslajournée,ilavaitsuseprendreencharge,ainsiqueladragonne,et,laveille,ilavaitétécapabledetuerunhomme;maisilétaitmaintenantprêtàrenonceràcettecomédie,àsecroirecompétentdanscesdomaines,etàlaisserquelqu’und’autres’inquiéteretréfléchiràsaplace.

PasétonnantqueHestsefûtdétachédeluisifacilement.

Sonprojetd’introduireenfraudedeséchantillonsdedragonsenChalcèdeétaitlepland’actionlepluspersonnelqu’ileûtconçudepuisdesannées–etilfallaitvoircommeilavaitbientourné!Presqueaussibienquesonidéed’inciterHestàépouserAlise.Quelbonheurilleuravaitapporté,ainsiqu’àlui-même!Maisquandavait-ilperdulamaîtrisedesapropreexistence?Quandétait-ildevenuunfétudepailleemportéparlecourantdeHest,brinquebalé,retourné,façonnéparlui,pourfiniréchouésurcefleuveparmid’autresdébris?Distraitement,ilregardaCarsonajouterunmorceaudeboisblancetnoueuxdanslamarmite;oui,c’étaitlui:lecombustiblequialimentaitlesflammesd’unautre.

Lechasseurpoussasoudainunsoupir;ilparaissaitdéçu,maisprêtàpasseràlasuite.«Bon,voicicequejeprévoispourdemain,alors:j’aimeraisqu’onselèveleplustôtpossiblepourretournerauMataf;lecapitaineLeftrinetmoi,ons’estmisd’accordpourquejenedescendepaslefleuveplusd’unejournée,maisjedoisavouerquejesuisallébeaucoupplusloinqueprévu,etjedevraispeut-êtreenmettreuncouppourreveniravantlanuit.Vouspensezquevotredragonneseraprêteàvoyagerdemain?»

Sadragonne…C’étaitsadragonne,maintenant?

LeseulfaitdesongeràelleattiralaconsciencedeRelpdaverslui.

Oui,tuesmongardien.Etjeseraiprêteàvoyagerdemain.ÀKelsingra!

«ÀKelsingra,répéta-t-ilàmi-voix.Nousseronsprêtsàreprendrelaroute.»

Carsoneutungrandsourire;rehausséparlalueurdufeu,iltransformalevisageduchasseur,etSédricpritalorsconsciencequ’iln’étaitguèreplusâgéquelui.«Kelsingra,ditCarsonavecunhochementdetête;leboutdel’arc-en-ciel.

—Vousnecroyezpasquenousyarriverons?»

L’autrehaussalesépaules.«Quelleimportance?Çaferaunehistoireencoreplusbellesionyarrive;maisj’aiparticipéàdesexpéditionsbeaucouppluslonguesavecdesobjectifsbeaucoupmoinsprestigieux,etcelle-cim’intéressaitpourtoutuntasderaisons:emmenerDavvievoirdupaysetl’éloignerdudanger.MaisjecroisquejesuisvenupourlesmêmesmotifsqueLeftrin;toutlemondeaenviedelaissersonempreintedanslemonde,et,siondécouvrecettecité,oumêmeseulementlazoneoùelles’étendait,ceseraunerévolutiondansledésertdesPluiesetàTerrilville.Cen’estpassisouventqu’uneoccasionpareilleseprésente!Àtoutlemoins,onauraagrandilacarte:chaquesoir,Souarges’installedansleroufpourécriredesnotesetfairedescroquis,auxquelslecapitaineLeftrinajoutesesobservations.Jesstenaitaussiunjournaldevoyage,etj’yaiécritdeuxoutroistrucssurlegibierqu’onattrape,legenred’arbresquipoussentetlanaturedesberges.Touscesdétailsirontdanslesarchivesde

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laSalledesMarchandsdudésertdesPluies.D’icidesannées,quandquelqu’unchercheraunmouillagepourlanuitdanslarégion,ils’appuierasurnosdécouvertes.Onsesouviendradenousetdel’ExpéditionduMatafàKelsingra,ouuntitredanscegoût-là.C’estquelquechose,voussavez;çavautlecoupd’yparticiper.»

Sédricavaitregardélefeupendantcediscours;commeCarsonsetaisait,illevadiscrètementlesyeuxverslui,et,pourlapremièrefois,ilvitsestraitsanimés:sesyeuxbruns,profondémentenfoncés,brillaient,etseslèvresnichéesdanssabarbes’étiraientenunsouriredeparfaitesatisfaction.Sédricn’avaitjamaisvupersonneseréjouiràcepointd’unbutaussiintangible;ilavaitvuHestauparoxysmedelajoieàlaconclusiond’unexcellentmarché,sonpèreenpleinebeuveriepourfêteruneassociationlorsd’unvoyagecommercial,maisils’agissaittoujoursderichesse,d’argent,etdelapositionquil’accompagne.Telleétaitlamesured’unhomme,lestatutd’unMarchandàTerrilville,etc’étaitainsiqu’onjaugeaitquelqu’unenChalcède,àJamailliaetdanstouslespayscivilisésqu’ilavaitvisités.IlobservaitdoncCarsonenattendantunpetitsourireouunrireacerbed’autodérision.

Riennevint;et,bienquelechasseureûtavouéparticiperàl’expéditionpourlesmêmesraisonsqueLeftrin,iln’avaitpasparlédeprélèvementsd’échantillonsdedragonsnidelafortuneàentirer.

«Ondiraitunrêve»,ditSédricpourmeublerlaconversation,maisaussipourvoirs’ilpouvaitamenerl’hommeàluiconfiersonprojet;avantderegagnerleMataf,ilvoulaitserendrecomptedudangerquereprésentaitlecapitaineLeftrin.Aliserisquait-ellesavieauprèsdelui?

«Sansdoute;toutlemondepoursuitunrêve.Maisjenevousapprendsrien:vousetAlisequinoteztoutcequeserapporteauxdragons,quitâchezd’apprendred’euxtoutcequ’ilsserappellentdesAnciens,c’estlamêmechose:vousexplorezunterritoireoùpersonnen’ajamaismislespieds,dumoinsdepuistrèslongtemps.

—Cetteaventurepourraitbienrapporterpasmald’argent»,fitSédric.

Carsonéclataderire.«Peut-être,maisjen’ycroispasbeaucoup;et,silafortunearrive,jeseraisansdoutedéjàdansmatombe.Certainsgardienspensentcommevous,c’estvrai.»Ilsouritensecouantlatête.«Graffesemontelebourrichon:ilvafonderunenouvellecoloniedansledésertdesPluies;lesgardienss’approprierontlestrésorsdeKelsingra,etlesdragonslesaiderontàlesprotéger;lesbateauxetlesouvriersremonterontlefleuve,lecommerces’organisera,etGraffes’enrichira.

—C’estcequ’ildit?»Sédricétaitabasourdi.Ilrespectaitl’intelligencedeGraffe,maislejeunehommeluiavaittoujoursparutroppleind’agressivitépournourrirdesambitionsgrandioses.

«Pasàmoi,naturellement;maisils’entretientdiscrètementaveclesautresgardiens,commesiunteldiscourspouvaitresterentreeux.Jecroisqu’iltientpasmaldecesidéesdeJess,lequelaimeseprésenteràlafoiscommequelqu’unquiconnaîtlemondeetquiadel’instruction–c’est-à-dire,jepense,qu’illuiestarrivéunjourdelireunlivre–,etilabourrélecrânedecegarçondetoutuntasd’âneries.»Carsonsepenchapourcasserunebranchequipointaitduradeau;songesteexprimaitunprofondagacement.

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Quandilrepritlaparole,ilparaissaitunpeupluscalme.«D’accord,ilsepeutqu’ontrouveKelsingraetqu’onyétablisseunecolonie,maiscelanesepasserapascommeill’imagine.D’abord,lesgardiensnesontpasasseznombreux,etiln’yapasassezdefemmesparmieux;ilaàpeinedequoicréerunvillage,alorsuneville…EtleshabitantsdudésertdesPluies,commevouslesavezsûrement,nesereproduisentpasfacilement;lesenfantsquinaissentneviventparfoispasau-delàdeleurpremièreannée,etleursparentssontdesvieillardsàquaranteans.»Ilgrattalesécaillesquisurmontaientsabarbe.«Ducoup,mêmesiunedécouverteextraordinairepersuadetouteunefouledevolontairesd’embarquerpours’installer,lesnouveauxcolonsserontsansdouteplusnombreuxquelesanciens,etilsaurontleurmotàdiresurlafaçondontleschosesfonctionnent.Etpuis,mêmesiGraffeetlesautresmettentlamainsurdestrésors,lesobjetsAnciens,çanesemangepas,onestbienplacéspourlesavoir!TantquelesrichessesdesAnciensrestaientdansledésertdesPluies,personnen’entiraitprofit;ilafalluqu’onlesenvoielàoùdesnégociantspouvaientvenirlesacheter.C’estpourçaqueTerrilvilleestunegrandevillemarchandeetpasTrehaug;sionnefaitpasdecommerce,oncrèvedefaim.Et,siontrouveKelsingraetqu’onydécouvreuntrésor,lesMarchandsquibarguignerontpourcesobjetslesaurontmieuxquepersonne;deshommesviendrontquiaurontl’habituded’extrairejusqu’àladernièrepièced’argentd’unmarché.NotrebonroiGraffedevras’asseoiràleurtableetseplieràleursrègles.N’empêche,quandDavvieseradevenuunhomme,ilyaurapeut-êtreunavenirpourluiàKelsingra.»

Ils’éclaircitlagorgeetplaçaunboutdeboisdanssamarmite.Sédricsetut,imaginantGraffeouunautregardienentraindenégocieravecHest;illesmangeraittoutcrusetsenettoieraitlesdentsavecleursos.

Ungrospoissonargentésautasoudainhorsdel’eaupourattraperuninsectequipassaitenbourdonnantaurasdelasurface.Ilreplongeadanssonuniversavecungrandbruitd’éclaboussure,etCarsonéclataderire.«Écoutez-moidonc!Jefiledesrêvesetdescontescommeunménestrel!S’ilrestequelquechosedeKelsingraetqu’onmettelamaindessus…

—Etsinousnetrouvonsrien?

—Jemeposesouventlamêmequestion.ÀpartirdequelmomentlecapitaineLeftrinvalaissertomberetdonnerl’ordrederetourneràTrehaug?Pourêtrefranc,jenelevoispasfaireça;d’abord,lesgardiensetlesdragonsnepeuventpasfairedemi-tour:ilsn’ontrienàespérerdeTrehaug,etlecapitainedoitcontinuerjusqu’àcequ’illeurdégotteuncoinoùs’installer–etça,ceseraitaussiextraordinaireques’ildécouvraitKelsingra.»Carsonsegrattalabarbed’unairpensif.«Ensuite,tantqueLeftrinpersisteàcontinuer,ilgardeAliseprèsdelui;dèsl’instantoùilvireradebord,iln’auraplusqu’àcompterlesjoursavantleurséparation.»IlregardaSédricenhaussantlessourcilsetajouta:«Excusez-moisijem’occupedecequinemeregardepas,maisc’estcommeçaquejevoisleschoses.J’aisurprisuneconversationentrelecapitaineetSouarge,unsoir.Leftrinécouteseshommes,plusquelaplupartdescommandants,etc’estpourçaqu’autantd’entreeuxrestentavecluidepuissilongtemps.IlvoulaitsavoirsiSouargeetBellineétaientmécontentsetsouhaitaientfairedemi-tour,etsonsecondarépondu:“C’esttoutunpournous,cap’taine;onn’apasdemaisondanslesarbresquinousattende,etpuislefleuvedoitbienvenirdequelquepart.Sionleremonteassezlongtemps,ontomberasûrementsurquelquechose.”AlorsLeftrinaéclatéderire:“Etsic’estnotremortàtousquinousattend?”,etSouargeadit:“Lamort,c’estjusteunnouveaudépart;onconnaît.”Donc,jepensequ’ilscontinuerontjusqu’àcequ’ilsdécouvrentKelsingraouqueleMatafnepuisseplusavancer.»

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Iltisonnadenouveaulefeuetparutprendreplaisirauxgeysersd’étincellesqu’illibérait.«Etjelesaccompagnerai;aprèstout,riennipersonnenemerappelleàTrehaug,niailleurs.»

Sédricsentitunequestiondissimuléederrièrecettedéclaration;ilréfléchitpuisréponditenhaussantlesépaules:«Jen’aipaslechoix,n’est-cepas?Ilyauneexistencequim’attendàTerrilville,danslaquellejemedébrouilleplutôtbien,alorsquejesuisincapabledesurvivreseulici,maisjen’aiaucunmoyendelaretrouver,etjesuisdonccondamnéàretournerauMatafavecvousetàvivrebongrémalgrélerestedecetteaventure.Jesuisprisaupiège.»

Ilavaitraison,illesavait,maisilregrettaitquesondiscoursapparûtmesquinaprèslagénérositédupointdevuedeCarson.

L’expressionduchasseurchangea;lescoinsdesabouches’affaissèrentetsonregards’emplitdesolennité.Illaissatombersonbâtondanslefeuetseredressalégèrement.Desesdeuxgrandesmains,ilrepoussasesmèchesfollesdesonvisage,etilditd’unevoixtendue:«RiennevousobligeàreveniràbordduMataf,Sédric,siçavousdéplaîttant.J’aimoncanoëaveclematérieldebasenécessaireàmonmétier,etjepourraisvousfaireredescendrelefleuve.Ceneseraitpasunvoyagefacile,maisjevousramèneraisàTrehaug,et,delà,vouspourriezrentrerchezvous.

—Etlesautres?»demandaSédricàcontrecœur,ens’efforçantderéprimersonenthousiasme.Puisunecomplicationseprésentaàsonesprit.«Etladragonne?»

Oui,etmoi?LavoixdeRelpdaluiparvintcommeungargouillisensommeillé.

«Ah,c’estvrai!Ladragonne.»Carsoneutunsouriretriste.«Bizarrequ’unpetitdétailcommeçam’aitéchappé;jedoisvousvoirpluscommel’assistantd’Alisequecommeungardien.»Ilsetutunmoment,etl’excitationqueSédricavaitéprouvéeàlaperspectivederevenirchezluicommençaderetomber.

Lechasseurhaussalesépaules.«Onpourraits’assurerd’abordqu’ellerejoignesescongénères;après,ilfaudraitqu’ellesedébrouille.Mais,pourça,ondevraitremonterlefleuve:jenepourraisdisparaîtresansprévenir;Leftrinmecroiraitmort,etDavviedeviendraitfoudepeuretdechagrin.Jerefused’infligerçaàunami,etencoreplusàungarçonquidépenddemoi.EtpuisilfaudraitquejedemandeàLeftrindemedélierdemoncontratdechasseur;orlemomentestmalchoisi,avecJessquin’estpasrevenu;etvous,vousvoudriezsûrementdireadieuàAlise…»Savoixmourut.«Finalement,onn’estpasaussilibresqu’onlecroyait,murmura-t-il.Dommage.

—Oui,dommage»,acquiesçaSédric,accablé.Ilsetutunmomentpuisreprit:«Vousévoquieztoutàl’heurel’exaltationquevousressentiezàparticiperàunegrandeaventurecommelanôtre,àcartographierlefleuve,àchercherunecitéantique;pourquoimeproposerdequittertoutçauniquementpourmerameneràTrehaug?»

Avecungrandsourire,l’autreleregardadanslesyeux.«Jevousaimebien,Sédric;jevousaimebeaucoup.Vousnel’aviezpasencorecompris?»

SafranchiselaissaSédricpantois.Ilparcourutdesyeuxlechasseur,sesjouesécailleusesau-dessusdesabarbe,satignassehirsute,sesvêtementsdépenaillés;pouvait-onimaginerplusdifférentdeHest?

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Avecunesecondederetard,ilpritconsciencequ’ileûtdûdonneruneréponseàcetteoffresincère:Carsonavaitdéjàdétournélevisage.Ilhaussalesépaules.«Jesaisquevousavezquelqu’unquiattendvotreretour;àmonavis,c’estunimbéciledevousavoirlaissépartir;et,biensûr,jen’oubliepastoutcequinoussépare.Jesaiscequejesuis,etjeconnaislaplacequiestlamiennedanslemonde;et,laplupartdutemps,maviemeconvientparfaitement.»

Sédricretrouvasavoix.«J’aimeraispouvoirendireautant.»Ilserenditcomptequesaformulationétaitmauvaise.«Dumoins,j’aimeraispouvoirdirequemaviem’aprocurédessatisfactions,maiscen’estpaslecas.»Hormisparmoments:letempsqu’ilavaitpasséencompagniedeHestdanscertainesdescitéslesplusexotiquesqu’ilsavaientvisitées,lesexcellentsvins,lesmetsrares,etlaperspectived’unelongueetjoyeusesoiréedansuneaubergebieninstallée.Maiséprouvait-ilvraimentlesentimentd’uneexistencebienremplie,ouseulementlerassasiementd’envieshédonistes?Malàl’aise,ilavaitl’impressionqueCarsonavaitraison:lesdifférencesentreeuxétaientextrêmes,etsoudainilressentitàlafoisdelahonteetdelacolère.Oui,ilaimaitl’élégance,oui,ilappréciaitleraffinement,maisiln’étaitpassuperficielpourautant!Iln’étaitpasqu’unpersonnagesansprofondeurquiprofitaitdel’argentdeHest!LavoixdeCarsonleramenaàlaréalité;lechasseurs’exprimaitd’untonrésigné.

«Ilsefaittard;onferaitbiendedormir.Vouspouvezprendrelacouverture.

—Ilyenauneautredansl’autrecanoë,réponditSédric.

—L’autrecanoë?»répétalechasseur.

Ils’étaittroplaisséaller,etlavéritéluiavaitéchappé.Mais,detoutefaçon,combiendetempseût-ilputenirsonmensonge?Aurait-ilgardélesilencelelendemainetlaissésoncompagnonabandonnerdesvivresetdumatérielencoreplusprécieuxiciqu’àleurdépartdeTrehaug?

«Ilestamarrédel’autrecôtédugrostronc,là-bas.»Delatête,ilindiqualadirection,muetetpleinderemords.Carsonselevad’unmouvementgracieuxettraversaleradeaudedébrisquidansaientsoussespaspourexaminerl’embarcation.Sédricnequittaitpaslefeuduregard.Ilentenditlebruitsourdquefitl’hommeendescendantdansl’esquif,et,peuaprès,savoixdanslapénombredusoir.«C’estlecanoëdeGraffe,etsonmatériel;ilfautreconnaîtrequ’ilsaitprendresoindesesaffaires.Àvotreplace,j’yferaisattention:ilvoudratoutrécupérer,etenbonétat.»

Quelquesinstantsplustard,ilrevint,lacouverturesurl’épaule.IllajetaàSédric,sansbrutalité,maissansdouceurnonplus;elleétaitencorehumideparendroits,etilserappelaqu’ilavaiteul’intentiondel’étendreàséchermaisavaitoublié.

«Alors,fitCarsonenserasseyant,onadoncl’embarcationdeGraffe,etcen’estpasvousquiavezfaitlesnœudsquil’amarrent.C’estquoi,l’histoire?Etpourquoivousnemel’avezpasracontée?»Ils’exprimaitd’untonfroid,avecunenotedecolère.

Sédricsesentitsoudaintroplaspouruserencorededissimulation,tropfatiguépourdireautrechosequelavérité.«Jevousaiditcequim’estarrivé:j’airepéréceradeaudetroncsflottants,etRelpdam’yatransporté.J’aialorsdécouvertqueJesss’ytrouvaitdéjà;lavaguel’avaitemportéluiaussi,maisilavaitmislamainsuruncanoë,etilétaitarrivéiciavantmoi.

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—Jessestici?»

Unequestiontoutesimple.S’ilyrépondaithonnêtement,commentCarsonréagirait-il?Illeregarda,incapablededireunmot.Nulmensongeneluivenaitàl’esprit,etiln’osaitpasluirévélerlavérité.Iltâtadudoigtl’énormebleuquiluiprenaittoutuncôtéduvisagetoutensedemandantparoùcommencer.LesyeuxenfoncésdeCarsonnelequittaientpas;unplisecreusaitentresessourcils,etsaboucheavaituneexpressionsoupçonneuse.Parle!Disquelquechose!

«IlvoulaittuerRelpda.Ladécouperenmorceaux,etlesemporterenChalcèdepourlesvendre.»

Lechasseursetutunlongmoment,puisilhochalentementlatête.«ÇaressemblebienàJess;ondiraitbienqu’ilessayaitdepousserGraffeàpersuaderlesautresgardiensd’adhéreràceplan.Ques’est-ilpasséalors?

—Nousnoussommesbattus,etjel’aifrappéaveclahachette.

—Etjel’aimangé.»IlyavaitducontentementdanslegrondementbasdeRelpda.

L’interventiondeladragonnedétournal’attentiondeCarson;illaregardabrusquement.«Mangé?TuasmangéJess?»Iln’encroyaitpassesoreilles.

«C’estl’habitudedesdragons»,répondit-ellesurladéfensiveenemployantlesmotsmêmesdeSédric.

Celui-cisesurpritàjustifierl’actedeRelpda.«Jessvoulaitquejel’aideàtromperRelpda,afinqu’ellesetiennetranquillependantqu’ill’exécutait.J’airefusé,alorsilluiadonnéuncoupdeharponets’estjetésurmoi.Carson,ilallaitlatuerpourlavendreparmorceaux!Et,s’ildevaitmepasserd’abordsurlecorps,çaneledérangeaitpas!»

Lechasseurseretournaverslui,l’airsceptique;sesyeuxs’arrêtèrentsursonvisagetuméfié,sescontusionsetsesvêtementsdépenaillés,etdonnèrentunnouveausensàcequ’ilsvoyaient.Sédricsesentitseraidirsousceregard,craignantqu’ilnesemuâtenjugementpuisencondamnation.Mais,aucontraire,ilvitl’incrédulitélaisserpeuàpeulaplaceàl’étonnementetàl’admiration.

«Jessétaitundestypeslesplusdangereuxavecquij’aietravaillé.Ilavaitlaréputationdenepasrechignerauxcoupsbas,legenred’hommequicontinuaitdefrappermêmequandsonadversairevoulaitserendre.Etvousluiavezrésistépourvotredragonne?»IljetaunregardàRelpda;riennerestaitdelacarcassedel’élan:ellel’avaitentièrementdévorée.

«Jen’avaispaslechoix,ditSédrictoutbas.

—Etvousavezgagné?»

LeTerrilvillienleregardauninstantsansrépondre.«Jenesaispassionpeutparlerdevictoiredanscecas.»

CecommentairearrachaunbrusqueéclatderireàCarson,puisRelpdaintervint:«Etjel’aimangé.Sédricmel’adonné.»Elleparaissaitsavourercesouvenir.

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L’intéressésehâtadecorriger:«Cen’estpasexactementainsiqueças’estpassé.Jen’aijamaisvoulucela,encorequejedoiveavouerquej’enaisurtoutéprouvédusoulagement,parcequej’ignoraiss’ilyavaitunautremoyendel’arrêter.

—Etc’estJessquivousafaitçaàlafigure?»

Sédricportalamainàsajoue;lapommetterestaitsensible,etl’enflureàl’intérieurdesabouchelegênaitpourmâcher.Pourtant,ilsesentaitbizarrementfierdecetteblessureàprésent.«Oui,c’estJess.Jamaisonnem’avaitainsifrappéauvisage.»

Lechasseurpartitderechefd’unbreféclatderire.«J’aimeraispouvoirendireautant!J’enaiarrêtépasmaldepoingsavecmafigure!Maisjeregrettevraimentquecesoitarrivéàlavôtre.»

D’ungestepresquetimide,ilavançaunelargemainettouchadélicatementdesesdoigtsrêcheslajouedeSédric;cedernierrestasaisi:commentuneffleurementaussilégerpouvait-ill’émouvoirsifort?Lesdoigtsappuyèrentdoucementsurlepourtourdesonorbitepuissuivirentlalignedelapommette.Ilgardaituneimmobilitéabsolue;lechasseurirait-ilplusloin?Etcommentyréagirait-il?MaisCarsonbaissalamainetsedétournaendisantd’unevoixrauque:«Iln’yariendecassé,jecrois.Çadevraitguérir.»Ilajoutaunboutdeboisdanslefeu.«Ilfautqu’onnetardepastropàdormirsionveutselevertôtdemain.

—JessdisaitqueLeftrinétaitdanslecoup.»Lesmotsavaientjailli,etSédriclaissalaquestioninformulée.

«Dansquelcoup?

—Tuerdesdragonsetvendreleursmorceaux,crocs,sang,écailles.Àcequ’ildisait,celuiquil’avaitenvoyéaffirmaitqueLeftrinl’aiderait.»

LeregarddeCarsonsetroubla.«Etill’afait?

—Non.C’étaitcequichagrinaitJess;àl’entendre,onavaitl’impressionqueLeftrinl’avaittrompé.»

L’expressiondel’autresedétenditunpeu.«Çameparaîtprobable.Jeconnaislecapitainedepuislongtemps;unefoisoudeux,ils’estretrouvéimpliquédansdesaffairesquejetrouvais…discutables.Maismassacrerdesdragonspourlesvendreparpetitsbouts?Non.EtenChalcède?Jamais.Jevoispasmalderaisonspourqu’ilneselaissepasentraînerdansunehistoirepareille,Matafétantlaprincipale.»Lefrontplissé,ilregardalefeu.«N’empêche,çam’intéresseraitdesavoirpourquoiJesspensaitlecontraire.»

Ilsecoualatêtepuisselevalentementenfaisantjouersesépaules.Pourunhommedesacharpente,ilpossédaitunegrâceétonnante,etilgardafacilementl’équilibreendescendantdanssoncanoë.Sacouvertureétaitrangée,bienpliée,souslebanc,àl’abridel’eau;Sédrictenaitencoreentresesmainscellequelechasseurluiavaitjetée,humideetenboule.Ilregardal’esquifdeCarson,lerangementprécisdechaqueobjet,etsesentitsoudainhonteuxdesapuérilité:dansl’autreembarcation,lahachetteétaitsansdouteentrainderouillerdansl’eaumêléedesangdufond;dèssonarrivée,Carsonavait

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pourvuàsesbesoinsetàceuxdeladragonneavecuneparfaiteéconomiedemouvements;Sédric,lui,n’avaitmêmepasétéfichudepenseràétendresacouverture!

Commentlechasseurlevoyait-il?Commeunincompétent?Unhédoniste?Unhommepourrid’argent?Jenesuisriendetoutça,àproprementparler,sedit-il.C’estseulementque,pourl’instant,jenemetrouvepassurmonterrain;sinousétionsàTerrilvilleetqu’ilmevoieentraind’aiderHestàpréparerlanégociationd’unmarché,ildécouvriraitquijesuisenréalité.C’estCarsonquiseraitalorsl’incompétentetl’inutile.Puiscettepenséemêmeluiparutcelled’unenfantgâtéquisouhaitefairedel’épate.Quelleimportance,cequelechasseurpensaitdelui?Depuisquands’intéressait-ilaujugementd’unchasseurignorantdudésertdesPluies?

Ilsecouasacouverturequisentaitlemoisietlapassasursesépaules.Ainsiprotégé,ils’assitpelotonnésurlui-mêmeetréfléchit.

LanuitnoireenveloppaitMataf,dontlecapitaineLeftrinparcouraitlepont.Lecielapparaissaitcommeunrubannoirparseméd’étoilesscintillantes.D’uncôtédelagabare,lefleuves’étendaitjusqu’àlabergeinvisible,tandisque,del’autre,laforêtsedressait,immense,réduisantlebateauàlatailled’unjouet.Aupieddesarbres,surunbancdeboueétroit,lesdragonsdormaient;demême,surletoitdurouf,enrangscommedescadavres,lesgardiensdormaient.EtLeftrinétaitdebout.

Enprincipe,c’étaitlequartdeSouarge,maislecapitainel’avaitenvoyésecoucher,etlerestedel’équipageétaitallésereposer.Lefleuveavaitretrouvésonniveaunormal.Matafétaitconfortablementéchouésurlabouepourlanuit,etleshommesavaientbienméritéderetrouverleurscouchettes;ceseraitleurpremièrenuitcomplètedesommeildepuislavague,etilsenavaienttousbienbesoin.Toutlemondeenavaitbesoin.

MêmeAlise,quiavaitregagnétôtsacabine,épuisée.Àpaslents,Leftrinrepritunnouveautourdupont.Rienneleforçaitàeffectuercesrondes;ileûtaussibienpuallersecoucheretlaisserMatafsechargerdelasurveillance;nulneleluieûtreproché.

Ilpassadevantlaported’Alise.Aucunraidelumièren’ensortait;àcoupsûr,elledormait.Sielleavaitvouludesacompagnie,ellesefûtattardéeàlatabledelacoquerie;or,elles’étaitéclipséedèsledînerachevé,alorsqu’ilespéraitqu’elleresterait.Ilaffrontafranchementcetespoirquis’estompait;c’eûtétélapremièreetlaseulenuitoùilseussentpuêtreensemblesanslaprésencedeSédricpourrappeleràlajeunefemmesonidentitéetsaposition.IlavaitespérédérobercettenuitàsaviedeTerrilvillienneetenfaireuntrésorréservéàeuxseuls.

Maiselles’étaitexcusée,avaitquittélatableetavaitdisparudanssacabine.

Qu’est-cequecelasignifiait?

Sansdoutequ’elleétaitplusmalignequelui–cequ’ilsavaitdéjà.Quelhommeintelligentauraitenviedes’attacherunefemmeplusbêtequelui?SonAliseétaitfutée,etillesavait;nonseulementinstruite,maisintelligente.

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Néanmoins,ileûtpréféréqu’ellesefûtmontréemoinsastucieusecettenuit.

Etquelgenred’hommeétait-ilpouréprouverdusoulagementàl’absencedeSédric,aulieudechagrin?C’étaitl’amid’Alisedepuisl’enfance,illesavait;illejugeaitagaçant,gâtéetunpeubécasse,maisAliseavaitdel’affectionpourlui,etellesedemandaitsansdoutes’iln’étaitpasmortous’ilnesetrouvaitpasdansunesituationtragique.Etlui,Leftrin,brutequ’ilétait,voyaitseulementqu’Aliseetluiavaientlebateaupoureux!

IlachevasontourdelagabareetrestaunmomentimmobilesurlaprouecamardedeMataf.Sepenchantsurlalisse,ilobservala«berge»;quelquepart,lesdragonsdormaientdanslaboue,maisilnelesvoyaitpas.Laforêtformaitunemurailledepoixdevantlui.Ils’adressaàsonbateau.

«Ehbien,demainseraunautrejour,Mataf.Carsonreviendra,avecousanssurvivants,etensuitequoi?Oncontinue?»

Naturellement.

«Tuenasl’airbiensûr.»

Jem’ensouviens.

«Oui,tumel’asdéjàdit;maistunet’ensouvienspastelquec’estaujourd’hui.»

Non;c’estexact.

«Néanmoins,tupensesqu’ondoitcontinuer?»

Lesautresn’ontpaslechoix;etc’estlemoinsquenouspuissionsfairepoureux,àmonavis.

Leftrinsetutetcaressalentementlebastingagedeproueenréfléchissant.Matafétaitunevieillevivenef,plusanciennequ’aucuneautre;c’étaitundespremiersbateauxfabriquésen«bois-sorcier»,selonl’appellationdel’époque,conçunoncommeunnaviredecommercemaiscommeunesimplegabareàlaquelleonavaitdonnéunecoqueépaisseduseulmatériauapparemmentinsensibleauxattaquesacidesdufleuvedudésertdesPluies.SelonunetraditionquiprécédaitdeloinlafondationdeTerrilvilleetmêmedeJamaillia,l’ancêtredeLeftrinavaitpeintdesyeuxsursonbateau,nonseulementpourluidonneruneexpressionempreintedesagesse,maisaussipourobéiràunesuperstitionvoulantquelagabarepourraitainsisurveillerelle-mêmeleseauxdangereuses.Encetemps-là,onsavaitseulementdubois-sorcierqu’ilétaitdur,lourdetcapablederésisteràl’acide;nulnesedoutaitqu’aprèsdesgénérationsdeprésencehumaineàsonbordunevivenefpouvaitparveniràlaconscience;onnedevaitledécouvrirqu’aprèslacréationdespremièresfiguresdeproue.

Maiscelan’avaitpasempêchéMatafd’atteindreàlaconscience,nisescommandantssuccessifsdepercevoirsaprésence.

LesmarinsdelalignéedeLeftrinsavaientqueleurbateauavaitquelquechosedesingulier,surtoutceuxquiavaientgrandisursonpont,quidormaientetjouaientàsonbord.Ilsavaientacquisuneaffinitéaveclagabareetaveclefleuve,uninstinctpourlanavigation,untalentpouréviterlesbancsdesablequise

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déplacentconstammentetlesobstaclesdissimuléssouslasurfacedelarouteaquatiquequitraversaitlaforêt.Ilsfaisaientd’étrangesrêvesqu’ilspartageaientrarement,sinonavecd’autresmembresdelafamille,et,danscessonges,ilsnesevoyaientpasseulementfendantsansbruitlefleuve;ilsvolaient,etparfoisnageaientdansunmondeprofondauxombresbleues.

Matafavaitfinipardevenirconscient,commetouteslesvivenefs,maisilnepossédaitpasdebouchepourparler,pasdemainsnidevisagehumain;ilétaitmuet,maissonregardancienétaitempreintdesagesse.

Peut-êtreLeftrineût-ildûlelaisserainsi.Toutsepassaitbienentreeux;pourquoivouloirmieux?

Labilledebois-sorcierqu’ilavaittrouvéeavaitétéàlafoisuneaubaineetunecomplication.

Ilavaitsoigneusementtirésesplans;ilavaitréduitsonéquipageàunepoignéed’hommesenquiilavaituneconfianceabsolue,ilavaitembauchédesartisansquiavaientdéjàtravaillélebois-sorcier,avecunesolideréputationd’honnêtetéetdecompétenceenmatièredemenuiserie,ilavaitéconomiséetbarguignépourseprocurerlesoutilsdontilavaitbesoin,et,quandtoutavaitétéprêt,ilavaittransportéhommesetinstrumentsjusqu’ausiteoùilavaitdécouvertetdissimulésontroncdebois-sorcier.

Ettoutcelaensachantpertinemmentqu’ilnes’agissaitnid’untroncnidebois.

IlavaitéchouéMataf,puis,àl’aidedecordagesetdepoulies,ilavaittreuillélagabarepourlamouillerdansunpetitbrasd’eauisolénonloindelabergedufleuve.Ilavaitperdupresquetoutunétédetravailpourceprojet.Ilavaitfalludécoupersurplaceleboisenplanchesetenblocs,lesfixersurMataf,puishisserlebateausurcalespourpermettreauxouvriersd’accéderàlacoque;àcausedelamollessedusollelongdufleuve,ilfallaitrenforceretremettreàniveaulescalestouslesjours.

Mais,quandtoutavaitétéfini,MatafavaitfaitcomprendreàLeftrinqu’ilavaittoutcequ’ildésirait;quatrepattesrobustesauxdoigtspalmésetunelonguequeueavaientétéajoutésàlacoque.Lavivenefpouvaitdésormaisallerpartoutoùelleetsoncapitaineledésiraient.

IlavaitfalluplusieurssemainesavantqueMatafjouîtdumouvementcompletdesesnouveauxmembres.Leftrinavaitététerrifiélorsqu’onavaitretirélescalesdesouslebateau,maisMatafavaitconservésonéquilibre,nonsansmal,puisregagnélentementlelitdufleuve;sesyeuxbrillaientdesatisfactiontandisqu’ilsepropulsaitdansleshauts-fonds,etilserévélaaussiàl’aiseànagerdansl’eauqu’àmarcherdanslespetitsfonds.Sonéquipageavaitperduunegrandepartiedesonutilitéetneservaitplusquedefaçadepourmaintenirl’illusionqueMatafétaitunegabarecommelesautres.

Toutesleschutesdela«bille»avaientétérangéesàl’intérieurdelavivenefcommeboisd’arrimage.Onn’avaitpasvendulapluspetiteéchardedubois-sorcier:c’eûtététrahirlaconfiancedubateau.LeftrinrespectaitlamatièreissuedesdragonsdontMatafétaitbâti.Aucoursdessemainesetdesmoissuivants,ilavaitsentilebateauquiintégraitsesnouveauxélémentsetlessouvenirsqu’ilsrenfermaient.Lanaturejusque-làplacidedeMatafavaitchangé;s’affirmantdavantage,ilétaitdevenuplusaventureux,voire,àl’occasion,malicieux,etLeftrinavaitobservésonévolutionavecautantdeplaisirqu’ileûtvuunenfantgrandir.LesyeuxdeMatafavaientacquisuneplusgrandeexpressivité,sonlienavecsoncapitaineuneplusgrandeclarté,etsacapacitéànavigueruneefficacitéstupéfiante.SilesautresMarchandsse

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doutaientdusecretdeLeftrin,ilsnecherchaientpasàleconnaître:chacunoupresqueavaitsaréservedetrésorsmagiquesoutechnologiquesqu’ilconservaitpourlui,etsegarderdefouinerexcessivementdanslesaffairesdesvoisinsétaitunaspectessentieldumétierdeMarchand.Leftrinn’avaitdonceuaucunproblème,etsesprofitsavaientgrimpérégulièrement.

Toutallabienjusqu’àcequ’undesmenuisiersfîtdesconfidencesàunnégociantchalcédien,etquelechasseurmontâtàbordpourmenacersesproprescompatriotes.Leftrinserralesdentssiviolemmentqu’ellesgrincèrent,et,soussespieds,ilsentitMatafcrisperlespattessurlabouedufondavecfureur.Trahison!C’estinadmissible.Ilfautpunirletraître.

Leftrindesserraaussitôtlesmainsdubastingageetapaisasesémotions;lecommandantd’unevivenefdevaittoujoursgarderlamaîtrisedesespenséeslesplusobscures,carsesémotionsrisquaientd’infecterdangereusementsonbateau.LaforceetlaclartédelaréactiondeMataflesurprirent:lagabaretransmettaitrarementsesopinionsavecautantdefranchise.Leftrinn’avaitpasmesurél’aversionqu’elleéprouvaitpourlechasseur,etilluiexpliquad’untoncalmequelefleuveavaitfaitletravailàleurplace:Jessavaitdisparu,probablementnoyé.

Àcettepensée,ilperçutdelapartdubateauunsentimentdesinistresatisfactionteintéd’unamusementcarnassier.Matafensavait-ilpluslongsurlesortdeJessqu’ilnevoulaitbienlelaissaitentendre?Leftrinsesentitsoudainmalàl’aise,puisildétournaenhâtesonespritdecetteperspective;lavivenefavaitledroitd’avoirsessecrets.SielleavaitvuJesssedébattredansl’eauets’étaitdétournéedelui,celalaregardait,nonLeftrin.

Net’inquiètepasdeça;jen’aipaseuàexécuterunacteaussibrutal.

Sanstenircomptedel’amusementqu’ilsentaitdansletondubateau,Leftrinrépondit:«J’ensuisravi,Mataf,ravi.Sijem’étaistrouvédanscettesituation…Bref,jesuiscontentden’avoirpasdûprendrecegenrededécision.»Ilperçutl’assentimenttranquilledelagabare.«Et,demain,nouspouvonsattendreleretourdeCarson.»

Oui,tupeuxl’attendre.

Parfois,lebateausavaitdeschosesquetoutlemondeignorait.IlavaitentendulatrompedeCarsonquandcelui-ciavaitretrouvélessurvivants,etilenavaitavertiLeftrin;lecapitaineavaitapprisànepasl’interrogersurlafaçondontilobtenaitcesconnaissancesetànepasluidemanderdedétails.Unefoisseulement,Matafs’étaitmontréd’humeuràseconfier,etils’étaitbornéàdire:Parfois,lefleuvepartagesessecretsavecmoi.Parfois,maispastoujours.Leftrinacceptasimplementlefaitquelechasseurlesrejoindraitlelendemainet,sanschercheràensavoirdavantage,demanda:«Tucroisqu’onreprendranotreroutedemain,oubienqu’onmouilleraiciencoreuneautrenuit?»

Sansdouteuneautrenuitici.Lesdragonsontencorebesoindedormir,etilrestedespoissonsmortsdanslefleuve.S’ilsdoiventsereposer,autantqu’ilslefassenttantqu’ilyadelanourriture–mêmeavariée.

«Ilsrisquentd’entombermalades?»

Lesdragonsnesontpaschétifscommeleshommes;lacharognedéplaîtaupalais,etenmangertroppeutentraînerunmalaise,maislesdragonspeuventsenourrirdetout,et,quandilsnetrouventquedupoisson

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pourri,ilss’enrestaurent.Etilspoursuiventleurroute.

«Commenouspoursuivronslanôtre,donc»,ditLeftrin.

Ainsiqu’ilétaitentendu,luirappelalagabare.

«Ainsiqu’ilétaitentendu»,répéta-t-il.Cariln’avaitpasététoutàfaitfrancavecAlisesurcedétail;lefaitétaitqu’avantmêmedefairerelâcheàCassaricilsavaitqueMatafetluiescorteraientlesdragonsdansleurpériple,cequiexpliquaitqu’ileûtétécapabled’embarquerlenécessaireetdesemettreencheminsirapidement;l’imbricationparfaitedecevoyageaveclesprojetsd’Aliseluiavaitsembléunsignedudestin,commes’ilétaitprédestinéàjouirdesacompagnie,etc’estavecétonnementetplaisirqu’ill’avaitvuebrillercejour-lààlaréuniondesMarchands.

Ellenedortpas;elleestdanslacabinedugeignardquifouinepartout.

«Jevaispeut-êtreallervoirça,aucasoùellen’arriveraitpasàtrouverlesommeil.»

Tucroisavoirleremèdecontrecetteinsomnie?demandalebateau,ironique.

«Peut-êtreuneconversationtranquilleavecunami»,rétorquaLeftrinavectouteladignitépossible.

J’ignoraisquetuluiavaisdéjàprésentéton«ami».Vas-y,jemontelagardeici.

«Faisattentionàcequetudis!s’exclamalecapitaine,maissonbateauneluitransmitenretourqu’uneréactionamusée.Tuesbienbavard,cettenuit»,ajouta-t-il,nonseulementpourdétournerl’attentiondelagabare,maisaussiparcequeMatafavaitrarementmanifestéunetelleclartédepensée.D’ordinaire,Leftrinfaisaitunrêveinhabituel,oubienilpercevaitlesémotionsdubateauparlelienquilesunissait;ilétaittrèsexceptionnelqu’ildiscutâtainsiaveclagabare,etils’enétonnait.

Parfois,déclaralebateau.Parfois,quandlefleuves’yprêteetquelesdragonssontproches,toutparaîtplusclairetplusfacile.Ilyeutuntempsdesilence,puisMatafajouta:Quelquefois,tuesplusprêtàm’écouter,quandnospenséess’alignent,quandnoussommesd’accordsurcequenousvoulons;cesoir,noussavonstouslesdeuxcequenousdésirons.

Leftrinôtalesmainsdelalisseetpartitenquêted’Alise.Malgrésaremontranceaubateau,unpetitsourireétiraitseslèvres;Matafleconnaissaitparcœur.

Ils’arrêtauninstantsurlepontobscurdevantlacabinedeSédric.Matafavaitraison:unefaiblelueurfiltraitsouslaporte.Ilfrappadoucementetattendit.Lesilencerégnaquelquessecondes,puisilentenditdesbruitsdepas,etlebattants’entrouvrit.Aliseapparutdansl’entrebâillement,découpéeensilhouettesurl’éclatsourdd’unebougie.

«Oh!fit-elle,surprise.

—J’aivudelalumièresouslaporte,etjemesuisditquejedevaisvérifierquisetrouvaitlà.

—Cen’estquemoi.»Elleparaissaitaccablée.

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«Jevois.Jepeuxentrer?

—Je…Jesuisenchemisedenuit.Jesuisvenuedemacabineparcequejen’arrivaispasàdormir.»

Illevoyaitaussi;elleportaitunechemisedenuit,longue,blancheetassezbanale,dontleslignessimplesn’étaientinterrompuesqueparlescourbescomplexesdelafemmequil’occupait.Elleavaitcoifféettressésescheveuxrouxendeuxlonguesnattesquienlevaientplusieursannéesàsestraits;sesdeuxpiedsmenuspointaientsoussachemise.Sielles’étaitrenducomptelemoinsdumondequesatenuelarendaitàcepointdésirable,ellen’eûtjamaisoséouvrirlaporteàquiconque!

Maiselleavaitlesyeuxetleboutdunezrougesàforcedepleurer,etcefutcelaplusqu’autrechosequipoussaLeftrinàentrerdanslapièce,fermerlaportederrièreluietprendreAlisedanssesbras.Elleseraiditlégèrementmaisnerésistapas,mêmequandill’attiracontreluietdéposaunbaisersursatête.Commentpouvait-ellesentirsibonlesfleursenpleinenuit?Ilfermalesyeuxetpoussaungrandsoupir.«Ilnefautpaspleurer,dit-il;ilyaencoredel’espoir.Ilnefautpaspleurernivoustourmentercommeça;çanefaitdebienàpersonne.»

Ilrefusaderéfléchirdavantage,sepenchaetbaisal’œilgauchedelajeunefemme.Elleeutunhoquetdesurprise.

Quandilbaisasonautreœil,ellelevalesbrasetlesrefermaautourdesoncou.Ilposaseslèvressurlessiennes,etsabouchecharnues’ouvritsifacilementqu’ileneutlecœurébranlé.Elletremblait,serréecontrelui.Ilcontinuadel’embrasser,desentir,degoûtersabouche,puisilseredressa,maiselles’accrochaitàlui,l’empêchantderomprelebaiser.Illasoulevadusolsansdifficulté,etellepritseshanchesentenailleavecsesgenouxsansmêmechercheràprétendregarderlesjambesserrées.

«Alise…fit-ild’unevoixétranglée,tentantdelamettreengarde.

—Neparlepas!répondit-elleviolemment.Nedisrien!»

Ilsetut.

Endeuxenjambées,iltraversalacabine,etils’efforçadenepasécraserAliseenladéposantsurlacouchette,maisellerefusadelelâcher,etilfaillits’écroulersurelle.Ilétaitentresesjambes,etseulsletissudesonpantalonetceluidelachemisedenuitbouchonnéelesséparaient.Ilsepressacontreelle,laprévenant,ladésirant;mais,aulieud’écoutersonavertissement,elleseplaquacontrelui,etill’embrassadenouveau,sesmainstrouvantsesseinslibressouslachemisedenuit;illessoupesatoutenbaisantseslèvres,mitlesdoigtssursesmamelonsmûrsetlesagaçadoucement.Avecunpetitgémissement,ellepoussasapoitrinedanssespaumes.

Enhardi,illaissadescendreunedesesmainslelongdesonventreetsedécollalégèrementd’Alisepourlatoucherduboutdesdoigts.Elleeutunhoquetpuisfutprisedutremblementquisignedefaçonindubitablel’orgasmed’unefemme.Leftrinrestastupéfaitetsaisid’unravissementpresquedouloureuxdesaréactivité.Ilnel’avaitmêmepaspénétrée!

Mais,s’ilcroyaitqueceteffleurementl’avaitsatisfaite,ilsetrompait.Elleouvritlesyeux,etleregardqu’elleposasurluiétaitéperduetaffamé.«N’arrêtepas!dit-elle.

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—Alise,tuessûre…»

Ilneputacheversaphrase.Elleplaquaseslèvressurlessiennes,etsamaintâtonnanteletrouvaetmanifestasondésirsansambiguïté.

Aliseouvritl’autremain.LemédaillonquirenfermaitleportraitdeHesttombasurlelit,puisausol.Ileûtaussibienpus’engloutirdanslefleuve;ellen’enavaitcure.

VINGT-CINQUIÈMEJOURDELALUNEDELAPRIÈRE

Sixièmeannéedel’AllianceIndépendante

desMarchands

D’Erek,GardiendesOiseaux,Terrilville,

àDetozi,GardiennedesOiseaux,Trehaug

Ci-jointlapremièrepartied’unmessageduConseildesMarchandsdeTerrilvilleàl’intentiondesConseilsdesMarchandsdudésertdesPluiesdeTrehaugetCassaric,renfermantlecompterendupublicdesdépensesetrevenuspourl’annéedesMarchandsdeTerrilville,àfindetaxationpartagée.Troiscopiesdechaquebilandoiventêtreenvoyéesparpigeonvoyageur,etuneparbateau.

Detozi,

Toutlemondeattendcertainementavecimpatiencedesavoirdansquellemesurenosimpôtsgrimperontencorecetteannée!AvecTerrilvillequi,parendroits,continueàreconstruiresesédificespublicetsonMarchéendommagésparlesChalcédiens,etCassaricetTrehaugquiontbesoindefondspourl’étayagedesexcavations,jemedemandesilesimpôtsredescendrontunjouràleurniveaud’ilyacinqans.Monpèreseremetenfin,maissamaladiearéveillél’inquiétudedemesparentsquantau

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faitquejenesoispasmariéetquejen’aiepasd’enfants.Faut-ilquejesoisbêtepourcroirequeçaneregardequemoi!

Erek

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2

Révélations

PEUAVANTL’AUBE,ELLELERÉVEILLA.«Nousdevrionsregagnernoslitsrespectifs»,murmura-t-elle.

Ilpoussaunlongsoupirderésignationetmentit.«Toutdesuite»,fit-il,etilluicaressalescheveux,enroulantunemècheautourdesonindex.LalégèretractionsursatêteplutàAlise.

«J’aifaitunrêve,sesurprit-elleàdire.

—Ah?Moiaussi.C’étaitagréable.»

Ellesouritdansl’obscurité.«J’étaisàKelsingra.C’étaitunsongeétrange,Leftrin.Jecroisquej’étaisundragon,parcequejevoyaislacitétoutepetite,commed’au-dessus.Jamaisjen’avaisimaginéunevillesouscetangle:lestoits,lesflèchesdebâtiments,lesroutesdessinéescommelesveinuresd’unefeuille,etlefleuvequiformaitlapluslarge,toutargentée.Malgrélalargeurdufleuve,lacitésedressaitsursesdeuxrives.Tusais,dansmonrêve,j’avaisl’impressionqueKelsingraavaitétéconçuepourêtrevued’enhaut,commeuneformed’artinconnue…»

Ellelaissasaphraseensuspens.Àcôtéd’elle,Leftrinsedéplaçadanslelit,etelleperçutsoudaindavantagesaprésence,lespointsdecontactentreleurscorps,etsonodeur.Àcontrecœur,ellereprit:«Jecroisquenousdevrionsretournerchacunchezsoi.»

Labougies’étaitéteintedepuislongtemps,etlacabineexiguëdeSédricétaitplongéedanslenoir.Leftrinseredressalentementsurlacouchetteétroite,etAlisesentituncourantd’airfroidlàoùilsepressaitcontreelle.Ellesourit:elleavaitdormiàcôtéd’unhommenu,avecsesbraspassésautourd’elle,sajouesurlespoilsdesapoitrine,leursjambesemmêlées.

Ellen’avaitjamaisvécucela.

Dansl’obscurité,ellel’entenditcherchersonpantalonetsachemise;letissuépaisfitunsoncurieuxquandill’enfilaunejambeaprèsl’autre,puisilpassasachemise,etsebaissapourramasserseschaussures.«Jet’accompagneàtaporte»,souffla-t-il,maisellerépondit:«Non,vas-y.Jemedébrouillerai.»

Ilneluidemandapaspourquoiellevoulaitqu’ils’enallât,etelleluiensutgré.Laportes’ouvritpuissereferma,etAliseselevaalors.Sachemisedenuitétaitparterre,froideethumideparendroits,maiscelanel’empêchapasdes’envêtir.Elleremarquaqu’unedesesnattess’étaitdéfaite,etelledétressal’autred’unmouvementdelatête.Àtâtons,ellelissalesplisdelacouverturesurlelitdeSédric,trouval’oreilleretleremitenplace.Ellecherchaàl’aveuglettesurlacouchetteetausol,maisneputretrouverlemédaillon.Elleserépétaqu’elles’enmoquait,qu’ils’agissaitd’unbijouappartenantàuneexistencequin’avaitplusrienàvoiraveclasienne.Ellesortitdiscrètementdelacabineetrefermalaportederrièreelle.

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Ellefranchitrapidementlacourtedistancequilaséparaitdesaproprecabine,fermalaporteetsecouchadanssonlit;lescouverturesétaientfroidesetraides.Elleavaitmalàl’entrejambe,elleavaitlevisageetlesseinsirritésparlabarbedeLeftrin,etilavaitlaissésonodeurpartoutsurelle.Ellesedemandacequ’elleavaitfait,puispritcrânementlepartides’enmoquer,maiselleneputtrouverlesommeil;non,ellen’étaitpasindifférenteàsesactes:jamaisellen’avaitprisdécisionplusimportantedetoutesavie.Lesyeuxouvertsdansl’obscurité,loindeserepentir,ellerejouadanssatêtechaqueinstantdecettenuit.Lesmainsdesonamantl’avaienttouchéeainsi,ilavaitpoussédepetitsgémissementsdeplaisir,etsabarbeavaiteffleurésesseinsquandillesavaitbaisés.

Toutétaitnouveaupourelle.S’était-ellemontréeimpudiqueouseulementféminine?S’étaient-ilsconduitscommedesanimaux,oubienétait-ceainsiqueceuxquis’aimaientsetouchaient,segoûtaientetsedévoraient?Elleavaitl’impressiond’avoirvécucetteexpériencepourlapremièrefois.

Peut-êtreétait-cevrai.

Ellefermalesyeux.Despenséesmenacèrentsonesprit:lesortdeSédric,HestàTerrilville,sesamies,l’orgueildesamère,etsonretouràcettevie.

«Non,dit-elletouthaut.Pascettenuit.»

Ellegardalespaupièresclosesets’endormit.

Piedsnussurlepont,ilcontemplaitlabergedufleuve.Iltenaitseschaussuresàlamain.«Mataf,àquoiest-cequetujoues?»demanda-t-ilàmi-voixaubateau.

Laréponsequ’ilobtintétaiténigmatique.Ilnel’entenditpas:illaperçutautantparlaplantedespiedsqueparlecœur.Lagabaregardaitsonsecret.

Ilfitunnouvelessai.«Mataf,jeconnaiscerêve;jecroyaisqu’ilétaitpourmoi,quec’étaitquelquechosequetuvoulaismemontrer.»

Cettefois,unfrissond’acquiescementtraversal’air,puis,denouveau,lesilence.

«Mataf?»

Aucuneréaction.Auboutd’unmoment,seschaussuresàlamain,lecapitainedubateauallasecoucher.

Carsonavaitattachélesdeuxcanoësensemble.Sédricenéprouvaitunecertainehumiliation,commes’ilmontaitunchevalmenéparquelqu’und’autre,maisiladmettaitquelechasseuravaitraisonsurleplanpratique;aussi,aulieudeprotester,seconsacrait-ilàveilleràcequelacordeentrelesdeuxembarcationsnesetendîtpasexcessivement.Ilétaitprêtàreconnaîtresonincompétencepourtenirl’esquifàl’écartducourantprincipaletpourlepropulsercontreleflot,maisnonqu’iln’avaitpaslaforcenécessairepourfaireavancerlui-mêmesoncanoëetqueCarsondevaitleremorquer.

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Ilyavaitunprixàpayerpourcetorgueil,etilétaitentraindelepayer:chaquecoupdepagaiedevenaituneffort,sesmainssecouvraientd’ampoulesquicrevaientetcoulaient,sibienqueleboisdesapagaiefrottaitsursachairàvif.Carsonsetournaversluietcria:«Cen’estplustrèsloin!Toutlemondeseraravidevousvoir,vous,ladragonneetlecanoë!Lapertedecetteembarcationétaitunrudecouppourlegroupe.»

Sansdouteplusquecelled’ungandindeTerrilville,songeaSédric,acerbe.Carsonn’avaitpasl’intentiondel’insulter,illesavait,maisseulementdesoulignerqu’ilsseraientlesbienvenusàtripletitre.Pourtant,iln’entiranullesatisfaction;depuislaveille,ilsevoyaitsousunjourqu’ilneconnaissaitpasetquinelemettaitpasenvaleur.Àquoibonserappelerque,danslesmilieuxd’affairesdeTerrilville,onletenaitpourquelqu’undecompétentetd’astucieux?Qu’onleconnaissait,danstouteslesmeilleurestavernes,pourposséderunemerveilleusevoixdeténorpourleschansonsàboire,etquelescavesluiréservaientleursmeilleurscrus?Qu’ilavaitungoûtirréprochablepourlessoieries?Que,responsabledesdéplacementsdeHest,chaquevoyagesedéroulaitsanslemoindreincident?Riendetoutcelanecomptaitlàoùilétaitàprésent.

Naguère,ilfûtrestéindifférentàl’estimeouauméprisdeCarson;ilsefûtcontentéd’égrenerlesjoursd’ennuisurlagabareenattendantderetrouverTerrilvilleetsavéritableexistence.Mais,aujourd’hui,àsagrandesurprise,iltenaitàsemontrercapabledesedistinguerailleursqu’autourd’unetabledenégociation–ouquedansunechambre.Unequestioneffrayanteluirevintsoudain,etcettefoisill’affronta:Hestl’avait-ilvraimentappréciéentantqu’associécommercial?Oubienl’avait-ilgardéprèsdeluiseulementparcequ’illetrouvaitamusantetd’untempéramentmalléableaulit?

Surlecôté,ladragonnecuivréeavançaitlourdementdansleshauts-fonds.Lefleuveavaitquasimentretrouvésonniveaud’origine,etRelpdaparaissaittoutecontentedeleremonterànouveau;bientôt,ellerejoindraitsescongénères,etleurvoyagesansfinreprendrait.Ellepataugeaitdansl’eau,soulevantparfoissaqueueau-dessusdelasurface,etlalaissantparfoistraînerderrièreelle;ellemaintenaitunlégercontactavecl’espritdeSédric,commeunpetitenfantquisetientàlajupedesamère,etilavaitconscienced’ellesansqu’elles’imposâtexcessivementàlui.Encetinstant,ellesentaitlesoleilsursondos,labouesoussespattes,etellecommençaitàressentirlafaim;ilfaudraitbientôtluitrouveràmanger,sansquoielledeviendraitrétive.Mais,pourlemoment,elleavaittoutcequ’elledésiraitdelavie,etelleétaitsatisfaite.Ellevivaitsicomplètementdansleprésentimmédiatqu’ilfaillittombersoussoncharmeavantdeserendrecomptedesatotaleamoralité.

CommeHest.

Cettepenséelepritparsurpriseetrompitlacadencedesesmouvements.Lapagaieenl’air,ilrestalesyeuxdanslevagueets’efforçadediscerners’ilvenaitdefaireunedécouverteous’ilselaissaitencorealleràsacolèrecontreHest.Soudain,lacordequireliaitlesdeuxembarcationssetendit,etilsesentitrejetéenarrière,tandisqueCarsonseretournaitverslui;lechasseurlaissalecourantlesrapprocher.«Vousêtesfatigué?Onpeuts’arrêterprèsdesarbresunmoment.»Sesyeuxbrunsétaientempreintsdesympathie:ilsavaitqueSédricn’avaitpasl’habitudedeseffortsphysiques.Cematinmême,illuiavaitproposédeprendreplacedanslecanoëpendantquelui-mêmes’occupaitdepagayerpourleremorquer.

Sédricmouraitd’envied’accepter,dereconnaîtrequ’iln’étaitqu’unemauvietteincapabledesurvivredanscetenvironnement.«Non,jemegrattaisseulementlenez.Excusez-moi!

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—Bon,ehbien,prévenez-moisivousavezbesoindevousreposer.»Ils’agissaitd’unesimplesuggestion;Sédriccherchaenvainunetracedemoqueriedanssespropos.Lechasseurseremitàpagayer,reprenantlatête.

Sédricl’imita.Carsonluitournaitledos,surveillantlefleuve,etilobserval’hommeentâchantdemaniersapagaiecommelui;lesépauleslargesetlesbrasmusculeuxduchasseurbougeaientd’unmouvementrégulieravecl’aisanceapparented’unanimalquirespire.Pendantqu’ilramait,satêteopéraitdepetitsdéplacementspoursetournerversl’eau,lesarbres,ladragonne,puisdenouveaul’eau.Sédricsongeasoudainqu’ilétaitsemblableàladragonne:ilétaittoutàcequ’ilfaisait,agissaitaveccompétence,etcelaluisuffisait.Sédricconnutuninstantdepurejalousie.Ah,siseulementsaproprevieétaitaussisimple!

Était-cepossible?

Non,évidemment.

Sonexistencen’étaitplusqueruines.Ilétaitperdudanscetteforêt,loindumondeoùilsesavaitcapable.Ilavaitvolédusangàundragon,pire,ilenavaitbu,etàprésentilmesuraitlabassessedesonacteetduprojetqu’ilavaitmûri.Commentavait-ilpucroirequelesdragonsn’étaientquedesanimaux,commeunporcouunmouton,queleshommespouvaientabattreàloisir?Ilsongeaàl’accordqu’ilavaitpasséaveclemarchand,Begasti,etunfrissond’horreurleparcourut.Autantvouloirvendrelecœurd’unenfantoulesdoigtsd’unefemme!

Etvoilàoùceplannéfastel’avaitmené:loindechezlui,etladistances’accroissaitchaquejour.Sonobjectifd’amasserunefortunemonumentaleetdequitterTerrilvilleavecHestluiparaissaitdeplusenplusinvraisemblableetrépréhensible.

Ils’efforçaderessuscitersonrêve.IlsevoyaitavecHestdansunepiècemagnifiquementmeubléeetdécorée;ilsseregardaientdepartetd’autred’unetablegarnied’unrepasd’uneparfaitedélicatesse.Ilyavaittoujoursdegrandesportesouvertessurunparcauxparfumscapiteuxetilluminéparlesoleilcouchant.Hest,abasourdi,luidemandaittoujourscommentilavaitacquisunteltrésor,tandisqueSédric,confortablementinstallédansunfauteuil,unverredevinàlamain,souriaitsansriendire.

Ilvoyaittoutdanslemoindredétail,ladessertechargée,levindanssonverre,lachemisedesoie,lesoiseauxquichantaientenvoletantdebuissonsenarbresdanslejardinvespéral.Ilserappelaittouslesaspectsdesonrêve,maisn’arrivaitpasàlevoirenaction,àentendrelesquestionsétonnéesetpressantesdeHest,àseforceràsourirecommeileûtsourietàsecouerlatêteenrefusantderépondre.Lesimagesétaientdevenuesimpossiblesàmaîtriser,songemuéencauchemaroù,illesavait,Hestauraittropbu,refusélepoissonparcequ’ilétaittropcuitetfaitdescommentairesscabreuxsurlejeuneserviteurvenudébarrasserlatable.LevraiHestluieûtdemandés’ils’étaitprostituépourgagnertoutcetargent;levraiHestdédaigneraittoutcequeSédricpourraitluiprésenter,critiqueraitlevin,jugeraitlarésidencetropclinquantepourêtredebongoût,seplaindraitquelachèreétaittropriche.

LeHestdesesrêvesavaitlaissélaplaceàceluiqu’ilétaitdevenupeuàpeuaucoursdesdeuxdernièresannées,unpersonnagemoqueur,acerbe,impossibleàsatisfaire,dominateur,quil’avaitcondamnéaubannissementpouravoiroséluitenirtête,unHestquis’étaitmisàluirappelerdeplusenplussouvent

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quel’argentqu’ilsdépensaientétaitlesien,quec’étaitHestquiassuraitsasubsistance,quipayaitsesvêtementsetluidonnaituntoit.QuecroyaitdoncSédric?Qu’endevenantlasourcedeleurfortune,ilparviendraitàretransformerHestenl’hommedontilrêvait?

Oubienavait-ildésiréremplacerHest,devenirceluiquidétenaitlepouvoir?

Sapagaiemordaitprofondémentdansl’eau;sondos,sanuque,sesépaules,sesbras,toutluifaisaitmal,maiscettesouffranceneparvenaitpasànoyerlavérité:depuisledébut,dèsleurpremièrefoisensemble,Hestavaitprisplaisiràledominer.C’étaittoujoursluiquienvoyaitchercherSédric,etcelui-ciaccourait;iln’étaitjamaistendre,jamaisdouxnibienveillant;ilriaitdesbleusqu’illaissaitàsonamant,etcederniercourbaitlatêteavecunsouriretristeetacceptaitcestraitementscommeallantdesoi.Hestn’étaitjamaisvraimentallétroploin,naturellement–saufunefois,oùilétaitivreetqueSédricl’avaitmisenfureurenvoulantl’aideràgravirl’escalierdel’auberge;alorsils’étaitmontréparticulièrementviolent,etilavaitfrappéSédricaupointdelefairesaignerenlefaisanttomberdanslesmarches.Maiscelan’étaitarrivéqu’unefois.Etilyavaiteuuneautreoccasionoù,parvengeance,parcequeSédric,aulieudeconveniravecluiqu’unmarchandl’avaitvolontairementdupé,avaitlaisséentendrequ’ils’agissaitd’unesimpleerreur,Hestavaitquittél’aubergeenvoituresansluietl’avaitforcéàtraverseràpiedlequartierleplusdangereuxd’unevillechalcédiennemalfaméepourembarquersurleurbateauquelquesminutesàpeineavantqu’iln’appareillât.Loindes’excuserdesaconduite,Hests’étaitmoquédelui,àlagrandehilaritédeplusieursdesescompagnonsdevoyage.

Illuirevintsoudainquel’und’euxdevaitpartagerdésormaislaviedeHest.Cope,ReddineCope,avecsapetitebouchepulpeuseetsesmainspotelées,toujourspenduauxlèvresdeHest,toujoursdésireuxdeluiarracherunsourireavecsesréflexionssournoisessurSédric.Ehbien,CopeauraitHestpourluitoutseuldésormais;rageur,Sédricluisouhaitabienduplaisir:ils’apercevraitpeut-êtrequesontrophéen’étaitpascequ’ilimaginait.

Thymaraavaitquittélagabaretôtdanslamatinée,aprèsavoirdemandélapermissiond’emprunterundescanoësaucapitaineLeftrin,quiavaitparud’unehumeurexceptionnellementgénéreuse;ilavaitordonnéàDavviedelatransporteràterredanslederniercanotdubateau,enindiquantàlajeunefilled’appelerdepuislabergequandellevoudraitrentrer.Elleavaitemportéquelquessacsetpromisqu’elletâcheraitdetrouverdesfruitsoudeslégumespourtoutlemonde.

Ellen’avaitpasditàTatouoùellecomptaitserendre,niàquiconque,maisc’estsansgrandesurprisequ’ellel’avaitvuvenirlesaideràpasserlecanoëpar-dessusbord,puisdescendrel’échellepours’asseoirderrièreelle.

Elleavaitdisposédutempsqu’ilavaitfalluàDavviepourlesmenerjusqu’àlarivepourréfléchiràlafaçondontelledevaitréagiràlaprésencedeTatou,occupéàécouterlebavardagedujeuneapprentichasseur.Àl’évidence,celui-civenaitdeselierd’amitiéavecLecter,carilnecessaitdeposerdesquestionssurlui,auxquellesTatous’efforçaitderépondre.Lecterétaitungarçonunpeusecret,etnuln’étaitprochedelui.Thymaraseréjouissaitpourlegarçon;elleneconnaissaitpasvraimentDavvie,maiselleavaitremarquéqu’ilsemblaittrèsseulcesdernierstemps.EllecomprenaitladécisiondeLeftrindemaintenirunedistanceentrel’équipagedubateauetlesgardiens,maiselleavaitpitiéde

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l’apprentichasseur,seuladolescentdelagabare,etelleeûtvoulupourluiqueLeftrinadoucîtunpeularèglequ’ilavaitédictéeafindepermettreàcetteamitiénaissantedesepoursuivre.

Àpetitscoupsdepagaie,Davvieconduisitlecanoëaussiprèsqu’illeputdesracinesd’unarbrequidépassaientdelasurface,etsesdeuxpassagersdébarquèrent.Delà,Thymarabonditsurletronc;elleenfonçasesgriffesdansl’écorceetputgrimper.TatouditaurevoiràDavvieetsuivitsacamaradepluslaborieusement.Unefoisparvenusauniveaudesbranches,ilspurentsedéplacerplusaisément.Ilsn’échangèrentguèredeparolespendantquelquetemps,hormis:«Attention,çaglisse»,ou:«Desfourmispiqueuses;plusvite.»

Ellemarchaitentête,illasuivait,etilssedéplaçaientparallèlementaufleuveversl’amonttoutengagnantleshauteursdesarbres.

«Oùonva?demanda-t-ilenfin.

—Chercherdeslianesàfruits,cellesquiontdesracinesaériennes;ellesaimentlaclartéquirègnelelongdesberges.

—Tantmieux;jenemesenspasdegrimperjusqu’auxcimesaujourd’hui.

—Moinonplus;onperdraittropdetempsàmonterpuisàredescendre.Jeveuxrécoltertoutcequejepeuxavantderentrer.

—Bonneidée.Çavaêtreplusdifficiledesubvenirauxbesoinsdetoutlemondeavecladisparitiondelaquasi-totalitédenotrematérieldepêcheetdenosvivres.Onn’aplusdecouvertures,etonaperdupasmaldepoignards.

—Oui,ceseraplusdifficile,dit-elle,maislesdragonsontapprisàsenourrirseuls;jepensequ’ons’ensortira.»

Tatousetutunmomentenparcourantunelonguebranchehorizontaleàlasuitedelajeunefille,puisildemanda:«SitupouvaisretourneràTrehaug,tuenauraisenvie?

—Quoi?

—Hiersoir,tudisaisquetunepouvaispasrentrercheztoi,etjevoulaissavoirsic’estcequetusouhaitesvraiment.»Illasuivitensilencequelquesinstantspuisreprit:«Parceque,danscecas,jetrouveraislemoyendet’yramener.»

Elles’arrêta,seretournaetleregardadanslesyeux.Ilavaitl’airsisérieux!Ellesesentitsoudaintrèsâgée.«Tatou,sic’étaitcequejesouhaitaisréellement,j’yparviendraisd’unefaçonoud’uneautre.Jemesuisengagéeàparticiperàl’expédition;sij’abandonnaismaintenant…j’auraisfaittoutçapourrien.JeseraistoujourslamêmeThymaraquiretourneraitchezelle,l’oreillebasse,pourvivresousletoitdesonpère,ensepliantauxrèglesdesamère.»

Ilplissalefront.«“LamêmeThymara…”Jenevoispascequeçaademal.Tuvoudraisêtrequid’autre?»

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Ellerestainterdite.«Jenesaispas.Maisjeneveuxplusêtreseulementlafilledemonpère;jeveuxfairemespreuves;c’estcequej’aiditàpapaquandilm’ademandépourquoijetenaisàparticiperàl’expédition,etc’esttoujoursvrai.»Ilsarrivaientautroncsuivant,etThymaraencommençal’ascensionenenfonçantsesgriffesdansl’écorce;cesmêmesgriffesquilacondamnaientàuneexistencetronquéeàTrehaugpouvaientassurersonsalutdansledésertdesPluies.

Tatoulasuivit,pluslentement.Quandlajeunefilleparvintàunebrancheapteàsupportersonpoids,elles’arrêtapourattendresoncompagnon,quilarejoignit,levisagecouvertdesueur.«Jecroyaisqueçan’arrivaitqu’auxgarçons,dit-il.

—Quoidonc?

—D’avoirl’impressionqu’ilsdoiventfaireleurspreuvespourquelesgenssachentquecesontdeshommesetplusdesenfants.

—Etpourquoiunefillen’auraitpaslamêmeimpression?»Ducoindel’œil,Thymaradistinguaunetachejaunedanslavégétation;ellel’indiquaàTatou,quiacquiesçadelatête.Àl’extrémitédelabranchesurlaquelleilssetenaient,unelianeparasitefestonnaitl’arbre,etlepoidsdesfruitsjaunesqu’elleportaitfaisaitployerlabranche.Lesfrondaisonss’agitèrent,etlajeunefilleaperçutdesailesquibattaient:desoiseauxsenourrissaientlà,cequiassuraitquelesfruitsétaientmûrs.«J’yvais,dit-elle.Jenesaispassilabranchesupporteratonpoids.

—Jeverraibien,répondit-il.

—Commetuveux;maisnemesuispasdetropprès.

—Jeseraiprudent,etjeresteraisuruneautrebranche.»

Iltintparole.Tandisqu’elles’avançait,ilpassasurunebranchevoisine.Thymaraseramassaetpoursuivitsoncheminenplantantsesgriffesdansl’écorce;pluselleallait,plusleboisployait.

«Ilyaunesacréehauteurd’iciaufleuve,luirappelaTatou,etiln’yapasdefondendessous.

—Commesijenelesavaispas»,fit-elleentresesdents.Elleluijetauncoupd’œilpar-dessussonépaule:àplatventre,ilprogressaitlentementmaisobstinémentàsasuite.Ilavaitmanifestementpeur,maiselleleconnaissait:ilneferaitpasdemi-touravantelle.

Ilfaisaitsespreuves.

«Pourquoiunefillen’aurait-ellepasenviedefairesespreuveselleaussi?demanda-t-elle.

«Ben…»Avecungrognementd’effort,ils’avançasurlabranche,etelleneputqu’admirersoncran;ilétaitpluslourdqu’elle,etsabranchecommençaitdéjààfléchirsouslui.«Ellen’enapasbesoin;cen’estpascequ’onattendd’elle.Ellen’aqu’à…enfin,êtreunefille,quoi.

—Semarier,avoirdesenfants.

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—Quelquechosecommeça,oui.Bon,pastoutdesuite,lesenfants.Mais,euh…jepenseque,d’unefille,onattend,euh…»

Elleachevalaphraseàsaplace.«Onn’attendrien.»Ellen’osaitpass’avancerdavantage,maislesfruitsrestaienthorsdesaportée,depeu.Elletenditlamain,saisitdélicatementunefeuilledelalianeetlatiradoucementverselleenprenantgardedenepasl’arracher.Quandellel’eutapprochéeassez,ellerefermalamainsurlatigedelaplanteproprementdite,puis,lentement,ellereculasurlabranchesanslâcherlaliane;cetteespècepossédaitdessarmentsrésistants,etlajeunefillepourraitl’attireràellepourenprélevertouslesfruits.

