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1 UNE CONTINUITE INCERTAINE : SAUSSURE, HJELMSLEV, GREIMAS. 1. PREALABLES Nous vivons ici quelques-uns, à des titres divers, un moment particulier, précieux, celui qui sépare encore la mémoire personnelle de l'histoire. Or il n'y pas nécessairement inclusion ou emboîtement entre les deux points de vue. L'histoire opérera comme elle le fait toujours : en ra- botant, en lissant, et produira une ordonnance sans faille : Saussure Hjelmslev Greimas. Il y aura certes quelques thésards qui, en relisant les textes de près à la manière sans doute des moines du Moyen Âge, viendront nuancer cette continuité, mais comme personne ne les lira, en dehors peut-être des membres du jury, cette remise en cause restera très limitée. Or la notion même d'histoire comporte une part inévitable d'illusion. L'histoire dans la société moderne, à l'instar du mythe pour mainte société, se présente comme une entreprise de fondation. L'abus actuel de termes comme fondement, fondation, fondamental l'indique assez ; il est volontiers parlé d'acquis et d'héritage. L'illusion consiste en ceci que ce n'est pas le premier discours qui fonde, ou fonderait, le second, mais bien ce second discours qui instaure le premier comme premier ! La succession est fallacieuse. Cette illusion n'est pas la seule. Supposons cependant le point précédent accordé. L'œuvre des fondateurs est considérée comme un bloc homogène, ou bien comme une pelote telle que si l'on tire un fil, tout le reste suivrait. Le nom propre fonctionne, sans précautions, comme un métonyme de l'œuvre, tellement que l'énoncer, c'est du même coup convoquer l'œuvre tout entière. Mais si nous envisageons d'abord Saussure, nous pouvons décliner : • l'auteur du Mémoire sur le système primitif des voyelles en indo-européen ; • le “non-auteur” du CLG ; • l'auteur des manuscrits publiés par R.Engler et S. Bouquet ; • l'auteur de recherches bizarres portant ici sur les “anagrammes” dans certaines poésies latines, là sur les Niebelungen ; Sans parler de l'adolescent qui, à l'âge de quinze ans, rédigeait un Essai pour réduire les mots du Grec, du Latin et de l'Allemand à un petit nombre de racines ! Nous tournant vers Hjelmslev, nous recensons sans prétendre à l'exha ustivité : • l'auteur des Prolégomènes à une théorie du langage ; • l'auteur du Résumé d'une théorie du langage, comparable pour l'instant au Chef-d'œuvre inconnu de Balzac... • l'auteur des études de linguistique théorique et appliquée, accessibles en français grâce aux efforts de Fr.Rastier.

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  • 1UNE CONTINUITE INCERTAINE :

    SAUSSURE, HJELMSLEV, GREIMAS.

    1. PREALABLES

    Nous vivons ici quelques-uns, des titres divers, un moment particulier, prcieux, celui quispare encore la mmoire personnelle de l'histoire. Or il n'y pas ncessairement inclusion ouembotement entre les deux points de vue. L'histoire oprera comme elle le fait toujours : en ra-botant, en lissant, et produira une ordonnance sans faille : Saussure Hjelmslev Greimas. Il yaura certes quelques thsards qui, en relisant les textes de prs la manire sans doute des moinesdu Moyen ge, viendront nuancer cette continuit, mais comme personne ne les lira, en dehorspeut-tre des membres du jury, cette remise en cause restera trs limite.

    Or la notion mme d'histoire comporte une part invitable d'illusion. L'histoire dans lasocit moderne, l'instar du mythe pour mainte socit, se prsente comme une entreprise defondation. L'abus actuel de termes comme fondement, fondation, fondamental l'indique assez ; ilest volontiers parl d'acquis et d'hritage. L'illusion consiste en ceci que ce n'est pas le premierdiscours qui fonde, ou fonderait, le second, mais bien ce second discours qui instaure le premiercomme premier ! La succession est fallacieuse.

