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Yvon PESQUEUX
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Yvon PESQUEUX
Hesam Université
Professeur du CNAM, titulaire de la Chaire « Développement des Systèmes
d’Organisation »
292 rue Saint Martin
75 141 Paris Cédex 03
France
Téléphone ++ 33 (0)1 40 27 21 63
FAX ++ 33 (0)1 40 27 26 55
E-mail [email protected] / [email protected]
Site web eesd.cnam.fr
Un modèle organisationnel de la
qualité ?
Résumé
Après une introduction qui spécifie les attendus d’un modèle organisationnel de la
qualité, ce texte aborde successivement : quelques éléments de preuve de l’existence
d’un modèle organisationnel de la qualité ; les dimensions civiles du modèle
organisationnel de la qualité ; l’économie de la qualité ; la relation de service ; le
modèle organisationnel de la qualité comme technologie ;
Introduction
Dans les pays de l’OCDE (Organisation pour la Coopération et le Développement
Economique), le thème du management de la qualité fut un thème « phare » de la
décennie 1980, « normalisé » dès 1987 au regard de l’importance accordée aux
« normes qualité » (donnant lieu depuis à certification). Il a été à l’origine du
développement de procédures, permettant de constater qu’avec les « certifications
qualité », de nombreuses PME ont « accru » leurs compétences ces dernières années, en
particulier dans certains secteurs comme celui du bâtiment, démontrant ainsi une forme
d’efficacité. Replacé dans les évolutions actuelles des sociétés, le thème de la qualité
sort des processus productifs pour devenir un nouveau terrain d’enjeux politiques (avec
la place qui lui est accordée dans le New Public Management) et sociaux (autour de la
qualité se nouent les conflits « entreprises - salariés – consommateurs »). La référence à
la qualité devient alors une ressource utilisée par les différents agents politiques ou
sociaux pour élaborer leur discours stratégique et les pratiques qui y sont associées. La
définition actuelle la plus courante de la gestion de la qualité repose sur trois éléments :
satisfaire et fidéliser le client dans la mesure où la qualité est considérée comme une
stratégie permettant de faire progresser l’organisation, consolider le fonctionnement
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interne et sécuriser l’organisation vis-à-vis des risques, à une époque où le thème du
risque tend à recouvrir celui de la qualité (pandémie covid-19 oblige !). C’est d’ailleurs
ce qui introduit une forme de circularité « risque – qualité » dans une rhétorique où la
gestion de la qualité est en même temps la gestion du risque de tout, pour reprendre
l’expression de M. Power1.
Mais rappelons d’abord la distinction qu’il est possible d’opérer entre une question
organisationnelle, un modèle organisationnel, un thème organisationnel et une mode
organisationnelle. Une question se caractérise par sa récurrence dans le temps, un thème
par son cycle de vie, un modèle par son aspect à la fois compréhensif et normatif et une
mode par sa durée limitée. À ce titre, la qualité, sous l’angle de sa permanence dans le
temps, peut être considérée comme une question organisationnelle du fait de sa
récurrence depuis les années 1920, c’est-à-dire le moment de la généralisation des
« grandes organisations » comme manifestation importante de la vie en société. Un
thème organisationnel se distingue d’une mode par sa durée : une décennie environ
pour un thème organisationnel, quelques années seulement pour une mode. Il existe
également une différence d’amplitude : la mode est plus contextuelle, réduite le plus
souvent à une instrumentation. S’il s’agissait d’une mode, on pourrait, de façon très
critique, parler de poncif de la qualité tant les références qui y sont faites sont
courantes. Mais les questions, même si elles se renouvellent, montrent une persistance
avec des aspects récurrents. La question qui se poserait alors serait de savoir « à qui
profite le crime » et qu’est-ce que cela peut bien cacher ? Il ne faut pourtant pas évacuer
la notion de mode organisationnelle comme cela car il en reste toujours quelque chose
en écho. Et la gestion de la qualité a bien été un terreau de modes organisationnelles.
Par exemple, les cercles de qualité, comme mode ont servi de matrice à l’organisation
par projet.
Un thème de management offre le support d’une vision managériale venant fédérer la
focalisation sur des objectifs. Avec la qualité, le contenu des thèmes organisationnels
qui lui sont liés s’est trouvé modifié dans le temps : la « qualité produits », la « qualité
fournisseur », la « qualité client » et la « qualité managériale » aujourd’hui. Des
méthodes de gestion qui existaient en dehors de leur champ se sont bien trouvées
réinterprétées (la certification avec la « certification qualité » par exemple), voire en
annexant les catégories de disciplines voisines comme celle de la sûreté de
fonctionnement ou de l’ergonomie pour ce qui concerne la thématique du repérage et de
la récupération de l’erreur humaine. Un thème organisationnel donne l’illusion de la
nouveauté. À ce titre, on pourrait alors considérer le management de la « qualité
produit » comme ayant modifié la qualité des produits au regard d’un « avant ». L’ISO
9001 et le Total Quality Management constituent aujourd’hui le volet processuel de
l’acception managériale de la qualité. Par ailleurs, il comporte des dimensions venant
fonder la réinterprétation de la genèse de la performance, la référence à un jeu social, à
des processus, à des procédures, à des visions et à des valeurs… Mais, en y regardant de
plus près, on se trouve chaque fois face à une « réinterprétation – emphase » de quelque
chose qui existait déjà. Un thème organisationnel apporte aussi une dimension
symbolique et imaginaire à son objet, dimension qui continue ensuite à marquer les
représentations managériales, représentations d’autant plus différentes de la réalité que
l’outillage de la gestion de la qualité est le plus souvent plaqué, voire déformé mais
aussi déformateur de la « réalité ». Ne peut-on remarquer alors que l’on parle
1 M. Power, The Risk Management of Everything, Demos, Londres, 2004.
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aujourd’hui de la dyade « sécurité – risque » dans le champ lexical de la qualité pour
bénéficier de sa dimension symbolique, ces deux termes venant de l’assurance et de la
fiabilité. Notons d’ailleurs que la sécurité n’est pas définie dans ISO 9001 : 2015, mais
dans la norme consacrée à la sûreté de fonctionnement.
Dans les catégories d’un thème organisationnel, le problème est de savoir ce qui a
suscité l’apparition de ce relais discursif venant tout de même bien exprimer quelque
chose. Parler de management de la qualité, c’est également mettre en avant des
caractéristiques relevant de perspectives macro-économiques et politiques, mais c’est
aussi parler de qualité du management, perspective stratégique alors. On y trouverait
ainsi les effets macro-économiques et sociaux des modalités de compétition venant
donner un fondement aux discours sur le passage d’une société industrielle à une
société post-industrielle au motif de l’existence de « meilleurs » produits et services. Et,
pourtant, le management de la qualité se réfère à des problèmes variés et des solutions
concrètes disparates : celle de la formalisation des pratiques et de la conformité, par
exemple.
Mais ne peut-on dire que ce qui reste aujourd’hui de la « qualité produit » est que la
norme qualité viendrait constituer une sorte de mère des normes pour ce qui concerne
les pratiques managériales, voire le seul instrument de modélisation organisationnelle à
l’âge d’un après-systémique en remarquant que l’on parle bien ici de modélisation et
non plus de modèle. Les autres « ISO » de ce type (par exemple l’ISO 14001 -
« système de management environnemental », 45001 « Systèmes de management de la
santé et de la sécurité au travail », toutes deux des normes également certifiables) sont
structurées de la même manière et avec le même vocabulaire. Cela met d’ailleurs
l’accent sur les enjeux de l’appropriation des gains symboliques d’une norme et d’un
thème (… et aussi sur les fonds de commerce de l’audit, du conseil et de la
certification). Ce procès d’appropriation tend à favoriser ceux qui dominent la
formulation et l’application de la norme. Il est corrélativement réducteur de créativité,
puisque réductionniste du fait de la nécessité de se référer à une norme. Un seul facteur
de modélisation existe alors, sorte de pensée unique !
C’est dans ce contexte que l’on peut véritablement parler d’un modèle simplifié, voire
simpliste de l’organisation prenant appui sur un management par la qualité qui viendrait
constituer aujourd’hui un mode de gouvernement de l’organisation dans le sens d’un
contenu apporté à la notion de relation de service, modèle dont l’existence se trouve
confortée par la référence constante qui y est faite depuis la décennie 1980.
Rappelons ici les quatre critères suggérés par A. Hatchuel2 comme venant fonder un
modèle organisationnel :
- Une vision qui dépasse la dimension des techniques de gestion ;
- Un dépassement des spécificités sectorielles ;
- L’existence d’institutions permettant la formulation et la diffusion du modèle
(écoles, chercheurs, groupes de professionnels, etc.) ;
- Des concrétisations exemplaires.
2 A. Hatchuel, « Y a-t-il un modèle français ? Un point de vue historique », Revue Française de Gestion
Industrielle, vol. 17, n° 3, 2000, pp. 9-14.
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Pour leur part, M. Boyer & R. Freyssenet3 rappellent l’existence de quatre modalités de
conceptions des modèles en sciences sociales, ce qui est applicable à la qualité
envisagée comme phénomène social :
- Un idéal à atteindre ;
- La stylisation d’un ensemble de traits réellement existants ;
- Une construction d’enchaînements logiques à partir de comportements supposés
fondamentaux des agents ;
- Une réponse cohérente aux problèmes nés des évolutions antérieures.
Dans les deux cas, avec la gestion de la qualité, chacun de ces items se trouve validé.
Rappelons aussi l’implicite qui recouvre la façon de parler de ces « objets » que sont les
organisations4. Un des contacts avec ces objets-là s’effectue en effet le plus souvent par
le discours. Le problème est alors de révéler les représentations véhiculées par le
discours sans pour autant masquer la co-production de ce discours et du modèle : le
discours indique le modèle et le modèle indique le discours (l’agent concerné, son
histoire, son processus réflexif interagissant entre sa réflexion et la représentation de sa
position dans l’environnement auquel il se réfère). En d’autres termes, parler de
management de la qualité s’inscrit dans une forme légitime (et légitimante) qui permet
d’en parler, forme qui va elle-même conduire aux éléments de preuve qui vont aller
dans le sens induit par la manière d’en parler (une auto-prédiction réalisatrice en
quelque sorte). Il ne faut donc pas oublier le jeu des interactions qui opèrent entre le
discours et les modèles. Le poids des modèles est en effet essentiel dans la mesure où il
oriente les interactions et vient susciter les éléments de réalité qui vont dans le sens du
contenu des modèles.