Voyantcela,Tatoueutl’intelligencedecessersaprogressionpuisdereculer.Ilpoussaunlégersoupir.«Tusaiscequejeveuxdire.

—Oui.ÇanesepassaitpascommeçachezlespremiersMarchands;àl’époque,lesfemmesfaisaientpartiedesélémentslesplussolidesdescolonies.Bienobligé,siellesvoulaientnonseulementsurvivremaisaussiéleverdesenfants.

—Alors,c’estpeut-êtreenayantdesgaminsqu’ellesprouvaientleurvaleur,dit-ilavecunelégèrenotedetriomphedanslavoix.

—Peut-être,dansunecertainemesure.Maisc’étaitavantlafondationdescitésdesarbresouladécouvertedeTrehaug.Encetemps-là,c’étaitlasurviequiprimait,lafaçondeseprocurerdel’eaupotable,deconstruireunemaisonquiresteraitausec,defabriquerunbateauquirésisteraitàl’aciditédufleuve…

—Toutçanousparaîtévident,aujourd’hui.»Ils’efforçaitdecasserunepetitebrancheenlabalançantd’avantenarrière.

«C’estgénéralementlecasunefoisqu’onconnaîtlasolution.»

Illuiadressaunlargesourire.Ilavaitbrisélabranche;illadépouilladesesfeuillesets’enservitpouraccrocheruneautretigedelaliane.Lentement,délicatement,illaramenaversluijusqu’àcequ’ilpûts’ensaisir.Thymarafitlamouepuisluirenditsonsourire,reconnaissantsoningéniosité.Elleouvritsonsacetsemitàrécolterméthodiquementlesfruitsquipendaientdelaliane.«Bref,àl’époque,lesfemmesdevaientsavoirfairebeaucoupdechoses,inventerdesfaçonsdefairedifférentes.

—Etpasleshommes?»fit-ild’untoninnocent.

Thymaratenaitunfruitpiquetédecoupsdebec.Elleledécrocha,lejetaàTatouetpoursuivitsacueillette.«Si,biensûr,maisçanechangerienàmonargument.

—Àsavoir?»Lejeunehommeavaitouvertsonsacetleremplissait.

Quecherchait-elleàdémontrer?«Qu’enuntempslesMarchandesprouvaientleurvaleuraumêmetitrequeleshommes,parleurcapacitéàsurvivre.»Sesgestesseralentirent,etsonregardseperditpar-delàlesfeuillages.Auloin,lariveapparaissaitcommeunelignedebrume;Thymaran’avaitpasmesuréjusque-làl’extensionqu’avaitpriselefleuve.Elles’efforçademaîtrisersespenséesdésordonnées;

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Tatouluiposaitlaquestionmêmequilataraudaitdepuisquelquetemps,etelledevaitytrouveruneréponse,autantpourluiquepourelle.

«Àmanaissance,dit-elleenprenantsoindenepasleregarder,onm’ajugéeindignedevivre.Monpèrem’asauvée,maisçaenditbeaucoupplussurluiquesurmoi,et,toutemavie,j’aivécuaumilieudegensquiestimaientquejeneméritaispasdevivre.»Ycomprissamère.ElletutcettepenséeàTatou;ellesentaittropl’auto-apitoiement,etn’avaitaucunrapportavecsonexposé.Enfin,probablement.«J’aitravailléavecmonpère;jecueillaisautantquelui,j’accomplissaistouteslestâchesqu’onattendd’unenfant,maisçanesuffisaitpasàdémontrerquej’avaisledroitd’exister.Jen’enfaisaispasplusquelesautres,quen’importequellefilled’habitantsdudésertdesPluies.»ElleregardaenfinTatou.«Prouverquejepouvaisêtreuneenfantordinairemalgrémonaspect,cen’étaitpasassez.»

LesmainshâléesdeTatous’agitaientcommedepetitsanimauxdouésd’uneviepropre,détachaientlesfruitsetlesfourraientdanssonsac.Elleavaittoujoursaimésesmains.«Et,pourtoi,pourquoicen’étaitpasassez?»demanda-t-il.

C’étaitlàlehic:ellenelesavaitpas.«C’étaitcommeça,répondit-elled’untonbrusque.Jevoulaisobligerlesautresàreconnaîtrequejelesvalaistous,etquejevalaismieuxquecertains.

—Etensuite?Qu’est-cequiseseraitpassé?»

Ellesetutunmomentetréfléchit;elleinterrompitsarécoltepourmangerundesfruitsjaunes.Sonpèreavaitunnompourlesdésigner,maiselleneselerappelaitpas.OnenvoyaitrarementdanslarégiondeTrehaug;ceux-ci,grosetsucrés,eussentvaluunbonprixaumarché.Elledétachalesboutsdechairquiadhéraientaunoyaufloconneuxavantdejetercedernier.«Onm’auraitsansdouteencoreplusdétestée»,avoua-t-elle.Ellehochalatêteetsourit.«Mais,aumoins,onauraiteuunebonneraison.»

LesacàdosdeTatouétaitplein,etillefermaentirantlecordon.Thymaran’avaitjamaisvucesac,quiprovenaitprobablementdelaréservedubateau.Lejeunehommecueillitunfruit,ymorditpuisdemanda:«Donc,pourtoi,ilnes’agissaitpasdeprouvertavaleurauxautrespourpouvoirtelibérerdeleursrègles?Pourpouvoirtemarieretavoirdesenfants?»

Ellepesalaquestion.«Non,pasvraiment;rienquelesobligeràreconnaîtrequej’avaisledroitdevivrem’auraitsuffi.»Elledétournalevisageetpoursuivit:«Jecroisquejenemesuisjamaisintéresséeàl’aspectmariageetenfants;lesrèglesquinousconcernaientrestaientinviolables.

—PaspourGraffe»,ditTatouensecouantlatête.Ilavaitfinilefruit;ilmitlenoyaudanssabouche,lemâchonnaunmomentpuislerecracha.

«Graffeetsesnouvellesrègles!fit-elleentresesdents.

—Tun’asjamaisvoulut’endébarrasser?Jamaiseuenviedefairecequitechante?

—Ellesnesontpaslesmêmespourluietpourmoi,murmura-t-elled’unevoixlente.

—Commentça?

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—D’abord,c’estungarçon;lesfemmescommemoi...ellesontaussipeudechancesdesortirvivantesd’unaccouchementquedemettreaumondedesenfantsaptesàsurvivre.Cesrèglesquinousinterdisentdeprendreunmarioud’avoirdesenfants,monpèredisaitqu’ellesexistaientsurtoutpourmeprotéger.»Ellehaussalesépaules.«Graffenecourtaucunrisqueàchangerlesrègles;cen’estpasluiquivasupporterlescontractionsenpleinejungle,sanssage-femme;cen’estpasluiquidevrasedébrouilleravecunnourrissonincapabledesurvivre.Àmonavis,ilnes’estjamaisdemandécequ’ilferadesongaminsijamaisJerdmeurtetquelebébés’entire.

—Commentpeux-tupenseràdeshorreurspareilles?»Tatouétaitépouvanté.

«Commentpeux-tunepasypenser?»rétorqua-t-elle.Ellelâchalaliane,pritsonsacenbandoulière,etsonregardseperditdanslesfeuillages,verslabergelointaine.Auboutd’unmoment,ellerepritd’unevoixpluscalme:«Graffeabeaujeudeparlerdenouvellesrègles.Çam’exaspèrequandilditquejedois“fairemonchoixsanstarder”,commesilaseuledécisionquej’avaisàprendredanslavieétaitcelled’uncompagnon.Çaluiparaîtsansdoutetrèssimple;commeiln’yaaucuneautoritéicipourluiinterdirequoiquecesoit,ilfaitcequiluichante,etilnes’arrêtejamaisàsedemanderlaraisondel’existencedecesrèglesqu’ilrejette.Pourlui,cenesontquedesbarreauxquil’empêchentdefairecequ’ilveut.»

EllesetournaversTatou.«Est-cequetupeuxcomprendreque,pourmoi,c’estseulementunenouvellerèglequ’ilchercheàm’imposer?Saloi,c’estquejedoischoisiruncompagnon“pourlebiendetouslesgardiens”,pourempêcherlesgarçonsdesebattrepourmoi.Tutrouvesçamieuxquel’anciennerègle?»

Commeilnerépondaitpas,elleseremitàcontemplerlefleuve.«Tusais,jeviensdecomprendrequelquechose.JerdetGraffecroientqu’enfreindrelaloi,çaéquivautàprouversavaleur.Pourmoi,passeroutreàuneanciennerègle,cen’estriend’autrequ’uneinfraction,etJerdnemeparaîtpaspluscourageuse,plusforteoupluscapabledufaitqu’ellen’apasobéiauxcoutumes;enréalité,avecunenfantdansletiroir,elleestplusvulnérable,elledépendplusdurestedugroupe,cequinouscompliquelavie.Alors,qu’est-cequeçaprouvesurelle?Ousurlesgarçonsquiontcouchéavecelle?»

Priseparsonraisonnement,elleavaitoubliéàquielles’adressait,etl’expressionahuriedeTatoularéduisitausilence.Elleeûtvoulus’excuser,luidirequ’ellenepensaitpasàlui,maislemensongeneluivintpas.Auboutd’unmoment,ellemurmura:«Monsacestplein;rapportonscequenousavonsàlagabare.»

Ilacquiesçad’unbrusquehochementdetêtesanslaregarder.L’avait-ellehumilié?Misencolère?Unesoudainelassitudes’emparad’elle,etellen’eutplusenviedechercheràlecomprendreniàsefairecomprendredelui;c’étaittropdetracas.Lasolitudeétaitbeaucoupplusfacileàvivre.Elleselevaetpritlecheminducamp.

Ellen’étaitplusqu’àtroisarbresdusiteoùilsavaientquittélecanoëquandellevitNortelquivenaitverseuxenescaladantuntronc.Elles’arrêtapuisreculapourlelaisserpasser;parvenusurlabranche,ils’arrêtaluiaussietregardatouràtourlesdeuxjeunesgens,horsd’haleine.«Qu’est-cequevousfaisiez?lança-t-il,etThymarasehérissa.

—Onramassaitdesfruits,ditTatousanslaisserletempsàlajeunefillederépondre.

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—Tucroisquec’estjuste,cequetufais?demandaNortel.Tuasentenducequ’aditGraffe.Onétaittousd’accord:elleprendsadécision,etensuiteons’ytienttous.

—Maisjen’ai…»

ThymarainterrompitTatouenlevantbrusquementlamain.Elleregardalesdeuxjeunesgens.«Cequ’aditGraffe»,répéta-t-elle,exigeantmanifestementuneexplication.

Nortelposaenfinlesyeuxsurelle.«Iladitqu’ondevaitjouerrégloetnepasessayerdeprofiterdetasituation.»IlreportasonregardsurTatou.«Maisc’estpourtantcequetufais,non?Tuprofitesdevotreancienneamitié,desonchagrinpourKanaï.Tucherchestouslesprétextespournepaslaquitterd’unesemelle,sanslaisserl’occasionauxautresdeluiparler.

—Jel’aiaccompagnéepourcueillirdesfruits;onaperdupasmaldematérieldechasse,etilfautrécoltertoutcequipeutsemangertantquec’estpossible.»Tatous’exprimaitd’untonsecmaisraisonnable,tandisquedesétincellesdecolèredansaientdanssesyeux.Thymaracompritsoudainqu’ildéfiaitNortel;celui-cigonflalapoitrine,etunéclatlavandes’allumaderrièrelevertdesesyeux.Lajeunefilleluitrouvauneressemblanceavecsondragon,etellecompritsoudaincequisepassait:elleavaitdevantelleunmâlevenumettretouslesnouveauxvenusaudéfideluiprendresafemelle.Unfrissonétrangelaparcourut;soncœurbonditetcognadanssapoitrinetandisqu’unevaguedechaleurl’envahissait.

«Assez!»fit-elledansungrondementbasquis’adressaitàelle-mêmeautantqu’auxgarçons.Sansmêmeseretourner,ellesavaitqueTatouavaitréagiàl’attitudedeNortel.«JemefichedesâneriesquedébiteGraffe:iln’apasàdéciderquimeparleniquand;etiln’apasàexigerquejeprenneunedécisionquin’existequedanssatête.Jen’aipasl’intentiondechoisirquiquecesoit!Nimaintenant,nijamais,peut-être.»

NortelpassasalanguesurseslèvresétroitespuislançaàTatoud’untonaccusateur:«Tuluiasditquelquechose,hein?Quelquechosepourladressercontrecetteidée!

—Non.

—Nortel!Adresse-toiàmoi,pasàlui!»

Lejeunehommelesregardatouràtour.«C’estexactementcequejeveux.Va-t’en,Tatou;c’estàmoiqueThymaraveutparler.

—Essaiedem’yobliger!

—Arrêtez!»Elleentenditavechorreursavoixmonterdanslesaigusetsebriser;elledonnaitl’impressiond’êtreterrifiéealorsqu’elleétaitfurieuse.«Jeneveuxpasdeça,reprit-elleentâchantdes’exprimerd’untoncalmeetraisonnable.Cen’estpascommeçaquevousallezmeconvaincre.»

Elleeûtaussibienpuneriendire.NortelcarralesépaulesetsepenchalégèrementdecôtépourregarderTatouderrièreelle.«Jepeuxt’yforcer,sic’estcequetuveux,dit-il.

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—Onvavoirça.»

Ellen’enputsoudainplus.«Battez-voussiçavousamuse,déclara-t-elle,çaneprouverarien,niàmoiniàpersonne,etçanechangerarienàrien.»Elleserrasonsacsursonflanc,mesuradesyeuxladistancequilaséparaitdelabrancheinférieureetsauta.Cen’étaitpasungrandbond,etelleavaitsortisesgriffes;cefutpeut-êtresonchargementquiladéséquilibra.Quoiqu’ilenfût,elleatterritsurlecôtédelabranche,glissaet,avecuncrid’indignation,tomba.

Ellen’avaitparcouruqu’unedizainedepiedsquandsesmainstenduesrencontrèrentuneautrebranche;l’expérienceaidant,elleyplantasesgriffes,opéraunrétablissementets’yposa.Là,elles’accroupit,lesdentsserréespoursupporterladouleurquiluipoignaitledos;lorsqu’elles’étaittorduepourserattraper,lesmusclesdesondoss’étaientcrispéssousl’effetdel’affolement,etelleavaitl’impressionquesaplaies’étaitouverte,déchirée.Jusque-là,c’étaitunegêne,maisquis’apaisaitetcommençaitpeut-êtreàguérir;àprésent,elleavaitlasensationnonseulementqu’elles’étaitrouverte,maisqu’unobjetdurs’yétaitlogé.Ellevoulutlatâteravecprécaution,maisneputacheversongeste,tropdouloureux.Ellenepouvaitmêmepastoucherlablessurepoursavoirsiellesaignaitounon.

Au-dessusd’elle,lesgarçonsl’appelaientenhurlanttoutens’accusantmutuellementdel’avoirfaittomber.Qu’ilssebattentdonc!Çan’avaitaucunsenspourelle.Quellebanded’idiots!Etelleétaitlaplusgrandeidiotedetousd’avoirleslarmesauxyeux.

Ilsavaiententendulatrompebienavantdevoirquoiquecefût.LestroiscoupsbrefsannonçaientleretourdeCarsonencompagnied’unsurvivant.SouslesyeuxdeLeftrin,lesgardienss’attroupèrentsurlepont,leregardtournéversl’avaletparlantentreeuxàvoixbasse.KanaïetGringalette?Ladragonnecuivrée?Jess?Sédric?

Leftrinnepensaitpasqu’ils’agîtdeJess;ilavaittoutfaitpourquelechasseurneréapparûtjamaisavantmêmel’arrivéedelavague.Maisquesepasserait-ils’ilavaitsurvécu?Quedirait-il,etàqui?Quandladragonnecuivréeapparut,avançantàcôtédesdeuxcanoës,lesgardienslancèrentdescrisdejoieetdesoulagement.Lecapitaineplissalesyeux,surprisàlavuedesdeuxembarcations;ilobservaquelquesinstantslasilhouettequipagayaitdanslaseconde,puiscria:«C’estSédric!IlatrouvéSédric!Alise!Alise!Ilestvivantetiln’apasl’airblessé!»

Ilentenditlebruitdepiedsnussursonpont,et,peuaprès,lajeunefemmelerejoignitsurlerouf.«Oùça?Oùest-il?demanda-t-elle,horsd’haleine.

—Là-bas.»Iltenditl’index.«Ilmanœuvrelesecondcanoë.

—Sédricquimanœuvreuncanoë?fit-elled’untonincrédule;maiselleajoutaquelquesinstantsaprès:Oui,c’estbienlui;jereconnaislacouleurdesachemise.Jen’arrivepasàycroire!Ilestvivant!

—Oui.»Discrètement,Leftrinpritsamain.Ilnevoulaitpasluiposerlaquestion,maisildevaitsavoir:lasurviedeSédricchangeait-ellequoiquecefûtentreeux?

Ilsentitlamaind’Aliseserrerlasiennepuislalâcher.L’accablementlesaisit.

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Lajeunefemmesuivaitdesyeuxlescanoëstoutens’efforçantdefaireletridanssesémotions.Elleseréjouissaitquesonamieûtsurvécu,maisredoutaitleretourdutémoindesonépoux;elleluienvoulaitdeluiavoircachélegaged’amourdeHestetrestaitsidéréedelevoirs’adonneràunexercicephysiqueaussirudequelapagaie.

Lesdragonslançaientdescoupsdetrompeàl’intentiondelacuivrée,etRelpdayrépondaitjoyeusement.Danscesoccasions-là,leurscrisn’étaientquedescrisauxoreillesd’Alise;elleavaitl’impressionqu’ellecomprenaitlesdragonsuniquementquandilsdésiraientêtrecomprisdeshumains.Ellen’enétaitpasabsolumentcertaine,maisellesoupçonnaitqu’ilsnepartageaientqu’entreeuxcertainséchanges.Ellesongeaqu’elledevraitnotercettehypothèsedanssonjournal,etunsentimentdeculpabilités’emparad’elleaussitôt:ilyavaitdesjoursqu’ellen’avaitprisaucunenoteniaucuneobservationsurlesdragons,tropoccupéequ’elleétaitàsurvivreetàsedécouvrirelle-même.Ellecoucheraitsurlepapierl’épisodedelacrueetdesonsauvetageparladragonne;maisceluidelanuitpassée?Non,celui-làdemeureraitàelleseule,pourtoujours.

ElleetLeftrinn’enavaientpasparlé.Cematin,àtable,etplustard,alorsqu’ellesepromenaitsurlepontensacompagnie,ilsavaientmaintenuleurfaçadedepureamitié;elles’étaitefforcéedenepasrougir,denepaséchangeravecluideregardscomplices,etleursilenceenavaitditpluslongqu’aucunmot.Ellenevoulaitpasdevenirl’objetd’interrogationsnidepotinsparmilesgardiens,etLeftrinn’iraitsansdoutepass’épanchersursavieprivéeauprèsdesonéquipage.Maisaurait-elleencorel’occasiondesetrouverseuleaveclui,deluiexpliquerl’importancequecettenuitavaitpourelle?

AvecleretourdeSédric,c’étaittoutsonpasséàTerrilvillequirevenaitl’envelopper;unefoisqu’ilseraitmontésurlepont,elleneseraitplusseulementAlise,maisAliseFinbok,épousedeHestFinbok,lequeldeviendraitunjourleMarchandFinboketdétiendraitlevoteFinbokauConseildesMarchandsdeTerrilville.Parleurmariage,elleluidevaitnonseulementfidélitémaisaussil’espoird’unhéritier,et,au-delà,elledevaitàsonmarietàleursdeuxfamillesderespecterledécorumetlabienséancenécessairesàlasurviesocialedetous.

EllenevoulaitpasqueSédricrevînt.Ellenesouhaitaitpassamort,maissi,parunvœu,elleavaitpulerenvoyersainetsaufàTerrilville,ellel’eûtfaitsurl’instant.

VINGT-SIXIÈMEJOURDELALUNEDELAPRIÈRE

Sixièmeannéedel’AllianceIndépendante

desMarchands

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D’Erek,GardiendesOiseaux,Terrilville,

àDetozi,GardiennedesOiseaux,Trehaug

Messaged’Erek,GardiendesOiseaux,Terrilville,àDetozi,GardiennedesOiseaux,Trehaug.Dansunétuicacheté,lesdispositionsduvoyagedel’ApprentiReyallpourrentrerdanssafamilleafind’observerunepériodededeuil,auxdépensdesgardiensdesoiseaux.Unchargementdevingt-cinqpigeonsrapidesetdesixroisluiaétéconfiépoursondéplacement.Avecnosplusprofondescondoléancesetnossentimentslesmeilleurs.

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3

Lemédaillon

«J’AIDÉVORÉUNHOMME!J’aimangélechasseur!»Triomphante,Relpdaannonçalanouvelleàgrandscoupsdetrompeavantmêmed’arriverprèsdesescongénères;ellequittaleshauts-fondsets’avançaàleurrencontresurlabergeboueuse.«Ilavaitmenacémongardien!Nousl’avonscombattuetnousl’avonsmangé!»Lesparolesqu’elleprononçaensuitetroublèrentencoredavantagelesdragons.«Mongardienaprouvésavaleur;ilabumonsangpourpouvoirparleravecmoi,etmaintenantilestàmoi.J’enferaiunAncien,lepremierd’unenouvelleespèce.

—Cecin’apasétésoumisàdiscussion!protestaMercor.

—Tuluiasdonnétonsang?

—Commentt’yprendras-tupourenfaireunAncien?

—Maisdequoiparle-t-elle?

—SILENCE!»rugitRanculos.Lesautresdragonsseturent,assourdis,etilsetournaverslapetitefemellecuivrée.«Qu’as-tufait?lança-t-ildurement.Toiquin’asquelamoitiédel’intelligenced’undragon,tuasdonnétonsangàunhumain?Tuascommencéàlechanger?Tunetrouvespasdéjàbienassezgravequetantd’entreeuxaientcommencéàchangerparlasimpleproximitéavecnous?Tuneterappellesdoncpascequiaétédécidéilyabienlongtemps?As-tuoubliélesAbominations?Tuveuxenrecréerdenouvelles?

—Dequoiparles-tu?éclataSintara.Cessedet’exprimerparénigmes!Ya-t-ildudanger?Qu’a-t-ellefait?

—D’abord,elleadévoréunchasseur,unchasseurquidevaitnousaiderànousprocurerdequoimanger!»Ranculosétaitindigné.

Cracheeutungrognementméprisant.«Trouveàmangertouteseule.Pasbesoinchasseurougardien.

—Ilyaplusieursjoursqu’aucunhumainnenousaapportéàmanger,fitobserverVerasàmi-voix.

—Cen’estpaslapeine,réponditSestican:ilyadupoissonenabondance.»

Commelesoirapprochaitaprèslalongueaprès-midi,lesdragonsétaientretournésauvoisinagedelagabare.Leniveaudufleuvecontinuaitàbaisser;desbuissonsetdestouffesd’herbeengluésdeboueréapparaissaient.Cettenuit,enfin,Sintaraespéraitdormirsurunsolrelativementsec;etdemainilsreprendraientleurvoyageversl’amont.Laviesemblaitreveniràlanormaleavantleretourdeladragonnecuivrée.

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«Sinousnousadressonsàelletousenmêmetemps,nousn’entireronsrien.»Sintaraquittasescongénèrespoursedirigerverslacuivrée,puisellel’examina.Relpdan’étaitpluslamême:sesmouvementsavaientacquisdel’assurance,etellecommuniquaitavecplusdeclarté.Quelquechosel’avaitchangée.Sintaraseconcentrasurelle.«Relpda,pourquoias-tudévorélechasseur?Était-ilmort?»

Lapetitedragonneréfléchittoutenprenantpiedsurlaplagecouvertedevase.«Non;maisilvoulaitmetuer.Alorsmongardienl’aattaqué,et,quandj’aivuqu’ils’efforçaitdetuerlechasseur,j’aiabattulechasseur.C’étaitunebonnechasse.»Elleparcourutlesenvironsduregard.«Ilyavaitdupoisson?

—Nousl’avonsfini;demain,ilfaudrareprendrenotreroute.»Sintara,remarquantquelesautresdragonss’étaienttuspourécouterlaconversation,tâchadelaramenersurlesujetprécédent.«Tudisquetongardienabutonsang;qu’est-cequeçasignifie?Etquias-tupriscommegardien?»

Relpdacourbalecoupoursefrotterlemuflesursapatteavant;aulieud’enleverlabouequilamaculait,elleenajoutaencore.«Sédric,fit-elle.C’estSédricmongardien;ilestvenuàmoi,ilaprismonsangetl’abupourserapprocherdemoi.Nouspensonsensemblemaintenant,ettoutestplusclairpourmoi.JevaisenfairemonAncien;c’estmondroit.

—TuvascréerunAncien?»Sesticanétaitperdu.

«J’essaiedecomprendrecequ’elledit!Tais-toi!sifflaSintara.

—Nousnepouvonschangerleshumainsquesinoussommesprêtsàleslaissernouschanger.»Mercors’exprimaitd’untonlas,sansécouterlamiseengardedelareinebleue.Celle-cisefigea:ilyavaitquelquechosedanscesmots,unsouveniràretrouver.

«Nousnepouvonspas,ounousnedevonspas?demandaSesticand’unevoixtendue.

—Jenecomprendspas!»Denteagitaviolemmentlaqueue.

«Alors,tais-toietécoute!»Sintarafitfaceàlapetitefemelle,lagueulegrandeouverte,lamenaçantdesonvenin.Dentes’écarta,puisseretournaverselleetfeula.

«Cessez!rugitRanculos.Touteslesdeux!»

Mercorparcourutsescongénèresd’unregardattristé.Sesiris,noirssurfondnoir,tournoyaientlentement.«Nousavonsperdubeaucoup.Alorsquenousgagnonsenforceetdevenonsdevraisdragons,jem’effraiechaquejourdeslacunesdenosmémoires.Jelesais,jenedevraispassupposerquevousvousrappeleztouscedontjemesouviens,maisjecontinueàcommettrecetteerreur.Apparemment,Dente,Relpdaseremémorecequevousautresavezoublié:lesdragonspeuventcréerdesAnciens,defaçonvolontaire.Parfois,commeçaseproduitpournosgardiens,leshumainssubissentdeschangementsparlaseulevertud’uncontactprolongéavecnous.Àl’époqueoùAnciensetdragonspartageaientlesmêmescitésetlamêmevie,nossemblablesfaçonnaientleshumainsauxquelsilstenaient,commeunjardiniertailleunarbre.Soigneusement,posément,enchoisissantbienl’êtrededépart,undragoncréaitunAncien.Aucoursdessièclesqu’adurénotreséparation,nombred’habitantsdudésertdesPluiesontacquiscertainsdesaspectsmineursdesAnciens,maisguèredeleursavantages.

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—Maiscomment?demandaSintara.Sansdragonsauprèsd’eux,pourquoiont-ilschangé?

—Queçaleurservedeleçon,fitRanculosd’unevoixgrave.Ceuxquionttuédesdragonsdansleursgangues,ceuxquiontmanipulé,découpécequiauraitdûdevenirdesdragons,ceuxquiontvoléetutilisélesobjetsetlamagiedesAncienssontceuxquiensupportentlesconséquencesleplusdurement,etc’estmérité:ilssesontemparésdecequineleurappartenaitpas.Dèslors,ilsontcommencéàsubirdesmodifications,etleursdescendantsaussi;ilssontaffligésd’existencesraccourciesetd’enfantsmort-nés.Cen’estquejustice.

—Purehypothèse,ditMercor.

—Fondéesurlaraison.Ilnes’agitpasdecoïncidences:aufondd’eux,leshumainssaventcequiestvrai.Voisceuxqu’ilsnousontchoisiscomme“gardiens”;ilsnousontdonnéceuxquisouffrentdesigrandesdifférencesqu’onlestolèreàpeinedansleursociété.Ilsontdesécaillesetdesgriffes,ilsontdumalàsereproduire,etilsontuneespérancedevieréduite.Voilàcequiarriveauxhumainsquisemêlentd’unemagiequineleurapasétédonnéedepleingré.Ilsseserventdelamatièredesdragons,denotresang,denosos,etilschangent;mais,sansdragonspourguidercesmodifications,ilsdeviennentmonstrueux.

—EtlesAbominations?demandaMercordesavoixdebasse.Sont-ellesaussiunchâtimentbienmérité?

—Peut-être,réponditRanculosdutacautac.Car,commetul’asdit,lesdragonsnepeuventpaschangerleshumainssansrisquerd’êtreeux-mêmeschangéspareux.OnsoupçonnedepuislongtempsquelesdragonsquifraientexcessivementaveclesAnciensetleshumainss’exposent,ainsiqueleursrejetons,àundanger.Unœuféclot,etiln’ensortpascequ’onattendait…

—Sommes-nousobligésdeparlerd’obscénités?Ladécencen’existe-t-elledoncplusparminous?»LadiscussionavaitréveillédessouvenirschezSintara,dessouvenirsrestéslongtempsensommeil.Unefois,unedesesancêtresavaitchoisiunhumainets’étaitcrééunAncien;lesmodificationsphysiquesnereprésentaientpaslamoitiéduprocessus:convenablementpréparé,unAncienjouissaitd’uneespérancedeviequi,sanssemesureràcelled’undragon,suffisaitnéanmoinsàluipermettred’acquérirunpeudesagesseetuncertainraffinement.PosséderuntelAncienétaitamusant,voirerassurant:quelbonheurd’êtreflattée,«immortalisée»enprose,enversetenpeinture!Cesêtresprocuraientunecompagniequelesautresdragonsnepouvaientoffrir;aveceux,nulsentimentdecompétition,seulementleplaisirdeleuradmiration,deleurspetitssoins,et,oui,d’uneconversationstimulante.

Maischaqueplaisirrecèledudanger,etcertainsdragons,àforcedepassertropdetempsavecleursAnciens,enavaientétémodifiésàleurtour.C’étaitunsujetqu’onn’abordaitpasàlalégère;aucundragonnesouhaitaitaccuserundesescongénèresd’unetelleobscénité,maisonnepouvaitnierlesfaits:ceuxquicôtoyaientexagérémentleshumainsfinissaientparchanger.Cesaltérationsn’étaientpasaussivisiblesquecellesdeshumainsquifréquentaienttroplesdragons,maisellesexistaientnéanmoins;et,àlagénérationsuivante,pensait-on,quanddeuxdragonsdanscecassereproduisaient,leursrejetonsétaient,nondesserpents,maisdesAbominations.

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Lesdragonsn’enparlaientjamaisauxétrangers;ilsn’endiscutaientmêmepasentreeux.Sintarasedétournadugroupe,offusquéedelagrossièretédespropos.Sanssesoucierdesondédain,Mercors’adressad’untonsévèreàRelpda.

«Tuasagiinconsidérément,jepense;jenesuispassûrquetusachescommentmenerunhumainjusqu’àl’étatd’Ancien;pourpeuquetumanquesd’attention,quetunesachespascommentt’yprendre,ouquetutemontressimplementdistraite,lesconséquencespourraientêtreterribles,voirefatalespourl’humain.Celuiquetuaschoisin’avaitmêmepasmislepiedsurlecheminduchangement;quet’a-t-ildoncprisdeluiaccorderuntelhonneur?

—Ilnenousentendaitmêmepaslapremièrefoisqu’ilamarchéparminous,intervintSintara.Ilnousprenaitpourdesanimaux,commedesvaches;ilsemontraittrèsprétentieuxetextrêmementignorant.Àmesyeux,detous,c’estl’humainquiméritelemoinspareilhonneur.»

Relpdabattitdelaqueueàtitred’avertissement.«C’étaitàmoideprendrecettedécision;c’estmondroit.Ilestvenuàmoienquêtedecontact;quandj’aisentisonespriteffleurerlemien,jel’aichoisi,etilestdésormaisàmoi.Voilàtoutcequevousdevezsavoir;jenemerappellepasqueladécisiondecréerunAncienaitjamaisétésujetàdébat,etçan’enestpasunaujourd’hui.

—Danstacolère,tuénoncesclairementtapensée,observaMercord’untondoux.

—Jemesersdesonesprit;çaneteregardepas.

—Mais,toi,si,ettupourraisbienleregretterunjour.Ets’ilrefusaitdeselieràtoi?S’ilvoulaits’enallerpourretourneràTerrilville?

—Çan’arriverapas»,réponditRelpdad’untoncatégorique.

Troublée,Sintaras’éloigna.Cen’étaitpaslapremièrefoisqu’ellesevoyaitcontrainted’affronterl’idéequesessouvenirscontenaientdeslacunes;elles’efforçadeseconcentrersurlefragmentqueladiscussionavaitfaitressurgir:unedesesancêtresavaitcrééunAnciendesonpleingré,enconscience.Pouvait-elleserappelercommentons’yprenait?

Parpetitsboutsseulement.Ilétaitquestiondesang,ellelesavait;maisquoid’autre?Ledond’unobjetsymbolique?Uneécaille?Ilyavaitlàunsouvenirquiluiéchappait,dansantauxconfinsdesamémoire.

«Sintara?»

Plongéedanssesréflexions,ellen’avaitpasentenduMercorapprocher.Ellesetournaversluientâchantdenepasavoirl’airsurpris.«Qu’ya-t-il?

—As-turemarquéleschangementsquesubittagardienne?»

Elleleregardafixementuninstantpuisdemandad’untondistant:«Laquelle?»

Ilneselaissapasdémonter.«Cellequeleshumainsdécriraientcomme“gravementmarquéeparledésertdesPluies”:Thymara.

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—Jen’yfaispastrèsattention,maiselleaplusd’écaillesqu’audébutduvoyage.

—Sesautresaltérationsnesontdoncpasdetonfait?»

Quellesautresaltérations?«Ellenemériteguèrequejeluifassedescadeaux:elleestprétentieuseetindocile,ellenemecomplimentejamaisetnemeremerciepasdemesattentions;pourquoivoudrais-jeluiaccorderuncadeau?

—C’estlaquestionquejeposeàtouslesdragonsdontlegardienparaîtsubirdeschangementsvisibles.Relpda,elle,aclairementannoncésesintentions,maisjen’auraispasétéétonnéqued’autresaientchoisilamêmevoiesansriendire.

—Etilsl’ontfait?demandaSintara,soudaincurieuse.

—SeuleRelpdaaoffertàsongardiendechangersonsang.»

Elleréfléchituninstantpuisdit,commesielleconfirmaituneidéeaulieud’interrogerledragondoré:«Évidemment,ilexisted’autresmoyenspourcréerunAncien.

—Oui.Ilsprennentplusdetempsetilssontmoinsradicaux,danslaplupartdescas;maisilsn’enrestentpasmoinsdangereuxpourl’humainsionnefaitpasattention.

—C’estThymaraquis’estmontréenégligente,pasmoi;quandellem’aretiréleserpent-pointeau,unpeudemonsangluiagiclésurlevisage,peut-êtredanslaboucheoulesyeux.»

Mercorsetutuninstant.«Sonsangchangedonc.Situnelaguidespas,ellepeutcourirungrandrisque.»

Ellesedétournadelui.«Jetrouveétrangequ’undragons’inquiètedecequiestdangereuxpourunhumain.

—C’estétrange,jelereconnais;mais,commejevousl’aiditàtous,etcommenouslemontrentlesnouvellesfacultésdeRelpda,onnechangepasunhumainsansêtrechangéparlui.»

Ilattendituneréponse,puis,voyantqueSintarasetaisaitetneleregardaitpas,ils’éloignasansbruit.

Desplaisirssimples,desplaisirsd’homme:dequoiboire,unrepaschaud,del’eaubrûlantepourselaver,unehuileapaisantepoursapeauattaquéeparl’acide,desvêtementspropres.Iln’avaitmêmepaseuàparlerbeaucoup:Carsonavaitréponduàtouteslesquestionsetracontéleurhistoiresousuneformeabrégéequoiqueembelliequiavaitpluàsonpublic,tandisqueSédricseconsacraitexclusivementàl’assiettederagoûtfumantetàlachopedethéqu’onavaitplacéesdevantlui.Mêmelesbiscuitsdubord,durscommedelapierre,luiavaientparupresquedélicieuxunefoistrempésdanslasauce.

Leftrinétaitlà,etAliseaussi,l’aircoupableetpétrideremords.Elles’étaitassiseàlatabledeSédric,silencieuseàpartlesquelquesmotsqu’ilsavaientéchangéslorsdesretrouvailles,maisfixantsurluiunregardintense.C’étaitellequiavaitcherchédel’eauetl’avaitmiseàchaufferpourlui,allantjusqu’à

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déposerleseaufumantdevantsaporte;quandelleavaitfrappé,illuiavaitouvertetl’avaitinvitéeàentrer.

«Jeregrettequenousnedisposionsquedesipeud’eaupourlatoilette.Quandleniveaudufleuveauraencorebaissé,nouspourronsànouveaucreuserdespuitsdesable;pourlemoment,nousn’obtenonsqu’unliquideboueux.

—Cen’estpasgrave,Alise;c’estplusquesuffisant.Jeveuxseulementmedébarrasserdemacrasseetmettredubaumesurmesbrûlures.Jesuisheureuxdetevoirsaineetsauve,maisjesuisépuisé.»Sesparolesnefaisaientqu’effleurerleurrelation;ilrefusaitdes’engagerdavantageques’ils’adressaitàDavvie.Ilavaitbesoinderesteràl’écartdetous,etplusparticulièrementd’elle.

Cettedistancequ’ilmaintenaitentreeuxn’avaitpaséchappéàlajeunefemme.Elles’étaitefforcéedeserapprocherdeluitoutenconservantuntoncourtois.«Naturellement,naturellement;jeneveuxpastedéranger.Mets-toid’abordàtonaise.Maisensuite…Jesaisquetuesfatigué,Sédric,maisilfautquejeteparle;rienquequelquesmotsavantquetutereposes.

—S’illefaut,dit-ild’unevoixsansforce.Maisplustard.

—Commetuvoudras.Situsavaiscommejesuisheureusequ’ont’aitretrouvévivant!»

Etelleétaitsortie.Ils’étaitassissursonlitetavaitcommencéàsedétendre.Curieuxcommecettepetitecabinequisentaitlemoisietlerenfermépouvaitluiparaîtreconfortableaprèstoutcequ’ilvenaitdevivre;mêmelacouchetteauxcouverturesdéfaitesavaitl’airaccueillante.

Ils’étaitdéshabilléenlaissanttomberparterreseshaillonscrasseux,puisils’étaitlavéenprenantsontemps,lapeausensibleàtoutcontact.Toutenrêvantd’unebaignoireremplied’eauchaudeetmousseuse,ils’étaitréjouidecepetitluxe.Quandilenavaitfini,l’eauavaitrefroidietprisuneaffreuseteintemarron,maisquelbonheur,ensuite,d’avoirunvêtementdouxàmettrepourprotégersapeaumeurtrie!Enfaisantsatoilette,ilavaitconstatéquelagrandeecchymosequiluiprenaitlamoitiéduvisagen’étaitquelaplusvisibledesmeurtrissuresqu’ildevaitàJess;ilenavaitaudosetauxjambesqu’ilneserappelaitpasavoirreçues.

Aprèss’êtrenettoyélemieuxpossibleaveclepeud’eaudontildisposait,ilpassadel’huileparfuméesursesbrûlures,contrariéqu’illuienrestâtsipeu.Onavaitlavécertainsdeseseffets;ils’habilla,examinalesvêtementsqu’ilavaitôtésets’aperçutqu’ilsnevalaientguèremieuxquedeshaillons.Dupied,illespoussaverslaporte.

C’estalorsqu’ilentenditunlégercliquètementmétallique.Levantsabougie,ilsebaissaensedemandantcequ’ilavaitbienpulaissertomber.Là,surleplancher,setrouvaitsonmédaillon;parhabitude,ill’ouvrit,et,danslalumièrediffuse,Hestleregarda.

Sédricavaitcommandélepetitportraitàl’undesmeilleurspeintresdeminiaturesdeTerrilville;ilfallaitunexcellentartiste,carHestn’avaitposéquedeuxfoispourlui,n’allantauxrendez-vousqu’enrechignant,etaccédantàlarequêtedeSédricuniquementparcequecelui-ciavaitimplorédeluiuncadeaud’anniversaire.Hestjugeaitl’affairemièvreetdangereuseàlafois.«Jetepréviens,siquelqu’un

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tevoitavecçaautourducou,jenieavoirconnaissancedesonexistenceetjetelaissetedébrouilleraveclesmoqueries.

—Jem’endoute»,avaitréponduSédric.Àl’époquedéjà,ils’enrendaitcompteàprésent,ilcommençaitàaccepterl’idéequ’ilavaitpourHestdessentimentsplusprofondsqueHestn’enavaitpourlui.Devantlesouriredédaigneuxdelaminiature,ilreconnutlelégerretroussisdeslèvresquel’artisteavaitparfaitementrendu;mêmepourunportrait,Hestétaitincapabledeluimanifesterdurespect,etencoremoinsdel’affection.

«T’ai-jeimaginé?demandaSédricàlapetiteimage.L’hommequejevoulaisexistait-ilseulement?»Ilclaquasèchementlecouvercle,enroulalachaînettedanssapaume,refermalepoingsurlemédaillonets’assitauborddesacouchettedure,lesmainssurlestempes.Ilfermalesyeuxetrappelasessouvenirs.UnbaiserdeHestdonnéavecdouceur,nonavecavidité;unecaressequiétaitpureaffectionetriend’autre;unmotdelouangeoud’amour,sansironiesous-jacente…Detelsmomentsavaientcertainementexisté,maisilneparvenaitpasàselesremémorer.

IlserappelasoudainlamaindeCarsoneffleurantsonvisagemeurtri.Curieuxcommelamaincalleuseduchasseurluiavaitparuplusdoucequ’aucunecaressedudistinguéHest.

Jamaisiln’avaitconnuquelqu’uncommeCarson.IlneluiavaitpasdemandédecachersonrôledanslamortdeJess,etpourtant,enracontantlafaçondontilavaitsauvéSédric,lechasseurn’avaitpasmentionnésoncollèguedisparu.Iln’avaitpasparléducanoëetavaitlaissésonauditoireformersespropreshypothèses.Avantd’abandonnerleradeaudedébrisoùilavaittrouvéSédric,Carsonavaitrecommandédenettoyeràfondl’embarcationpourladébarrasserdesestachesdesangetdel’eaupuantequistagnaitaufond;ilavaitaussilavélahachetteavantdelaremettredanssonétui,etpasunefoisiln’avaitsoulignélefaitqu’ildissimulaitainsitoutetracedumeurtre.

Ilavaittravaillésansriendire,et,depuislors,iltenaitSédricàl’abridesquestions.Celui-cisedoutaitpourtantqu’ellesfiniraientparseposer:Relpdaétaittropfièredecequ’elleavaitfaitpoursetairelongtemps;néanmoins,ilseréjouissaitquecenefûtpastoutdesuite.SonpropresecretétaittropintimementliéàlamortdeJess,etiln’avaitnulleenviequequelqu’unvînttirerunfildel’histoirepourvoiroùilmenait–car,bienqueCarsondoutâtqueLeftrinfûtdemècheavecJess,Sédricn’enétaitpassisûr.Cetterelationexpliqueraitbiendeschoses:pourquoilecapitaines’étaitlancédansuneexpéditionaussiridiculequineluirapporteraitrien,pourquoiils’étaitrapprochéd’Alise,etcommentJessavaitpuentrersifacilementdanslegroupe.Oui,ilavaitlaconvictionqueLeftringardaitpourluidenombreuxsecrets,etilcraignaitque,silecapitainelescroyaitmenacés,ilneprîtdesmesurespourseprotéger;illesentaitcapabledetout.Endécouvrantsonsecret,Sédricn’avaitfaitqueconfirmerl’opinionqu’ilavaitdeluidepuisledébut.

Etl’opinionqu’ilavaitdelui-même?Etsesproprespetitssecrets?

Ilbaissalesmainsetregardalemédaillonentresesdoigtscrispés.

Jette-lepar-dessusbord.

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Non,ilnepouvaits’yrésoudre.Pasencore.Maisilneleporteraitpas,etilnelelaisseraitplussoussonoreillerpourdormir;illemettraitdecôté,làoùilnerisqueraitpasdelevoirparaccident,aveclesautressouvenirsquiluifaisaienthontedésormais.

Àgenoux,ildéfaisaitleloquetdissimulédesoncoffrequandonfrappaàlaporte.«Uninstant!lança-t-il,etilserassitprécipitammentsursonlitavantdedemanderunpeutardivement:Quiest-ce?

—Alise»,répondit-elle,etelleouvritlaporte,unebougieàlamain.Elleentrasansyavoirétépriée,puisrefermalaportederrièreelle.Ellerestauninstantàregardersonami,puiselles’écria:«MonpauvreSédric!Jesuisnavréedetouslesmalheursquitesontarrivésaucoursdecevoyage;sijepouvaisprendresurmoitessouffrances,jeleferaisdegrandcœur.»

Souslecoupdelasurprise,ilneputmentir.«Tun’aspasl’airenbienmeilleurétatquemoi.»

Ilvituneexpressionblesséepasserdanssonregardtandisqu’elleportaitbrusquementlamainàsajoue.«Mafoi,oui,jesuisaussibrûléequetoi,auvisageetauxmains;lefleuvenenousapasépargnés.SansSintara,Thymaraetmoinousserionsnoyées.Maisnoussommesvivants,toietmoi,etàpeuprèsintacts.»Elleeutunsourired’excuse.

«Jetecroyaisensécuritéàborddubateau,dit-il,toujoursétonné.Lavaguet’adoncemportée,toiaussi.

—Oui.MêmelecapitaineLeftrinn’yapaséchappé;heureusementpourlui,seshommesl’ontviteretrouvé.MaisThymaraetmoin’avonsregagnéleMatafqu’unjouravanttoi.

—Pardonne-moi,Alise;jedoisteparaîtresanscœur.Jenet’aimêmepasdemandécequit’étaitarrivé;dis-moitout.»Etneposepasdequestionssurcequej’aivécu.

Lesouriredelajeunefemmeseréchauffa,etelles’assitauborddelacouchette.«Iln’yapasgrand-choseàdire.Lavaguenousafrappées,Sintaranousarepêchées,et,quand,aprèsbiendesefforts,nousavonsréussiàregagnercequiétaitnaguèrelarivedufleuve,nousyavonsretrouvéunebonnepartiedesgardiens;pastous,hélas.TuassûrementapprisquenousavonsperduHouarkennetlepetitKanaï,ainsiquesadragonne,Gringalette.Maisçaauraitpuêtrebienpire;hormisquelquesentaillesetecchymoses,laplupartd’entrenouss’ensonttiréssansmal.Toi,enrevanche,ondiraitquetuaspasséunmauvaisquartd’heure.»

Ilpalpasajouemeurtrieethaussalesépaules.«Çaserésorbe.

—Tantmieux»,dit-elle,laissanttomberlesujetsifacilementqueSédriccompritaussitôtqu’elleavaitautrechoseentête.Elleparcourutlacabineduregard,etsesyeuxs’arrêtèrentsurleplancherprèsdulit,commesielleycherchaitquelquechose.Lapeurdéroulasesanneauxdanssonventre:elleétaitentréechezluipendantsonabsence,illesavait,etelleavaitrangésachambre;avait-elledécouvertlacachetteoùilemmagasinaitseséchantillonsdedragon?Non,sûrementpas:sielles’étaitdoutéelemoinsdumondedesesépouvantablesactivités,ellel’eneûtaccusésur-le-champ.Ilyavaitautrechose.Ilattenditqu’elleparlât,et,quandellelefit,ilenrestapantois.

«Sédric,Hestm’aime-t-il?»

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Elleavaitposécetteextraordinairequestionaveclanaïvetéd’uneenfant;et,commeuneenfant,ellelaissaitparaîtredanssavoixàlafoisdel’espoiretdelacrainte.Ils’efforçadedevinercequ’ellesouhaitaitentendre,puisrenonçaetditseulement:«Jesuisvraimentmalplacépourterépondre,jepense.Ilt’aépousée,n’est-cepas?Netedonne-t-ilpastoutcequetudemandes?Ycompriscetteinterminableexpédition?

—Ilmedonnetoutcequ’ildoitmedonner,toutcequenotrecontratl’obligeàmedonner.Jebénéficiedesonnom,desaposition,desonargentquejepuisdépensercommebonmesemble,delapossibilitéd’employertoutmontempslibreàétudierdevieuxmanuscrits.J’aiuneravissantegarde-robe,uncuisinierdepremierordre,etunerésidencemeubléeavecgoût;quandilledésire,j’accueillesesinvités.Jefaistoutcequ’ilattenddemoi.Je…jecoopèreàseseffortspouravoirunhéritier…»

Ellemaîtrisaitparfaitementsavoixetsonexpressionjusque-là,maissoudainelleprononçalesderniersmotsenhaletant,sonvisagesedécomposa,sonnezdevintrouge,etdeslarmesperlèrentàsesyeux.Latransformationétaitaussichoquantequ’inattendue:enuninstant,lajeunefemmeréservéeetcomposéequeSédricconnaissaits’étaitchangéeenuneinconnue.Levisagedanslesmains,lesépaulesvoûtées,ellepleuraitbruyamment–et,ils’enrenditcompteavecinquiétude,sanspouvoirsereprendre.«Alise,Alise»,fit-ild’untonimplorant,maislessanglotsdesavisiteuseredoublèrent,laconvulsanttoutentière.Ilseredressasurlacouchette,courbatudelatêteauxpieds,etpassaunbrascirconspectautourdesesépaules.Ellesetournaetsepelotonnacontrelui,tremblantedechagrin.

«Qu’ya-t-il?demanda-t-il,redoutantd’apprendreunsecretinconnu.Alise,qu’as-tudonc?Quet’arrive-t-il?»

Elleparutl’entendre,etsesquestionsluidonnèrentpeut-êtrelapermissiondeluiconfiercequil’affligeaitàcepoint.Elleseredressaunpeuetcherchaunmouchoirdanssapoche;celuiqu’ellesortitétaittachéetdéchiré,mieuxfaitpourungamindesruesdeJamailliaquepourl’époused’unMarchand.Néanmoins,elles’enservitpoursécherseslarmesaprèsquoiellerepritsonsouffleetfixasonregardsurlabougiequ’elletenait.

«QuandHestacommencéàmecourtiser,jemesuisd’abordinterrogéesursesintentions;c’étaitunsibeauparti,lerêvedetoutefemme,etmoijen’étaisqu’unefillecadette,pasparticulièrementjolie,sansperspectived’aveniretquasimentsansdot!J’aimêmeétéfurieusequ’ilmefasselacour:jenepouvaisyvoirquelerésultatd’unpariouuneplaisanteriecruelle;jeluienvoulaismêmedes’introduiredansmavieetdegênermontravail.Mais,àmesurequenouscontinuionsànousvoir,jel’aitrouvésicharmantquej’aifiniparmepersuadernonseulementquejel’aimais,maisqu’ilcachaitaufonddeluiunsentimentsimilairepourmoi.»Elleeutunrireétranglé.«Ehbien,illecachaitparfaitement,etilcontinueàlecacherdepuistoutletempsquedurenotremariage.Ilauntalentabsolupourtordrelesmots,pourmefairedescomplimentsàlafindesquelstoutlemondemeregardeavecattendrissementtandisquejenesensquelespiquesqu’ilm’aenvoyées.Ilmontreunvisagesiavenantàtouslesautres,ilprenddesairsdemarisiprévenant,voiregâteux,devantnosamis,nosparents!Maisavecmoi…»EllesetournasoudainversSédric.«Est-cemoi,Sédric?Est-cequej’enattendstropdelui?Tousleshommessont-ilscommelui?Monpèreétaitparfoistendre,parfoisgai,ettoujoursgentilavecmamère.N’était-cequ’unecomédiedestinéeànousautresenfants?Dansl’intimité,semontrait-ilfroid,brutaletcruel?»

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Ilyavaitunetelleurgencedanssesquestions,tantdecandeuretd’incompréhensionqueSédricsesentitramenéàuneépoqueoùilsétaientbeaucoupplusjeunes.Elleluiposaitparfoisdesemblablesquestions,assuréequ’elleétaitque,parsonâge,ilconnaissaitmieuxlemondequ’elle.Sansréfléchir,illuipritlamainpuiss’étonna:commentsessentimentspourellepouvaient-ilschangeraussiradicalementetaussivite?C’étaitprincipalementparlafauted’Alises’ilsetrouvaitdanscettetristecabineàborddecebateausinistre,etliéàundragonsimpled’esprit!Commentpouvait-iléprouverdelacompassionpourelle?

Peut-êtreparcequec’étaitsafauteàluisiellesetrouvaitpriseaupièged’unmariagetoutaussitristeetsinistre,liéeàunhommequilaregardaitavecl’affectionhabituellementréservéeàunchienmangédegale?

«Hestn’estpascommenous,dit-il,ensedemandants’ilavaitjamaisprononcéparolesplusjustes.J’ignores’ilaimequiquecesoit,ausensoùonentendgénéralementcemot.Assurément,ilt’accordedelavaleur:sonespoird’avoirunhéritier,c’esttoiquil’incarnes.»Safacondesetaritsoudain.«Oh,Alise!dit-ilavecunsoupir,etilpassasonbrassurlesépaulesétroitesdesonamie.Non,ilnet’aimepas;votreunionestunmariagederaison.Hestavaitbesoind’uneépousepours’installerettâcherd’avoirunhéritier;sesparentscommençaientàexigerqu’ilseconduiseenfilsdeMarchandrespectable,et,avectoi,ilpouvaitsedonnerunefaçadesanstropchangerd’habitudes.Jeregrette,monamie;ilnet’aimepas,etilnet’ajamaisaimée.»

Ils’attendaitàlavoiréclaterensanglots,àdevoirlaconsolerdumieuxqu’ilpourrait,maispasàlavoirseredressersubitementetcarrerlesépaules;ellepoussaungrandsoupir,maisnullelarmeneperlaàsesyeux,puisellereniflaquelquesfoisetdéclara:«C’estdoncça;c’estbiencequejepensais.Jel’aisansdoutemérité;j’aiconcluunmarchéaveclui,jenecessedemelerépéter.Peut-être,maintenantquejet’aientenduconfirmermessoupçons,puis-jeenfinmeconvaincredelavérité–etdéciderdecequejevaisfaire.»

CesderniersmotsinquiétèrentSédric.«Alise,machérie,tun’ypeuxpasgrand-chose,sinonfairecontremauvaisefortuneboncœur.Rentrecheztoi,mèneunevierespectable,continuetesrecherchesetajoutes-ycequetuasapprisaucoursdel’expédition.Aieunenfant,ouplusieurs;ilst’aimerontcommetulemérites.

—Et,enlesaimant,jedevraislescondamneràavoirunpèrecommeHest?»

Ilnetrouvarienàrépondre.Ils’efforçad’imaginerHestenpère,maissanssuccès:desenfantsetunespritsarcastiqueneferaientpasbonménage;l’élégancefaceàdesnourrissonsbraillards?Unsouriredédaigneuxdevantunefillettedecinqansquioffredesfleurs?Chaqueimagelefaisaitreculerd’horreur.Ilreconnutqu’Aliseavaitraison:Hestavaitpeut-êtrebesoind’unenfantpourfournirunhéritieràsalignée,maisunenfantn’avaitnulbesoindeHestcommepère;ilneméritaitpasuntelsort.

Aliseessuyaleslarmesquimouillaientencoresesjouesrougies.«Iln’yapasdesolution.J’aipromisd’êtresonépouse,decoucheraveclui,deluidonnerunenfantsijelepuis.C’étaitunmauvaismarché,maisqu’ypuis-je?Dois-jecontinueràremonterlefleuveetdisparaîtrepourtoujours?»

Sédricperçutunenoted’espoirdanscettequestion,commes’ilallaitacquiesceràuneidéeaussifolle!

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«Tunepeuxpas»,répondit-ilsansménagement;elleignoraitqu’ilrépondaitaussiàlaquestionqu’ilseposaitlui-même:autantqu’elle,ilavaitenviedes’enfuir.MaisledésertdesPluiesn’étaitunhavredesécuriténipourl’unnipourl’autre;unesituationdifficilelesattendaitàTerrilville,maisilsn’avaientrienàfairedanscettejungle.Ilavaitbeausedirequ’ilnepouvaitpasrevenir,ilsavaittoutaussiclairementqu’ilnepouvaitpasrester.

Alisecourbalecou,leregardsurleplanchercommesielleavaitperduquelquechoseparterre.Quandellerelevalesyeuxverslui,ellerougissait,etsesjoueshâléesparlevents’étaientencoreassombries.«Jesuisentréecheztoipendanttadisparition.Jecroyaisquetut’étaisnoyé,quejenetereverraisplusjamais,etjem’envoulaishorriblementdet’avoirnégligé.J’imaginaismilleaccidentsquiavaientput’arriver–jetevoyaismort,oublessé,incapabledetedéplacerettoutseul.»Elleparcourutsonvisageduregardens’arrêtantsursesecchymoses.«Alorsj’airangétachambreetj’aimistonlingeàlaverensongeantque,siturevenais,tucomprendraisquelsreprochesjem’étaisfaits;et,alorsquejemettaisdel’ordre,quejerefaisaistonlit,je…Qu’est-cequecela?»

Sédrictremblaitàl’idéedecequ’elleallaitmanifestementluirévéler:qu’elleavaitdécouvertlecompartimentsecret,aveclesrécipientspleinsd’écaillesetdesang.Maisl’expressioneffaréedelajeunefemmelesurprit.Ellesepenchaversluienlevantlamain;ilvouluts’écarter,maiselleluitouchatoutdemêmelevisage;sesdoigtsdescendirentlelongdesajouepuissuivirentsamâchoire.Jamaisellenel’avaittouchéainsi,niregardéavecunetellehorreur.

«DouxSâmiséricordieux!fit-elle,lesoufflecourt.Sédric,tuasdesécaillesquipoussent!

—Non!»s’exclama-t-ilviolemment.Ilreculabrusquement,portasespropresmainsàsesjouesetsepassalesdoigtssurlapeau.Quesentait-il?Qu’était-ce?«Non,c’estunecallosité,Alise;l’eaudufleuvem’abrûlé,etjesuisrestélongtempsausoleiletauvent.Cenesontpasdesécailles!JenesuispasnédansledésertdesPluies,pourquoimepousserait-ildesécailles?Tudisdesbêtises,Alise!Tudisdesbêtises!»

Elleleregardasansrépondre,avecuneexpressionoùsemêlaientl’horreuretlapitié.Ilquittasoudainlelit,sedirigeaverssoncoffreetensortitlepetitmiroirdontilseservaitpourseraser–cequ’iln’avaitpasfaitdepuissonretour.Ils’examinadeprès,approchantlabougietoutensepassantlesdoigtssurlamâchoire.Ilavaitlapeaurêcheàcetendroit,simplementrêche.«Ilfautquejemerase,c’esttout.Tum’asfaitunedecespeurs,Alise!Quelleinsanité!Jesuisfatigué,maisjemeraseraidemainmatinetjemepasseraiunpeudelotion.Tuverras.Desécailles!Quelleidée!»

Ellecontinuadeleregarderfixementsansriendire.Ilplantasesyeuxdanslessiens,lamettantaudéfidelecontrarier.Ellepinçaleslèvres,lesmorditpuissecoualatête.

«Jesuisépuisé,Alise,tulecomprends,n’est-cepas?»Laisse-moi,jet’enprie.Ilvoulaitobserversonvisagedeplusprès,maispasensaprésence.

«Jesais,Sédric.Pardonne-moi.Ah!J’aiparlédetoutsaufdecequim’amenait,etjenesaispascommentaborderlesujetavecdélicatesse.Sédric,avantquenousnequittionsTerrilville,aumomentoùnouspréparionsl’expédition…Hestt’a-t-ilconfiéunobjetàmonintention?Unsouvenir?Quelquechosequetudevaismeremettrependantnotrevoyage?»

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Ilécarquillalesyeux,perplexe.UnsouvenirdeHestpourelle?Quecroyait-elledonc?Hestn’étaitpasdugenreàdonnerdessouvenirsàquiconque,etsurtoutpasàquelqu’unquil’avaitgravementirrité.Taisantcettepensée,ilsecontentadesecouerlatête,d’abordensilence,puis,commeelleplissaitlesyeuxd’unairsoupçonneux,defaçonplusvéhémente:«Non,Alise,ilnem’ariendonnéàteremettre,jetelepromets.

—Sédric!»Letonqu’elleemployaitluiordonnaitdecessersacomédie.«Ilt’apeut-êtredemandédenepasm’enparleroudenemeledonnerquesi…ah,jenesaispas,sijememontraisàlahauteurdejenesaisquelleattentedesapart,ou…Bref,jel’aitrouvéenfaisanttonlit,lemédaillonavecleportraitdeHest,celuiquiporteToujoursinscritaudos.»

Sédricsentitsoncœurmanquerunbattementpuissemettreàcognerfollementdanssapoitrine;levertigeleprit,etdespointsnoirsdansèrentdevantsesyeux.Lemédaillon!Commentavait-ilpucommettrelabêtisedelelaissertraînerlàoùn’importequipouvaitledécouvrir?Quandill’avaitcommandé,ils’étaitpromisdeleportertoujourspourserappeleràchaqueinstantceluiquiavaitchangésavie.Toujours.Ilavaitfaitgravercemotsurleboîtier,lepetitboîtierenorqu’ilavaitpayédesapoche,lecadeaud’anniversairequ’ils’étaitoffertàlui-même.Quelgestestupide,inconsidéréetpourtanttristementapproprié!

Ilétaitrestétroplongtempssansrépondre.Aliseleregardaitfixement,avecdanslesyeuxuneexpressiondetriomphemalheureux.«Sédric…

—Ah,lemédaillon?»Unmensonge!Illuifallaitunmensonge,unprétexte,uneraisondepossédercetobjet.«Ilestàmoi;ilm’appartient.»

Cesmotsluiétaientvenussansdifficulté;ilsflottaientdésormais,irrévocables,impossiblesànier,danslesilencedelacabine.Toutsetut.SédricneregardaitpasAlise;siellerespiraitencore,ilnel’entendaitpas.Etlui,respirait-il?Oui,lentement,àpetitscoups.Peut-oneffacerunmomentdéjàpassé?Ils’yefforçait;iltâchait,parsonmutisme,defairequ’iln’eûtpaseulieu.

MaisAlisedonnasubstanceàcequ’ilavaitditparlesmotsquilecondamnaient:«Jenecomprendspas,Sédric.

—Non,répondit-ild’untonbadin,commesicetaveun’avaitaucuneimportance.Commelaplupartdesgens;etjereconnaisque,cesdernierstemps,j’aidumalàcomprendremoi-même.Hest?HestetToujourssurlemêmemédaillon?Quellerencontreimprobable!»Leriredontilpartittombaenmorceauxautourdelui.Mûparilnesavaitquoi,ilenfonçalamaindanslepaquetdelingequiluiservaitd’oreilleretenretiralemédaillon.«Tiens,tupeuxleprendre,situveux;c’estuncadeaudemapartplutôtquedecelledeHest.

—Ainsi,tu…Jenecomprendspas,Sédric.Tuasfaitfabriquercebijou?Tul’asfaitfabriquerpourmeledonner?MaisHestdevaitêtreaucourant!Ilaposépourleportrait,n’est-cepas?Sûrement,pourqueçaluiressembleàcepoint!»

Hardiment,ilenfonçalepressoiretouvritlemédaillon.Hestlesregarda,ironiqueetravidelaconfusionqu’ilavaitseméedansleurexistence,desannéesd’amitiéquis’écroulaientàsoncontact.Sédriclui

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renditsonregard.«Oui,ilaposé.J’avaiscommandéleportraitàRolli;çacoûtaittrèscher,etl’artistes’estsentiinsulté,àjustetitre,parl’attitudecavalièredeHestencequiconcernelesséancesdepose,puisenversl’œuvreachevée.Ildevaitvenirsixfois,lesoiraprèslatombéedelanuit,dansunlieubiencaché,maisilnes’estprésentéquedeuxfois;letravailterminé,Rolliavoululuimontrerlaminiatureavantqu’onnelaplacedanslemédaillon,maisHestn’estmêmepasvenulavoirnileremercierpourlaressemblance.C’estmoiquiaidûm’encharger,et,siRollis’estmontrédésagréable,jenepeuxguèreleluireprocher;Hestavaitprisuneattitudedéplaisanteetméprisantefaceàtoutel’affaire,etiladitàRollid’untonmenaçantqu’ilavaittoutintérêtàgarderlesecretsurlesséancesdeposeetsurleportrait.»

Detempsentemps,Sédricjetaituncoupd’œilàlajeunefemme.Ellenebougeaitpas,assiseauborddulit,couvertedetachesdeson,sansbeauté,satignasserousselaisséeàsespenchantsnaturels;sescheveuxs’étaientdétachésdesépinglesqu’elleyavaitplantéespourtomberenboucleslâchessursonfrontetsesjoueshâlés.Sesvêtementsétaientpropres,maisélimés,etsoncorsagecommençaitàs’effilocherauxcoutures.Elleressemblaitàcellequ’elleétaitquandHestl’avaitépousée:unejeunefemmedelaclassemoyenne,distinguéemaisdésargentée;et,danssesyeux,iln’yavaitquedel’incompréhension,sansmêmelapluspetitelueurindiquantqu’ellesedoutaitdecedontilluiparlait.

«Jenecomprendspaspourquoituaspayéquelqu’unpourenfaireleportrait,Sédric,surtoutuneminiatureàinsérerdansunmédaillon.Situvoulaisdonner…

—Alise,commentpeux-tuêtreaussiaveugleàtonâge?Jevaist’expliquerleschosessansdétour:j’aimetonmari;jel’aimedepuisdesannées,avantmêmequ’ilnesongeàsemarierpoursefournirunefaçaderespectable.Comprends-tu,maintenant?»

Peuàpeu,oui.Lerougecommençaitàluimonterauxjoues,etsesyeuxs’agrandissaientd’effarementetd’horreur.Sédricn’attenditpasleflotinévitabledesesquestions.

«Oui,c’estmonamant.Quandnousvoyageonsenmer,quandnoussommesàl’étranger,mêmequandtudorslanuitdanstapropremaison,nouspartageonslemêmelit.Iln’yajamaiseupersonned’autrepourmoi;rienqueHest,pourtoujours,croyais-jestupidementquandj’aicommandécesatanémédaillon.Tiens,prends-lesituleveux,avecsonToujoursenor!J’aimeraispouvoirtedonnerHestaussi,mais,commeilnem’ajamaisappartenu,jenepeuxnilegardernim’endébarrasser.»

AliseregardalemédailloncommesiSédrictenaitunserpentenroulédanssapaumeetnonunbijou.Ilinclinalamainetlaissalachaînetteglissersurlelitentreeux;iltremblaitlégèrement.Depuislongtemps,ilimaginaitlemomentoùilconfesseraitsonsecret,maisiln’avaitjamaisvulascèneainsi,Aliseetluiassiscôteàcôtesurunecouchette,tousdeuxfigésdedouleur.IlpensaitqueHestseraitprésent,qu’ilsexpliqueraientensembleleursituationàlajeunefemmeavantqu’ilneluiprîtsonmari;ilcroyaitqu’ellesemettraitàcrier,qu’elleluijetteraitdesmenacesetdesobjetsàlatête,qu’ellelegiflerait,bref,qu’elleperdraittoutemaîtrised’elle-même.Maisellerestaitsimplementassise,àseconvaincredelatrahisondontelleétaitvictimedepuisdesannées,àmodifierlaperceptionqu’elleavaitdesonamietdel’existencequ’ellemenait,etellesetaisait;ellevacillaitlégèrement,commeunarbredansl’orage,etilcraignituninstantqu’elleneperdîtconscience.

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«Hestettoi…dit-elleenfin,d’untonhésitant.Vousvousaimez.Ilteprenddanssesbras,ilt’embrasse,iltetouche.C’estcequeçaveutdire?»Elleeffleuradel’indexlachaînettedumédaillon,puisretiraledoigtcommesilemétalfroidl’avaitbrûlée.Brûlé,Sédricl’étaitaussi,maisparlaquestion.

Ilavaitgardéuncalmeinsolitejusque-là;ilavaitpurévélersonplusgrandsecretsansmanifesteraucuneémotion;maisàprésentleslarmesmontaient,inondaientsesyeux,etsagorgeseserraitcommesidesmainsinvisiblesl’étranglaient.«Jel’aiaimé;jenepensepasqu’ilm’aimeencore,sitantestqu’ilaitjamaisrienéprouvépourmoi.»Ilenfouitsonvisagedanssesmains,etleslarmescoulèrent.IlcroyaitavoirditàAlisesonsecretleplusintime?Quelleerreur!Sonsecretleplusintime,c’étaitceluiqu’ilvenaitd’exprimertouthautpourlapremièrefois,lacomédiequ’ils’étaitcachéeàlui-même.

Ilsentitqu’Aliseselevait.Elleallaitlefrapper,letraiterdenomsqu’ilredoutaitdepuisl’adolescence.Ilattendit.

Maiselleposaunemainhésitantesursescheveuxetleslissacommefaisaitsamèrequandilétaitpetit.«Jesuisnavréepourtoi,Sédric.Jesuisfurieuseetj’aimal;jenetecroyaispascapabledetrahirainsinotreamitié;maissurtoutjeregrettepourvousdeux–particulièrementpourtoi.Commentas-tuputomberamoureuxd’unhommepareil?Tuasgaspillétonamourpourrien;voiscommenosviesensontanéanties!AvecHest,nousnepouvonsespérernil’unnil’autreconnaîtrelebonheur–cequineluiferaitnichaudnifroid,jepense.»

Sédricnepouvaitdireunmot,nireleverlatête,nimêmeprononceruneparoled’excuse.Ilsentitqu’Alisetraversaitlacabine;elleemportaitlabougie,et,quandellesortit,lalumièrediminuasoudain.Elleclaqualaportederrièreelle.

Ilselaissatomberdecôtésurlelit.Voilà,c’étaitfait.

Ilvenaitdedétruireledernieraspectpositifdesavie;sonamitiéavecAlisen’étaitplus,pulvériséeparcequeHestetluiluiavaientinfligé.Ilavaithonteàprésentd’avoirsuggéréàHestdel’épouser,mêmes’ilavaitl’excused’êtreivre,etencoreplusd’avoirlaissésonamantréalisercetteidée.Queluieût-ilcoûtéd’ymettreunterme?UnevisiteàAlisepourl’avertirdiscrètementdesvéritablesintentionsdeHest?Naturellement,ileûtdûalorsluirévélersesvraispenchants,etducouplemalheursefûtaussitôtabattusurlui;Hestl’eûtaussitôtrejeté,celanefaisaitaucundoute,etileûttrouvéunmoyendelediscréditercomplètement.

Pourquoin’était-cequ’aujourd’huiqu’ilparvenaitàreconnaîtrel’insensibilitédesonamant?S’ilseretrouvaituneheureenprésencedeHest,sicelui-ciluipassaitunbrassurlesépaulescommesiderienn’était,oul’invitaitàunesoiréedethéâtre,debonnechèreetdevinsfins,pourrait-ilpasserl’épongeetluipardonner?QuandHests’intéressaitàlui,quandilparcouraitcommeunfoufurieuxunevilleenquêtededistractionsetdemauvaiscoups,ilpouvaitdonneràSédricl’impressiond’êtrelemaîtredumonde.Iln’yavaitriendeplusrevigorant,deplusétourdissantnideplusexaltantqu’êtrechoisiparHestpourpartagerunenuitdejeuxbrutaux.Aufonddesondésespoir,unsourireacideluivenaitauxlèvresausouvenirdecesvirées.

Brasdessus,brasdessousavecHest,entourésd’unecohorted’amisélégammentvêtus,ilsprenaientd’assautlescafésetlesthéâtresdeChalcèdeàJamaillia.QuandHestlevoulait,ilétaitcapable

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d’obtenir,grâceàsoncharme,dutavernierleplusrécalcitrantqu’ilrestâtouvertetpayâtsesménestrelsuneheuredeplus;avecsonsouriresuaveetquelquespièces,ilpouvaitseprocurerlesmeilleurestables,lesmeilleuresplacesdessallesdespectacle,lesmeilleursmorceauxdeviande,lesmeilleursvins–etonlesluifournissaitaveclesourire.Ceuxquineconnaissaientquelepersonnagepublicletrouvaientcharmant,gracieuxetspirituel;quandonétaitsoncompagnonélu,favoriencesmoments-là,onpartageaitl’adulationetleshonneursdontonlecouvrait.

Sonsourires’effaçapeuàpeu,nelaissantquedel’aigreursursestraits.Plusjamais;plusjamaisonneleporteraitauxnuesenmêmetempsqueHest.

Plusjamaisilneseferaitrabaisser,humilierenprivépourprixdecesheures.

Cettepenséeeûtdûleragaillardir,mais,aulieudecela,ils’efforçad’imaginersaviesansHest,desevoirretournantàTerrilvillepoursedécouvririnterditd’entréechezHestetmépriséparAlise.Confierait-ellesonsecretàd’autres?Uneterreurbéantemenaçadel’engloutir,maisàcetinstantilserassuracruellement:non,ellenediraitrien;ellenepourraitparleràpersonnesansrévélerqu’elle-mêmeavaitétél’objetd’unetromperieetquesonmariagen’étaitqu’unmensonge;etalorselleperdraittout,sabibliothèque,sesétudes,sapositionsociale;elledevraitretournerchezsonpèrepouryvivreàlalimitedelapauvreté,objetdepitiéoudemoqueriepourtousceuxquilaconnaissaient.

EtlemêmesortattendaitSédric,sielleparlait.