    Cette illusion n'est pas la seule. Supposons cependant le point prcdent accord. L'uvre desfondateurs est considre comme un bloc homogne, ou bien comme une pelote telle que si l'ontire un fil, tout le reste suivrait. Le nom propre fonctionne, sans prcautions, comme un mtonymede l'uvre, tellement que l'noncer, c'est du mme coup convoquer l'uvre tout entire. Mais sinous envisageons d'abord Saussure, nous pouvons dcliner :

    l'auteur du Mmoire sur le systme primitif des voyelles en indo-europen ; le non-auteur du CLG ; l'auteur des manuscrits publis par R.Engler et S. Bouquet ; l'auteur de recherches bizarres portant ici sur les anagrammes dans certaines posies

    latines, l sur les Niebelungen ;Sans parler de l'adolescent qui, l'ge de quinze ans, rdigeait un Essai pour rduire les

    mots du Grec, du Latin et de l'Allemand un petit nombre de racines !Nous tournant vers Hjelmslev, nous recensons sans prtendre l'exhaustivit :

    l'auteur des Prolgomnes une thorie du langage ; l'auteur du Rsum d'une thorie du langage, comparable pour l'instant au Chef-d'uvre

    inconnu de Balzac... l'auteur des tudes de linguistique thorique et applique, accessibles en franais grce

    aux efforts de Fr.Rastier.

  • 2Greimas est trop prs de nous encore pour que nous tentions une semblable distribution.Nous nous contenterons de signaler la courbe trange de son parcours inaugur par un gestepuissant d'exclusion et se terminant par la rintroduction progressive de ce qui avait t exclu,mais les projections et les introjections, pour user de la terminologie freudienne, ne vont pas sansconsquences.

    Comme il n'existe pas de discours candide, il nous incombe de dclarer le point de vue quiest le ntre. Dans le point de vue, il est possible de reconnatre un syncrtisme rsolublecomposant un intrt du ct du sujet et une tranget du ct de l'objet. Notre intrt concernele discours, ou plutt les discours : le sujet est, mme quand il s'exclame ! un sujet discourantet, pour paraphraser R.Queneau, ce sujet volubile, on ne peut que redire : tu discours, tudiscours, c'est tout ce que tu sais faire. Quant l'tranget, elle ressort de la varit mme desdiscours et instruit deux interrogations : comment un discours se fait-il reconnatre comme teldiscours singulier ? quelles sont les matrices figurales qui garantissent cette singularit ?

    Enfin, cet expos se veut dlibrment philologique, c'est--dire qu'il entend couter lestextes. Et pour ce faire, il convient d'opposer au programme de dcontextualisation, d'extraction,qui conduit citer tel fragment, un contre-programme de recontextualisation qui rappelle lesnoncs attenants. Parce que l'accent est dans le plan du contenu aussi dterminant que dans leplan de l'expression, citer, c'est presque toujours trahir. La citation fait connatre celui qui cite aumoins autant que celui qui est cit1.

    Notre tude respectera l'ordre chronologique et envisagera d'abord la relation de Hjelmslev Saussure.

    2. LA TRAHISON HJELMSLEVIENNE

    Les affirmations exprimant l'allgeance Saussure ne manquent pas dans l'uvre deHjelmslev et nous nous limiterons celle qui figure dans le premier chapitre des Prolgomnes, onlit notamment que Un seul thoricien mrite d'tre cit comme un devancier : le Suisse Ferdinandde Saussure..

    2.1 une continuit revendiqueLe tour phrastique n'est pas ngliger, puisque le rappel de la nationalit de Saussure donne

    penser que sa notorit tait loin d'tre l'poque ce qu'elle est aujourd'hui. Mentionnons aupassage que cette exclusivit n'est pas exempte d'injustice pour Humboldt puisque, si l'on en croitCassirer, il semble que Humboldt ait entrevu, avec les termes qui sont les siens et ceux de sonpoque, la pertinence de la distinction entre forme et substance qui fait prcisment le principalmrite de Saussure aux yeux de Hjelmslev2.

    1 propos de la citation, cf. l'tude d'H. Qur, Effet co-, effet trans- : usages de la citation, in Intermit-

    tences du sens, Paris, P.U.F., 1992, pp. 87-99.2 E. Cassirer, La philosophie des formes symboliques, tome 1, Paris, Les Editions de Minuit, 1985,

    pp. 107-111.

  • 3Hjelmslev s'adresse apparemment l'auteur du CLG, mais son gard les loges alternentavec les rserves : Saussure est approuv quand il distingue la forme de la substance, maiscritiqu quand il admet l'existence d'une autonomie et d'une prsance de la substance l'gardde la forme : Dans une science qui vite tout postulat non ncessaire, rien n'autorise faire pr-cder la langue par la substance du contenu (pense) ou par la substance de l'expression(chane phonique) ou l'inverse, que ce soit dans un ordre temporel ou dans un ordre hi-rarchique3