C’est d’ailleurs à ce titre que l’on peut qualifier le « modèle Toyota » comme étant un
modèle de référence, modèle venant succéder en quelque sorte, pour ce qui est de
l’organisation industrielle au « modèle Ford ». Le changement de lieu et le changement
d’époque sont à cet égard significatifs. Toyota est effectivement devenu, non seulement
le n° 1 mondial de l’automobile, mais les enseignements de son modèle ont largement
dépassé le secteur de la construction automobile. Une telle place dans un classement
n’est pourtant pas, à elle seule, suffisante pour qualifier un modèle de modèle
organisationnel. D’autres numéros 1 mondiaux de leur secteur ne peuvent en effet servir
à qualifier un modèle organisationnel, les raisons conceptualisées de leur succès étant
alors réduite à la notion de business model comme Microsoft dans le secteur du logiciel,
Google dans le secteur Internet, etc. Le succès de la référence à Toyota marque à la fois
la généralité du modèle (les traits de ce modèle d’organisation s’appliquent à toutes les
logiques d’organisation industrielle, quel que soit le secteur d’activité) et son
universalité (c’est-à-dire l’applications de ses logiques dans le monde entier). Par
ailleurs, la thématique de l’organisation industrielle est dépassée par ses apports aux
logiques du management comme par exemple, la thématique de l’amélioration continue.
Ce texte va être construit sur la base des cinq arguments suivants :
3 M. Boyer & R. Freyssenet, Les modèles productifs, Editions La Découverte, collection « repères »,
2004, n° 298. 4 Y. Pesqueux, « Parler de l’entreprise : modèle, image, métaphore », Revue Sciences de Gestion, n°
spécial 20° anniversaire, 8/9 septembre 1998, pp. 497-513 - Organisation : modèles et représentations,
PUF, Paris, 2002.
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- Une analyse des commencements de preuve d’un modèle organisationnel de la
qualité ;
- Les dimensions civiles du modèle organisationnel de la qualité ;
- Des éléments de l’économie de la qualité ;
- L’importance de la référence à la relation de service ;
- Le modèle organisationnel de la qualité comme technologie.
Quelques éléments de preuve de l’existence d’un modèle
organisationnel de la qualité
Ce qui permet de plaider pour l’existence d’un modèle organisationnel de la qualité se
caractérise d’abord par une forme de permanence du questionnement dans le temps. La
question apparaît dès les années 1920 dans ce qui est appelé depuis la « grande
organisation ». La gestion de la qualité repose depuis cette époque sur des dispositifs
dont l’extension est continue.
Un tel modèle recouperait, à ce titre, les logiques d’au moins trois autres perspectives,
celle de l’idéologie d’un modèle post-taylorien, celle d’un modèle du changement
organisationnel (avec la construction d’un changement incrémental et conservateur
construit sur l’explicitation des procédures et la référence à l’amélioration continue),
celle de l’organisation apprenante (par formalisation, consignation et circulation des
savoirs, apprentissage par essais / erreurs, consécration d’une forme de droit à l’erreur
garant d’une amélioration incrémentale et facteur de mise en place de configurations
apprenantes). Un tel modèle organisationnel de la qualité serait aujourd’hui susceptible
de marquer la thématique de la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) en lui
offrant un support conceptuel propre à en fonder les pratiques. Il serait également
susceptible de fonder le passage de la Corporate Governance à la gouvernance
organisationnelle dans la mesure où la qualité (en particulier au regard du TQM – Total
Quality Management) joue un rôle véritable de fondation des modalités du
fonctionnement organisationnel. On y retrouve la perspective normative et les logiques
de « normalisation – certification », une perspective relationnelle et celle d’une
responsabilisation (de l’organisation tout comme de ses agents organisationnels) au
regard de référents de type éthique.
On pourrait aussi, avec A. Spalanzani5, proposer une jonction entre le thème de la
qualité et un modèle stratégique de l’organisation en soulignant que les démarches
qualité se sont développées selon deux axes principaux :
- La recherche de l’anticipation pour diminuer le risque (avec une réactivité conçue
comme l’élimination des problèmes de qualité avant qu’ils n’apparaissent) en
offrant une forme de garantie au client que le produit et / ou le service soit conçu et
fabriqué selon un mode d’organisation stabilisé censé offrir de la qualité, l’inverse
du changement, en quelque sorte ;
- Une responsabilisation des agents organisationnels pour mobiliser les compétences
dans le sens du développement de la qualité au travers de la question de la co-
5 A. Spalanzani, « Management du système qualité ou management des hommes », Revue Sciences de
Gestion n° 33, été 2002, pp. 35-62.
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production avec le client, caractéristique empruntée des modes de qualification de la
relation de service.
Au regard du thème de la gestion de la personne, le même auteur souligne l’importance
qui est accordée à l’individu et aux petits groupes en remontant à l’organisation des
cercles de qualité depuis la décennie 1960 au Japon.
Le management de la qualité comme modèle organisationnel repose aussi en partie sur
un autre modèle : le modèle ingénierique de l’organisation6, les processus étant l’objet
des attentions des politiques de qualité. C’est à ce titre qu’il est sans doute important de
souligner une autre ambiguïté avec le fait que, tout comme pour l’organisation qui
implique de distinguer entre organization (le fait d’« être organisé », un « état » donc)
et organizing (les logiques organisantes), il est important de distinguer la qualité
comme état et comme processus, dualité que l’on retrouvera tout au long de ce texte. R.
Boyer & M. Freyssenet refusent pourtant d’en faire un modèle productif en la limitant à
une stratégie. Mais qui dit formalisation dit alors devoir se confronter à une conception
de l’informel qui est aussi ce que recouvre la référence à la qualité.
En sciences des organisations, deux représentations de l’informel sont en effet
possibles :
- Celle qui fait de l’informel du formel qui s’ignore et qui conçoivent donc l’informel
comme étant finalement réductible au formel par développement et application de
procédés techniques ;
- Celle qui fait de l’informel quelque chose d’une autre nature que le formel, de
l’ordre du tacite, ce qui fait alors que tout développement du formel s’accompagnera
d’un développement corrélatif de l’informel ; l’informel n’est donc pas alors
réductible au formel et garantit d’autant la pérennité du management de la qualité.
La qualité se réfère à la première acception de l’informel.
Le modèle organisationnel de la qualité offre un mode de construction de coordinations
(au sens organisationnel du terme) : des coordinations internes tout comme des
coordinations externes avec la référence généralisée aux relations « client –
fournisseur ». Rappelons combien la référence à des relations « clients – fournisseurs »
est en phase avec l’idéologie « contractualiste – propriétariste » du « moment libéral »7.
C’est enfin ce jeu des coordinations fondatrices de type “ client – fournisseur ” qui tend
à rapprocher le modèle organisationnel de la qualité de la question de la relation de
service, du fait de la multiplication des relations de co-production sur lesquelles il
repose et, finalement, de façon plus large, c’est ce qui le rapproche d’un modèle
relationnel de l’organisation.
Les modèles procéduraux de la qualité (c’est-à-dire les constructions où les procédures
valent modèle) connaissent aussi une véritable actualité au travers de la question du
risque quand il s’agit, par exemple, de raisonner en termes de filières (exemple : la
réorganisation de la filière de la viande bovine après la crise de la “ vache folle ”) et sur
la base de protocoles.
C’est finalement peut-être le seul modèle organisationnel de rationalisation
véritablement disponible aujourd’hui… Au nom de la rationalisation qui est la sienne, il
6 Y. Pesqueux, « Le modèle ingénierique de l’organisation », halshs-02495552, 2/03/2020
7 Y. Pesqueux, Gouvernance et privatisation, PUF, collection « la politique éclatée », Paris, 2007.
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permet par exemple de donner sens à des pratiques telles que les politiques de
réductions systématiques de coûts de type target-costing, aux logiques d’intégration et
de réduction des niveaux hiérarchiques (supply-chain management, du process
reengineering que l’on met en œuvre au travers du lean management, du Customer
Relationship Management, du Time-to-Market). Ces logiques contribuent en effet à la
réduction des délais de mise des produits / services sur le marché. Mais peut-être que
son aspect qui tient plus de la modélisation que du modèle vient créer son ambiguïté car
applicable à de nombreux aspects.
La gestion de la qualité se caractérise aujourd’hui par un ensemble d’éléments
disparates :
- Une modélisation qui prend le client comme figure cible ;
- La nécessaire déclinaison d’un processus allant jusqu’au normatif et dans le sens
d’une standardisation des organisations qui conduit à poser la question de la norme
ISO 9001 comme opérateur de la modélisation au regard de la notion de processus,
facteur de pression allomorphique à l’isomorphisme des modes d’organisation ;
- Le fondement pédagogique d’un management principalement correctif, voire en lieu
et place de la nécessaire action préventive ;
- Un processus d’auto-évaluation qui se transforme rapidement en contrôle ;
- Une production bureaucratique particulièrement liée au fait que l’on demande
d’écrire tout et n’importe quoi pour s’assurer que rien n’a été oublié dans la
documentation prévue comme apport de preuve, alors que les agents doivent avant
tout produire, et non produire de la documentation ; on gère alors deux métiers en
un, celui de documentaliste et celui pour lequel on a été embauché – produire des
biens et des services ;
- Des outils de gestion de la qualité ;
- L’idéologie enthousiaste de l’amélioration continue dont la référence métaphorique
à la roue de Deming est le point focal.
Mais on peut dire aussi que la qualité est aujourd’hui une métaphore de la rentabilité…
Comme l’indiquent B. Coestier & S. Marette8 commentant la référence à la qualité,
parle-t-on « d’une pure invocation verbale et d’une réelle amélioration des biens, des
services ou des comportements est parfois infime ou source d’ambiguïté ». Il est
important de souligner que la logique de l’amélioration continue tend à se constituer en
un véritable dogme progressiste, mais aussi moral et politique avec la généralisation de
la tension qui s’exprime au travers de l’injonction hétéronome à l’autonomie mise au
service de cette amélioration, injonction qui constitue la référence essentielle de ce
modèle dont l’univers d’application s’est étendu des organisations privées aux
organisations publiques.
Les dimensions civiles du modèle organisationnel de la qualité
Les Pouvoirs Publics, en France tout comme dans de nombreux pays, constituent
aujourd’hui un lieu de soutien et de développement du management « de » et « par » la
qualité, cette perspective étant un des éléments clés du New Public Management. Il est
important de souligner le rôle majeur des lois et règlements dans ce domaine. La qualité
est en quelque sorte le lieu privilégié du tressage de la loi et de la norme de la
8 B. Coestier & S. Marette, Economie de la qualité, Editions La Découverte, collection « repères », 2005,
n° 390, Paris, 2004.