Mais,siellesetaisait,sasituationn'enseraitpasmeilleure,illecraignait;ilavaitàprésentlaquasi-certitudequeHests'apprêtaitàsedébarrasserdelui;àsonretour,ilauraitétésansdouteremplacé,etluiaussidevraitretrouverletoitpaternel,uneexistencehumble,enespérantquesesparentsl'accepteraientetluitrouveraientdutravail.LesamisnantisducercledeHestquil'avaientaccueillinelerejetteraientpastoutdesuite,maisiln'auraitpluslesmoyensdelesfréquenter,et,unefoisqu'ilssauraientqu'ilavaitperdul'estimedeHest,bienraresseraientceuxquivoudraientconserversonamitié.LedéplaisirdeHestavaitprovoquél'évictiondeplusd'unamiouconnaissancependantlesannéesoùSédricl'avaitsuivi;c'étaitunautredesesaspectsdéplaisantssurlesquelsSédricavaitsufermerlesyeux.Àprésent,ceseraitleseulqu'ilverraitdupersonnage.

Non,iln'yavaitplusrienpourluiàTerrilville;plusriendutout.

L'accablementlesaisitetl'enveloppa;lapiècemêmeparuts'obscurcir.Ilfermalesyeuxensedemandantquelcourageilluifaudraitpourmettreuntermeàsasouffrance.Naguère,ilcroyaitque,s'ildécidaitdesejeteràl'eaupoursenoyer,cettedécisionseraitirrévocable,maisilsavaitdésormaisqu'unefoisdansl'eauilsedébattrait;qu'illevoulûtounon,ilappelleraitàl'aide.

Etjeviendraistesauverencore.

Lapenséepénétradanssonesprit,accompagnéed'unechaleurqui,sansraison,lerassuraetlerassasiacommeduthébrûlantremplissantunechopedeterre.Ilrésistauninstant,tâchantderetrouversondésespoir;puis,commeuneflammes'emparedelamèched'unebougieetirradielavie,ilsedemandasoudainpourquoiils'attachaittantàsonmalheur.Illâchaprise;l'affectiondesadragonnel'envahit,leréchauffaetdébusqualadouleurquisecachaitaufonddelui.

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Là,tuvois?Toutirabienpournousdeux.

«Monvieilami,ilfautqu'onparleunpeu.»

Leftrin,qui,lefrontplissé,regardaitsachopesanslavoir,levalesyeux.C'étaitladeuxièmecafetièrequ'onpréparaitaveclamêmemouture,etlecaféétaitàlafoislégeretamer;ilsongeauninstantàlejeterpar-dessusbord,puisseditquelebreuvageétaittoutdemêmelégèrementmeilleurquedel'eauchaude.Ils'adressaàsonami.«C'esttrouverunendroitàl'écartpourdiscuterenprivéquivaêtredifficile»,dit-il.Carsonetluiseretournèrent,dosaubastingaged'arrière,etcontemplèrentlepontduMataf.Gardiensethommesd’équipagebavardaientparpetitsgroupes;Harrikine,SylveetSkelliétaientassisentailleursurletoitdurouf,etlemousse,ledoigtauciel,expliquaitquelquechoseàsescompagnonsàproposdesétoiles.BoxteuretKase,àplatventresurlepont,faisaientunbrasdefer;AlumetNortelveillaientaurespectdesrèglestandisqueJerdobservaitlapartieavecungrandsourire;Graffesetenaitàcôtéd’elle,lessourcilsfroncés.Leftrinlevitfairebougersamâchoirepuisselafrottercommes’iléprouvaitdesdouleurs.Laformedesonvisagechangeait,etleprocessusn’avaitpasl’airagréable.

Au-delàdesgardiens,lecapitainevoyaitlessilhouettesdeSouargeetBellinequibavardaient,accoudésàlalisse,penchésl’unversl’autre.Ilparcourutainsilepontduregardenquêted’unendroittranquille,maisn’entrouvapas.

«Allonsdansmacabine»,murmura-t-il,etCarsonlesuivit.Leftrinallumaunebougiedanslacoquerieetsedirigeaverssachambre.

«Alors,dequois’agit-il?»demanda-t-ilenrefermantlaportederrièrelechasseur.Ilenfonçalabougiedanssabobècheets’assitsursacouchette;Carson,levisagegrave,s’assitsurlachaiseprèsdelatableauxcartesetpritunegrandeinspiration.

«Jessestmort;crois-leounon,Sédricetladragonnecuivréel’onttué.Sédricprétendqu’ilsyontétéobligésparcequeJessvoulaitabattreladragonnepourlavendreparpetitsboutsenChalcède.

—Sédricl’atué?»Leftrinn’encroyaitmanifestementpassesoreilles.Ilétaitconvaincud’avoiréliminélechasseur;ilavaitfalluunmiraclepourquecesalaudsurvécûtauxcoupsqu’illuiavaitportéspuisàlanoyade!EttoutçapourfinirtuéparungandindeTerrilvilleetundragonsimplet!

«C’estcequ’ilsdisenttouslesdeux.»

Leftrincherchasesmots.«Entendons-nousbien:cegars-làméritaitamplementdemourir.Maisj’aidumalàcroirequeSédricaitétédetaille,etsurtoutqu’ill’aitfaitpourdéfendreundragon…»Ilsetut.Sic’étaitCarsonquiavaittuélechasseuretqu’ilcherchâtàfaireporterlechapeauàSédric,Leftrinvoulaitluifairesavoirqu’ilnelejugeraitpass’ilendossaitlemeurtre.

«C’étaitfiniavantquej’arrive;ilnerestaitriendeJess,àpartunpeudesangaufondducanoëdeGraffe.Ladragonnel’avaitdévoré.

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—Mafoi,c’estunprêtépourunrendu»,fitLeftrinàmi-voixenréprimantunsourire.IlnepouvaitpasexpliqueràCarsonquesoncombataveclechasseuravaitsansdoutepréalablementaffaiblicedernier.Toutétaitterminé.Ilpoussaunsoupir,moitiédesoulagement,moitiéd’étonnement:Sédricavaitachevélatâcheàsaplace;illuidevaitdesremerciements.

«C’estunprêtépourunrenduparcequeJessétaitàbordpourrécolterdeséchantillonsdedragons,c’estça?Ettulesavais;vousaviezpeut-êtremêmeunarrangement?»

Lesilenceemplitlacabinecommel’eauglacialeunnavireentraindesombrer.Leftrinn’avaitrienvuvenir.Carsonsetaisaitenattendantsaréponse.Lecapitaines’éclaircitlagorgeetpritsadécision:l’heureétaitàlavérité.«Voiciexactementcequis’estpassé,Carson:quelqu’unmetenaitàlagorgeetacrupouvoirexigerquejemeprêteàsesmanigances.Onm’aditqu’onm’enverraitquelqu’unquiparticiperaitàl’expéditionets’approprieraitdesboutsdedragonpourleducdeChalcède.Jen’étaispasd’accord,maisonm’acontraint.Audébut,d’ailleurs,jenesavaismêmepasquiétaitl’envoyéenquestion;j’aimêmepenséquec’étaittoiàcaused’unedetesréflexions.Etpuis,iln’yapaslongtemps,Jesss’estdécouvertetm’ademandédel’aider.»

Carsonnedisaitrienetilécoutaitcommeluiseulsavaitlefaire.Hochantlentementlatête,illaissaitLeftrinprendresontempsetracontersonhistoireàsamanière.

«Avantl’arrivéedelavague,j’étaissurlaplageetjefaisaismonpossiblepourétranglerJess.Jusqu’ici,j’étaissûrdel’avoiréliminé,oualorsquelacruel’avaitachevé,etc’estpourquoijem’étonnequecesoitSédricquil’aittué.Maisjereconnaisquej’ensuissoulagé.

—Etc’esttout?Tun’aspasl’intentiondedécouperundragonenpetitsmorceauxpourlesvendreenChalcède?»

Leftrinsecoualatête.«J’aibeaucoupdedéfauts,Carson,etmêmedesgros,maisjenetrahiraisjamaisledésertdesPluiesdecettefaçon.

—NiAlise?»Lechasseurl’observaattentivement.

«NiAlise.»

VINGT-NEUVIÈMEJOURDELALUNEDELAPRIÈRE

Sixièmeannéedel’AllianceIndépendante

desMarchands

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D’Erek,GardiendesOiseaux,Terrilville,

àDetozi,GardiennedesOiseaux,Trehaug

Dansunétuicachetémarquéausceaudel’envoyeur,unmessagedelapartd’unamiàl’intentiondeJessTorkef,àlaisserauxbonssoinsdel’aubergisteDrost,propriétairedelatavernedelaGrenouilleetdelaRame,enattendantqu’onleréclame.

Detozi,

VeuillezmetransmettreunmotparpigeonpourmedirequeReyallestarrivésainetsauf.Sivouslevoulezbien,essayonsavecundesoiseauxrapidesqu’ilapporteaveclui;pourrendrel’expérienceencoreplusintéressante,vouspourriezm’envoyerundoubledevotremissiveparunpigeonclassiqueenlâchantlesdeuxoiseauxàl’aubelemêmejour.J’aimeraisvoirsinoseffortspouraméliorerlavitessedel’espècedonnentunavantagemesurableànosspécimens.Quantauxroyaux,malgréleurgrandetailleetleuraspectcharmant,ilsnemedonnentpassatisfactionentantquemessagers:ilssonttroplourdspourallervite,etbeaucoupd’entreeuxnemanifestentguèred’enviederetourneràleurpigeonnierd’origine.Ilssecondamnenteux-mêmes,jelecrains,àresterdesoiseauxàviande.

Erek

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4

Choix

THYMARAÉPROUVAITUNSENTIMENTÉTRANGEàsevoirremonterlefleuvecommesiderienn’était.SurlepontduMataf,tenantdistraitementunoutilàlamain,elleregardaitlarivecouvertedejunglepasserlentementdevantelle.Danssoncanoë,ellen’avaitjamaisvraimentletempsd’observerlesbergesnidelesvoirchangeràmesurequelajournées’écoulait;sapetiteembarcationluimanquait,maiselleseréjouissaitpourtantdesadisparition:sionl’avaitretrouvée,elleeûtdûfaireéquipeavecquelqu’unquin’étaitpasKanaï,etcetteidéeluifaisaitmal.

EncomptantceluideCarson,ilsnedisposaientplusquedecinqcanoës,donttroisseulementavectoutleurmatériel.OnavaitembarquédespagaiesderéserveàbordduMataf,commelajeunefillel’avaitconstatéavecsoulagement,maislesgardiensavaientquandmêmedûétabliruntourderôlepourlesesquifs;et,quandilsn’étaientpassurlefleuve,ilsservaientàborddelagabaresouslesordresducapitaine.

L’expéditionmanquaitàprésentdetout:couteaux,arcs,flèches,foënesetattiraildepêche,toutavaitétéperdu,sansparlerdescouvertures,desvêtementsderechangeetdesmenusobjetspersonnelsquechaquegardienavaitemportés.Graffesefélicitaitdevantquivoulaitl’entendredel’efficacitéaveclaquelleilavaitrangésonmatériel,etThymaraavaitenviedelefrapper:c’estparpurhasardquesoncanoës’étaitprisdanslematelasdedébrissurlequels’étaitéchouéleTerrilvillien;danslecascontraire,ilsetrouveraitaussidémuniquelesautres.Leschosesétantcequ’ellesétaient,ilfaisaitofficedechasseurauxcôtésdeCarson.Leursdeuxesquifsavaientprislelargeàl’aube,DavviepagayantavecCarson,NortelavecGraffe.ThymaraétaitsoulagéedevoirNortels’enaller:ils’étaitapprochéd’elleaveclevisagemeurtrietluiavaitprésentédesexcusesmarmonnantespourl’avoir«traitéecommeunemarchandise»,aprèsquoiils’étaitéloigné.Ellesedemandaits’ilavaitagidesonpleingréouforcéparTatou,etsicedernierespéraitgagnerquelquechoseenobligeantNortelàs’excuser.

Etc’étaitlàl’autresujetdouloureuxquiluitaraudaitl’esprit.EllenevoulaitpaspenseràlamortdeKanaï,etellen’avaitpasenviedeperdresontempsàsongerauxprojetsqueformaitGraffepourl’existencedechacun.

«Tunelaterminerasjamaissitut’yprendscommeça.»

LavoixdeTatoulatiradesesréflexions,etelleregardalerésultatdeseseffortsmaladroitspourtaillerunepagaiedansunepiècedebois.Elleneconnaissaitquasimentrienautravaildubois,maiselleserendaitcomptequ’ellefaisaitdutrèsmauvaisboulot.

«J’essaieseulementdem’occuper,dit-elle.Mêmesij’arriveàcréerquelquechosed’utilisable,lefleuverongeraleboisenquelquesjours.Mêmenosanciennespagaiescommençaientàs’amolliretàs’érailleràl’extrémité,alorsqu’onlesavaittraitéescontrel’acide.

—N’empêche,réponditTatou,quandcellesquinousserventlâcheront,ilnenousresteraplusquecellesqu’onfabriqueencemoment;alors,autantenavoirenréserve.»Sontravailnepayaitguèreplusde

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minequeceluideThymara,maisilétaitplusavancé.«Unerameouunepagaie,c’estmieuxquerien,fit-ilpourseconsolerenexaminantl’objet.Tuveuxbienmeletenirpendantquejeluidonneuncoupderabot?

—Biensûr.»Elleposasespropresoutilsavecplaisir;elleavaitmalauxmainsetdescrampesdanslesdoigts.ElletintlapagaieàdemiachevéependantqueTatousemettaitàl’œuvreaveclaplane;ilmaniaitl’instrumentavecgaucherie,maisilréussitàsouleverunpetitrouleaudeboisavantquelalamenesautâtsurunnœud.

«Jeregrette,pourl’autrejour»,dit-ilàmi-voix.

Ilsn’avaientpasreparlédel’incidentdepuisqu’ils’étaitproduit,etTatoun’avaitpastentédeprendreThymaradanslesbrasnidel’embrasser;ilsedoutaitdelaréceptionquil’attendait.Iln’avaitpaslevisageaussimeurtriqueNortel,maisonydistinguaitencorelestracesd’unœilaubeurrenoir.«Jesais,répondit-ellelaconiquement.

—J’aiditàNortelqu’ildevaitteprésenterdesexcuses.

—Jelesaisaussi;çaveutdirequetuasgagné,j’imagine.

—Évidemment!»Ilavaitl’airoffenséqu’elleposâtlaquestion.

Ilétaittombédanssonpiège.«Cequetuasgagné,Tatou,c’estuncombatavecNortel;tunem’aspasgagnée,moi.

—Jesaisbien!»Sonattitudederepentancesemuaitpeuàpeuencolère.

«Tantmieux»,fit-ellesèchement.Ellerepritsonciseauàbois,etellecherchaitoùplacerlalamepourôterunnouveaumorceaudeboisquandTatous’éclaircitlagorge.

«Hum!Jesaisquetuesfâchéecontremoi.Tuveuxquandmêmebientenirmapagaiependantquej’essaiedelatravailler?»

Uneautrequestionsecachaitderrièrecellequ’ilavaitposée.Ellesaisitl’extrémitédelapagaieetlatintfermement.«Onesttoujoursamis,dit-elle,mêmequandjesuisfâchéecontretoi.Maisjenet’appartienspas.

—Trèsbien.»Ilappliquasoigneusementlaplanesurleboispuislatiralelongdumanchedelapagaie.Thymaraobservalafaçondontsesmainsbrunesagrippaientlespoignéesdel’instrument,dontsesmusclessaillaientsursesavant-bras.Cettefois,ilsoulevauncopeaupluslong.«Retournons-la»,dit-il,etilfitopérerundemi-touràlapagaie.Commeilposaitlalamesurlebois,ildemanda:«Qu’est-cequejedevraisfairepourtegagner,Thymara?»

Ellen’avaitjamaisréfléchiàlaquestion.Tandisqu’ellecherchaituneréponse,ilreprit:«Parcequejesuisprêtàlefaire,tulesais.»

Elleleregarda,surprise.«Tuesprêtalorsquetunesaismêmepascequejepourraistedemander?

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—Jeteconnais,etpeut-êtremieuxquetunelecrois.Écoute,j’aicommispasmaldebêtisesdepuisqu’onaquittéTrehaug,jel’admets;mais…

—Attends,Tatou.Jeneveuxpasquetucroiesquejevaistedonnerunelistedetâchesàaccomplir;iln’enestpasquestion,parcequejenesauraispasquellestâchestefournir.Onenabavé,cesdernierstemps,ettumedemandesdeprendreunegrandedécision.Jenejouepasavectoiquandjetedisquejenemesenspasprêteàlaprendre.Jen’attendspasdetoiquetufassesquoiquecesoit,quetumedonnesquoiquecesoit,nimêmequetusoisquoiquecesoit.C’estmoiquej’attends,ettunepeuxrienychanger,niGraffe.

—JenesuispascommeGraffe,répliqua-t-il,offusqué.

—EtjenesuispascommeJerd.»L’espaced’uninstant,ilsseregardèrentenchiensdefaïence.Thymaraétrécitlesyeuxetlevalementon;àdeuxreprises,Tatous’apprêtaàparlerpuissetut.Enfin,ildit:«Sions’occupaitsimplementdecettepagaie,d’accord?

—Bonneidée»,répondit-elle.

LesoirtombaitquandSédricquittasacabine.Ilavaitpassélajournéeseul,danslapénombre,carsadernièrebougies’étaitconsuméeetiln’avaitpasvouludemanderqu’onluienapportâtuneautre.Iln’avaitrienmangénonplus;ils’étaitattenduàdemiqueDavvievîntfrapperàsaporteavecunplateau,maislegarçonn’étaitpasvenu.Etils’étaitrappeléqueCarsonavaitpromisd’empêchersonprotégédes’approcherdelui.Tantmieux.Tantmieuxsipersonnenem’approche,avait-ilsongé;puisilavaitperçul’auto-apitoiementquisous-tendaitcettepensée,etenavaitconçudumépris.

Tenailléparlafaimetlasoif,abattu,ilsortitsurlepontalorsquelesoleilsecouchait.Iltrouvalagabareéchouéedanslelitd’unruisseau,undesnombreuxaffluentsquialimentaientlefleuvedudésertdesPluies.Parfois,l’eauquiycirculaitétaitlimpideetpresqueexempted’acide;c’étaitapparemmentlecasdecelui-ci,carlaplupartdesgardiensetdeshommesd’équipageétaientdescendusàterreetavaientlaissélebateauquasimentdésert.Ils’arrêtaaubastingageetdécouvritlesgarçonsentraindeselivreràunebatailled’eau;leruisseauétaitlargeetpeuprofond,etcouraitvivementsurunlitdesablesculpté.Lesgardiens,torsenu,sebaissaientpours’aspergermutuellementavecforcecrisetrires.Lesderniersfeuxdusoleildefind’étéscintillaientsurleurdosécailleux;deséclatsverts,bleusetrougescouraientsureux,et,l’espaced’uninstant,ilvitdelabeautédansleurstransformations.

Plusloin,ilaperçutBellinequis’étaitagenouilléeaubordduruisseauetSkelliquiversaitdel’eausursescheveuxpleinsdemoussedesavon.Tantmieux:aumoins,ilyavaitdel’eaudoucepourrefairelesréserves.

Lesdragonsaussiprofitaientdel’eau;leurrobebrillantemontraitqueleursjeunessoigneurslesavaientnettoyés.Relpdaétaitparmieux,étincelantecommeunsouneuf.Avecunsentimentdeculpabilité,Sédric

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sedemandaquil’avaitétrillée:ildevraitmieuxs’occuperd’elle,maisilnesavaitpascomment–alorsqu’ilavaitdéjàpeineàseprendreenchargetoutseul.

Laplagequis’étendaitprèsdudébouchédel’affluentn’étaitpasgrande,maisellesuffisaitàlogercommodémenttouslesdragons,etellepermettaitauxgardiensd’allumerunfeupourlasoirée.Cen’étaitencorequ’unepetiteflambée,maisdeuxjeunesgenss’enapprochèrentavecunegrossebranchedeconifèrequ’ilsjetèrentdanslesflammes;pendantunmoment,ilcrutqu’ilsavaientétouffélefeu,puisunefuméesombres’éleva,indiquantquelesaiguillescommençaientàseconsumer,suivieparunelangueorangequibonditsoudainenl’air,etl’odeurdoucedelarésineentraindebrûlerparfumal’airvespéral.Lacrueavaitabandonnésursoncheminquantitédedébrisvégétaux,dontdesbranchesdetoutestailleslelongdufleuve,cequipermettraitauxgardiensdefaireunbonfeupourlanuitetdedormiràterre.

Sédrichumal’airetpritconsciencequ’outrel’odeurdelafuméeilsentaitunfumetdepoissonentraindegriller.Sonestomacsecrispaavecungrondementperceptible:ilmouraitsoudaindefaimetdesoif.OùétaientAliseetLeftrin?Iln’avaitaucuneenviedetombersureux,Aliseàcausedecequ’ellesavaitsurlui,etLeftrinàcausedecequeSédricsavaitsurlui.Iln’avaitpasencoretrouvélemoyend’avertirsonamie,etcelaletracassait;ilnevoulaitpasluiparleraurisqued’anéantirsesrêves,maisilrefusaitdelatrahirencoreunefois;ilneresteraitpaslesbrascroiséspendantqu’elleseferaittromper.

Iltraversalepontdiscrètement,presquesubrepticement.Àlaportedurouf,ils’arrêtaettenditl’oreille:iln’entenditaucunbruitàl’intérieur.Toutlemondeavaitdûdescendreàterrepourprofiterdel’occasiondesebaigner,desedétendreautourdufeuetdepartagerunrepaschaudpréparéavecdesvivresfrais.Ilouvritlaporteetpénétradansleroufaveclafurtivitéd’unrat;commeill’espérait,ilyavaitunecafetièrepleineauchaudàl’arrièredupetitfourneauenfer.Laseulelumièredelapièceprovenaitdufeuquibrûlaitdanslefourneau,parlapetiteporteentrouverte.Unecasserolecouvertemurmurait,sansdoutel’éternellesoupedepoissonquimijotaittoujourspourl’équipage.Sédricyavaitvuajouterdel’eau,deslégumesetdupoisson,maisiln’avaitjamaisvulerécipientvideetpropre.Maispeuimportait:ilavaitlasensationden’avoirrienmangédepuissesjoursd’isolement,etilavaitassezfaimpouravalern’importequoi.

Ilconnaissaitmallacoquerie;sedéplaçantprudemment,iltrouvadeschopespenduesàdescrochetsetdesassiettesrangéesverticalementdansunrâtelier.Ilremplitunechoped’uncafédouteuxpuisdécouvritunepiledebolssuruneétagèremunied’unelissedemétal.Ilenpritun,yversadelasoupeàl’aided’unelouche,puistiraunmorceaudepaindusac.Incapabledemettrelamainsurunecuillerniunefourchette,ils’assitàlapetitetableetbutunegorgéedecafé.

Tropétendud’eauetamer,maisc’étaitquandmêmeducafé.Sédricsoulevaleboldesoupeàdeuxmainsetenavalaunpeu;lebrouetavaitunfortgoûtdepoissonavecdesrelentsd’ail,etildescenditdanssagorgeendiffusantchaleuretvigueur.C’étaitbon;nondélicieuxnimêmesavoureux,maisbon,etilcompritsoudainladragonnecuivréequandelleavaitdévorél’élanputréfié:àunniveaufondamental,quandunhommeouundragonafaim,toutestbonàmanger.

Aveclesdoigts,ilattrapaitlesmorceauxdepoissonfondantsaufonddesonboletlesportaitàsabouchequandlaporteduroufs’ouvrit.Ilsefigeaenespérantquel’intrusserendraitdirectementauxcouchettes,maislespass’approchèrentdelacoquerie.

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Aliseleregardapenchésursonbol,puis,sansunmot,ouvritunbuffetetplongealamaindansunbac;elleentiraunecuillerqu’elleposasurlatableprèsdelui.

Sansriendire,elleseversaunechopedel’horriblecaféetrestadebout,lerécipientdeterreentrelesmains.Dansl’obscurité,iln’arrivaitpasàvoirsielleleregardaitounon.Enfin,ellesoupira,s’approchadelatableets’assitenfacedelui.«J’aipasséplusieursheuresaujourd’huiàt’envouloiràmortetàtemépriser»,dit-ellesurletondelaconversation.

Ilacceptacettesentenced’unhochementdetête.Voyait-ellesonexpressiondanslapénombre?

«Maisc’estdupassé.»Elles’exprimaitd’untonnonpasbienveillantmaisrésigné.«Jenetedétesteplus,Sédric;jenetefaismêmepasdereproche.»

Ilretrouvasalangue.«J’aimeraispouvoirendireautant.

—Aveclesannées,j’aiprisl’habitudedetesréflexionsspirituelles.»Elleparlaitd’unevoixatone,sansvie.«Ellesnesontplusaussiamusantesqu’autrefois.

—Jeneplaisantepas,Alise;j’aihontedemoi.

—C’esttoutrécent.

—Àt’entendre,onjureraitquetuesencoreencolère.

—C’estvrai,jesuisencoreencolère.Jenetedétesteplus,jel’aidécidé,maisj’éprouveunefureurquejen’aijamaisconnue.Jecroisque,sijetehaïssais,ças’arrêteraitlà;mais,quandj’aiprisconsciencequeseulquelqu’unquej’aimaispouvaitm’infligerunetellesouffrance,j’aicomprisquejenetehaïssaispas;etc’estpourquoijesuistellementencolère.

—Jeregrette,Alise.

—Jesais.Çan’ychangepasgrand-chose,maisjesaisqueturegrettes,dumoinsmaintenant.

—Çafaitlongtemps,enréalité;pratiquementdepuisledébut.»

Elleeutungestedelamaincommepourrepoussersesexcuses,butunegorgéedecaféetparutdébattreavecelle-même.Sédricattenditqu’ellereprîtlaparole.Enfin,elleditd’unevoixquasinormale:«Ilfautquejesache;avantdecontinuer,avantdeprendreaucunedécision,jedoissavoir:Hestettoi,vousmoquiez-vousdemoi?Riiez-vousdemacandeur,demonabsencedesoupçon?LesautresamisdeHestétaient-ilsaucourant?Yavait-ildesgensdemaconnaissance,quejeprenaispourmesamis,quisavaientcombienj’étaisstupide?Jusqu’oùallaitcettetromperiedontj’étaislavictime?»

Sédricsetaisait.Ilseremémoraitdepetitsdîners,tardlesoir,danslesappartementsprivésauxétagessupérieursdecertainesaubergesdeTerrilville,leseaux-de-vied’aprèslerepasdanslatanièredeHestencompagniedecertainsmembresdesoncercle,l’hilaritéquiduraitbienlongtempsaprèsqu’Aliseavaittapéàlaportepourleursouhaiterbonnenuitavantd’allersecoucher.

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«Ilfautquejesache,Sédric.»Cesmotsleramenèrentdanslacoquerieexiguëetsale.Aliseleregardait,levisagepâledanslapénombre;elleattendaitlavérité.

Ileûtréagicommeelleàsaplace;ileûtvoulusavoirs’ilétaitpassépourunidiot,combiendepersonnesétaientaucourant.«Oui»,dit-il.Cesmotsluidéchiraientlabouche.«Maisjeneriaispas,Alise;parfois,jeprenaistadéfense.

—Etparfoisnon»,ajouta-t-ellesanspitié.Ellesoupiraetposasachopesurlatableavecunpetitbruitquirésonnadanslesilencedelacabine.Ellelevalesmainsetyenfouitsonvisage.Sédricredoutaitqu’ellenepleurât:ildevraitlaconsoler,maisilauraitl’impressiondelatromperencore;ilavaitparticipéàlacréationdel’humiliationdontelleétaitaujourd’huil’objet;commentpourrait-illuiapporterlesoutiend’unami?Ilnebougeaitpas,nedisaitrien,etattendaitd’entendreunsanglot.

Mais,quandellebaissalesmains,ellesebornaàpousserungrandsoupir.Ellepritsachopeetbutunegorgéedecafé.«Combien?demanda-t-elled’untonanodin.CombiendegensàTerrilvillesavaientjusqu’oùs’étendaitmabêtise?

—Cen’étaitpasdelabêtise,Alise.

—Combien,Sédric?

—Jenesaispas.

—Plusdedix?fit-elle,impitoyable.

—Oui.

—Plusdevingt?

—Jepense.

—Plusdetrente?

—Peut-être.»Ilprituneinspiration.«Sansdoute.»

Elleéclatad’unrireamer.«Vousavezvraimentmanquédediscrétion,alors!Étais-jelaseuleàtoutignorer?

—Alise…tunecomprendspas.Leshommescommenousontleurpropresociété,généralementinvisibledelasociététerrilvillienne;nouscréonsnotrepropremonde–illefaut,sansquoinousn’aurionspasledroitde…Tun’espaslaseuleépousequiignoretoutdespréférencesdesonmari;d’autres,àTerrilville,lesconnaissentetlesacceptent.Masœurestpersuadéequetuenfaispartie,d’aprèsuneréflexionqu’ellem’afaiteunjour.Certainsdecesépouxsontaussidespères;certainsaimentvraimentleurfemmeàleurfaçon.Mais…euh…»

Aliseavaitcrispélespoings.«Sophieétaitaucourant?

—Oui,Sophieestaucourant.Àlamanièredontelleenparle,ellecroitquetuesaucourantaussietque

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tuesd’accord.Pendantquelquetemps,jel’aiespérécommeelle,puisj’enaiparléàHestunjour,etilm’aéclatéderireaunez.»

Lefrontplissé,lajeunefemmeréfléchit,puisdemandabrusquement:«CommentSophiel’avait-elleappris?Tuluiavaisdit?

—C’étaitinutile:c’estmasœur;ellelesavait,c’esttout.»Ils’interrompituninstant.«Ellel’atoujourssu»,ajouta-t-ilàmi-voix.

Alisepoussaunpetitsoupir.«J’ignorecequiseraitleplushumiliant,franchement:quetasœurmeprennepourunebécassecrédule,ouqu’ellecroiequej’étaispartieprenantedevotrearrangement.»Elledétournalesyeux.«Aumoins,Hestnefaisaitpassemblantdeteniràmoi;rétrospectivement,ilm’atraitéeavecunecertainefranchise,bienqu’étrange.Jesavaisqu’iln’avaitpasenviedemoi,qu’ilmerejoignaitdansmonlitparcequ’illedevait,pourfaireunenfant;jen’avaisjamaiscomprispourquoiiln’avaitpasépouséquelqu’unpourquiilavaitdel’affection.Maisàprésentjesais:ilnelepouvaitpas.»

Sédriccourbalecoudevantceraisonnementsansfard.

«Quandj’essaiedevousimaginerensemble,luiettoi,quandjetevoisl’embrassant,baisantseslèvres,etluiteserrantcontrelui…danslamaisonmêmeoùnousvivions,vousdeuxdescendantprendrelepetitdéjeuneravecmoiaprèsavoirpassélanuitensemble,projetantde…»

Ilétaithorrifié.«Non,jet’enprie,Alise;jeneveuxpasparlerdeça.

—Était-iltendreavectoi,Sédric?Tedisait-ilqu’ilt’aimait,tefaisait-ildepetitscadeaux?Serappelait-ilquelsparfumstuaimais,quelsbonbonstupréférais?»

Ellenelelâcheraitpas.Luidevait-ilderépondre?Devait-ilsouffrircemartyre?Ilprituneinspirationetavoua:«Non:c’estmoiquimeconduisaisainsiaveclui.Luin’ajamaiseucetteattitudeavecmoi.

—Alorscommentétait-il?»Onsentaitdeslarmesdanssavoix.«Quefaisais-tupourl’inciteràt’aimer?»

Ilsetutpourréfléchir.C’étaitdouloureux.«C’étaitHest;tuleconnaissais:c’étaitfaciledetomberamoureuxdelui.Ilestbeau,bienhabillé,gracieuxsurlapistededanse,charmant;quandillesouhaite,ilpeutt’accordertoutesonattentionettefairecroirequ’iln’yapersonnedeplusimportantquetoiaumonde.Ilestfort,etjemesentais…protégé,soulevéparlui.Jen’arrivaispasàmeconvaincrequ’ilm’avaitchoisi;ilétaitsibeauqu’avoirdéjàétéremarquéparluireprésentaitleplusgrandcadeauquejepuisseimaginer.J’étaisébloui;ilmefaisaitdesprésents,vêtements,pipes,uncheval…Quandj’yrepense,cen’étaitpasvraimentpourmoi:ilmedonnaittoutcelapourquej’aiel’apparencequ’ildésirait,pourquejeneluifassepashonteavecmeshabitsusésnimongoûtdéplorableenmatièredechevaux.Ilmetraitaitcomme…commedutissu,commeuneétoffequ’ilavaitcoupéeetcousuepourobtenirunvêtementquiluiconvenait.»

Lesyeuxbaissés,ilregardaitlatable,lebolpresquevide,lachopeenterre,lacuillerquineluiavaitpasservi.IlrelevalevisageversAlise;danslapénombre,lajeunefemmeavaitl’airdeporterunmasqueen

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papieravecdestrousàlaplacedesyeux.Ellenebougeaitpasplusqu’unestatue,maisc’étaituneimmobilitédesurface;souscecalmeapparent,ellebouillait.

«Jenerentreraipas.»

Illadévisagea,incapabledefairelelienentrecequ’ilavaitditetcequ’elleavaitrépondu.

«JenerentreraipasàTerrilville,expliqua-t-elle.Jeneretourneraijamaisdansunevilleoùdesgensmeconnaissent,saventlatromperieetl’humiliationdontj’aiétél’objet.Hests’estservidemoi,ilafaitdemoisavictime,maisjerefusequ’ilm’enfermedanscerôle;jerefusequ’ilfassedemoiunvêtementquiluiconvient.

—Alise…

—Ilarompunosvœuxdemariage,ilaannulénotrecontrat;jenesuisplusliéeàlui,Sédric,etjen’aiaucuneraisonderevenirauprèsdelui.Jeresteici,surleMataf,avecLeftrin.Jesaisqu’ilm’accepteraàsonbord,etpeuimportequ’ilveuilleounonm’épouser;jeresteaveclui.

—Tunepeuxpas;tunedoispas.»Cen’étaitpaslemomentdeluidirecela;ilnevoulaitpasmêlerlesdeuxchosesdansl’espritd’Alise,maisilnepouvaitpaslalaisserseleverdelatableets’enallersansqu’ellesût.Ilnepouvaitpaslalaisserprendreunedécisionirrévocablequipermettraitàunautrehommed’abuserd’elle.

«Alise,ilnefautpasluifaireconfiance.»Àcesmots,lajeunefemmesefigea,lamainprèsdelaporte.

«Jesaiscequetupenses,Sédric.»Elleneseretournamêmepas.«Tuleprendspourunhommesanséducationetsocialementinférieuràmoi,grossieretdépourvudemanières.Ehbien,c’estvrai;maisilm’aimeetjel’aime,etj’aidécouvertqueçacomptebiendavantagequecesdétailsquetujugesimportants.»Elleouvritlaporte.

«Alise,iltetrompe.»

Elledemeurauninstantfigéedansl’encadrement,puisellerefermalebattantsansbruit.Sédricnevoyaitpassestraits,maisilimaginaitl’expressionhésitantequidevaitpasserdanssesyeux.Unhommel’avaitdéjàtrompée;unhommeàquiellesefiaitl’avaittrompéedepuisdesannées.Pouvait-elleencoreavoirconfianceensonproprejugement?Toutrecommençait-il?

«Jen’éprouveaucunplaisiràtedirececi.

—Si,répliqua-t-elledurement.Maisdis-lequandmême.Commentpeut-ilmetromper?Comment?A-t-iluneépousecachée?Desdettescolossales?Est-ceunassassin,unmenteur,unvoleur?Quoi?»

Ilserralesdentsensedemandantcommentluiexpliquersansdévoilerlerôlequ’ilavaitjouédanslamortdeJess,cequ’ilpréféraitgarderpourlui.Ils’inquiétaitdéjàbienassezquelavéritéfûtconnuedeladragonneetdeCarson.Ils’aperçutsoudainavecsurprisequec’étaitautantRelpdaquelui-mêmequ’ils’efforçaitdeprotéger:ilnevoulaitpasquelesautresgardiensapprissentqu’elleavaittuépuisdévoréunhumain.Non,ildevaitseulementluiexposercequ’ilsavaitdeLeftrin,sansluirévélercommentil

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l’avaitdécouvert.«TuassansdouteentendudirequeleducdeChalcèdeestmalade,etqu’ilapromisdesomptueusesrécompensesàquiluiapporteralesextraitsdedragonqui,croit-il,leguériront;onpeutmêmedirequen’importequeléchantillondedragonirachercherunprixélevé.

—Naturellement,jesuisaucourant;commentpourrais-jeétudiercescréaturessansconnaîtrelestraditionsàproposdesvertusmédicinalesdeleursécailles,deleursang,deleurfoieoudeleurscrocs?Etcertainesdecestraditionssontsansdoutefondées.Etalors?»

Ilsejetaàl’eau.«Leftrinestdemècheavecdesgensquiveulentfairelebonheurduduc;ilal’intentionderécolterdesmorceauxdedragons,àmoinsqu’ilnesoitdéjàentraindelefaire,pourlesvendreenChalcède.

—Ilneferaitjamaisça.»Sédricperçutuntremblementdanslavoixd’Alise;ellesedemandaitsic’étaitpossible.«Iln’enapasletemps,iln’enapasl’occasion!Ilpassetoutsontempsàcommandersonbateau!

—N’empêchequ’ils’estapprochédesdragons,lorsqu’ilaparticipéàl’extractiondesserpents-pointeauxpuisàl’applicationdebitumesurlesplaies.Ilenavaitl’occasion,Alise;uneécailleoudeuxparici,unpeudesangparlàenattendantl’aubaine:undragonmourantsurlequelpréleverdeséchantillons;ceseraitlagrosserécompensedecetteexpédition.Siundragonmouraitouseblessait,etqueLeftrinpuisseenrécupérerdesmorceaux,ilpourraitabandonnergardiensetdragonspourserendreaussitôtenChalcèderamasserunevéritablefortune.

—C’estdelafolie!Jeneveuxpas,jenepeuxpasycroire!

—C’estlavérité.

—Commentlesais-tu?

—Jenepeuxpasteledire.

—Ha!»Ellemittoutsonméprisdanscetteseuleinterjection.«Rumeursetinsinuations!Ehbien,jevaisymettreunterme,Sédric.Jevaisluiposerlaquestion,toutsimplement.

—Nefaispasça,Alise.Jesuisconvaincuquetuneleconnaispas,quetuignoresdequoiilestcapable.Jess,lechasseur,m’aracontédeschoses.Là,maintenant,tusais:Jessm’aavouéqu’ilétaitassociéavecLeftrinpourrécolterdesmorceauxdedragons,qu’ilsavaientleprojetderetrouverunbateauchalcédienàl’embouchuredufleuvedudésertdesPluiesdèsqu’ilsauraientobtenucedontilsavaientbesoin.Mais,àlasuited’undésaccord,ilssesontbattus.

—PourquoiJesst’aurait-ilparlé?Pourquoiseserait-ilconfiéàtoi?»Ilsentaitledoutes’amoncelerdansl’espritd’Alise;quelquesdétailslaconvaincraientpeut-être.

«Crois-leounon,ilpensaitquejepourraisl’aideràserapprocherdesdragonsparcequejet’accompagnaislorsquetuterendaisparmieux.Ilsavaitquetum’avaisremisuneécaillerougeàdessiner,etilmel’avaitvoléependantquej’étaismalade;ildisaitqu’àelleseuleellevalaitunepetite

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fortune,et,puisqu’onavaitpuobteniruneécaille,ils’imaginaitqu’onpourraitpréleverd’autreschoses,assezpournousrendretousriches.»

Elleleregardaitsansriendiredanslapénombre,etilentendaitsarespiration.«Leftrinn’auraitjamaisacceptédeparticiperàunprojetaussiignoble.

—Ill’afait,hélas!Etjecrainsque,situluienparles,ilnedevienneviolent,ouqu’ilnetrouveunmoyendesedébarrasserdenousdeux.Jetedislavérité,Alise;ettudoisteposerunequestion:situignoraiscequejeviensdet’apprendre,qu’ignores-tud’autresurlui?

—Jeleconnais;jepensequejeleconnaismêmemieuxquetunelecrois.»

Àcesmotslancéstoutàtrac,Sédriccomprit,etl’émotionqu’ilenéprouvalesurprit.ElleavaitcouchéavecLeftrin!Elleavaitcouchéaveccebatelierinculteetcrasseux!Alise,ladoucepetitefillequ’ilconnaissaitdepuisl’enfance,laTerrilvilliennerespectable,avaitpartagésacoucheaveccetindividu!Uninstant,atterré,ilneputprononceruneparole,puisilsutqu’ildevaitseservirdesonarmeultimecontrel’aveuglementdesonamie.

«Tucroisleconnaître,Alise,commetucroyaisnousconnaître,Hestetmoi,alorsquenoustetrompionsdepuisdesannéessansquetutedoutesderien.J’ensuisnavré,infinimentnavré,etc’estpourquoijem’efforcedet’empêcherdetomberdansunpiègesimilaire.Leftrinn’estpasdignedetoi,Alise;resteloindelui.»

Danslamaigrelumière,ilvitlesépaulesdelajeunefemmemonteretdescendre;ellecontenaitsessanglots.Ellerepritenfinsonsouffle,etsagorgenouéenelaissapasserqu’unevoixtropaiguë.«Ai-jeditquejenetedétestaispas,Sédric?Jecroisquej’aifaiterreur.

—Ehbien,net’enprivepas;jeleméritesansdoute,etjel’acceptecommeleprixàpayerpourlesannéesoùjet’aimenti.Maisnevapastecommettreaveccerustre,Alise;tuméritesmieux.»

Sansrépondre,ellesortitetrefermalaportederrièreelle.

Ilrestaunlongmomentassissursacouchettedanslenoir.Parréflexe,ilportalachopeàseslèvresetfinitlecaféfroidetamer.Commeilselevaitpoursortiràsontour,sonregards’arrêtasurlesobjetsqu’illaissaitsurlatable;ildevraitnettoyerderrièrelui,cesserd’êtreleTerrilvillienfainéantetgâtédontonlequalifiait.Maisdemain,peut-être;pascesoir.SaconfrontationavecAlisel’avaitépuisé,etsonaccablementn’avaitrienàvoiravecl’enviededormirniunefatiguephysique.Ileûtaiméavoirlepouvoirdetoutinterromprependantunmoment.Ilsoupiraetsegrattalajoue.Demain,onauraitrefaitlesréservesd’eaudouceàbord;ilpourraitenmettreàchaufferpourseraser;iln’avaitjamaisportélabarbeetignoraitjusque-lààquelpointceladémangeait.Ilsegrattadenouveau,plusvigoureusement.

Despoilsrestèrentprissoussesongles.Ilsecoualamain,etilstombèrentenscintillantbrièvementdansleclairdelunequitombaitparlafenêtre.Quesepassait-il?Celaneluiétaitjamaisarrivé!Ilsegrattalatêteetdécouvritplusieurscheveuxprisentresesdoigts.

C’estlatensionetl’inquiétude,sedit-il,l’effetdel’eauacidedufleuve,riendeplus.Ilsepassalentementl’indexlelongdelamâchoire;l’onglesepritsousquelquechoseetlesouleva.Non!Il

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déplaçaledoigtdélicatement,sentitleborddel’écaillesuivante,etladécollajusqu’àcequ’elletirâtdouloureusementsurlapeau.Cen’étaitpasdelasaleté,nidelapeaumorte,maisuneécaillequipoussaitsursonvisage.Ilavaituneligned’écailleslelongdelamâchoire!Latêtesemitàluitournertandisquesonestomacseretournait.

Ilallatâtersanuqueetsuivitdel’indexlaminceligned’écaillesquidescendaitlelongdesonépinedorsale;ellesétaientfinesetplatescommecellesd’unetruite.D’autres,petites,poussaientsursatêteetdétachaientsescheveuxàmesurequ’elleslesremplaçaient.Duboutdesdoigts,ilpalpaseslèvresgercées;non,rienencore.Sarespirations’accéléra;bientôtlesécailless’yinstalleraient,et,commecellesdesamâchoire,desessourcils,desanuque,elless’épaissiraientetserecourberaient,cornéescommedessabotsdecheval.

Tuesmalheureux?

Ilfermabrutalementsonespritetrefusadeprêterattentionausentimentd’incompréhensionquidemeuraitàlasuitedesonexclusiondeladragonne.Soncœurtonnaitàsesoreilles.Était-ceréel?Non,c’étaitunhorriblecauchemar.Rassemblantsoncourage,ilsegrattalatêteàdeuxmains;quandillesramenadevantlui,ilavaitdesmèchesdecheveuxsouslesongles;d’ungestebrusque,ils’endébarrassa,puisilquittaenhâtelacoquerieenlaissantlaporteclaquerderrièrelui.

Ilsedirigeaverssacabinemaisfithalteàmi-chemin.Qu’allait-ilfaire?Rentrerdanssoncartond’emballagesurdimensionné,seroulerenboulesursapaillasseetpleurnichersursonsort?N’enavait-ilpasassez?N’avait-ilpascomprisquecelanechangeaitrien?

L’étravedubateauétaitenfoncéedansletriangledesableàl’embouchureduruisseauetsurplombaitlefeudecamp,lesdragonsetlesgardiensquimangeaientenbavardantensemble.Sédricseretournaets’enallaversl’arrière;delà,ilavaitvuesurlefleuvescintillantauflotrapide.Dansleciel,lalunepresquepleinebrillaitaumilieud’unchampd’étoiles.Oùqu’ilposâtleregard,iln’yavaitpassignedeprésencehumaine.Ilentendaitderrièreluilesgardiensquivivaientleurvie,pleinsdegaîté,ravisderetrouverdel’eaudouceetdes’empiffrerdepoissoncuitaufour;toutétaitbiendansleurexistencesimple.PaspourSédric.

«Ilnemeresterien»,dit-iltouthaut.Ilégrenatoutcequ’ilavaitperdu:plusdeHest,plusderésidenceàTerrilville,plusdefortune,sonamitiéavecAliseenlambeaux,plusdevisage;s’ilretournaitàTerrilville,lesgenssedétourneraientdeluiavechorreur,certainsparcequeHestl’avaitrejeté,d’autreparcequesabeautél’avaitabandonné.Danslecerclequ’ilfréquentait,ilétaitdangereuxdeselierd’amitiéavecquelqu’unqueHestavaitrepoussé.Plusderespectabilité,plusdeperspectivesd’avenir.Quepouvait-ilespérer?

Rien.Desannéesdenéant.

Letempsd’unbattementdecœur,ilcontemplalasolutiond’Alise:resterdansledésertdesPluie,nejamaisrentrer;maiselleavaitquelqu’unquil’aimaitetlaprotégerait.Luin’avaitpersonne,hormisunedragonne,dévouéeàluicorpsetâme;maiscombiendetempsceladurerait-ilsielledécouvraitpourquelmotifils’étaitrendudansledésertdesPluies?Iln’osaitpastrops’attardersurcetteidéedecraintequ’elleneperçûtsespensées.Ilnecomprenaitpasqu’ellenesesouvîntpasqu’ils’étaitapprochéd’elle

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souscouvertdelanuitpourluiarracherdesécaillesetremplirplusieursflaconsdesonsang.Neserappelait-elledoncrien?Commentpouvait-ellel’aimerensachantcequ’ilavaitfait?

Unjour,elleenprendraitconscience.

Ilexaminalesconséquences.Pourlapremièrefoisdesavie,quandRelpdaétaitentréeencontactmentalaveclui,ilavaitperçul’amourqu’uneautrecréatureluiportait.Jouraprèsjour,l’espritdeladragonnegrandissait,sespenséesdevenaientplusfortesetplusclaires;qu’éprouverait-elleàsonégardquandelles’apercevraitqu’ilétaitvenu,nonenami,maisenboucher?

Etpartagerait-ellecesentimentavecluicommeelleavaitpartagésonaffection?Queleffetcelaluiferait-ilderessentircettehaineetcemépris?

Unfrissonleparcourut.Ilpritsoudainconsciencequ’iln’avaitpastoutperdu:ilavaitencorel’amouretl’estimed’unecréaturesimple,etilnevoyaitpascommentéviterdelaperdreelleaussi.Non,c’étaituneidéeinsupportable!Saisid’uneconvictionterrible,ilvitlaseuleissuequis’offraitàlui.

Ilnedevaitpaspenseràcequ’ils’apprêtaitàfaire;ilnefallaitpaslaisserladragonnepercevoircequ’ilavaitàl’espritetcontrariersesprojets.Maiscesordresqu’ilsedonnaitattirèrentl’attentiondeRelpda.Ilavaitenviedeluidireadieu,deluidirequecen’étaitpassafaute:elleavaittoutfaitpourlui,ellel’avaitsauvéàplusieursreprises.Àl’idéedeladouleurqu’elleéprouverait,ilressentitunebrusquepeinequil’étonna.Commeilallaitprendresavesteetsesbottes,ilsetraitadesot:quelledifférencecelaferait-il?

Sédric?Sédric?

Pasmaintenant,mabelle.

Tuaspeur?Ontechasse,onveuttefairedumal?

Non.Non,jevaisbien.Toutvabienaller.

Non,tueseffrayé.Triste.Quelquechosenevapas.

Aussidoucementquepossible,illarepoussahorsdesonesprit.Iln’yavaitpasdetempsàperdre;ilsentaitRelpdaquitambourinaitàsesmuraillesets’inquiétaitdeplusenplus:ilfallaitenfiniravantqu’elleeûtletempsdecomprendrecequ’ilpréparait.Ilexaminalefleuvedepuislapoupedelagabareetchoisitunezoneoùilvoyaitlecourants’écouler,grimpasurlebastingageetjaugeal’eaunoireetbrillantequipassaitàsespieds.Serait-elleassezprofondeetassezrapide?Iln’enfaudraitguère:iln’avaitjamaisétébonnageur.Illuisuffisaitdesauteretdenepassedébattre,c’étaittout.Ilexpulsal’airdesespoumons,s’accroupitetselaissatomber.

Ilatterritdeflancsurunesurfacedure,etsatêteheurtaquelquechosequipartitdansuneexplosiondelumière.Ilcroyaitavoirexhalétoutsonair,maisunpoidss’abattitsurluiquividabrusquementsespoumons.Pasd’eau.Iln’ycomprenaitrien.«Peuxpas…respirer…»fit-ild’unevoixsifflante.

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Lepoidslequitta.Sédricrepritsonsouffle,et,pendantuneminuted’hébétement,neputdireoùilétaitnicequis’étaitpassé.Ilaccommodapeuàpeuets’aperçutqu’ilétaitallongénezànezaveclechasseur,Carson,surlepontduMataf.

«Jesavaisquevoustenteriezquelquechose,ditl’hommeàsonoreille,lesoufflecourt.Jel’aivuàvotretêtequandvousavezquittélacoquerie,etj’aidemandéàvotredragonnedemeprévenirsiellevoussentaitinquiet.Ellel’afait.»Ilrepritpéniblementsarespiration.«J’aidûcavalerdepuislarive;vousavezdelachancequejesoisarrivéàtemps.»

L’organismedeSédricréclamaitdel’airmaisneparvenaitàenaspirerqu’unfilet.Quelleironie!Alorsquesonespritnedemandaitqu’àmourir,soncorpsexigeaitderespirersanssesoucierdesesintentions.Sespenséess’interrompirentenattendantquesespoumonseussentreprisleurfonction;quandileutrespiréàfondàtroisreprises,ilrépétad’untonamer:«Delachance?

—Bon,d’accord,c’estmoiquiaidelachance:jevousairattrapéàtemps;jen’aipasétéforcédemetremperpourvousrécupérer.»UnlégersouriredansaitsurleslèvresdeCarsonpendantquesesyeuxsombresparcouraientlevisagedeSédric.«Pourquoivousvouliezvousnoyer?

—Mavieestfinie;autantmourir.

—Commentça?

—Vousauriezdûmelaisserfaire.Jeveuxmourir;j’aitoutperdu.

—Tout?

—Tout.Hestneveutplusdemoi,jem’enrendscompteaujourd’hui;c’estpourquoiilm’aenvoyéaccompagnersonépouse.J’aitoutavouéàAlise,jeneluiairiencaché,etellemedétestedésormais–àmoinsqu’ellenem’enveuilleàmort,ellen’arrivepasàsedécider.Jen’aipassulaprotéger,j’aitrahisonamitié,etelles’apprêtemaintenantàcommettreuneterribleerreur,mais,commeellenemefaitplusconfiance,ellen’écoutepasmesmisesengarde.SijerentreàTerrilville,jen’auraipasd’emploiniaucunargent,et,grâceàHest,tousmesamismemépriseront;jenepeuxdoncplusrentrer.»LavoixdeSédricdevenaithachée.IlsesentaitpuérilàexposersesmalheursàCarsondemanièreaussidésordonnée,etilsemorditlalangueavantdepouvoiravouerlafaçondontilavaittrahiladragonne;illuirestaitunepetitechanced’emportercesecretdanslatombe.Lechasseurleregardaitsansriendire,etsesyeuxsombresetsonpetitsourirenefaisaientqu’ajouteràsondésarroi;iltentadeseredresserpours’écarter,maislebrasdeCarsonentraversdesapoitrines’appesantitsoudain,l’immobilisant.

«Restezcalmeunmoment,letempsdereprendrevotresouffle.Ilyaquelquechosed’autrequivoustourmente;qu’est-cequec’est?»Leregardprofondletransperça,exigeantlaconfiance.

Commesicettesimplequestionétaitunsortilègeauquelilnepouvaitrésister,ils’entenditavouersonderniersecret.«Ladragonneestdansmatête;noussommesliés,etjenepeuxpasmelibérerd’elle.Elle…ellem’aime,etçamerendmalade,parcequejeneleméritepas.C’estunegentillepetitecréature…

—Petite?répétaCarson,éberlué.

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—Jeune,sivousvoulez;jeuneetinnocenteàsafaçon.Elleesttoujoursencontactavecmoi,surtoutquandjepenseàelle.»Deslarmescommençaientàcoulersursesjoues,àsagrandehonte:Hestsemoquaittoujoursdeluiquandilpleurait.IldétournalevisagedeCarsonetlevalesyeuxversleciel.Ilsentaitdéjàlaprésencedeladragonnequis’efforçaitdeleconsoler,delerassurerenl’emmitouflantdanssachaleur,maisils’enkystadanslacoqueduredesonmalheuretlatintàdistance.Ilsentitunemainluieffleurerlamâchoireettressaillit.

«Ducalme,ditCarson;personnenevousveutdemal.»Avecdouceur,ilramenalevisagedeSédricverslesien.«Jenetrouvepassiterrifiantd’êtreaimé,mêmeparundragon;alors,qu’est-cequivousapousséàvousnoyer?Qu’est-cequ’ilyadesihorribledansvotreexistencequivousinterdisedevivre?»

Sédricavalasasalive.Carsonn’avaitpasôtésamaindesonvisage,et,del’index,ilessuyadélicatementunelarme.Depuisquandnel’avait-onpastouchéavecautantdesimplicitéetdedouceur?

«Jecommenceàavoirdesécailles.»Ils’exprimaitd’unevoixtendue,tropaiguë,dontiln’arrivaitpasàeffacerlaterreur.«Lelongdelamâchoire,etsurlanuque.

—D’habitude,çan’arrivepasauxadultes.Faites-moivoir.»Carsons’appuyasuruncoudeetexaminaSédricenparcourantsajoueduboutdesdoigts.«Hmm.Vousavezpeut-êtreraison;ilyadefinesécailles.»Ileutunpetitsourire.«Vousavezlabarbeaussisoyeusequelafourrured’unchiot.»IlpassalamainderrièrelatêtedeSédricetsuivitsanuquedel’index.«C’estvrai,fit-ilàmi-voix;vousavezdesécailles.»Ilpritunegrandeinspiration.«Demieuxenmieux»,dit-ildoucement;ilparaissaitcontent,etSédric,sanssavoirpourquoi,sesentitblessé.Pourquoiseréjouissait-ildesoninfortune?Alors,lamainsurlanuquedeSédric,lechasseurapprochalentementseslèvresdessiennesetl’embrassa.LeTerrilvillienrestaparalyséd’étonnement.LeslèvresdeCarsonétaientdoucesmaisexigeantes.Quandils’écarta,Sédrics’aperçutquelechasseurl’avaitprisdanssesbrasetletenaitavecforce,maissansbrutalité,commeunenfantdanslesbrasdesamère;alorsquelquechosecédaenlui:ilenfouitsonvisagedansletissugrossierdelachemisedeCarsonetsemitàpleurer.Dessanglotsmontèrentenluietachevèrentdelebriser.Ilpleurasurtoutcequ’ilcroyaitpossédermaisn’avaitjamaiseu,surcequ’ilavaitlaisséHestluifaire,sursatrahisond’Alise,surcequ’ilavaitprévupourRelpda.Ilpleuraparcequ’ilpouvaitselaisserallersanspeur.Lechasseurnedisaitrien,etilsecontentadel’attirerplusprèsdelui.Commesesdernièreslarmessetarissaient,Sédricsentitl’affectiondeladragonnel’envelopper.

Jesaisquetuasprismonsang,maistunecherchaispasàmetuer.Tuasbumonsangettum’asdonnéunlienavectonespritpouréclaircirmespensées.Toutirabien,Sédric;jenetetrahiraipas.Personnenesaurarien.

Cettefaçond’acceptercequ’ilavaitfaitetdeluipardonneravectantdesimplicitélesubmergeacommeunrazdemarée,lerenversaetlenoyacommelacruedufleuven’yétaitpasparvenue.Ilneputrésisteràcetassaut,ets’aperçutqu’ilneledésiraitpas;unechaleurbruteletraversadenouveauetemportatouteréférenceàsesproblèmes,toutsondésespoir,pournelaisserenluiqueduréconfort.

Ilsentittoussesmusclessedétendre.

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EtCarsonplaçadeuxdoigtssoussonmenton,l’obligeaàleverlevisage,etl’embrassadenouveau.

Enfin,ils’écartaetditd’unevoixrauque:«Situaschangéd’avisetquetun’asplusenviedemourir,j’aipenséàuneautreactivitépourcesoir.»

Sédrics’efforçaderassemblersespensées,deretrouvertoutcequil’emplissaitnaguèrededésespoir;Carsons’enaperçut.

«Non,fit-iltoutbas.Nefaispasça.Net’interrogepas,n’hésitepas.»Ils’écartadeSédric,seredressa,puissepenchaettenditlamain;leTerrilvillienlaprit,sentitlapaumerêcheetcalleusesoussapeau,etlaissalechasseurl’aideràlerelever.

«Jevaistereconduireàtacabine,proposaCarsonàmi-voix.

—Oui.»

Thymaras’éloignadufeupours’enfoncerdanslanuit.Lasoiréeeûtdûêtreagréable:l’airétaitdoux,elleavaitl’estomacpleindepoissonetdecresson,elleavaitenfinpusebaigner,selaverlescheveuxetboiretoutsonsoûl.ElleavaitétrilléSintarajusqu’àcequel’arrogantereinebrillâtd’unéclatplusbleuquelecield’été;elleneluiavaitfaitaucuncomplimentàvoixhaute,etladragonnel’avaitagacéelorsque,ensetournantverselle,elleluiavaitdit:«Toncœurvoitjuste:aucunautredragondugroupenepeutsecompareràmoi.»

Ellen’avaitpasremerciéThymaradesesbonssoins;lajeunefillebouillait,maisensilence,etavaitbientôtquittéladragonne.Elleavaitpassélerestedel’après-midiàaiderTatou,HarrikineetSylveàs’occuperdesdragonssansgardien,cequiavaitreprésentéunegageure.

Balipers’étaitmontrémoroseetcontrariant,toujoursendeuildeHouarkenn;Cracheavaitprésentéleproblèmeinverse:douéd’uneaudacenouvelle,etdangereusementagressif,lepetitargentéavaitinterditàquiconquedecesserdelepansertandisqu’iljouissaitdel’attentiondeplusieursgardiensàlafois.AugrandsoulagementdeThymara,Alise,lescheveuxencorehumidesdesatoilette,s’étaitjointeàeuxetavaitdistraitlacréature.LapauvreRelpdas’étaitsoumiseàleurnettoyageàsontour,maissansjamaisquitterleMatafdesyeux,manifestementdésespéréedenepasvoirSédric,etThymaras’étaitoffusquéepourelle.«Quelindividusefaitsauverlavieparunedragonnepourensuitefairecommesiellen’existaitpas?»avait-ellelancéàAlise;surquoi,àsagrandesurprise,lajeunefemmeavaitprisladéfensedesonami:«Çanem’étonnepas:iladesproblèmespersonnels,etilvautmieuxlelaissertranquille.»

Ladragonnecuivréeavaitétéplusdirecte.«C’estmongardien!»avait-ellesifflé,et,sisonexhalaisonétaitexemptedevenin,Thymaras’étaitabstenuedetoutautreremarquedésobligeantesurSédric.

Unefoislanuittombée,quandilssefurentréunisautourdufeupourseréchaufferetmangerensemble,elleavaitconstatéquesescamaradesseremettaientpeuàpeudeleurspertes,etelles’enétaitréjouie.TousregrettaientleshistoiresqueJessracontaitsibien;quandDavvieavaitprissonbiniouetcommencéàjouer,samusiqueavaitrenduunsongrêleetsolitaire;etpuis,àlastupéfactiongénérale,Bellineétait

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descendueduMatafavecsonproprebiniou,s’étaitinstalléesanscérémonieàcôtédeDavvieetavaitjointsesnotesauxsiennes,enveloppantlamélodied’unaccompagnementplusquesuffisantpouremplirlanuit.Souarge,malgrésontempéramentréservé,avaitlesjouesplusrosesquesafemme,visiblementfierdesontalent.Lamusiqueétaitravissante.

Maisc’estalorsqueThymaraavaitfaussécompagnieaugroupe,car,lorsqu’elles’étaittournéeversKanaïpourpartageravecluisasurpriseetsonplaisir,iln’étaitpaslà.

Commentavait-ellepuoubliersamort,nefût-cequequelquesinstants?Elleavaiteuunsentimentd’obscénité,decruauté,commesielleavaittrahisonamitié,etlamusiqueluiavaitsoudaindéchirélecœur;elleavaitdûs’éloignerdeceuxquiseréjouissaientautourdufeu.Elleavaitavancéàl’estimedanslenoirjusqu’àcequ’elleparvîntauruisseau;là,elles’étaitassisesuruntroncetavaitécoutélemurmuredel’eau.Lalumièreetlachaleurdelaflambéeetlamusiqueparaissaientsourdred’unautremonde;yavait-elleencoresaplace?

Lesilencedelaforêtétaitremplidebruitàsesoreilles:l’eaucoulait,desinsectescouraientsousl’écorceetlamousse;danslesarbres,unanimalchassait,sansdouteunpetitchatdesbranchesquicherchaitleslézardsrendusimmobilesparlefroiddelanuit.Elletenditl’oreilleetperçutl’attaquesuivied’uncouinementgrêle,avantquelepetitprédateurlaissâtéchapperunlégerronronnementdesatisfactionpuiss’enallâtd’unedémarchedécidée,sansdouteenemportantsaproiepourlasavourerenlieusûr.

«Etsijerestaisici,toutsimplement?dit-elleàmi-voix.Ilyadel’eauclaire,unsolplussolidequejen’enaijamaisvu,dusableaulieudevaseaufondduruisseau.Lachassedevraitêtrebonne.Jetrouveraitoutcequ’ilmefautici;dequoid’autreest-cequej’auraisbesoin?

—D’unpeudecompagnie?»fitTatoudansl’obscurité.Ellesetournaetvitsasilhouettesedécoupersurl’éclatorangedufeu.«Oubientuenasassezdevoirdesgens?Çatedérangesijem’installeprèsdetoi?»

Ellesedécalasurletroncsansriendire;elleignoraitquelleréponseelleluieûtfaite.

«Àl’heurequ’ilest,ilseraitentraindedanser,ettoutlemondel’imiterait.»,ditTatou.

Ellehochalatête.Iltenditlamainetpritlasienne;ellelelaissafaire.Illacaressadanslenoir,passasonpoucesursapaume,égrenasesdoigtsaveclessiens,suivitsesgriffesduboutdesongles.«Tuterappellesl’époqueoùellestefaisaienthorreur?»demanda-t-ilsurletondelaconversation.

Elleramenasamainsursesgenoux,prised’unesoudainetimidité.«Jenesuispassûrequejelepensaisvraiment;ellesm’onttoujoursétéutiles.Jesavaisseulementquetoutlemondecroiraittoujoursqu’ellesmelimitaient.

—Ehbien,plusd’unefoisaucoursdecetteexpéditionj’airegrettédenepasavoirlesmêmes.»Prosaïquement,ilrepritlamaindeThymaraetlaréchauffaentrelessiennes.C’étaitbon:ellenes’étaitpasrenducomptequ’elleavaitmal,maisquandilsemitàlamasserdoucement,ellesentitladouleurs’effacer.Latensionsedissipapeuàpeudesesmuscles,etilserapprochad’elle.«Donne-moil’autremain»,dit-il,etelleobéitsansréfléchir.Ilentrepritdelaluimasserdoucement.

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Ilsrestèrentunmomentsansparler.Ilsentendaientleurscompagnonsbavarderautourdufeudecamp;undragonpoussauncrid’effroi,mais,commecen’étaitpasSintara,Thymaran’yprêtapasattention.QuandTatouluipassaunbrassurlesépaulesetl’attiracontrelui,elleselaissafaire;ilposalajouesursescheveux,etellenes’étonnapasquandilsepenchapourl’embrasser.Cefutfaciledel’yautoriser,delaisserlachaleurdelasensationchassertoutepenséedesonesprit.

Ladeuxièmefoisquesamaineffleurasesseins,ellecompritqu’ilnes’agissaitpasd’unaccident.Enavait-elleenvie?Oui.Ellerefusadesongerquecelarisquaitdel’ameneràunpointoùellenevoulaitpasaller.Ellepourraittoujoursdirenon;riennel’obligeaitàlediretoutdesuite.

Illuiembrassalecou,lagorge,etelles’offritàluiensepenchantenarrière.LabouchedeTatoucommençaitàdescendrequandunevoixditsoudain:«Ehbien,ehbien,ondiraitqueladécisionaétéprise!»

Ilss’écartèrentd’unbondl’undel’autre,etTatousetournad’unblocversGraffe.«Espècedesalefouineur!»cracha-t-il.

L’autreéclataderire.«Onaledroitdechangerd’avis;demandeàThymara.»Illuitournaledossanssepréoccuperdesonattitudemenaçante.«Jevaisavertirlesautres,poursuivit-il.Ilsontledroitdesavoir.»Etils’éloigna.

«Rienn’aétédécidé!Rien!»luicriaThymara.

Ilpartitd’unrirenarquoisetcontinuades’enallerverslefeu.Ilménageaitunedesesjambes,etlajeunefillesepritméchammentàespérerquelesmodificationsqu’ilsubissaitluifaisaientmal.

«Quelsalaud!s’exclamaTatouavecviolence,puisilsetournaversThymaraetpenchalatête.Rien?fit-il.

—Je…jen’airiendécidé.Ons’embrassait,c’esttout.»

Dansl’obscurité,sanscontactphysiqueentreeux,ellelesentittrèsloind’elle.«C’esttout?répéta-t-il.Oubientum’allumais?»Ilcroisalesbrassurlapoitrine.Elleledistinguaitàpeinedanslapénombre.

«Jenet’allumaispas,répondit-elle»,surladéfensive.Untonplusbas,elleajouta:«Jeneréfléchissaispasàcequ’onfaisait.»

Ilsetutunmoment.Thymaragardaitsurlapeaudespicotementsdesescaresses.Elleavaitenviedeserapprocherdelui,dereprendrecequ’ilsavaientinterrompu;peut-êtrepensait-ilàlamêmechose,carildemandatoutàcoup:«Thymara,ouiounon?»

Ellen’eutpasàs’interroger,etelleréponditrapidementavantd’avoirletempsdechangerd’avis:«Non,Tatou;c’esttoujoursnon.»

Illuitournaledosets’enallaverslefeu,lalaissantseuledanslanuit.

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TROISIÈMEJOURDELALUNED’OR

Sixièmeannéedel’AllianceIndépendante

desMarchands

DeDetozi,gardiennedesOiseaux,Trehaug,

àErek,GardiendesOiseaux,Terrilville

Ci-jointuneinvitationofficielleadresséeàtouslesMarchandsdudésertdesPluiesetdeTerrilvilleauprochainBaldelaFêtedesMoissons,enlaSalledesMarchandsdudésertdesPluiesdeTrehaug.Àafficherentouslieux,àdupliqueretàremettreenmainspropresauxMarchandsindiquéssurlaliste.

Erek,

Commevousmel’avezdemandé,j’ailâchéquatreoiseauxcejouràl’aube,exactementaumêmeinstant,tousporteursdumêmemessageselonlequelReyallestarrivéchezluisainetsauf.Deuxd’entreeuxprovenaientdugroupedepigeonsrapidesarrivésavecReyallilyadeuxjours,etlesdeuxautresétaientdesoiseauxclassiques.J’airetardéleurdépartdedeuxjourspourleurlaisserletempsdeseremettredeleurvoyageetdesedérouillerlesailesdanslavolière.Dèsl’instantdeleurlibération,tousquatresesontenvolés,etj’avoueavoiréprouvédel’envieenlesvoyants’enaller,enregrettantdenepouvoirmoiaussientreprendresansplusd’effortletrajetquimemèneraitàTerrilville.Tenez-moiaucourant,jevousprie,delasuitedel’expérience;j’aimeraissavoircombiendejoursilleurfautpourparcourirladistance,etsilespigeonsrapidessedéplacentsubstantiellementplusvitequenosoiseauxmessagersclassiques.J’aigardélesroisàpartdansdescagesdereproductionennelaissantqu’unmembredechaquecoupleprendrepartauvol.Jusqu’ici,ilsparaissentparfaitementaptesàsedébrouilleretilsontdéjàchoisileursboîtesdeponte.Jevoustiendraiaucourantdudéroulementduprojetmoiaussi;s’ilréussitàcettepetiteéchelle,unefamillepourraittrouversafortunedansunetelleentreprisedeproductiondeviande.

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Jemeréjouisd’apprendrequevotrepèreseremet.Vousn’êtespasleseulquesafamillepousseàsemarieretàs’installer;c’estàcroirequemamèreauneboîteàpontequim’attendtantellemetracassepourquejetrouveunmari!

Detozi

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5

Divergences

APRÈSDEUXJOURSDEPLUIEINCESSANTE,letempsavaitsoudainchangé,etlegrandcielbleulaissaitfaussementcroirequel’étéallaitrevenir.Brumesetbrouillardsselevèrent,révélantunpaysagedifférent;lefleuves’étaitpeuàpeumodifié,etlarived’enfaceserapprochaitlentementdelagabare.Leftrinsongeaitqu’ilsavaientpeut-êtreenfinfranchicequirestaitduvastelacdontlesdragonsavaientparlé;mais,commeilleditàSouarge,plusrienn’étaitsansdoutetelqu’ilsselerappelaient.«Etcequ’ilsnousdécriventduterraintelqu’ilétaitrisquedenousinduireenerreur;sionsereposesurcesdescriptionsplutôtquesurnotreconnaissancedufleuve,etqu’ilssetrompent,onpourraitbiensefourrerdanslesennuis.»

Souargehochalatêtegravementmaisneditrien,commeàsonhabitude.Leftrinn’attendaitpasdesapartunelongueconversation,maisileûtaiméplusqu’unsignedelatête;ilavaitlesentimentd’avoirpassétropdetempsseulavecsespenséesdernièrement.Depuisdesjours,Aliseneparlaitguèreetsemontraitcommeréservée;certes,elleluisouriait,et,àuneoudeuxreprises,elleluiavaitprislamain,signequ’elleneregrettaitpasvraimentleurpetitintermède;maisellen’avaitmanifesténulleenvied’unautrerendez-vous.L’uniquefoisoùilavaitfrappédoucementàsaporte,unenuit,ellen’avaitpasrépondu;aprèsavoirattendusurlepont,anxieux,ils’étaitreprochédeseconduirecommeunadolescentirréfléchi:elleluiavaitdémontréclairementque,quandelleavaitenviedelui,elleneleluicachaitpas.Sielleneluifaisaitpassigne,iln’allaitpasresterplantéindéfinimentdevantsaporte.

Unefois,lavoyantaccoudéeàlalissedeproue,l’airmorose,ilavaitrassemblésoncouragepourluidemandersicequilatourmentaitavaitunrapportaveclui.Elleavaitsecouélatêtesiviolemmentqueleslarmesavaientvolédesesjoues.«Jet’enprie,avait-ellerépondu,jet’enprie,nemeposepasdequestions,pasmaintenant.C’estunproblèmequejedoisrésoudreseule,Leftrin.Sijepensepouvoirt’enparler,jeleferai;mais,pourlemoment,jedoisporterseulecettecharge.»

Etellecontinuaitàsetaire.

LeftrinpensaitquesonproblèmeavaitàvoiravecSédric;leTerrilvillienpassaitbeaucoupdetempsdanssacabine,et,quandilnes’ytrouvaitpas,onavaitdebonneschancesdelevoiràlaprouedubateau,entraind’observerleslourdsdéplacementsdesadragonne.Dernièrement,ilavaitprisl’habituded’allerlavoirchaquesoiràterre,etilfaisaituneffortpourlapanserquotidiennement.Luiaussidonnaitl’impressiond’essayerdecomprendrequelquechose;ilévoquaitaucapitaineunhommequireprenddesforcesautermed’unelongueconvalescence.Ilneparaissaitpluss’inquiéterexagérémentqu’ilyeûtdelabouesursesbottesniquesescheveuxfussentmalcoiffés.Leftrinl’avaitsurprisàlatabledelacoquerieencompagniedeBelline,entraindeboireducafé;plussurprenant,ilavaitvuDavvieluimontrercommentattacherdeshameçonsàunelonguelignepourleschalutsqu’ilinstallaitparfoislanuit.Unefois,ilavaitvuCarsonaccoudéàcôtédeluiaubastingage,etilsedemandaitsicerapprochementn’étaitpasàl’originedel’humeurd’Alise;d’ailleurs,lechasseuraussiavaituneattitudeétrangedepuisquelquetemps,et,selonsonhabitude,ilnedisaitrien.Quelquechoseletracassait,maisiln’enavaitpas

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parléàLeftrin.S’ils’agissaitdesarelationavecSédric,lecapitainepréféraitn’enriensavoir;ilavaitbienassezdepréoccupationssanss’encombrerlatêteaveclesaffairesdesautres.