    Il convient de marquer avec fermet que les allusions de Hjelmslev au CLG se limitentpratiquement la phrase conclusive et nigmatique : Autrement dit, la langue est une formeet non une substance (voir p.157) 4. Cette phrase est couramment dcontextualise, ce quisemble indiquer que son vidence serait telle qu'elle se suffirait elle-mme. Nous n'en croyonsrien comme nous nous efforcerons de le montrer par la suite et nous estimons que l'extraction decette phrase hors de son contexte, opration qui l'assimile une devise, permet chacun de luifaire dire peu prs ce qu'il souhaite. D'o la ncessit d'un retour au texte, c'est--dire aucontexte. Hjelmslev garde comme constance concentrique dfinitionnelle le couple saussurien,mais propose une terminologie diffrente, la sienne propre : On peut, en accord avec Saussure,appeler forme la constante (la manifeste) d'une manifestation. Si la forme est une langue, nousl'appelons schma linguistique. Toujours en accord avec Saussure, on peut appelersubstance la variable (la manifestante) d'une manifestation ; nous appellerons usagelinguistique une substance qui manifeste un schma linguistique5

    Malgr ces dclarations d'allgeance l'gard de l'auteur du CLG, le vrai Saussure reste,aux yeux du fondateur de la glossmatique, celui du Mmoire. Dans le dernier chapitre del'ouvrage intitul Le langage, Hjelmslev voque la dcouverte saussurienne, mais en la situantdj dans la perspective de l'autonomie de la forme l'gard de la substance : Elle [ladcouverte de Saussure] a pour caractristique, d'une part, de considrer les formules communescomme un systme et d'en tirer toutes les consquences, et, d'autre part, de ne pas leur confrerd'autre ralit que celle-ci, par consquent de ne pas les considrer comme des sonsprhistoriques, avec une prononciation dtermine, qui se seraient transformes par degrs pourdonner les sons des diverses langues indo-europennes6. Il nous semble que Hjelmslev soit leseul s'tre inquit de la relation entre le Mmoire et le CLG, puis avoir rpondu parl'affirmative la question de savoir si le CLG continuait ou non le Mmoire. La dcouvertesaussurienne consiste dans la reconnaissance d'une identit fonctionnelle indpendante de sesconstituants phontiques : l'alternance long/bref n'est pas une saillance ou un contraste perceptif,justifi, puis par son effet mme, mais un produit : Ce qui est arriv ici, c'est qu'on a tablil'galit entre une grandeur algbrique et le produit des deux autres, et cette opration rappelle

    3 L. Hjelmslev, Prolgomnes une thorie du langage, Paris, Les Editions de Minuit, 1971, p. 68.4 F. de Saussure, Cours de linguistique gnrale, Paris, Payot, 1962, p. 169.5 L. Hjelmslev, Prolgomnes une thorie du langage, op. cit., pp.134-135. Cf. galement l'tude intitule

    Langue et parole, in Essais linguistiques, Paris, Les Editions de Minuit, 1971, pp. 77-89.6 L. Hjelmslev, Le langage, Paris, Les Editions de Minuit, 1969, p. 163.

  • 4l'analyse par laquelle le chimiste identifie l'eau un produit d'oxygne et d'hydrogne7. Il estindubitable que Hjelmslev, et lui seul, est en mesure de rendre compte de la solution de continuitdrastique que Saussure entrevoit dans les Manuscrits : (...) les termes de PHONOLOGIE et dephontique ne peuvent donc non seulement pas se confondre, mais pas mme s'opposer 8.

    Nous pouvons maintenant prciser notre propos : il n'y a pas lieu de rechercher dans quellemesure Hjelmslev continuerait ou non le CLG puisque telle n'est pas son ambition ; cette ques-tion est dpourvue de pertinence. Par contre, nous devons rechercher si la rflexion de Hjelmslevse maintient bien dans le courant de pertinence conceptuelle inaugur par le Mmoire, puisque cetteintention est affiche par le fondateur de la glossmatique.

    Nous carterons le point de la bonne ou de la mauvaise foi, puisque la place qui est la ntrela question est indcidable. En prsence des concepts objectivs, nous croyons tre en prsenced'une trahison et d'une incomprhension de la pense de Saussure, d'une solution de continuitdont nous allons nous efforcer de prendre la mesure. Prcisons d'entre que l'expression de lapense chez Saussure nous semble en retrait sur son contenu, et que la littralit, apprhendecomme degr zro de l'interprtation, conduit ici au contresens.