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déréglementation et de la re-régulation qui l’accompagne en dualité. C’est le cas, par
exemple, du droit de la consommation et de la concurrence, les réglementations sur la
normalisation, la certification, la labellisation, l’accréditation et les aides financières qui
lui sont liées. Mais au regard de ces deux dimensions (le management « de » et « par »
la qualité), on peut souligner la confusion qui s’opère, là-aussi, entre le soutien à
plusieurs conceptions du management de la qualité : celle du contrôle qualité classique
(dans le sens de la vérification, fondatrice de la certification), celle de la qualité totale et
celle de l’assurance qualité (dans le sens du contrôle, fondateur de l’accréditation). On
peut aussi considérer ce soutien comme une inflexion des cibles et des moyens de la
politique industrielle, voire d’une reformulation de celle-ci dans ces termes. Le
développement du management de la qualité bénéficie ainsi largement d’une alliance
active entre les Pouvoirs Publics et le patronat dont le soutien aux organismes de
promotion du management de la qualité est un signe. On doit noter la disparition du
Mouvement Français pour la Qualité, cependant que l’Association Française
d’Amélioration de la Qualité (AFAQ) a été intégrée à l’ensemble AFAQ-AFNOR. Pour
la maîtrise des risques, il existe un Institut de Maîtrise des Risques, qui a lui-même
intégré l’Institut Européen des Cyndiniques.
Il existe donc des dimensions civiles dans l’univers du management de la qualité, ce qui
en constitue une spécificité comparativement à d’autres « objets » organisationnels. Il
en va ainsi des organisations (à but non lucratif) dédiées à la qualité, aux perspectives
de promotion de la qualité d’organismes non dédiés à cette seule question (exemple :
MEDEF – Mouvement des Entreprises de France, syndicats professionnels) et au
maillage constitué par des entreprises sur une base géographique, de taille, de secteur,
etc. Le management de la qualité est bien à la fois un enjeu de légitimité du
volontarisme managérial et celui d’une forme majeure de protectionnisme, les normes
qualité servant de barrières à l’entrée. Différentes associations ont ainsi fusionné à la fin
de la décennie 1980 pour donner lieu, en France, à la création du Mouvement Français
pour la Qualité (MFQ) disparu en 2002.
L’AFNOR dont l’objet est, comme en indique le nom, non pas la qualité, mais la
normalisation, et qui constitue à elle seule le principal des organismes qui promeuvent
la qualité après intégration de l’AFAQ dont l’objet était principalement de certifier la
qualité, même si elle réalisait aussi d’autres types de certifications. L’AFNOR s’est
imposée comme association chef de file des associations dévolues à la qualité en re-
dynamisant, au travers de la diffusion des normes ISO 9001, la gestion de la qualité en
France à partir du début de la décennie 1990 en mettant en avant le couple « assurance
qualité – certification ». À ce titre, ne peut-on évoquer l’ambiguïté de cette voie
bureaucratique, voie qui entretiendrait, à notre avis, une confusion entre démarche de
gestion de la qualité, certification officielle, pratique normalisée d’une démarche de
qualité et justification de la démultiplication de fonds de commerce du conseil et de
l’audit.
On retrouve la logique de la qualité avec l’Association Française d’Analyse de la
Valeur (AFAV) qui cherche à bénéficier du dynamisme du mouvement de la qualité
pour promouvoir l’analyse de la valeur qu’elle n’a pas voulu fondre dans la qualité
totale, comme cela a été le cas, par exemple, pour les associations représentatives de la
promotion des cercles de qualité. D’une certaine façon, certains textes issus des tenants
de l’analyse de la valeur (et de ses prolongements comme l’AMDEC) donnent
Yvon PESQUEUX
9
l’impression de vouloir l’étendre à l’ensemble des actes de gestion. Quelle est donc la
différence entre « qualité » et « analyse de la valeur » ? Ce type de référence à la qualité
a contribué à la mise en compétition des logiques de gestion de la qualité stricto sensu
et de méthodes à vocation à la fois commune et différente (la gestion de la production
avec l’AMDEC, la sécurité avec l’HACCP, par exemple).
La dernière grande catégorie d’acteurs civils est constituée par les syndicats
professionnels, principalement patronaux. À cet égard, il faut évoquer le rôle important
du MEDEF et, de façon plus épisodique, celui du CJD – Centre des Jeunes Dirigeants
(composante du MEDEF) dans le mouvement de la qualité de la deuxième moitié de la
décennie 1980. Cet appui peut être interprété à la fois comme la volonté de diffuser une
méthode de management qui peut apparaître comme plus pertinente pour renforcer la
compétitivité des entreprises françaises, comme un moyen de renforcer le syndicat
patronal auprès des entreprises et comme un moyen de renforcer la position des
dirigeants d’entreprise dans les rapports sociaux au nom de l’exemplarité indiscutable
du thème de la qualité. Ces organismes participent à l’institutionnalisation à la fois
centralisée et décentralisée du thème. En cohérence avec la demande normative, le
maillage se traduit par l’existence de clubs locaux plus ou moins actifs, sectoriels et
intersectoriels, parfois agencés en réseaux et dont la vocation est de permettre l’échange
d’expériences en matière de management de la qualité.
L’univers des organismes civils constitue un « petit monde », à la fois communauté
d’experts, communauté de pratique et communauté d’intérêt où tous se connaissent et
ces personnes, du moins en région parisienne, proviennent généralement de la très
grande entreprise ou de leurs prestataires (cabinets de conseils compris). Les
dimensions civiles sont principalement tournées vers la diffusion et l’application des
catégories du management de la qualité et assurent la confusion entre le management de
la qualité, la perspective de l’assurance – qualité et de l’accréditation (qui est à la fois
signalement et garantie de « bonnes pratiques »), l’obtention d’une certification
officielle et/ou d’un prix. On ne sait alors plus si ce qui est important est d’être certifié,
être lauréat d’un prix et, au regard de la « boîte à outils », on ne sait plus exactement
non plus si l’on parle des outils de la qualité totale ou de ceux de l’assurance qualité.
Associée à ces organismes civils, il est important de souligner l’importance d’une
presse professionnelle. Il en va aussi ainsi des livres (et donc des éditeurs qui les
portent) et des services relatifs à l’organisation de salons ou de colloques. Il n’y a
d’ailleurs pas de « bon » salon sans un coin librairie ! Pour ce qui concerne les livres,
ces derniers sont essentiellement rédigés par des professionnels, souvent comme moyen
de promotion de leur activité de conseil. Les livres sont essentiellement structurés
autour de six thèmes incontournables, plus ou moins développés : la qualité et ses
étapes chronologiques, l’impérieuse nécessité de la qualité, ses finalités et ses objectifs,
ses principes d’action (volet prescriptif), ses dispositions (volet instrumental) et sa
stratégie de mise en place (volet managérial). Enfin, le développement considérable des
prestations de conseil a suscité l’apparition de la rubrique « comment choisir son
consultant ? ». Des ouvrages sectoriels ont été aussi publiés (du type, « La gestion de la
qualité à l’hôpital ») ainsi que des ouvrages dédiés à telle ou telle technique de la
« boîte à outils ». Ce sont essentiellement les techniques d’atelier, de normalisation et
de statistiques qui sont présentées dans ces ouvrages. La gestion de la qualité existe
donc sous forme de services médiatiques vendus, et c’est en cela que l’on pourrait
Yvon PESQUEUX
10
trouver un élément supplémentaire de la preuve de son institutionnalisation. On
retrouve aussi le management de la qualité dans les rédactionnels de la presse d’affaires,
qu’elle soit spécialisée ou grand public, cette dernière n’offrant souvent qu’une vision
anecdotique et fragmentée de la question. Pour ce qui concerne les salons, souvent
organisés à l’initiative des organisations civiles, on trouve essentiellement deux types
de manifestations : les prix qualités (nationaux, régionaux, sectoriels) qui constituent
des marques distinctives pour les organisations qui les organisent comme pour celles
qui les reçoivent et les manifestations, les deux étant souvent combinés. Remarquons
d’ailleurs que les autres logiques de gestion ne donnent pas lieu à des prix (personne n’a
jamais entendu parler d’un prix du Juste-à-Temps, etc.). Ces manifestations ne
cherchent pas à inventer un corpus ou soumettre des questions à examen, mais plutôt à
diffuser une pensée formulée de longue date, si l’on reprend d’anciens manuels
d’organisation générale, voire d’organisation d’atelier. Par contre, le management de la
qualité n’est que peu médiatisé par la télévision et la radio qui se focalisent sur la vie
des affaires qui leur garantit une meilleure audience.
Le management de la qualité se manifeste aussi par un volume d’affaires dans les
prestations vendues. Les prestations de formations sont très standardisées,
modularisées, et s’adressent à trois segments : les dirigeants et cadres supérieurs, les
cadres intermédiaires et la maîtrise, et les fonctionnels de la gestion de la qualité.
Les prestations des diagnostics de qualité reproduisent les apprentissages réalisés dans
l’industrialisation des diagnostics. D’autres prestations sont relatives à la mise en place
et au développement du management de la qualité. Les prestations sont réalisées par des
consultants regroupés dans des cabinets de conseil en management, des cabinets de
conseil technique et des consultants individuels souvent issus de la casse des effectifs
de cadres effectués lors des dégraissages et participant ainsi au mouvement plus large
d’externalisation actuelle de la technostructure dans les grandes organisations.
Au plan éducatif, le management de la qualité a été inséré dans les programmes
d’enseignement supérieur, essentiellement dans les premières années d’études
supérieures, lui donnant ainsi une connotation professionnalisante. On la retrouve dans
des spécialités dédiées dans les programmes d’enseignement supérieur long. La gestion
de la qualité existe aussi professionnellement dans les descriptifs de postes des offres
d’emploi.
Trois aspects caractérisent aujourd’hui la gestion de la qualité.