L’expéditionavaitchangé,etpersonnenes’enaccommodaitencore.Iln’yavaitplusassezdecanoësnidepagaiespourpermettreauxgardiensdesuivrelesdragonscommenaguère;certainsd’entreeuxdevaientvoyageràborddelagabare.Aprèslesavoirlaissésàleuroisivetépendantunejournée,Leftrinavaitvuledangeretavaittrouvédesoccupationsàchacun.Quandilenavaitletemps,ilsupervisaitlatailledenouvellespagaiespourlesembarcationsrestantesetautrestâchesbanales.Matafn’étaitpasungrandbateau,etilétaitparfoisdifficiledetrouverdescorvéespouroccupertoutlemonde;néanmoins,ilconfiaitàtouslesgardiensdubordtouslestravauxauxquelsluiouHennessiepensait:selonsonexpérience,desoisifsàbordd’unbateaunedonnaientriendebon.

Ilavaitdéjàrepérédesembryonsd’ennuis:Bellineétaitvenuelevoir,malàl’aiseettimide,pourluidirequ’elleavaiteuuneconversationavecSkelliàproposd’Alum.«Ilsnepensentpasàmal,maisilss’attirent,ilssontjeunes,etleurtravailfaitqu’ilssevoientpratiquementtouslesjours.J’aimisSkelliengarde,etvousferiezbiendeparleraujeunehommeavantqu’iln’aittropd’espoirsouqu’ilyaitdelacasse.»

Cettemissionluirépugnait,maiselleluirevenaitentantquecapitaineetentantqu’oncle.Depuis,Skellil’évitait,etAlum,fiermaisobéissant,quittaitlebateauchaquejouràbordducanoëdeGraffe.Cedernierétaitsoulagéd’avoirl’aided’Alum,maisLeftrin,s’ilavaiteulechoix,nel’eûtpasdésignécommecompagnonpourlejeunegardien:illuiapparaissaitdeplusenplusclairementqueGraffenerespectaitpassonautoritéetn’hésiteraitpasàfomenterunerébellioncontrelui.Maislecapitainen’ypouvaitrien:legardienavaitrécupérélecanoëqueCarsonetSédricavaientramené.D’aprèsLeftrin,lesautresgardiensavaientmanquédeprévoyanceenlelaissantseréapproprierl’embarcation;aprèstout,lescanoësappartenaientàtousaudépartdel’expédition.Maisilnevoulaitpass’ingérerdansleursaffaires;ilavaitdéjàplusqu’assezdepainsurlaplanche.GraffeavaitreprislerôledeJesscommechasseur,ettoutlemondeavaitl’airdes’ensatisfaire.

Matafl’avaitprévenudelaproximitédugrandaffluentavantqueLeftrinnelevît;aucunchangementdufleuveneprenaitlecapitaineaudépourvu.Lagabareavaitsentilarivièreendébutdematinéegrâceàunemodificationdugoûtdel’eau,etl’enavaitaverti;Matafpréféraittoujoursleschenauxpeuprofonds,et,commelefleuvegagnaitenprofondeur,ils’étaitdenouveaurapprochédelariveorientale.Desheuresavantdeparveniràl’affluent,bienlongtempsavantdelevoir,Leftrinavaitcommencéàl’entendreetlepercevoirparlessensdubateau.Quandilsarrivèrentenfinàlajonctiondesdeuxcoursd’eauquialimentaientlefleuvedudésertdesPluies,apparutclairementceluiquiétaitàl’originedelacouléed’acideetdelavaguequiavaientfaillianéantirl’expédition.L’affluentoccidentalprésentaitunlargechenalbordédedébris;c’étaitdanscettegouttièrequelavaguemortelles’étaitengouffréeendétruisanttoutsursonpassageetenlaissantarbresetbuissonsfestonnésdebranchesbriséesetd’herbes.Lesoleilscintillaitsurlarivièregrisâtrequioffraitlepanoramaaccueillantd’uncoursd’eaudroitetouvert.

Undeltafoisonnantdehautsroseauxetdegrandsjoncslaséparaitdel’affluentorientalqui,pluscalmeetsinueux,couraitdansunlitpeuprofondsurplombédelianes,sesbordsétouffésd’herbesrêchesetdemassettes.Sanshésiter,lesdragonss’étaientengagésdanslechenalouvertenrestantaussiprèsquepossibledelarive;ilsétaienttrèsenavantdelagabare,commetoujours,maislarectitudedelarivièrepermettaitàLeftrindenepaslesperdredevue,étirésenunelongueligneetavançantrégulièrement.Les

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chasseurslesavaientprécédés.Lesoleilbrillaitsurlesdragons;Mercor,toutd’orvêtu,marchaitenarrière,l’énormeKaloderrièrelui;puisvenaientenundéfilémulticoloreleurscongénères,vertsetrouges,lavande,orangeetbleus.RelpdalacuivréeetlebiennomméCrachefermaientlaprocession.Larivièredroiteetdégagéeétaitensoleilléeetengageante;lanavigationneposeraitpasdeproblème,etLeftrineuttoutàcouplaprémonitionqueKelsingranesetrouvaitplustrèsloin.S’ilsdevaientdécouvrirl’antiquecitédesAnciens,ceseraitàcoupsûrlelongdececoursd’eaubaignédesoleil.

Ilprévoyaitunlongaprès-midisansdifficultéquand,avecunebrusqueembardée,Matafviraversledeltaets’échoua.Leftrintrébuchaetserattrapaaubastingagetandisqu’unconcertdecriseffrayésmontaitdesoccupantsdubateau.«Nomdenom,Souarge!»s’exclamaLeftrin,etl’hommedebarrerépondit:«C’estpasmoi!»avecunenotedecolèredanslavoix.

Lecapitainesepenchapar-dessuslalisse.Ilyapresquetoujoursunbancdesableàlajonctiondedeuxcoursd’eau,Mataflesavaitcommetousleshommesàsonbord;illesavaitetilnes’échouaitjamais;celaneluiétaitjamaisarrivé,mêmeavantqueLeftrinl’eûtfaitmodifier–etpourtantilsseretrouvaientàprésentprisdanslaboue,avecunbateauquinefaisaitaucuneffortpoursedégager.C’étaitincompréhensible.

Par-dessuslebastingage,ilditd’unevoixgrondante:«Mataf,qu’est-cequetufais?»

Ilneperçutnulleréponsequ’ilpûtdéchiffrer;ilétaitbeletbienbloquésurlefondvaseux.

«Capitaine?»C’étaitHennessie,l’airahuri.

«Jenesaispas»,réponditàmi-voixLeftrinàlaquestionimplicitedusecond.Ilpoussaunsoupird’agacement.«Sorslesgaffes;autantquelesgardiensgagnentleurrepasaujourd’hui.Arrachons-nousàcebancdeboueetreprenonsnotreroute.

—Bien,cap’taine.»Hennessierelayaaussitôtlesordresd’unevoixforte,etLeftrinserrabrièvementlesmainssurlalisse.«Onvatetirerdelàsanstarder»,promit-iltoutbasàMataf;mais,commeilôtaitsesmainsdubois,ilnesutsic’étaitunassentimentoudel’amusementqu’ilpercevaitdelapartdubateau.

Lesgardiensserassemblèrentsurlegaillardd’avant,réunisparlescoupsdegueuledeHennessie.Thymaratravaillaitdanslacoquerieàgratterlesrésidusbrûlésincrustéssurlesfondsdecasserolequandlasoudaineembardéel’avaitprécipitéecontrelatable.Elleétaitsortieenhâtepourserendrecomptedecequisepassaitetavaitdécouvertavecétonnementqu’ilsétaientéchoués.Celan’étaitjamaisarrivé,alorsqu’ilsavaientcroisébonnombredepetitsaffluentsquialimentaientlefleuve,certainsàpeineplusquedesrusquicouraiententrelesarbresavantdesejeterdanslecourant,d’autresdelargesrivièresquiouvraientleurlitmarécageuxaumilieudelaforêtavantd’ajouterleurseauxàcellesdufleuve;Matafneseheurtaitjamaisàleursbancsdesable.Maislasituationétaitàprésentdifférente.

Àgauches’étiraitàl’infiniunerivièreavecunchenallargeetrapideensonmilieu,manifestementcreuséparlacrue:desarbresabîmés,auxbranchescassées,etdesdébrismaculésdebouelabordaient.Lacouleurdel’eaus’éclaircissaitensedispersantdanslefleuve.C’étaitàl’amontdececoursd’eauquesetrouvaitl’originedutorrentquiavaitfaillitouslestueretdel’acidequiblanchissaitleseauxdufleuve.

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Larivièreetlesarbresdresséssursesrivescouraientendroitelignesurunedistanceinimaginable,etl’ombrebleutéesurl’horizonpouvaitêtrecelled’unerangéedemontagnes,oubienlefruitdel’imagination.Lessilhouettesdesdragonsquiremontaientlecourantsedécoupaientsurcethorizon.

Unvold’oiseauxàlaqueuebarréedejaunes’élevabrusquementd’unarbre,parcourutquelquedistancepuissereposa;lecrifurieuxd’unfélinfrustrédesaproielesuivit,etThymarasourit.Lepanoramafoisonnantetinconnul’attirait:lachasseetlacueilletteyseraientsansdouteplusfaciles,etelleregrettaquel’expéditionnes’installâtpaslàpourlanuit.Elleeneûtprofitépourexplorerl’affluent.Sansarmenimatérieldepêche,ellenepouvaitplusrapporteràsescamaradesquedesfruitsetdeslégumessauvages;ellemouraitd’envied’empruntersesaffairesàGraffe,maisiln’avaitpasproposédelesprêteretellerefusaitdes’abaisseràlesluidemander.

Elleavaittrouvéunposted’observationsurl’étravepourexaminerlajonctiondescoursd’eau;elleseretournapourregardersescompagnonsserassemblersurlegaillardd’avantetjeterdescoupsd’œilpar-dessusbord.HennessieetSouargeavaientétéchercherlesgaffesderéserveetlesdistribuaientauxgardienslesplussolides;Tatoureçutlasienneavecunlargesourire,etThymaracompritsoudainqu’ilavaittoujoursdûrêverdes’essayeràcetexercice.

Uninstant,ellelesvittouscommedesinconnus;ilsn’étaientplusquedixaulieudesdouzedudébut,ettousplusaguerrisetrugueuxqu’audépart.Lesgarçonsavaientgrandi,etlaplupartavaientlacarrureetlesmusclesd’hommesadultes;leurdémarcheetleurmaintienavaientchangé:ilssedéplaçaientdésormaiscommedesgensquitravaillentsurlaterreetsurl’eauplutôtquecommelesrésidentsd’unecitédanslesarbres.Elles’aperçutqueSylveaussiavaitgrandietprenaitdesformesdefemme;Harrikinenelaquittaitpasd’unesemelle,etilsparaissaientsesatisfairel’undel’autremalgréleurdifférenced’âge.Thymaran’avaitjamaiseulecouragededemanderàSylvesiellesavaitqueGraffeavaitarrangéleurrelation;d’ailleurs,depuisquelquesjours,elleestimaitquecelan’avaitguèred’importance.Ilsavaientl’airheureuxensemble;savoirquil’avaitdécréténecomptaitpas.

Jerdsetenaitunpeuàl’écartetobservaitl’agitation;elleétaitpâle.Elleavaitbeausepromenersouventlamainsurleventreetprendred’autresposessemblables,sagrossessenesevoyaitguère,saufàsonhumeur:elleétaitdevenueinsupportablementagressiveavectoutlemonde,elleavaitenviedevomirpresquetouslesmatins,elleseplaignaitdel’odeurquirégnaitsurlebateau,dugoûtdelanourritureetduroulisconstant.Thymarasongeaitqu’oneûtcompatiplusfacilementavecellesiellen’avaitexigéquesesdoléanceseussentlepassurlessoucisdechacun.Sielleétaitreprésentativedel’étathabitueldesfemmesenceintes,Thymaran’avaitaucuneenvied’avoirdesenfants.MêmeGraffecommençaitàselasserdesesremarquesacerbesetincessantes;àdeuxreprises,Thymaral’avaitentenduyrépondrevertement,etàchaquefoislafureuravaitenvahiJerdenmêmetempsqueleslarmesluimontaientauxyeux.Unjour,ill’avaitpriseàpartiepresqueviolemmentetluiavaitdemandésiellesecroyaitlaseuleàsouffrirdeschangementsdesoncorps;Alums’étaitsoudaindressé,etThymaraavaitcraintqu’ilnevoulûtintervenir,maisJerds’étaitenfuieenpleurantpoursecacherdanslacoquerieetsanglotertandisqueGraffedéclaraitd’untonaigrequ’ilpréféraitaffronterungallatorplutôtque«cettefille»encemoment.

L’équipagedubateauavaitchangépresqueautantquelesgardiens.ThymaravoyaitdemoinsenmoinsSkellietDavviecommedesenfants;ilétaitsouventmanifestequ’ilsavaientenviedesemêlerdavantageauxgardiens,dontilsavaientàpeuprèsl’âge,aprèstout.Lecapitaineavaittentédemaintenirla

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frontièreétanche,maisilyavaiteuquelquesbrèches.Thymarasavaitqu’AlumavaitunsentimentpourSkelli,etqu’onavaitgourmandélesdeuxparcequ’ilssecôtoyaientdetropprès;enrevanche,paraccordtacite,tousdétournaientlesyeuxdel’amitiégrandissantedeDavvieavecLecter,cequeThymarajugeaitinjuste.Mais–etunsouriremi-figuemi-raisinluitiraleslèvres–lecapitaineLeftrinlaconsultaitrarementsurlafaçondontildirigeaitsonéquipage.

Aliseétaitsortiesurlepont,et,deboutsurletoitdurouf,ellecroquaitlascène.ThymaralaregardaetreconnutàpeinelaTerrilvillienneraffinéequ’elleavaitvueàCassaric;elleavaitabandonnéseschapeauxàlargesbords,etsachevelurelisseetluisanten’étaitplusqu’unsouvenir;lesoleiletleventavaienthâlésapeauetmultipliésestachesderousseur,etsesvêtementslaissaientclairementvoirl’usagesansdouceurauquelellelessoumettait:elleavaitdespiècessurlesgenouxdesonpantalon,etleursourletss’effilochaient.Elleportaitdésormaisseschemisesaveclesmanchesretroussées,etlesoleilavaitbrunisesbrasetsesmains.Néanmoins,mêmelesjoursoùelleneparlaitguère,l’airabattu,elleparaissaitplusvivanteetplusréellequelapremièrefoisqueThymaral’avaitrencontrée.Sonami,Sédric,enrevanche,avaitl’aird’unoiseauauplumagevifenpleinemue:ilavaitperdutoutessesravissantescouleursetsesbellesmanières;iln’adressaitplusguèrelaparoleàThymara,maisils’occupaitdesadragonneavecunebonnevolontémaladroitequelajeunefilletrouvaittouchante.Lapetitecuivrées’épanouissaitsoussesbonssoins,etelleétaitdevenueunebavardeimpénitentequandiln’étaitpaslàpours’occuperd’elle;elles’exprimaitavecclarté,tantdanssasyntaxequedanssapensée,et,débarrasséedesesparasites,ellegrandissaitaussivitequeleluipermettaitunrégimelimité.

Ellen’étaitpaslaseuledesonespèceàavoirchangédepuislacrue.L’argenté,Crachecommeilsenommaitlui-même,devenaitpresquedangereux;vifdetempéramentetdotédeglandesàveninparfaitementdéveloppées,ilavaitdéjàbrûléBoxteurparaccident,alorsquecederniern’avaitrienfaitpourleprovoquer:ilsetrouvaitseulementdanslesparagesquandCraches’étaiténervécontreundesescongénères.MercorétaitintervenuaussitôtenrugissantcontreCrache;parchancepourBoxteur,iln’avaitreçuqu’unebrumedisperséeaulieud’uneprojectiondirectedetoxines;touchéaubras,ilavaitarrachésachemiseassezvitepouréviterunetropgravebrûlure,puisilavaitdûdéployerdestrésorsdediplomatiepourempêchersonpropredragond’attaquerCrache,etc’estseulementplustardquelesautresgardiensl’avaientsoignéetpansé.S’iln’avaitpasétéprotégéparsesécailles,ileûtsubidesdégâtsbeaucoupplusétendus.

Certainsdragonsétaientmécontentsetlasdesedéplacerconstamment,d’autresaussidécidésquelepremierjour;leurattitudefaceauvoyagevariaitautantqueleurattitudefaceàleursgardiens.Certainss’enétaientbeaucouprapprochés:MercoretSylveévoquaientunvieuxcoupleàThymara;ilsseconnaissaienttrèsbienetappréciaientleurcompagniemutuelle.Aucontraire,ThymaraetSintaran’avaientpasencorerésoluleursdifférends,et,àchaquejourquipassait,lajeunefillesedemandaitsiellesyparviendraientjamais;ladragonneparaissaitluienvouloir,maisellen’arrivaitpasàsavoirquelleétaitl’originedesacolère.Sintaraaffirmaittoujourssondroitdeladirigeràsaguise,deluiordonnerdelanettoyeroudeladébarrasserdesparasitesincrustésautourdesesyeux,etThymara,fidèleàsoncontrat,s’occupaitd’elle.Malgrél’agacementqueluimanifestaitladragonne,ellesentaitqueleurliens’étaitrenforcé;ellepercevaitavecbeaucoupplusd’acuitélesbesoinsdelareine,et,quandcelle-cis’adressaitàelle,lesensdesesproposallaitbienau-delàdesmotsqu’elleprononçait.Unlienpluspuissantetplusprofondquel’affectionlesunissait,quin’étaitpastoujoursagréablepourl’unenipourl’autre,maisquiexistaitbeletbien.Pourquoi?Mystère.Alisecontinuaitàvenirrendrevisiteàla

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dragonne,maisSintaraluiaccordaitmoinsd’attention;curieusement,lajeunefemmen’avaitpasl’airdes’enformaliser,et,siThymarasedemandaitparfoiscequiavaitdétournésonespritdelareinebleue,ellepensaitleplussouventqu’Aliseavaitfiniparcomprendre,toutcommeelle,qu’ellen’avaitpastantd’importanceauxyeuxdeladragonne.

SansHouarkenn,Balipern’étaitqu’uneâmeenpeine.Lesgardiensserelayaientpourlenettoyer,maisilneleurparlaitguèreetnes’intéressaitpasauxautreshumains.Certainsdesescongénèresparaissaientcomprendresadouleurtandisqued’autresyvoyaientdelafaiblesse.Veras,ladragonnedeJerd,étaitmécontentedumanqued’attentiondesagardienneenverselleetnes’encachaitpas.Graffes’occupaittoujoursdeKalo,maispourlaforme,etlegranddragonétaitd’humeurmassacrantedepuisunesemaine.Lesgrandescréaturesourdissaientquelquechose,Thymaraenavaitl’impression,ellesn’enavaientpasavertileursgardiens,etcelal’inquiétait.Aufildesespenséesvagabondes,elleenvisageatouteslespossibilités,depuisdesdragonsquilesabandonnaientpurementetsimplementjusqu’auxdragonsquisejetaientsureuxetlesdévoraient.Dejour,cesimagesluiparaissaientridicules,maisbeaucoupmoinslanuit.

«Hé,toi!Thymara!Tutecroislàpourdécorerlepont?Ilresteunegaffe;attrapelemanche!»

L’aboiementdeHennessielatirabrutalementdesarêverie.Lerougeauxjoues,ellesehâtad’allers’emparerdeladernièregaffe.Jerdsetenaittoujoursàl’écart,unemainsurleventre;Sylveétaitàcôtéd’elle,lesbrascroisés,unemouedésapprobatriceauxlèvres;àl’évidence,elleespéraitfairepartiedel’équipequimaniaitlesperchesmalgrésapetitestature.

Hennessiecontinuaitàbeuglerdesordres.«Jenevousdemandepasdecomprendrecequevousfaites;jevousdemandeseulementdedonneruncoupdemain.C’esttrèssimple:enfoncezlagaffedanslavase;quandjegueule,toutlemondepousse.Onnedevraitpasavoirtropàforcerpournousdégager.Unefoisqu’onaurareculédubancdesable,ramenezvotreperchesurlepontsanséborgnerlesvoisinsetlaissezl’équipagefairesonboulot.Prêts?»

ThymaraavaitprisplaceprèsdeSkelli,quiluifitungrandsourire.«T’inquiètepas;çadevraitpasêtredifficile.Ensuite,tupourrasretournernettoyertescasseroles.

—C’estvrai,j’enmeursd’envie»,réponditThymaraenluirendantsonsourire.Elleregardalesmainsdesavoisine,plaçalessiennesdelamêmefaçonsurlagaffeetimitasaposture.L’autrehochalatêted’unairapprobateur.

«Poussez!»criaHennessie,ettoussecourbèrentsurleursperches.

Lebateauoscilla,ripa,oscilladenouveautandisqu’ilspoussaientdesgémissementsd’effort.

EtleMatafs’échouaencoredavantage.

Lelongaprès-midipassatrèslentement.

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L’équipageetlesgardiens,gaffesàlamain,poussaient,lagabaresedéplaçaitlégèrementetserenfonçaitdanslesable.Leftrinavaitcomprisdepuislongtempsquesonbateaus’opposaitàleursefforts,maisiltenaitobstinémentseshommesàlatâche.Lepremier,Hennessielepritàpart;puisSouargeetBellinevinrents’entretenirdiscrètementaveclui;Skelli,déchiffrantsonhumeur,lelaissatranquille.Lesréponsesducapitainefurentsèches:oui,ilserendaitcomptequelagabarerestaitvolontairementéchouée;oui,ilsavaitquecen’étaitpasaccidentel;non,ilnevoulaitpasrenonceràladégager,etnon,ilnesavaitpaspourquoielleétaitdanscetétat.

Aucoursdel’histoiredeMatafavecsafamille,jamais,àlaconnaissancedeLeftrin,lebateaun’avaitbravélavolontédesoncapitaine,etilavaitencoredumalàycroire.«Mataf,qu’est-cequetuas?»murmura-t-ilentresesdents,lesmainscrispéessurlebastingaged’arrière,maisilyavaittropd’excitationautourdelui:lesgardiensassemblésquibavardaiententreeux,l’équipageinquiet,etsaproprecolèreobscurcissaientsacompréhensiondubateau;ilnepercevaitdeluiquedel’agitationquandontentaitdeledéplacer,etdeladéterminationquandilserenfonçaitenplace.

Plusd’unefois,Leftrinavaitplacélesmainssurlalissepourtâcherdecomprendrecequiindisposaitsonbateau;quandilluidemandaitcequin’allaitpas,iln’obtenaitqu’unécho:Çanevapas.

Àunmoment,n’enpouvantplus,ils’écria:«Maisquoi?Qu’est-cequinevapas?»

Touteslestêtessetournèrentverslui,Skellibouchebée.Laseuleréactionqu’ilperçutdeMatafluifutincompréhensible.L’eau,lefleuve.Çanevoulaitriendire.IlseraiditsurlepontautantqueMatafdanslavaseetcontinuadetenter,avecl’aidedel’équipageetdesgardiens,d’arracherlagabareaubancdesable.Àdeuxreprises,ellepivotaetfaillitsedégager,maiss’échouabrusquementdenouveauparl’autreextrémité.L’amusementquelebateauressentaitdevantlesfaibleseffortsdeshumainsnefaisaitqu’accentuerl’exaspérationducapitaine.

IlavaitaccordéunepauseauxgaffeursquandSouargeetHennessievinrentlevoirensemble.«Cap’taine,onseditcommeçaqueçaapeut-êtreunrapportaveclenouveau,euh…dessindelacoque.»

Hennessieajouta:«Et,sic’estça,onferaitbiendedécouvrircequiembêteMatafavantdeleforceràfairecequ’ilneveutpasfaire.»

Leftrinformulaitsaréponsedanssatêtequandunevoixcria:«Lescanoësdesgardiensreviennent,etleschasseursaussi;etlesdragonslesaccompagnent!»

Ilregardalecielpuissetournaverslesembarcationssuiviesdesgrandescréatures;ellesavaientdûserendrecomptequelagabarenelessuivaitpas,etellesavaientfaitdemi-tour,aurisquedeperdrepratiquementtouteunejournéedevoyagealorsquelesvivressefaisaientrares.Leftrinfronçalessourcilsetregardaseshommes:ilsvenaientsansdoutedevivrelesheureslesplusexténuantesdepuisquelebateauavaitétémodifié.Ilsétaientépuisésetinquiets,etlesgardiensavaientl’airlas.Ilbaissalesbras.

«Relevezlesperches.Mêmesionarrivaitàsedégagercesoir,ilfaudraitencoretrouverunbonmouillagepourlanuit.Alorsonresteici.Lesgardiens,vouspouvezdescendreàterre,chercherduboissecetfaireunfeu.Prenonstousdurepos,etj’examineraidenouveaulasituationdemainmatin.»

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Ilsedétournaets’éloignasouslesregardsperplexes;pournerienarranger,Mataféprouvaitmanifestementuneprofondesatisfactionàavoirimposésavolonté.

AlisevitThymaraescaladerlebastingageetsehâtadel’appeler.«Puis-jevousaccompagner?»

Lajeunefilles’arrêta,surprise.Elleportaitunsacenbandoulière,etelleavaitattachéenchignonleslonguestressesqu’ellevenaitderenouer.«JesuisdéjàalléevoirsiSintaran’avaitbesoinderien;jeveuxprofiterdecequirestedejourpourexplorerunpeul’autreaffluent.

—C’estcequejepensais.Puis-jeveniravecvous,s’ilvousplaît?»Elleinsistalégèrementsurlestroisderniersmots;elleavaitsentilaréticencedesoninterlocutrice.

«Sivousvoulez»,réponditThymarad’untonplusrésignéqu’accueillant;Alisesupposaqu’ellepleuraitencoresonami.

EllesuivitlajeunehabitantedudésertdesPluiesjusqu’àlalisseetdescenditàsasuitesurlariveboueuse.Lesdragonsavaienttrouvérefugepourlanuitsurletriangledeterreentrelesdeuxrivièreset,àforcedepiétinement,réduisaientànéantlavégétationquilerecouvrait;néanmoins,c’étaitlesiteleplusagréableoùilseussentfaithaltedepuislongtemps.Desarbresblancsetclairsemésàl’écorcegrisesemblableàdupapierpoussaientsurunsolquasimentsec,etderrièreeuxs’élevaituneforêtquiparaissaitfamilièreàAlise,avecdesessencesdetailleréduiteséparéespardesespacesdégagés.

Maislajeunefille,aulieudeprendrecettedirection,obliquaversl’autrerivière.Aliselasuivitquelquetempssansriendire,attentiveànepasselaisserdistancer.Thymaramarchaitd’unpasvif,etsacompagnenes’enplaignaitpas,maisquandellesparvinrentaubordducoursd’eauetcommencèrentàgravirsaberge,Thymararalentit,lefrontplissé,pourexaminerlesarbres,lesmoussesetlesherbes.

«Toutestcomplètementdifférent,fit-elleenfin.

—Laforêtestplushabituelle,confirmaAlise;enfin,àmesyeux.

—Etl’eauestsiclaire!»

Lajeunefemmenelatrouvaitpassitransparentequecela,maisellecompritcequ’ellevoulaitdire.«Ellen’estpasblanche;ellenecontientpasd’acide,outrèspeu.

—Jen’aijamaisvuderivièrecommeça.»Thymaraserapprochadelarivemoussueets’accroupit.Aprèsuninstantd’hésitation,elletrempalesdoigtsdansl’eauetlaissaquelquesgouttestombersursalangue.«Jen’aijamaisgoûtéuneeaupareille;elleestvivante.»

Aliseneritpas.«Pourmoi,ondiraitdel’eaunormale,maisjen’enaiguèrevudepuismonarrivéedansledésertdesPluies.Nousavonscroisédesruisseauxàl’eauclaire,mais,commevousledites,rienquiressembleàça.

—Chut!»

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LajeunefemmesefigeaetsuivitleregarddeThymara.Surl’autrerive,desdaimsétaientvenussedésaltérer.Ilyavaitunmâleavecdebeauxandouillers,deuxjeunesetplusieursbiches.Unseuld’entreeuxavaitremarquélesjeunesfemmes:legrandmâledemeuraitimmobile,lemufleencoredégouttant,etlesobservaittandisquelerestedelahardeallaitboire.

«Etmoiquin’aipasd’arc!»fitThymaradansunsoupir.

Lesgrandesoreillesdudaimtournèrentvivement,puisilémitunsondegorge,commeunsouffle,etsescompagnonslevèrentaussitôtlatête.Aliseneperçutaucunsignal,maislesbêtesbattirentenretraitesouslesarbres,danslestaillis,etlemâlelessuivitendernier.Ensonforintérieur,Aliseseréjouitquesavoisinen’eûtpasd’arme;ellen’eûtpasappréciéderegarderundesanimauxsefairetuernid’aiderThymaraàledépecer.

«SicecrétindeGraffeétaitmoinségoïste,onauraitdequoichasseretonmangeraittousdelaviandecesoir,grommelaThymara.

—Leschasseursrapporterontpeut-êtrequelquechose.

—Oupeut-êtrepas»,réponditlajeunefilled’untonacerbe.Elleseremitenmarchelelongdelaberge,etAliseluiemboîtalepas.«Pourquoiteniez-vousàm’accompagner?»demandabrusquementThymara;elles’exprimaitd’untonpluscurieuxqu’hostile.

«Pourvoircequevousfaitesetcommentvousvousyprenez;pourpasserdutempsavecvous.»

L’autreluijetaunregardsurpris.«Avecmoi?

—C’estagréable,parfois,deparleravecuneautrefemme.Bellineestgentilleavecmoi,maiselleatoutcequ’illuifautavecSouarge;quandjepassedutempsavecelle,jesaisqu’elleprendcetempsexprèspourmoi.Skellinemanquepasd’ouvrage,etelles’inquiètepourlebateau.Sylveestadorablemaisbienjeune;Jerdest…

—Jerdestunecasse-piedsquiagressetoutlemonde,ditThymaraalorsqu’Alises’interrompaitpourtrouveruneexpressiondélicate.

—Exactement,réponditlajeunefemmeavecunpetitrirecoupable.Pourl’instant,entoutcas.Avantd’êtreenceinte,elles’intéressaittropauxgarçonspourm’adresserlaparole,etmaintenanttoutesavietourneautourdesonventre.Lapauvre!Dansquellesituationelles’estfourrée!

—Elleauraitpeut-êtredûréfléchiravantdes’ylancer,ditThymara.

—Certainement;maiselleyestàprésent,etilfautfairepreuvedebienveillanceavecelle.

—Pourquoi?»Lajeunefillesetutletempsd’escaladeruntroncabattu,puiselleattenditquelaTerrilvilliennelarejoignît.«Vouscroyezqu’ellenoustraiteraitmieuxsilasituationétaitinversée?»

Alisepritletempsd’ysonger.«Non,sansdoute;maisçanenousempêchepasd’agircommeilfaut.»Elle-mêmejugeaitsesproposhypocrites,etellejetaunregardencoinàThymarapourvoirsaréaction.

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Maislajeunefilleavaitrejetélatêteenarrièrepourobserverlesarbres.

«Vousnesentezrien?»

Alisehumal’air.«Peut-être,fit-elleaveccirconspection.Uneodeurdouceâtre,presquedeputréfaction?»

Thymaraacquiesçadelatête.«Çavousdérangesijevouslaissepourgrimper?Ilyapeut-êtredeslianesàfruitslà-haut.»

Lajeunefemmeexaminaletroncdel’arbrequ’elledésignaitetpritconsciencequesacompagneétaitsansdouterestéeausolàcaused’elle.«Non,biensûr,allez-y;jevousattendrai.

—Jereviensvite»,promitThymara.Ellechoisituntroncprocheetl’escaladaenplantantsesgriffesdansl’écorce.Aliselaregardamonterlàoùellenepourraitjamaislasuivre;malgrésonsourire,elleavaitlecœurserré.

Qu’espérais-jedonc?sedit-elleavecunsoupirtandisqueThymaradisparaissaitdanslesfeuillages.Qu’unegaminecommeellepourraitseprendred’amitiépourmoietm’aideràrésoudremesproblèmes?Mêmesinousavionslemêmeâge,noussommestropdifférentes.Elles’éloignadequelquespaspourtâcherd’apercevoirl’universdelajeunefille,puisrenonça.Jevoisundaim,ellevoitdelaviande;jesuisici,ausol,etellecourtdanslesarbres;jeplainsJerd,etellepensequ’elleestresponsabledecequiluiarrive.Elleparcourutlesalentoursdesyeux.Laforêtn’étaitpluslamême;elleparaissaitplusaccueillante,etilfallutunpetitmomentàAlisepourcomprendrequecelatenaitàl’odeurdusous-bois.L’âcretédel’airàlaquelleelles’étaithabituéeétaitmoindre.Quandellelevaleregardversleshautesbranches,illuisemblaqu’ilyavaitplusd’oiseauxqu’ailleurs,plusdevieengénéral.L’existenceyestplusdouce,songea-t-elle.

Thymaraavaitditqu’ellereviendraitvite.Devait-elledoncl’attendre?Ellel’avaitsuiviedansl’idéeque,peut-être,quelquesheuresensacompagnieluipermettraientdevoirsonexistencesousunautreangle,etelleseretrouvaitplantéelà,danslaforêt,touteseule,àl’attendre.

Ellesecoualatête:c’étaitpeut-êtrecelal’angleenquestion:Thymaraagissaitpendantqu’elle-mêmerestaitlesbrascroisésàattendrequeleschosesseproduisent.N’était-cepasl’attitudequ’elleavaitadoptéecesderniersjours?Nepassait-ellepassontempsàsetourmentersurcequeSédricluiavaitapprisdeLeftrin?ÀpleurersurcequeluiavaitfaitsubirHest?Àcogiter,àbouillir,àréfléchir,maissansrienfaire,sinonattendrequequelquechoseseproduise,quelesproblèmesserésolventd’eux-mêmes.Ehbien,quepouvait-ellefaire?Quellemesureprendrepourhâterlesévénements?Uneidéeluivintaussitôt,etellesecoualatête,étonnéeencoredesedécouvrirtantd’intérêtpourcesujet.CourirseréfugierentrelesdrapsdeLeftrinnerésoudraitrien.

Commesicelarésultaitd’unedécisiond’importance,elleseremitàmarcherlelongdelarivière.Ellen’attendraitpaslajeunefille;quandThymararedescendrait,elleremonteraitlecoursd’eauoubienretourneraitaubateau;ellesavaitoùelleétait,et,sijamaislanuittombaitavantleretourdeThymara,ellen’auraitqu’àlongerlarivepourregagnerlagabare.Ellen’étaitpasperdue.

Dumoins,pasplusqu’ellenel’étaitdéjà,maintenantqu’ellen’avaitplusdefoyer.

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DepuisqueSédricluiavaitavouésonsecret,ellesesentaitcoupéedesonpasséàTerrilville.Ellenepouvaitplusrentrer;c’étaitimpossible.Indépendammentdecequis’étaitpassépendantl’expédition,ellerefusaitderetourneràTerrilvilleauprèsdeHest;jamaisellenelesaffronterait,luietsesamis;jamaiselleneparcourraitduregardunetabléed’invités,unsourirestupideauxlèvres,ensedemandantcombiend’entreeuxconnaissaientlesecretdesonmariagevide;jamaisellenemettraitHestaupieddumurpourlevoirsourired’unairnarquois,ravidel’avoirtrompéeetpriseaupiège.Ehbien,elleétaitsortiedupiège;aprèstout,unmariageterrilvillienn’étaitqu’uncontratcommeunautre,etellen’auraitaucunmalàprouverqueHestn’avaitpastenusestermesdumarché:iln’avaitjamaisétéfidèleàsafemme,etjamaisiln’avaitprévudel’avoirpourseulepartenaire.Ilavaitenfreintsapromesse,et,parlà,rompulecontratdemariageetlibérésonépousedesaparole.Riennelacontraignaitàluiresterfidèle;elleétaitlibred’allerrejoindreLeftrin.

MaisSédricluiavaitfaitpartd’uneautrerumeur,quiavaitpousséAliseàsedemandersiellepouvaitencoresefieràsonproprejugement.Ilparaissaitsûrdelui,maistouslesrenseignementsqu’illuiavaitfournisprovenaientduchasseurdisparu,Jess.Ellesesentaitparalyséedepuislors,incapabledeprendreunedirectionplutôtqu’uneautre.ElleétaitattiréeparLeftrincommejamaisellen’avaitétéattiréeparriennipersonned’autre;maisl’idéequ’ilpûtnepasêtreceluiqu’ellecroyait,quel’hommeréelpûtdifférerdel’amantqu’elleimaginait,lapétrifiait.Ellelisaitdanssesyeuxl’incompréhension,maisaussilapatience;ilneluifaisaitnulreproche,ilnecherchaitpasàfairepressionsurelle;manifestement,pourlui,lanuitqu’ilsavaientpasséeensembleneluidonnaitaucundroitsurelle.Celadisaitcertainementquelquechosesurlui,n’est-cepas?

Oubiencelaindiquait-ilseulementqu’ellenecomptaitpasautantpourluiqueluipourelle?N’était-ellequ’unobjetdeplaisirdontiljouissaitquandils’offraitàluietdontilpouvaitaisémentsepasser?Unepartcruelledesonespritluirejouacettefameusenuit.Elles’étaitmontréedirecte,voireagressive;n’était-cearrivéqueparsoninitiative?Penserainsiétaitridicule,maispenserautrementétaitstupide.

«Mauditsois-tu,Sédric!Tum’avaisdéjàtoutpris,madignité,maconfianceenmonjugement,monillusionquenulàTerrilvillenesavaitlafarcequ’étaitmonmariage;fallait-ilquetum’ôtesçaaussi?Fallait-ilquetumedépouillesdemafoienLeftrin?»

Unefoiscetteconfiancedisparue,pouvait-elleêtrerestaurée?Oubientoutétait-ilgâché,ledouteavait-ildéfinitivementfissurélacoupequicontenaitsonbonheur?

Unruisseautraversaitsonchemin;ellelefranchitd’unbondetpoursuivitsaroute.Peuàpeu,elleserenditcomptequ’ellesuivaitunepistetracéeparlesanimaux;ellesecourbapouréviterunebranchebasseets’aperçutquelasenteétaitenterrebattue;enterre,nonenboue.Lesolétaitplusfermedanscetterégion;laforêtétaitencoretroptouffuepourpermettreàunecréaturedelatailled’undragondes’ydéplaceroud’ychasseraisément,maisleshumainspouvaientypénétrerfacilement.Elles’arrêtaetparcourutlesalentoursd’unregardétonné:delaterrefermedansledésertdesPluies!

Leftrinétaitallésecoucherfatiguéetlecœurlourd.Commentsonbateaupouvait-illuifairecela?

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Ens’allongeant,ilentendaitlesgardiensetleschasseursinstallésautourdufeu;lesdragonss’étaientnourrisplustôt,lorsqu’ilsavaientsurprisuntroupeaudecochonsderivièredansleursieste.Carsonavaitréussiàenattraperun,etilavaitremorquélecadavrejusqu’auMatafpourlepartageravecl’équipageetlesgardiens;rôtie,laviandeavaitfourniunfestinquetousavaientapprécié.AliseetThymaraétaientrentréesavecunebesacepleinedefruitsetavaientannoncéavoirdécouvertunezonedeterrainsolide,tandisqueHarrikineetSylveavaienttrouvéunbancdeclamsd’eaudoucelàoùMatafs’étaitéchoué.Finalement,ilsavaientpufaireunvéritablebanquetencompensationdeleurslonguesjournéesdedisette;lesbarriquesd’eauétaientpleines,etlesgardienscommel’équipageavaientretrouvélemoralmalgréleretardimposéparlebateau.C’eûtétéunebonnejournéesansl’entêtementdeMataf.

Leftrinétaitallérejoindresacouchette,prisd’unecrisedemorosité.Aliseletenaittoujoursàdistance,etlecomportementincompréhensibledeMatafl’exaspéraitetl’effrayaitàlafois.Lesgardiensparaissaientconvaincusquel’expéditionsepoursuivraitlelendemaincommeprévu;ilsétaientsûrsquelecapitainetrouveraitremèdeàlasituation.Seshommesavaientl’airmoinsconfiants;HennessieetSouargepartageaientsapréoccupationfaceàl’attitudeinsolitedelagabare.Ilsn’enavaientpasparléaveclui,maislesregardsetlesmurmuresqu’échangeaitl’équipagelaissaientclairemententendrequeseshommesétaientaussitroublésquelui.CetteconduiteneressemblaitpasàcelleduMatafqu’ilsconnaissaientetaimaient;celaprovenait-ildel’ajoutdebois-sorcieràsacoque?Et,danscecas,oùcelapouvait-ilmener?

Àladifférencedesautresvivenefs,Matafnepossédaitpasdebustegrâceauquels’adresseràsoncapitaineniàsonéquipage;iln’avaitquedesyeuxàhauteurdelaligned’eau,et,bienquegrandsetexpressifs,ilsnepouvaientcommuniquertoutessespensées.Nombred’entreellesrestaientsecrètes,et,quandLeftrinposaitlesmainssursonbastingage,ilnepouvaitsentirquevaguementlesdésirsdesonbateau.Ilsavaitd’oùluiétaitvenuel’idéedeseservirdelabilledebois-sorcierqu’ilavaitdécouverteparhasardpourfourniràMatafuncorpsunpeuplusindépendantdelavolontédeshommes,etils’étonnait,enysongeant,queMatafn’eûtjamaisdemandéunefiguredeproue,desbrasnidesmains.Non;toutcequ’ilsouhaitait,c’étaitêtrelibredesesmouvements.

Leftrinpouvaitinterprétercettedécisiondecent,voiredemillemanièresdifférentes,et,cettenuit,illespassatoutesenrevue.Longtempsaprèsquelesvoixsefurenttuessurlaplageetquelerefletdufeusefutéteintauplafonddesacabine,ilcontinuaderéfléchir.

Enfin,ils’endormit.

IlsdéambulaientensembledanslesruesdeKelsingraaubrasl’undel’autre;Alisebalançaitunpanierauboutdesamainlibre.Elleavaitdressésesplanspourlajournée,etelleenexpliquaitledétailàLeftrin,maisilnel’écoutaitpas:iln’avaitpasbesoindeconnaîtresesprojets;ilsavouraitlesondesavoixetlachaleurdusoleilsursesépaules.Ilportaitsonchapeausurl’arrièreducrâneetilmarchaitd’unpaslent,lebrasconfortablementcrochédanslecreuxducoudedesacompagne.Lesruesétaientpleinesdegensquivaquaientàleursaffaires.Lecouplepassaitdevantdemagnifiquesédificesenpierrenoireveinéed’argent;auxgrandscarrefours,desfontainesbondissantesdansaientenproduisantunemusiquetoujourschangeantemaistoujoursharmonieuse,quisemêlaitdansl’airauxodeursdumarché.C’étaitpeut-êtrelàqu’ellel’emmenait;qu’ellevoulûtacheterdelasoie,desépicesetdesbrochettes,ouquesonpaniercontîntunpique-niqueàpartagerauborddufleuve,celaluiétaitindifférent:ilsétaient

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ensemble,lesondesavoixétaitdouxàsesoreilles,samainétaitchaudesursonbras,ettoutétaitbien.ToutétaitbienàKelsingra.

Leftrins’éveilla;toutétaitobscuretimmobile.Lachaleuretl’impressiond’assurancequ’ilavaitdanssonrêveavaientdisparu,etilleregrettait;cessensationsétaientsiraresdanssavieréelle!«Kelsingra»,murmura-t-ildanslesilencedelacabine,et,l’espaced’uninstant,ileutcommelesdragonslaconvictionquetoutiraitbienunefoislacitélégendaireretrouvée.Était-cepossible?Danssonrêve,lavilleétaithabitéeetvivante;Aliseetluiyavaientleurplace,ensemble,làoùnulnepourraitjamaislesséparer.Cela,ilenavaitlacertitude,nerelevaitquedudomainedusonge.

Unbruitplusdouxquelegrattementduchatàsaporteluiparvint.«Grig?fit-il,surpris.

—Non»,répondit-elledanslenoir.Leblancdesachemisedenuitcaptalafaiblelumièrequitombaitparlehublotquandellepoussalaporte.Leftrinretintsonsouffle.Quandellerefermal’huis,ellefitmoinsdebruitquesoncœurquicognaitdanssapoitrine.Elles’approchadesonlitcommeunfantôme,etilnebougeapas,ensedemandants’ilétaitentraindevivresonrêved’unionparfaiteetcraignantdeseréveillers’ilfaisaitunmouvement.Aulieudes’asseoirauborddesacouchette,ellesoulevasescouverturesetseglissaàsescôtés.Ilrabattitnaturellementsonbrassoussanuque;elleplaçalaplantedesespiedsglacéssurseschevillesetleslaissalà;lesseinscontresapoitrine,sonventredouxcontreceluideLeftrin,elleluifitfacesurl’oreiller.

«C’estagréable,murmura-t-il.C’estunrêve?

—Peut-être»,dit-elle.Ilsentaitsonsoufflesursonvisage,merveilleusesensation,sidouceetpourtantsiexcitante!«JemepromenaisavectoidansKelsingra,etj’aieusoudainlacertitudeque,quandnousarriverionslà-bas,toutiraitbien;et,sitoutdoitallerbienplustard,c’estquetoutvabienmaintenant.Entoutcas,çameparaîtlogique.»

Uneétrangeimmobilitémontaenlui,etils’enapprocha.Oui,pourluiaussic’étaitnormal.«OnmarchaitdansKelsingra,ettuavaisunpanieràlamain;onallaitaumarchéouàunpique-nique?»

UnpetitfrissondetensionparcourutAlise;elledit,toutcontreleslèvresdeLeftrin:«Lepanierétaitlourd;ilcontenaitdupainfrais,unebouteilledevinetunpetitpotdefromagefondant.»Elleinspiralégèrement.«J’aimaisbientafaçondeportertonchapeau.

—Enarrière,poursentirlesoleilsurmonvisage.

—Oui.»Ellefrissonnadenouveau,etill’attiraplusprèsdelui,alorsqu’ilscroyaientnepouvoirserapprocherdavantage.«Commentsefait-ilquenouspartagionslemêmerêve?

—Commentest-cequ’onpourraitnepaslepartager?»répondit-ilsansréfléchir.Puisilrepritsonsouffleetajouta:«Monbateaut’apprécie.Matafestunevivenef,tuesaucourant,n’est-cepas?

—Naturellement,mais…»

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Ill’interrompit.«Iln’apasdefiguredeproue,jesais;n’empêchequec’estunevivenefquandmême.»Ileutunsoupirquiréchauffal’airentreeux.«Unevivenefapprendquiestsafamille,tulesaissûrement.Matafnepeutpasparler,maisildisposed’autresmanièresdecommuniquer.»

Ellesetutunmoment;elledéplaçaitlégèrementsoncorpscontreceluideLeftrin,commeunmoyend’expressionpersonnel.Enfin,elledemanda:«Lapremièrefoisoùj’airêvéquejesurvolaisKelsingra,c’étaitunsongequem’envoyaitMataf?

—Iln’yaqueluiquipourraitrépondre;maisjepensequeoui.

—IladessouvenirsdeKelsingra.Ilm’amontrédeschosesquejen’auraispaspuimaginer,maisquicoïncidentparfaitementaveccequej’aiapprisdelaville;etmaintenantjenepeuxpluslavoirquetellequ’ilmel’amontrée.»Ellehésitapuispoursuivit:«Pourquoimeparle-t-il?

—Ilnousparleàtouslesdeux;quandils’adresseàtoi,c’estaussiunmessagepourmoi.

—Etquelestlemessage?»souffla-t-ellecontrelabouchedeLeftrin.

Ill’embrassa,etleslèvresd’Alisesefirentdociles.Pendantquelquetemps,ilsoublièrentlaquestionàlaquelleilnepouvaitrépondre.

Elleneregagnapassacouchettecettenuit-là.Trèstôtlematin,illaréveilla,craignantqu’ellen’eûtoubliéderentrerdanssacabine.«Alise,c’estl’aube;l’équipagenevapastarderàselever.»

Iln’avaitpasbesoind’endiredavantage.Elledormaitledoscontresonventre,latêtesoussonmenton,etillatenaitcontrelui,auchaudetensécurité.Ellenelevapaslatêtedel’oreiller.«Çam’estégalqu’onlesache;ettoi?»

Ilréfléchituninstant.Laseulequipourraits’interroger,c’étaitSkelli;sileurrelationdurait,voiredevenaitdéfinitive,ellerisqueraitdeperdresapositiond’héritière.Tiens?Curieusepensée:unenfantàlui?Skellienserait-ellecontrariée,voirefâchée?Peut-être.Néanmoins,jamaisilnerenonceraitàAlise;plustôtsanièceseraitaucourant,mieuxcelavaudrait.

«Pasdeproblèmepourmoi.EtSédric?

—Jeneluidemandepasavecquiilcoucheencemoment.»

EllesavaitdoncpourCarsonetsonami.Hmm.Lesdeuxhommesseconduisaientdiscrètement,maispeut-êtrepasassez:ilyavaitplusqu’unetouched’amertumedanssadernièreremarque.Leftrinysentaitautrechose,dontilnevoulaitriensavoirpourlemoment,nipeut-êtrejamais.Ilsetutdonc,l’embrassadanslescheveux,l’enjambaetdécrochasesvêtementsdeleurpatère.«Jevaisrallumerlefeudanslacoquerieetmettreducaféàchauffer.Qu’aimerais-tupourlepetitdéjeuner?

—Hmm…Jecroisquejevaisdormirencoreunpeu.»

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Ellesemoquaitdoncbiendesavoirquidécouvriraitleurliaisonetiraitlecriersurtouslestoits.Ils’efforçad’imaginerlesproblèmeséventuels,puisconclutquecelaneleferaitpaschangerd’avis.C’étaitlui,lecommandant,ouiounon?Ilferaitfaceàtousceuxquiseprésenteraient.Aliseavaitdéjàfermélesyeuxetramenélescouverturessoussonmenton.Illaregardalonguement,admirantsachevelurerousseétaléesurl’oreiller,laformemagnifiquequ’elledessinaitsurlacouchette;puisilenfilasesbottesetsortitenrefermantsansbruitlaportederrièrelui.

Ilsentitleparfumducaféfraisavantd’arriveràlacoquerie.Skellis’ytrouvaitdéjà,assiseàtable,unechopeblanchepleinedecaféépaisetnoirdevantelle.Ellelevalesyeuxquandilentra;ilévitasonregard,craignantd’ylireuneaccusation.Lâche.Ilseservitunechopedubreuvagesombreets’installaenfaced’elle.«Tuasdûutiliserpasmaldecafépourpréparerça;jenet’aipasditqu’ilfallaitfaireattentionauxréserves?»

Ellepenchalatête.«Jesuispeut-êtrecommetoi:jepréfèreprofiterdesbonneschosestoutdesuiteplutôtquem’accorderplustarddemaigresmiettesdebonheur.»Unsouriretorss’étiralentementsurseslèvres,etelleluidemanda,nonsansaudace:«Tun’espasd’accord?»

Ilcroisasonregard.«Si.»Ilnerestaitplusguèredemélasse.Ilenversaunegrossecuilleréedanssachope,puisditsurletondelaconversation:«Commentas-tusu?

—JevousaivusmarcherdanslesruesdeKelsingra;j’étaisbloquéedanslafouleetj’essayaisdevousrattraper.Jet’aiappelé,maistunem’aspasentendu.

—NotreMatafavaitl’airbienoccupécettenuit.»Ilbutunegorgéedecaféetpesasesmots.«Sij’étaisseulementtononcle,etpastoncapitaine,qu’est-cequetumedirais?»

Ellebaissalesyeuxsursachope.«Jesuiscontentepourtoi;contentequetuaiesquelqu’unquetuaschoisi.»

Joliepetitepique.«Jenesuispromisàpersonned’autre.

—Maiselleestmariée.

—Elleétaitmariée.

—Plusmaintenant?»

Ilsetutuninstant.«Jeluifaisconfiancepoursavoircequ’elleestlibreounondefaire.»

Elleréfléchitpuisacquiesçalentementdelatête.Leftrinsevoulutparfaitementjuste;«Çapourraitchangerpasmaldechosespourtoi,tusais,sionavaitungosse.»

Lesouriredelajeunefilles’élargit.«Jesais.

—Tuaspenséàcequeçaentraînerait?

—J’ypensedepuisavantl’aube.

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—Et?

—LegarçondeTrehaug?Celuiàquimesparentsontpromisqu’ilpourraitm’épouser?Ilsecroitfiancéàl’héritièreduMataf.S’ilapprendqueceneserapeut-êtrepaslecas,ilrisquebiendesechercherquelqu’und’autredeplusintéressant.»

C’étaitexact,etLeftrinpritsoudainconsciencequesadécisionpouvaitaffecterplusdegensqueprévu.

Ellen’avaitpasfini.«Commejevoisleschoses,jesuissurcebateaupourlerestantdemesjours;ça,jelesais,etaussiquejen’aiguèredevaleurpourpersonneailleurs.Jeneveuxpasavoirl’airfroidementréaliste,mononcle,mais,mêmesituavaisungamindemain,j’auraisencoresansdouteletempsdedevenirmajeureetdecommanderMataf.C’esttoutcequejedemande;jenecherchepasàleposséder;personneneleposséderajamais.Maisjeveuxl’occasiondedevenirsoncapitaine,etpeut-êtrecelledevivreavecceluiquej’auraichoisi.»EllebutunegorgéedecaféetfitunsourireespiègleàLeftrin.«Çaal’airdeteréussir.

—Nejouepasleseffrontées,petite.»Ilréprimalesourirequitâchaitd’apparaîtresurseslèvres.

«C’estlecommandantoul’onclequiparle?

—Lecommandant.

—Bien,cap’taine.»Etelleeffaçasonsouriredefaçonsiinsensiblequ’ilneputs’empêcherdesedemandercombiendefoiselleavaitemployécetalentpourl’utiliseraussiefficacement;maisilavaitd’autreschatsàfouetter.

«Commeça,Mataft’aenvoyéunpetitrêvecettenuit?

—Oui:j’aivuKelsingraplusnettementqu’aucunevillequej’aiepuvisiter.Chouettecité;çam’adonnéenvied’yêtredéjà.

—Moiaussi.»

D’untonplushésitant,Skellidéclara:«J’ail’impressionqueMatafs’ensouvient,etquec’estpeut-êtreçaqu’ilveutnousdire.

—Alors,àquoirimaitcettecomédie,hier?

—Jen’ensaisrien;maisjepariequ’onvalesavoiraujourd’hui.»

QUATRIÈMEJOURDELALUNED’OR

Sixièmeannéedel’AllianceIndépendante

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desMarchands

D’Erek,GardiendesOiseaux,Terrilville,

àDetozi,GardiennedesOiseaux,Trehaug

Ci-jointeetcachetéedusceauofficiel,unedemandeduComitédesTravauxPublicsduConseildesMarchandsdeTerrilvillepourlancerunappeld’offrespourdesboisdeconstructiondanslesquantitésetlesqualitésspécifiées,envuedel’agrandissementdelaSalledesMarchandsdeTerrilville.Pourêtreprisesencompte,touteslespropositionsdoiventêtresoumisesavantlepremierjourdelaLunedelaPluie,avecgarantiequelacargaisoncomplètepourraêtreacheminéeàTerrilvilleavantlepremierjourdelaLuneChangeante.

Detozi,

EtnosdirigeantsquinousdisentnepasdisposerdesfondsnécessairespouracheverlesréparationsdelarueduCerclequilongelegrandmarché,alorsqu’ilsmettentenplacecesbeauxprojetsd’agrandissementdelaSalledesMarchands!J’espèrequeleConseildeTrehaugs’occupeunpeumieuxdesesfinances!

Erek

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6

Mataf

THYMARAARRIVAPEUAPRÈSL’AUBE,avecdeuxpoissonsargentésfixésparlesouïesàunfil,grasetencoreagitésdesoubresauts.Sintaran’avaitnullepassionpourcettechère,dontelleavaitdûsecontentertropsouvent;néanmoins,elleétaitnourrissanteetfraîche.

«J’aifabriquéunefoëneexprèspourtelesattraper,ditlajeunefilleendécrochantlespoissonsdelaligne.Commejen’avaispasdefer,j’aidurcilapointeaufeu,etçamarchetrèsbien.

—Voilàquiétaittrèslouable»,ditSintara,patiente.

Thymaralevalepremierpoissonàboutdebrasetdemandasoudain:«Qu’es-tuentraindemefaire?

—J’attendsmonrepas»,réponditladragonne,acerbe.

L’autreneleluidonnapas.«Jen’aijamaischangéaussivitedetoutemavie;mesnouvellesécaillesmedémangent,j’aimalaudossansarrêt,etj’aimêmel’impressionquemesdentsdeviennentplustranchantes.Çavientdetoi?

—Lepoisson»,ditsèchementSintara,etThymaraluijetalepremier.Lareinel’attrapaauvol,lelançaenl’air,etl’avalatoutrondquandilretomba.

«Toiaussi,tuchanges,repritlajeunefille.Tuasgrandi,tuesplusmusclée,ettun’esplusd’unbleuuni;tuasdusaphir,del’azur,etdetouteslesnuancesdebleuquiexistent.Taqueues’estallongée,et,hier,jet’aivueagitertesailesensortantdel’eau:ellessontplusbellesquejamais,avecunréseauargentécommedelabroderie.Etellessontpluslonguesaussi.

—Jegrandiraisplusvitesionmedonnaitplusàmangeretmoinsdeparlotes»,répliquaSintara,maissanspouvoircachercomplètementsonplaisir.Saphiretazur!Ilfallaitreconnaîtreauxhumainsqu’ilsavaientdestermesimagés.«Cobalt,céruléen,indigo»,dit-ellependantqueThymaradécrochaitledeuxièmepoisson.

Lagardiennelevalesyeuxverselle.«Oui,tuastoutescescouleursaussi.

—Etdunoirégalement,ainsiquedel’argenté,situregardessoigneusement.

—Oui;etilyadesteintesdevertquandtudéploieslesailes,commedeladentellepar-dessusl’argent;j’ainotéquetesmarquessontdevenuesplusdistinctes.

—Lepoisson,ditSintara,et,avecunsoupir,Thymaraobéit.

—C’esttoiquimefaisquelquechose,oubienmeschangementsseproduisent-ilsnaturellement?»demanda-t-ellequandladragonneeutfinidedéglutir.

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Sintaran’ensavaitrien,etellerépondit:«Quandilscôtoientlesdragonstroplongtemps,leshumainsfinissentparchanger;tudoisl’accepter.

—Et,àforcedecôtoyerconstammentleshumains,lesdragonsnepeuventqu’êtrechangéspareux»,intervintMercorquis’approchaitd’unpasflânant,sansdoutepourvoirs’ilrestaitdupoisson;commeiln’yenavaitplus,Sintaranes’offusquapastropdesonintrusion.Maisalorsill’offensagravementenbaissantlatêtepourhumersoigneusementsagardienne.«As-tumal,jeunefille?demanda-t-ilàmi-voix.

—Unpeu.»Ellesedétourna,gênée.

Ledragond’orreportasonregardsurSintara;sesyeuxnoirssurnoirtourbillonnaient,accusateurs.«Tunepeuxpasfeindred’ignorersadouleur,dit-ild’untondemiseengarde.Lelienfonctionnedanslesdeuxsens,etcequiaffectel’unaffectel’autre;turisquesdemécontentergravementlesgardiens.

—Commentça?intervintThymara,inquiète.

—Cequiregardelesdragonsneregardequelesdragons»,rétorquaSintaraavecunméprisabsolu.

Mercorrépondit,nonàlajeunefille,maisàlareine.«Ceseracommepourtonnom,Sintara,dit-ild’untonsansréplique:jetelaisseraifairejusqu’aumomentoùjemechargeraimoi-mêmedelaquestion;etquisaitsijenemechargeraipasaussidetagardienne?»

Ladragonnedéployalesailesettenditlecou;ellesentitsedresserautourdesagorgecequideviendraitunjourdesépinesfroncées.Néanmoins,Mercorrestaitplusimposantqu’elle,etlalueurd’amusementqu’ellevitluiredanssesyeuxnoirsnefitquel’exaspérerdavantage.«Tunemeprendrasjamaismagardienne!»siffla-t-elle.Sesparolesrecelaientunemenacedeveninnondéguisée.«Cequiestàmoi,jelegarde.»Thymaralevalesbraspourseprotégerlevisageetreculadequelquespas.

«Veilles-y,réponditMercoravecaffabilité.Occupe-toibiendetagardienne,ettun’aurasjamaisàtefairedemauvaissang,petitereine.»

Lediminutiflajetadansuneragefolle;elletenditbrusquementlecou,lagueulegrandeouverte.Mercorpivota,etlasaillieosseusedel’articulationdesonaileheurtaSintaradanslescôtes.Toutenreculantd’unpaschancelant,elles’efforçaenvaindelefrapperdesesailespluscourtes.Thymarapoussauncri,et,toutautourd’eux,surl’îlotboueux,lesdragonslevèrentlatête,lesailesdéployées,pourassisteràl’altercation;lesgardienscouraiententoussenscommedesfourmisdérangéesenéchangeantdespiaillementsinterrogatifs.

«Tuasbesoind’aide,Sintara?»demandaSestican.Legrandbleus’avançad’unpas,lesailesouvertesetlacollerettedresséeensignededéfi.

«Non,Sestican!»lançasongardien,Lecter,maisledragonneluiaccordanulleattention.SesyeuxtourbillonnantsétaientbraquéssurMercor.Lesdeuxcréatures,lesailesdéployées,latêtesedéplaçantdedroiteàgauche,seregardaientd’unairmenaçant.

«Jesuisunereine!Jen’aibesoindel’aidedepersonne!répliquaSintaraavecdédain.Gardienne!Jeveuxalleràlarivièremefairenettoyer.Prendstesaffairesetsuis-moi.»

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Etelles’éloignad’unedémarchehautaine.Cen’étaitpasuneretraite:cequelesunsetlesautrespouvaientdirenel’intéressaitplus,toutsimplement;enoutre,ellerefusaitquelesmâlessebattentpourellesurterre,commesiuncombatdecegenreprouvaitquoiquecefûtoupouvaitleurvaloirsesfaveurs.Non,letempsvenu,elles’élèveraitdanslesairs,ettouslesmâles,toussansexception,entreraientencompétitionpourelleetselivreraientàdesbataillessanglantespourattirersonattention;et,quandiln’enresteraitqu’un,elleledéfieraitetilneparviendraitjamaisàlarattraper.Mercorneladomineraitjamais.

«Tudevraispeut-êtreessayerdeleraisonner.»

LeftrinjetaunregardnoiràSkelli,quipinçaleslèvresetsedétourna.Iln’étaitpasfâchécontreelle,maisl’idéequ’onpûtraisonnerMatafnefaisaitquel’agacer.Ensortantsurlepontaupetitmatin,ils’étaitaperçuquelagabares’étaitencoreenfoncéedavantagedanslabouependantlanuit.Ilavaitpassélamoitiédelamatinéeàs’efforcerdeladégageravecl’aidedetousseshommesdisponibles.Ilétaitimpossibled’ignorerquelebateaurésistaitvolontairementauxeffortsfaitspourledéplacer;chacun,dansl’équipage,lesavait,etl’incompréhensionledisputaitàl’inquiétudesurlesvisages.

Lesgardiensaussicommençaientàsesentirmalàl’aise.Leftrinéprouvaituneimpressionétrangeàsavoirqu’ilssedoutaientdésormaisqueMatafétaitunevivenef,maisquelaplupartignoraientcequecelasignifiaitvraiment;ilsparaissaientavoiroubliéque,paressence,Matafétaitapparentéauxdragonsetpouvaitsemontrertoutaussimalcommode.Oudangereux.

LeftrinregardaSkelli,toujoursdétournéedelui.Elleavaitdenouveaupassésaperchepar-dessusbordetattendaitl’ordredepousser,prêteetenposition.Ilbaissalavoixpourn’êtreentenduqued’elle.«Jevaisessayer;viensavecmoi.

—Tuveuxbienmetenirça?»demandalajeunefilleàBellineenluitendantsagaffe.Ellesuivitlecapitaineversl’avant.«IlnousamontréKelsingra,murmura-t-elle.Pourquoiilauraitfaitçasic’étaitpours’échouerensuite?Pourquoiilvoudraitqu’onaillelà-baspourensuiterefuserdebouger?

—Jen’ensaisrien;jesaisseulementqu’ongaspilledesheuresdejour.Lesdragonsnevontpastarderàvouloirseremettreenroute,etilfaudraqu’onpuisselessuivre,doncqu’onsesoitdégagés.

—Qu’est-cequis’estpassécematinaveclesdragons?

—Aucuneidée.Ilssesontunpeubouffélenez,ondirait,maisçanedevaitpasêtretropgrave,vuqu’ilssesontcalmésassezvite;àmonavis,ilsessayaientjustedesavoirquiestlechef.Çaarrivedanstouslesgroupes,chezlesanimauxcommechezleshumains–oulesdragons.»

Écoutantsespropresparoles,ilpritconscienced’unevéritéàlaquelleiln’avaitencorejamaissongé:pourlui,lesdragonsn’étaientpasdesanimauxaumêmetitrequelesdaimsoulesoiseaux;maiscen’étaientpasnonplusdeshumains.Cetteréalitépritsoudainuneplaceénorme.Enfant,ilrépartissaitlescréaturesvivantesendeuxgroupes:animauxethumains.Àprésent,lesdragonsétaiententrésdanssavie;quandavait-ilétablicettedistinctiondanssonesprit?Audébutdel’expédition,illesconsidérait

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commedesbêtes,desbêtesétrangementintelligentesetdouéesdeparole;maismaintenantillesvoyaitcommedesdragons,nianimauxnihumains.

EtMataf,alors?

Parvenuàlaproue,ils’apprêtaitàposerlesmainssurlalisse.C’étaitpeaucontreboisqu’ilavaittoujoursl’impressiondepercevoirMatafaumieux.Maisilcroisalesbrasetorganisasespensées:lesquellesvoulait-illaisservoiràsonbateau?Matafpénétraitapparemmentsansdifficultédanssesrêves;jusqu’oùacceptait-ildemontrercequ’ilpensaitàsagabare?

Skelliavaitdéjàposélesmainssurlebastingage.«Kelsingraétaitmagnifique,dit-elleàmi-voix.Jen’aijamaisvuunevilleaussibelle,etj’avaisenvied’yêtredéjà;jevoudraisqu’onsoitdéjàenroute.Alors,Mataf,monvieux,pourquoionestéchouésdanslaboue?C’estquoi,leproblème?»

Ellen’attendaitpasderéponsedirecte,etLeftrinnonplus.Cen’étaitpasdanslanatured’undragon;or,c’étaitàundragonqu’ilsavaientaffaire,lecapitaines’enrendaitsoudaincompte.Ilétaitlui-mêmeungardienaumêmetitrequelesjeunesgensàsonbord,endehorsdufaitquesondragonavaitl’aspectd’unegabare.IltendaitlesmainsverslalissequandMatafrépondit.Lebateautoutentierfituneembardée,et,avecunjurondesurprise,Leftrinserattrapaaubastingage;ilentenditlescrisd’étonnementdel’équipageetdesgardiensredoublerquandMatafsursautadenouveau,puisencoreunefois.Lebateausesoulevapuisretomba,sesoulevapuisretomba.Leftrinimaginaitlespattestrapuesenbois-sorcieretleursextrémitésmuniesdenageoiresquirepoussaientlavase,semblablesàcellesd’uncrapaudquichangedeplacedanslaboue.Mais,àchacundesesmouvements,l’étravedeMatafsedéplaçait.

«Quesepasse-t-il?»Graffes’agrippaitàlalissepouravancerd’unpaschancelantsurlepont;seslèvresfinesetargentéesétaientretrousséesetdécouvraientsesdents,commes’ilavaitmal.

«Jenesaispas.Accroche-toi»,réponditsèchementLeftrin.Ilsepassaitquelquechosedebizarreavecsonbateau,etilvoulaitseconcentrersurMataf,nonsurunpetitpéteuxsuffisant.

Peut-êtreGraffelesentit-il,àmoinsqueleregardnoirdeSkellineleréduisîtausilence.IlsecramponnaàlalissependantqueMatafcontinuaitsesembardées.Quandenfinilsecalma,Leftrinattenditquelquesminutesavantdeparler.Lebateaus’étaitréorientésibienquesonétravenetouchaitpluslefond,etlesperchessuffiraientdésormaisàledégagerdelabergeboueuse.

Mais,plusimportantencore,laproueduMatafpointaitdésormaisverslarivièred’eaudouceaulieuduchenalprincipal.Leftrinréfléchitbrièvement,parvintàuneconclusionetperçutl’acquiescementdesonbateau.

«Toutvabien!»brailla-t-ilpoursefaireentendreaumilieudesquestionsetdescrisdesgardiensetdel’équipage.Danslesilencesurprisquisuivit,ilpoursuivit:«Onallaitsetromperderoute,c’esttout.Kelsingra,c’estauboutdecetterivière-ci,pasdecelle-là.

—Etqu’est-cequevousensavez?»demandaGraffe,acerbe.

Lecapitaineluiadressaunsourireglacial.«Mavivenefvientdemeledire.»

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L’autreindiquadugestelesdragonsquis’assemblaientsurlaberge.«Etilsserontd’accord,eux?»fit-ild’untoninsidieux.Unbrusquerugissementfracassalesilencerelatif.

«Vousavezvuça?»

Thymaraavaitbienvu.EllerevenaitàlagabareaprèsavoirfaitunetoiletterapideàSintaraavecl’eauglacéedelarivière,etelleétaittrempéeetelleavaitfroid.Àsonavis,lareinen’avaitnulleenviedecebain,etellen’avaitpasaimécela:Sintaran’yavaitvuqu’unprétextepours’éloignerdesmâlesgrondantsetdemanifestationsagressives.Ellen’avaitguèreparléàsagardiennependantsesablutions,etThymaraavaitgardésesquestionspourelle-même,préférantinterrogerSylve;elleavaitl’inquiétanteimpressionquel’extensiondesécaillessursoncorpscachaitautrechose.Harrikineavaitlaissétombernégligemmentuneremarqueàproposdesesécaillesetdesondragon,maiss’étaitrefermécommeunehuîtrequandelleluiavaitdemandéquelétaitlerapportentrelesdeux.QuantàSintara,elleneluiavaitrienappris.

Aussi,glacée,trempée,encoreeffrayée,etsouffrantdudosplusqu’aucoursdesderniersjours,elleavaitreprislechemindubateauavecl’espoirdes’installerbienauchaudprèsdufourneaudelacoquerieavantledépartdel’expéditionpourlajournée.C’étaitsontourd’embarquerdansundescanoësrestants,etellevoulaits’êtreréchaufféeavantdereprendrelapagaie.

Maiselleavaitsoudainvulebateausesoulevercommesiunevagues’étaitglisséesouslui,elleavaitentendulescrisdesgensàsonbord;touslesdragonss’étaientretournés,etMercoravaitpousséuncoupdetrompesurpris.Ranculosavaitrugienréponsetoutenjetantdesregardsalentouràlarecherched’unéventueldanger.Lagabareétaitretombéetoutàcoup,projetantdechaquecôtéunepetitevague.

Thymaras’étaitarrêtéeprèsdeSédric,quiétaitdescenduàterre.Ils’étaittournéverselle:«Vousavezvuça?»Ilavaitremontésesmancheshumidesjusqu’auxcoudes,etilportaitunseauavecunebrosse;ilavaitdûlesempruntersansdemanderlapermissionpourlaversacuivrée.ThymaraespéraquelecapitaineLeftrinneluienvoudraitpastrop.

«Oui,j’aivu»,répondit-elle.Àcetinstant,lebateausesoulevadenouveau,fituneembardée,dansapuisretombadanslaboue.

«C’estundesdragonsquiestpasséderrière?Ilpousselagabare?

—Non.»Mercoravaitentendulaquestionalorsqu’ils’approchait.«Matafestunevivenef,etdesplusinhabituelles.Ilsedéplacedesaproprevolonté.

—Comment?»demanda-t-elle,maislaréponseluifutdonnéeaussitôt:leMatafsemitàroulerd’unbordsurl’autre,puis,avecuneffortextraordinaire,ilsesouleva,etelleaperçutl’espaced’uninstantdespattestrapues;ellesseplièrentetlebateauserenfonçadansl’eaupeuprofondeetlavase.Abasourdie,Thymaratournaleregardverslesyeuxpeintsdelagabare;elleleuravaittoujourstrouvéuneexpressionbienveillante:àprésent,ilsavaientunairdécidé.Ledernierdéplacementdubateauavaitprojetédel’eausureux.Elleplongeasonregarddanslesienens’efforçantdesavoirs’ilnes’agissaitquedepeinture.

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Àcemoment,lagabaresesoulevadenouveau,sedéplaçadecôtépuisseredéposa.Onnepouvaitpluss’ytromper:ellepivotait.

«Ilessaiedesedégager,ditSédricd’unevoixtremblante.C’esttout.

—Jenecroispasquecesoittout,murmuraThymarasansquitterMatafdesyeux.

—Moinonplus»,renchéritMercor.

Ranculoss’étaitjointàeux.Cettefois,quandlebateausesouleva,ilévasalesnaseauxetdressasacollerette.«Çasentledragon!»s’exclama-t-il;ilouvritlégèrementlesailesettournalatêteentoussens,lecoutendu.

«C’estlebateau;c’estMatafquetusens»,réponditMercor.

Ranculosbaissalatêteettenditdavantagelecou;lesailesàdemiouvertes,ilévoquaitàThymaraunoiseauenpleineparadenuptiale.Ils’approchaainsidelavivenef,lesnarinesépatées.