    2.2 une continuit en dfautQuand des thories parviennent s'inscrire dans la dure, c'est--dire quand elles ont russi

    intresser plusieurs gnrations successives, ce qui est le cas de la linguistique, on constateque ces thories sont attaches, peut-tre captives d'objets plus russis que d'autres. Au dpart,peut-tre par fascination ou imprgnation, mais bientt en droit parce que ces objets deviennent desinstruments spirituels permettant de voir, de bien voir. Dans le cas de Saussure et deHjelmslev, c'est la syllabe qui a occup cette place.

    En premier lieu, si le titre mme du Mmoire focalise le concept de voyelle, le trajetintellectuel suivi le dirige vers la syllabe et singulirement vers cette page 184 du Mmoire,probablement clef de vote de l'ouvrage, laquelle nonce les lois des racines en indo-europen,c'est--dire des syllabes bnficiant de la frappe accentuelle :

    Appelons Z tout phonme autre que a1 et a2. On pourra poser cette loi : chaque racinecontient le groupe a1 + Z.

    Seconde loi : sauf des cas isols, si a1 est suivi de deux lments, le premier est toujoursune sonante, le second toujours une consonne.

    Exception. Les sonantes A et O peuvent tre suivies d'une seconde sonante. (...)9 Nous sommes persuad que cette page a vivement impressionn, dans l'acception photogra-

    phique du vocable, Hjelmslev et qu'elle a lgitim l'algbrisme comme modle et servi de caution l'effort en vue dalgbriser, autant que faire se peut, les donnes linguistiques. Et pour n'en don-ner qu'un exemple, elle explique la prfrence de Hjelmslev pour le rseau au dtriment de la

    7 Op. cit., p. 166.8 F. de Saussure, Cours de linguistique gnrale, Wiesbaden, O. Harrassowitz, fascicule 1, 1967, p. 91.9 F. de Saussure, Mmoire sur le systme primitif des voyelles dans les langues indo-euroepennes, Leipzig,

    G. Olm, 1968, p.184.

  • 5hirarchie, parce que le rseau saisit les termes simultanment tandis que la hirarchie opresuccessivement10. Elle explique sans doute galement l'hsitation sensible dans les Prolgo-mnes, mais inattendue dans un ouvrage aussi matris, propos du concept de fonction :Nous avons adopt ici le terme de fonction dans un sens qui se situe mi-chemin entre son senslogico-mathmatique et son sens tymologique, ce dernier ayant jou un rle considrable danstoutes les sciences, y compris la linguistique. Le sens o nous l'entendons est formellement plusvoisin du premier, sans pourtant lui tre identique. C'est prcisment d'un tel concept mdiateurdont nous avons besoin en linguistique11. Hjelmslev ne mnage pas ses efforts pour tablir queles deux acceptions sont conciliables. Ainsi il se montre soucieux de ramener les proccupations deSaussure aux siennes : Tout parat indiquer que Saussure reconnat la priorit des dpendancesdans la langue. Il cherche partout des rapports, et il affirme que la langue est forme et non sub-stance12. Le dsarroi de Hjelmslev est lisible dans la texture mme de la phrase qui procde parsimple juxtaposition : la linguistique du dix-neuvime sicle n'a-t-elle pas reconnu la la prioritdes dpendances dans la langue ? [cherch] des rapports partout ? sans pour autant postulerque la langue est forme et non substance.

    Mais surtout la mdiation entre le sens logico-mathmatique et le sens tymologique de-meure problmatique, dans la mesure o Hjelmslev catalyse partir du sens tymologique unsens catgoriel qui va devenir le pivot de sa thorie du langage : Nous pourrons dire qu'unegrandeur l'intrieur d'un texte ou d'un systme a des fonctions donnes et nous approcher ainside l'emploi logico-mathmatique, en exprimant par l : premirement que la grandeur considreentretient des dpendances ou des rapports avec d'autres grandeurs, de sorte que certaines gran-deurs en prsupposent d'autres, et deuximement que, mettant en cause le sens tymologique duterme, cette grandeur fonctionne d'une manire donne, remplit un rle particulier, occupe uneplace dans la chane13. Il est clair que Hjelmslev tient cet emploi logico-mathmatique,mais aussi que le passage de cet emploi la conception de la linguistique dfinie comme sciencedes catgories suppose pour les smioticiens la smiosis et pour la thorie des catastrophes uneopration de schmatisation, mais la premire comme la seconde prsentent le dfaut d'interveniraprs-coup.