- Elle a relancé les enseignements dédiés à la gestion de la qualité en les faisant sortir
de leur isolement technique, en particulier à partir des thèmes de la « qualité –
hygiène – sécurité – environnement » ;
- Le dispositif d’enseignement spécifique se concentre essentiellement dans les
Grandes Écoles et dans des cursus universitaires spécialisés (Bourges, Compiègne,
Troyes, etc.) en France ;
- À la différence du risk management, de l’entrepreneurship, etc., la gestion de la
qualité n’est pas reconnue comme vraiment académique par les milieux
universitaires français, ce qui n’est pas le cas dans la plupart des autres pays. Elle
n’est donc traitée que de façon dérivée, comme un phénomène objectivé afin de
générer d’autres recherches, et ceci malgré son officialisation médiatique et
managériale. Cet aspect contribue d’ailleurs à l’ambiguïté des démarches de gestion
Yvon PESQUEUX
11
de la qualité en termes de réputation et de justification de la distance « académiques
– praticiens ». Les praticiens se réservent en quelque sorte la réflexion à ce sujet au
nom de la proximité nécessaire avec le terrain, argument que ne leur contestent pas
les académiques. Toutefois, F. Cochoy & G. de Terssac9 signalent l’importance
accordée aujourd’hui par les revues académiques francophones au thème de la
qualité (n° spéciaux de La Revue Française de Gestion en 1995, de la Revue
d’Economie Industrielle en 1997, etc.), ce qui pourrait faire songer au passage du
thème de la qualité du terrain des thèmes organisationnels à celui des modes
académiques.
- C’est une pièce essentielle d’écoles d’entreprises comme pour celle de Renault,
créée dès les années 1920.
Se poser la question de la dimension politique de ce qui est à l’œuvre aujourd’hui dans
les organisations avec le management de la qualité, c’est aussi poser la question du
passage d’un État savant, c’est-à-dire un appareil institutionnel au sein duquel se sont
vues poser, comme le souligne M. Foucault10
, les questions du rapport entre savoir et
pouvoir, à celui des organisations savantes où se posent aujourd’hui les mêmes
questions. Et c’est aussi sans doute l’institutionnalisation que valident les
développements du management de la qualité. Du fait de l’intervention de l’entreprise
dans la définition du Bien Commun au regard du développement et de la volonté de
voir appliquer à toutes les organisations les catégories managériales de la gestion de la
qualité.
L’économie de la qualité
Les économistes se sont emparés, depuis la décennie 1970, du thème de la qualité pour
enrichir la théorie micro-économique standard, principalement du point de vue des
consommateurs sur la base de cette économie à épithète. L’économie de la qualité
sophistique la théorie micro-économique standard au-delà de la question des barrières à
l’entrée.
Les travaux de l’économie de la qualité sont ainsi partis de plusieurs constats :
- L’amélioration du niveau de vie aurait rendu les consommateurs plus exigeants ;
- Les modalités de la concurrence se seraient modifiées, principalement du fait de
l’extension géographique des activités économiques d’après-guerre, le tout compte
tenu d’une modification de la division internationale du travail ;
- Cette extension géographique s’est organisée autour de réseaux de production, de
communication et de transport, rendant nécessaire le recours à des normes pour
garantir la circulation effective des biens et des services à défaut de quoi ce système
se révélerait particulièrement fragile, mettant ainsi la qualité au centre de la
pérennité de ce modèle économique. Elle fonde deux acceptions de la gestion
qualité : celle d’une gestion intra-organisationnelle et celle d’une gestion inter-
organisationnelle.
9 F. Conchoy & G. de Terssac, « Les enjeux organisationnels de la qualité : une mise en perspective »,
Sciences de la Société n° 46, Presses Universitaire du Mirail, 1999, pp. 3-18. 10
M. Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, collection « nrf », Paris, 1971.
Yvon PESQUEUX
12
Les caractéristiques des biens et des services joueraient en conséquence un rôle plus
important, au regard d’une différenciation accrue des biens et des services qui conduit à
devoir distinguer la différenciation horizontale (les biens sont perçus comme étant
différents au regard des goûts des consommateurs) de la différenciation verticale (où les
biens identiques sont acquis à des prix différents au regard de critères de pertinence
dont la qualité déclarée). C’est le cas, par exemple, pour des services qui sont préférés à
d’autres plus ou moins identiques au regard de la clarté des contrats et des explications,
de la rapidité d’exécution, de la disponibilité des employés de l’offreur. Des caractères
tels que la sécurité d’usage, la présence de services annexes comme les garanties, les
informations aux consommateurs, les procédures de remboursement, la qualité du
travail incorporé, etc., deviennent des enjeux économiques dans la construction de
l’offre. Des aspects éthiques de la production et de la commercialisation se trouvent
également valorisés.
C’est ce qui a conduit à renouveler la classification économique des biens au regard des
informations disponibles11
, classification évoquant le lien entre le développement de
l’économie de la qualité et celui de l’économie de l’information (information
economics) avec les caractéristiques suivantes :
- Les informations liées à la recherche, observables avant l’achat ;
- Les informations d’expérience, découvertes après l’achat et durant la
consommation ;
- Les informations relatives à la confiance qui sont difficiles à évaluer même après la
consommation.
Ces informations, d’accès difficile, sont considérées comme ayant modifié l’attitude des
consommateurs.
L’économie de la qualité se consacre à l’étude de la corrélation réelle et anticipée entre
la qualité et le prix et à ses impacts sur les régimes de concurrence. Ce serait pour cela
que se seraient construites des stratégies aussi bien de la part des consommateurs
(analyse « coûts – bénéfices », demande d’information, demande de
« désintermédiation – ré-intermédiation » comme dans le cas des services bancaires et
financiers ou le e-commerce, par exemple) que de la part des producteurs (existence
d’une prime informationnelle pour la qualité pour maintenir sa réputation, engagement
de dépenses pour signaler la qualité). L’économie de la qualité effectue un apport à la
question de la régulation en micro-économie en reconsidérant le pouvoir de marché
dans une épaisseur informationnelle plus grande mais tout de même choisie par
l’offreur (où l’on retrouve la question de l’asymétrie d’information, une des
thématiques centrales des développements de la micro-économie). C’est ce qui conduit,
dans ce corpus, à évaluer la supériorité relative des règles volontaires sur les règles
obligatoires, apportant ainsi une forme de légitimité économique aux perspectives
normatives que l’on retrouve comme telles dans le management de la qualité. Il en va
ainsi au travers de la certification et des labels, avalisés ou non par les Pouvoirs Publics
(comme, par exemple, avec le label Max Havelaar pour le commerce équitable). Il
existe ainsi toute une typologie des labels (éthiques et environnementaux, de
certification, de qualité et d’origine, de sécurité sanitaire, etc.), labels étudiés dans les
catégories de l’économie de la qualité. Le label sert ainsi, selon le prisme de l’économie
de la qualité, à informer pour différencier.
11
R. Nelson, « Information and Consumer Behavior », Journal of Political Economy, n° 78, 1970, pp.
311-329.
Yvon PESQUEUX
13
L’économie de la qualité se confronte aussi à la question des services publics du fait de
l’absence de marché et de prix qui les caractérise au travers d’une économie publique
de la qualité.
Elle part d’une typologie qui distingue les services sans exclusion des services à
exclusion et la consommation sans rivalité de la consommation avec rivalité :
Les services sans exclusion Les services à exclusion
Non-rivalité Services collectifs purs Club
Avec rivalité Services communs Services privés
L’économie de la qualité met alors l’accent sur les arbitrages « quantité – qualité ».
Dans l’organisation et l’accès aux services publics pour des services gratuits, la qualité
entre en ligne de compte, introduisant des inégalités géographiques de fait qui viennent
plaider pour sa « procéduralisation » au regard, par exemple, de la dégradation de la
qualité des services publics dans les zones difficiles pour éviter le passage involontaire
de la catégorie des services sans exclusion aux services à exclusion. En l’absence de
prix, la seule issue relève d’incitations en matière de qualité, incitations orientées vers
l’amélioration interne du système public. C’est aussi ce qui conduit à plaider, dans ces
catégories-là, pour une mise en concurrence du public et du privé afin de créer une
double tension entre les deux systèmes, sans pour autant plaider de façon intégriste pour
la privatisation, le service privé posant lui aussi des interrogations en termes de qualité
et de statut de l’audit externe.
L’économie publique de la qualité offre aussi une autre entrée dans les externalités
(avec le cas des pollutions, par exemple) où on la retrouve concernée par les leviers
économiques de la tarification et les leviers politiques des interdictions et des
règlements. Elle se consacre aussi à une réflexion sur la mesure de l’action des services
publics au regard des perspectives gestionnaires redevables du management de la
qualité (satisfaction de l’usager dans le cadre de la relation de service, accueil et mode
de traitement des demandes exprimées, permanence et effectivité du service, effectivité
dans la mise en œuvre des modalités techniques et marchandes de l’accès au service,
réponse au besoin d’informations de l’usager, identification du service, modalités
d’accès et facturation).
L’économie publique de la qualité met en lumière la question des politiques publiques
assurant la qualité au regard de son évidence comme fait managérial. Il se pose alors la
question des instruments : des standards de qualité minimale, des politiques
d’information minimale sur les droits, par exemple ceux liés à la qualité, des politiques
d’indemnisation (de compensation ou punitives et qui rendent alors l’infraction plus
coûteuse si des standards de qualité ne sont pas remplis). L’économie publique de la
qualité plaide pour les analyses en termes de « coûts – bénéfices », mais aussi pour les
analyses en termes de disposition à payer, pour les services à exclusion, par exemple.
La question des politiques publiques assurant la qualité est également liée à la qualité
des institutions qui lui sert de support, en termes de contrôle, par exemple. C’est ce
double mouvement récursif qui sert de vecteur de légitimité à ces institutions comme
dans le cas des agences venant émettre des avis d’expert. L’AFSSA (Agence Française
de Sécurité des Aliments) par exemple, émet des avis dans la mesure où plus de
Yvon PESQUEUX
14
réglementation ou plus d’indemnités punitives ou bien encore une détermination privée
des standards ne constituent pas une panacée. Leur efficacité dépend aussi de la tension
qui opère entre la détermination des standards, les informations à révéler et les contrôles
pratiqués en fonction de qui les pratique et de qui les paie. Pour ce qui concerne la
perspective de l’indemnité, il se pose la question des modalités de l’extension des
responsabilités (en cas de marée noire par exemple).
L’efficacité de tels aspects dépend néanmoins des perspectives juridiques (celle du droit
napoléonien, de type réglementaire, en Europe continentale par exemple ou celle de la
common law, pour ce qu’il est convenu de qualifier de pays anglo-américains) dans la
formulation d’une license to operate. L’économie de la qualité, dans le droit-fil des
logiques de la micro-économie standard, plaide pour la supériorité de la régulation sur
la réglementation. La qualité y sert donc, in fine, d’élément de justification de la
supériorité des catégories du marché sur celles de l’État sur la base de l’argument
d’efficience. C’est ce qui plaide pour la mise en exergue de la relation de service privé.