Mercorexpliqua:«Matafestunevivenef,Ranculos;onafabriquésacoqueàpartirdelagangued’undragonquin’ajamaiséclos.»Ilsetut,regardalebateaurassemblersesforces,sesouleverpuisdéplacersonétraveenserenfonçantdanslaboue.«Maiscettecoqueareçuunenouvelleépaisseur,etunepartiedeluiprovientducocond’undragonsansdouteissudumêmenœuddeserpentsquenous.Matafestl’undesnôtres,autantqu’unecréaturedesonespècepuissel’être.

—Unecréaturedesonespèce?Une“créature”deson“espèce”?Etqu’est-cedonc,Mercor?Unfantômeenfermédanslecorpsd’unesclave?»Lesyeuxargentésdudragonrougelancèrentdeséclairsquandillevahautlatêteetsedressabrièvementsursespattespostérieures.Enéchoàsesémotions,ArbucpoussauncoupdetrompestridentpendantqueDentebattaitdelaqueueengrondant.

Baliperintervint:«Toutestanormal,sonodeur,sonexistence,lefaitquedeshumainsseserventd’undragoncommemonture,quellequesoitsaforme,etencoreplusqu’ilsasservissentlefantômedel’und’entrenous.Nousdevrionslemettreenpiècesetledévorer;lessouvenirsenfermésdansson“bois”doiventnousrevenir,carilsnousappartiennent.»Ilouvritbrusquementsesailesrougesetsecabrauninstantpourmontrersatailleimposanteetsonagressivité.

«Non!»rugitKalo.Ledragonbleu-noir,leplusgranddetous,s’avançaverssescongénèresassemblésenforçantlespluspetitsàs’écarter,souspeinedesefairepiétiner.CommeBaliperrefusaitdeluicéderlepassage,Kalolepoussarudementetl’envoyaheurterDente;lapetitevertepoussauncriderageets’enpritàBaliper,dontelleécorchal’épauledesescrocs.Enretour,lerougelafrappad’uncoupd’ailequilajetadanslaboue.Voyantsadragonnemenacée,Tatoulançauneexclamationindignéequiparvintjusqu’auxoreillesdeThymara;dressésurlepontduMataf,lesyeuxécarquillésd’inquiétude,ilregardaitsedévelopperleconflitquirisquaitd’entraînertouslesdragons.

«Arrêtez!criaMercor,maisnulnel’écouta.

—Arrêtez,oujevoustuetous!»rugitKalo.

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Lesgrandescréaturessefigèrentalors.L’immensedragontournalentementlatêtepourlesparcourirduregard.Quelquesgardienssetrouvaientparmielles;Sédrics’étaitrapprochédeThymara;SylvetenaitàpleinsbraslapatteavantdeMercor.

Dentevoulutseredresser.

«Non!»luilançaKalod’untond’avertissement.Ilouvritgrandlagueulepourmontreràtouslessacsàveninvertviflogésdanssagorge,gonflésetanimésdepulsationsfurieuses.«JenesuispasCracheetjenefaispasétalagedemapuissanceavantd’enavoirbesoin.Résiste-moiettusentiraslabrûluredemonvenin.»

Lesdragonsnebougeaientplus.Kalorefermalesmâchoires,maislespointesdesacollerettedemeurèrenthérissées;d’unevoixlente,ilreprit:«Jen’aipastouslessouvenirsqu’undragondoitposséder,maisj’enaid’autresquejenedevraispasmerappeler.J’étaisKelaro,duNœuddeMaulkin,etjesuivaisMaulkin,grandserpentd’or,sansposerdequestions.»Sonregardd’argentseposasoudainsurMercor.Ledragond’orparutuninstantétonné,puisilcourbalatêteensigned’acquiescement.«J’étaisKelaro,repritKalo,etSessuréaétaitunecompagne.»IltournalesyeuxversMataf.«J’étaisleplusfort,maisilétaitparfoisleplussage.»Sonregardparcourutlesdragonsassemblés.«Sinousmettonscettesagesseenpiècespourlapartagerentrenous,l’und’entrenousl’aura-t-iltoutentière?L’und’entrenoussaura-t-ilcequeMatafsemblesavoir?Ouvrezlaboucheetlesnaseaux,dragons;ilexisteplusd’unefaçondecommuniquerpourundragon,oupourunserpent.»

Thymaras’aperçutavecsurprisequ’elleavaitsaisilebrasdeSédricetnelelâchaitpas.Ilsepassaitlàquelquechosequil’effrayait.Soudain,descrismontèrentdelagabare,quirecommençaitàsesoulever;elledistinguauninstantlespattesavanttrapuesetpuissantes,etaperçutlespattespostérieures,fléchiesetmuniesdenageoires.Unepuanteurl’enveloppatoutàcoup,similaireàcellequ’elleavaitsentielejouroùlesdragonsétaientsortisdeleursgangues;lesyeuxluipiquèrent,etelleseprotégealaboucheetlenezderrièresamanche.Lebateaupivota,etl’étravedeMatafretombadansl’eau;commesespattespuissantesl’écartaientdutriangledeboueentrelesdeuxrivières,unevagued’eautroubleléchalaplage.

Lagabarereculadanslefleuvepuispointa,nonversletorrentd’acideaulargelit,maisverslalonguealléeverdoyanteoùcoulaitdel’eaudouceetqueThymaraavaitexploréelaveille.EllecompritcequisepassaitaumêmeinstantqueSédric.

«Matafs’envasansnous!

—Attends!»s’exclamaSylvedansunhurlementéperdu.Thymarasetournaverselle,maisneputsavoirsielles’adressaitaubateauouàMercor,qui,commesescongénères,avaitentreprisdesuivrelagabare.Matafs’étaitavancéeneauplusprofonde;aucundesgardiensquimaniaientlesperchesn’étaitàsonposte,maislavivenefremontaitlecourantd’unealluredécidée.Thymararemarquauneturbulencedansl’eauderrièrelapoupeetsupposal’existenced’unequeue.

«Noussommesentraindenousfairedistancer.Vite!»ThymaratenaittoujourslebrasdeSédric;ilsedégageadesapoigneetlapritparlamain.Àsontour,lajeunefilleagrippadesamainlibreSylvequirestaitfigée,lesyeuxécarquillés.«Dépêchez-vous!lançaleTerrilvillien.Allez!»

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Ilsdévalèrentverslaplage.Lescrisdecolèreetd’affolementquimontaientdupontdeMatafmontraientquel’équipagecommelesgardiensétaientimpuissantsàretenirlagabare.Thymarasedemandabrièvementcequedeviendraientleschasseurs;selonleurhabitude,ilsétaientpartisavantl’aubesemettreenquêtedevenaison,etilsavaientsansdouteprisl’autreaffluent.Combiendetempsleurfaudrait-ilpourserendrecomptequelagabareetlesdragonsavaientchoisiuneautredirection?

Ilyavaitd’autresgardiensàterre,ettousconvergeaientverslestroiscanoësrestéssurlarive.KaseetBoxteurs’étaientappropriéceluideGraffe,maisilsattendaientdevoirs’ilsdevraientembarquerunpassager.Alums’étaitinstallédansunautre,etHarrikineparlaitaveclui.Latroisièmeembarcationétaitvide.«Allez-y!leurcrialajeunefille.Onprendralederniercanoë!

—D’accord!»réponditAlum,etlesdeuxgarçonsprirentaussitôtlelarge.Lagabareremontaitvivementlarivière,avecassurance.Lesdragonssescindèrentpourdépasserlesembarcationsetsuivrelagabare,qu’ilsnetarderaientpasàdoubleraussi.KaseetBoxteuravaientsortileurspagaiesets’avançaientdansl’eau.

QuandThymara,SylveetSédricparvinrentauderniercanoë,ilnerestaitplusqu’euxsurlaberge.Lajeunefillejetaunregardderrièreelleverslecampement:non,ilsn’avaientrienoublié.Lefeubrasillaitsurlaterredétrempée.Ilnedemeuraitaucunetracedeleurpassage,hormislesempreintesdepassurlesoletlafuméequimontaitlentement.

«Pourrons-nousteniràtrois?demandaSédricd’untoninquiet.

—Onneserapasàl’aise,maisçaira.Detoutefaçon,onn’apaslechoix.Vouspouvezretournervotreseauetvousasseoirdessus.Jepensequ’onnetarderapasàrattraperMataf,etonpourraleurdemanderdevousprendreàbord,sivousvoulez.»ThymarasetournaversSylve,étrangementsilencieuse;elleavaitl’airchoquée.«Qu’est-cequit’arrive?»

Sylvesecoualentementlatête.«Mercorestpartiaveclesautressansmêmechercheràsavoirsijepouvaislesuivre.Ilestpartisansseretourner.»Ellebattitdespaupières,etunelarmeroséeroulasursajoue.

«Oh,Sylve!»Thymaralaplaignait,maisnonsansimpatience:cen’étaitpaslemomentdeselaisseralleràl’émotion;ilfallaitrattraperlebateau.

«Mercorn’estpasidiot.Ilsavaitqu’ilyavaitdescanoëssurlariveetquevouspourriezvousdébrouiller.Ildevaitentraînerlesdragonsàsasuitesansleurlaisserletempsderéfléchir.Ilnevousapasabandonnée;ilvousjugecompétente,c’esttout.Ànousdeluidonnerraison,maintenant.»Sédricétaitintervenuenhâtepourétoufferlaquerelleavantqu’ellen’éclatât.Ilétaitlasdesconflits.

Ilposasonseauàl’enversaumilieudel’embarcationets’yassit;unpeuplushautplacé,iljouissaitainsid’unevuedifférentesurlarivière.Thymaraécartalecanoëdelarive.Sylvesemitàpagayervigoureusement,etlesdeuxjeunesfillesprirentdelavitesse.Iln’yavaitpasàdiscuter:toussavaientqu’ilsiraientplusvitesic’étaientellesquimaniaientlesavirons.

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Sédricavaitenfinl’occasiond’observerlarivièreetlajungleenvironnante.Ladernièrefoisqu’ilavaitembarquédansuncanoë,ilavaitétésioccupéàsuivrelacadencedeCarsonqu’iln’avaitpaseuletempsderegardercequil’entourait.Àprésent,ilpouvaitadmirerlaforêtlaplusluxuriantequ’ileûtjamaisvue:desarbres,persistantscommecaducs,sepenchaientau-dessusdel’eau,drapésdelianes;destaillistouffuspoussaientàleurpied,tandisquejoncsetroseauxfoisonnaientsurlesbergesmoussues.

«C’estpleindevie»,ditSylved’untonempreintd’émerveillement.

Ainsi,Sédricn’étaitpaslejouetdesonimagination.

«Mêmelesodeurssontdifférentes,réponditThymara;plus,euh…végétales.Aliseetmoi,ons’estunpeupromenéesparicihier,etonl’aremarquétouteslesdeux.Iln’yapasd’acidedansl’eau,ellen’estpasblanchedutout;etelleabritebeaucoupplusdevie.J’aivudesgrenouillesynager,hier;ellesnageaientdansl’eau!

—C’estassezhabituel,pourdesgrenouilles,fitSédric.

—AutourdeTerrilville,peut-être;mais,dansledésertdesPluies,ellesviventdanslesarbres,pasdanslesrivières.»

Ilrestasongeur:chaquefoisqu’ilcroyaitavoirmesuréàquelpointsonexistenceavaitchangé,unenouvelledécouverteremettaittoutenquestion.Ilacquiesçadelatête.

L’affluentn’offraitaucuneressemblanceaveclefleuve;ilcouraitenméandrespeuaccentuésdanslaforêt,etlesarbresquis’inclinaientsurluienquêtedesoleilbloquaientlavue.Pendantquelquetemps,lesdeuxjeunesfilless’efforcèrentderattraperlesdragonsetlagabare,mais,ausortird’unvirage,ellesperdirentdevueleursciblesetn’eurentplusenlignedemirequelesdeuxautrescanoës.Ellesétaientenqueuedeprocession;sielleschaviraientoucroisaientungroupedegallatorssurlarive…Uninstant,Sédricseraidit,terrifié–etpuisuneétrangepenséeluivint.

Siunaccidentsurvenait,Carsonviendraitàsarecherche.

Carson…

Unsouriredétenditsestraits.C’étaitlaréalité:Carsonviendraitàsonsecours.

Ils’efforçaittoujoursdeconcilierl’imagequ’ilavaitdupersonnageavecsafaçondepercevoirlavie.Iln’avaitjamaisconnupersonnecommeCarson,dontlaforceservaitàtantdedouceur.Iln’avaitaucuneinstructionniaucuneculture;iln’yconnaissaitrienenvins,n’avaitjamaisquittéledésertdesPluiesniluplusdedixlivresdanstoutesonexistence.LastructuresurlaquelleSédricfondaitsonestimedelui-mêmeétaitabsentechezlechasseur;s’ilnesavaitpasapprécierceschoses-là,commentpouvait-ilapprécierSédricettoutcequ’ilétait?Pourquoiluiportait-ilunetelleaffection?C’étaitincompréhensible.

LaviedeCarsons’arrêtaitàcetuniversd’eauetdejungle;ilconnaissaitlesanimauxetparlaitd’euxavecunegrandeaffectionetunprofondrespect;pourtant,illestuaitaussi.Sédricl’avaitregardéendépecerun,ilavaitvusapuissancelorsqu’ildécoupaituncuissotpuisseservaitdesesmainspour

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arracherlefémurdesonlogement.«Unefoisqu’onsaitcommentlesbêtessontfaites,c’estbeaucoupplusfaciledelesdémembrer»,avait-ilexpliquéàSédricenachevantsatâchesanglantepuisenpréparantlaviandepourlacuisson.

Sédricavaitobservésesmains,lesangsursespoignets,lesmorceauxdechairscoincéssoussesongles,etilavaitimaginécesmainsvigoureusessursonproprecorps;ilenavaitéprouvéunfrissondepeurérotique.Pourtant,Carsonsemontraittendre,voirehésitantlorsqu’ilétaitavecSédric,et,àplusieursreprises,cederniers’étaitretrouvéàjouerlerôledel’agresseur;cettesensationdedominationétaitenivrante,etmêmelibératriceparcertainscôtés.Ilavaitsurveilléleregardetl’expressiondeCarsondanslapénombredesacabineetn’yavaitlunullepeur,nullerancœuràlesavoirenpositiondecommandementpourcettefois;Sédriccomparaitparfoiscetteréactionàcellequ’eûtmanifestéeHest.«Inutiledemedirecequetuveux,luiavaitditunjoursonamantd’untonméprisant;c’estmoiquidécidedecequetuauras.»

SédricpensaitmoinssouventàHestquenaguère,et,cesderniersjours,quandilcomparaitsonancienamantàCarson,ilvoyaitHestcommeunfantômequisedissipaitpeuàpeu.Quandilpensaitàlui,ilressentaitdesregrets,maisdifférentsdeceuxqu’iléprouvaitencorepeuauparavant:ilregrettaitnond’avoirperduHest,maisdel’avoirconnu.

Lesdeuxjeunesfillespagayaientdésormaisencadence,maisleurrythmeneleurpermettaitpasderéduireladistanceentreellesetlesdragons,lagabareetlesautresgardiens.Commelecanoëpassaitdevantunarbrecouchéau-dessusdel’eau,uneexplosiondeperroquetsorangefitsursauterlespassagers;lesoiseauxjaillirentdesbranchesencriaillantavantdeseregrouperetdeseposertoutàcoupdansunarbreplusélevé.LesjeunesfillesetleTerrilvilliensursautèrentpuiséclatèrentd’unrirequirompitunetensiondontSédricn’avaitpaseuconscience,etiln’eutsoudainplusenviederesterseuletperdudanssespensées.

«Jepeuxpagayer,sivousvoulez,dit-il.

—Moi,çava»,réponditSylveentournantlatêtepourluiadresserunsourire.Lesoleilbrillauninstantdanssesyeuxavecunéclatbleupâle.Commeelleseretournait,Sédricneputs’empêcherderemarquerlescintillementdusoleilsurlesécaillesrosesquicouvraientsoncrâne;elleavaitmoinsdecheveuxqu’audépartdel’expédition,etparunedéchiruredesachemiseauniveaudel’épaule,lalumièrejouaitsursesécaillesàchacundesesmouvements.

«J’accepteraipeut-êtrevotreoffreunpeuplustard»,ditThymara,àlagrandesurprisedeSédric,quilacroyaitlaplusrésistantedesdeux.

Sylves’adressaàsacompagne,derrièreelle,sansquitterlarivièredesyeux:«Tuastoujoursmalaudos?Tuasétéblesséependantlacrue?»

Thymarasetutunmomentpuisréponditàcontrecœur:«Oui;çan’ajamaisguéricomplètement,etçan’apasarrangéleschosesquandj’aibulatasseunedeuxièmefoiscejour-là.»

Lecanoëcontinuaitd’avancer.Ilspassèrentdevantunbrasmortpiquetéd’immensesfeuillesplatesetdefleursorangequiflottaientàlasurfacedel’eau;leurodeur,silourdequ’ellefrôlaitlaputréfaction,

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parvintauxnarinesdeSédric.

Sylvedemandad’untonhésitantetpourtantdécidé:«Tuenasdéjàparléàtadragonne?

—Parlédequoi?réponditThymara,toutaussidéterminée.

—Detondos,etaussidetesécaillesquis’étendent.»

Lesilencetombasurlecanoëcommeunblocdepierreetleremplitparfaitement.«Jenecroispasquemadouleuraudosaitunrapportavecmesécailles.»

Sylvecontinuadepagayersansseretournerverssacamarade;oneûtditqu’elles’adressaitaufleuve.«Tuoubliesquej’aivu;jesaisàquoiçaressemblemaintenant.

—Parcequetuchangesdelamêmefaçon»,rétorquaThymara.

Sédricsesentaitprisaupiègeentrelesdeux.MaispourquoiSylvemettait-ellesurletapisunsujetaussiintimeetpropreauxgardiensalorsqu’ilétaitlà?

Etpuislapeurluinoual’estomac.

Cen’étaitpasThymaraqueSylvevisait,c’étaitlui.Samainseportaaussitôtsursanuqueetcouvritlaligned’écaillesquipoussaitlelongdesonépinedorsale.Carsonluiavaitassuréqu’onlavoyaitàpeineetqu’ellen’avaitguèredecouleur,àladifférencedelateintenettementrosedesécaillesdeSylveetdesrefletsargentésdecellesduchasseur.Sédricgardalesilence.

«Jechange,c’estvrai,reconnutSylve,maisj’avaislechoix,etc’estçaquej’aichoisi.Enplus,j’aiconfianceenMercor.

—Pourtant,ilt’aabandonnéeaujourd’hui.»SédricsedemandasiThymaramanquaitdecœurouseulementdedélicatesse.

«J’yairéfléchi,etaussiàcequ’aditSédric.Si,quandtoutlemondeserassembleracesoir,onétaitabsents,Mercorreviendraitmechercher,j’ensuiscertaine.Maisjeseraiarrivée,etparmespropresmoyens.Jenesuisniuneenfant,niunanimaldecompagnie;nonseulementilmecroitcapabledemedébrouillerseule,maisilmejugedignedel’attentiond’undragonetapteàsurvivresanslui.»

Cefutd’unevoixétrangléequeThymarademanda:«Commentsefait-ilqu’iltevoieainsi?Commentl’as-tuconvaincu?»

Sylveseretournaavecunsourirebéat.«Jenesaispasexactement;maisilm’aoffertunechanceetjel’aisaisie.JenesuispasencoreuneAncienne,maisçaviendra.

—Quoi?»s’exclamèrentensemblel’autregardienneetSédric.

PuisThymaraajouta:«Maiscomment?

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—Avecunpeudesang»,réponditSylveàmi-voix,etleTerrilvilliensefigea,glacé.Unpeu?Quellequantitécelareprésentait-il?Iltâchadeserappelercombienilenavaitavalécettefameusenuit,etsedemandacombienilenfallaitpourenclencherleprocessus.

«Mercort’adonnédesonsang?»Thymaran’encroyaitpassesoreilles.«Ettuenasfaitquoi?»

Sylves’exprimaitdansunmurmure,commesielleparlaitd’unsujetsacré–ouhorrifiant.«Ilm’ademandéd’extraireunepetiteécailledesonmufle;j’aiobéi,etunepetitegouttedesangestapparue;alors,ilm’aditdelapréleveravecl’écailleetdelamettredansmabouche.»Sagorgesenoua,etsapagaieperditlerythme.«C’était…délicieux.Non,cen’étaitpasunequestiondegoût,maisdesensation:c’étaitmagique;çam’achangée.»

Dedeuxcoupsdepagaievigoureux,Thymaraécartalecanoëducourantpourledirigerversleshauts-fonds;là,elletenditlamainetsaisitunebranchebassepourmaintenirl’embarcationenplace.

«Pourquoi?»Laquestionavaitjaillid’ellecommeuneexplosion,commesiellelaposaitàl’universtoutentier,commeuncridedésespoirdevantunsortinjuste;maiscefutSylvequiyrépondit.

«Tusaisbiencequ’onest,Thymara,etpourquoicertainsd’entrenoussontrejetésàlanaissance,pourquoioninterditàceuxquichangenttropettropvitedesemarieretd’avoirdesenfants;et,siondécouvrenotredifférencequandonvientaumonde,onnousinterdittoutavenirparcequenoschangementsfontdenousdesmonstres,etnousfontmourir,plustôtqueplustard,endonnantlejouràd’autresmonstresincapablesdesurvivre.D’aprèsMercor,c’estlelotdetousleshumainsquicôtoientdesdragonsassezlongtemps.

—Çanetientpasdebout!LeshabitantsdudésertdesPluieschangentdepuislapremièregénérationquiacolonisélarégion.Bienavantquelesdragonsréapparaissentdanslemonde,lesenfantsavaientdesécaillesetlesfemmesenceintesdonnaientnaissanceàdesmonstres!

—Oui,mais,bienavantquelesdragonsreviennent,onvivaitlàoùilsavaientvécu,onfouillaitlàoùlesAnciensavaientrésidé;onpillaitleurstrésors,onportaitleursbijoux,ondécoupaitdesplanchesdanslesganguesdesdragons.Iln’yavaitpeut-êtrepasdedragonsparminous,mais,nous,onvivaitparmieux.»

LesilencetombapendantqueThymaradigéraitcettedéclaration.L’eaucouraitlelongducanoë.Sédricsesentaitglacé,paralysé.Lesang!C’étaitlesangd’undragonquiprovoquaitdesmodificationschezSylve!Etilavaitsuffidedeuxgouttesetd’unepetiteécaille.Qu’avait-ilbupoursapart?Quelschangementsavait-ildéclenchéschezlui?Desmonstres,avaient-ellesdit;desmonstresquinevivaientpaslongtemps,àquionrefusaittoutavenir.Ilsentaitquelquechoseenluisetendreetsetordresifortqu’ilenavaitmal,etilsepenchalégèrementenavant,courbésursonventre.Lesjeunesfillesneparurentpass’enapercevoir.

«Maislesangqu’ilt’adonnévaaccentuerleschangements?

—C’estsonsang;Mercorditqu’ilguideramesmodifications.Ilm’aprévenuequeçanemarchepastoujours,etqu’ilneserappellepastoutcequ’ilfautfairepourfaciliterlatransition.Mais,d’aprèslui,lesAnciensnesontpasapparusparhasard;chacund’entreeuxétaitlecompagnond’undragon–enfin,

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presque:parfois,deshumainssemettaientàchanger,et,mêmelaisséesàelles-mêmes,cesaltérationsnelestuaientpas.Onavaitremarquécephénomènechezleshumainsquis’occupaientdesdragonsquandilssetrouvaientencoredansleurscoconsetchezceuxquiétaientprésentsàleuréclosion;certainsdevenaientmagnifiquesetvivaienttrèslongtemps,maislaplupartmouraientjeunes.Néanmoins,ceuxquelesdragonsjugeaientdignesetdontilsguidaientavecsoinleschangements,ceux-làdevenaientextraordinairesetcertainsvivaientplusieursgénérations.»

Elletombaàcourtdemots.

«Jenecomprendspas.

—C’étaitdel’art,Thymara.CréerdesAnciens,c’étaituneformed’artpourlesdragonsdecetteépoque;ilscherchaientdeshumainsqui,seloneux,avaientunpotentiel,etilslesdéveloppaient.Voilàpourquoiilstenaienttantàeux:toutlemondetientàsescréations.Mêmelesdragons.

—Etmesdifférences?Jesuisnéeaveccellesqu’onnevoitd’habitudequechezdetrèsvieillesfemmes;et,depuisledépartdeTrehaug,ellesn’ontfaitques’accentuer.Leprocessuss’accélèreplusquejamais.

—J’airemarqué.C’estpourçaquej’aidemandéàMercorsic’étaitSintaraquitechangeait,etilaréponduqu’illuiposeraitlaquestion.

—Ill’adéjàfait,ditThymara.Jepensaisqu’elleavaitunrapportaveccequim’arrive,d’aprèsuneréflexiond’Harrikine.Sondragonlechange,luiaussi?

—Oui;etSintaraenfaitautantavectoi.»

Unsilence,puisThymarareconnut:«Non.Elleaffirmequ’ellen’yestpourrien,etMercoraditque,siellenes’occupaitpasdeguidermeschangements,c’estluiquis’enchargerait.

—Quoi?»

Quecachaitl’exclamationdeSylve?Uneombredejalousie?D’incrédulité?

Thymaraparutl’entendreelleaussi,etelleréponditd’untonaccablé:«Net’inquiètepas,çan’arriverapas:Sintaraaditqu’ellenelaisseraitjamaispersonneprendreenchargesagardienne.Jesuiscondamnéeàluiapparteniralorsqu’elleneveutpasdemoi,etàsubirleschangementsquiseproduisentenmoi,enbienouenmal.»Ellepritunelongueinspiration.«Onferaitbiendeseremettreenroute;jenevoismêmepluslesautrescanoës.

—Voulez-vousquejevousremplaceunpeu?demandaSédric.

—Non,merci.»Plusbas,elleajouta:«Jecroisquej’aibesoindem’activerunmoment.»

Sédrics’éclaircitlagorgeet,avecuneffortdevolonté,parvintàdire:«Moiaussi,jechange.»

Ilyeutunsilence,puisSylveréponditavecdélicatesse:«Oui,onaremarqué.»

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IlmodifiadixfoislaformulationdesadéclarationsuivantepouréviterdementionnerlesangdeRelpdaetlafaçondontill’avaitbu.«Jecrainsparfoisquemadragonnenesachepasguidermeschangements.

—Onatousunpeupeurdeça,jecrois»,réponditSylve,etilnesutquedire.

LapagaiedeThymaras’enfonçadansl’eauetlespropulsaaumilieudelarivière.Ilsrepartirentenremontantlecourantparesseux.

NEUVIÈMEJOURDELALUNED’OR

Sixièmeannéedel’AllianceIndépendante

desMarchands

D’Erek,GardiendesOiseaux,Terrilville,

àDetozi,GardiennedesOiseaux,Trehaug

Contenu:unenotificationofficiellementenregistréedeHestFinbokadresséeauxmarchands,aubergistesetfournisseursdeTrehaugetdeCassaric,àcopieretàdistribuergratuitement.Ànoterqu’àcompterdupremierjourdelaLuned’OrHestFinbokdéclinetouteresponsabilitépourlesdettescontractéesparSédricMeldarouAliseKincarron.

Detozi,

Lespigeonsrapidessontarrivésunjouretdemiavantlesmessagersclassiques;étantdonnéqu’ilpleuvaitetqueleventétaitcontraire,jerested’autantplusadmiratifdeleurvitesse.Àl’évidence,leprogrammedesélectionfonctionne,ettrèsbien.Jevaistâcherdemettreaupointunsystèmedebaguesquinouspermettrad’établirlesquelssontlesplusrapides,afindesélectionnerplusefficacementcestraitsdanslesgénérationssuivantes.

Erek

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DIXIÈMEJOURDELALUNED’OR

Sixièmeannéedel’AllianceIndépendante

desMarchands

D’Erek,GardiendesOiseaux,Terrilville,

àDetozi,GardiennedesOiseaux,Trehaug

Ci-jointunenotificationdelafamilleMarchandeMeldaretdelafamilleMarchandeKincarron,offrantunerécompensesubstantiellepourtouteinformationsurlalocalisationetl’étatdesantédeSédricMeldaretd’AliseKincarronFinbok.Àcopieretàdistribuergratuitement,unexemplairedevantêtreenvoyérapidementauGardiendesOiseauxdeCassaric,touteschargesayantétépayéesd’avancepourleservicedemandé.

Detozi,

Vousn’êtespaslaseuleàregretterdenepouvoirparcourirladistanceentrenosdeuxcitésàlavitessedenospigeons.J’aipasséplusieursheuresàréfléchirauxmarquesquipermettraientd’identifierlesoiseauxlesplusrapides;j’ailaconviction,jenesaispourquoi,que,sinouspouvionspasserneserait-cequ’uneaprès-midiensemble,nousparviendrionsàmettreaupointuntelsystèmedemarquage.JesuiscurieuxdesavoircommentvousgérezvospigeonniersetvosoiseauxdansunenvironnementaussidangereuxqueceluidudésertdesPluies,etjepensequetouslesgardiensdesoiseauxygagneraientsijepouvaisprendreletempsdevousrendrevisiteafind’étudierlafaçondontvousgérezvospigeons.DèsqueReyallpourrarevenirs’occuperdemestâchesenmonabsence,jecomptedemanderuncongé,siunevisitedemapartnereprésentepaspourvousuntropgranddérangement.

Erek

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DOUXIÈMEJOURDELALUNED’OR

Sixièmeannéedel’AllianceIndépendante

desMarchands

D’Erek,GardiendesOiseaux,Terrilville,

àDetozi,GardiennedesOiseaux,Trehaug

DeSophieMeldarRoxon,danslemessageci-joint,unelettredecréditàl’usagedeSédricMeldaroud’AliseKincarronselonleursbesoins;àplacarderdanslaSalledesMarchandsdeTrehaug,avecnotificationàenvoyeràlasalledesMarchandsdeCassaric.

Detozi,

Jecrainsdem’êtremontrétropdirectdansmondernierbillet;jevoulaisseulementdirequenouspartageonsungrandintérêtpournosoiseaux,etqu’uneréunionpourraitprofitergrandementànosdeuxélevages.Cetterencontren’auraitnaturellementlieuqu’àvotreconvenanceetsicelavousagrée.

Erek

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7

Roseaux

LESOIRTOMBAIT,maisonnevoyaittoujourspaslesrivesdelarivière.Leftrin,àlaproue,surveillaitl’immenseétendued’eau.Departetd’autredubateau,dehautsroseauxetdesmassettesanormalementtouffuesbordaientlechenalpeuprofond,àpeinetroisfoispluslargequelagabare.Lesdragonssuivaientlentement,maussades.Aucuneterrefermen’apparaissaitnullepart,etilsallaientsansdoutepasserunedeuxièmenuitdeboutdansl’eau.Lalumièrebaissait,etuneétoilebrillaitdéjàdanslecielbleunuit;bientôt,leschasseursreviendraientavecleurscanoëspourdormiràborddeMataf.Leftrinéprouvaitunsentimentétrangeàsetrouversuruneeauaussicalme,surlepontduMataf,avecuncielaussivasteau-dessusdesatête.L’horizondelaforêtformaituncerclelointainautourdesonbateau,etunelargezonedehauts-fondssuffoquésdevégétationl’enséparait.Desvolsd’oiseauxaquatiquesetdepetitsvolatilestournoyaientdanslecielavantdeseposerpourlanuit;lessauvaginesselaissaientdescendreenplanantavantdetoucherlarivièredansdesgerbesd’eau;leurspetitscompagnonssejuchaient,eux,surlesmassettesetlesépisdesplantesdeberge.Alevins,grenouillesettoutessortesdelézardsnageursabondaientdansleshauts-fonds;lesdragonsn’appréciaientl’effortqu’ilsavaientàfairepoursenourrirdeformesdevieaussiréduites,maisaumoinsnemourraient-ilspasdefaim.Laveille,ilsavaientcroisélarouted’uneimmensetrouped’échassiersauplumageétonnammentvifetdetouteslesnuancesdubleu;Leftrinn’avaiteuquepeudetempspourlesadmirer,carlesdragonsavaientfoncésureuxaussitôt.Lesoiseauxavaientfui,donnantl’impressiondecourirsurl’eaupours’envoler,maislesretardatairesavaientfinidansl’estomacdesgrandescréatures.LecapitaineavaitdemandéàDavviederécupérerquelquesplumesquiflottaientsurl’eaupourlesremettreàAlise,afinqu’ellepûtlesarchiver.Lavieabondaitdanslarivière,avecunediversitéqueLeftrinn’avaitjamaisvueniimaginée.

«Aumoins,c’estdel’eaudouce,sansunetraced’acide,ditAliseens’approchantdelui.C’estunegrâcedontnousdevonsnousréjouir.Néanmoins,lesdragonsneserontpascontentsdedevoirpasserlanuitdeboutdansl’eau.»Elles’arrêtaprèsdelui,etillavitposerdélicatementlesmainssurlalisse.Depuiscombiendetempslefaisait-elle?Ilneleluidemandapas.Matafacceptasoncontact,etmêmel’accueillitavecplaisir.Ellepassalesmainssurleboisdelamêmefaçonqu’ellecaressaitGrigquandlechatdubordluifaisaitl’honneurdesautersursesgenoux:duboutdesdoigts,ensachantbienqu’iln’appartenaitqu’àlui-mêmeetque,sielleavaitledroitdeletoucher,elleneleposséderaitjamais.

Oui;celadécrivaitMataftelqueLeftrinleconnaissaitdepuistoujours,etencoreplusdepuissatransformation.Lebateauavaituntempéramententêtéquin’avaitriendenouveau,maisquis’étaitintensifiédepuisqu’ilremontaitl’affluentd’eaudouce,etLeftrinsentaitchezluiuneassurancequenilesgardiensnilesdragonsnepartageaient;elles’infiltraitdanssesrêveslanuit,etelleseuleluipermettaitdeseleverchaquematinetd’affronterlajournéeavecoptimisme.

Aliseposalamainsurlasienne.

Oui,celaaussi.Carquelhommeeûtpusesentirdécouragéquandchaquenuitunefemmel’engloutissaitdansunrazdemaréedetendresseetdesensualité?Ellesuscitaitchezluidesappétitsqu’ilneseconnaissaitpas,etellelesrassasiait.Ilavaitétéencoreplussurprisqu’elledelapromptitudeavec

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laquellel’équipageetlesgardiensavaientacceptéleurnouvelarrangement;ils’attendaitàdesdifficultés,aumoinsdelapartdeSédric,car,sienthéorie,Aliseavaitsacabineàpart,elleserendaitdanscelleducapitaineetenressortaitsansdonnerdeprétextesnid’explications.AuboutdedeuxoutroisjourssansqueSédricfîtlemoindrecommentaire,LeftrinavaitdemandéàAlisesi,àsonavis,ildevaitaborderdefrontlaquestionavecleTerrilvillien.

«Ilestaucourantdenotrerelation,avait-ellerépondusansambages.Ilnel’approuvepas:ilcroitquetuprofitesdemoietquejememordraiunjourlesdoigtsdet’avoirfaitconfiance.»Elleledévisageaitenparlant,commesiellecherchaitàliresonâme.«J’yairéfléchietj’aijugéque,s’ils’agissaitd’uneescroquerie,dumoinsl’avais-jechoisie.»Uncurieuxpetitsourireluiétiraleslèvres.«Etquej’enprofiteraismoiaussitantqu’elledurerait.»

Illapritdanssesbras.«Cen’estpasuneescroquerie,etcequenousvivonsdurera.Certainsjours,jetedécevraipeut-être;tufinirasmêmepeut-êtrepartelasserettutemettrasenquêtedequelqu’undeplusintelligentoudeplusriche.Mais,pourlemoment,belledamedel’été,j’ail’intentiondesavourerpleinementmesjoursavecvous.»Ilssetenaientfaceàfacedanslacabineducapitaine;surcesderniersmots,ilavaitsoulevéAlisedeterrepourladéposerdanssonlit.Elleavaitpousséuncridesurpriseraviepuis,unefoissurlacouchette,unpetitriredegorgequiavaitfaitfrissonnerLeftrindeplaisir.Ils’apercevaitavecravissementqu’ilyavaitdelaribaudedanscettedamedeTerrilville,etsansdouteétait-ceaussiunedécouvertepourAlise.

Àprésent,àlaprouedeMataf,ilscontemplaientlarivièreetlesilences’étendaitautourd’eux.QuandAlisepritenfinlaparole,cefutpourposerunequestionavecdélicatesse:«Es-tusûrqueMatafnes’estpastrompéens’engageantdanscechenal?»

Ilôtalamaindubastingageetpritaupassagecelled’Alise;sonbateauétaitbienassezirritableainsi:inutilequ’ilsentîtlesdoutesdesapassagère.«J’ensuisaussisûrquelui…»Plusbas,ilajouta:«Onn’ariend’autresurquois’appuyer,Alise;silesdragonssentaientqu’ilfallaitprendreuneautredirection,jepensequ’ilsl’auraientdit.

—Mafoi,jesongeaisseulementquel’autrerivièreparaissaitplusnavigable;ilmesemblaitvraisemblablequ’unegrandevillecommeKelsingraaitétébâtiesuruncoursd’eauquedesbateauxpouvaientemprunter.

—Ceseraitlogique.»Lamêmeidéeluiétaitvenueplusd’unefois.Ils’efforçaderassurerAliseautantquelui-même.«Maistoutachangédepuisl’époquedesAnciens.Cettezonedemarécageétaitpeut-êtreunlacprofondalors,oupeut-êtreunerivièrequicoulaitlentement,enlargesméandres,entredesterresagricoles.Onn’ensaitrien;ducoup,faireconfianceàMatafmeparaîtaussivalablequerefuserdel’écouterpourprendrel’autrerivière.

—Ainsi,nousavonsautantdechancesdedécouvrirKelsingraquedepasseràcôté.»

Ilsegrattalabarbe.«Autant,oui.Nousavonspeut-êtrelaissésesruinesengloutiesderrièrenousilyadesjours,Alise;oubienl’affluentquiymenaitapus’envaseretsetransformerenjunglevoiciunsiècle.Onn’ensaitrien.Tuveuxabandonneretfairedemi-tour?»

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Elleréfléchitunlongmoment.«Non,jeneveuxjamaisfairedemi-tour,murmura-t-elle.

—Alorsoncontinue.»Ilplissalesyeux.«Regarde,là-bas;tunevoisriendebizarredanscettezonederoseaux?»

Ellesepenchaens’appuyantsursonbras,etilypritunplaisirabsurdeetadolescent.Puis,àsagrandesurprise,elleagrippalalisseetdit:«Mataf,ilfautquenousallionslà-basvoircequec’est!Toutdesuite!»

Leftrinnesuts’ildevaitéclaterderireousevexerquandilsentitsonbateauvirerdocilement.

«C’estunrectangleparfait!Etlà,unautre,pluspetit!»Elleavaitbeaus’efforcerdeconserversoncalme,Aliseaffichaitunsourirebéat,etsavoixtremblait.Ellesepenchaitsiloinpar-dessuslebordducanoëqu’ilsavaientempruntépourexaminerlesprofondeursdel’eauqueLeftrinl’attrapaparledosdelachemise.«Jenevaispastomber»,dit-elleensentantsamain,maiselleneseredressapas.

—Tucroisquecesontlestoitsdebâtimentsengloutis?

—C’estpossible,maisilssontplats;or,d’aprèslestapisseriesetlesimagesqu’onaretrouvéesdel’époque,lesAnciensconstruisaientrarementdesédificessimplesàtoitureplate.Certainescités,commecelle,ensevelie,deTrehaug,évoquentdeslabyrinthessouterrainsinterconnectésplutôtquenosvillesauxbâtimentsséparés.UnedesdifficultésqueprésententlesfouillesdeCassaric,c’estquelesédificesnesontpastousreliésentreeuxcommeàTrehaug;pourquoiilsbâtissaientd’unefaçonsurunsiteetautrementailleurs,nousn’ensavonsrien.»Aliselevalesyeuxpourexaminerleshauts-fonds,recouvertsd’unevégétationfoisonnante;lesfeuillesplatesdesnénupharsbougeaientàpeinedanslecourantparesseux,etlesjoncsdressaientleursquenouilles.Àlapagaie,Leftrinmaintenaitl’embarcationsurplaceau-dessusd’unrectangleparfaitderoseauxpluscourtsqu’ailleurs,dontl’uniformitédénotaituneorigineartificielle.Aliseobservalafaibleépaisseurd’eauendessousducanoëpuisannonça:«J’yvais.

—Alise!»s’exclamaSédric,coupantlaparoleàLeftrin,maiselleôtaitdéjàseschaussuresetretroussaitsesjambesdepantalon.

«C’estdel’eaudouce,n’oubliezpas,etsipeuprofondequemêmelesroseauxn’arriventpasàs’enracinerpourdonnerdehautestiges;c’estprécisémentçaquiaattirél’attentiondeLeftrin.Nevousinquiétezpastant.»Elledescenditducanoëetconstataavecplaisirqu’ellenel’avaitmêmepasfaitpencher;néanmoins,elleatterritdansunegerbed’éclaboussuresquilatrempèrentjusqu’auxcuisses.Sespiedss’enfoncèrentdansunecouchedevase.

«As-tupenséauxsangsues?Auxserpents-pointeaux?

—Toutirabien»,répondit-elle,maiselleeûtpréféréqueSédricn’eneûtpasparlé.Elleignoraitpourquoiilavaitinsistépourmonterdansl’embarcationafind’explorerlerectanglederoseaux.Elleserralesdentspuisfrottasespiedsnusdanslabouedansl’espoirdedécouvrircequ’ellecachait;dessédimentssesoulevèrentetobscurcirentl’eau,aussireleva-t-ellesesmanchesetplongea-t-ellelesdeuxmainsdanslarivière.L’eaupeuprofondeluimontaitàpeineauxgenoux,mais,pourtoucherlefond,elle

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devaitquasiments’immergerlevisage.Ellearrachalaboueetlematelasderacinespuispassalesdoigtssurlasurfaceainsidécouverte;enfin,elleseredressa,unlargesourireauxlèvres.«Delapierreetdumortier!Etlapierreestlisse,commesionl’avaittaillée,miseenformeetassemblée.

—Alors,c’estquoi?Qu’est-cequ’onatrouvé?»

QuandLeftrinavaitarrêtéleMatafpourembarquerdanslecanoëetallerexaminerdeplusprèslazonedesroseaux,lesdragonsavaientfaithaltepuisétaientrevenussurleurspaspourobserverleshumains;àprésent,Mercoretdeuxdesessemblabless’approchaientlourdementpourserenseigner.Ledragond’orlevaunepatte,laposasurlasurfacedissimulée,vérifiaqu’ellesupportaitsonpoidspuissedressahorsdel’eaupourrejoindreAlise.«Attention!s’exclama-t-elle.Çapourraitcéder!

—Non,répondit-illaconiquement.C’estprévupoursupporterlepoidsd’undragon.»Ilallajusqu’àl’extrémitédelaplaqueetrevint.«C’estquelquepartparici,dit-il.Ah,ici!»

Ilsaisitquelquechoseàl’aidedesesgriffespuistiraavecungrognementd’effort.«C’estcoincé.

—Qu’est-cequec’est?demandaAlised’unevoixtendue.

—Qu’est-cequetufais?»demandaàsontourLeftrinalorsqueMercor,avecungrandrugissement,arrachaitquelquechoseàl’eau.

Lerésultatnesefitpasattendre.Lajeunefemmepoussauncrideterreurensentantlabouesoussespiedssemettreàchauffer;unelumièrebleutéesediffusainégalementdanslerectangleenglouti,rendantl’eaulimpidecommeduverreparendroits,maiscomplètementobscurcieailleurspardesracinesemmêlées.Aliseretournaprécipitammentaucanoëtandisquelatempératuredel’eaumontaitrapidementautourd’elle;elles’accrochaàl’embarcation,et,sanségardpoursadignité,Leftrinlasaisitparlecoldesachemiseetlatailledesonpantalonpourlahisseràbord.«Ilfautqu’onrecule!»cria-t-ilàSédric,etlesdeuxhommespagayèrentvigoureusementpours’écarterdurectanglelumineuxd’oùmontaitunbourdonnement.

«Mercor,Mercor,soisprudent!»criaAliseaudragon,maisilsecouchacalmementdansl’eau;RanculosetSesticanétaientdéjàvenuslerejoindre,etd’autresdragonss’approchaient.

Mercors’étiraetditd’unevoixrêveuse:«Normalement,ceschoses-lànesontpassousl’eau;autrefois,ellessetrouvaientsurleterraindecertainesdesplusbellesrésidencesduborddulac.Ellesétaientconstruitespourlesdragons,pourlesaccueillirquandilsvenaientenvisite;parunesoiréefraîcheoulesjoursdepluie,lesdragonspeuvents’yallongerconfortablement,bienauchaud.

—Deslitsd’appointpourdragons!fitAlised’unevoixdéfaillante.

—Hum…Oui,onpeutlesappelercommeça.Délicieusementchauds;encoreaujourd’hui,ilsdispensentunechaleuragréable.»

Sesticans’allongeadansl’eauàsontour,poussaunsoupirets’étira.Autourdesdragons,larivièreavaitcommencéàmiroitersousl’effetdelachaleur.Kalogrimpasurlerectangleettrouvajusteassezdeplace

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pours’yinstaller.Sesautrescongénèresleurlançaientdesregardsenvieuxetserapprochaientautantqu’ilslepouvaientdelachaleur.Deschapeletsdebullescommencèrentàmonteretàcreveràlasurface.

«Savez-vousoùnoussommes?Sommes-nousprèsdeKelsingra?Cesiteenfaisait-ilpartie?»criaAliseauxdragonsbéats.

Àcôtéd’elle,Sédricbâillabrusquement.«Tun’entirerasrien,dit-ilàmi-voix.Ilsontmanquédechaleurtroplongtemps,etmaintenantellelesplongedansuneespècedestupeur.»

Defait,ilsévoquaientplusdesvachesquedesdragonsàlajeunefemme,attroupés,appuyéslesunscontrelesautres;mêmeSédricsemettaitàrespirerpluslentementetplusprofondément,etAliseleregardaavecunefascinationhorrifiée.Sesyeuxsefermaientpeuàpeu.

«Qu’est-cequise…»fitLeftrin,maisellelefittaireenposantlamainsursonbras;ellesepenchaversSédric.«Relpdaa-t-ellesouvenirdecelieu?»

Ilsoupira.«Ilenexistaitbeaucoupcommecelui-ci.LesAnciensaimaientaccueillirlesdragons;ilsrivalisaientpourobtenirleursfaveurs,et,pourattirerl’attentiondespluspuissants,lesAnciensfortunésdépensaientsanscompterpourassurerlebien-êtredeleursénormesinvités.

—Ontrouvaitdoncbeaucoupdecescouchespourdragons?»

Sédricmitcettefoisunpeupluslongtempspourrépondre.«Pasdanslacité.IlyavaitdansKelsingrauneplacetoutentièredontlachaleurrestaitconstante.Mais,danslesrésidencesdecampagnedesrichesAnciens,oudanslespropriétésdeceuxquivivaientdanslesîlesdunordouplusloinencore,ilyavaitdecesfabricationsdestinéesauconfortdesdragons.»Ilouvritlesyeuxets’efforçad’accommoder.Ilprituneprofondeinspiration,etsavoixsemodifialégèrementtandisqu’ilparaissaitreveniràlui.«ÀTrehaug,ilexistaitdessallesauplafondvitré,assezvastespourylaisserpénétrerdesdragons,etqu’onchauffaittoujoursenprévisiondeleurpassage;lesAnciensyfaisaientpousserdesplantesmagnifiquesetlesornaientdefontaines.

—C’estlogique,murmuraAliseensongeantàunepiècedécouvertelorsdefouillesetnomméeSalleduCoqCouronné.LecocondeTintagliasetrouvaitdansunesalleauxlargesportesetdotéed’épaispanneauxdeverrequidevaientlaisserentrerlalumièredusoleiltoutel’annéemaisprotégerdespluiesd’hiver.Onsupposequ’ils’estproduitunséismepuissantouundésastredemêmenature,etqu’onaplacécertainesganguesdanslasallepourlesabriter;mais,quandlavilleaétéensevelie,lesdragonssesontretrouvésenterrésavecelle.

—Alors,fitLeftrin,lefrontplissé,onadécouvertquoi?Lesvestigesd’unecité?Kelsingra?

—Non.»Aliseétaitcatégorique.Unfrissond’exaltationlatraversa:ellesavaitaveccertitudecequec’était.««Laplate-formesurlaquellesechauffentlesdragonsestsubmergée,maisilestcertainqueleniveaudel’eauestmonté;etellen’estpastrèsprofonde.Sinousjetionsl’ancreetquenousorganisionsdesrecherches,nousdécouvririonscertainementd’autressignesdeprésencedesAnciens–vestigesdefondations,etpeut-êtred’autrescouchesdechauffage.Maiscen’étaitpasuneville.Kelsingracomptaitdenombreuxpalais,fontaines,coursettours;sic’étaitKelsingra,voireseulementsapériphérie,nousdevrionsvoirlesrestesdecesédifices,carlacouchedechauffageestàpeinerecouverted’eau.Non,

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Leftrin,noussommessurlesited’unehabitationAncienne,maiscen’estpasKelsingra.Sédric!Réveille-toi.Ilfautprendredesmesuresettoutnoter;nousdevonsexaminerlazoneautantquefairesepeutavantlatombéedelanuit.

—Jevaisprendredesnotesdemoncôté,surmescartes»,ditLeftrin.IlséchangeaientunsourireraviquandCarsons’arrêtaprèsd’euxdansunautrecanoë,lesjouesrougesd’excitation.

«Ilyad’autresruinesdanslecoin;jemesuisenfoncédanslesroseauxpourjeteruncoupd’œil,et,unpeuenaval,j’aitrouvéunestructurequipourraitbienêtrelesvestigesd’unejetéeenpierresurunerivièreouunlac.Elleestsousl’eau,maisonreconnaîtencoresaforme.C’estincroyable,non?»

AlisevitavecétonnementungrandsourireapparaîtresurleslèvresdeSédric.«C’estpourçaquevousvouliezparticiperàl’expédition,n’est-cepas?Pourcegenrededécouverte?

—C’estundébut,réponditlechasseur.Maismaintenantqu’onl’avu,jecroisdavantageàlapossibilitédetrouverKelsingra.»Illevalesyeuxverslecielquis’assombrissait,etAlisel’imita.

Denouvellesétoilesapparaissaient.L’eaufrémissanteémettaitunericheodeurvégétale,etlesdragonssedécoupaientdanslanuitsurl’étrangelumièrebleutéequimodifiaitleurscouleurs.Lesyeuxclosetlatêtecourbée,ilsévoquaientplusdesstatuesquedescréaturesvivantes.«Ilscomptentsechaufferaubain-marietoutelanuit?fit-elle,s’interrogeanttouthaut.

—Oh,oui!réponditSédric.JecroisqueRelpdan’ajamaiseuaussichaud;jenem’étaispasrenducomptequ’elleétaittoujoursfrigorifiée…»Ils’interrompitpuisreprit:«Onaurapeut-êtredumalàleurfairereprendrelaroutedemain.

—Nouspourrionspeut-êtrepasserlajournéeici,proposaAlise,pourfairedesrelevésdenosdécouvertesetpoussernosexplorations.»

ToutlemondesursautaquandMercorouvritlesyeuxetlevalatête.«Non.Nousallonstroplentementetavonsdéjàpristropderetard;demain,nousrepartirons.L’étéestpassé,et,quandlespluiesd’automnearriveront,larivièregonflera;ilfautquenoussoyonsàKelsingraavantleurvenue.»

ThymararepritsonsouffleetsaisitenmêmetempslamaindeTatou.«Non»,dit-elle,d’untonbeaucouppluscatégoriquequecequ’elleéprouvaitàsoncontact,et,avecunsoupir,elles’écartadeluiàcontrecœur;lui,poursapart,exprimasonagacementavecplusdeforce.

Ilétaittrèstard;ilssetenaientàl’arrièredubateau,dansl’intimitérelativequeleuroffraientlanuitetlepontdésert.Lesautresgardiensdormaient,certainssurletoitdurouf,d’autresdanslacoquerieousurlegaillardd’avant.Elleavaitacceptélerendez-vousqu’illuiavaitdonnépour«discuter»,ensachantpertinemmentquecen’étaitpascequ’ilsdésiraientréellementnil’unnil’autre.Elleeûtvouluregretterletourmentqu’elles’étaitimposé,ainsiqu’àTatou,enlelaissantlatoucher,maissonsangbouillaitencoredessensationsquesesbaisersetsescaressesavaientéveilléesenelle.Elleavaitplusdemalàs’interdired’allerplusloinqu’àlerefuseràTatou.Leursrencontressuivaienttoujourslemêmeschéma:

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ilsparlaient,puisl’unoul’autrecédaitàsesimpulsions;ilyavaitdesbaiserssuivisdecaresses–quis’achevaienttoujoursdelamêmefaçon.

«Pourquoi?fit-ilbrusquement.Pourquoimelaisses-tutetoucherpourm’obligerensuiteàcesser?Tutrouvesçadrôle?

—Non,c’estque…»Troubléeparlacolèreetlapeinequ’ellesentaitdansletondeTatou,elleprituneinspirationetchoisitlafranchise.«J’adorelessensationsqueçameprocure;jesaisquejenedevraispastelaissermetoucher,mais…

—Çateplaît?

—Biensûr!Mais…

—Alorslaisse-moifaire,Thymara!Jet’enprie!J’aitellementenviedetoi!Etjesaisquetuasenviedemoi.

—J’aipeur…

—J’iraidoucement,jetelepromets;tupeuxmefaireconfiance.

—Laisse-moiparler!Tun’arrêtespasdemecouperlaparole.»

Ils’écartad’ellesanslalâcher.«Trèsbien;vas-y,jet’écoute.»Ils’exprimaitd’untonbrusque,maiscontinuadelatenirdanssesbras,serrécontresacuisse,contrelaquelleellesentaitpalpiterl’urgencequ’iléprouvait.Cefutellequisedégageaetreculad’unpas.

«Cen’estpasdetoiquej’aipeur,Tatou,nidecoucheravectoi;c’estdetomberenceinte.RegardeJerd,dansquelétatelleest,àvomirtouslesmatins;ellepassesontempsàpleurerouàsemettreencolère,voirelesdeuxenmêmetemps.Ellenes’occupequasimentplusdesestâches;d’ailleurs,j’aientendusadragonneseplaindre,etc’estSylvequiadûsechargerdeluinettoyerletourdesyeux,l’autrejour.Jen’aipasenviededevenircommeelle.

—Tuneveuxpasd’enfants?»Ils’exprimaitd’untonpresqueaccusateur.

Elleserebiffa,incrédule.«Quoi,maintenant?Biensûrquenon!Tuenveux,toi?»

Ilhaussalesépaules.«Ceneseraitpassimal.

—Pourtoi,peut-être!Mais,mêmesimagrossessesepassaitbien,jenemevoispasavoirungossemaintenant,alorsqu’onchercheencoreKelsingra.As-tuseulementréfléchiàcequetuviensdedire?Cequec’estdes’occuperd’unnourrisson,detrouverdequoiluifaireuneservietteouunecouverture?OùJerdva-t-elledormirquandlesienserané?Grafferesteavecelle,maisilpassedemoinsenmoinsdetempsavecelledepuisqu’ellel’achassédesonlit.Nemeregardepascommeça,çan’ariend’unsecret!Elledortmaletatoutletempsl’estomacretourné.Commentveux-tuqu’elleaitenviedefairel’amour?»

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Tatous’étaitdétournéd’elle.«Avecnous,ceneseraitpaspareil.Jetiensàtoi;situtombaisenceinte,jenet’abandonneraispas.»

Soudainsaisied’unecertitudeabsolue,ellerépliqua:«Tudisçaparcequetusaisquej’aipeudechancesdemeretrouverenceinte;c’estpourçaquetuesprêtàcourirlerisque.

—Ben,onatousétéétonnésquandJerdaattrapéungamin;personnenes’yattendait.

—Ehbien,situenparlaisaveclesfilles,tut’apercevraisquec’esttrèsinquiétant.»Thymarasecoualatêteetpritsoudainunedécision.«Tatou,jenecoucheraipasavectoitantqu’onvoyageracommeça.Je…»Elleeûtvoululuidirequ’elledésiraittoujourspouvoirl’embrasser,letoucheretsentirsescaresses,maiscelaluiparaissaitinjuste.

Maisildéclaraalors:«Alorsjenevoispascommentonpeutcontinuer,touslesdeux.»SavoixrecelaitdelapeinemaisaussiuneombredemenacequimitThymaraenfureur.

«Ah,jevois!répondit-ellesèchement.Sijetelaissecoucheravecmoietquejetombeenceinte,tutienstellementàmoiqueturesterasprèsdemoicontreventsetmarées;maisapparemmenttunetienspasassezàmoipourrestersijerefusedecoucheravectoi!Tutrouvesçalogique?»

Ildemeurauninstantsilencieux,l’airmalàl’aise.«Oui,fit-ilenfintoutàtrac;parcequeçamontreraitquetutiensàmoiautantquemoiàtoi.Pourlemoment,cequ’onfait,c’estcommesitut’amusaisavecmoi,etjemesenstrèsbêtequandtuarrêtestoutd’unseulcoupetquetumedisnon,commesij’étaisungossequidemandeencoreunbonbon.Quanddeuxpersonness’aiment,l’uneneditpasnonàl’autre.»

Laconvictionaveclaquelleils’exprimaitcoupalesouffleàThymara.«Lesgensmariéssedisentnontoutletemps!»répliqua-t-elleensongeantàsesparents.Puisellesetutetsedemandasic’étaitbienlecas;sonpèreetsamèreétaientsouventendésaccord,maispouvait-elleétendrecetteobservationàtouslescouplesmariés?

«J’enaiassezquetumeprennespourunidiot,Thymara.»Tatouluitournaledos.

«Jeneteprendspaspourunidiot,rétorqua-t-elle.Jen’aipasenviedetomberenceinte,c’esttout!C’estsidifficileàcomprendre?

—Cequejecomprends,c’estquejenecomptepasassezàtesyeuxpourquetuacceptesdeprendreunrisque.Onsaittrèsbienquej’aitrèspeudechancedet’engrosser,maistunetiensmêmepasassezàmoipourcourircepetitrisque-là!»

Commeelles’apprêtaitàrépondre,ellesedemandasoudaincequ’ellepouvaitdire.C’étaitvrai;ilavaitraison:ellel’aimaitbien,elleétaitmêmeunpeuamoureusedelui,etsoncontactluifaisaitbattrelecœurtandisqu’unechaleurl’infusaitdelatêteauxpieds.Mais,quandellecomparaitceplaisiraurisquedetomberenceinte,sonsangseglaçaitetlapeurluinouaitleventre,commeencetinstant.Ellecherchaquelquechoseàdire,unefaçond’exprimercequ’elleressentaitàTatou.

Àcetteseconde,lerugissementindignéd’undragondéchiralanuit.Thymarasentitlebateausursautersoussespieds,etelleentenditlesrécriminationsdesespassagerstirésdeleursommeil.

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Aurugissementsuccédalecrideterreurd’unhomme.

Laporteducapitaineclaqua,etLeftrinlança:«Hennessie!Souarge!Eider!Deslanternes!Qu’est-cequisepasselà-bas?»

Unautrerugissementretentit,etcettefoistousreconnurentlavoixdudragon:c’étaitcelledeKalo.Unhurlementaigutrembladanslanuit,suivid’unbruitd’éclaboussurenonloindubateau.Thymaraentenditaveceffarementl’outragedeKalo:«Tun’espasmongardien,Graffe!Jeneteparleraiplusjamais!Tuneposerasplusjamaislamainsurmoi!

—Unhommeàlamer!criaSkelli.

—Jem’encharge!»C’étaitlavoixd’Alum.Tousdeuxsetrouvaientaumilieudelagabare.Thymarasecoualatête:ellen’étaitsûrementpaslaseuleàsedemanderpourquoiilsétaientaumêmeendroitaumêmemomentaumilieudelanuit.Encoreunbruitd’éclaboussurequandAlumsejetaàl’eau;peuaprès,deslanternesconvergèrentducôtéoùilvenaitdeplonger.Sanséchangerunmot,TatouetThymarasejoignirentàl’attroupement.

Souargelevahautsalampe.Dansl’eau,ilsvirentAlumentraindecouvrirlacourtedistancequileséparaitd’uncorpsflottant;illeretourna,etils’écriaavecunhoquetdesurprise:«C’estGraffe!Abaissezuneéchelle!»

Letempsqu’ilremorquâtGraffeinconscientjusqu’àlagabare,Souargel’attendaitdéjàsurledernierbarreaud’uneéchelledecorde,et,ensembleetnonsansefforts,ilsréussirentàhisserleurfardeauàbord.«Transportez-ledanslacoquerie!»aboyaLeftrin.Tatousaisitunpiedetaccompagnasescompagnons.Enchemin,Graffesemitàsedébattre;onlelaissas’efforcerdetenirdebout,etils’approchadubastingageentoussantetencrachantdel’eau.Souargeattenditpatiemment,lalanternebrandie.Lachemisedujeunehommeétaitdéchiréeettombaitenlongspansdetissu;Thymaraaperçutdeuxlonguesentaillessursapoitrineetunesursondos.

«Jevaisbien,dit-ilbrusquement.Jen’aipasbesoinqu’onm’aide;jevaisbien.

—Tusaignes»,remarquaThymara.

Ilsetournad’unblocverselle,et,avecfureur,cria:«JEVAISBIEN,j’aidit!Fichez-moilapaix!»

LamaindeLeftrins’abattitalorssursonépauleetl’obligeasansdouceuràseretourner;puislecapitainelelâcha,etGraffefaillittomber.Sanss’enémouvoir,Leftrinaboya:«Tuvasbien,etmoijesuislecapitaine;alorstuvasnousdirecequis’estpasséilyaquelquesinstants!

—Çanevousregardepas;çanes’estpasproduitsurvotrebateau.»

Leftrinneditetnefitpasungeste;peut-êtren’avait-ilpasl’habitudequ’onluiparlâtsurceton.MaisilnecillapasquandEidersaisitGraffeparlesépaules,lesoulevadupontetl’emportajusqu’aubastingage;sanseffortapparent,illetintàboutdebrasau-dessusdel’eau.Graffepoussauncriderageinarticuléententantdes’agripperàsespoignets;Thymararemarquaqu’ilnecherchaitpasàsedébattre;

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commeelle,ildevaitpenserqu’Eidersecontenteraitdelelâcher,àmoinsqu’ilnefûttropépuisépouroffriraucunerésistance.

Leftrindéclarasurletondelaconversation.«Maintenant,tun’esplussurmonbateau;donc,cequipeutt’arriveràprésent,çanemeregardeplus.

—Jesuisallévoirmondragon.Ils’esténervécontremoietm’ajetéàl’eau.EtjenesuisplusgardiendeKalo!»Iljetacettedernièrephrased’untondedéfidanslanuit,etledragonréponditd’unrugissementfurieux;sessemblablesluifirentécho,etdesgrondementsbassuivirentl’échange.

«Ça,cen’estqu’unepartiedelavérité.Qu’est-cequis’estpassé?»demandaLeftrind’untoncassant.

Thymaran’avaitjamaisvulecapitainedansunetellecolère.Aliseétaitapparuesurlepont,vêtuedelarobeAnciennequeLeftrinluiavaitdonnée;sescheveuxtombaientsursesépaulesetelleavaituneexpressioneffrayée.D’autresgardiensetmembresdel’équipagearrivaientaussi,etlepontcommençaitàdevenirencombré.

«Jesuisallévoirmondragon»,répétaGraffe,lesdoigtsserréssurlespoignetsd’Eider.Thymarasedemandasicederniersefatiguaitàletenirainsiau-dessusdelarivière.

«Enpleinenuit?fitLeftrin.

—Oui,futlaréponselaconique.

—Pourquoi?»insistalecapitaine.

Graffeportalamainauxentaillesquizébraientsapoitrineetregardalesangauboutdesesdoigts.«Pourluidemandersonsang,avoua-t-ilbrusquement.

—Sonsang?Pourquoi?»Leftrinavaitl’airsurpris.

«ParcequejeveuxdevenirunAnciencommelesautres!»Lesmotsavaientjailli,empreintsderageetdejalousie.«J’aientendulesconversations,etjesuisaucourant:lesautresdragonsontdonnédusangàleursgardienspouraccompagnerleurschangements;ilstransformentleursgardiensenAnciens.Hier,jesuisallévoirKalopourluidemanderquandilmedonneraitdusangetguideraitmamétamorphose.»

Lecapitaineavaitunregarddepierre.Àmi-voix,ildit:«Eider,ramène-leàbordetpose-le.»

Commeunegruedéplaçantdufret,EidersetournaetlâchaGraffesurlepont.Cederniertrébuchapuisrepritsonaplombetparcourutl’assembléed’unairdedéfi.

Soudain,Sylves’avançaaupremierrang.«J’étaisavecMercor;jet’aientenduexigerqueKalotedonnedusang,etjel’aientendurefuser.»

Pâle,elletremblait,etThymaracompritalorslapeurqueGraffeluiinspirait;elles’interditdes’endemanderlaraison.Harrikines’approchadoucementdelajeunefilleetposalesmainssursesépaules.«Toutvabien,dit-ild’untonrassurant.

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—Non,toutnevapasbien.»Savoixtremblait,maiselleaffrontaGraffelesyeuxdanslesyeux.«J’aientendularéponsedeKalo:ilnevoulaitpastedonnersonsangparcequ’ilnetefaisaitplusconfiance,parceque,peut-être,tunedésiraispassonsangpourchangermaispourlevendre.»Samains’avançasoudainetsaisitlachemisedujeunehomme;ellearrachasapoche,etunefioledeverreentomba,heurtalepontavecunbruitsecpuisroulasurlebois.Elleétaitvide.Sylvelamontradudoigt.«Iln’yapasbesoind’unflacondesangpourchangerquelqu’un;quelquesgouttessuffisent.Alors,c’étaitpourquoi,cettefiole,Graffe?Est-cequ’ilyauntraîtreparminous?»

Thymaraeutunhoquetdesurprise,car,alorsqueSylveparlait,Mercors’étaitbrusquementdresséprèsdubateau.Sapenséeetsavoixfirentéchoàcellesdesagardienne:«Ya-t-iluntraîtreparminous?»

Graffeparcourutleshumainsassemblésd’unregardéperdu;lesgardiensetl’équipageobservaientunsilenceabasourdi.ThymaravitSédricsedétourner,blêmed’horreur;Aliseaffichaitunvisagedepierre,etlesyeuxdeLeftrinsedurcirent.Tousattendaientlasuite.

«Jenesuispasleseul!s’exclamalejeunehomme.Bandedementeurs!Vousmenteztous!Jessm’atoutdit;ilm’aexpliquéquel’expéditionn’avaitpourbutqued’emmenerlesdragonsassezloindeTrehaugpourquepersonnen’aitventdeleurmassacre,àpartceuxquienachèteraientlesmorceaux.Ilm’aditqueLeftrinétaitaucourantetquecen’étaitpasparhasardqu’ilavaitobtenulecontrat!LeConseildesMarchandsdudésertdesPluies,etmêmelepetitConseildeCassaric,sontaucourant!Pourquoicroyez-vousqu’ilsontacceptédefinancercetteexpédition?C’estunemascarade!Mêmelafameuse“spécialiste”deTerrilvilleetsonassistanttrempentdanslecomplot.Kelsingran’existepas,onnevanullepart!Leplan,c’étaitd’éloignerlesdragonsdeTrehaug,delesabattrepuisdechargerlesmorceauxàborddelagabareavantdefaireroutepourChalcèdeetdelesvendreauduc.»

Ilparcourutl’assembléed’unregarddedéfi.Unsilenceeffarésuccédaàsondiscours.Lesourirepeinéqu’ilaffichaalorssemoquaitdesescompagnons.«Vousnecomprenezdoncpas,banded’idiots?Pourquoicroyez-vousqueleConseilvousaitchoisis?Poursedébarrasserdevous!Etpourquepersonnenes’inquiètedevotredisparition.Unefoisquevousaviezconduitlesdragonsassezloindelaville,pluspersonnen’avaitbesoindevous.Lesdragonsdevaientmourirpendantl’expédition,deleurbellemortouabattus;lagabare,pleinedeleursmorceauxdébités,devaitserendreenChalcède,ettoutlemondeytrouvaitsoncompte.LedésertdesPluiesn’avaitplusàsubveniràleursbesoins,Trehaugsedébarrassaitd’unetrouped’inadaptés,leducdeChalcède,guéri,s’alliaitavecledésertdesPluies,etbeaucoupdegensdevenaienttrès,trèsriches!Tasdementeurs!Nemeregardezpascommeça.Voussaveztrèsbienquejedislavérité!Pourquoijouerlacomédie?»

Boxteursefrayauncheminjusqu’aupremierrang;deslarmescommençaientàperleràsesyeux.«Maistout…toutcequetunousasdit!Ondevaitavoirnotrevilleànous,denouvellesrègles,et…ettout!»Oneûtcruentendreunpetitgarçonperdu,et,l’espaced’uninstant,ThymarasongeaàKanaïetàsesquestionsingénues;ladouleurluidéchiralecœur.MaisBoxteurn’étaitpasKanaï,etlacolèrequinaissaitsursestraitsledéfigurait.«Menteur!cria-t-ilcommeGraffeleregardaitsansrépondre.Menteur!Tunousdéfendaisd’approcherdesfilles,mais,toi,tucouraisaprèselles!Tuédictaistoutuntasderèglessurlepartage,ettugardaislemeilleurpourtoiseul!Onsaitcequetuasfait,Kaseetmoi;onn’estpasstupides.

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—Vraiment?»réponditGraffed’untonnarquois,etBoxteurlançasonpoing.L’autrerecula,maisBoxteurletouchatoutdemêmeaumenton,etsesdentsclaquèrenttandisquesaboucheserefermaitbrutalement.

«Assez!»criaLeftrin,etSouargeimmobilisasoudainBoxteur,lesbrasplaquéslelongducorps.

UnfiletdesangcoulaitdelabouchedeGraffe,maisiln’entintpascompteetparcourutlesgardiensassemblésd’unregarddédaigneux.Quandilpritlamesuredeleurhostilité,ilreprit:«Audébut,moiaussij’avaisfoiennotremission;etpuisJessm’aouvertlesyeux.»IltournaversLeftrinunregardaccusateur.«Qu’est-ilarrivéàJess,capitaine?Ilm’avaitditquevousvouliezrenonceraumarchéqu’ilavaitconcluavecvous,quevousvouliezcettefemmedansvotrelit,etque,sivousletuiez,vousproposeriezàlaTerrilvilliennedusangdedragonenéchangedesesfaveurs.C’estcequis’estpassé?»IlreportasonattentionsurAlise.«LesbellesdamesdeTerrilvillecommevous,çaseprostituepourdusangdedragon?

—Leftrin!»fitAlise,outrée,maislepoingducapitaineavaitdéjàpercutélabouchedeGraffe;lapuissanceducoupenvoyalegardienheurterlaparoidurouf.Satêteoscilla,maisilparvintàseredresser;ilparcourutd’unœilnoirlafoulequil’entourait,puiscrachaexprèsdusangsurlepontdeMataf.Avecunhoquetd’horreur,Skelliseprécipitapourlenettoyeravecsamanche.GraffeserapprochadeLeftrin.Alisetenaitlecapitaineparlebrasettâchaitdeleretenir,maisThymarasavaitquec’étaitparunpureffortdevolontéqueLeftrincrispaitlesmusclesdesamâchoireetgonflaitletorse.

«J’enaiassezdecesfaux-semblants!s’exclamaGraffe,etilyavaitunteldésenchantement,unetelledouleurdanssavoixqueThymarasentituninstantlapitiéenvahirsoncœur.JecroyaisqueleConseilnousdonnaitenfinunechance;jecroyaisavoirenfinunavenir.C’estpourçaquej’aisigné.»Ilregardadenouveauceuxquil’entouraientd’unairaccusateur.«J’aiessayédevousfairevoiràtouscequipouvaitarriver,devousmontrerqu’onpouvaittoutchanger.»IlfixaunœilnoirsurThymara.«Etcertainsd’entrevousvoulaientseulementquequelqu’unpenseàleurplaceetleurdisecequ’ilsdevaientfaire!»IlreportasonregardaccusateursurBoxteur.Kases’étaitplacéderrièresoncousinetavaitposéunemainsursonépaule,maisSouargenel’avaitpasrelâché.

«Pourtant,Sâsaitquej’aiessayé!criaGraffeaucielnocturne,puisilsetournadenouveauversl’assembléed’unairsombre.Maispersonnenem’écoutaitvraiment.EtpuisJessm’aexpliquépourquoi;ilm’amontréquel’expéditionnereposaitquesurunetramedemensonge;etmaintenant,ilestmort,etàmonaviscen’estpasunaccident.J’aiapprisquecertainsdragonsfaisaientchangerleursgardiensdélibérément,qu’ilsleuravaientdonnédeleursang–maispasKalo!PaspourGraffe;jamaisrienpourGraffe.Jemesuisoccupédecemonstre,j’aichassépourlui,jeluiaidonnéàmanger,jel’ainettoyé,jel’aidébarrassédesacrasse;m’aurait-ildonnéunegouttedesonsang,uneseuledesesécailles?Non!Pasquestiondemechanger,demeguérir,demefournirquelquechosequejepourraisvendrepourmecréerunenouvelleexistence!»Ilparcourutlafouleduregard,pleind’unevertueusecolère.Dusangcoulaitdesesentailles;Kaloavaitdûlesaisirentresescrocspourlerejeterloindelui,etl’égratignercefaisant.Ilétaitétonnantqueledragonnel’eûtpascoupéendeuxetdévoré.

Graffes’exprimasoudaind’untoncalmeetuni.«Depuistoujours,jesavaisquejen’auraispastoutcequ’avaientlesautres,pasautantderespect,nimêmeautantdetemps.Lesgenscommemoi–commenous–meurentjeunes,saufsiundragonnousprendsoussonaileetnouschange;jelesaismaintenant.J’ai

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entenduSylveetHarrikineendiscuterunenuit;ilsdisaientpouvoirprendrepatienceàprésentpuisqu’ilsauraientpeut-êtredessièclesdevieensemble,aprèsqueleursdragonsauraientdéclenchéleurmétamorphose.Maisrienpourmoi!Rien!Alors,cesoir,jesuisalléprendrecequiauraitdûm’êtredonné.Aprèstoutletempsquej’aipasséàlepanser,àlenourrir,onauraitcruqu’ilmefourniraituneécaille,quelquesgouttesdesang;maisnon.Non.»

Ilsoupiraetregardalesgardienslesunsaprèslesautres,ensecouantlentementlatêtecommes’ilnepouvaitsepersuaderdesamalchanceoudelaméchancetédusortquilecondamnaitàsetrouverparmieux.

«Jevaismourir,dit-ilenfin,d’untonquilesrendaitresponsablesdesoninfortune.Moncorpscommenceàmelâcher;jesensdesmauvaisfonctionnementsenmoi:j’aimalauventrequandj’aifaim,etencoreplusquandjemange;maboucheatellementchangédeformequejenepeuxplusmâchernifermerlesmâchoirescommeilfaut.Mesyeuxsontsecs,maisjenepeuxplusclorecomplètementlespaupières.Toutdevientcompliqué,mêmeleschoseslesplussimples.Jen’arrivepasàaspirerassezd’airparlenezquandjerespire,et,quandjerespirelaboucheouverte,magorgesedessèche,secraquelle,etjecrachedusang.»Ilparcourutlafouleduregardets’arrêtasurThymara.«C’estmavie,murmura-t-il.Oumamort;lamortdequelqu’unquichangesansdragonpourleguider;lamortdequelqu’untellementmarquéparledésertdesPluiesqu’iln’atteindrajamaisl’âgemûretencoremoinslavieillesse.»

Ilétaitseulaumilieudetous,etnulneletouchait.Quandils’éloigna,lesautress’écartèrentsansunmotpourlelaisserpasser.Alisesebaissapourramasserlapetitefiole;ellel’examinapuisregardaSédricd’unairconsterné.«Ondiraitunebouteilled’encre»,dit-elle.

LeTerrilvillienhaussalesépaules,labouchepincéeetlevisagepâle;ilavaitl’airnauséeux.Carsons’approchadelui.AlisesetournalentementversLeftrin.«Cen’estpasvrai,n’est-cepas?LechasseuravaitmentiàGraffe,c’estça?»

L’hommerestaunlongmomentsansriendire,lesyeuxfixéssurelle,puisilparcourutlesgardiensattentifsduregard.«Desgenscroyaientpouvoirm’obligeràfairecequ’iladit,parcequ’ilsavaientdécouvertlesecretdeMataf,parcequ’ilsétaientaucourantdubois-sorcierquej’yavaisajouté.Maisjen’aijamaisaccepté,Alise,etjen’aijamaiseul’intentiondemeplieràleurvolonté.»

Unplis’étaitforméentrelesyeuxdelajeunefemme.«C’estdeçaqueJessparlait,cejour-là,danslacoquerie,n’est-cepas?IlpensaitqueSédricetmoidevionst’aider?

—Ilavaittoutuntasd’idéesbizarres.Maisilestmort,Alise,etjetedislavérité:jen’aijamaisacceptédefairelacontrebandedesangnidechairdedragon.»Illaregardaetajoutatrèsbas:«JelejuresurMataf;jelejuresurmavivenef.»

Aliserestaindécise.Thymaral’observait.LaTerrilvilliennesetournaversSédric,revintversLeftrin,puisellepassasonbrasdansceluiducapitaineetneregardaplusquelui.«Jetecrois,dit-elle,sonchoixfait.Jetecrois,Leftrin.»

DOUXIÈMEJOURDELALUNED’OR

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Sixièmeannéedel’AllianceIndépendante

desMarchands

DeDetozi,GardiennedesOiseaux,Trehaug,

àErek,GardiendesOiseaux,Terrilville

DelapartduConseildesMarchandsdudésertdesPluiesdeTrehaugàl’intentionduConseildesMarchandsdeTerrilville,unmessagecachetécontenantledétaildesdépensespourlareconstructiondesquaisenpropriétécommunedeTrehaug,ainsiqueledétaildesdépensesencouruesparlesMarchandsdeTerrilvillepourladitereconstruction.Commetoujours,unrèglementrapideseragrandementapprécié.

Erek,

Reyallprendralebateaudansdeuxjours,le14ejourdelaLuned’Or,pourregagnerTerrilville.Notrefamilleremercielesgardiensdesoiseauxdel’avoiraidéàretournerchezluipourparticiperànosjoursdedeuil.Jevousremercietoutparticulièrementpourlacompréhensionetlabienveillancequevousmanifestezauxnôtresdepuistantd’années.JevousfaisporterparReyalldeuxpigeonneauxquevousapprécierez,jel’espère;leursparentssontlespluscolorésdemonélevage,avecdesplumesprochesd’unvéritablebleu.Ilssontenbonnesanté,et,bienqu’ilsnesoientpasaussirapidesquecertainsautres,ilsreviennentinfailliblementaupigeonnier.Jepensequ’ilsvousplairont.

Detozi

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Changements

SÉDRICSORTITPIEDSNUSSURLEPONT,s’arrêtaetparcourutlesenvironsduregard.Àl’est,lesteintesdel’aubestriaientencoreleciel;au-dessusdelui,lefirmamentétaitimmenseetbleu,avecauloinleslégèresondulationsdenuagesblancscommeneige.Jamaisl’azurneluiavaitparuaussigrand.Toutn’étaitquesilenceetsérénité,et,autourdubateauàl’ancre,l’eauétaitaussilissequecelled’unbassin.Nonloin,lesdragonsdormaientencore,etdelavapeurmontaitdel’eauchauffée.Commeilportaitsonattentionsureux,ilsentitRelpdaréagirvaguementàsaprésence,etilseretiradoucement.Qu’elleprofitedesonbainchaudtantqu’elleenavaitl’occasion;toutel’expéditiondevraitseremettreenroutebientôt.

Illevalamainetsepalpal’arrièreducrâne,suivantduboutdesdoigtslaligned’écaillesquidescendaitlelongdesanuque.«Couleurcuivre,luiavaitditCarsonlaveilleausoir.Commeunebouilloirebienastiquée,Sédric.Jepensequeçarépondàtaquestion:sielleneguidaitpasteschangements,oudumoinssiellen’essayaitpas,tesécaillesn’auraientsansdoutepascetteteinte.Lesmiennessontpresqueincolores.

—J’airemarqué.Carson…»

Lechasseursecoualatête,sonhaleinecaressantlanuquedeSédric.«Assezdequestions»,avait-ilmurmuré.Ilavaitdéposéunbaiserenhautdel’épinedorsaledesonamant.«Jen’aipasenviedepenseràtatransformationenAncien;jen’aipasenviedepenserquetuvasmesurvivre;paspourlemoment,entoutcas.»

Ausouvenirdecebaiser,Sédricsentitunfrissonleparcourir.IlplaçalesmainssurlesbrasdeCarsonetlesresserraautourdeluicommeill’eûtfaitd’unmanteau;ilsrestèrentuninstantainsienlacés,puis,avecunsoupir,Sédriclâchalespoignetsduchasseuretselibéradoucementdesonétreinte.«Toutlemondevabientôtselever,dit-ild’untond’excuse.

—Àmonavis,personnenenousprêteraitbeaucoupd’attention,réponditCarsond’unevoixsigravequeSédricdevaittendrel’oreillepourl’entendre.DavvieetLecternesontpasprécisémentdiscretsnonplus;j’aidûexpliquerdeuxfoisàDavviequel’intimité,çadevaitresterintime.

—J’airemarquéaussi.»MaisSédricneselaissapasallerentrelesbrasduchasseur,etildemanda:«Qu’allons-nousdevenir?

—Jenesaispas.Enfin,si,unpeu:tuvassansdoutedevenirunAncien;onvoitdéjàleschangementsquiseproduisentcheztoi.Tutecouvresd’écaillesdeplusenplusvite,Sédric;tuaslesmainsetlespiedspluslongsetplusfinsqu’avant.TuasdemandéàRelpdasielleguidaitteschangements?

—Pasdirectement»,avoual’autre.Iln’avaitnulleenvied’abordercesujetavecladragonne.Serappelait-ellecommentilluiavaitprélevédesonsangcettenuitfatale?Parfois,elleluiévoquaitunenfantdoux,simpled’esprit,promptàpardonnerunmalqu’ilnecomprendpasvraiment;mais,ces

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dernierstemps,enuneoudeuxoccasions,elleluiavaitclairementmontréqu’elleétaitundragonetqu’ilnefallaitpassemoquerd’elle.Sessouvenirscommençaient-ilsaumomentoùSédricavaitconsommésonsang?Avait-elleconsciencedeluidéjààcetteépoque?Était-ceellequil’avaitpousséàleboire?Oubienunjourviendrait-iloùelleseremémoreraitcequis’étaitvraimentpassé,etoùelles’enprendraitàlui?

«Quelméli-méloj’aifait!fit-iltouthaut.

—Toietmoi,c’estun“méli-mélo”?demandaCarsonavecdouceur.

—Non.

—Tupeuxêtrefrancavecmoi,Sédric.Jesaiscequejesuis:unhommesimple;jen’aipasd’instruction,jenesuispasraffiné.Jesaisquejenesuispas…

—C’estcequetuesquicompte,noncequetun’espas.»Sédricseretournaverslui.Iljetaquelquesregardssurlescôtés,et,commeCarsons’amusaitdesaprudence,ildéposaunbaiserrapidesurleslèvresduchasseur,quiprituneexpressionàlafoisétonnéeetravie;mais,quandcederniervoulutlereprendredanssesbras,Sédricreculaensecouantlatête.«Non,tunefaispaspartieduméli-mélodemavie.Jeneteméritaispas,etjeneteméritetoujourspas;enrevanche,etmalheureusementpourmoi,jemérited’affronterlesgâchisdontjesuisresponsable.

—Quoi,parexemple?»Carsoncessadechercheràl’attireràluietcroisalesbraspourseprotégerdelafraîcheurdupetitmatin.

«Alisem’enveut,jecrois;ellepensequejeluiaimentisurLeftrin.

—Ellen’apeut-êtrepastort,fitCarsond’untonaffable.

—Jen’aifaitquerépétercequeJessm’avaitditetdontj’avaistoutesraisonsdenepasdouter.

—Situm’enavaisparléavant,j’auraispeut-êtrepuéclaircirlasituation.

—Maisjeteconnaissaisàpeine!

—Sédric,monami,encoremaintenant,tumeconnaisàpeine.

—Regarde,lesdragonss’éveillent.

—Et,toi,tudétourneslaconversation.

—Eneffet»,reconnut-ilsanshonte:ilyavaittropdesujetsgênantsdontilnevoulaitjamaisdiscuteravecCarson;quecelui-cicontinueàlevoircommequelqu’undebien.Lui-mêmesavaitquec’étaitfaux,etquelechasseurméritaitmieux,maisl’idéedeleperdreluiétaitinsupportable.Pastoutdesuite;ilnetarderaitpasàêtredémasqué,maispastoutdesuite,etilpréféradoncchangerdesujet.«GrandSâ,voisdoncleurscouleurs!L’eauchaudeaeuuneactionévidentesureux.»

Lesdragonsluiévoquaientunetrouped’oiesoudecygnes;certainssortaientàpeinedusommeil,

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d’autress’étiraient,déployaientlesailesetlesagitaient;ilsprojetaientautourd’euxdesgouttelettesd’eau,et,danslavapeurquimontaitdelarivièrechauffée,oneûtditqu’ilsémergeaientd’unrêve.Ilsparaissaienttousplusgrandsquelaveille,avecdesailespluslonguesetplussolides.Sédricsentitunmurmured’acquiescementdelapartdeRelpda.Delachaleurpournousfairegrandir,pournousrendreplusforts.

Elleapparutsoudaindanslamassedesdragons,plusbrillantequedespiècesrécemmentfrappées,miroitantedechaleur.

Tumevoisjolie,fit-elle,ravie.Elleouvritgrandlesailesafinqu’ilpûtlesadmirer.Durantlanuit,desmotifsnoirss’yétaientdéveloppés,quiévoquaientàSédricceuxdugivresurunevitreglacée.Ellelesagitasoudainfrénétiquement,et,siellenes’élevapasau-dessusdel’eau,ellela«survola»pourseposerprèsdelagabare,lecoutenduversSédric.

«Jesuismagnifique!

—C’esttoutàfaitexact,maravissante.

—Tuavaispeur,danstesrêves.Ilnefautpas;jeteferaiaussibeauquemoi.»

Commeilsepenchaitpar-dessuslebastingage,ilsentitlaprésencedubateaucontresonventre.«Alors,tusaiscommentfaçonnerunAncien.»

Ellelissalesécaillesplumeusesdesesailesetditd’untondésinvolte:«Çanedoitpasêtrebiendifficile.»Ellejetaunregardpar-dessussonépaule.«MercorarriveavecKalo.Kaloestmécontent,etilyauradeschangementsaujourd’hui.Necrainsrien,jeteprotégerai.»

Lesdragonsnesecomportentpasainsi,songeaSintara.Chacunagissaittoujoursdesoncôté;ilsneformaientpasungroupepourimposerleurvolonté.

Pourtant,celaleurarrivait,commeunjourfaceauxAnciens.Unsouvenirsedéployadanssonesprit.Ilyavaitdesaccords,desrèglessurlesprélèvementsdebétail,surleprélassementdansleschampsdecéréales–règlesnécessairesetprofitablespourtous,quedesdragonss’étaientréunispourélaborer.Cettepenséel’emplitd’étonnement,etdelanostalgied’untempsmeilleur.

Elleavaitprisplaceauborddelaplate-formechauffanteetrefusétoutelanuitdes’enlaisserdéloger,couchéesursachaleurrevigoranteetsalutairedontelleavaitsentileseffetsserépandredanstoutsonorganisme.Chaleuretsoleilétaientaussiessentielspourlesdragonsquelaviandeetl’eauclaire.Depuisqu’ilsavaiententreprisderemonterl’affluentdufleuve,savieavaitchangé:ellen’avaitplusàsedésaltérerd’uneespècedesoupetroubleetgranuleuseaufondd’untroucreusédanslarive;ellepouvaitdésormaisboiretoutsoncontentd’uneeaufraîcheetdouce,s’yrouler,s’ybaignersansdevoirpréserversesyeuxetsesnaseauxdetoutcontact.Elleavaitsentisachairsegonflerd’eau.

Etdenourriture.Ilyavaitdequoimangerdanslarivière,dupetitgibier,maisenabondance,quidemandaitquelqueeffortpourl’attraper;ilfallaitavoirl’œilvifpourarracherunpoissonàl’eauouun

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singeàunelianeau-dessusdel’eau.Maiselleappréciaitlasatisfactiondeseprocurerelle-mêmesavenaisonetdel’avalerencorechaude.Cetterivièred’eauclairelachangeait.

Maisc’étaitsurtoutlachaleurdanslaquelleelleavaitbaignétoutelanuitquiavaitprovoquélesmodificationslesplusvisibles.Sintaraavaitsentidesphénomènesseproduireenellesousl’effetdelatempérature,surtoutdanssesailes:unesensationdechaleurs’yétaitrépandue,commesisesailesétaientdesplantesabsorbantl’humiditéetseredressantaprèsunelonguepériodedesécheresse.Ellelesouvritetadmiralesrefletsdusoleilsurl’azurdesesécailles;lesangcirculaitdésormaisplusvigoureusementdanssesmembranes.Ellelesagitaune,deux,troisfois,etlessentitavecbonheursouleversoncorpshorsdel’eau.Ellesnepouvaientpasencorel’entraînerdansleciel,maisilneparaissaitplusimpossiblequ’unjourellesyparvinssent.

Ellen’avaitpasenviedequitterlabonnechaleurdelaplate-forme,maistousavaientconvenu,durantleurlongdébatdelanuit,qu’aumatinilsiraientvoirlesgardiens.CequeGraffeavaitfaitétaitinacceptable.Kaloauraitdûletuer,songea-t-elleencoreunefois.S’ill’avaittuépuisdévoré,nousn’enserionspaslà.Qu’unhumaineûtl’audacedeseglisserparmieuxnuitamment,nonpourlesservirmaispourleurvolerleursangetleursécaillescommes’ilsétaientdesvachesqu’ontrait,desbrebisqu’ontond,démontraitàquelpointlesrelationsétaientfaussées.Ilétaittempsd’ymettreuntermeunefoispourtoutes.

AudépartdeTrehaug,ilyavaittreizedragons,carSintaranecomptaitpasalorsRelpdaniCrachecommedesonespèce.Àprésent,ilsétaientquatorze,malgréladisparitiondeGringalette,quatorzedragons,tousplusfortsetpluscapablesqu’àl’originedel’expédition,etquin’accepteraientplusqu’onlesconsidérâtautrement.

Danslalumièrecroissantedel’aube,ilssedirigèrentd’unpasdécidéverslagabare.Lebateausentaitlafumée:quelqu’unavaitallumélefeupourlepetitdéjeuner.Surlepont,CarsonetSédriclesregardaientapprocher;devantlabeautédeRelpda,leTerrilvillienaffichaitunsourirebéat.Enfinunhumainquimanifestaitl’attitudeconvenabledevantlesdragons!

«Réveillez-vousetécoutez-nous!»criaMercord’uncoupdetrompequifracassalesilencedupetitmatin.Unetrouped’oiseauxdesmaraiss’envolabrusquementd’unbancderoseauxetremontalarivièreencriaillant.Kalopoussalagabaredel’épaule.«Réveillez-vous!»rugit-il;àl’intérieur,leshumainspoussèrentdescrisplusstridentsquelesoiseaux,tandisquelesdeuxhommesduponts’agrippaientaubastingage,terrifiés.

«Patience,Kalo,fitMercoràmi-voix.Tuvaslesterroriser,etnousnepourronsplusrienentirer.»

Sintarajugeaquel’avertissementrisquaitdevenirtroptard,carleshumainsjaillissaientdel’intérieurdubateaucommedestermitesd’unnidécrasé.Ladiversitédessonsqu’ilsémettaientl’impressionna:certainsjuraient,l’und’euxpleurait,plusieurscriaient,etlecapitainehurlaitdesmenacesàl’encontredequiconquemettraitMatafendanger.Alisel’accompagnait,toutaussiagitée;desvaguesd’inquiétudepoursoncompagnonetsonbateaus’échappaientd’ellesansqu’ellenedîtrien.Non,Sintaranes’étaitpastrompée:malgrésonattitudecorrecteenverslesdragons,Alisen’avaitpascequ’ilfallaitpourfaireungardienniunAncien:elleavaittropvitereportésaloyautésuruncompagnonhumainetunevivenef.

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Lafemmequiprétendaitnaguèreadorerladragonnecaressaitlalissedesmainscommesiellecherchaitàcalmerunchateffrayé.

«Silence!»rugitLeftrin;puisilsepenchapar-dessusbordetfixasurMercorunregardnoir.«Sivousavezunproblèmeavecmoiouquelqu’undemonéquipage,parlez-m’en,j’assumelaresponsabilité.Maisqu’unseuld’entrevoustoucheencoreàmonbateau,etjeluiplanteunharpondanslescôtes!

—Tuasunharpon?»demandaMercoravectantdecuriositéqueSintaraentenditquelqu’un,Thymarapeut-être,partird’unrirenerveuxavantdesedominerbrusquement.

Lecapitaineneréponditpas.«Qu’est-cequetuveux,dragon?

—Lanuitdernière,l’und’entrevouss’estglisséparminouspendantnotresommeilpourfairedumalàKalo;passeulementpourluifairedumal,maispourluivolerdesonsangetdesesécaillesafindelesrevendre.»

Leftrinnecherchapasànierlaréalité.«Cen’étaitpasmoinipersonnedemonéquipage.

—Graffen’estplusmongardien!»rugitKalo,etSintarasesentithonteusepourlui:ilnecachaitpassacolèrenisapeine.Quellehumiliationd’avouerqu’ilattachaitdel’importanceàsonhumainetàsafidélité!

«Trèsbien.»Lacolèrequ’éprouvaitlecapitaineluipermettaitparadoxalementdeparaîtrecalme;Sintaraavaitl’impressiondelavoirmiroiterautourdelui.«Graffen’estplustongardien;çanemedérangepas.Maisquetucognessurmonbateau,ça,çamedérange!»

Kaloouvritgrandlagueule,etSintararedoutauninstantqu’ilnecrachâtsabrumetoxique.Touslesdragonsavaientdésormaisassezdeveninpourprésenterunegravemenace,maisKaloétaitleplusimposantdetous,etilavaittoujourseumauvaiscaractère;ilétaitsansdouteenétatderelâchersestoxinesenquantitésuffisantepourtuertousleshumainsàbordduMatafetcauserdegravesdégâtsaubateaului-même.Surlepont,desgardiensreculèrentprécipitamment,effrayés,maisLeftrincroisalesbrassurlapoitrineetrestacampésursesjambes;àcôtédelui,Alisepassasonbrasdanslesien,serrantlesdentssifortqu’ellesapparaissaiententreseslèvresretroussées.Tandisquelesjeunesgensbattaientenretraiteversl’arrière,l’équipages’avançapourentourersoncapitaine.MêmeMatafsesavaittroplourdpouréchapperàunetelleattaque;Sintarasentitqu’ilbattaitdelaqueue,puislavivenefnebougeaplusetaffrontaKalo.

Alorsqueladragonnebandaitsesmusclespoursejetercontreluietdétournerlejetdevenin,Kalorentralatêtecontresapoitrine;Sintarafronçalesnaseauxenimaginantlabrûluredessacsàveningonflésàl’excèsdanslagorgedeKalo.Enfin,ilrelevalatête.«J’exigeunnouveaugardien,dit-ilsèchement,demonproprechoix.»

Laplupartdesjeunesgensavaientrassembléleurcourageetétaientrevenusdiscrètementversl’avantpourassisteràlaconfrontation;SintararepéraThymaraaupremierrang.Prèsd’elle,Sylveavaitl’airdésespéré;elleimploraitMercorduregarddenepasl’obligeràchoisirentrelesdragonsetsescompagnonshumains.Quellepetiteécervelée!Sielleneprenaitpaslepartidesdragons,ellerisquaitdetoutperdre.

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Thymaranemanifestaitnuldéchirementmoral.ElleregardaitSintara,labouchepincée:elleavaitdûs’attendreàunheurtdecegenre.Ladragonnel’examina,observasonexpressiondedéfi,etcequ’ellevitluiplut.Oui,Thymaranesefaisaitpasd’illusionssursaproprenature,etelleattendaitdesdragonsqu’ilsseconduisentendragons.

Leftrinavaitjetéuncoupd’œilauxjeunesgensquis’assemblaientderrièrelui.«Çaregardelesgardiens,dit-ild’untoncatégorique;çan’arienàvoiravecmonbateauniavecmonéquipage.Réglezçaentrevous.

—Touslesgardienssontpris,réponditKalo.Iln’yenavaitpasassezdèsledébut.

—Jen’aipasdegardien!beuglasoudainledragonargenté.Nesuis-jepasundragon?Oùestceluiquidoitmeservir?

—Silence!tonnaKalo.Cetteheureestlamienne,lourdaud!»

Cracherejetalatêtearrière.Sintaracompritaussitôtcequiallaitsepasser:sonvenintoucheraitnonseulementKalomaisaussi,emportéparlabrise,lebateauetlesgardiens.Thymara,aubastingage,regardaitlascèned’unairépouvanté.

SintaraetMercorheurtèrentCracheenmêmetempssurlesdeuxflancs;ladragonnecraignaitquelarivièrenefûtpasassezprofonde,mais,ensemble,ilsparvinrentàl’enfoncerdansl’eauetàlesubmerger.Leveninserépanditdanslecourant,grisargenté,et,toutautourd’eux,lesdragonssemirentàpousserdescoupsdetrompefurieuxetinquietsens’écartantprécipitammentdelanappedetoxines.Leflotcoulaitlentementdanslazone,et,alorsquelevenins’étendaitdansl’eau,Matafsedressasursespattesépaissesetfitquelquespasdecôtéentraînantsonancrederrièrelui.Àbord,lecapitaineLeftrinhurlaitdesmenacesdevengeanceàCracheaumilieudescrisdepeuretd’effarementdesgardiens.Pendantquelquetemps,ledésordreetlebruitrégnèrent,puis,alorsqueCraches’efforçaitdeseredresser,Mercorlesaisitàlagorge,l’obligeaàseremettredeboutetditentresescrocs:«Vas-turestertranquillependantquenousparlons,oudois-jetetuer?»

L’autreroulaitdesyeuxéperdus.L’attitudedeMercorétaitsansprécédent;iln’avaitpasledroitdelemenacer:ilsn’étaientpasentraindesebattrepourunefemelle.Pourtant,aucundesautresdragonsnefaisaitminedeluiapportersonsoutien.Néanmoins,Crachenerenditpaslesarmes,et,sisoncoupdetrompeeutunsonétranglé,sapenséeparvintclairementàtous:«J’aidroitàungardien!PlusqueKalo!Iln’apassuenseignerlerespectausien,etmaintenantils’endébarrasseetenexigeunautre,alorsquejen’enaimêmepas!Voustrouvezçajuste?Voustrouvezçanormal?»

Mercornedesserrapassaprise;aucontraire,ilhaussaencorelatête,étirantlecouargentédeCrache.Lepetitdragonémitungrognementdedouleur,maisnondereddition,etMercorgrondaentresescrocs:«Tun’aspaséténégligé.Mapropresoigneuseapassédesheuresavectoi,avecd’autres,àtenettoyeretàt’apporterdequoimangeràuneépoqueoùtunevalaisguèremieuxqu’uncochondefleuve.Personnenetedoitrien.Jevaistelâcher,maintenant;tais-toijusqu’àcequeKaloaitfinideparler,puisdiscequetuasàdire.Maissitucrachesànouveautonvenin,ouquetuessaiesseulement,jetetueetjedévoretessouvenirs.»

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Là-dessus,ilrejetadecôtéledragonargentéd’unmouvementempreintdedédain.Crachetombadansl’eau,sereleva,s’éloignapuisfitfaceàsescongénères,latêtefigéeauboutducoudansl’attitudemenaçantedudragonquiremplitsessacsàvenin.Mercorsetournalentementverslui,etsoncongénèrerelevalatêteavecungrondementbas;ilyavaitdesétincellesdecolèredanssesyeuxd’argent,etlesgouttesdesangquisillonnaientsagorgesoulignaientderougesesécailles.

Kalos’approchalentementduMataf.Ledragonbleu-noiravaitgrandidepuisledépartdeTrehaug;ildominaitdetoutesataillelebateauetleshumainsquil’occupaient.«Jedemandeungardien»,dit-ilcalmement.

Leftrinrestaferme.«Touslesgardienssontdéjàpris,àmoinsquetuneveuillesreprendreGraffeàtonservice.»

Delapoupe,lejeunehommecriad’untonfurieux:«Jerefusedeservirundragon!»

Jerd,prèsdelui,luilançaunregardqueledragonneputdéchiffrer,puiselleallarejoindrel’assembléedesgardiensqui,prèsdelalisse,observaientlesdragonsavecinquiétude.

Thymaralevalamain,augrandétonnementdeSintara.«Kalo!J’acceptedeteservirsiçaévitequ’ilarrivedumalaubateauouauxhumainsàsonbord.Sintaraamanifestéclairementetàplusieursreprisesqu’ellen’étaitpassatisfaitedemoi,mêmesij’aicontinuéàchasserpourelleetàprendresoind’elle;jeleferaiaussipourtoisiçapeutramenerlapaixentrenous.

—Etmoi,alors?»intervintCrache,furieux,sanslaisserletempsàKaloderépondre.Plusieursdragonssetournèrentversluiensifflant.

SintarasedressaetlevalatêtepourbraquerunregardnoirsurThymara.«Jenet’aipaslibéréedemonservice,humaine.»EllesetournaversKalo,intriguéparlapropositiondelajeunefille.«Tunepeuxpaslachoisir;elleestdemonsangetjelafaçonne.Tunepeuxpaslaprendre.

—Detonsang?»Thymaraparaissaitoutrée.«Tunem’aspasdonnédetonsangettun’asjamaisparlédemefaçonner!

—Néanmoins,tuasbumonsangetj’aiconsciencedeteguider.Riennem’obligeàteparlersijen’enaipasenvie!Elleestàmoi,Kalo,etjelagarde.Choisis-enunautre.

—Jelerépète:iln’yenapasd’autre!»Leftrins’étaitefforcédes’exprimeravecforce,maisenvain.Kalosurplombaitlebateauetobservaitlesgardienscommes’ilcherchaitunebrebisdansuntroupeaudemoutonsterrifiés.L’imageapparutavecclartéaumilieudessouvenirsdeSintara:c’étaituneépoquebénieoùlesdragonstrouvaientfacilementàsenourrirdanslespâturesquientouraientKelsingra;onengraissaitpoureuxlebétailavecl’avoinequipoussaitenabondancedansleschampscultivés;etlesversantsdescollinesetdesmontagnesenvironnantesfoisonnaientdechèvressauvagesetsavoureuses.L’espaced’uninstant,sonespritetsaviefurentaspirésdanscetautretemps,oùchaquedragonétaitsoignéetnourri,nonparunseulpetithumain,maispartouteunecitéd’Anciensetparleshumainsquilesservaient.

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Perduedanssessouvenirs,ellevitKalobaisserlatête.Lesgardiensreculèrentcommeautrefoislesmoutonsdevantundragon;maisKalolesdépassapours’arrêterdevantl’équipagedeLeftrinetleschasseursquisetenaientsurletoitdurouf.Dumufle,ilpoussaungarçon,quifaillitdégringolersurlepont.«Jeprendscelui-ci.

—Non!»s’exclamaCarson;mais,sansluilaisserletempsdeplacerunautremot,lejeunehommecria:«Oui!»Davviesetournaverssononcleetditrapidementmaisavecclarté:«Jeveuxlefaire,mononcle.»Iljetauncoupd’œilauxgardiens,accrochaleregarddel’und’euxetsourit.S’adressantàCarson,ilpoursuivit:«JeserailegardiendeKalo.

—Pourquoitoi,Davvie?»demandalechasseur,accablé.

Ledragonréponditavantlegarçon:«Jel’aivusedéplacerparminous;ilchassebien,ilnemanifestenullepeur.Jeleprends.

—Toutirabien,tuverras,mononcle,ditDavvie.Jecroisquec’estlàquejevoulaisêtredepuistoujours.Jeseraiavecdesamis.

—Tupréfèresalleravecdesdragonsettesamisquem’accompagner?»

Lejeunehommeleregarda.«Jeteconnais,mononcle;turesterasaveceuxtoiaussi.

—Alorsilpeutdevenirmongardien!s’exclamaCrache.SiKalopeuts’approprierungardien,jepeuxenprendreunpourmoiaussi.JeprendsCarsonlechasseurcommegardien,pourmesoigneretpourlechangerselonmavolonté.Voilà,c’estfait!

—Rienn’estfait!intervintLeftrin,etilréussitcettefoisàs’exprimeravecforce.Nousnesommespasdubétail!

—Toutvabien,Leftrin.»

Sintaras’étonnad’entendreCarsonaccéderàlademandedeCrache.Était-ceàcausedugarçon?Lechasseurjetaunregardàsonneveu,maiss’attardadavantagesurl’hommeprèsdelui,Sédric.Pourquoiungardiensetenait-ilàcôtéduchasseur?Pourquoin’était-ilpasaveclesautres?Malgrésacuriosité,ellen’eutpasenvied’élucidercepetitmystère.Aprèstout,leshumainsn’étaientquedeshumains,avecunintellectlimitéparleurbrèveespérancedevie;celaexpliquaitpeut-êtrequeCarsonfûtdisposéàservirCrache.Àcoupsûr,ledragonenferaitunAncien;l’hommeavaitdéjàbeaucoupchangé,etiln’étaitpasaussijeunequelesautresgardiens;siCrachesouhaitaitconserversonserviteurunnombred’annéesraisonnable,ildevraitlemodifiernefût-cequepouraugmentersaduréedevie.

Toutcommeelle-mêmedevraitchangerThymara.Elletournalatêteverslagardienne.Oui,cequiétaitlogiquepourCrachel’étaitaussipourelle:elledevraitsurveillerleschangementsdelajeunefilledecraintequ’ilsnedevinssentmortels;et,sielledevaitlagarderauprèsd’elleau-delàdesannéesnormalesd’unêtrehumain,autantlarendreséduisanteenplusd’utile.Ellel’examinaplusprécisémentqu’ellenel’avaitfaitjusque-làets’étonnadecequ’ellevit.Voilàquiétaitinhabituel,surtoutdanslecasdemétamorphosesnoncontrôlées.Ellefouillasessouvenirsetnetrouvanulprécédentàdesmodificationsaussiexceptionnelles.Entoutcas,ellesavaientcommencé;ellepouvaitlesguidermais

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nonlesdéfaire.Lafillevivraitounon,commelesautreshumains.Thymaraluiretournaitunregardtoutaussiméfiant,cequisuscitaunevaguesympathiechezladragonne:l’humainen’avaitnulleenviedes’accrocheràellenidesecacherdanssonombre.Tantmieux:ellen’avaitpasbesoinqu’onl’encombrât.

«Mercor!»fitLeftrin,maislesdragonsneluiprêtèrentnulleattention.Laquestionétaitréglée,etcequepouvaitdirel’humainn’avaitguèred’importance.

«Ilesttempsdepartir»,déclaraMercor.

Sintaranefutpaslaseuleàregarderavecnostalgieladalledechauffage;mais,quandlaplate-formeavaitdétectéledépartdesgrandescréatures,elleavaitcesséd’émettresachaleur,etelleneseremarquaitplusquecommeunezoned’eaulibredanslemarécagenoyédejoncs.Lareinebleuelevalatêteetparcourutdesyeuxlesenvironsens’efforçantdelesfaireconcorderavecsessouvenirsancestrauxdeshabitationsAnciennes.Mais,siundesesprédécesseursavaitvéculà,ellel’avaitoublié,oubienlarégionavaittellementchangéqu’elleneluiévoquaitplusrien.Uneinquiétudesedéployaenelle:etsiKelsingraelle-mêmeavaitchangé?Silamagnifiquecitéetlesrichesterresagricolesquil’entouraientn’étaientplus?

Mercorparutsentirsonappréhension.«Ilfautbienquel’eauviennedequelquepart,etellesuittoujourslespentes.Sinousremontonslecourant,nousfinironspararriversurdesterrainsémergés.Ilyasûrementunlieupropiceauxdragonsdanscemonde,etnousletrouverons.»

Avecungrandcoupdetrompe,Kalosemitenmarche,etlesautresdragonsluiemboîtèrentlepas.Aucunneseretournapourvoirsilagabarelessuivait:ellen’avaitpaslechoix.

DIX-NEUVIÈMEJOURDELALUNED’OR

Sixièmeannéedel’AllianceIndépendante

desMarchands

DeDetozi,GardiennedesOiseaux,Trehaug,

àErek,GardiendesOiseaux,Terrilville

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Ci-jointuneinvitationàl’adressed’Erek,GardiendesOiseauxàTerrilville,delapartdelafamilleMarchandeDupatte,afinqu’ilpuissevenirauplustôtnousrendrevisiteàTrehaug.

Erek,

Jevousenprie,neditesjamaisàmonpèreniàmamèrequej’aiajoutécemessageàleurinvitationofficielle.Ilstiennentàcequetoutsepasse«danslesrègles»,commeleditmonpèred’untonpompeux!Parlaprésente,donc,ilsvousinvitentofficiellementànotrerésidenceàTrehaug.J’espèrequ’ilsnevousparaîtrontpastropcolletmonté.Parpitié(etjerougisenécrivantceci),netenezpascomptedeleursinsinuationsselonlesquellesvousviendriezmevoir,moi,plutôtquemonélevageetmesoiseaux.Jecrainsqu’ilsnenousmettentdansl’embarrassinousn’affirmonspasclairementquelestlebutexactdevotrevisite.Jevousavertisaussiquemonpèreainventécequ’iltientpourunsystèmedefermetureastucieuxpournoscages,quipermetauxoiseauxd’alleretveniràleurguisependantlejour,etqu’ilsuffitd’ajusterlesoirvenupourqu’ilspuissententrersansressortir.Ilesttrèsfierdecetteinnovation.S’ilvousplaît,répondez-moiauplusvite,carjelesconnais:ilsvontmedemanderàchaqueheuresivouspouvezvenirtantquejen’auraipasuneréponsedéfinitivedevotrepart.

Detozi

VINGT-DEUXIÈMEJOURDELALUNED’OR

Sixièmeannéedel’AllianceIndépendante

desMarchands

DeDetozi,GardiennedesOiseaux,Trehaug,

àErek,GardiendesOiseaux,Terrilville

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DuMarchandElspindesMarchandsdudésertdesPluiesauMarchandKerouisdesMarchandsdeTerrilville,unmessagesouscachetdemandantlepaiementimmédiatdeplusieursastreintesensouffrance.CemessagetientlieudedernièremiseendemeureavantlasaisieduConseildesMarchandsdeTerrilvillepourimposerlerèglementdecesastreintes.

Erek,

Neditespasdebêtises,jevousenprie!Monprécédentmessageadûvousparvenir,etvoussavezàprésentquenousserionstousravisdevotrevisite.J’espèrequevouspourrezvousarrangerpourresterassezlongtempsafinquejevousfassevisitertoutTrehaug!

Detozi

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9

Égarement

THYMARABATTITDESPAUPIÈRES,puislesreferma,prisedevertige.AssiseàlaprouedeMataf,lesjambesdanslevide,ellesongeaitquelemondeétaitdevenutrèsgrand.L’épaissecouverturenuageuseaccompagnéed’unepluieincessantes’étaitenfindissipée;dansleciels’étendaitunevoûteconstelléed’unboutdel’horizonàl’autre.Lajeunefillel’avaitregardéetroplongtempsetavaiteusoudainl’impressiondequitterlepontdubateauetdetomberdanslefirmament.Ellerouvritlesyeuxetcontemplalarivière.

Laforêtavaitdisparu;reculantchaquejourunpeuplus,ellen’étaitplusdésormaisqu’unebandemaldéfinieàl’horizon.Lebateauétaitperduaumilieud’unmarécagepeupléderoseauxetdejoncs;depetitsarbresetdesbuissonsauxracinesplongéesdanslelimonpoussaiententaillisisolés.Lesmembresdel’expéditionavaientapprisquecespointsdevégétationindiquaientnonseulementdesfondsplushautsmaisaussideszonesoùlesgallatorsaimaientàprendrelesoleil.Lesdragonsnecraignaientpascescréatures,qu’ilsconsidéraientcommedessourcesdeviande;maislesgrandsgallatorsportaientlemêmeregardsurlesgardiensetleurscanoës;cesderniersrestaientàbonnedistancedesprédateursetlaissaientlesdragonslesdévoreravantdes’approcherdesbosquets,auprèsdesquelslesdragonsaimaientpasserlanuit:ilsétaienttouslasdedevoirresterdansl’eau,maisaumoinselleétaitmoinsprofondeprèsdestaillis.LecapitaineLeftrinsepliaitàleursdésirs,maisThymarasavaitqu’ilredoutaitd’échouerMatafdansdesipetitsfondsqu’ilneparviendraitpasàs’endégager.

Enseretirant,lajungleavaitemportéavecelletoutessessourcesdenourritureclassiques;àprésent,lesgardienstendaientdesfiletsàpoissonlanuitetarrachaientroseauxetjoncspourrécupérerleursracinesépaissesetféculentes.Quelquesjoursplustôt,lachanceaidant,unetrouped’oiseauxaquatiquess’étaitempêtréedanslesfiletsdeCarson;maisleshommesavaientpayécetapportdeviandefraîcheparleslonguesheuresqu’ilsavaientdûpasseràréparerlesnassesabîmées.Thymaran’aimaitpaslamonotoniedesrepasetencoremoinsl’impressionqu’elleavaitdeneserviràrien;ayantperdusonmatérieldechassedanslacrue,ilneluirestaitplusquelacueillettepouralimenterlacommunauté;oriln’yavaitquedesracinesàrécolter,oulesépisdeshautesgraminées.

Aumoins,Sintaraluimanifestaitplusd’attention,voiredebienveillance,etelledemandaitàêtrenettoyéetouslessoirs.L’omniprésencedel’eaurendaitl’opérationcompliquée,etelleavaitdûaccepterqueThymaraluigrimpâtsurledospouratteindrelespartiesàlaver.Depoignéesderoseauxetd’herbes,ellefaisaitdesbalaisgrossiersquiluipermettaientdedélogerlesinsectesetd’astiquerlesécaillesdelareine,maisquin’étaientpastendresavecsesmainshumaines,etThymaraplaignaitceuxetcellesquin’avaientpasautantd’écaillesqu’ellesurlespaumes.

Malgrélesdifficultésqueprésentaitsonpansage,SintaraexigeaitqueThymaratravaillâtconsciencieusement.Lajeunefillevenaitdepasserlaplusgrandepartiedelasoiréesursesailes,et,malgrésamésententeaveclagrandecréature,elleyavaitprisplaisir.QuandSintaradéployaitsesailes,désormais,ledessindélicatdesos,descartilages,desmembranesetdeleursmotifsluidonnaitl’impressiondenettoyerdesvitraux;lesécailles,avecleursbordsdentelés,luiévoquaientdesplumes

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translucides,et,endépitdeleurgrandetaille,sesailesconservaientunepeaufineetdouce.Ilétaitquasimentimpossibled’écarterlesécaillesquisechevauchaientsolidement,etlesailes,malgréleurenvergure,serepliaientsibienqu’onavaitdumalàcroirequ’ellespussents’appliqueraussiparfaitementsurlesflancsdeladragonne.Lesinsectesluicausaientdesdémangeaisonsquandilsselogeaientdanslesplisdesapeau,etl’humiditéconstantedueàl’eaucréaitdesmacérationsulcéreuses;ilfallaitàsesailesdesattentionsquotidiennesqueladragonneelle-mêmeavaitpeineàleurdispenser,maisThymaraavaitl’impressionqueSintaral’obligeaitàleuraccorderdessoinsexcessivementlongs.Lareineluidemandaitsanscessedelacomplimentersurlesteintesetlesmotifsquiserenforçaientsurelles,denoterlaforcedélicatedeleurstructureetlesfinesgriffescrochuesàl’extrémitédechacunedeleursnervures.

Ducoup,bienqueThymaraeûtpassélajournéeàborddelagabareaulieudelasuivreàbordd’uncanoë,elleétaitépuisée,etelleavaitmalpartout,auxmains,etsurtoutaudos,danslazonedesablessurequirefusaitdeserefermer.Pourtant,elles’habituaitàladouleur,etellen’ypensaitguère,saufquanduncontactinopinélaréveillaitcommeuncoupdepoignard.Ellejetaunregardfurtifalentour,et,unefoisassuréequenulneluiprêtaitattention,elleglissaunemainsoussachemiseetpalpaprudemmentlapeauentresesomoplates:chaudeetenflée,avecunehorriblevalléecroûteuse,aumilieu,quiluidonnaenviedevomir;elleseréjouitqueTatounefûtpasentraindeluiparler,etsurtoutpasdel’embrassernidelacaresser:empêchersesmainsbaladeusesd’allersursondosétaitunegageureetforçaitThymaraàuneattitudequ’ilnecomprenaitpas.Elleeûtdûlelaisserlatoucheràcetendroit;celaeûtpromptementcalmésesardeurs.

Ellesoupira.Commesouvent,Kanaïluimanquaitbeaucoup.S’ilétaitvivant,ilseraitassisprèsd’elleetluitiendraitdesdiscoursinconséquents,joyeuxetoptimistes;ilétaitsonami,sansattendreriend’elle,sanslacontraindreàrien;ellen’avaitrienfaitpourattirersonaffection,etilpartaitduprincipequ’ellel’aimait.Aveclui,l’amitién’avaitriendecompliqué,etelleregrettaitcetemps,surtoutcesoir.

Elleseretournapourobserverlebateau.Touslesgardiensétaientàbord,certainsassissurlerouf;ilsavaientjouéauxdésjusqu’àcequel’obscuritélesempêchâtdecontinuer.Àprésent,Boxteurcassaitlespiedsàtoutlemondeenévoquantlespetitspainsauxépicesquefaisaitsamère.Sylve,KaseetAlum,installésautourd’untasderacinesdejoncs,pelaientlapeaucoriacedestuberculesavantdelesdonneràBellinequilesdécoupaitenmorceauxpourlepetitdéjeuner.

«Graffe,onpeuttedireunmot?»

ThymaraseretournaenentendantlavoixdeTatou.HarrikineetluisetenaientderrièreGraffe,qu’ellen’avaitpasremarquéaccoudéaubastingagenonloind’elle.Depuisquelquetemps,ilsemontraitréservé,ethostileenverslesautresgardiens,quijugeaientpréférabledel’éviter.Naturellement,Tatounepouvaitseretenirdel’aiguillonner.

«Tum’enasdéjàditplusieurs;pourquoit’arrêterensibonchemin?»répliqual’autred’untonironique.Ilavaituneélocutionembarrassée,etlajeunefillesedemandasiseslèvrescommençaientàseraidir;elleavaitentendudirequecelaarrivaitàceuxquisouffraientd’unefortecouvertureécailleuse.IlyavaitplusieursjoursqueLeftrinl’avaitfrappé;seslèvreseussentdûêtreguéries.

«Onaremarquéquetun’avaispasprislecanoëaujourd’hui.

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—Jenemesentaispasbien.

—C’estcequej’aipensé;alors,Harrikineetmoi,onvaleprendredemainpourvoirsionpeutattraperdupoissonouunedecestaupesd’eauqu’onarepéréesilyaquelquesjours,oumêmeungallator;lesdragonsontl’airdelestrouvergoûteux.Entoutcas,lesgardiensetl’équipageapprécieraientdemangerdelaviande.»

Thymararemarquaqu’ilnedemandaitpasàGraffelapermissiond’emprunterl’embarcation:illuiannonçaitcequ’ilsallaientfaire.Harrikinesetaisait,maissetenaitprêtàsoutenirTatou.Graffelesregardatouràtour,puisdéclarad’unevoixgraveetsérieuse:«Non:jen’aimepasprêtermesaffaires.

—Ellessontàtouslesgardiens,réponditTatou.

—Lecanoëaussi»,renchéritHarrikine.

L’autrelesregardadenouveaul’unaprèsl’autre.«C’estàmoiqu’onaremiscematériel;jem’ensuisoccupé,jel’airangécommeilfallait,etc’estpourçaquejel’aiencore.»Thymaraobservaqu’ilneprononçaitpasplusquelesmotsnécessaires,etellesupposaqueparlerluidemandaituneffortpénible.

«C’estdelachance,répliquaTatou;rienquedelachance,Graffe.Iln’yapasquetoiquirangeaisbientesaffaires;tuasseulementeudelachancequetoncanoës’échouelàoùonl’atrouvé,c’esttout.Tun’aspasledroitd’empêcherlesautresdes’enservir.

—Ilestàmoi.»

Tatoubaissalégèrementlavoix.«Jecroismerappelerunjouroù,devantunélanqueThymaravenaitdetuer,tutenaisundiscourstrèsdifférentsurlepartagedanslegroupe.»

Matafn’étaitpasungrandbateau.LesilencesepropageaautourdeTatouenondesconcentriquessurlepont;laconversationsurleroufs’éteignitetdestêtessetournèrentversletrio.

«C’étaitdifférent.»Graffevouluts’éclaircirlagorge;ildutsepencherpar-dessusbordpourcracher,maislasalives’accrochaàseslèvres.Ils’essuyadesamancheérailléepuisregardasesdeuxinterlocuteurs.«Non,oualorstutebats.»

TatouetHarrikineéchangèrentuncoupd’œil,etlepremierrépondit:«Pasdebagarre,Graffe.Jesaisquetunevaspasbien,etjen’aipasenviedemettreLeftrinenbouleenmebattantsursonpont.Jenesuispasvenupourça;jesuisvenutedirequedemainonprendlecanoëavecsonmatérielpourallerchasseretpêcherdèsl’aube.Sansvouloirt’insulter,tuneremplisplustamissiondececôté-là.Donc,pourlebiendetous,c’estHarrikineetmoiquiallonsnousenoccuper;etilnousfautlecanoëetlematériel.»

Graffesedétournapourcontemplerlarivière.«Non»,dit-ild’untonneutre.Cherchait-ilàpousserTatouàl’attaquer?Entoutcas,celui-cirefusademordreàl’hameçon.

«Jet’annonceseulementcequivasepasser»,dit-ilàmi-voix.IlregardadenouveauHarrikine,quiacquiesçadelatête,et,ensemble,ilss’éloignèrentsurlepont.Lesmurmuresquiflottaientdans

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l’obscuritédevinrentuneconversationétouffée;Thymararestaoùelleétait,lesyeuxperdusdanslacontemplationdel’eauetdelanuit.Ellen’aimaitpasGraffe,maiscettesituationluifendaitlecœur.

L’intéresséparutpercevoirsespensées.«Drôle?demanda-t-ild’unevoixâcre.

—Non,répondit-elle.Tragique.Jeregrettecequit’arrive,Graffe;pourcequeçavaut,tuasdroitàmacompassion.»

Ilsetournaverselle,sesyeuxbleusétincelantsdecolère.«Gardetapitié,putainsanscervelle!Tunesersàrien!»

Ellerestaabasourdiedesavéhémencedontellenecomprenaitpaslaraison.Putain?Sanscervelle?Quinesertàrien?Graffeluiavaittournéledosets’enallaitquandellepritconsciencequel’insulten’avaitaucunebaselogiqueetnecherchaitqu’àblesser;lejeunehommes’attendaitàlavoirseréjouirdesachute.«Tunemeconnaispas»,dit-elletoutbas.Ellejetaunregardverslesautresgardiens.«Pluspersonnenemeconnaît.»

Sescamaradesavaientreprisleursactivités.Alums’efforçaitdecouperlescheveuxàBoxteur,aveclesconseilsavisésdeKaseetLecter,tandisqueDavvieregardaitlascèneenriant;Tatouétaitassisprèsd’Harrikine,contrequis’appuyaitSylve,ettoustroisbavardaientdoucement.«Tumemanques,Kanaï,reprit-elle.J’aibesoind’unami.»

Unéchoinattenduluirevint.Cessedejouerlesimbéciles.Tuasundragon;tun’asplusbesoindecompagnonshumains.Vatecoucher.

«Bonnenuit,Sintara»,murmura-t-elle,etellesuivitleconseildelareine.

Iln’yavaitplusderivière,ilétaittempsdelereconnaître.Leftrinignoraitquelnomconvenaitpourdécrirel’étendued’eauquil’entourait,pourautantqu’onpûtparlerd’étendued’eau.Depuistroisjours,Matafneprogressaitplusqu’avecunelenteurdésespérante.L’expéditionavançaitàlasuitedesdragons,maislecapitainecommençaitàpenserqu’eux-mêmesnesavaientpasoùilsallaient.Suivaient-ilslechenalprincipal?Yavait-ilseulementunchenalprincipal?Iln’yavaitquasimentplusdecourant.Ilcontemplalalumièredel’aubereflétéesurlasurfaceimmobiledel’eauqu’agitaitseulementlelégermouvementdesjoncsetdesroseauxsouslabrisematinale.

Lesmursdumondeavaientreculé.DepuislepontdeMataf,Leftrinsevoyaitaumilieud’unmarécagesansfinpleindevégétationaquatique;mêmedutoitdurouf,ilnedistinguaitpasdavantagedelimitesàl’immensitédelafondrière.C’étaitpeut-êtrejadisunsystèmederivièresoubienunlac,maisilavaitl’impressionqu’ilnes’agissaitplusaujourd’huiqued’unezoned’épandagedeseauxvenuesdehauteurslointaines,dontlaprofondeurnedépassaitpaslatailled’unhomme.Commeuneassietteplate,sedit-il.Ils’efforçaitdenepassongeràcequisepasseraitquandlespluiesd’automnearriveraientpourdebon;siundélugesedéclenchaitetquel’eaucommençâtàmonter,lesdragonsnepourraients’abriternullepart.Ilsecoualatêtepourchassercettevaineinquiétudedesonesprit,certainqueMercoryavaitpensé;chaquejour,ledragondorémenaitsatroupeversKelsingraouverslamort;ilssauraientcequ’ilenétaitquandilsyparviendraient.

Ilparcourutdesyeuxlelargecercledel’horizonetnevitrienderéjouissant.Jamaisautant

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qu’aujourd’huiiln’avaiteul’impressionden’êtrequ’unepetiteétincelledevieaccrochéeàunebrindille.Desnuagesélevésbouchaientlecielimmense,etLeftrinavaitlanostalgiedesbergesombragéesqu’ilavaittoujoursconnues;lejouravaitunéclatimpitoyable,et,lesnuitsclaires,ledaisdesétoilesleréduisaitàl’insignifiance.

Auloin,unoiseaudeproie,fauconouaigle,poussaunlongcrisolitaire.LadragonnedeTatouseréveilla,levalatêtepuisémitungrondementinterrogateur;commeiln’yavaitnulleréponse,ellefourradenouveausonmuflesoussonaile.Lesgrandescréaturessetenaientgroupées,debout,commeunetrouped’échassiersépuisés,latêtecontrelepoitrailouposéesurledosd’unvoisin;leursommeilnedevaitpasêtrereposant.Ellesdormaientdeboutcommedesmatelotsrestéstroplongtempsdequart.Leftrinlesplaignaitmaisnepouvaitrienpourelles.

Lesinsectespullulaient,maisaumoinssurcecoursd’eau-cileschauves-sourisabondaientlanuit;et,lejour,depetiteshirondellesfaisaientdesfestinsdemoustiquesetdecousins.Denombreuxinsectespiqueurssurvivaient,maislecapitaineéprouvaitunegrandesatisfactionàlesvoirsefairedévorer.

Parhabitude,ilsortitsapipedelapochedesonmanteau;illatournaentresesmains,l’examinapuislaremitàsaplace:iln’yavaitplusunbrindetabacàborddubateau–etcen’étaitpaslaseuledenréequifûtépuisée:plusdesucrenidecafé,lethérestantseprésentaitsousformedepoudreplutôtquedefeuillesséchées,etiln’yavaitplusquedeuxbarilsdebiscuits;quandilsseraientvides,l’expéditiondépendraitentièrementdelachasseetdelacueillette.Ilfronçalessourcilspuischassarésolumentsessoucisdesonesprit.

Làoùilyadel’eaudouce,ilyadequoimanger,sedit-il.Lepoissonabondait,etcertainsjoncspossédaientdesracinesépaissesetféculentes.Lesdeuxdernièresnuits,Carsonavaittendudesfiletspourattraperdesoiseauxaquatiques,sansguèredesuccèspourlemoment;mais,quandilréussirait–carilparviendraitcertainementàsesfins–,ilyauraitducanardrôtiaumenu.Ouplutôtbouilli,sansdoute,pouréconomiserlebois,dontonnetrouvaitpratiquementplusdegrossespièces;toussurveillaientavidementlesenvironsenquêtedebranchesetdetroncsflottantslaissésparlacrue.Enattendantd’entrouver,lesgardiensavaientpourmission,chaquesoir,deramasserautantdejoncsséchésquepossible;cematériaubrûlaitvite,etilsdevaientenréunirleplusdegerbespossible,qui,réuniesenfagots,seconsumaientpluslentement.Sâmerci,lesnuitsétaientencoredouces.

Cheztous,lesvêtementsmontraientleseffetsd’unusageintensifetdel’eauacidedufleuvedudésertdesPluies;letissus’effilochaitetsedétruisaitpeuàpeu,tandisquelespantalonsraccourcissaient,leursbastransformésenpiècespourlesgenoux.Aliseavaitdistribuésonamplegarde-robeauxgardiennesavantmêmequ’onleluidemandât,etSédricavaitsuivisonexemple;curieuxspectaclequeceluidesjeunesgardiensvaquantàleurstâchesenchemisesdelinetdesoieauxcouleursvives!MaisLeftrinsavaitquecen’étaitquereculerpourmieuxsauter;pourlemoment,onsedébrouillait,maisunjourviendraitoùilfaudraittrouverunesolution.

Aliselerejoignitavecdeuxchopesfumantesdanslesmains.Elleposalasienneenéquilibresurlalisseettenditl’autreaucapitaine.«C’estduthé?demanda-t-il

—Oui;ladernièretournée,etclairette,enplus.

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—Maisbienchaude»,répondit-il,etilséchangèrentunsourire.

Ilsparcoururentduregardl’horizon,puisAlisedit,exprimantleurpenséeàtousdeux:«L’eaudevientdemoinsenmoinsprofonde,etjenesuispassûredutoutquelesdragonssachentoùilsvont.DanslessouvenirsqueMatafnousamontrés,Kelsingras’élevaitaubordd’unlargefleuve,nond’unlaccommeici.»

Ellesetut.Tousdeuxburentleurthéens’interrogeant:avaient-ilsempruntélemauvaisembranchementdelarivière?Quesepasserait-ilquandiln’yauraitplusassezdefondpourMataf?Lesdragonsexigeraient-ilsdefairedemi-tour?Àcetinstant,Aliseposasamainlibresursonépaule,etilpenchalatêtedecôtépourl’emprisonnersoussajoue.«Jet’aime»,murmura-t-il.Ilneleluiavaitjamaisdit;iln’avaitjamaissongéàlediretouthaut.

«Moiaussi,jet’aime.»Lesmotsvenaientfacilementàlajeunefemme,commesiellelesavaitrépétésmillefois,etcelaplutàLeftrin:cen’étaientpaseuxquicomptaient,maislefaitdereconnaîtrelaréalité.

Ilsourit,passasonbrasautourdesatailleetl’attiracontrelui.Avoirl’assurancequ’Alisel’aimaitlerassuraitencejouroùplusrienneparaissaitcertain.«Ondiraitquelesnuagess’écartent,là-bas;nousauronspeut-êtreencoreunebellejournée,fitAliseenregardantleciel.

—Etpleindenouvellestachesderousseurpourtoi!»s’exclama-t-il.

Ellesecoualatête,faussementfâchée.«Jenecomprendspascequetuleurtrouves!J’aipassédesannéesàtâcherd’éviterd’enattraperetàatténuercellesquej’avaisavecdujusdecitronetdupetit-lait.

—Çadevaitêtredélicieuxdet’embrasser.

—Idiot!Personnenem’embrassaitàcetteépoque.»Elleeutunsouriretors.

«CesontplutôtleshommesdeTerrilvillequiétaientidiots,àmonavis.»

Ellecontinuadesourire,maisuneombrelégèrepassadanssesyeux,etilcompritqu’illuiavaitrappeléHest,avecseshumiliationsetsestromperies.Ils’attristadenepouvoireffacercessouvenirsdesoncœur,quicoloraientencorelarelationqu’elleavaitavecSédric:ilssecôtoyaient,maisàdistance,polis,presqueattentifsl’unàl’autre,maisaveclacirconspectiondedeuxêtresquisesontmeurtrismutuellement,etillesplaignait.AliseluiavaitsouventparlédeSédric,etilsavaitqueleuramitiéremontaitàunedatebienantérieureàsonmariagedésastreuxavecHest;ilregrettaitqu’ellenejouîtplusdel’estimedeSédric,dontelletiraitdel’assurance:enlaperdant,elleavaitvusonimaged’elle-mêmesefissurer.Leftrin,toutenreconnaissantl’égoïsmedecesouhait,eûtaiméquelerespectqu’iléprouvaitpourellesuffîtàluirendreconfianceenelle;maisilnepouvaitsesubstitueràsonmonde,etelledevaitréparersarelationavecsonamid’enfanceavantdepouvoirguérir.Pourlebiendetous,ilespéraitquecelanetarderaitpas;Matafétaittropexigupoursupporterconflitsetdéchirements.

D’autantquelaprésencedeGraffelessuscitaitdéjàplusqu’abondamment.Ilerraitsurlebateau,nigardiennimembredel’équipage,rejetéparlesdragons,chefdéchuàlasantéprécaire.Leftrinl’eûtprisenpitiésiGraffel’avaitlaisséfaire,maisilrefusaittoutecompassion,etjamaislecapitainen’avait

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croisépersonned’aussiamerethargneux;plusd’unefois,ilavaitregrettéqueKalon’eûtpassimplementdévorésongardien.

«Tunedisplusrien;àquoipenses-tu?

—ÀGraffe,répondit-il,etellehochalatête.

—Lasituations’aggrave,n’est-cepas?

—Ilyaeuunepetiteconfrontationhiersoir,aprèsquetuesalléetecoucher.Graffeavaitpassétoutelajournéeàbord;jenesaispassileschangementsqu’ilsubitluifonttropmalous’ilesttropdécouragépouressayerdeprendresoncanoë;entoutcas,Tatouestallélevoirpourluidireque,s’ilnechassaitpasaujourd’hui,Harrikineetluiavaientl’intentiondeprendrelecanoëaveclematérielet“faireunpeudebien”avec.»Leftrinbutunegorgéedethéetsecoualatête.«Apparemment,Tatouneparlaitquedel’embarcationetdumatériel,maisàmonavisçaallaitplusloin.

—Ques’est-ilpassé?

—Pasgrand-chose;ilsontéchangéquelquesmotsacerbes.Graffeavaitl’airdevouloirsebattre,maisTatouaréponduqu’ilrefusaitdefrapperunmalade,etils’enestallé.Ças’estarrêtélà–enfin,j’espère.»Ilbutunenouvellegorgéedesonthéquirefroidissait.«TatouetHarrikinel’ontprévenuqu’ilsallaientprendrelecanoëaveclematérielpourallerchassercematin;j’espèrequ’ilaural’intelligencedenepasêtrelàquandilspartiront,parcequesinon,s’ilssemettentàsebattre,jedevraiintervenir.

—Ilssontpeut-êtredéjàenroute.

—Peut-être,maismieuxvautquejevérifie.Aimeriez-vousfaireuntour,machère?

—Mercipourcetteinvitation,chermonsieur.»Ellefeignitunerévérence,puisposaunemaincalleusesurlamancheérailléedubrasqu’illuioffraitavecmajesté.Commeilsentamaientleurpromenadesurlepont,ellesesurpritàsouriredutableauqu’ilsdevaientprésenter.Ellen’avaitplusunseulvêtementquinemontrâtpasdestracesd’usuresousl’actiondusoleiletdel’eauacide;seuleyéchappaitlarobeAnciennequeLeftrinluiavaitdonnée,maiscen’étaitpaslecostumelepluspratiqueàbordd’unegabare.Lescheveuxd’Aliseétaientdésormaisbouclésetdésordonnés;quantàsonteint,unvendeurenpleinairn’eûtrieneuàluienvier.Elleallaitpiedsnus,préservantsesbottespourlesoccasionsoùilétaitpossiblededescendreàterre;ilyavaitplusieursjoursqu’ellenelesavaitpasmises.Ellenes’étaitjamaissentieaussipeuattirante.

Niaussiséduisante.EllesetournalégèrementversLeftrin,etlesyeuxdel’hommecroisèrentaussitôtlessiens.Commeelleluirendaitsonregard,ellevitsonsourires’élargiretsonexpressions’illuminer.Oui,surlepontdecebateau,elleétaitlaplusbelledumonde.Quelleimpressionmerveilleuse!

«Lecanoën’estpluslà,dit-elle,ramenantLeftrinàlaréalité.

—C’estvrai.Ehbien,c’estautantd’ennuisévités»,fit-il,soulagé.

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Àcemoment,Tatou,derrièreeux,demanda:«Oùestlecanoë?»

Graffeavaitprisl’embarcation,ainsiquetoutlematérieldechasseetdepêche,nulnesavaitexactementquand.Bellineserappelaitl’avoirvudanslacoqueriealorsquelaplupartdesoccupantsdubateauétaientalléssecoucher.Thymaran’enétaitpassurprise:leschangementsquiaffectaientGraffel’empêchaientdedormirconvenablement,etilavaitreconnuqu’ilavaitdumalàmastiquersesaliments.Uninventairerapidesuffitàmontrerqu’unegrandepartiedelaréservedebiscuitsdubordavaitdisparu,enmêmetempsqu’unepetitecasserole;plusqu’aucunautreindice,celaconvainquitlajeunefillequ’iln’étaitpaspartichassernipêcher:ilavaitquittélagabarepoursuivresapropreroute.

LesréactionsdesautresétonnèrentThymara.Certainsmanifestèrentdelacolèredevantladisparitionducanoë,toussemontrèrentsurpris,maisaucunneparuts’inquiéterpourGraffe.BoxteuretKasegardèrentunsilenceobstiné,etJerdexprimaleplusviolemmentsonaigreurdevantl’égoïsmedujeunehommequiavaitvoléuncanoë,sonmatérieletlebiscuitdubord,«alorsquetoutlemondesaitqu’iln’yapratiquementqueçaquej’arriveàavaler».

«Commesitoutdevaittournerautourdesonnombril»,murmuraSylveprèsdeThymara,maispasassezdoucement,carJerdleurdécochaunregardmauvaisetdéclarad’untontragique:«Évidemment,vousvousmoquezbienqu’ilm’aitabandonnéealorsquejeportesonenfant!»

ThymarasongeasansledirequeGraffeyeûtpeut-êtreattachéplusd’importances’ilavaiteulacertitudequel’enfantétaitdelui.Elles’écartadiscrètementdesgardienspourserapprocherdeLeftrinetentendresaconversationavecHennessie.«S’ilnes’agissaitqueducanoë,fitlematelot,jediraisquec’estuneaffairequineregardequelesgardiens,mêmesiladisparitiondumatérieldepêcheetdechasseauradesrépercussionssurtoutlemonde;depuisqueJessestmort,Carsonadumalàrapporterdelaviandepourtoutel’expédition.Heureusement,lesdragonssedébrouillentseuls,sinonçaseraitencorepire.MaisGraffeaaussivolélebiscuitdubord;ducoup,çaconcernetoutlebateau,etlecapitainedoitintervenir.

—Oui,c’estcequejepense.Quelqu’undoitleprendreenchasseetleramener.Onn’avaitvraimentpasbesoindeça,mais,sionlaissepasser,c’estlaporteouverteauxgardiensquidécidentdequitterlebordenemportantcequ’ilsveulent.

—Non,onnepeutpasaccepterça,convintHennessie.Maisquienvoyer?

—Carson.»Leftrinavaitprissadécision.«Ilestsousmesordres;cen’estpasungardien,mêmesiundragonl’achoisi.Pasquestionquejeconfiecettemissionàquelqu’undel’équipage:jeveuxmeremettreenrouteaujourd’hui.Jen’aipasletempsd’attendrelesbrascroisés.

—D’accord,Carson.Seul?

—Jelelaisseraidéciders’ilveutemmenerquelqu’un.Ah,çatombevraimentmal!»

«Pourquoimoi?»demandaSédricàmi-voix.

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Carsonluilançaunregardpar-dessussonépaule,unsourireperplexesurleslèvres.«Jepensaisquetuauraiscomprismaintenantquej’aimetacompagnie.»

Malgrésesinquiétudes,Sédricneputs’empêcherderetournersonsourireauchasseur,réactionquiparutsatisfairecedernier:ilseretournaversl’avantducanoëetseremitàpagayer.Sédrics’efforçadesuivresacadence;lavigueurphysiquequ’ilavaitacquisedepuisqu’ilfréquentaitCarsonl’étonnaitlui-même;quandauchasseur,ilcomplimentaitsouventsoncompagnonsurlesmusclesquigonflaientdésormaissesbrasetsapoitrine.

Sédricjetauncoupd’œilenarrière,unpeuinquietdevoirlagabareseréduirederrièreeux.Lebateauétaitdevenuleseulhavredesécuritédanssavie,etsoninstinctserévoltaitdedevoirs’enéloignerdansuneembarcationexiguë,mêmeavecCarsoncommeguide.Unéclairargentéattirasonregard.«Tondragonnoussuit,j’ail’impression.»

Carsonlevalatêteuninstant,puis,sansmêmeseretourner,ilhochasèchementlatête.«C’estvrai.

—Pourquoi?

—Quisaitcequimotiveundragon?»murmuraCarsonavecunenoted’amusementdanslavoix.Cracheétaitundragondifficile,hargneuxetparfoisobtusaupointd’enparaîtrestupide.Bienqu’ilsûtpourquoilechasseurs’étaitproposépourdevenirsongardien,Sédrics’étonnaitencoredesadécision.Carsonetluin’avaientéchangénullepromesse,lepremierneparaissantpasjugercelanécessaire;pourtant,ilneluicachaitrien;unefoisseulement,ilavaitévoquésoninquiétudequeSédricpûtluisurvivre,aveudanslequelcederniern’avaitvuqu’uneréflexionsansconséquence.Pourtant,quandl’occasions’étaitprésentéedesuivreSédricdansunetransformationqu’aucunhumainnemaîtrisait,iln’avaitpashésité;ils’étaitspontanémentportévolontairepourdevenirlegardiendeCrache,acceptantdechangertoutesonexistencepourresteravecSédric.Jamaiscelui-cin’avaitimaginéqu’unhommepûtfaireuntelsacrificepourlui,etilserappelaitavecunsentimentdehonteavecquellepromptitudeilavaitrejetésonanciennevieetmêmerompulespontsavecsafamillepours’installeravecHest.SansdouteCarsonétait-ilbeaucoupplusconscientdecequ’ilfaisaitqueSédriclorsqu’ilavaitquittésonmondepourretrouversonamant,etpourtantiln’avaitjamaisparlédesadécisioncommed’unsacrifice:quandildonnait,c’étaitd’uncœurgrandouvert.Sédricregardal’hommedevantlui,observalejeudesesmusclesalorsqu’iljouaitdelapagaie,etsedemandaàquoiilressembleraitunanouunedécennieplustard.

Crachen’avaitpasencoreproposésonsangàCarson,maisilfiniraitparlefaire,sansaucundoute;lechasseurs’occupaitdupetitdragonàl’humeurimprévisiblenonseulementavecdévouementmaisavecuneprofondecompréhensiondesanimauxetdeleurfonctionnementphysique.Lepremierjour,ill’avaitexaminéavecunesigrandeattentionauxmoindresdétailsdesasantéquelesautresgardiensétaientretournésvoirleurspropresdragonspours’assurerqu’ilsnelesnégligeaientpas.

Maisaucunn’avaiteulatéméritédeCarson,quiavaitpasséplusd’uneheuredanslagueuledudragonàretirerunboutdetendonqui,enrouléautourd’unedesesmolairestranchantes,luicausaitd’intensesdouleurs.«Non,jen’aipasperdumontemps,avait-ilrépondud’untondedouxreprocheàSédricplustard.Tôtoutard,letendonauraitpourrietseraittombédelui-même,mais,enleluienlevant,jeluiaidonnéuneraisondeplusdem’apprécier,etunedemoinsdesemontrergrincheuxtoutletemps.

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—Queferons-nousquandnousauronsretrouvéGraffe?»demandaSédricàCarsonauboutd’unmoment.C’étaitunequestionévidente,unedesnombreusesqu’iln’avaitpaseuletempsdeposeravantdequitterlagabare.

«Onleramèneraaubateauaveclecanoë,c’esttout.

—Ets’ilrésiste?»

Lechasseureutunhaussementd’épaulesinfime.«Onleramènequoiqu’ilarrive.Leftrinnepeutpaslelaissers’entireràsiboncompte.Jusqu’ici,malgrélesréservesenbaisse,iln’yaeunichapardageniaccaparement;onpartagetoutcequerapportentlachasseetlacueillette.Aliseettoiavezdonnél’exempleendistribuantvosvêtementsderechange,ettun’imaginespascommeLeftrinaétésoulagéquandilvousavufaire;ilnes’attendaitpasàçadetapart.Jeluiaiditque,moi,çanem’étonnaitpas.»IltournalatêteetgratifiaSédricd’ungrandsourirequiétiraseslèvresrougesetdénudasesdents.Quiaffichaitunsourirepareil?CertainementpaslesMarchandsraffinéseturbainsqueSédricfréquentaitnaguère;ilsatténuaientleurexpression,neriaientjamaistropfortetdissimulaientleurssouriresderrièredesmainsmanucurées.Apparaîtremaldisposéoucyniqueétaittrèschic.Commentavait-ilputrouvercetteaffectationattiranteetàlapointedelacivilisation?L’ombredusourirenarquoisdeHestluivintàl’esprit;illarefoula,etelledisparutbeaucoupplusfacilementqu’unmoisplustôt.

«J’adoretonsourire.»Ilfitcecomplimenttouthautetavecsincérité,etilsesentitàlafoisridiculeetlatêtelégère;jamaisiln’eûtosédirequelquechosed’aussisimpleàHest:sonamantsefûtmoquédeluipendantdesmois.Carsondonnaencoredeuxcoupsdesapagaiepuislarangeasoigneusement.LecanoëdansaquandlechasseurseretournapuissedirigeaversSédricets’accroupitdevantlui;ilpassaunemainderrièresanuqueetl’embrassalonguementetgoulûment.

Enfin,ilfitd’unevoixrauque:«Jenel’aijamaisfaitdansuncanoë;çarisqued’êtrecompliqué.

—Çapeutêtrebonquandc’estcompliqué»,réponditSédric,lesoufflecourt.

«Ilyaquelquechosequinevapas.»Jerds’exprimaitd’unevoixtendue,effrayée,etellecrispaitdouloureusementlamainsurlebrasdeThymara.Celle-ci,assisesurlepont,s’efforçaitdedémêlerunelonguelignemuniedenombreuxhameçonsquandJerds’étaitapprochéed’elle.

«Quoi?»répondit-elleenessayantdes’écarter.Jerdétaittropprèsd’elle,etlapeurquiperçaitdanssavoixlamettaitmalàl’aise.

«Jesaigneunpeuetj’aidessensations…Ah!»Elles’appuyabrusquementsurThymara,etelleportasamainlibreàsonventre.DevantlesyeuxhorrifiésdeThymara,quelquesgouttesd’unliquideteintédesangcoulèrentsurlepontdeMataf.

«Ohnon!»s’exclama-t-elle.Toussavaientqu’ilnefallaitjamaislaissertomberdusangsurlepontd’unevivenef.EllesentitlaconsciencedeMatafs’accroîtrebrutalement,etelleentenditaussitôtLeftrincrier:«Souarge,ilyaunproblème?