La relation de service
Parler de relation de service nécessite de plonger dans les méandres de l’économie des
services, une autre économie à épithète, puis dans une analyse de la gestion de la qualité
appliquée à la relation de service. Le propos de l’économie des services et de la mise en
exergue de la relation de service est centré sur la relation de service privé. La relation de
service public n’est généralement pensée que de façon dégradée. De façon plus
générale, la relation de service privé tend à être étudiée par différence avec la
« prestation produit » qui tend elle-même à constituer implicitement la norme, plus
visible. Mais soulignons au préalable la dimension également politique de la société de
service, la référence à la relation de service étant la marque de la privatisation de la
société de service à tous ceux qui étaient constitutifs du Welfare State. C’est à ce titre
qu’elle repose sur une anthropologie des besoins en occultant la trilogie qui opère entre
besoin, nécessité (d’ordre individuel donc de nature personnaliste) et exigence (liée à la
situation donc de nature situationniste). Il en est question aujourd’hui sur le dosage
croissant de la part des services dans les produits sous la dénomination d’« économie de
la fonctionnalité ».
En effet, la notion de service est en elle-même assez confuse et polymorphe :
- Un produit est un objet ; un service est une action ou un effort. Lorsqu’on achète un
produit, on acquiert quelque chose de tangible que l’on peut voir, toucher, sentir…
Lorsqu’on achète un service, on ne reçoit rien de tangible et le moment de la
prestation est unique, ce qui met l’accent sur la relation. Une prestation de service
répétée tend donc à prendre les mêmes contours que ceux de la production de masse,
d’où la référence implicite ou explicite à ce qui se passe pour les produits.
- « Les services sont les actions et les efforts, effectués par une personne ou une
machine, mais qui n’existent qu’à un moment donné et ne peuvent être conservés
pour être utilisés plus tard »12
, définition qui met l’accent sur la dimension
temporelle.
12
C. H. Lovelock, Service Marketing, Prentice Hall Inc., Englewoods Cliffs, 1984.
Yvon PESQUEUX
15
J. Gadrey13
considère qu’il y a production de service dans les deux cas suivants (le
premier étant de loin le plus important) :
- Quand une organisation qui possède ou contrôle une capacité technique et humaine
vend (ou propose à titre gratuit, s’il s’agit de services non marchands) le droit
d’usage de cette capacité pour que l’utilisateur produise des effets qui lui sont utiles.
Cet usage peut prendre la forme d’une intervention sollicitée, se résumer à
l’utilisation temporaire d’une capacité technique et humaine (exemple : la location)
ou encore consister dans le fait d’assister à la prestation organisée ;
- Quand un agent emploie un salarié pour s’occuper de ses biens ou de sa personne ou
des personnes vis-à-vis desquelles il possède une responsabilité : par exemple
parents, enfants, etc.
Il résume ainsi les trois types de logiques de service :
- Une logique technique qui se caractérise par le type de capacité avec laquelle
l’utilisateur est en contact (logique de mise à disposition de capacités techniques
entretenues) et qui se décompose entre une logique d’aide ou d’intervention, mais
aussi de support, de maintenance, de réparation, de mise à jour, notamment dans les
prestations faisant appel aux systèmes d’information ;
- Une logique humaine qui se caractérise par le fait de « se faire servir » (c’est
également le cas des spectacles) et dont l’appréciation relève d’une forme
d’interactivité plus ou moins importante.
C Grönroos14
introduit la notion d’intangibilité : « un service est une activité ou une
série d’activités de nature plus ou moins tangible qui, normalement mais non
nécessairement, prend place dans les interactions entre le consommateur et un employé
de l’entreprise de service, et / ou des biens et ressources physiques, et / ou des systèmes
du fournisseur de services, et qui est proposée comme solution aux problèmes du
consommateur ». Cette notion d’intangibilité est importante pour qualifier le service.
Pour V. A. Zeinthaml et al.15
, les services possèdent quatre caractéristiques majeures :
- L’intangibilité qui tient à leur nature même : le service est acte, effort ou
performance tandis que les produits sont objets, instruments ou choses. Ils ne
peuvent être perçus sensoriellement avant l’achat, mais doivent être testés, essayés
pour être appréciés. Le jugement peut paraître plus ou moins subjectif, ceci compte-
tenu d’indicateurs censés apporter de l’objectivité. Les services sont plus aisément
imitables que les produits, leur mise à disposition étant nécessairement
accompagnée d’une communication à composantes descriptives et explicatives. La
base objective des coûts en est plus difficile à imputer que pour les produits ;
- L’inséparabilité de la production et de la consommation renvoie à la chronologie des
opérations. Un produit, même en juste-à-temps, est produit, puis consommé ensuite
alors que le service est produit et consommé simultanément. Le service implique la
co-présence du client et du fournisseur, avec une plus ou moins grande médiation
13
J. Gadrey, « Productivité, output médiat et immédiat des activités de service : les difficultés de transfert
d’un concept », in L’Europe face à la nouvelle économie de service, PUF, Paris 1988, pp. 113-141 -
Socio-économie des services, Editions La Découverte, collection « repères », Paris, 1992 - L’économie
des services, Editions la Découverte, Paris, 1996 14
C. Grönroos, Service Management and Marketing : Managing the Moment of Truth in Service
Competition, Lexington Books, Lexington, Massachussetts, 1990. 15
V. A. Zeinthaml & A. Parasuraman & L. L. Berry, « Problems and Strategies in Service Marketing »,
Journal of Marketing, vol. 49, 1985, pp. 33-46.
Yvon PESQUEUX
16
possible (par téléphone ou par Internet, par exemple). L’organisation de la prestation
de service implique donc une formation spécifique du personnel, une information du
consommateur qui doit comprendre les implications de sa demande (ce qui a un
effet important sur sa satisfaction) et une multiplication des sites de contact ;
- L’hétérogénéité qui exprime l’existence d’une différence possible entre deux
transactions successives, donc une absence de régularité qualitative. La qualité se
construit dans le processus de prestation lui-même, d’où la valorisation des
différences avec les services concurrents et la recherche de standardisation des
processus ;
- L’aspect « périssable » lié au caractère non stockable du service. Le service ne peut
être stocké puis consommé, d’où l’importance des capacités installées et des
politiques de modulation des tarifs pour écrêter les pics de demande.
La relation de service serait donc un acte et non le résultat d’une action humaine
exercée sur de la matière, des clients, de l’information, mais elle nécessite un contact
avec le client pour être fondée comme telle. J. Gadrey insiste sur le fait que le résultat
de cet acte devient propriété du client et non de l’organisation qui le réalise.
C. H. Lovelock propose une typologie des relations de services à partir de deux
critères :
- La nature de l’action (tangible comme dans le transport, intangible comme dans la
publicité) ;
- La nature de l’objet transformé (avec les services destinés à des clients – transport,
éducation – et des services destinés à des biens – maintenance, recherche).
Il serait donc possible de distinguer le process orienté vers les personnes, le process
orienté vers les biens et le process orienté vers l’influence sur les personnes et le
traitement de l’information.
J. Gadrey propose une autre typologie à partir de trois catégories :
- Les services para-productifs eux-mêmes scindés en trois sous-catégories (services
portant sur des biens matériels dont l’action mise en œuvre vise à en modifier ou en
restaurer les caractéristiques utiles comme dans la réparation, des actions sur des
biens matériels visant à mettre à disposition sans changer les caractéristiques de ces
biens comme dans la location, les services s’adressant à des individus visant à
modifier leur corporéité comme dans le transport) ;
- Les services péri-productifs incorporels s’appliquant aux savoirs productifs
organisés comme la banque et le conseil ;
- Les services s’appliquant aux savoirs et aux capacités des individus comme la
formation et la santé.
La nature spécifique de la relation de service impliquerait une relation d’échange entre
prestataire et bénéficiaire, ce qui induit les conséquences suivantes.
- La relation de service est imperceptible, même si ce qui permet de le produire peut
être tangible ;
- L’évaluation de la relation de service est liée à sa consommation et, même après
consommation, l’évaluation des conséquences n’est pas forcément évidente.
- Le client achète une promesse de satisfaction ;
- L’attention des agents qui réalisent la prestation ne peut aisément porter que sur les
éléments tangibles ;
Yvon PESQUEUX
17
- Le client va fonder son évaluation anticipée sur des bruits ;
- La relation de service peut aussi comporter un dosage plus ou moins important de
résultat médiat par rapport au résultat immédiat (comme dans l’éducation, par
exemple).
Le service étant une mise en relation d’un client et d’un système de production, il est
intéressant de focaliser son attention sur le moment de cette rencontre. C’est ce point de
rencontre que V. Coquentin16
qualifie de « moment de vérité ». P. Eiglier & E.
Langeard17
qualifient ce moment de « servuction », néologisme obtenu par contraction
du mot « service » et du mot « production ». C’est aussi ce moment-là qui permet de
distinguer les services à forte interaction des services à faible interaction. C’est ainsi que
le client peut être qualifié comme étant « dans l’usine » du fait de la simultanéité de la
production et de la consommation dans un contexte où, comme pour un client classique,
la consommation relève d’un usage mais aussi d’une expérience vécue. Le client est, en
quelque sorte, coproducteur du service et, en cela, les modes de comportement du client
et du prestataire vont être très importants.
C’est pourquoi ils vont venir concerner les logiques de la gestion de la qualité. P. Eiglier
& E. Langeard distinguent ainsi le client et le prestataire à la lumière d’un critère
d’attitude (active ou passive) dont le croisement conduit à quatre situations possibles :
- Client passif et prestataire passif, situation où le service est impossible ;
- Client passif et prestataire actif - service de type hôtellerie, réparation, etc. ;
- Client actif et prestataire passif - service de mise à disposition, etc. ;
- Client actif et prestataire actif – conseil, formation, etc.
Ces mêmes auteurs ont également identifié trois types de participation du client :
participation physique, intellectuelle, émotionnelle. La participation du client, les rôles
respectifs des acteurs du fait de la mobilisation de compétences (sociales, civiles,
langagière, etc.) mènent, dans la relation de service, à des interactions de nature
différente de celles que l’on trouve dans la « relation produit » entre prestataire et client,
autre élément venant influencer les logiques de gestion de la qualité.
Pour sa part, J. Gadrey propose de distinguer deux niveaux d’interaction :
- Les interactions opérationnelles qui ont « la forme d’actions conjointes et
coordonnées sur l’objet même du service ; on peut parler de “ coproduction ” ou de
“ coprestation ” dans la mesure où le client effectue une partie du travail de
“ réparation ” ou de résolution du problème au cours de la “ mission ” ou
intervention ; clients et prestataires engagent à cet effet des moyens (en temps, en
moyens matériels, en savoirs techniques) et ils en organisent la gestion
(coopération opérationnelle) » ;
- Les relations sociales de contrôle et de régulation de l’action menée sont les
relations au cours desquelles « prestataires et clients produisent des jugements et
des décisions à partir de critères négociés (contrats), ou admis (règles et
conventions), en échangeant à cet effet des informations sur leurs attentes
réciproques… le terme de copilotage représente peut-être mieux que celui de
coproduction cette dimension de la coopération ».
16
V. Coquentin, Essai de construction d’un modèle global de qualité d’une prestation de service,
document de travail, Groupe HEC, 1999. 17
P. Eiglier & E. Langeard, Servuction, Mc Graw Hill, Paris, 1988.
Yvon PESQUEUX
18
Il est aussi possible de renverser la position afin de considérer la relation de service
cette fois au travers des catégories du client. Il est alors difficile de distinguer les
relations services des achats de biens matériels dans la mesure où, dans les deux cas, on
retrouve des éléments tangibles et intangibles. De la même manière, il est peut-être
difficile de parler d’une relation de service. Peut-être devrait-on plutôt parler d’un
ensemble de relations de services avec des relations principales et des relations
périphériques, sans pour autant être marginales. Il s’agirait plutôt d’une relation globale
de service qui rassemblerait un ensemble de biens et de services. D’où la triple
dimension de la relation de service vue du côté du client comme le formalise R.
Normann18
avec la mise en exergue de trois axes : celui des « services de base –
services périphériques », celui des « services explicites – services implicites » et l’axe
« tangible – intangible ».
C’est à la gestion des services que J. Teboul19
consacre un ouvrage qui établit la
distinction entre avant-scène et arrière-scène, ouvrage qui cherche à montrer comment
positionner les différents services d’un secteur sur une matrice d’intensité de service.
Cet ouvrage comporte d’ailleurs clairement une analyse spécifique de la gestion de la
qualité de la relation de service. Il développe une démarche systématique qui permet, à
ses yeux, d’analyser tout type de service en passant de la segmentation de la prestation à
la proposition de valeur, à la formulation puis à la conception détaillée de la relation de
service. Les points critiques de la qualité de service et de la dynamique de
l’amélioration continue devraient, selon lui, être examinés avant la gestion de la
demande et de la capacité.
Pour lui, la production de relations de service comporte à la fois une partie purement
service (interaction) et une partie purement production (une transformation). Cette
distinction est à ses yeux fondamentale car les modes de gestion de ces deux parties
sont très différents. Par exemple, en restauration, la salle de réception des clients est, si
l’on observe bien, l’avant-scène, elle constitue la zone « service », la cuisine, l’arrière-
scène est orientée « production ». La relation de service se joue sur l’avant-scène, mais
cet axe de positionnement rend compte uniquement de la manière dont le client est
traité et non du résultat obtenu qui est aussi essentiel.
La relation de service possède, à une extrémité, des solutions variées (donc des
services) proches des personnes (conseil financier, par exemple) et, à l’autre, des
solutions aussi limitées et standard que possible (retrait d’argent, contrat d’assurance,
de location de voiture, d’aide à la personne, au handicap, visites de musées, etc.).
Certains services sont à fort niveau de contact (cabinet d’avocats, de psychiatres,
hôpitaux, maison de repos, thalassothérapie, piscine avec centre de remise en forme,
etc.) et d’autres à plus faible niveau (restauration rapide, meubles type Ikea, cuisines
type Lapeyre, micro-ordinateurs, installation d’Internet, etc.). L’intensité de
l’interaction peut être mesurée par la durée du contact, la fréquence d’utilisation, la
nature (face à face, à distance, par téléphone), le niveau de compétence engagé. Du type
18
R. Normann, Le management des services : théorie du moment de vérité dans les services,
InterEditions, Paris 1994. 19
J. Teboul, Le temps des services – Une nouvelle approche du management, Editions d’Organisation,
Paris, 1998.
Yvon PESQUEUX
19
de relation de service, on peut aboutir à une proposition de valeur qui définit ce à quoi
les clients attachent de la valeur et qui, ensuite, va positionner la relation de service sur
un segment commercial donné. Cette proposition de valeur dépend de cinq critères : le
résultat, l’interaction avec le processus, l’interaction avec le personnel, la crédibilité et
la fiabilité de la prestation, le prix. La formulation de la relation de service part donc de
l’organisation de la relation. C’est à ce stade que sont prises les décisions
fondamentales concernant le marketing, la production, les ressources humaines et la
structure du service.
Nous ne l’avons pas mentionné jusqu’ici, mais il faut bien comprendre que, dans ces
échanges, le personnel est l’élément-clé de la relation lors de la fourniture d’un service,
car c’est lui qui est l’agent principal de la production et de la fourniture de l’offre de
service dans les meilleures conditions de qualité, de délai et de prix, dans la mesure où
il est en contact direct avec le client pendant tout ce temps. Or les éléments de la
satisfaction du personnel sont, en première approche, de deux ordres, le premier lié au
travail (les carrières et contreparties, la qualité de vie au travail, le pouvoir, le contrôle
et la participation, des objectifs clairs, une responsabilisation, l’impression de maîtriser
les choses) et le second lié à la personnalité de l’agent (intégration sociale et esprit
d’équipe, estime de soi – sa fierté, sa dignité, sa considération et comment il se sent
apprécié, l’intérêt qu’on lui porte et le professionnalisme qui l’entoure).
L’auteur va ainsi mettre en perspective des écarts possibles de qualité avec :
- L’écart de conception entre les besoins du client et la conception de la relation de
service vue par l’organisation. Plus la relation de service est personnalisée et plus
cet écart dépend de la performance du professionnel appelé à fournir la réponse au
besoin du client ;
- L’écart de délivrance (ou écart de fourniture) entre la délivrance du service (le
service fourni, spécifique alors) et la spécification définie dans le cahier des
charges, l’indicateur résultant pouvant être négatif ou positif ;
- L’écart de perception qui est la différence entre la définition de la prestation telle
qu’elle est délivrée et sa perception par le client. Or ce dernier perçoit la relation de
service à travers trois filtres :
- Le premier lié au cadre de référence qui aide ou permet d’appréhender la vie à
travers la culture, l’éducation, l’expérience ;
- Le deuxième lié au mode d’intégration qui rend la perception irrationnelle et
teintée par les affects. Chaque impression compte, il faut donc penser les
moindres détails. Un seul élément négatif peut gâcher tout l’ensemble. Dans
tous les cas, le contact initial et le contact final sont primordiaux ;
- Le troisième lié au processus de délivrance. Ses deux questions principales
concernent la qualité technique et la qualité du processus de délivrance. Il faut
tenir compte du fait que l’importance de l’apparence est amplifiée aux dépens de
la qualité technique.
La qualité du processus de délivrance peut être améliorée par des documents explicatifs,
une communication orale claire, des éléments vraiment concrets (plus une relation de
service est immatérielle et plus il faut la renforcer par des éléments tangibles comme
avoir un résultat-type que l’on sait reproduire facilement), l’implication du client (le fait
de participer activement à un processus, au début sur des éléments simples pour
progresser ensuite modifierait favorablement voire totalement la perception de ce
Yvon PESQUEUX
20
processus par le client ; il renforce aussi la confiance du prestataire en lui-même, ce qui
renforce d’autant la satisfaction de chacun dans le service rendu, tant pour ce qui
concerne le client que le fournisseur ; mieux, à la lumière de ces échanges rendus plus
fructueux, d’autres services apparaissent, de nouvelles offres sont conclues ; alors, une
relation de fidélité se construit), l’accessibilité et la réactivité du personnel en tant
qu’humains transparaissent à l’évidence. La qualité attendue dépendra de la formulation
et du savoir être lors de la relation de service et elle sera influencée par la publicité, la
documentation et les descriptifs, le bouche à oreille, le fait d’avoir déjà utilisé ce
service. Il y aura un effet de surprise agréable selon le degré d’écart de perception, plus
rarement une déception car la relation vraiment personnalisée permet de mieux se
comprendre mutuellement. Elle est en quelque sorte équitable ou s’en approche. Mais
comme toute relation de confiance, celle-ci peut changer du tout au tout surtout s’il y a
changement d’attitude d’un ou de plusieurs agents. C’est probablement ce dernier point
qui fait qu’elle effraie parfois.
J. Teboul souligne l’importance de la dynamique de l’amélioration continue et pour que
le niveau de qualité subsiste au cours du temps, ce qui s’articule, pour lui, autour de
deux principes :
- La prise en compte des gisements d’amélioration pour réduire les écarts de
délivrance et de perception ;
- L’élimination des pertes et les non-valeurs. La non-valeur est un élément que le
client ne perçoit pas ou qui n’a pas de valeur à ses yeux.
Sur le plan organisationnel, J. Teboul met donc en avant l’importance majeure de la
coordination, la qualité étant conçue comme venant de la qualité de la coordination.
La relation de service est périssable, son stockage est donc impossible à moins de
stocker le client dans une file d’attente. La difficulté de la relation de service est
d’ajuster l’offre de service (offre de capacité) à une demande fluctuante, ce qui est
obtenu en gérant la demande et la capacité par le yield management ou par une
meilleure gestion des files d’attentes, par exemple.
Dans une mouvance subjectiviste, toute une thématique organisationnelle s’est
également développée autour de la notion de care20
. « Porter attention à » est en effet
inhérent à la relation de service puisqu’il s’agit à la fois de prendre soin (to take care),
d’un processus (le caring) et d’une conduite, la conduite prudente compte-tenu des
obstacles et des limites auxquels il faut porter attention (le careful).