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—Entoutcas,jevoisrien,cap’taine!réponditl’hommedebarre.

—Vite,baisse-toi,quejemeservedel’ourletdetonvêtementpouressuyerça!

—Maisc’estdégoûtant!»Jerdportaitunedeschemisesdenuitd’Alisepourlogerlamodesterotonditédesonventre.

Thymara,grimaçantd’écœurement,songeaquelacontractionavaitdûpasserpourqu’elleregimbâtainsiànettoyersespropressaletés.Elles’accroupitetseservitdelamancheérailléedesaproprechemise,maisunepartiedelasanieavaitdéjàétéabsorbéeparlebois.Cen’étaitpasbon.«Ilfautt’emmenerauxcouchettes,jepense.Pourquoivenirmetrouver,Jerd?PourquoinepasallervoirBelline?

—Elleestméchante,etellenem’aimepas.

—Ellen’estpasméchante;elleessaiedepuisdesannéesd’avoirunenfant,ettoituyarrivesàpeinequelquesmoisaprèstonpremieraccouplement,sansmêmel’avoirvoulu;c’estnormalqu’ellet’enveuilleunpeu.Allons,viens.»

Jerds’appuyalourdementsurelle.MalgrésafaçondeparlerbasetlafurtivitédontelleavaitfaitpreuvepourvenirtrouverThymara,celle-cilasoupçonnaitdesavourerlesregardsquisetournaientverselletandisqu’ellesserendaientàpaslentsaurouf.DavvieetLectersetrouvaientdanslacoquerie.«AllezchercherBelline,s’ilvousplaît,dit-elle,et,autonqu’elleemploya,ilssehâtèrentdeluiobéir.

—EtSylveaussi!leurlançaJerdd’unevoixdéfaillante.J’aibesoindefemmespours’occuperdemoi.»

Thymararetintlecommentairemordantquiluivenait.Jerdseréjouissaitduspectaclequ’elledonnait,maisThymaraavaitunmauvaispressentiment.Elleaidalajeunefilleàs’asseoirsurunecouchettebasse.

BellinearrivanonseulementavecSylvemaisaussiavecSkelli.D’unevoixduremaisnondénuéedecompassion,lafemmedit:«J’aisentidusangsurlepontdeMataf;tuperdsl’enfant?

—Pardon?»fitJerd,ahurie.

ThymaraéchangeaunregardincréduleavecSylve,maisellesseturent.Skelli,elle,avaitl’airégaré.

Bellineexpliquad’unevoixlente:«Situperdsdusangetquetuasdescontractions,c’estquetufaisunefaussecouche.L’enfantestsansdoutedéjàmort,ettonorganismel’expulse;oualorslepauvrepetitvanaîtrebeaucouptroptôt,etilmourra.Ceserapiresitouts’arrêtedansunmoment,parcequejepeuxtedired’expériencequeçareprendradansunjour,unesemaineoumêmeunmois,quandtuteserasconvaincuequetoutvabien,mêmesitunesensplusl’enfantbouger.

—NON!»criaJerdd’unevoixsuraiguë,puiselleéclataenlarmes.Bellineluitournaledos.Thymarajugead’abordsonattitudecruelle,puisellevitunelarmecoulersurlevisagetannédelafemme.

Alises’encadrasoudaindansl’entréedelapièce.«Quesepasse-t-il?demanda-t-elle,inquiète.

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—Jerdestentraindeperdresonbébé»,réponditBelline.Thymaracompritquesontonsansinflexionindiquaitseulementqu’elles’efforçaitdemaîtrisersesémotions.«Fermezlaporte,s’ilvousplaît.Skelli,trouve-moideslingespropres;ilresteunpeudebois:sers-t’enpourmettredel’eauàchauffer.Illuifaudraunbain,après.»

Skellisehâtad’obéir;SylvedonnauncoupdecoudeàThymaraetindiqualaportedelatête;ellesallaientlafranchirquandBellines’interposa.«Non,dit-elle,sévère.J’aibesoindevousici;ilesttempsquevousvoyiezlesconséquencesdecequevousfaites.

—Maisjenefaisriendutout!»LesmotsavaientjailliavantqueThymaraeûtletempsdemesurercombienilsétaientrévélateurs.Toutlemondelaregarda.

Bellineréponditd’untonsévère:«Tun’aspeut-êtrerienfait,gamine,maisçaviendra.Celle-ci,elleafaitcequ’ellevoulaitavecquiellevoulaitaumomentoùelleenavaitenvie,etc’estsesoignons,commeellemel’aditunefoissèchement;tul’assansdouteentendueaussi.Mais,là,onarriveàlacroiséedeschemins,etc’estsurquiqueleboulotretombe?Vousvoyezdeshommesici,vous?VousenvoyezunentraindefairelescentpasdehorsetdeprierSâdedonnerunechanceàcettepetitevie?Moipas.C’estçalemessage,lesgamines:sivousn’avezpasuncompagnonquisoitprêtàmontersurlabrèchepourvousetàdonnerjusqu’àladernièregouttedesonsang,vousêtesfollessivousécartezlescuisses.Jenepeuxpasparlerplusclairement.»

Thymaran’avaitjamaisentenduundiscoursaussibrutalniaussidur;elleetSylverestèrentpétrifiées.

«Cen’est…pasjuste»,fitJerdenhaletant,puisellepoussauncrietserepliasursonventre,lesoufflecourt.Thymaraperçutunbruitfluidealorsqu’unliquides’échappaitd’elle.

«C’estvrai,réponditBelline;cen’estjamaisjuste,petite.Alors,dansunmondeaussicrueletinjuste,tudoistedébrouillerpourquetonenfantettoiayezlameilleureviepossible;trouve-toiunvraicompagnon,unquiaducran,ounetefaispasmettreenceinte.Cen’estpaspluscompliquéqueça.»

Skellirevenaitavecunepiledelingespropres.Bellineenpritquelques-unspouressuyerl’entrejambedeJerd,leslèvrespincées.Thymarasedétourna,humiliéeparleseulfaitqu’elleétaitfemme,etsonregardcroisaceluid’Alise.LaTerrilvillienneétaitadosséeàlaporte,levisageblême;sedemandait-ellecequ’elledeviendraitsielleaussitombaitenceinte?MaiselleavaitLeftrin,etilavaitl’airdequelqu’undesolide.

Jerdserallongeaenrespirantfort,etBellinepoursuivit,impitoyable:«Quandcettehistoireserafinie,d’iciuneoudeuxsemaines,touslesgarçonsreviendrontsûrementtetournerautour;ceuxavecquituasdéjàcouchépenserontquetunelesrefuseraspas,etlesautresattendrontleurtour.Situesmaligne,tuleurdemanderasquelquechoseenéchange,quelquechosed’autrequ’unesimplepartiedejambesenl’air.

—Jenesuispas…uneputain!rétorquaJerdd’untonindigné.

—Non»,ditBellinepaisiblement.Ellelaissatomberleslingesusagésdansunseauetenpritunpropre.«Uneputainalajugeoted’obtenirquelquechoseenéchangedecequ’elledonne,sousformed’argentoudecadeaux,poursubveniràsesbesoins.Toi,tut’esdonnéesanscontrepartie.Situtefourresunbouchon

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decireentrelesjambespouréviterdeconcevoir,c’estparfait;tunerisquesquetaproprevie,situattrapesunesuintanteoulescroûtes.Maisaujourd’huic’estaussiunpauvreenfantquirisquedetomberaumilieudecetteaffaireetquetumetsendanger;etducoupc’estnoustousquetumetsendanger.Situmeursenlemettantaumonde,quidevraluitrouveràmanger?Quidevratoutarrêterpourletorcheretlepromenersurlepont?Quidevraleregarders’affaiblirpuismourir,sanspouvoirrienfaire,etlejeterpar-dessusbordpourlesdragons?Moi,jeteleparie!Etjeteledistoutdesuite:tunemeferaspasuncouppareil.Sitonbébénaîtetquetusurvis,ceseraencoreànousdevousfourniràmangeràtouslesdeux;déjà,enceinte,tunefaisaispastapartdeboulot,mais,situasunenfant,tudeviendrasunpoidspourtoutlemonde.Siunetuilecommeçadoitmetomberdessus,ceserapourlegossedeSouarge,pasletien!S’ilmefaitunmôme,jesaisqueluietmoiondonnerajusqu’ànotrederniersoufflepourqu’ilvive.Alors,jeledisàtoutescellesquin’ontpasunpartenaireprêtàprendresesresponsabilitésetàreconnaîtrequ’ilestavecvous:n’ouvrezpaslescuisses.Siquelqu’undoitprendrelegrosventreàborddecebateau,ceseramoi,ouAlise,là-bas,parcequ’onaleshommesqu’ilfautpournoussoutenir.Pasvous.»

LaTerrilvillienneeutl’airtellementsidéréeàcesmotsqueThymarasedemandasielleavaitjamaissongéqu’ellepûttomberenceinte.

«Tun’aspasledroitdemedireceque…Aaaah!»LarépliquecinglantedeJerdseperditdansuncroassementrauque.Sarespirationsebloqua,puisellesemitàhaleteretpoussaungrognementdedouleur.Enfin,ellerelâchasonsouffledansunlongsoupir.BellinesepenchasurlesjambespliéesdeJerd,etlatristesseassombritsestraits.Ellesecouaunlingeetl’étalasurquelquechose.Skelli,sansplusdebruitqu’unfantôme,luitenditdufiletuncouteau;àgestesefficaces,lafemmecoupalecordonetlenoua,puisellerefermalelingesurunpetitobjet;sesyeuxbrillaientd’unetendresseétrangequandellesouleval’enfantmort-née.

«Ellen’auraitpassurvécumêmesitul’avaismenéeàterme.Jetteuncoupd’œil,situveux:ellen’apasdejambes,rienqu’unboutdequeue,commeunserpent.»

Jerdlaregardaitfixementsansriendire,blême.

Bellineluifitface.«Tuveuxvoirtafilleavantqu’ellepassepar-dessusbord?

—Je…Non.Non.»Jerdsemitàpleurerbruyamment.

L’autrelaconsidérauninstant,puisellesecoualatête.«Çaira.Restecouchéeicijusqu’àlasortiedudélivre,etjetetiendraicompagnie.Skelli,prendslapetite.Tum’asdéjàaidée,tusaisquoifaire.

—Oui.»Lajeunefillen’eutpasunehésitation,bienqu’ellepâlît.Elles’avançaet,avecautantdedouceurquesil’enfantétaitvivante,Bellineladéposaentresesmains;ellepritSkelliparlespoignetsavantqu’elleeûtletempsdesedétourner.«N’oubliejamaiscequetuviensdevoir»,luidit-ellerudement.Leslarmesquiavaientcommencéàroulersursesjouesdémentaientladuretédesonton.«Chaquefoisquetuaurasl’impressionqu’onestcruelsavectoi,rappelle-toiquelesrèglesn’existentpassansraison.Touteslesfillessecroientplusfutées;elless’imaginenttoujourspouvoirlesenfreindresansenpayerleprix,maiscen’estpaspossible,nipourtoinipourmoi.Alorspenses-ylaprochainefois

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quetuirasembrassercegarçonetlelaissertetripoterdanslescoins.Lesrèglesnesontpaslàpourterendrelavieimpossible:ellessontlàpourrendrelavieunpeumoinsinjustepourtoutlemonde.»

LeregarddeBellineseportasurSylveetThymara;sanss’enrendrecompte,cettedernièreavaitprislamaindesavoisineetlaserraitfort;Sylvelaserraittoutaussifort.Thymarasesentaitrevenueàl’âgedesixanssousleregardperçantdelafemme.«Vousdeux,aidezSkelli,etpensezàcequej’aidit.Etjevouspréviens:sijevousprendsàouvrirlescuissesàunhommedubord,gardienoumatelot,çaferamal,etvoussentirezvotrehumiliation,parcequeçavaudramieuxquecequ’onvientdevoiraujourd’hui.»

Thymarahochalatête,lanuqueraide.Skellisefaufilaentreellesdanslapiècebondée,etelleslasuivirentsurlepont;là,ellesformèrentunepetiteprocession,Skellientête,portantlepetitpaquetdanssesmains.EllespassèrentdevantHennessieetEider;lesecondsecouatristementlatête,etsonvoisindétournalevisage.Commeellesarrivaientàlapoupe,ungroupedegarçonsselevaetsedispersa;aucunneleuradressalaparolenineleurdemandacequ’ellesfaisaient,maisThymaraétaitsûrequetouslesavaient.Combiend’entreeuxsedemandaients’ilsétaientlepèredel’enfantmort-née?Oubienavaient-ilschassécettequestiondeleurespritquandGraffes’étaitdéclaréresponsabledeJerd?

LesmotsdeBellineluirestaientsurlecœur.EllesongeaàGraffequiprétendaitcréerunecoloniefondéesurdenouvelleslois;avait-ilréfléchiàlaraisondel’existencedesanciennesrègles,etcherchéàsavoirquiellesprotégeaient?

Lestroisjeunesfillesparvinrentaubastingage.ThymaraconstataavecsurprisequeladragonnedeJerd,Veras,étaitlà;unpetitfrissond’horreurlaparcourut,puiselleacceptalefait:l’enfantmort-néedeJerdfiniraitdévoréeparsadragonne.Était-cepirequelaisserlepetitcorpss’enfoncerdansl’eau,augrandrégaldespoissons?

Souargeétaitàlabarre.Illevaversellesunregardgraveettriste;Thymaracompritquecen’étaitpaslepremierbébémort-néqu’ilvoyaitglisserpar-dessusbord.Ilbaissalesyeuxetseslèvresformèrentdesmotsinaudibles,peut-êtreuneprière.Skellitenditlesbrasau-dessusdel’eau,lepetitpaquetentrelesmains,etVeraslevalatête.

«Attends,ditsoudainSylve.Jeveuxlevoir…lavoir;jeveuxvoircetteenfantavantqu’elledisparaisse.Ilfautqu’aumoinsl’uned’entrenouslaregarde.

—Tuessûre?demandaSkelli.

—Oui»,réponditSylve.Thymaranesavaitquoidire,maishochalatête.

Sylveposalepetitcorpssurlalisseetdéfitlelingequiledissimulait.Thymaraneputs’empêcherdecontemplerlaminusculecréaturequin’eûtmêmepasemplisesdeuxmainsencoupe.Lapetitetêterondeétaitabaisséesurlapoitrine,surlaquelleétaientrepliéslesbrasgrêles.CommeBellinel’avaitremarqué,ellen’avaitenguisedejambesqu’unequeuepalmée,et,surledos,unenageoireàdemiformée.«Ellen’auraitpassurvécu»,ditSylve,etThymaraacquiesçadelatête.

Verasétiralecou;Sylvetenditànouveaulesbraset,aussidélicatementqu’elleleput,fitglisserl’enfantdanslagueuledeladragonne.Verasrefermalesmâchoiresets’éloignaaussitôtdubateau.C’étaitfait.

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CarsonavaitdécidédesupposerqueGraffecherchaitàretourneràTrehaug.«Sinon,iliraitoù?demanda-t-ilàSédric.Ilestseuletenmauvaisesanté;iln’apasbeaucoupdesolutions.Ilauraitpuresteravecnous,maisiln’apasvoulu;iladûsentirqu’iln’arriveraitpasàsupporterl’hostilitégénérale.Mais,d’unautrecôté,jemedemandepourquoiilessaiederegagnerTrehaug;çam’étonneraitqu’ilyreçoiveunmeilleuraccueil.Ilvafaireseulunvoyagelongetdifficilepourmourirparmidesgensquilerejetteront.»

Sédrichochalatêtesansrépondre.Ilavaitunethéoriesurlaquestion,maisillagardaitpourlui-même;avecunsentimentdeculpabilité,ilespéraitsetromper.

Ilssefrayaientuncheminparmilesroseauxetleshauts-fonds,bienqueSédricignorâtcommentsoncompagnonfaisaitpours’orienter:depuisdesjours,ledécorrestaitlemêmeàsesyeux.Detempsentemps,Carsonfaisaituneréflexiondugenre:«Regarde,lesdragonsontaplaticettezoneenpassantparlà»,ou:«Tuterappellescebouquetderoseauxaveclestroisnidsdemerlelesunsderrièrelesautres?Onl’acroiséhiersoir.»

Ilsétaiententrésdansunezonedetaillisbroussailleuxdontlesracinesplongeaientdansl’eau.Iln’yavaitdeterrefermenullepart,maislefaiblecourantpoussaitbranches,rameauxetjoncsflottantsautourdesracines,oùilsformaientdesradeauxdétrempéssurlesquelslesgallatorsparaissaientaimeràseprélasser;lesénormessalamandresauxcrocsmenaçantssomnolaientpargroupes,leurscorpspâleszébrésderayuresbleuetrougevifs.Lesgrandescréaturess’étaientrévéléesparticulièrementvulnérablesauvenindesdragons,et,bienqueleseulcontactavecleurpeauhumideentraînâtlamortdelaplupartdesanimaux,lesdragonslesdévoraientsansrésultatnéfasteapparent.

Sédricgardaitunsouvenirclairdecesecteur.Laveille,lesdragonsquilesprécédaientavaientdévoréquantitédegallatorsetenvoyélesautressecacher;maisaujourd’huilescréaturessomnolentesnes’enfuyaientpas;aucontraire,elleslevaientlatêteetobservaientlecanoëavecunintérêtgourmand.LeTerrilvilliencherchaCrachedesyeuxets’aperçutqueledragonavaitjustementchoisicemomentpourdemeurerenarrière.«Carson?»fit-ilàmi-voixquanddeuxgallatorsseglissèrentsansbruitdansl’eauetdisparurentsouslasurface.

«J’aivu»,réponditlechasseurdansunmurmure;ilretirasapagaiedel’eau,etSédricl’imita.«Accroche-toi;ilsrisquentd’essayerdenousretourner,maiscesembarcationssontassezstables.»Iljetauncoupd’œilpar-dessussonépauleàCrache,toujoursloinderrière,etsecoualatêted’unairmi-figuemi-raisin.«Cepetitsalopiotsesertdenouspourappâterlesgallatorsetlesobligeràsortiràdécouvert.Ça,c’estgentil,Crache,vraimentgentil.»Ilpritunelongueinspiration.«Agrippe-toiaubanc,pasaubord;aucunepartiedetoncorpsnedoitdépasserducanoë.Évitedetedéplacerautantquepossible;moinsonaural’airvivantetcomestible,mieuxçavaudra.»

Sédricchangead’appuipuisilsrestèrentimmobiles.Ilyeutunchocsouslacoque;leTerrilvilliens’accrochaplusfortaubancetsentitleboisdursoussesongles.Carsons’étaitretournéetl’observaitavecunsouriretendu,unefoënecourteàlamain.Sédricsepassalalanguesurleslèvres,etperçutun

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deuxièmechoc,plusviolent,suivid’undéplacementdecôté.Sansbruit,Carsonformacesmots:«Nebougepas.»Celan’avaitriendedifficile:laterreurleparalysait.

Alorssurvintunimpactquisoulevahorsdel’eaul’extrémitédel’embarcation.Elleretombadansunegerbed’éclaboussures,et,aumêmeinstant,ungallatorlafrappasurleflanc.Lecanoës’inclinaetembarquadel’eau,maisseredressa;l’assaillantsejetadenouveausurlui,maissoncoutropcourtneluipermitpasdepasserlatêtepar-dessuslebord.Carsonsedressaet,avecun«han»d’effort,enfonçalafoënedanslanuquedel’animal,quipoussaunglapissementgargouillantetretombadanslarivièreenlaissantsurleplat-bordunehumeurvisqueuseàl’odeurpestilentielle.

«Attention,accroche-toi!»L’avertissementdeCarsonvintjusteàtemps:Sédricresserrasapriseàl’instantoùunnouveauchocébranlaitlecanoë,del’autrecôtécettefois.L’impactfaillitlefairetomberdanslabavetoxiquequicoulaitlelongdubord;unerafaledeventlefrappa,puisunegerbed’eauénormequiletrempaetajoutadel’eauaufonddel’embarcation.

IlluifallutquelquessecondespourcomprendrequeCracheavaitréussiàs’envolerquelquesinstantsavantdes’abattreprèsducanoëaurisquedelenoyer.Lecontactdel’eauglacéeavaitchassél’airdespoumonsdeSédric,etilfrissonnaitdefroidtoutens’efforçantdereprendresonsoufflequandCrachesortitdel’eauungallatorquisedébattaitfurieusementetlecoupajoyeusementendeux.Commelesdeuxmoitiéssanglantestombaientdesagueule,ilplongeabrusquementlatêtesouslasurfaceetremontaavecundeuxièmegallator,qu’iltenaitparlatête;l’animals’agitaitfollementetaspergeaitlesalentoursd’unmélanged’eauetdetoxines.CarsonetSédricsepelotonnèrentaufonddel’embarcationetseprotégèrentlevisagejusqu’aumomentoùCracherefermalesmâchoiresetquelacréaturecessadebouger.

Commeilsseredressaientprudemment,Cracheengloutitlecorpsinertepuischerchadansl’eaujusqu’àcequ’ilretrouvâtlatêtetranchée,qu’ilbroyaentresescrocsavecunplaisirévident.

«Derien,fitCarsond’untonironique;j’adorejouerlesappâtssurunhameçon.»Pourtant,Sédricsentaitquelechasseurétaitamuséparlastratégiedudragonetl’enrespectait;leTerrilvilliens’enétonnaitencorequandCarsonditàmi-voix:«Oh,douxSâ,non!Jenevoulaispasletrouvercommeça!»

SédriclevalesyeuxversluipuissuivitsonregardetvitlecanoëdeGraffe.Iln’étaitpascomplètementretourné,maisrelevécontredesbuissonsemmêlés.Ensemble,lesdeuxhommessemirentàpagayerenlaissantCracheàsonfestin.

Graffeétaitprisdansl’embarcation,sibienquelesgallatorsn’avaientpasréussiàledéloger;duvenindelapeaud’undesanimauxl’avaittouché,etsonbrasentraversdesapoitrineressemblaitàunesaucisseenflée;ilavaitdûvouloirseprotégerdel’attaqued’undesprédateurs.

Délicatement,Carsonagrippalebancdenageettirapourredresserlecanoë.«Quellemorthorrible!»fit-iltoutbas.

Commel’embarcationretrouvaitsonassiette,lesyeuxdeGraffes’ouvrirentetsetournèrentverslesdeuxhommes,lentement,commes’ildevaitluttercontreuneeffrayanteléthargie.Ilavaitlevisagegonflé,etsonregardbrillaitsousunfrontbouffi.

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ÀlagrandehorreurdeSédric,leslèvresdujeunehommebougèrent,etdesmotsdéformésensortirentlentement.«L…lesaivolésd…vtr…chbr.»Auboutdubrasenflé,lamaineutungestevague,commes’ildésignaitquelquechose.«Tous…dsp’ru.Pers’nneenprof’tera.

—Graffe,tuveuxboire?»Carsonavaitouvertsonoutre.Cracheétaitapparuprèsducanoë;Sédricsedemandas’ilveillaitàcequ’aucungallatorn’approchâtous’ilespéraitdévorerlecadavredeGraffe.

Celui-ciparutréfléchirunlongmomentàlaquestionduchasseur,puisilparvintàrépondre:«Oui.»Carsonsepenchasurl’embarcationetlaissacoulerunpetitfiletd’eauversleslèvresdugardien.Cedernieraspiragoulûmentleliquide,puis,aussibrusquementqu’unefeuillesedécrochedel’arbre,satêteretombalégèrement;sesyeuxnesefermèrentpas,maisCarsonreleval’outre,larebouchaetlaremitsoigneusementàsaplacedanslecanoë.«Ilestmort.Levenincauseuneparalysiedel’organisme;illuiafalluunpeudetempspourarrêtertouslesorganes,maisc’estarrivé.Quellefaçonhorribledemourir!

—Horrible,acquiesçaSédricd’unevoixdéfaillante.

—Bon,ilesttempsdefaireleménage»,fitCarsond’untonsinistre.

Ilamarralesdeuxembarcationsensembleetversadel’eausurleursflancsjusqu’àfairedisparaîtreautantquepossibletoutetraced’humeurtoxique;puisilsetransbordadansl’embarcationdeGraffe,et,lesjambesdepartetd’autreducorps,semittranquillementàpalpersespoches.Ildéfitlaceinturedugardienetlaplaçadecôté,aveclepoignarddanssonfourreau;lejeunehommeneportaitriend’autrequelechasseurjugeâtdignedegarder.«Donne-moiuncoupdemain»,ditCarson,etSédricgardasesquestionspourlui;ilpritlespieds,lechasseurlesépaules,etilssoulevèrentlecadavre.LeTerrilvillienserralesdentsensentantlecanoëdanser;lesgallatorsavaientfuidevantCrachemaisiln’avaitquandmêmepasenviedetomberàl’eau.

Ilsn’eurentmêmepasàsedonnerlapeinedejeterGraffepar-dessusbord:Crachesedressa,pritlecorpsdanssagueule,seretournaets’enallaavecsaproie.Sédricleregardas’éloignerdansl’eaupeuprofonde,lespiedsetletorsedeGraffependantdepartetd’autredesamâchoire;latêtedugardienballaitàchaquepascommeensignededernieradieu.

Quandilsedétournaenfin,ilvitCarsonaccroupiaufondducanoëdeGraffe;commeleleur,ilavaitembarquédel’eau,etlechasseurl’écopait.Aufuretàmesurequedesobjetsapparaissaient,illesramassaitetlesposaitsurlebanc;ilyavaitunefoënecassée,dontCarsonobservalahampebriséeensecouantlatête:«Leferdoitsetrouverdansl’estomacd’ungallator,aufonddelarivière.»

Iln’yavaitpasgrand-choseàranger.Graffeétaitquelqu’undesoigneux:lesensdel’organisationetdurangementquiavaitsauvésonmatérieldurantlacruel’avaitpréservéencoreunefois.Carsonouvritsonsac,yjetauncoupd’œiletdit:«Lebiscuitdubordestlà,secengrandepartie.»

Aufonddel’embarcationsetrouvaitunebesaceentoilesolide,trempée.QuandCarsonlasouleva,onentendituncliquetisdeverre.«Qu’est-ceque…»fitlechasseur,etildéfitlecordon.LecœurdeSédricseserra;ilavaitparfaitementcomprislesderniersmotsdeGraffe:Jelesaivolésdansvotrechambre.Ilsonttousdisparu;personnen’enprofitera.Ilavaitsuaussitôtdequoiilparlait.Iln’avaitpassortiseséchantillonsdedragonsdepuisdesjours;ilnevoulaitpasvoirlesflaconsdesangnilesécailles

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qu’ilavaitvolés.IlavaitespéréquelesdernièresparolesdeGraffesignifiaientqu’illesavaitjetéspar-dessusbordouqu’illesavaitperdus,mais,quandCarsonsortitdusaclesbouteillesd’encreetlesbocauxetlesposaenrangsurlebanc,SédricvitcequeGraffevoulaitdire:ilsétaientvides.Ilnerestaitqu’undépôtrougeaufonddelafiolequicontenaitlesang,encoreliquide,mélanged’écarlateetderouge,quandCarsonlarenversa.«Qu’est-cequec’estqueça?»fitlechasseur,s’interrogeanttouthaut.

Sédricgardaituneimmobilitéabsolue.Sisoncompagnonavaitremarquésafaçondeseterreraufondducanoë,commeunlapinquiespèrenepassefairevoirparlefaucon,iln’enmontrarien.LeTerrilvillienregardaitlesflaconsvides;ilétaitdésormaisleseulàsavoircequ’ilsreprésentaient.S’ilnedisaitrien,Carsonnesauraitjamaisquelhommeilétaitnidequellesduperiesils’étaitrenducoupable.Nuln’apprendraitjamaisqu’ilavaittrompétousceuxquiluifaisaientconfiance,tousceuxquil’aimaient.

Mais,s’ilsetaisait,ilresteraitcethomme-làpourtoujours;ilcontinueraitàtromperceuxquil’aimaient,ycomprisCarson.

C’estd’unevoixquiluiparutrouilléequ’ilditalors:«C’étaitàmoi,Carson;Graffelesaprisdansmachambre.»Ils’éclaircitlagorge,voulutreprendre,n’yparvintpasetpoursuivitd’unevoixrauque:«Ilscontenaientdeséchantillonsdedragons;desmorceauxdechairprélevéssuruneblessuresalequeThymaraétaitentraindepanser,quelquesécailles;etcelui-cirenfermaitdusang.»Ils’étranglaitànouveau,lagorgenouéeparlahonte.IlnepouvaitregarderCarsonenface.«C’estaveccebutentêtequej’accompagnaisAlisedanscetteexpédition;jenedevaisresterqueletempsdemeprocurerleséchantillons,etpuisjedevaisretourneràTerrilville.C’étaitmoiquidevaislesvendreauducdeChalcède,puis,mafortunefaite,jedevaism’enfuiravecHestetvivrel’existencedontjerêvais.»

Quandileutfini,ilrestaimmobile,lesyeuxfixéssurlespetitesbouteilles.Ilavaitl’impressiond’avoirvomiquelqueinfectenourriturequigisaitentreeux,fumanteetpestilentielle.IlvitlamaindeCarsoneffleurerundesflaconspuiss’enécarter.Ilavaitlavoixgrave;parfois,quandiltenaitsonamantdanssesbrasetluiparlait,Sédricsentaitlesmotsvibrerenlui,poitrinecontrepoitrine,autantqu’illesentendait.Maisjamaisiln’avaiteulavoixaussiprofonde,nipétriedeperplexité.

«Jenecomprendspas…N’est-cepascedonttuaccusaisLeftrin?Deseservird’Alisepourrécolterdeséchantillonsdedragons?EtJess…Ah!»Letempsdedeuxrespirations,ilréfléchit.«Jevois,maintenant.C’estpourçaqueJesspensaitquetul’aideraisàtuerRelpda,n’est-cepas?Ilétaitaucourant;ilcroyaitqueluiettoipourriezenpréleverdesmorceaux,puisprendrelecanoëetregagnerTrehaug,ouChalcède.Voustravailliezensemble,alors?

—DouxSâ,non!Jamais!»IlregardaenfinCarson,etcequ’ilvitluidéchiralecœur:lechasseuravaitlevisagefermé,lesyeuxindéchiffrables;ilattendaitd’apprendrelatromperie,lejeudedupesdontilavaitétévictime,etilsedemandaitsiSédricmanigançaitencorequelquechose.Celui-cidutbaisserlesyeux.«Jesssavaitcequej’avaisfait:ilm’avaitvureveniraubateauunenuitetjetermesvêtementscouvertsdesang.Mais…jenesaispaspourquoi,jenesauraijamaispourquoi…j’avaisbudusangdeRelpdacettemêmenuit.Tucroyaisquejesouffraisd’unempoisonnement;c’étaitfaux,mais,vulafaçondontçam’affectait,çaauraitpuaussibienêtrelecas.»

Ilrevivaitcesjoursd’alors,quiluiparaissaientlointainsetirréels.«Uneoudeuxfois,jemesuisréveilléetj’aitrouvéJessdansmacabine;jecroyaisqu’ilvenaitprendredemesnouvelles,commetoi

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etDavvie;maisjemerendscompteàprésentqu’iln’étaitlàquepourfouillermesaffaires.Ilsavaitquejedétenaiscesflacons.Lejour…lejouroùjel’aitué,ilm’avaitmontrél’écaillerougedudragondeKanaï;Alisemel’avaitconfiéeafinquejeladessinepoursadocumentation;maisensuiteellel’aoubliéeetjel’aigardée.Jesssavaitqu’elleétaitchezmoietill’atrouvée.Ilprétendaitn’avoirpasdécouvertlesautreséchantillons,maisjepensequ’ilavaitdiscutéavecGraffe,etquecelui-ciavaitmislamainsurcequelechasseurcherchait;c’estpourça,àmonavis,qu’ilavolélecanoëhiersoir:nonpourretourneràTrehaug,nimêmedansl’espoirdeserendreenChalcèdevendresestrouvailles,maispourtenterdetrouveruntraitementpoursonétat,pourréparersonorganismedéfaillant.»

Ilyeutunlongsilence,puisCarsonditd’unevoixlente,enarticulantsoigneusement,commes’ilbâtissaitsapenséeunmotaprèsl’autre:«Maisçan’apasmarchépourlui;ilabulesangetmangélesécailles,maisçanel’apasguéri.

—Çanefonctionnepeut-êtrequesousladirectiond’undragon,fitSédricd’untonhésitant.Oubiencequ’ilavaitabsorbéauraitfiniparleguérirs’ilavaiteuassezdetemps;ouencoreçal’aguéri,maislevenindegallatorl’atué.

—Çan’aplusd’importancemaintenant,murmuraCarson.

—Jeregrettedenet’avoirpasfaitconfiance,denepast’avoiravouétoutelavéritédèsledébut.

—Tunemeconnaissaispas»,réponditlechasseur:lesmotspardonnaient,maislamuraillerestaitdresséedanssavoix.

«Cen’estpasseulementça,ditSédric,têtu;mafaçondetraiterAliseétaitcelledontj’accusaisLeftrin:jemeservaisd’ellepouraccéderauxdragonsetrécoltercedontj’avaisbesoinpourmespropresfins;pourtant,quandj’yréfléchissais,lesdeuxattitudesm’apparaissaientdifférentes:jecroyaispouvoirl’utilisertoutenluicachantmesdesseinsdetellefaçonqu’ellen’ensouffriraitpas,tandisqueLeftrinfaisaitlamêmechose,maissanssepréoccuperdesessentiments.»

IlregardaCarson;lechasseuravaittoujourslevisagefermé.«Jemesuisconduitcommeunimbécile,Carson.Tulesais,audébut,jen’entendaispaslesdragons,etjelesconsidéraiscomme,euh…desvachessavantes;ducoup,pourquoin’aurais-jepaseuledroitd’enabattreunepourenvendrelaviande?Ontuedesvachestoutletemps.C’estseulementaprèsavoirbulesangdeRelpdaquej’aicommencéàcomprendrecequ’elledisait,cequ’elleétait,etcequ’ilsétaienttous.Sijel’avaissudèsledépart,sij’avaiscompris,j’auraisaussitôtrenoncéàmesprojets.

—Alise?

—Quoi,Alise?

—Tuavaissongéàcequ’elledeviendraitquandtut’enfuiraisavecHest?»Carsons’exprimaitd’untongrave.Sesmainsfortes,calleuses,compétentes,continuaientàmettredel’ordredanslecanoë;ilrangealesavironsetremitenplacetoutlematérieldeGraffe;lespetitsflaconsrestèrentalignéssurlebanc,accusateurs.

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«Unpeu,réponditSédric.Pasbeaucoup.JemedisaisquenouspourrionsfairecroirequeHestetmoiavionsdisparuenmer,auquelcas,veuve,elledeviendraitpropriétaired’unepartiedelafortuneetdespropriétésdesonépoux,cequiluisuffiraitàvivredansl’aisance.»Ilsoupira,honteux.«J’aimêmeimaginéunefoisqu’ilvaudraitmieuxpourtoutlemondequ’ellesoitenceintequandjepartirais;elleauraitunenfantpourluitenircompagnie,pourfournirunhéritierauxFinbok,etc’estellequigéreraitsonhéritageenattendantsamajorité.»

Carsonavaitachevéderangerl’embarcation,maisildemeuraitaccroupietparcouraitlesenvironsdesesyeuxsombresabritéssousleursépaissourcils,desyeuxdechasseurtoujoursauxaguets,toujoursprudents.Plusieursgallatorsobservaientencorelesvoyageurs,maisilsgardaientsurtoutCracheàl’œil;ilavaitfinidemangeretfaisaitsatoiletteàgrandrenfortd’éclaboussurestoutensurveillantlesprédateurs:manifestement,unhumainetdeuxgallatorsneluiavaientpasremplil’estomac.Seulslesbruitsdesesablutionsrompirentuntempslesilence.

Sanslevouloir,SédriccroisaleregardsombredeCarson.Lechasseurditaveccirconspection:«JesaisquetuasfiniparparleràAlisedecequ’ilyavaitentreHestettoi,maisest-cequetuluiasavouélapartiequetuviensdemeraconter?LefaitquetuétaisvenudécouperdesdragonspourvendreleurviandeenChalcède?

—Non.»Illuifallutfaireuneffortpournepasdétournerlesyeux.«Jen’enaipaseulecourage.»

Carsonpritunegrandeinspirationpuissoupira.IlpritlespetitesbouteillesetlestenditàSédric,quilesreçutdanssesmainsencoupe.Lechasseurs’assitsurlebancdenage,dénoualecordagequiamarraitlesdeuxembarcationsensemble,puissaisitunepagaie.«Onnepeutriencommencerdenouveautantqu’onn’apasachevél’ancien,Sédric.»

Ilenfonçalaramedansl’eauetpropulsasoncanoëàl’écartdeceluioùsetenaitleTerrilvillien.Crache,sentantqu’ilss’apprêtaientàretourneràlagabare,fitsemblantdefoncersurlesgallators,quibattirentenretraitesouslesracinesdesbuissons,horsd’atteintedudragon.Celui-cipoussaunrugissementfurieuxpuiscessasonattaquepoursuivreCarson.Sédriclesregardas’éloigner;nil’unnil’autreneseretournèrentverslui.

Illaissatomberlesfiolesaufonddel’embarcation,oùellesflottèrentdansl’eauqu’iln’avaitpasécopée.Dupied,illesrepoussa,puisils’installasurlebanc,pritunepagaieetpartitdanslesillagedeCarson.Lapluiecommençaitàtomber.

VINGT-SEPTIÈMEJOURDELALUNED’OR

Sixièmeannéedel’AllianceIndépendante

desMarchands

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D’Erek,GardiendesOiseaux,Terrilville,

àDetozi,GardiennedesOiseaux,Trehaug

DelapartduConseildesMarchandsdeTerrilvilleàl’attentiondesConseilsdeMarchandsdudésertdesPluiesdeTrehaugetCassaric,unedemandeofficielle,àlarequêtedesfamillesMeldaretKincarron,pourserenseignersurlesortdel’expéditionduMataf,etparticulièrementsurl’étatdesantédeSédricMeldaretd’AliseKincarron.

Detozi,

Jesuisravidel’invitationdevosparents,etjevaisprendrerapidementdesmesurespourqu’unautregardienmeremplaceletempsdemondéplacement.Vouslesavez,naturellement,vosparentsm’ontassuréquejepouvaisvenir«àn’importequelledate,pouraussilongtemps»quejelesouhaiterais,maisjepréfèrevousdemandervotreavissurlaquestion.Ici,ilfaituntempsexceptionnellementbeauetchaud,maiscelanedureracertainementpas!Jesaisquelasaisondespluiesnetarderapas.Vousparaîtrai-jetropdirectenproposantdepasserchezvoustantquelebeautempssemaintient?Àquellepériodepréféreriez-vousquejeviennevousrendrevisite?

Erek

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10

Ailesetboue

ENMILIEUDEMATINÉE,Matafs’échouaetneputpluscontinuerd’avancer.Leftrinnes’enétonnapas:ilattendaitcetarrêtdepuisquelquetemps.Toutelajournéedelaveille,lagabareavaitmarchésurlefonddumarécage,augranddamdecertainsgardiensrendusmaladesparleroulisquecettedémarcheimposait;lesheurespassant,l’eauétaitdevenuedemoinsenmoinsprofondeetl’inquiétudeducapitainen’avaitfaitquecroître.Ilavaitsonnélatrompepourrappelertouslescanoës,puislesavaitenvoyésdansdiversesdirectionsenquêtedemeilleursfonds.

Àleurretourlesoir,aucunn’avaitdebonnenouvelleàrapporter:aucuncourantdiscernable,uneeaud’unefaibleprofondeuruniformedetouscôtés.Unepaillejetéepar-dessusbords’étaitbienéloignéedubateau,maiss’étaitperduepresqueaussitôtdanslesbancsderoseauxquiserapprochaientinexorablementalorsquelespiémontsbleuâtresrestaienttoujoursaussilointainssurlefondgrisdesnuagesépais.

Lagabareavaitfaithaltedesonproprechef.L’espacedequelquesinstants,Leftrinsentitlebateauréfléchir,puisMatafsetenditverslui,hésitant,peut-êtreenquêted’uneidéequesoncapitainen’avaitpas;enfin,avecuneembardéeimperceptible,ilfléchitlespattesets’enfonçadanslaboue.Lagabaresemitàflotterlégèrement.UneondedetristesseetderésignationmontadanslapoitrinedeLeftrinetsubmergeasoncœur:lagabaren’iraitpasplusloin,etilsn’étaientpasàKelsingra.

«Cap’taine?»fitSouargeàlabarre.Ilyavaitdessemainesquenulnecherchaitplusàentretenirl’illusionqu’ilfallaitpropulserMatafàlaperche;engénéral,lebateauappréciaitleseffortsdeshumainspouraccélérersondéplacement,mais,dansdeseauxaussipeuprofondes,ilsluifaisaientperdrelerythmedesafoulée.

«Tupeuxprendreunepause,Souarge»,réponditLeftrin.Ileutcommeungrondementbasaufonddelagorgeetcrispalesmainssurlebastingagedeproue.Ilsentitplusqu’ilnevitAlisetraverserlepontpourlerejoindre;parvenueprèsdelui,elles’arrêtaetposalesmainsàcôtédessiennessurlalisse.Elleparcourutlepaysageduregard.

Iln’yavaitdechenalnullepart;roseaux,joncsetautresvégétauxpropresauxmaraislesentouraientdetouscôtés.Géantsauxécaillescolorées,lesdragonssemouvaientdansundécorquin’étaitpasleleur.Laveilleencore,ilsdonnaientl’impressiondemenerl’expédition,mais,depuiscematin,ilsavançaientpluslentement,avechésitation;tousétaientinquietsàl’idéedes’aventurerplusavantdanscemarécagesanslimites.Pourtant,iln’yavaitnullepartailleursoùaller.Sauf…

«Nousallonsfairedemi-tour?»demandaAliseàmi-voix.

Leftrinneréponditpas.Deuxaiguillesrougespassèrentprèsd’eux,leursailesproduisantunfaiblesonsemblableàunhennissement;ellesdansèrentautourd’unbancderoseauxprocheavantdeseposerl’uneaprèsl’autresurunépi.Auloin,ilentendit,àpeineaudible,lecrid’unfaucon;illevalesyeuxmaislacouverturenuageuseluicachaitleciel.Lesdragonstournaientenrond,tristement,prèsdelagabare;que

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chassaient-ils?Desgrenouilles?Desalevins?Àmesurequelefondmontait,lessourcesdenourritureétaientdevenuespluspetitesetpluspromptesàéchapperauxprédateurs.Toutlemondeétaittenailléparlafaim,etlesgardiensressentaientcelledeleursdragonsenplusdelaleurpropre.

«Pouralleroù?demanda-t-il.

—Pourtenterderemonterl’autreaffluent,peut-être,dit-elleaveccirconspection.

—Jen’ensaisrien,avoua-t-il.J’aimeraisqueMatafpuissecommuniquerplusclairement.Àmonavis,cen’estpasauboutdel’autrerivièrequ’ontrouveralaréponse,maisjereconnaisquejenesuisplussûrderien

—Alors…qu’allons-nousfaire?»

Ilsecoualatêted’unairaccablé.Iln’avaitquedesquestionsetaucuneréponse,etpourtant,pourtouteslesviesquidépendaientdelui,illuifallaittrouverdesréponses,outoutaumoinsdebonneshypothèses;pourlemoment,iln’avaitnulleconfiancedanssacapacitéàformulerlesunesoulesautres.S’était-iltrompéenempruntantcetaffluent?Maisiln’avaitpasagisuruneintuition:ilavaitécoutésonbateau;orMatafparaissaitparfaitementsûrdelui.Maisaujourd’huiilsseretrouvaientsanschenal,avecdel’eauenabondance,certes,maisétendueenunefinelamesurunterrainsaturé,etdontilétaitincapabledesavoird’oùellevenait.Peut-êtrelemarécageétait-ilalimentépardesmilliersdeminusculesruisseaux,oubienl’immensebassinseremplissait-ilsanscesseparrésurgence;celan’avaitaucuneimportance.

Enoutre,l’humeurdel’expéditions’étaitdégradéeaucoursdesderniersjours.;peut-êtregardiensethommesd’équipageavaient-ilspassétropdetempsensemble,oubienlavaguequilesavaitfrappésetlespertessubieslesavaient-ilsdémoralisésaupointqu’ilsn’arrivaientplusàs’enremettre,ouencorenesupportaient-ilsplusleplafondéternellementbasdenuages.Ilignoraitcequilesaffectait,maisleurmauvaisehumeursevoyait.IlavaitlesentimentquetoutavaitcommencéavecleretourdeCarsonetdeSédricquirapportaientlamortdeGraffe;lechasseuravaitannoncélanouvelleàtousalorsqu’assissurlepontilsmangeaientleurmaigrerepas;ilavaitparlésansfioritures,sansprésenterd’excusesnid’explicationaufaitqu’ileûtdonnélegardienàmangeràsondragon.Nuln’avaitprotesté:peut-êtreétait-cenormalpourlesgardiens.Sédricavaitparuépuiséetaccablé;peut-êtreenavait-iltropvucettefois-ci,etsacarapacedeTerrilvilliencraquait-elle,laissantapparaîtreunpeud’humanité.Carsonavaitfaitsonrapport,rendugravementlebiscuitdubordàLeftrin,puisannoncéqu’ilallaitdormirunpeu;pourtant,lecapitaineavaiteul’impressionquelalassitudeinscritesurlevisagedesonvieilaminecéderaitpasausommeil.

DevantlestraitstirésdeCarsonetl’expressiondechienbattudeSédric,Leftrins’étaitformésonpropresentiment.Quelletristesse!L’élégantdeTerrilvilleenavaitfiniaveclechasseur,etcelui-ciprenaitmalleurséparation.Ilméritaitmieux.

Commetoutlemonde,non?

LanouvelledelamortdeGraffeavaitassombril’humeurgénérale.Aucundesgardiens,pasmêmeTatouniHarrikine,n’avaitl’airdes’enréjouir;Tatouavaituneexpressionpresquecoupable,etJerdavaitpassélafindelasoiréeassiseprèsdubastingagedebâbordàpleurersansbruit.Auboutd’unmoment,

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Nortelétaitallélaretrouveretluiavaitparléàvoixbasse;elleavaitfiniparposersatêtesursonépauleetl’avaitlaissélaconsoler.

C’étaitlàunautresujetsurlequelilavaitsonavis.BellineavaitditàSouargequ’elleallaitparlerauxfilles,etl’hommedebarreenavaitprévenuLeftrin.Lecapitaineespéraitqu’elleavaittenuparole.IlavaitapprisavecsoulagementqueJerdseportaitbienaprèssafaussecouche,etavectristesselapertedesonenfant;ilnevoulaitpassongeràl’émotioncauséeàSouargeetàBelline.Ilnesavaitpluscombiendefoiscettedernièreétaittombéeenceintesansjamaisparveniràmenersagrossesseàterme.

LecanoëdeGraffeétaitrestédeuxjourssurlepontsansquepersonneytouchâtquandLeftrinavaitbrusquementordonnéàBoxteuretàKasededistribuerlematérieldechasseàleurscamarades,puisdeprendrel’embarcationetdeserendreutiles.Cen’étaitpasàluidelesdiriger,maisilsavaientobéi;avoirquelquesgardienspartisàlachassevalaitbeaucoupmieuxquelaisserleurgroupeaucompletlesbrascroisésàbroyerdunoirsurlepont.

«Nousavonsperducourage,ditAlisecommeenréponseàsespensées,tousautantquenoussommes.

—Mêmelesdragons?

—Ilsontchangé–oubienj’aichangémafaçondelesvoir.Ilssontdevenusbeaucoupplusindépendantsdepuisqu’ilsontsurvécuàlacrue,peut-êtreparcequ’ilsontcontribuéausauvetagedelaplupartd’entrenous.Unefoislesrôlesinversés,c’estcommesiunliendeplusenplusténus’étaitrompu.Certainssemontrentplusorgueilleux,etd’autressedésintéressentpresqueentièrementdeleursgardiens.Naturellement,c’estchezRelpdaetCrachequecesmodificationsdecomportementsontleplusvisibles.

—C’estvrai.C’étaientdescréatureslourdaudesquelesgardiensdevaientpousserchaquejourpourqu’ellesavancent,etellessontdevenuesdesdragonsàpartentière.CettepetitesaletédeCracheestundangerpourlui-mêmeetpourtoutlemondedepuisqu’iladécouvertqu’ilpouvaitcracherduvenin.Saprécisionlaissepasmalàdésirer,etiln’appréciepasqu’onleremetteàsaplace.Jel’aimaismieuxavant.JesuiscontentqueCarsonaitdécidéd’essayerdeletenir:s’ilyaquelqu’unquipuisseyréussir,c’estlui;maismêmeluinepeutpasmainteniréternellementlecouvercleenfoncésurunemarmitepareille.Tôtoutard,cedragonblesseraquelqu’un.»

Unfauconpoussauncriauloin,etplusieursdragonstournèrentlatête.Enviaient-ilslacapacitédel’oiseauàvoler?S’ilfaisaitfairedemi-touràlagabarepourtrouverdeseauxplusprofondes,lesuivraient-ils,oubiens’enfonceraient-ilsdanslemarécageenquêtedeterreferme?Iljetadenouveauuncoupd’œilaucielensedemandants’ilfallaitespérerdelapluie:sielletombaitassezabondamment,ellesoulèveraitlebateauquipourraitreprendresaroute,maisellerelèveraitaussileniveaudel’eaudanslaquellepataugeaientlesdragons.Combiendetempspouvaient-ilstenirsansterrainsecoùsereposer?Ilrepoussasesdoutesetsescraintes.«Jeprendraiunedécisiondemainmatin,dit-il.

—Etjusque-là?»Aliseleregarda,etilvitcombienill’avaitchangée;cen’étaitpasàsacheveluredevenuerudequ’illevoyait,niàsestachesderousseurquis’étaientétenduesetavaientfoncé,maisàsesyeux:ilylisaitunequestion,maispasdepeur.Aucunepeur.

«Jusque-là,machère,nousvivons.»

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Thymaraétaitassisedanslapénombredelacabined’Alise.Elleluiavaitdemandésiellepouvaitlaluiemprunterpouruneheure,etlaTerrilvillienneyavaitaussitôtconsenti,ensupposantquelajeunefillesouhaitaitprendreunbaindanslasolitude;maisteln’étaitpassonbut,carelleavaitdemandéàSylvedelasuivre.

«Jenevoispasenquoijevaispouvoirt’aider,Thymara;ilfaitpresqueaussinoirqu’enpleinenuit,ici.

—Onn’aplusdutoutdebougies.Bellineaditquesileschasseursrapportaientunanimalavecdelagraisseellepourraitfabriquerdeschandellesàmèchedejonc,mais,enattendant…»Thymaraentenditsaproprevoix,sondébittroprapide,sontonplusaiguqued’habitude;peut-êtreSylveperçut-elleaussilapeurquil’habitait.

«Jevaist’examinerledos,Thymara,histoiredemerendrecomptedelagravitédetablessure.Jesaisquetun’aimespasqu’ons’intéresseàtoidetropprès,maissic’estinfectédepuissilongtemps,ilfautqu’oncrèvel’abcèsetqu’onlenettoie.Onnepeutpaslelaissersuppurer.»

SylvecontinuadeparlerpendantqueThymaraôtaitsachemisepuisdéfaisaitlesbandesdetissuqu’elleavaitenrouléesautourdesapoitrine.Parexpérience,ellesavaitqu’ilvalaitmieuxlesarracherrapidement.Ellepritunegrandeinspirationettirabrusquementsurlesbandes,avecunhoquetdedouleur.Saplaiesuintaitconstammentetcollaitlacharpiesursapeau.Sylvepoussauneexclamationcompatissantepuisdemanda,prosaïque:«Qu’est-cequetufaispournettoyerça?

—Jetâchedelaverlaplaietouslesdeuxjours,maisc’estparfoisdifficiledetrouveruncoinàl’écart.

—Ettuchauffesl’eaudonttutesersoututebaignesjustedanslarivière?

—Jemebaignedanslarivière,engénéral,c’esttout.Jenettoielesbandesdetissu,jem’enserspourfairecoulerdel’eausurlaplaie,etpuisjerefaislepansement.

—Jen’yvoisrien.Tourne-toi,quelalumièredelafenêtre…Oh!»LesmainsfraîchesdeSylvesursesépaules,Thymaraavaitpivotédansl’espaceexigu.

Lesilencesoudainquisuivitl’exclamationdesonamielaglaça.«C’estsigrave?demanda-t-elleavecbrusquerie.Dis-moi!

—Ehbien…»Sylveprituneinspirationtremblante.«Cen’estpasuneblessure.Audébut,peut-être,maisplusmaintenant.C’estunchangement.Mercorm’aditqueparfois,quandlapeaud’unhumainestouverteetsonsangàl’airlibre,l’influenced’undragonpeutdevenirplusforte,plusqueprévumême;ilm’enaparléparcequejem’étaisentaillélamain,et,quandjesuisvenuem’occuperdelui,ilm’aprévenuequejedevaisnepasl’approcherpendantunjouroudeux.»

Thymaras’efforçademaîtrisersonsouffle,envain.«Quelgenredechangement?

—Jenesaispasexactement.Jevaispalperlablessure;j’espèrequeçaneteferapasmal,maisilfautquejelefasse.

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—Vas-y,qu’onenfinisse,Sylve.»Unenotedecolères’étaitglisséedanssavoixmalgréseseffortspourprendreuntonrésigné.

Sylvenes’enémutpas.«Cen’estpascontremoiquetuesfâchée,jelesais.Nebougeplus.»

Thymarasentitlamainfraîcheetécailleusedelajeunefilledescendrelelongdesonépinedorsale,depuislanuquejusqu’aumilieududos.

«Çava?Tantmieux.Lapeaual’airsaine,maiselleestcouverted’écailles,et…jenesaispas…çaneressemblepasàundosnormal.Lachairestplusvolumineuse,commes’ilyavaitplusdemuscles.Etlà,departetd’autre…»Thymaraeutcommeunfeulementettressaillitviolemment;Sylveécartalesmains.«Euh…ilyacommedeuxentailles,exactementsemblables,chacunelongued’unempan,aveclesbordstoutdentelés.Et…Jet’enprie,nebougepas.»

Thymarasentitànouveaulesmainsfroideslatoucher,puis,commeSylvetiraitsurquelquechose,ellepoussauncriaiguetsepliaendeux,lesyeuxfermésetlesdentsserrées;unedouleurbrûlantes’étendaitdupointqu’avaittouchéSylve.Quandcelle-ciparla,Thymaraeutl’impressionqu’elleaussicrispaitlesmâchoires.«Pardon,Thymara;excuse-moi.Jen’auraispasdûfaireça;jecroisquetusaignesunpeumaintenant.Maisilya…ilyaquelquechoseaufonddesentailles.

—Quoi?Delasaleté?Uneinfection?»

L’autrepritunelongueinspiration.«Non.Quelquechosequiypousse,quelquechosededur,comme,euh…commedesdoigtsoujenesaispas.Thymara,ilfautquetuaillesvoirBellineouAlise,oumêmeMercor,quelqu’unquiensacheplusquemoi,pourqu’ont’examineetqu’ontedisequoifaire.Cen’estpasbeau;cen’estvraimentpasbeau.»

Thymaranepritpaslapeinederemettresonbandage:elleramassasachemiseetlarenfila,sanssesoucierdelasouffrancequelemouvementluioccasionnait.«N’enparlepas!fit-elled’unevoixrauque.Jet’enprie,Sylve,n’enparleàpersonne;laisse-moiletempsd’yréfléchir.»Etd’endiscuteraveccettefichuedragonne!«Promets-moideneriendireàpersonne.

—Ilfautquetuvoiesquelqu’un,Thymara;ilfautfairequelquechose!

—Nedisrien,Sylve.Jet’ensupplie,nedisrien.»

Lajeunefilleserralesdents.«Trèsbien,d’accord.»

Mais,alorsqueThymaracommençaitàsedétendre,elleajouta:«Jen’enparleraipastoutdesuite:j’attendraiunejournée.Uneseule;etpuisj’iraivoirBelline.Tunepeuxpasfairecommesiderienn’était;çaneserésoudrapastoutseul.

—Jem’enoccuperai,jetelepromets;laisse-moiseulementunejournée,Sylve.Rienqu’unjour.»

«Alise,ilfautquejeteparle.As-tuunmomentàm’accorder?»

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Sédrics’exprimaitd’untonétrangementsolennel.Lajeunefemmelevalesyeuxdelatabledelacoqueriesurlaquelleelletravaillait.Satâcheétaitdouble.Boxteuravaitprisaufiletunedemi-douzained’oiseauxdesmaraisàl’aubeetlesavaitrapportésàlagabare;Aliseenavaitpréparélaplupartpourlamarmite,etilsétaientdéjàentraindecuire.Lesdeuxderniers,unmâleetunefemelle,étaientdéployéssurlatable,etellelesdessinaitdanssonjournaltoutenprenantdesnotessurleurtaille,leurscouleursetlecontenudeleurminusculeestomac.Ellen’avaitjamaisvudecanardsdecetteespèce;lemâlearboraitunehuppebleuvif.Alisen’avaitpasd’encredecouleur,etelleavaitindiquélesteintesdanslamargedesoncroquis.CommeellelevaitunregardinterrogateurversSédric,ilajoutad’untonbrusque:«J’auraispum’occuperdecesdessins;tun’avaisqu’àmedemander.

—Mafoi,ilestparfoisplusdifficilededemanderquedefairesoi-même»,répondit-elleavecraideur.Elleleregardaens’efforçantdevoirsonamidetoujours;dixfoiselleluiavaitpardonné;etdixfoiselles’étaitréveilléeenpleinenuitouavaitinterrompusontravailenprenantconsciencequ’ellecrispaitlesmâchoiresausouvenirdequelqueincidentdupassé,aujourd’huiteintédesrévélationsdeSédric.

EllepensaitsavoirdésormaislesquellesdesesamiesetdesesconnaissancesétaientaucourantdesvraispenchantsdeHest,etlesquellesétaientenplusaucourantdesarelationavecSédric.Toutparaissaitsiévidentàprésent!Lesréflexionsqu’elleentendaitnaguèreetquilalaissaientperplexeprenaientmaintenantdesalluresdepiques;lespetitsaffrontsqu’ellesubissaitdevenaientcompréhensibles;elleserappelaitleMarchandFeldonmanquantdes’étrangleravecsonvinquandsajeuneépouse,compatissante,s’étaitenquiseauprèsd’Alisedeseseffortspourconcevoir.Àl’époque,elleavaitcruàunemanifestationdegêne,maisaujourd’huielleavaitlaconvictionqu’iltâchaitderéprimerunéclatderireàl’idéequ’elles’efforçâtdecoucheravecHest.Cesouveniretsanouvelleinterprétationexplosèrentdanssonesprittandisqu’elleregardaitSédric;ilétaitàcettesoirée,assisàlagauchedeHest.

Ilparutéprouverlamêmesensationdefroidqu’elle;ilpinçaleslèvresuninstant,puissecoualatêtecommeensignededénégation.«Alise,ilfautquejeteparle»,répéta-t-il.

Ellesoupira.«Jet’écoute.»Elleposasaplume.

Ilregardalesdeuxpetitscorpsraides,etsesnarinestressaillirent.Aliseentenditunchuintementdoux:uneaversetombait,piquetantlasurfacedel’eau.Sédricfranchitlaportedelacoquerie,lafermaderrièrelui,s’assitenfacedelajeunefemmeetplaçaunsacentissuéraillésurlatable.Ilcroisalesdoigtsetdit:«Quandj’enauraifini,tumemépriserasencoreplusquemaintenant,maistuaurasaussitouteslesexplicationsauxquellestuasdroitàcausedemonattitude.Aprèsça,jen’auraiplusàm’excuserderien,jenecacheraiplusdesalespetitssecretsaveclaterreurquetulesdécouvres.»

Elleserralesmainsl’unesurl’autre.«Voilàunpréambulebienpeurassurant.»Lapeurmontaitenelle.

«Non,pasdutout.Voici,Alise:quandHestm’aordonnédet’accompagner,j’aiétéfurieux,etblesséaussi,parcequ’ilfaisaitçapourmepunird’avoirpristonparti,d’avoirsoutenuquec’étaittondroitdeterendredansledésertdesPluies.Jeluiavaisrappeléunefoisdetropqu’ilavaitacceptécetteclausedansvotrecontratdemariage.»Ils’interrompit,maisellenemanifestaenrienquecettedéclarationl’eûtébranlée.«Lorsquej’aicomprisquejen’ycouperaispasetquejet’accompagneraispourvoirtes“fichusdragons”,jemesuissouvenud’unmarchandchalcédienquinousavaitapprochés,Hestetmoi,

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plusieursmoisauparavant,pournoussoumettreavecgrandeprudencel’idéequetonmaripourraitavoirlesrelationsnécessairesavecdesMarchandsdudésertdesPluiescapablesdeseprocurerdeséchantillonsdedragon.»Illevalesyeuxetcroisaleregardd’Alise.«Tusaisque,depuisqueleducdeChalcèdecommenceàprendredel’âgeetquesasantédécline,ilcherchedesremèdespropresàprolongersonexistenceetàluirendresavigueur.»

Elleréponditàmi-voix:«Jeconnaislesoffresqu’ilafaitesd’achetercegenred’articles.»

Ilbaissadenouveaulesyeux.«J’aicontactélemarchandetjeluiaiditoùjemerendais.Ilm’afournicedontilpensaitquej’auraisbesoin:desrécipientsetdesproduitsconservateurs,ainsiqu’unelistedeséchantillonslesplusprécieux.»Illevasoudainlementonetpoursuivitd’untondécidé:«Jet’aisuivieavecl’intentiondelesrécolter;jevoulaisentirerunefortunequimepermettraitdeconvaincreHestdetequitteretdepartiravecmoi.»

Aliserestaparfaitementimmobileetattenditlasuite.

«J’étaiscoupabledecedontj’accusaisLeftrin:jemesuisservidetoipourm’approcherdesdragons;j’aiprélevédusangetdesécailles,etmêmedepetitsboutsdechairalorsqueThymaranettoyaitlablessuredudragoncuivré.J’aitoutcachédansmacabine.»Toutenparlant,ilavaitplongélamaindanssonsac;ilensortitplusieursflaconsdeverrequ’ildéposasurlatable.L’und’euxgardaitunetracerougesurlefond.«J’avaisprévudelesrapporteràTerrilville,dedonnerrendez-vousaumarchandchalcédien,etd’entirerunefortune.»

Ilsetut.

Auboutd’unmoment,Alisecompritqu’ilattendaituneréaction.Ellepritunedesfiolesetlafittournerentresesdoigts.«Qu’as-tufaitdecesflacons?

—Graffemelesavolésavantdes’enfuiraveclecanoë.Ilsontdisparupourtoujours.»Dugeste,ilindiqualespetitesbouteilles;lajeunefemmeréprimaunfrissond’horreuretreposaavecuncliquetiscellequ’elletenait.

«Pourquoimerévèles-tutoutcecimaintenant?»

Aprèsunehésitation,ilréponditàcontrecœur:«ÀcausedeCarson;ilditquejedoisconclureleschosesdupasséavantdepouvoirentreprendrequoiquecesoitdenouveau.Çaenfaitpartie.

—Donc,tuenfinisavecmoi.

—Non,non,pasdutout!Jeneveuxpasteperdre,Alise.Cen’estsansdoutepaspossible,jelesais,maisjevoudraisredevenirl’amiquej’étaispourtoiavant,redevenircethommeàmespropresyeux,situmesuis,mêmesitessentimentspourmoiontchangé.J’ignorecomment,del’amiquej’étaispourtoi,jemesuistransforméenunindividuprêtàtetromper,etmêmeàt’exploiterpouraccéderauxdragons.Jeneveuxplusêtrecepersonnage,etmesaveuxsontunefaçondeledétruire;l’ancienSédric,celuidel’époqueoùilétaitvraimenttonami,t’enauraitparlé.

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—Tuveuxdire,leSédricd’avantqueHestnes’emparedelui–d’avantqu’ilnes’emparedenousdeux.»Ellesefrottalefront,cequiluipermitdesecacherlesyeuxetderesteruninstantseuleavecsespensées.Cen’étaitpastrèsjustedereprochertoussesmalheursàHest.Aprèstout,elleetSédricavaientdéjàvécuavantqu’ilnelesrejoignîtetnereliâtleursexistencesdesiétrangemanière.Elles’efforçadeserappelercommentellevoyaitSédricautrefois;àl’époqueoùleursviesavaientdivergé,ellesongeaitàluiavecaffectionetsouriaitdes’êtreéprisedeluiadolescente.Quandellelecroisait,aumarchéouchezdesamiscommuns,elleéprouvaittoujoursungrandplaisiràlevoiretlesaluaitchaleureusement.

Elles’aperçutpeuàpeuquesaprésenceétaitleseulaspectagréabledesonmariageavecHest,etelletâchad’imaginerlesdernièresannéessanslui.Sielles’étaitretrouvéeabandonnéedanssonunionavecHestsanslaprésencedeSédricdanslamaison,sanssasollicitude,sanssaconversationauxrepas?C’étaitluiquiconseillaitHestquantauxcadeauxqu’ilfaisaitàsonépouse,àsonaccordpourqu’elleseprocurâtlesmanuscritsetlesouvragesquirendaientsaviesupportable.Parcertainscôtés,ilsétaientdeuxanimauxprisdanslemêmepiège.SiSédricportaitunecertaineresponsabilitédanslefaitqu’ellefûttombéeaupouvoirdeHest,ilavaitaumoinsfaitsonpossiblepouratténuersonmalheur.

Etill’avaitaidéeàobtenirsonvoyage,àunprixquiavaitdûêtreterriblepourlui.

Ettoutcetenchaînementd’événementsl’avaitconduiteàrencontrerLeftrin,àtrouverl’amouretlavie.

Duboutdel’index,elletouchalafioletachéederouge,puiselleplissalefront,sepenchaetpritsavoisine.Elleétaitunpeuplusgrossequelesautres;àl’intérieur,Alisepercevaitunscintillement.Ellelalevapourmieuxl’examineràlalumièrequitombaitduhublotdelacoquerie,puisellelasecoua.L’objetquecontenaitleflaconnebougeapas,maisiln’yavaitpasàsetrompersursanature.

Alors,avecuneforcequisurpritSédric,ellefracassalapetitebouteillesurleborddelatable;deséclatsdeverrevolèrententoussens,etleTerrilvillienlevainstinctivementlesmainspourseprotéger.«Pardon»,fit-elleàmi-voix,étonnéedesapropreimpulsivité.Àgestesprudents,elleécartalesmorceauxdeverrejusqu’àcequeseulrestâtleculduflacon,et,délicatement,ellesaisitlapetiteécailleàbordurecuivréequiydemeuraitcollée.Ellelalevaàlalumière;elleétaittranslucide.

«Uneécaille,ditSédric.

—Oui.»

Àl’aided’unchiffon,ellerassemblalesboutsdeverreetlesfittomberdansleseauoùgisaientdéjàlesviscèresetlesplumesdesoiseauxqu’elleavaitvidés;puis,delapochedesonpantalon,elletiralemédaillon.

«Tul’avaisgardé?»Sédricétaitsidéré.

«Oui;jenesaispaspourquoi.Peut-êtrepourmerappelermastupidité.»ElleregardaSédric,lesyeuxmi-clos.«Maistuenaspeut-êtreplusbesoinquemoi.»

Elleouvritlemédaillon,etHestlesregardatousdeuxavecunsourirehautainquin’avaitplusriendecharmantetnerecelaitplusquedelamoquerie.Lajeunefemmepritlapetitemèchedecheveuxnoirsfixéeparunrubandesoieetlaposadecôté,comme,peuavant,elleavaitécartélesviscèresqu’elle

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sortaitdesoiseaux;puis,àl’aideducouteauquiluiavaitserviàdécouperlesvolailles,ellesoulevaleportraitdeHestetlelibéradesonlogement,aprèsquoielledéposaàsaplacel’écailleourléedecuivreetrefermalecouvercle.Toujours,disaitlepetitécrin.«Toujours»,dit-elleàSédricenlevantlemédaillonauboutdesachaîne.

Aprèsunecourtehésitation,illeprit.L’espaced’uninstant,illecontempladanslecreuxdesamain,puisilpassalachaînetteautourdesoncouetglissalebijousoussachemise.«Toujours»,fit-il.

Aliseselevapourluicacherleslarmesquiluimontaientauxyeux.Pouvait-ilêtreaussifaciledesedébarrasserdel’ancienpoureffacerl’ardoiseetrepartirsurduneuf?Ellesoulevalecouvercledelamarmiteetremualasoupe;ellecommençaitàpeineàfrémir.Ilfaudraitqu’elledemandeauxgardiensd’allerchercherducombustibles’ilsvoulaientunrepascuitcesoir.Elleouvritlepetitfourneauetobservalescharbonsmourants,lessourcilsfroncés.«Ilnousfautdubois,dit-ellepourromprelesilence.

—Tiens,ça,onpeutlebrûler»,réponditSédric,etiljetalepetitportraitdanslefoyer.Alisenes’étaitpasaperçuequ’ill’avaitramassépourleregarder;laminiaturetombadanslefeu,etuneflammes’élevabrièvementavantquel’imageseracornîtetnoircît.«Etautrechoseencore.»LamèchedecheveuxdeHestatterritsurlesbraisesetsemitàroussir;delafumées’enéleva,etAliserefermaenhâtelepanneau.

«Ah,quellepuanteur!»s’exclama-t-elle.

Sédricrenifla.«Ça,onpeutdirequ’ilpue.»

Ellesecouvritlaboucheetlenez,puiséclataderire.Àsagrandesurprise,sonamisejoignitàelle,ettousdeuxfurentprisd’unfourirecommeilsn’enavaientplusconnudepuisSâsaitcombiendetemps.Puis,sansqu’ellesûtcomment,Sédricsemitàpleurer,etellelepritdanssesbras,etelleserenditcomptequ’ellepleuraitelleaussi.«Toutirabien,parvint-elleàdire.Toutirabien.Tuesavecmoi,monami;nousnousentirerons.»

UnefoisSylvesortie,Thymaraétaitrestéeseuledansl’obscuritéàpleurer.C’étaitbêteetcelaneservaitàrien,maisellen’avaitpaspus’enempêcher.Et,quandellefutcertainequeseslarmess’étaienttaries,quetoutesapeines’étaitmuéeencolère,elleavaitquittélacabinepoursemettreenquêtedeSintara.

Elleserenditàlaproueetrepéralesdragonsnonloindelagabare,certainscouchéslesunsprèsdesautres,lemuseauposésurledosduvoisin,tableaud’amitiépaisible,maisquinetrompaitpasThymara:c’étaitleseulmoyenpourlesgrandescréaturesdesereposerlespattesetdedormirsansrisquerqueleurtêtes’enfonçâtsousl’eau.Sintara,elle,nedormaitpas;ellesedéplaçaitlentementdansunbancderoseauxenscrutantlefonddumarécage,sansdoutedansl’espoird’attraperunegrenouilleouunpoisson,enfinuneproiequelconque.L’averserécenteavaitlavélesdragons,etlesoleild’après-midiquicrevaitlesnuagesscintillaitsurSintara;malgrésacolère,Thymaraneputquereconnaîtrelabeautédesareine.

Lalumièrecourait,frémissante,sursesécaillesbleues;quandladragonnetournaitlatête,chaqueondoiementdesesmusclesexprimaitlagrâceetledanger.Endépitdesatailleetdufaitqu’ellenefût

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pasfaitepourcetélément,elles’avançaitsansbruitdansl’eau.Latueusemagnifique,songealajeunefille,etlasensationdésormaisfamilièreducharmequeladragonneémettaitsanseffortlasubmergea.C’étaitlacréaturelaplusbellequ’elleeûtjamaisvue.

Avecunsentimentd’affolementpuisd’exaspération,Thymaracherchasonidentité.Oui,Sintaraétaitlaplusbellecréaturedumonde–etlaplusindélicate,lapluségoïsteetlapluscruelle!Ellesedégageadel’emprisedeladragonne,agrippalebastingagedeMatafetpassapar-dessus.

Lescanoësétaientamarrésàl’échelledubateau,maisellenes’yintéressapas:leMatafétaitéchoué,etl’eaunemontaitguèreau-delàdelataille.Justedequoirendrelavieinsupportableàtoutlemonde,sedit-elleensautantdelagabare.Elles’enfonçaplusprofondémentdanslavasequ’ellenes’yattendait,etlaterreurl’envahituninstant;maisl’eauluimontaitàpeineauxhanches,etelleseservitdecetteboufféedepeurpouralimentersacolère.Pasquestiondepleurernideseplaindre,cettefois,niplusjamais.

Elleparcourutlesenvironsduregard,vitqueSintaracontinuaitàchasser,etsedirigeaverselled’unpasdécidé.Arrivéeaubancderoseaux,elles’yfrayauncheminsanssepréoccuperdeséclaboussuresqu’elleprojetaitnidesraresproiesdeladragonnequ’ellefaisaitfuir.Lareines’était-ellejamaissouciéedumalqu’ellefaisaitàThymara?Sansdoutepas;Sintaran’avaitsûrementjamaisaccordéd’importanceauxrépercussionsdesesactessursagardiennenisuraucunhumain.

«Cessecevacarme!»sifflaladragonne.

MaisThymaracontinuadepataugeràgrandbruitjusqu’àcequ’ellesetîntdevantlareinefurieuse.Sintaralevalatêteaussihautquepossible,toisalajeunefille,etouvritlégèrementlesailes.«Quet’arrive-t-il?Iln’yadéjàguèredegibierdanslesenvirons,etilfautenplusquetuchassestouteslesgrenouillesettouslespoissonsdecebancderoseaux?

—Cequim’arrive?Toi,voilàcequim’arrive!Qu’est-cequetum’asfait?

—Moi?Jenet’airienfait!

—Ahoui?Etça,alors,c’estquoi?»Furieuse,Thymaraôtasachemiseetmontrasondosàladragonne.

«Ah,ça?Cen’estpasachevé.

—Qu’est-cequin’estpasachevé?D’aprèsSylve,ondiraitdesdoigtsquipoussentdansdesentailles!