C’est la référence à ce thème de la relation de service qui fonde le discours sur la
tertiarisation de l’économie et des métiers, sur les conséquences de la tertiarisation
supposée de la société à partir du continuum – à nouvelle économie, nouvelle
organisation et finalement au renouvellement de l’actualité du modèle organisationnel
de la qualité. Mais la relation de service est aussi une notion qui tend à légitimer la
soumission, la distance entre la relation de service et la relation servile étant peut-être
plus ténue qu’il n’y paraît…
20
V. Held, The Ethics of Care: Personal, Political, and Global, Oxford University Press, 2006
ou encore, dans la version des feminist studies - N. Noddings, Caring: a Feminine Approach to Ethics
and moral Education, Berkeley University of California Press, 1984
Yvon PESQUEUX
21
Le modèle organisationnel de la qualité comme technologie
Il est également possible de concevoir le modèle organisationnel de la qualité dans les
catégories d’une technologie managériale qui se caractériserait alors par un rêve de
programmation des comportements aussi bien techniques qu’humains au regard du
caractère universel d’une norme qui concernerait tous les secteurs, tous les publics
indépendamment de leurs spécificités. On pourrait, à ce titre, le qualifier de technologie
panoptique car il s’agit, au nom de la transparence, de dire ce que l’on fait et de faire ce
que l’on dit.
Mais pour qui veut se référer à la notion de technologie, il faut d’abord souligner la
confusion qui est généralement faite dans l’assimilation du concept de technologie avec
une forme technique avancée (l’informatique par exemple). La technologie est un fait
spécifique, une pratique consciente d’elle-même. La technologie se distingue de la
science par son objet, la « réalité technique », mais elle est également redevable de la
science par son esprit (la science est vue ici comme une manière méthodique de poser
les problèmes). Le concept de technologie vient interagir avec celui de science et
concerne l’étude des procédés techniques dans ce qu'ils ont de général et dans leur
rapport avec le développement de la civilisation.
Rappelons les éléments qui fondent une théorie générale des techniques. Il s’agit en fait
de l’étude des outils, des machines, des procédés, des méthodes employées dans les
diverses branches de l'industrie, des outils et des matériels utilisés dans l'artisanat,
l’étude d’un ensemble cohérent de savoirs et de pratiques dans un certain domaine
technique, fondé ici encore sur des principes scientifiques du moment. La technologie
comprend trois sortes de problèmes suivant l’angle sous lequel les techniques peuvent
être envisagées : comme description analytique des manières de faire, comme recherche
des conditions dans lesquelles chaque technique entre en jeu, comme étude du devenir
des techniques. Le mot technologie (ce qui est fréquent dans l’usage des termes en –
logie) est employé pour prendre en considération un ensemble (ici de techniques).
Pour sa part, la technique réalise ce que la nature est dans l’impossibilité d’accomplir
sans intervention humaine. C’est donc la totalité des outils que les Hommes fabriquent
et emploient pour fabriquer et faire des choses au moyen d’eux. Une technique est un
ensemble de procédés et de moyens pratiques liés à une activité. Elle comprend donc
l’idée de savoir-faire, habileté de quelqu'un dans la pratique d'une activité. Elle est
également relative au fonctionnement du matériel, d’un appareil, d’une installation. Il y
a donc l’idée de l’usage de la raison.
Pour illustrer cette dualité « technologie – technique » dans une perspective
gestionnaire, reprenons les définitions qu’en donne B. Colasse21
quand il indique que la
technologie comptable est constituée par « l’étude de la comptabilité comme objet
technique en quête de vérité et de légitimité avec, notamment, des dimensions
historiques, culturelles, institutionnelles et socio-économiques » et que la technique
comptable concerne « l’ensemble des notions, méthodes et procédés, fondés sur des
connaissances empiriques ou théoriques, mis en œuvre par le comptable ».
21
B. Colasse, Introduction à la comptabilité, Economica, collection « Gestion », 10° édition, Paris, 2007.
Yvon PESQUEUX
22
Le phénomène technologique comporte la double référence à la science comme modèle
rationnel et à la technique comme forme et comme moyen. La technologie trouve
aujourd’hui une compréhension morale et politique au travers du concept de
« technoscience » (avec H. Jonas22
, par exemple). La technologie possède donc aussi un
contenu très profondément politique. Elle s’inscrit dans une lecture parallèle qu’il est
possible d’établir avec le capitalisme comme ordre politique. Technologie et
capitalisme moderne se développent corrélativement et débouchent sur l’idéologie
technologique, dans la mesure où nous sommes aujourd’hui immergés dans des sociétés
technoscientifiques.
Comme le souligne L. Sfez23
, c’est avec le recours au concept de technologie qu’à des
problèmes indésirables sont apportées des réponses idéologiques et matérielles puisque
c’est le progrès technique qui vient les résoudre. La technologie naît, vit et renaît autour
de personnages conceptuels nouant des intrigues entre eux (Internet d’une part, la
révolution technique de l’autre, par exemple). Avec le terme de « révolution
technique », L. Sfez parle de « solution passerelle » entre un monde alors décrété
« ancien » et un autre décrété « nouveau », construisant un scénario de « succession –
substitution » au regard d’une « réalité » pourtant toujours hybride. La technologie se
développe au regard de marqueurs de la technique qui naissent de la dissociation
« technique » (avec des référents tels que « métier », « ingénieur ») et « science » (avec
des référents tels que « savant »). Le premier marqueur est, pour lui, celui de
l’acquisition et de la transmission du savoir technique sur la base de protocoles qui
fondent la distinction « concepteur (ingénieur) – réalisateur (technicien) » à partir d’un
langage de signes communs à la technique et à la science. Un autre marqueur est
l’aspect systématique des techniques qui, en interrelations, « font système », d’où la
référence au concept de macro-systèmes techniques. Technique et politique construisent
de belles histoires où il est question de progrès comme dans l’idéologie progressiste de
l’action managériale. Réduite à son versant protocole, la technique est donc manière de
faire les choses, in fine organisation. Et on retrouve d’ailleurs bien ces deux aspects
dans le modèle organisationnel de la qualité.
En fait, la technologie opère par accumulation des techniques et référence aux lois
scientifiques liées à ces techniques. Il existe en quelque sorte un « effet zoom » qui va
des techniques aux sciences via la technologie d’où l’aspect nécessairement confus dans
l’utilisation de tel ou tel terme du fait des chemins de conceptualisation. Prenons un
exemple rapide. La chimie est une des disciplines constitutives des sciences exactes. À
cette discipline sont associées des lois qui se caractérisent par la permanence constatée
dans la combinaison d’éléments dans des conditions données. Sur le plan des
techniques, cette permanence a été constatée empiriquement comme dans la métallurgie
du bronze. La technologie apparaît quand l’accumulation des techniques autorise une
conceptualisation sur celles-ci, au-delà de la référence à un savoir-faire spécifique,
c’est-à-dire lorsqu’il y a possibilité de répétition de l’acte. Mais à l’inverse, la
technologie peut aussi naître d’une évolution scientifique comme le montre P. Ndiaye24
22
H. Jonas, Le principe responsabilité, Cerf, Paris, 1993 (Ed. originale : 1979) 23
L. Sfez, Technique et idéologie – un enjeu de pouvoir, Seuil, collection « La couleur des idées », Paris,
2002. 24
P. Ndiaye, Du nylon et des bombes – Du Pont de Nemours, le marché et l’Etat américain, 1990-1970,
Belin, Paris, 2001.
Yvon PESQUEUX
23
à propos de la mise en fabrication des explosifs (à l’origine du « génie chimique ») puis
de la bombe atomique.
La technologie, avec son suffixe logos, correspond à une rationalisation. C’est un
discours sur la logique des techniques. C’est le « discours sur » qui vient rendre
intelligible la « logique de ». À ce titre, l’organisation est également élément de cette
« logique de », car sans organisation et sans son lieu privilégié d’expression,
l’entreprise, pas de réalisation au concret des techniques dans les catégories de la
production de masse. L’organisation est alors ce qui, dans l’ordre technoscientifique qui
est le nôtre, vient relier technologie et technique.
Mais la technologie conduit au glissement du savoir pratique vers l’acquisition de
nouvelles connaissances (parfois très théoriques), d’où l’accroissement du nombre
d’ingénieurs et de techniciens capables de les assimiler pour transférer ensuite tous ces
savoirs à des agents plus opérationnels pour retourner à la création et au développement
de nouvelles connaissances. C’est donc une vision de l’homme au travail dans un
monde qui n’est plus celui de l’artisan d’autrefois, mais dont l’esprit marque toujours
les représentations. La technologie permet de fonder le monde sur la rationalité
scientifique. La technologie canalise et, par conséquent, contraint de plus en plus
l’action. Comme elle interagit avec l’agent, elle pose le problème du sens de son action
et de l’éthique.
De façon métonymique, la technologie indique la référence à des « objets techniques »
susceptibles de la matérialiser. L’objet technique est donc porteur d’un modèle qui
structure l’ensemble des pratiques, des idées, des concepts, des manières d’être de
l’agent et par lesquels il peut se sentir parfois remis profondément en cause (cf. les
premières machines à vapeur dans les ateliers, les premiers hauts-fourneaux, les
premiers robots, etc.). La machine a présenté la caractéristique d’être à la fois un
« objet plein », général et un objet particulier (une machine particulière comme un
robot), car penser un système technologique ne peut pas impliquer d’envisager toutes
ses manifestations. Certaines sont plus importantes que d’autres. Ce sont les objets les
plus importants qui incarnent la technologie et qui pèsent sur les représentations.
Rappelons que T. de Montbrial25
signale que le mot d’ingénieur vient de l’ancien
français engeignor, dérivé de « engin » d’après le latin ingenium. Il véhicule le double
sens de talent, d’intelligence, d’adresse, voire de ruse, et celui d’instrument ou de
machine, machine de guerre à l’origine. Le même mot est utilisé pour désigner l’activité
d’Archimède, de Léonard de Vinci, de Vauban, ou celle du cadre qui dirige l’exécution
de grands travaux. L’ingénieur doit domestiquer la matière pour le service des
Hommes. Scientifique parce qu’il lui faut comprendre les lois de la nature, il est aussi
organisateur et économiste. Organisateur, car l’exécution des grands ouvrages est un
travail essentiellement collectif. Économiste car toute réalisation humaine résulte d’un
arbitrage entre une utilité et un coût. L’ingénieur se situe à la fois sur le plan des choses
et sur celui des êtres. Physicien au sens de Diderot, celui qui « connaît et qui étudie la
nature, qui rend raison de ses effets », l’ingénieur, lorsqu’il atteint les sommets de son
art, doit maîtriser non seulement l’économie, c’est-à-dire la science de l’utilisation
optimale des ressources rares, mais aussi la sociologie, c’est-à-dire l’étude objective des
faits humains et sociaux au sens de F. Le Play et d’E. Durkheim. Homme de synthèse,
25
T. de Montbrial, « Discours pour les 200 ans de l’Ecole Polytechnique », 1994.
Yvon PESQUEUX
24
penseur et acteur donc stratège, l’ingénieur au sens le plus élevé est nécessairement
cultivé. Inculte, le sujet le plus doué perd le sens des proportions, de la mesure, des
valeurs et des finalités. C’est un équilibre de qualités qui fait un grand ingénieur. Plus
qu’un technicien accompli, ou plutôt différemment, l’ingénieur ainsi entendu est surtout
« poly-technicien ».