—Desdoigts?»Lareinepoussauncoupdetrompeamusé.«Desdoigts?Non,desailes!Attends,laisse-moiregarder.»

Thymaraétaittropabasourdiepourbouger.Desailes?Desailes?Lemotnevoulaitsoudainplusriendire;ellenelecomprenaitplus.Desailes…Desailesdanssondos…«Maisjesuishumaine»,fit-ellebêtement.Ellesentaitl’haleinedeladragonnesursapeaunue.

«Pourl’instant,oui;mais,quandtuaurasfinidechanger,tuserasuneAncienne–avecdesailes.Lapremièredesonespèce,simessouvenirssontexacts.Ellesn’ontpasencoreterminéleurcroissance,mais…Peux-tulesbouger?As-tuessayédelesagiter?

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—Lesbouger?Jenesavaismêmepasquej’avaisdesailes!»Ellen’avaitplusdelarmesàverser;ladouleurqueluicausaitsonchangementlesavaittaries.Quepensait-elleencorecetaprès-midi?Qu’elleétaitunmonstre,unphénomènedefoire,qu’ellen’oseraitjamaissemettrenuedevantunhomme–non,devantpersonne!Desdoigtsquiluipoussaientdansledos…Maiscen’étaientpasdesdoigts:desailes.Etcetteidiotededragonne,quilesavaitmiseslàsansmêmeattendresapermission,sedemandaitàprésentsiellepouvaitlesbouger!

Ellesentitleslarmesmonterdenouveauàsesyeux,sansqu’ellesûtàquoiellescorrespondaient.Àdelapeur?Delacolère?Soncœurcognaitdanssapoitrine.

«Essaiedelesfairebouger»,insistaSintara,d’untonoùl’onsentaitnondelasollicitudemaisdelacuriosité.Thymaralasentitsoufflerdanssondos;ellefrissonna,puisperçutsoudainunlégermouvemententresesomoplates.

«Qu’est-cequec’est?»s’écria-t-elleensevoûtantcommepours’écarterdesonproprecorps.Maiselleavaitmalàprésent,commesielles’étaitdonnéuntourdereinouluxéundoigt.Ilyavaitquelquechosedereliéàsonépinedorsale,etc’étaitcoincé,bloqué,etdouloureux.Ellesetordit,et,àsagrandehorreur,sentitunliquidechaudcoulerlelongdesondos,puisunpoidshumidependremollementcontresapeau.

«Maisc’estquoi?»hurla-t-elle.Avecunsentimentdeterreur,maisincapabledes’enempêcher,ellepassalamainpar-dessussonépauleettouchaquelquechosequiluiévoquaunpaquetdetigesenveloppéesdansunlingemouillé.«NON!»Elletressaillitviolemment,etl’autreailesedégageasoudaindesonlogement.«Non!»fit-elleplusdoucement.Ellevoulutsecacherlevisagedanslesmainsetdécouvritunepelliculedesangsursesdoigts.Unfrissond’horreurlaparcourut,etleschosesdanssondoss’agitèrentpuisbattirent.Ellesfaisaientpartied’elle,unepartieétrangèreetmonstrueuse.Ellesluitransmettaientlasensationdelabrisesurelles.Sintaraeutunpetitbruitdegorgeamusépuisdéclara:«Mafoi,jem’attendaisàmieuxqueça.

—Mais,moi,jenem’yattendaispasdutout!criaThymara.Commentpeux-tumefaireça?Pourquoim’as-tufaitça?

—Jen’enavaispasl’intention!»avoualadragonne.Surl’instant,elleparutgênée,puislacolèrerepritledessus.«Tut’esfaitçatouteseule,situveuxlesavoir.Tun’aspasfaitassezattentionquandtum’asretirélesserpents-pointeaux;monsangagiclésurtoi,ettuasdûenavaler.Depuiscemoment-là,jeteperçoisplusintensément.Tuasbiendûsentirgrandirnotreconsciencecommune,non?

—Jecroyaisquec’était…cequeressententnormalementlesgardiensetlesdragons.Maispourquoim’as-tufaitça?

—Jen’airienfait.Jenevoulaispastechanger;jenel’avaispasprévu.Engénéral,undragonchoisitavecunsoinextrêmequiilaccepteracommeAncien;unetelletransformationestunhonneurréservéauxhumainslesplusdévoués,fidèlesetintelligents.Autrefois,ilssebattaientpourobtenircegenred’attention;ilsnel’obtenaientpasseulementparcequ’ilss’étaientoccupésd’undragoncommes’ils’agissaitd’unetâchesansintérêt!

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—Alors,pourquoil’as-tufait?Pourquoi?»LevisagedeThymaraétaitsillonnédelarmes.Leurdiscussionn’étaitpaspasséeinaperçue;elleentendaitdesvoixinterrogativesetinquiètesdegardiensetdesgrondementsdedragons.Peuimportait;ellesemoquaitqu’onlaregardâtdepuislepontduMataf,quelesautresdragonsfussenttroublésaupointdes’approcherpourvoircequisepassait:c’étaituneaffaireentreSintaraetelle,etelleavaitbienl’intentiondecreverl’abcèsunefoispourtoutes.

«Tut’esmiseàchangertouteseule!Turêvaisdevolerplusquejen’enrêvaismoi-même!Jenesongeaismêmepasàtetransformer,moi.QuandMercorm’afaitremarquerquetuentamaisdesmétamorphoses,jet’aipriseenpitié,c’esttout.Tudevraismeremercier!Tesailesserontmagnifiquesquandellesaurontfinidepousser,véritablesrefletsdesmiennes;etmoij’aurailepremierAncienailé!Aucunautredragonn’ajamaiscréépareillecréature.»

Thymarasetorditlecoupourregarderpar-dessussonépaule.Lareines’exprimaitd’untonextraordinairementsatisfait;cesailesétaient-ellesvraimentaussimagnifiquesqu’elleledisait?Devait-ellesesentirhonorée,aulieudemonstrueuse?Maiselleavaitbeausecontorsionner,ellenevoyaitquel’extrémitéd’unobjetquiluiévoquaitunparasoltrempédepluie.D’ungestecraintif,ellepassalesmainsdansledos.Desailes;ellesentitdelapeautenduesurdel’osetducartilage,mais,plusétrangeencore,ellesentitsonproprecontact,commequandelletouchaitsespropresmains.

Rassemblantsoncourage,elles’ensaisitetvoulutlesétirer.Non.Non,c’étaitcommesiellepliaitsesdoigtsàl’envers.Ellehaussauneépaule,etrabattitinstinctivementsesailessursondos,bienàplat,quoiquenondissimuléescommeellesl’étaientpeuauparavant,parfaitementappliquéescommecellesdeSintaraoud’unoiseau.«Est-ceque…Est-cequ’ellesgrandirontencore?»Hardiment,elledemanda:«Est-cequejepourraivolerunjour?

—Voler?Nedispasdebêtises!Ellessontbeaucouptroppetites.Maisellesdeviendrontravissantes,aussiravissantesquelesmiennes;toustelesenvieront.

—Maispourquoiest-cequ’ellesnepeuventpasgrandirdavantage?Assezpourmepermettredevoler?Jeveuxvoler!

—D’oùtiens-tul’audacededemanderplusqu’ilnet’estaccordé?»Jusque-làobnubiléeparsacréation,ladragonnesefâchaitànouveau,etThymaraeutlesentimentqueSintaralaissaitéchapperlavéritéquandelleluilança:«Pourquoidevrais-tusavoirvoleralorsquej’ensuisincapable?

—Peut-êtreparcequ’ilmeparaîtraitlogiquequeleschangementsquetum’imposesmeserventàquelquechose!

—Tuserasjolie,etlesautresdragonss’intéresserontàtoi!C’estbienassezpourunAncien,etplusencorepourunhumain!

—De"jolies"ailes,çatesuffitpeut-être,maissijedoissupporterlepoidsetlagêned’untrucquimepoussedansledos,j’aimeraisautantqueçamesoitutile.Jen’aijamaiscomprispourquoitun’essaiesmêmepasdeteservirdestiennes;jevoislesautresdragonslesétireretlesagiter;l’argentéestpresquearrivéàsesouleverhorsdel’eauaveclessiennes,alorsqu’audépartilétaitbienplusrabougrietavaitdesailesbienpluspetitesquetoi!Tunefaisaucuneffort!Jet’étrillelesailes,jetelesnettoie,ellesont

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grandientailleetenpuissance,tupourraisessayerdet’envoler,maisnon!Tunefaisquemerépéterqu’ellessontravissantes;c’estexact,maistun’asjamaissongéàlesutiliserpourleurvéritableusage?»

Ellevoyaitlafureurdeladragonnecroître:elleavaitosélacritiquer,etSintaranepouvaitsupporterqueThymaralasous-entendîtparesseuse,geignarde,voireunpeu…«Stupide.»

Lajeunefilleprononçalemottouthaut,ellenesutpourquoi;peut-êtrepourmontrersimplementàSintaraqu’elleétaitalléetroploinetquesagardiennerefusaitdésormaisdetremblerdevantelle.Commentosait-elleluimettredesailesdansledosalorsqu’elleétaitincapabledeseservirdecellesquelanatureluiavaitdonnées?

Lesvoixvenuesdelagabaregagnaientenintensité,maisThymaranevoulutpastournerlesyeuxdanscettedirection.Biendroite,sachemiseenboulecontresapoitrine,ellefaisaitfaceauregardfurieuxdeladragonne.Sintaraétaitmagnifiquedanssacolère;ellelevalatêteetouvritgrandlagueulepourexhiberlessacsàveninbrillammentcolorésaufonddesagorge;elledéployaaussisesailes,mouvementinstinctifpouraugmentersonvolumeapparentqu’employaientsouventlesdragonspourrappelerauxautresleurtailleetleurforce,etelless’épanouirentcommedesplendidesvitraux.Uninstant,Thymararestafascinéeparsabeautéetsoncharme,etellefaillittomberàgenouxdevantlareine.

Puiselleseressaisitetfitfrontàl’assautdepurcharismequeSintaraprojetaitsurelle.«Oui,ellessontmagnifiques!cria-t-elle.Magnifiquesetinutiles!»UnfrissonparcourutThymara;unenauséelaprit,etpuisellecompritcequ’elleavaitfait:enuneréactionbizarreàlamanifestationdepuissancedeSintara,elleavaitdéployésespropresailes.Descrisdestupeurmontèrentdelagabare.

Ladragonneprenaitsonsouffle,lagueuletoujoursouverte,tandisqueThymarademeuraitplantéedevantelleetregardaitsessacsàvenins’enfler.Silareinedécidaitdeluicrachersestoxinesauvisage,ellen’yéchapperaitpas.Ellenebougeapas,pétrifiéedefureuretdeterreuràlafois.

«Sintara!»C’étaitMercorquiintervenaitainsi.«Refermelagueuleetreplielesailes!Nefaispasdemalàtagardiennesousprétextequ’elleteditlavérité!

—Combat!Combat!Combat!braillaitCracheavecenthousiasme.

—Silence,saleté!rugitRanculos.

—Necrachepasici,criaFente,lapetitedragonneverte.Aveclabrise,tuvasmebrûler!Détruistagardiennesiçat’amuse,Sintara,mais,situmetouches,jetejurequetuteretrouverasaveclesailespleinesdetrouscommeunevieilletoilepourrie!»Ellesedressasursespattesarrièreetdéployalesailesensignededéfi.

«Assezdefolie!beuglaMercor.Sintara,nefaispasdemalàtagardienne!

—Elleestàmoi,etjeferaicequimechante!»Lecoupdetrompedelareineétaitcommeunsiffletstridentetrageur.

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Malgréelle,Thymarasebouchalesoreilles;laterreurlarendittéméraire.«Jem’enfichedecequetumefais!Regardecequetum’asdéjàfait!Tuveuxmetuer?Vas-y,lézardsanscervelle!Tutrouverasquelqu’und’autrepourt’enleverlesparasitesdesyeux,pourôterlessangsuesdetesmagnifiquesailesquineserventàrien!Vas-y,tue-moi!»

Sintarasecabra,lesailesdéployées,superbeetdangereuse.Lespiquesluisantesàl’extrémitédesnervuresdesesailesétaientcapablesd’exsuderàvolontédestoxinesdontellepouvaitfrapperunerivalelorsd’uncombatenvol.Unbrefinstant,Thymarasedemandacommentelleconnaissaitcedétail,puislareinepoussaunrugissementsemblableàunventdetempête;ellerefermabrusquementlesailes,puisellelesrouvritensetournantlégèrement.Unedesailesfrappalajeunefilleetlaprojetaauloin.

Elleretombaàplatdossurlasurfaceduredel’eau,etuneterribledouleurlatraversalorsquesesnouvellesailesabsorbèrentl’impact.Ellecoula,avaladel’eau,puissespiedstouchèrentlefond;elleseredressa,toussantetsuffoquant,lesyeuxpleinsd’eauvaseuseetdelarmes.Elleentenditdescrisducôtédubateau,etTatouquihurlaitd’unevoixrauqueetgrave,furieuse:«Thymara!Thymara!Mauditesois-tu,dragonne!Maudite!»

Cesmotsn’arrêtèrentpasSintara.EllesedirigeaversThymarad’unpaslent,latêteaurasdusoletaniméed’unmouvementlatéral.«Est-ceçaquetusouhaitais,humaineindigne?Veux-tuquejetefasseencorevoler?

—Sintara,jetepréviens!»Mercorfonçaitsurlareine,sesailesdoréesgrandesouvertes,etlalumièrequiseréfléchissaitsurellesparaissaitplusvivequecelledusoleil;sesocellessemblaientdesyeuxfurieux.

Toussantets’étranglant,Thymarareculaitaussivitequel’eaudeplusenplusprofondeleluipermettait,tandisqueladragonneenragecontinuaitd’avancer;lespupillesdeSintaratournoyaientsousl’effetd’unefurieimplacable.

Dansleciel,unfauconenchassepoussauncri.Puisunautre.Touslesdragonslevèrentlatête.L’oiseaufondaitsureux,fendantl’air.

«Tintaglia?fitMercord’untonéberlué.

—Non,c’estrouge!»criaquelqu’un.

Lesdragonssefigèrent,lemuseauauciel.Thymarasaisitsachemisequiflottaitprèsd’elle,s’essuyalesyeuxetlevaleregardàsontour.L’oiseauavaitdépassélesnuagesetgrandissait,grandissaitsanscesse.

«GRINGALETTE!hurla-t-ellesoudain.KANAÏ!»

Ladragonnerougeréponditparuncoupdetrompetriomphant.Sesailesrepliéess’ouvrirentbrusquementetralentirentsachuteeffrénée.Ellefittroistoursincroyablementserrés,auborddelaruptured’équilibre,au-dessusdesdragonsébahisetdelagabareéchouée,puis,dequelquescoupsd’ailes,elleélargitsonorbiteetparcourutungrandcercleautourdeMatafetdesescongénèressurexcités.Sesailesrubisparaissantaussiétenduesquelesvoilesd’unnavire,ellefreinagracieusementetsurvolales

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roseauxetlesjoncsqu’ellefitondulersursonpassage;sursondos,unpersonnageminceetrougeéclatad’unrirejoyeux.

«Jevousairetrouvés!»cria-t-il,etThymarareconnutlavoixdeKanaï,unpeuplusgravemaistoujoursaussiempreinted’optimismeenfantin.«Jevousairetrouvés,etGringaletteatrouvéKelsingra!Allez,suivez-nous!Cen’estpasloin!Pasplusd’unedemi-journéedevolversl’est.Suivez-nous!Suivez-nousjusqu’àKelsingra!»

DIXIÈMEJOURDELALUNEBRUNISSANTE

Sixièmeannéedel’AllianceIndépendante

desMarchands

D’Erek,GardiendesOiseaux,Terrilville,

àDetozi,GardiennedesOiseaux,Trehaug

Unmessagedesparentsd’ErekErsedor,GardiendesOiseaux,Terrilville,auxparentsdeDetoziDupatte,cachetéetmarquédusceaudelafamilleMarchandeErsedor.

Detozi,

Faitesdisparaîtreleprésentmotavantderemettrelemanuscritàvosparents.Jecrainsdesavoircequ’ilrenferme;j’aipeut-êtretropsouventparlédevousauxmiens,etilsontentendusurvousdenombreusesanecdotesdelapartdevotreneveuReyall.Leuroffrepeutparaîtreprécipitéealorsquenousnenoussommesjamaisrencontrés,mais,entantqueMarchanddenotrefamille,monpèreal’autoriténécessairepouragirdesonproprechefdanslecadredecegenredenégociations.J’aipeurquevousetvosparentsvousenoffusquiez;àlavérité,j’aipeurquecelanevousamèneàrefuseruneoffrequej’espéraisprésentermoi-même,enpersonne,unefoisquenousnousserionsvusetquevousauriezeul’occasiondemeconnaîtremieux.

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J’aiprismesdispositionspourmonvoyage.Avantlechangementdelune,jemetrouveraienfindevantvous.Enattendantquej’aielapossibilitédem’adresseràvousdevivevoix,jevousensupplie,nerefusezpaslapropositioninopportunedemonpère;vouspourreztoujoursm’éconduireparlasuite.Laissez-moiaumoinsvousprésentermaplaidoirieavantcela.

Erek

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11

Kelsingra

«Pourquoivousécriveztoutcequejedis,alors?»

Alisesongeaque,parcertainscôtés,Kanaïn’avaitpaschangé;incapablederesterenplace,ils’agitait,pressédequittersonsiègeetd’allers’activerdehors.Maisilétaitdifficilederegarderlacréaturedehautetaille,minceetrougedelatêteauxpiedsqu’ilétaitdevenuetd’yreconnaîtrelejeunegardiendenaguère;quantàobtenirdeluidesrenseignementscohérents,celas’apparentaitàs’efforcerdediscuteravecundragon,ouavecunpetitenfantdépourvudepatience.

Elleétaitassisesurleseuildecequiétaitsansdouteunecabanedeberger.Devantelle,unelargeprairiedescendaitjusqu’aubordd’untorrent.Lajeunefemmes’habituaitlentementàl’idéequ’ilsétaientenfinparvenusàdestination,maiselleéprouvaitunsentimentétranged’irréalitéàcontemplercepanoramad’unevasteétendued’herbequidévalaitleversantavantdes’arrêterprèsd’uncoursd’eautumultueux,etàvoirauloin,au-delàdesonlargelit,lesantiquesédificesdeKelsingra.

La«demi-journéeàvoldedragon»s’étaitmuéeenplusdesixjoursdelenteetrudeprogressionpourlagabare.Lepremierjour,Gringaletteétaitapparueàintervallesrégulierspourtournoyerau-dessusdubateaupuispartiràtire-d’ailedansladirectionqu’ilfallaitsuivre.Hélas,letrajetemmenaitl’expéditiondansuneeaudemoinsenmoinsprofonde;lesdragonsmarchaientpéniblementenavantdansunevasecollante,etMataflessuivaitlaborieusementavecunedémarchehorriblementchaloupée.

Ledeuxièmejour,lapluieétaitrevenueenrideauxincessants;lesgouttesinsistantesdessinaientàlasurfacedumarécagedescerclesquiallaients’élargissantets’annihilaientmutuellement.Quandl’averseavaitcessé,labrumes’étaitlevéeetavaitemmitouflélemondedansunsuairegris;elleavaitperduréjusqu’àcequelapluierevîntpourlabannirsousundéluge.Lesdragonsetlebateauavançaientàl’aveuglettedansunenuéedétrempée;lavieàborddelagabareétaitdevenuedeplusenplusinconfortable:lesgardiensseréfugiaientdanslacoquerieetlesquartiersdel’équipagedansl’espoirderesterausec,maisl’humidités’infiltraitdanstouslesrecoinsdubateau.Onmangeaitlesraresvivresfroids,caronnetrouvaitnulcombustible,fût-cepouralimenterlepetitfourneau.Aucunequerellen’éclataitfranchement,maisl’exaspérationétaitpalpable;onneparlaitquedeKelsingra,onsedemandaitoùétaientpassésKanaïetGringalette,pourquoiilsn’étaientpasdescendussurlebateauetpourquoiilsn’étaientpasrevenus.Lesthéoriesétaientdébattuesetréduitesàleursplussimplescomposantessansquequiconqueentirâtsatisfaction.

«Combiendetempscelava-t-ildurer?»avaitdemandéAliseàLeftrinlorsqu’ilss’étaientréveillésletroisièmejouretavaientdécouvertlebateausousunepluiebattante.Lecapitaineluiavaitadresséunregardétrange.

«Alise,tunet’esjamaisdemandépourquoicepayss’appelleledésertdesPluies?C’estletempsnormalquenousavonsenhiver;çavientunpeutôt,etonaurapeut-êtreencoreunepériodedebeau

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temps–oupeut-êtrepas.Leboncôtédel’affaire,c’estqueleniveaud’eauremonteetsoulèvelagabare;maisc’estaussisoncôténégatif.»

Elleavaitcomprisaussitôt.«LeMatafsedéplaceraplusfacilement,maislesdragonsaurontplusdemal.»

Ilavaitacquiescédelatêted’unairsombre.«Ilsontbesoindesortirdel’eau,maisonnevoitpassigned’unterrainàdécouvert,mêmepleindeboue.»Ilavaitquittélelitets’étaitrenduprèsduhublotpourobserverleciel.«Et,àmonavis,c’estàcausedecedélugequ’onn’apasvuGringaletteetKanaïhier;mêmes’ilspouvaientvolerdansunesaucéepareille,çam’étonneraitqu’ilsarriventànousrepérer.»

Ilavaitpluencoretoutelanuitetlamoitiédujoursuivant.Unefois,AliseavaitcruentendrelecrideGringalettedansleciel,semblableàceluid’unfauconauloin,mais,quandelleétaitsortiesurlepont,ellen’avaitrienvudanslebrouillardtournoyant.Lesénormessilhouettesindistinctesdesdragonsseprofilaientnonloindelagabare.MatafavançaitlentementdansladirectiongénéralequeGringaletteavaitindiquée.Ilétaitdifficiledeconserversonsensdel’orientationdanslapluieetlabrume.L’eaudevenaitpeuàpeuplusprofonde,tantpourlebateauquepourlesdragons,maisétait-cedûàlapluieouavaient-ilsdécouvertunchenalinvisible?Alisen’arrivaitpasàsavoirsiMatafsuivaitlesgrandescréaturesousic’étaientellesquirestaientprèsdeluietselaissaientguider.Elleavaitl’impressionquelebruitincessantdelapluieetl’incertitudeallaientlarendrefolle.

Elles’étaitréveilléeaumilieudelaquatrièmenuit,ets’étaitaperçuequeLeftrinnedormaitplusàcôtéd’elle.Selevantrapidement,elleavaitcherchésarobeAnciennedanslenoir,saisied’unsentimentd’urgenceetd’excitationquilafaisaittremblersansqu’ellesûtpourquoi.Ellesortitettrouvaunelampeàmèchedejoncquibrûlaitdansunesoucoupe,surlatabledelacoquerie;Belline,quivenaitdel’allumer,clignaitdesyeux,l’airensommeillé.«Savez-vouscequisepasse?»luiavaitdemandéAlise.

L’autreavaitsecouélatête.«C’estMatafquim’aréveillée,avait-elleréponduàmi-voix,maisjenesaispaspourquoi.»

Aliseavaitouvertlaportedelacoquerieetdûfaireuneffortpourvaincrelarésistanceduvent.Lapluiel’avaitfrappéeviolemment,grêledegouttesglacéesquiavaitfaillilarepousserenarrière;maisBellinelasuivait,etellen’avaitpasvouluperdrelafacedevantelle.Brasrepliéssurlapoitrine,têtebaissée,elleavaitlongéàtâtonslaparoiduroufjusqu’àcequ’elleparvîntàlaproue;Leftrins’ytrouvaitdéjà.Àsespieds,unelanternebrûlaitlesdernièresgouttesdeleurprécieuseréserved’huile.Souarge,penchésurlebastingageàcôtédesoncapitaine,scrutaitlanuitsouslescataractes;lapetitesilhouettequitremblaitdefroid,agrippéeàlalisse,serévélaêtrecelledeSkelli.Dèsqu’Aliseavaitrejointlegroupe,Leftrinavaitpasséunbrasprotecteurautourdesesépaules;celanelaprotégeaitpasdelapluie,maiselleavaitappréciédepartagerlachaleurdesoncorps.

«Quesepasse-t-il?avait-elledemandé.PourquoiMatafnousa-t-ilréveillés?»

Ill’avaitattiréecontrelui,heureux.«Ilyauncourant,trèsnet,etonarecommencéàleremonter;l’eaudevientdeplusenplusprofondeetpuissante,maiscen’estpasseulementàcausedelapluie.Onvarattraperunautrecoursd’eau.

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—Etlesdragons?

—Ilsnoussuivent.

—Danslenoir?

—Onn’apastroplechoix;àlavitesseoùleniveaumonte,ilfautqu’ontrouvelariveetqu’onnaviguelelong.Sionrestesansbouger,ilyadeschancesqu’onsefasseemporter.»

Elleavaitentenducequ’ilnedisaitpas:sil’eaus’élevaittropvite,ilsrisquaienttousdeperdrepied.Unmélanged’enthousiasmeetdetensionfaisaitvibrerlegroupe.Avantmêmequel’aubeneparût,lesgardienslesavaientrejoints;trempésdepluie,ilss’étaientattroupésàlaproue,tâchantdedistinguerl’avenirdansuneobscuritéencoretropprofonde.

Quelquepart,lesoleilseleva.Lesdragonsdevinrentdessilhouettesdiffusespuisacquirentdureliefàmesurequelapluiesecalmaitetquelebrouillardsedissipait.Quandledéluges’interrompitenfin,Alises’aperçutqu’elleentendaitàprésentlebruitdel’eauquis’enfuyait;ilvenaitdetouslescôtésàlafois,cequilaterrifia:ets’ilsnetrouvaientpaslarive?S’ilssedirigeaient,nonversl’extérieurducourant,maisverslecentre?

QuandLeftrin,l’airgrave,donnal’ordreàseshommesdeprendrelesperches,etauxgardiensdeleurlaisserlaplace,Alisesentitsoncœurseserrer.Lesoleilmontadansleciel,etsonéclatgrandissantpénétradavantagelesbrumes.Lesdragons,massesdontlesteintesd’originesepâlissaientd’argent,avançaientmajestueusementlelongdubateauetderrièrelui;Matafouvraitmanifestementlavoiedésormais.Aliseseréfugiasurletoitdurouf:malgrésonenviederesterprèsdeLeftrin,ellesavaitqu’ildevaitaccordertoutesonattentionàsagabare.Certainsgardienss’étaientinstallésdanslacoquerieetlesquartiersdel’équipagepourseprotégerdufroid,maisThymaraneperdaitpasunemietteduspectacle,assiseentailleursurlepont,tandisqueSylve,frissonnante,observaitsondragond’unairinquiet.Lesgrandescréaturescommuniquaiententreellespardesgrondementssourdsetdessoufflesintermittents.

Lentement,labrumeselevadelasurfacedel’eau:iln’yavaitpasàs’ytromper,ilssetrouvaientdenouveauaumilieud’unerivière.Lesfeuillesmortesetlesbranchesbriséesquipassaientindiquaientnettementuncourantrapide.Souslesyeuxdelajeunefemme,leniveaumontantsubmergeaunbancdejoncs,dontlesextrémitésdisparurentsousl’onde.ElleentendaitThymararespirerprèsd’elle,avecuntremblementàchaqueinspiration.Lesnuagesavaientdûs’écarter,carsoudainunelumièreéclatantesediffusadanslabrume,et,pendantquelquesinstants,tousseretrouvèrentdansununiverspleindegouttelettesd’argentscintillantes.Aveuglée,Alisedistinguaitàpeinelesdragons.

«DESARBRES!»C’étaitMercorquiavaitjetécecoupdetrompetriomphant.«Tousàgauche!Jevoisdesarbres!»

Thymaraouvraitgrandlesyeuxpourtenterdepercerlabrume.Elleavaitfroid;elles’étaitpasséunecouverturesurlesépaules,mais,depuis,quesesailesavaientcommencéàsedévelopperàl’extérieurdesondos,ellen’arrivaitpasàseréchauffer.Elleresserralacouverturesurelle,maisletissunefitque

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plaquerdavantagelastructuremembraneuseetfroidesursapeau.Parviendrait-elleunjouràs’habitueràleurprésence,àlesconcevoircommefaisantpartied’elleetnonpluscommedesappendicesqueSintaraluiavaitimposés?Ellen’ensavaitrien.

Elleselevaenentendantl’exclamationdeMercor.Silencieuse,impatiente,elletentacommelesautresdepercerlesbrumesduregard.Ellesentitlagabarechangerdedirection,etlaterreurlasaisitquanduneétrangevibrationsemitàparcourirlebateau;puis,lecœurbattant,elleenidentifialacause:Matafperdaitpiedetsesgriffesraclaientlefond.Ildéviasoudain,etSouargelança:«Jefaiscequejepeux,cap’taine!»sansmêmelaisserletempsàLeftrindecriersonnom.Ilyeutdegrandsbruitsd’éclaboussure,etlebateaufitunebrusqueembardéealorsqueVeraslefrôlaitpourgagneruneeaumoinsprofonde.Matafrepritcontactaveclesol,etils’élançaenavantavectantdevigueurqu’AlisetombasurlesfessesàcôtédeThymara,quis’étaitassisesurletoitdurouf.LaTerrilvilliennenepoussapasuncrimaisagrippadouloureusementlebrasdesavoisinepouréviterderoulersurlepont;uninstantplustard,lesmouvementsdubateausecalmèrent.

Labrumedisparutcommesiellen’avaitjamaisexisté,etlepaysagequisedévoilaalorsavaittantchangéqueThymarasedemandas’ilsn’avaientpasététransportésparmagiedansunautremonde.Àleurdroite,untorrentcoulaitenemportantlesvestigesdecequiétaitunmarécageàpeineuneheureplustôt;soncourantrapideproduisaituntumultejoyeux.Àleurgauche,unautrecoursd’eau,plusétroit,serapprochaitàmesurequeMatafsedéplaçaitverslaberge.Lesdragonsavançaientplusviteàprésentcontrelecourant,enuneprocessionscintillante.

Maisc’étaitlarivedontThymaranepouvaitdétournerleregard.Laterremontait.Cen’étaientpasseulementlesarbresquis’élevaientdansleciel:leterrains’élevaitd’unefaçonqu’ellen’avaitjamaisvue.Elleavaitentenduparlerdecollines,etmêmedemontagnes,etellecroyaits’enêtrefaitunereprésentationexacte,maisvoirlesols’entassersurlui-mêmepourescaladerlecieldépassaitpresquesonentendement.«Laterreferme!fitAlisedansunsouffle.Cesoir,nouscamperonssurlaterreferme!Etnousferonsdufeu!Etnouspourronsnousdéplacersansnousretrouvercrottésdeboue!Ah,Thymara,as-tujamaisrienvud’aussibeau?

—Jen’aisurtoutjamaisrienvud’aussiétrange»,murmuralajeunefille,abasourdie.

Uncriaigufitsursautertoutlemonde,etThymaralevalesyeux:lesailesécarlatesdeGringalettesedéployaientsurlefondd’unetrouéedecielbleuaumilieudesnuages.Ladragonnedescendit,etlavoixlointainedeKanaïleurparvint:«Parici!Parici!

—Jen’aijamaisrienvud’aussibeau,soufflalajeunefille,etAliseluipassaunbrasautourdesépaules.

—Nousysommespresque;noussommespresquecheznous.»Etcesmotsneluiparurentpasétrangesdutout.

Àsixreprisesaumoinscejour-là,KanaïetGringalettesurvolèrentl’expédition,avecdescrisd’encouragementetd’incitationcomme:«Cen’estplustrèsloin!Dommagequevousnesachiezpasvoler»,etautresinformationsessentielles.

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Commelagabareetlesdragonssuivaientleursguides,laterredevenaitdeplusenplussolidedepartetd’autred’eux;lesbancsderoseauxlaissaientpeuàpeulaplaceauxfougèresetauxherbes,àdesherbiersmarécageuxpuisàdesprairiesbassesquisefondaient,auloin,àdespiémontsboisés.Larivièredevenaitpluspuissanteetpluslarge,alimentéepardesruisseauxàmesurequeleterrains’élevaitautourd’elle.Lesjeunesgardienscontemplaient,étonnés,lesdécorsetleshorizonsmontueuxdontilsavaiententenduparlerdanslescontesanciensmaisn’avaientjamaisvusdeleurspropresyeux.Uneforêtauxessencesinconnuesserapprochaitdelarivière,composéedepetitsarbrespersistantsparsemésdebouquetsdeconifères.Unjourensoleillé,unerangéedemontagnesdéchiquetéesapparutauloin,et,cemêmeaprès-midi,ilsparvinrentauxabordsdeKelsingra.

LeftrinavaitdirigéMatafverslabergesablonneuse,etlagabares’ytraîna,épuisée,pourreposeràmoitiésurlaterre,àmoitiédansl’eau.Lesdragonssortirentdeshauts-fonds,prirentpiedsurlariveetparcoururentlesalentoursduregardcommes’ilsn’arrivaientpasàcroireàleurbonnefortune;laplupartsetrouvèrentpromptementdescoinsoùsechaufferausoleilets’yétendirent.Mercor,lui,poursuivitsoncheminpourgrimperlelongdesversantsherbus;Sylvelepoursuivit,parvenanttoutjusteànepasselaisserdistancer.Lesautresgardiensdescendirentdelagabareavecunesorted’hésitationetcontemplèrentcepaysagequileurétaittotalementétranger.Toutenhautdelacôtequ’ilgravissait,Mercorsedressasoudainsursespattesarrièreetlançauncoupdetrompetriomphant;surlabergeencontrebas,sescongénèreslevèrentlatêteetluiretournèrentdesrugissementslas.EtAlise,partagéeentrelajoieetledésespoir,posalesyeuxsurleshautesruinesdeKelsingra…

Del’autrecôtédutorrenttumultueux.

«J’écristoutcequetudispourlapostérité.DelamêmefaçonquenoussavonscommentTrehaugaétéfondéegrâceauxlettresetauxjournauxdel’époque,monjournaldiraunjourànosdescendantscommentonaredécouvertKelsingra.GrâceàtoietGringalette;tuveuxquetesdescendantslesachent,non?»

Elleavaiteuunenuitetunepartiedelajournéepourseremettredesadéceptioninitiale.Lacitén’étaitpassiloin;dèsqu’illepourrait,Leftrintrouveraitunmoyenpouryaccéder.Entre-temps,d’autresdevoirsl’appelaient,enverssonbateau,sonéquipageetlesgardiens.Aliseaussiavaitàfaire;elleavaitquasimentdûavoirrecoursàlaviolencepourarracherKanaïauxautresgardiens,etelleluiavaitditavecfermeté:«Ilfautquejenotetouttantquec’estencorefraisdanstonesprit.Onestpersuadéqu’onn’oublierajamaiscequis’estpassé,ouonpensequetoutlemondesaura“toujours”telleoutellechose.Çaneprendrapaslongtemps,Kanaï,jetelepromets;etensuite,ceuxquiviendrontaprèsnousconnaîtrontpourtoujourslerécitdetonexploit.»

Elleattenditquelejeunegarçoncessâtdes’agitersursonsiègeetmîtdel’ordredanssespensées.Ilavaittantchangé,etpourtantsipeu!Ilavaitlapeaurougevif,avecdefinesécaillescommeunetruite,etilparaissaitavoirgrandi;ils’étaitaffiné,avaitprisdumuscle,etiln’avaitaucuneconsciencedupeudesapersonnequeseshaillonscouvraient.

Lesyeuxlevés,ilsuivaitduregardGringalettedansleciel,quiévoluaitparmilescollinesetlesfalaisesdel’autrerive.AliseimitaKanaïavecenvie:toutétaitlàtelqu’ellel’avaitvusurlatapisserieAnciennedelaSalledesMarchands;lesoleilfrappaitlapierrescintillantedelatouràlacarteetsereflétaitsur

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lescoupolesdesmajestueuxédifices.Elleeûttantvoulusetrouverlà-bas,déambulerdansleslargesavenues,gravirlesmarchesetdécouvrirquelsobjetsextraordinaireslesAnciensavaientlaissés!Leftrinluiavaitexpliquédixfoisquelecourantétaitprofondetviolentlelongdelariveopposée;deleurcôté,ilsn’avaientpaseudemalàéchouerMataf,mais,del’autre,dansuneeauturbulenteettropdefond,iln’yavaitrienàquoifixerlagabare.Ilsavaientrepérélesvestigesdesjetéesdepierrequis’avançaientjadisdanslarivière,maisletempslesavaituséesetl’eaulesavaitrongées.Matafnes’yfiaitpas,etLeftrinrefusaitdenégligerlesmauvaispressentimentsdesonbateau.Ilavaitpromisàlajeunefemmequ’unefoislesantiquesmôlesremisenétatonpourraits’yamarrerfacilement;mais,àbrefdélai,elleétaitcondamnéeàcontemplerKelsingraensoupirant.

«Bon,ehbien,jecroisquejevousaitoutdit,non?»Kanaïs’étaitlevéànouveauetregardaitlebasduversantoùlesautresgardiensmarchaientlelongdelariveouexploraientlesruinesdececôtédelarivière;desfondationss’étendaientlàparcentaines,aumilieudesquellesquelquesbâtimentssedressaientencoreetoffraientleurrefugeauxjeunesgenspourlanuit.Leftrinavaitescaladélacollineetdécouvertl’abrideberger,qu’ilavaitjugéparfaitpourAliseetlui;elleétaitd’accordaveclui:jamaisilsn’avaientjouid’unetelleintimité.Lepremiersoir,ilavaitfaitunfeucrépitantdansl’âtreets’étaitaperçuqu’enôtantunvieuxnidquibloquaitleconduitlacheminéetiraittrèsbien;unelumièredoréeavaitemplil’uniquepiècedel’abri.Ilsavaientétenduleurscouverturesparterredevantlaflambéeetenavaientpenduuneautrepourremplacerlaportedisparue.Pourlapremièrefoisdesavie,Alises’étaitvraimentsentiemaîtressechezelle.Lelendemainmatin,elleavaitrapportésesjournauxetsesnotesdelagabare,et,àprésent,assisesurleseuildepierredelamaisonnette,ellecontemplaitsonnouveaudomaine;d’oùelleétait,ellebénéficiaitd’unevueimprenablesurlelargecoudedelarivière,surlebateaudeLeftrin,etsurtoutel’étenduedel’antiqueKelsingracommeunetentationnarquoise.

Elleramenasespenséesàlaréalité.Sesquatredernièresfeuillesdepapierviergeétaientposéessursonécritoireusée.«Tunem’asencoreriendit,Kanaï.»

Ilhaussasesépaulesétroitesetluisourit,donnantlespectacleétrangedesesdentsblanchesaumilieudesécaillesrougevifdesonvisage.«Bon,alors,voilà:j’étaisentraindeparleràTatou,quim’envoulaitparcequej’avaisditàThymaraquej’avaisenviedefaireavecellecequeJerdm’avaitapprisàfaireavecelle…Pourquoivousn’écrivezpas?

—Parceque,euh…cen’estpasimportant»,réponditAlise,etelleperçutdanssaproprevoixlefantômedesesmanièresaffétéesdeTerrilvillienne.Lerougeluimontaauxjoues.

«Bon,alors,onpasseàlasuite.Lavagueestarrivée,etellem’aemporté.

—C’estça.

—J’aiessayédenager,etpuisj’aisentiqueGringaletten’étaitpasloindemoi,alorsjel’aiappelée,etellem’arejoint.Onanagéensembleunmoment,etpuisungrospaquetdemorceauxdeboistoutemmêlésestpasséparlà;ilvenaitpeut-êtredufeuqu’onavaitfait,jenesaispas.Ilnousestrentrédedansetons’estretrouvésprisdedans–enfin,pasmoi;moi,jesuismontédessus,maisGringaletteaétéempêtrée;ellenesenoyaitpas,maisellen’arrivaitpasàselibérer.Alorsjeluiaidit:“Netedébatspas,laisse-toiporter.”Onacontinuécommeçatoutelanuit,etlelendemain,ons’estaperçusqu’onétaitaumilieudufleuveetqu’onvoyaitàpeinelesrives.Jemesuisditque,commeonn’arriveraitsûrementpasànager

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jusque-là,mieuxvalaitrestersurleradeaujusqu’àcequ’onserapprochedelaterre.C’étaitdurpourtouslesdeux,parcequ’elleétaitcoincéeetquelecourantnouspoussaitsansqu’onenvoielafin;onn’avaitrienàboireniàmanger.

—Combiendetempscelaa-t-ilduré?

—Jenesaisplus;plusdedeuxjours,entoutcas.»Ilsegrattasouslementondesesgriffesnoires,setortillaavecbonheurpuiscessades’agiter.«Pourfinir,lefleuvenousadéposéssurunelongueprairiebasse;çadevaitêtresurl’autrebergeparrapportaucôtéoùonrestaitquandonsuivaitleMataf,parcequeçaneressemblaitpasàuncoinoùonétaitdéjàpassés,etpuislefleuveétaitdumauvaiscôté,vousvoyez?Bref,là,j’aipuaiderGringaletteàsedépêtrer,etonestallésàterre.Onn’avaitpasgrand-chose,maisj’avaisquandmêmedequoifairedufeu,parcequejegardetoujoursmonamadoudanscesac,là.

—Jevois.»Alisegriffonnaitàtouteallure,maiselles’interrompituninstantpourregarderlesacqu’ilbrandissait,attachéàuncordonautourdesoncou.

«Alorsj’aifaitdufeupourréchauffermadragonne,etpuisj’aiattenduquequelqu’unlerepèreetviennenoussauver.Personnen’estvenu,maisilyavaitpleindegibierdanslaprairie,desanimaux,peut-êtredeschèvresoudesmoutons,jepense,d’aprèscequemeracontaitmonpapa;entoutcas,cen’étaientpasdescerfsnidescochonsderivière.Ilsn’étaientpastrèsrapides,etaudébutilsn’avaientpastroppeurdenous.Ledeuxièmeouletroisièmejour,ilsontcommencéàseméfierparcequ’ilsavaientcomprisqueGringaletteaimaitbienlestuerpourlesmanger.Ons’estnourriscommeça,etpuisonatrouvéuncoinprèsd’unbosquetd’arbres,avecuntrucchauffantpourGringalettequ’ellesavaitfairemarcher,etunbâtimentenpierreauxtroisquartsenruine,maisavecdeuxpiècesquiavaientencoreuntoitenbonétat,cequinoussuffisaitlargement.Gringalettechassaitbeaucoupetellesegobergeait,etmoiaussi.Parfoisondormaitsurlemachinchauffantetparfoisdanslavieillebâtisse.Gringalettes’estmiseàgrandiretàprendredescouleursplusvives,etsesailespoussaient,etsaqueue,etmêmesescrocs!Etoncontinuaitsesleçonsdevol,vousvousrappelez?Vousnousaviezvufaire,avant,non?

—Oui,jet’avaisvut’efforcerdelafairevoler.

—Ehbien,commesesailesgrandissaientetdevenaientplusfortes,unjourellearéussiàs’envoler,unpetitpeu;etlelendemainelleavoléplusloin,etainsidesuite.Ellenepouvaitpasvolerlongtemps,entoutcaspastouteunejournée,maisassezpourqu’ellefinisseparchasservraimentbien.Ellepassaitsesjournéesàchasser,àmanger,àdormirsurlemachinchauffant,puisàchasseretàdormirencore,etelledevenaitdeplusenplusgrandeetdeplusenpluscostaude.»

Ilsecoualatêteavecunsourireindulgent,puisilselevadenouveauetregardaavecenvielabergeencontrebas.Certainsdesgardiensetleursdragonss’éclaboussaientàgrandscrisetàgrandséclatsderire;Tatous’occupaitdeDentesurlariveetlafrottaitapparemmentavecdespoignéesdesable;debonheur,ladragonneavaitl’airplongéedansunesortedestupeur.Alisebaissalesyeuxsurl’encreencorehumide;ellelasaupoudradesablepourlasécher,attendituninstantetsecoualafeuille;elleenpritunenouvelle.«Etensuite?»

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Ilfitunpetittouràpascomptés,agitécommeunchienenlaisse.«Bah,commejevousaidit,ellemangeait,elledormaitetellegrandissait.Commeonfinissaitparsesentirunpeuseuls,Gringaletteaditunjour:“Bon,allonschercherKelsingra.”Etj’airépondu:“Tusauraislatrouver?”Etelleaditqu’ellecroyaitqueoui.Alorsj’aidit:“Tupeuxalleraussiloinenvolant?”Etelleaditqu’ellepensaitqueoui,dumomentqu’ellepouvaitseposerpourdormirlanuit.Ellenedevaitpasatterrirdansl’eauparcequ’ellesavaitqu’ellen’arriveraitpasàredécoller,etpuis,aprèsêtrerestéecoincéedansleradeaudeboutsdeboisetdansl’eaupendantdesjours,ilnefautplusluienparler!Alorsj’aidit:“D’accord,allons-y”,etonestpartis.OnatrouvéKelsingra,maisiln’yavaitpersonne;jevouscroyaistousmortsetj’étaistrèstriste,maiselleadit:“Non,jesenscertainsdesdragons,maisilsnem’entendentpas.”Alorsons’estmisàparcourirlarégionenvolant,touslesjours,etàvousappeler.Etpuis,unmatin,onaentendudescoupsdetrompededragons,etonauraitditqu’ilyavaitunegrossebagarre;alorsonestallévoir,etc’étaitseulementSintaraquis’énervait;maisonvousatousretrouvésdanscemarais,onvousaditdenoussuivre,etnousvoilà.»

Ilsetutjusqu’àcequelaplumed’Alisecessâtdebouger,puisildemandaavecuneombred’impatience:«Çayest,c’estfini,non?Lapostéritéseraaucourant.

—Eneffet,Kanaï.Etonsesouviendradetonnom,deceluideGringalette,pendantdesgénérations.»

Cettedéclarationparutluidonnerenfinmatièreàréflexion.Illaregardaetsourit.«Alors,c’estbien;Gringaletteseracontente.Ellenesavaitpassisonnomluiplaisait,audébut;etj’auraispeut-êtredûluitrouverquelquechosedeplusmajestueux,maisjen’avaisjamaisbaptisédedragonavant.»Ilhaussalesépaules.«Elles’yestfaite,etmaintenantelleaimebien.

—Ehbien,beaucoup,beaucoupdegensselarappellerontcommeladragonnequinousarenduKelsingraetsonhistoire.»Aliseregardadenouveaulacitéscintillantedel’autrecôtédelarivièretumultueuse.«Queltourmentdelavoirsanspouvoirm’yrendre!Jesuisimpatientedepouvoirparcourircesrues,entrerdanscesédificesetdécouvrircequelesAnciensnousyontlaissé;j’espèretrouverdesarchivesmunicipales,desmanuscrits,unebibliothèque,peut-être…

—Enfait,iln’yapasgrand-chose,là-bas.»Kanaïécartasesrêvesd’unhaussementd’épaules.«Pratiquementtoutcequiestenboisapourri,etjen’aipasvudemanuscritsnidelivreslàoùj’aidormi.Gringaletteetmoi,ons’estbaladésquelquesjoursdanslaville:elleestvide.

—Tuyesallé!»Pourquoin’yavait-ellepassongé?Larivièreetsesdangersnedevaientpaslesgêner,sadragonneetlui,et,naturellement,ilss’étaientrendusdanslecentredel’antiquecitédesAnciens.«Attends,Kanaï,reviens!Assieds-toi.Jedoissavoircequetuasvu.»

Ilseretournaavecuntressaillementimpatientquiluirenditsonallureenfantine.«S’ilvousplaît,Alise,madame,pasmaintenant!Plustarddanslajournée,quandGringaletteaurachassé,tué,mangéetdormi;quandelleseréveillera,jeluidemanderaidevousconduirelà-bas.Vouspourreztoutregardervous-même,toutécrire,toutdessiner,oufairecequevousvoudrez.Maisilyalongtempsquejen’aipasvumesamis,etj’étaistrèsseul.

—Pardon?

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—Jen’aivupersonnependantdesjoursetdesjours!Jemouraisd’enviedeparleràdesgenset…

—Non,non,pasça!Gringalettepourraitm’emmeneràKelsingra?Sursondos?»

Ilpenchalatête.«Oui,biensûr.Ellenenagepastrèsbien,alorsilfaudraitqu’ellevole.Detoutemanière,ellen’aimeplusnager,nimêmesemouillerdepuisqu’ons’estretrouvéscoincésdanslefleuve.

—Naturellement,naturellement!Quipourraitleluireprocher?Mais…ellemelaisseraitmontersursondos?Jepourraisvolersurundragon?

—Oui,ellepeutvoustransporteràKelsingra,etvouspourrieztoutvoirdevospropresyeuxetprendretouteslesnotesquevousvoudriez.Etmaintenant,siçanevousdérangepas,madame,s’ilvousplaît,jevaisdescendrerejoindremesamis.

—Oh,biensûr,çanemedérangepasdutout!Merci,Kanaï;mercibeaucoup.

—Derien,madame.»

Et,commes’ilcraignaitqu’elleneleretîntencore,iltournalestalonsets’enfuit.Ellelesuivitduregard,lesécaillesrougesdeseslonguesjambesscintillantausoleil.Sesvêtementsparaissaientridiculessurluiàprésent:sonpantalonenlambeauxétaittropcourtpoursesjambesd’Ancien,etsachemiseenhaillonsquiavaitperdusesboutonsdepuisbellelurettebattaitauventdesacourse.Safouléedévoraitladistance,etilappelaitsesamistoutencourant;ilssetournèrentverslui,luirépondirentetluifirentsignedesedépêcher.

«Onpeutdirequ’ilachangé,fitLeftrinenregardantKanaïdévalerleversantherbu.

—Pasautantqu’onpourraitlecroire»,réponditAliseensetournantverslui.Ellesouriaitsansserendrecomptequ’elleavaitunetraced’encrelelongdunez;ils’approchad’elle,luilevalementon,l’embrassa,puiss’efforçad’effacerlatacheavecsonpoucemaisneparvintqu’àl’étalerdavantagesurlajoue.Iléclataderireetmontrasonpoucecoloréàlajeunefemme.

«Oh,non!»s’exclama-t-elleentirantunmouchoirdéchirédesapoche.Elles’essuyalevisage.«C’estparti?

—Presqueentièrement»,répondit-ilenluiprenantlamain.Quelledameraffinéeellerestait,àsepréoccuperd’undétailaussiinsignifiantqu’unpeud’encresursonvisage!Iladoraitcela.«Jevoisquetuasajoutéquelquesfeuillesàtaliasse;tuaspuluiarrachertoutel’histoire?

—J’aiobtenuunrésumédesesaventuresetdelafaçondontilnousaretrouvés.»Ellesouritetsecoualatête,admirative.«Cesjeunesgenssupportenttantd’avaniessansbroncher!Ilnevoitriend’extraordinaireàavoirdécouvertunlieuoùdesmoutons,oudeschèvres,vivaientàl’étatsauvage,prèsdecequiestcertainementunerésidenceAncienne;iln’attachemêmepasd’importanceaufaitd’avoirdécouvertdesterresfermespropresaupâturageici,auborddufleuvedudésertdesPluies!Sais-tucequeçasignifieraitpourTrehaugoupourCassaric?Lapossibilitéd’éleverdesbêtesàviande!Peut-être

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mêmedesmoutonspourlalaine!Etluin’yvoitqu’uncoinintéressantavecun“trucchauffant”poursadragonne!

—Mafoi,j’avouequec’estunegrandedécouverte,maiselleétaitinconnuejusqu’àaujourd’hui,etelleadeschancesdeleresterencoreaussilongtemps.

—Saufquandlesdragonssaurontvoler»,dit-elle.Puis,àlagrandesurprisedeLeftrin,ellesedressad’unbondetlepritdanssesbras.«Leftrin,tunedevinerasjamaiscequem’aproposéKanaï!IlvademanderàGringalettedemetransporterjusqu’aucentredeKelsingrapourquejepuissemepromenerdanslesruesàmaguise!»

Ilsesentitcommemeurtridetantd’enthousiasme.«Maisjet’avaisditquejet’yamènerais!Matafnepeutpass’amarrerensécuritélelongdelabergepourlemoment,mais,dèsdemainpeut-être,ilpourranousconduireauplusprèsdelarive,etonpourraparcourirlerestedeladistancedansuncanoë;et,enfind’après-midi,ilpourravenirnousrécupérer.Leseulproblème,c’estqu’ilnepeutpasnousattendreprèsdel’autrerive:l’eauesttropprofondepourlesperches,et,mêmes’ilpeutsedéplacerdansdeshauts-fondscontreuncourantpastropfort,larivièreesttroppuissantepourluilà-bas.

—Demain?Nouspourrionsyallerdemain?Ensemble?»

L’avait-elleécouté?«Oui,monamour,biensûr.C’estseulementlagabarequinepeutpass’amarrerensécuritésurl’autrerive,et,àl’avenir,unefoislesquaisremisenétat,ceneseraplusunproblème.»

Ellebaissalesyeuxsurlesfeuillesdepapierquiluirestaient,puislevaàlalumièresadernièrebouteilled’encre.«Ah,Leftrin,quej’aiétébête!J’ainotétouslesdétailsdenotrevoyage,etmaintenantquenoussommesarrivésàlalisièred’unegrandecitéAncienne,jen’aiplusquequelquesfeuillesetquelquesgouttesd’encre!»

Ilsecoualatêteavectendresse.«Ehbien,quandonrentreraàTrehaug,jeteferaiacheterunecaissedefeuillesetunebarriqued’encre.»Iltenditlamainet,parjeu,luiôtadesdoigtslemouchoirdéchiré.«Etpeut-êtreaussiquelques-unesdeceschoses.

—Comment?»Toutevieettoutejoies’effacèrentbrusquementduvisaged’Alise.«Trehaug?RentreràTrehaug?»

Ilpenchalatête.«Mafoi,ilfaudrayretourneravantl’hiver,jepense,oubienlesgardiensn’aurontquasimentrienàsemettresurledospouraffronterlefroid;et,mêmesilavenaison,lepoissonderivièreetleslégumessauvagessonttrèsappétissants,pourmapart,lebiscuitdubordcommenceàmemanquer–ainsiqu’unedizained’autrestrucsdontondoitsepasser.»Ileutunlargesourireensongeantàcetavenir.

Alisecontinuadeleregarderfixement.«RetourneràTrehaug?

—Maisbiensûr!Tutedoutaisbienqu’onfiniraitparrentrerunjour.

—Je…non.Jen’yavaispassongé.Maisjeneveuxpasrentrer,niàTrehaugniàTerrilville.»

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Ilvitsadétresseetlapritdélicatementdanssesbras.«Alise,Alise!Tunecroistoutdemêmepasquejetelaisseraispartir?Oui,onreviendraàTrehaug,maisensemble,commeonestvenusici.Mataftemontreracequ’ilsaitfaireaveclecourantquandilsaitoùilva,sansêtreobligédesuivreuntroupeaudedragonsquiavancentenpataugeant.OndescendraàCassaric,onpasseracommandedenosprovisions,tuferastonrapportauConseil,etjetoucheraimonargent;ettuannoncerastesdécouvertesàMaltal’Ancienneaussi.»

Lajeunefemmeleregardait;lavieétaitrevenuedanssestraits,etsesyeuxcommençaientàbriller.Ildevaitcontinueràluibrossercetableaufutur.

«Ensuite,onpousserajusqu’àTrehaug,onprendranotrecargaison,etonreviendraiciavantleplusfortdel’hiveravecdescouvertures,descouteaux,duthé,ducafé,dupain,ettoutcequ’ilfaut.Jen’aijamaisvudetroupeaudemoutonsniunpommier,mais,d’aprèscequej’aientendudire,larégionleurconviendrait;alors,onenpasseracommandeaussi,etleprintempsprochainonferaunautretourenvillepourprendrecequ’onnousauraenvoyé–dessemences,desanimaux,destrucscommeça,venusdeTerrilvilleetdeplusloinencore.Regardeautourdetoi,Alise;tuvoiscettevieillecité,là-bas,etc’esttrèsintéressant;mais,moi,jevoiscequ’iln’yajamaiseudansledésertdesPluies:delaterrearable.Etsi,auboutdejenesaiscombiendegénérations,onpouvaitsubvenirànosbesoinssansêtreobligésdedéterrerdesobjetsdesAnciens?Onvatoutchanger,Alise,tout.»

Côteàcôtesurlabergesableuse,ilsscintillaientd’éclatscuivreetargent,allongésetdétendus.Sédricavaitmalaudosetauxmainsàforced’étrillersadragonne,maisRelpdabrillaitdésormaiscommeunsouneuf.Elleavaitrecommencéàgrandir,ilenavaitlacertitude:soncouetsaqueueétaientpluslongsetplusgracieux,etsesailesdevenaientdeplusenplusvigoureuses.Prèsd’elle,lepoitraildeCraches’élevaitets’abaissaitaurythmelentd’unsommeilprofond.SédricjetaunregardàlasilhouettelointainedeGringalettequitournoyaitdanslecielàl’instantoùelleplaquaitsesailessursesflancspourfondresuruneproie,etiléprouvaunesecondeunejalousieabsolue;puisiltournalesyeuxversRelpda,etl’émotions’effaça.Sonheureviendrait;bientôt,lesoleiljoueraitaussisursesailesdecuivreenpleinvol;pourlemoment,ilsesatisfaisaitpleinementdelavoirsereposercomplètement.

«Jamaisjen’airienvud’aussibeauqu’ellequandelleestpropre;riennebrillecommeelle.»

Sédricsetenaitenhautdelaberge;nonloindelui,auborddel’eau,Carsonsedressalentementensecouantlesbrasetlesmainspourlesdébarrasserdeleursgouttelettes.Tousdeuxavaientpasséleplusclairdeleuraprès-midiàsoignerleursdragons.Àl’aube,Carsonétaitpartichasseretavaitrapportéundaim;lesdragonsavaientrechignéàpartagerlacarcasse,maisilavaitinsisté;ausortirdeleurrepas,ilsétaientbarbouillésdesang,etSédricavaitaffirméqu’ilsavaientbesoind’unebonnetoilette.Cettetâcheterminée,Carsonavaitôtésachemisepourserincerlesmainsetlesbrasdanslefleuve.

IlseséchaitavecsachemiseenrevenantauprèsdeSédric.Ilyavaitàprésentdesécaillesargentéessursesbras,etdesgouttesd’eauscintillaientauxpoilssombresdesesbrasetdesapoitrine;ilsouriait.«Bah,j’aidéjàvuaussibeauqu’elle,peau-de-cuivre.»Iljetalevêtementparterreets’assitsurlesableàcôtédeSédric,puissuivitduboutdel’indexlaligned’écaillesquicouraitlelongdudosdesoncompagnon;celui-cifutprisd’unfrissondélicieux.Lechasseurpassasonbrasautourdesesépaules,

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l’attiracontrelui,puisilposasonmentonsurlatêtedeSédricetdittoutbas:«Profitonsdeleursiestepournousreposer;et,ànotreréveil,jet’emmèneraichasser.

—Maisjenesaispaschasser!

—C’estpourçaquejet’apprendrai.»LeTerrilvilliensentaitchaqueparoledeCarsoncommeunevibrationdanssapoitrine.

«Çaal’airdifficile,dit-ild’untonplaintif.Difficile,sanglantetsalissant;etsijen’avaispasenvied’apprendre?

—Ah!CesflemmardsdeTerrilvilliens!»s’exclamaCarson.Ils’allongeasurlesablechauddesoleilenattirantSédricdanssonmouvement.Ilposaunbrassursesyeuxpours’abriterdusoleil,et,desamainlibre,semitàjoueraveclescheveuxfrisésquipoussaientsurlanuquedesonamant.Ilsoupira.«Danscecas,ilfautquejetrouvequelquechosed’autreàt’enseigner.»

Sédricpoussaluiaussiunsoupir,pritlamainduchasseur,l’amenaàseslèvresetdéposaunbaiserdanssapaume.«Voilàquipourraitm’intéresser»,dit-il.

Thymaraétaitassiseauborddelanouegazonnée,làoùellelaissaitlaplaceàlaberge.L’effetétaitcurieux:derrièreelles’étendaitlaprairieenpentedoucecouvertedehautesherbesvertes;elles’interrompaitsoudain,tranchéeparunebrusquedéclivitéoùcommençaitlarivesablonneusepiquetéedepierres.Jamaisellen’avaitimaginépareildécor,etelleprenaitplaisiràsetenirassiseauborddecetuniversherbu,lesjambespendantes.Lesoleilchaudsursapeauapaisaitlaprofondedouleurquil’élançaitdansledos;ellefermalesyeuxettournalevisageversl’astrerayonnant.Chaleur…Lalumièreetlachaleurluifaisaienttantdebienàprésent…Ellesaccéléraientseschangements,ellelesavait,ellelesentaitcommeellesentaitautrefoissesdentspousser,sensationàlafoispénibleetagréable.Ellefitroulersesépaulesetperçutlefrottementdesesailescontresachemise.Sylvel’avaitaidéeàdécouperpuisàourlerdesfentesdansletissu,maisThymaraéprouvaitencoreuneimpressionbizarreàlessavoirdécouvertes;laplupartdutemps,elles’efforçaitdelescacher.Pourtant,toutlemondesavaitqu’elleavaitdesailes,etellesetrouvaitparfoisridiculedelesdissimuler.

D’unautrecôté,toutlemondesavaitaussiqu’elleavaitdesseins,etcelanel’empêchaitpasdelescouvrir.Lacomparaisonfitnaîtreunlégersouriresurseslèvres:lesgarçonsavaientl’airaussiintéressésparlesunesqueparlesautres.

Elleentenditlebruissementdesherbespeudetempsavantqu’ilnes’assîtprèsd’elle.

«Qu’est-cequitefaitsourire?

—Rien,rien.»ElleouvritlesyeuxetsetournaversTatou.«Ettoi,qu’est-cequetufais?

—J’apprendsàDavvieàsoignerKalo;c’estqu’ilestgros!

—EtçanedérangepasDentequetut’occupesdeKalo?»

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Ileutunsouriremi-figuemi-raisin.«PasautantqueLecter.Pourfinir,jel’aiprisàl’écartetjeluiaiditclairementqu’iln’avaitpasàêtrejaloux,quej’aidaisseulementDavvieàprendresoindesondragon,etquejenem’intéressaispasdutoutàsoncopaincommeillecroyait.»

Sanslevouloir,Thymaraluirenditsonsourire.Lasituationsedétendaitentreeux,etelleavaitpresquel’impressionqu’ilsétaientredevenuslesamisqu’ilsétaientàTrehaug;ellel’examinasansvergogne,observantlaprogressiondesécaillessursoncorps.«Dentetechangevite»,fit-elle.Ladragonneneluiavaitpasimpartisateinteverte,etavaitchoisidesnuancesbronzeetnoir,ainsiquedesécaillesfines,àpeinevisibles;elleavaitsoulignésesyeuxdenoiretdonnéunecouleurbronzeaurestedesapersonne,etThymarasesurpritàhocherlatête,approuvantceschoix.Apparemment,laplupartdesautresdragonsmodifiaientleurgardienàleurpropreimage,tandisqueDenteavaitdécidédegarderTatoutelqu’ilétait,jusqu’àsontatouaged’esclaveauquelelleavaitredonnédescouleurs.

«Elleditquec’estlachaleuretlalumièredusoleildelarégion.Ettoi?Sintaracontinueàtechanger?

—Jecontinueàchanger»,répondit-ellesimplement.Malgrélaconfrontationquiavaitopposélajeunefilleàlareinedanslarivière,quelquesjoursauparavant,rienn’avaitétérésolu,cequiétaitpeut-êtreleplusétonnant;lesautresgardiensnesedisputaientjamaisavecleursdragons,etcesderniersnes’adressaientjamaisrudementàeux:cen’étaitpasnécessaire.Lesgardienssesavaientsoumisàleurcharmeets’enmoquaient.MaiselleetSintaranefonctionnaientpasainsi;ellessedisaientlefonddeleurpensée,etcelanedéplaisaitpasàThymara,àsagrandesurprise.Aprèsleurdernierheurt,leurrelationavaitreprissoncours,inchangée.Lajeunefilles’occupaitdeladragonneetluiapportaitdelaviandequandsachasseétaitbonne;elleappréciaitlabeautédelareinecommeelleeûtappréciédevivredansunebelledemeure,commeelleappréciaitlamusiqueetl’artdesesvoisinsdesCagesàGrillons.ElleneconfondaitpascettebeautéavecSintaraelle-même.

«Tuesbiensilencieuse,ditTatoud’untoncirconspect.

—Jeréfléchis,c’esttout.

—Turéfléchisbeaucoupencemoment.

—C’estvrai,maiscen’estpasunmal,àmonavis.

—Jeneprétendspaslecontraire.

—Jesais.»

Ils’agita,l’airmécontent,puissoupira.«Thymara,est-cequej’aitoutfichuenl’airentrenous?»

Ellesetournaversetluilançaunvraisourire.«Non,biensûrquenon.Tues–enfin,onestallésjusqu’aupointoùilfallaitqu’onparledecequisepasseraitensuite;cen’étaitpasunemauvaisechose.

—Maisilnes’estrienpasséensuite»,grommelaTatouendétournantlevisage.

Amusée,ellerépondit:«Si,ils’estpasséquelquechose,maispascequetuespérais.J’aiditnon,etjeneplaisantaispas;çarested’actualité,Tatou,maisçan’arienàvoiravectoi.Leproblème,c’estqueje

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doisaffrontercequejedeviens,unchangementaprèsl’autre.»

Illaregardaducoindel’œil.Ilavaitlescilstoujoursaussiépaisetlongs.«Alors,cen’estpas…pourtoujours;c’estunedécisionmomentanée.

—Tatou…»

Kanaïl’interrompitens’asseyantbrusquementàcôtéd’elle.Ellesursauta:ellen’étaitpasencorehabituéeaufaitqu’ilfûtrevenu,maisellesepritàsourireinvolontairement.Quelbonheurqu’ilfûtlà!Tatoueutunpetitbruitdegorge,maislesourirequ’iladressaàleuramin’étaitpasfeint.

«Allez,faisvoir!s’exclamaKanaïenguisedesalut.

—Quoidonc?

—Tesailes,évidemment!Toutlemondelesavuessaufmoi.Montre-les,jevoudraislesvoir.

—Elles,euh…ellesnesontpasencoreterminées,Kanaï.»Thymaranetrouvaitriend’autreàdire.Ellenesavaitpascommentexprimercequ’elleressentait,etsoudainlesmotsluivinrent.«Jenesuispasencoreprêteàleslaisservoiràtoutlemonde.»

Iltournalatêtedecôté;lesoleilcourutlelongdesécaillesquibordaientsamâchoire,etelledutseretenird’enfaireautantduboutdesdoigts.Ilhaussalesépaulesd’unairperplexe.«Maislesautreslesontdéjàvuesdanslarivière,l’autrejour;mêmemoi,jelesaiaperçuesuninstantenvoussurvolant.Ceseraitnormalquejepuisselesvoirmaintenant,puisquetoutlemondelesavuesàcemoment-là.

—Jenesuispasbientalogique.

—Allez,s’ilteplaît!»

Luiavait-ildéjàdit«s’ilteplaît»parlepassé?Sioui,iln’yavaitpasmislamêmeintonation.Sansrépondre,ellepassalesmainspar-dessussesépaulespouratteindrelesouverturesdanssachemiseetcherchaàtâtonslesextrémitésdesesailes.

«Attends,jevaist’aider»,fit-il,et,avantqu’elleeûtletempsderefuser,Thymarasentitsesdoigtssaisirleboutdesesailesetlestirerdélicatementparlesfentesdelachemise;cecontactdéclenchachezelleunfrissonquiserépercutadanssesailes.

«Oooh!s’exclama-t-il.Ouvre-les,quejevoieleurdessin.»

Elleluijetaunregardencoin:ilavaitl’airfasciné.EllesetournatimidementversTatou;ilcontemplaitfixementsesailescommes’ils’efforçaitdesepersuaderqu’ellesfaisaientpartied’elle.«Jenesaispasencorebienlesfairebouger»,murmura-t-elle,etelleserenditcomptesoudainqu’elleavaitenviedelesmontreràsesdeuxcompagnons.Ellefermalesyeuxetseconcentrasurlasensationdusoleilsursesailes.EllesongeaqueSylveavaitraison:c’étaitcommedesdoigtspointantdesondos,delongsdoigtsauboutdemainsfines…Elleouvritlesyeuxetregardasesmains;elleserralesdoigts,puis,trèslentement,conscientedechaquemuscle,dechaquemouvement,ellelesdéploya.

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Ellesutqu’elleavaitréussiquandelleentenditKanaïétoufferunhoquetd’étonnement.«Oh,ellessontmagnifiques!Jepeuxlestoucher?

—Kanaï,jenecroispasque…»

Maisilnel’écoutaitpas.«EllessontcommecellesdeGringalette,audébut,avecunepeaufinecommeduparcheminetdescouleurstranslucidesquibrillentàlalumière.Attends,jevaislesouvrircomplètementpourbienlesvoir.»IlsepenchaderrièreThymara,etellelesentitsaisirl’extrémitédesesailes;aussidélicatementques’ilmanipulaitunpapillon,ildépliaentièrementsesailes.Lajeunefilleperçutladifférence,d’abordlecontactdelalumière,puislachaleurdusoleilquiserépanditenellecommeunliquide.

«Lesteintessontdevenuesplusvives,d’uncoup,ditTatouàmi-voix.

—Ilfautquetufassesçatouslesjours,ditKanaïd’untoncatégorique;etaussiquetut’exercesàlesfairebougerpourlesmuscleretlesaideràgrandir.Sinon,tunepourrasjamaisvoler.

—Ellenepourrajamaisvoler,intervintTatouprécipitamment,commes’ilcraignaitquelegarçonnepeinâtThymara;j’aientenduSintaraluidirequ’elledevaitdéjàseréjouird’avoirdesibellesailes,maisqu’ellesneluiserviraientjamaisàvoler.»

Kanaïéclatad’unrirejoyeux.«C’estcequetoutlemondedisaitàproposdeGringalette.Nedispasdebêtises;biensûrqu’ellepourravoler.Ellen’aqu’às’exercertouslesjours.»Ilsepenchadenouveauetmurmuraàl’oreilledeThymara:«Net’inquiètepas,jet’aideraicommejel’aifaitpourGringalette.Tuapprendrasàvoler.»

Sintaraétaitmontéetrèshautlelongduversantherbu;delà,ellevoyaittoutelaprairiequis’étendaitencontrebas.Kelsingra!Ilsétaientenfinrevenus.Lalongueflèchedelatourauxcartesetlestoitsluisantsl’appelaientdel’autrecôtédelarivièretumultueuseetprofonde.

Plustôtdanslajournée,elleavaitobservéGringalettealorsqu’ellechassait;elleavaitvuladragonnerougedéployersesailespuiss’envolerquasimentsanseffort.Elleavaitviolemmentbattudesailesunmoment,puislabrisedelarivièrel’avaitemportée;peuaprès,ellen’apparaissaitplusquedelatailled’uncorbeau,puisd’unfaucon.Elleavaittournoyétrèsloinau-dessusdelacité,etSintaras’étaitrappelédouloureusementlesimpressionsqu’onressentaitalors,lesailesquel’oncourbaitpourcapterunemuraillemontanted’airpluschaud,etleventqu’onlaissaitfilerpourglisserduhautduciel.

Ellesesouvenait.Ellesavait.Elleétaitunedragonne,souverainedesTroisRègnes,reinedelaterre,ducieletdel’eau.Kelsingra,avecsespuitsdedouxargent,setrouvaitdel’autrecôtédelarivière;undragondignedecenomn’auraitqu’àouvrirlesailespours’ytransporter.

Ellelesavaitdéployéesetsentaitlesoleilsurelles,lebaiserdelalumièrequilesréchauffait.Ellelesagitalégèrement,etellesproduisirentduvent.Elleserappelalesmoqueries,lesprovocationsetlesinsultesdeThymara,quil’avaittraitéedeparesseuseetavaitmêmemisendoutesonintelligence;ellese

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rappelaleseffortsridiculesquefaisaitnaguèreGringalettepourdécoller,sonaspectdisgracieux,safouléemaladroite,sestentativesrépétéesetinfructueuses;ellen’avaitnulledignité,nulamour-propre.

Elleentendituncrilointain,lesifflementaigud’undragonenchasse.SesyeuxperçantsrepérèrentGringaletteàl’instantoùellerepliaitbrusquementlesailesetfondaitsuruneproie–unegrosseproie,elleeneuttoutàcouplacertitude,unegrosseproiecharnue,pleinedesangchaud.

Ellesecouasesailesdansl’éclatdusoleild’été.Laprairies’ouvrait,largeetverte,devantelle,etsurl’autrerivesedressaitKelsingra,citédesAnciensetdesdragons.

Ellecourutsurunedizainedepasavantd’avoirlecouragedebattredesailes.Sespattesquittèrentlesoluninstantpuiselleretouchaterrebrutalement–maisellenetombapas:sesailes,étenduesetvastes,laretinrentetamortirentsachute.

Elleentenditquelqu’uncrierd’untonabasourdi:«Sintara!RegardezSintara!»

Encoredixfoulées,etcettefoisellebattitdesailespluslentementetavecplusdeforce.

Et,quandellebondit,ellelaissalaterrederrièreelle.

DIX-SEPTIÈMEJOURDELALUNEDESPLUIES

Sixièmeannéedel’AllianceIndépendante

desMarchands

DeDetozi,GardiennedesOiseaux,Trehaug,

àReyall,GardienremplaçantdesOiseaux,Terrilville

Ci-jointuneannonceofficielledelapartdelafamilleMarchandeDupatte,desMarchandsdudésertdesPluies,àplacarderdanslaSalledesMarchandsdeTerrilville,pourfairepartpubliquementde

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l’intentiondelafamilleMarchandeDupatte,desMarchandsdudésertdesPluies,d’accepterlapropositiondelafamilleMarchandeErsedord’unirleursenfantsparlesliensdumariage.

Reyall,

Tevoicilepremieravertidel’annonceofficielle!

EreketDetozi