L’ambiguïté du terme « technologie » vient aussi de son acception américaine
(traduction est aussi réinterprétation !), de la même manière, les techniques (en
américain) indiquent les « plats » protocoles de procédures. Or on utilise aujourd’hui
outre-Atlantique le terme de technologie pour celui de forme technique avancée. Et
pourtant, tout comme pour le projet d’origine de l’École Polytechnique, celui du MIT
(Massachusets Institute of Technology) était d’assurer l’enseignement et le
développement des techniques de type ingénierique (être capable de concevoir et de
modéliser) et, de façon transversale, de contribuer à la genèse et à l’enrichissement de la
technologie (au sens où L. Sfez emploie ce terme). Mais, pour ce qui concerne la mise
en oeuvre, les Américains ont plutôt tendance à utiliser le terme le « génie »
(engineering) qu’ils nous ont emprunté en le réinterprétant. L’idée de « génie » indique
que, pour obtenir une réalisation, il ne s’agit pas seulement d’appliquer une technique
dans la mesure où l’effet d’échelle nécessite de recourir à une méthodologie et des
méthodes. En d’autres termes, produire de l’aspirine (ou des explosifs) en masse est
aussi s’organiser pour les produire. C’est donc bien ainsi que l’organisation entre en
ligne de compte.
Pas étonnant donc que F. W. Taylor, ingénieur, ait fait œuvre d’organisation avec le
concept (technologique) d’organisation scientifique du travail dont les méthodes servent
de référence à la genèse d’un génie industriel. L’ingénierie est une activité : elle ne
s’identifie pas uniquement à un savoir, à un domaine technique, à une fonction, à un
attribut de la catégorie sociologique des ingénieurs, lié à leur adaptabilité, à leur
mobilité ou à toute autre caractéristique. Elle est une activité précise et identifiée. Le
terme de « sciences de l’ingénieur » ouvre donc le champ conceptuel des sciences à
l’idée de science appliquée, où modèle scientifique et champ d’application
interagissent. Les phases et activités de l’ingénierie sont définies dans les différentes
méthodologies de développement des produits (européennes et américaines) et
recouvrent les activités suivantes : spécification qui est l’activité consistant à définir les
exigences et les caractéristiques attendues du produit, conception qui est l’élaboration
des solutions visant à satisfaire les exigences spécifiées, développement qui est la mise
en œuvre des solutions, validation qui est la qualification de la réalisation et la
vérification que la solution fournit les résultats conformes aux exigences. De
nombreuses définitions figurant dans les dictionnaires spécialisés, ainsi que différentes
communications ministérielles décrivant les fonctions communément attribuées aux
ingénieurs, mettent l’accent, par ailleurs, sur les activités de gestion, (conduite de
projet, coordination, etc.), et privilégient même parfois cet aspect. On retrouve ainsi un
projet finalement identique à celui de la norme.
Donc, en ce qui concerne le domaine de l’organisation, la conception et la réalisation de
systèmes sont des activités anciennes. C’est cependant F. W. Taylor qui a accompli une
avancée décisive lorsqu’il formalisa l’OST, qui repose sur trois principes : l’utilisation
maximale de l’outil, la suppression des mouvements inutiles, la séparation des tâches de
conception, de préparation et d’exécution, projet que l’on retrouve aussi largement au
Yvon PESQUEUX
25
cœur de la norme ISO 9001. L’OST n’est pas seulement un ensemble de principes, une
simple méthode ou un mode d’organisation, elle est aussi un système technique et
opérationnel et même un projet de société. L’organisation taylorienne est un système
complet qui utilise non seulement des outils et des techniques (feuilles d’instruction,
gammes opératoires, etc.), mais aussi des méthodes (pour l’ordonnancement, la
planification, etc.), ainsi qu’une structure organisationnelle séparant le support
fonctionnel, la maîtrise et les agents d’exécution. De nombreuses générations de
chercheurs, universitaires et ingénieurs ont participé, pendant plusieurs décennies, à
l’élaboration et à l’amélioration du système taylorien, suscitant d’innombrables travaux
et publications et créant de nouveaux métiers. Le système taylorien est complet,
reproductible et transposable au point qu’il a été mis en place dans la plupart des
grandes entreprises. Il a créé une demande immense en nouveaux systèmes et a ouvert
la voie à une palette variée de spécialités en ingénierie d’entreprise : la gestion de
production, l’automatisation, la sécurité, la logistique, la maintenance, etc.
Pour leur part, les relations « technologie – organisation » reposent sur les trois postures
suivantes : le déterminisme technologique, l’impératif organisationnel et la perspective
de l’émergence.
Dans le cadre du déterminisme technologique, les choix organisationnels ne sont pas
considérés comme un choix conscient, mais comme le fait de contraintes externes que
l’agent connaît peu et contrôle faiblement, l’organisation étant le produit de la
technologie. Mais il existe une version douce de ce même déterminisme, qui est souvent
celui qui est mis en avant quand on parle de contingence technologique qui ferait
« qu’on ne puisse pas faire autrement ! ».
L’impératif organisationnel repose sur la perspective inverse : la structure
organisationnelle est décidée en fonction des intentions de ses concepteurs, d’où son
indépendance par rapport à la technologie et les choix supposés des moyens appropriés.
Dans le contexte de la perspective émergente, il n’y a pas de déterminisme
technologique ou organisationnel, mais une interaction de ces deux thèmes avec le
contexte social. Cette perspective est sociotechnique et ne s’inscrit pas sur l’utopie
d’une « table rase ». Il y avait toujours quelque chose avant, dont il subsiste le plus
souvent des pans entiers.
Il en va de l’outil pour la technique comme de l’objet technique pour la technologie. La
technique indique la référence à des outils susceptibles de la matérialiser. On retrouve là
l’« effet zoom » déjà mentionné plus haut. L’outil est donc porteur du modèle qui
structure l’ensemble des pratiques dont il peut faire l’objet. L’outil est un objet concret,
particulier, mais à vocation générale, métonymie de la technique à laquelle il
correspond, car penser la technique n’exige pas de penser toutes ses manifestations.
Certaines sont plus importantes que d’autres et ce sont les outils les plus importants qui
incarnent les techniques. On pourrait, à titre d’exemple, mentionner le cas des
nombreux outils de gestion de la qualité pouvant être considérés comme des outils
représentatifs du rapport au temps propre à une organisation.
Il est alors possible de considérer le modèle organisationnel de la qualité à partir de la
technologie vue comme étant d’abord un ensemble d’outils de gestion, d’où la référence
Yvon PESQUEUX
26
au concept de technologie pour en rendre compte. De la même manière, on trouve là un
exemple de passage du concept de technologie à la notion d’organisation. Dans une
première définition apportée par J.-C. Moisdon26
et reprise par A. David27
, on peut
considérer l’outil de gestion comme « toute formalisation de l’activité organisée, (…),
tout schéma de raisonnement reliant de façon formelle un certain nombre de variables
issues de l’organisation et destiné à instruire les divers actes de la gestion ». Il y a
donc, comme le souligne l’auteur, l’idée d’amplification des activités humaines. Pour
les organisations, les outils de gestion reposent sur le postulat implicite de leur
existence comme réponse à des besoins. L’outil de gestion est construit à partir de
théories et de modèles propres à l’organisation qui pourrait alors être considérée comme
un substrat technique, une philosophie de l’action gestionnaire et une vision simplifiée
des relations, comme on le voit avec un modèle organisationnel de la qualité.
Il est alors possible de reprendre la typologie des rôles des outils de gestion de A.
Hatchuel & B. Weil28
pour les appliquer au modèle organisationnel de la qualité :
- C’est une instrumentalisation qui a pour but de stabiliser le fonctionnement des
organisations en limitant les biais cognitifs et en normant les comportements des
agents organisationnels ;
- C’est un mode d’investigation des déterminants essentiels de l’activité dans la
mesure où l’outil ne capture pas la « réalité » de l’organisation, mais constitue un
cadre de référence. Il représente, de façon plus ou moins éloignée, les processus de
coordination, la segmentation de l’organisation et ses procédures d’évaluation et
joue un nouveau rôle de révélateur des éléments déterminants de l’activité
organisée ;
- C’est un accompagnement du changement car le maintien d’un ancien outil permet
de révéler l’incohérence de la structure organisationnelle et la nécessité d’adopter de
nouveaux outils qui peuvent alors être le support d’une dynamique collective. Ces
nouveaux outils peuvent être le support d’une construction collective à travers le
phénomène d’apprentissage qu’il permet. Avec le changement induit par
l’implantation et l’articulation des agents autour de l’outil, on se retrouve au-delà
des règles du jeu initial pour produire de nouveaux savoirs facteurs de la
métamorphose des agents ;
- C’est un élément de renouveau car l’outil peut conduire à transformer des savoirs
techniques de base de l’organisation.
Les agents composent leurs comportements pour effectuer les activités à partir des
outils qui peuvent donc intervenir pour permettre la construction d’une représentation
collective des enjeux et problèmes. L’outil peut enfin être le lieu de mise en commun
des différents savoirs avec des boucles de rétroaction entre les résultats et les pratiques
pour permettre le fonctionnement organisationnel. Ainsi en va-t-il avec les outils de
gestion de la qualité.
Au regard des outils de gestion dont il est question avec le modèle organisationnel de la
qualité, on peut donc affirmer qu’il s’agit alors de technologie et que la technologie est
bien un des facteurs constitutifs d’un modèle organisationnel de la qualité.
26
J.-C. Moisdon, Du mode d’existence des objets techniques, SeliArlan, Paris, 1997. 27
A. David, « Outils de gestion et dynamique du changement », Revue Française de Gestion, septembre -
octobre 1998. 28
A. Hatchuel & B. Weil, L’expert et le système, Economica, Paris, 1992.