    Or la force de cette proccupation chez Hjelmslev ne peut tre comprise, nous semble-t-il,qu' partir de la vision saussurienne de la syllabe, que nous devons maintenant rsumer.L'obsession saussurienne le terme est de mise consiste placer, pistmologiquement parlant,le fait, ici la syllabe, dans la dpendance d'un faire, sous le contrle de la syllabation,puisque, selon lui, la syllabation est pour ainsi dire le seul fait qu'elle [la langue dans le plan del'expression] mette en jeu du commencement la fin14. et que : [Q]uiconque professe une

    10 L. Hjelmslev, Corrlations morphmatiques, in Nouveaux essais, Paris, P.U.F., 1985, pp. 49-50.11 L. Hjelmslev, Prolgomnes une thorie du langage, op. cit., pp.49-50.12 Ibid., p. 37.13 Ibid., p.50.14 F. de Saussure, Principes de phonologie in Cours de linguistique gnrale, op. cit., p. 79.

  • 6opinion dtermine sur u consonne et u voyelle sans avoir par-devers soi une vue parfaitementnette et prcise sur la syllabe parle en l'air15.

    Plonge dans la terminologie actuelle, la syllabation apparat comme une dynamique sous-ja-cente, nanmoins pour Saussure : accessible, laquelle engendre, par son dploiement mme, lescatgories constitutives de la syllabe, savoir le point vocalique et la frontire de syllabe : lapremire dgage le rle crucial de l'accent, et plus gnralement de l'intensit ; la seconde seg-mente la chane phonique en syllabes : si l'on convient de voir dans l'aspectualisation une dcisionsur les limites, alors la syllabation, l'instar des bons fonctionnements smiotiques quand ilssont bien dcrits, prsente une composante aspectuelle, et l'on sait que pour l'auteur du CLG,une entit est connue quand elle est dlimite.

    Cette dynamique est diffrentielle, c'est--dire qu'elle a pour ressort le jeu des implosions etdes explosions ; elle est cratrice de saillances acoustiques, c'est--dire de qualits ; enfin, ellevite l'exclusive en ajoutant une combinatoire, mme si les combinaisons d'une explosion oud'un silence avec une implosion paraissent dtenir un avantage certain.

    Hjelmslev conserve la syllabe comme palier essentiel, privilgi de l'analyse de la ligne del'expression, mais sans retenir ces ressorts, cette morphogense que Saussure s'est acharn mettre en vidence dans les Principes de phonologie et dans les manuscrits. Tandis que Saussureavance une conception gnrative, une potique immanente de la syllabe, Hjelmslev entend ne pasaller au-del d'une conception dmarcative autorise autant que borne par la pratique de la com-mutation une conception stnographique de la syllabe. Mais l'interrogation pertinente doit re-monter par paliers au-del de ce constat :

    le premier palier est structural : pour Saussure, il est clair que les deux approches taientlies par prsupposition, que les qualits syllabiques taient des accidents des quantits ; pourHjelmslev, le jeu des qualits n'tait pas tributaire de l'effervescence accentuelle et plosive ;

    le second palier est axiomatique et met en jeu le rapport entre forme et substance, maisl'intelligibilit de ce couple n'est pas la mme pour Saussure et Hjelmslev : ce dernier a pens debonne foi que ce couple tait fond sur la ngativit, et le Mmoire autorise de fait cette inter-prtation, tandis que pour Saussure il est fond sur l'altrit. Autrement dit, l'analyse laquelleHjelmslev ne mnage pas son admiration,16 a d paratre Saussure au fil du temps non pas in-complte, mais inacheve.

    On n'a pas suffisamment relev que le Mmoire comportait galement un bref aveu d'incom-prhension : Qu'est-ce qui dtermine la place de l'accent ? Voil le point qui nous chappe com-pltement. Le ton opte pour le suffixe ou pour la racine, nous devons nous borner constater pour

    15 F. de Saussure, Cours de linguistique gnrale, Wiesbaden, O. Harrassowitz, fascicule 4, 1974, p. 30.16 Justement parce que Saussure considre les formules comme un systme et, en plus, comme un systme

    libr de dterminations phontiques concrtes, bref comme une pure structure, il est amen dans cette uvre ap-pliquer la langue originelle indo-europenne elle-mme, citadelle pourtant des thories sur la transformation dulangage, les mthodes qui seront exemplaires pour l'analyse de tout tat linguistique, et qui peuvent servir de modle qui veut analyser une structure linguistique. (Le langage, op. cit., p. 163)

  • 7chaque formation le choix qu'il a fait17. L'achvement que nous croyons discerner porte sur leconcept de troisime dpendance qui apparat dans les manuscrits, et que nous allons nousattacher prciser maintenant. Si, comme le pensait Bachelard, le dveloppement du savoir n'estqu'une longue rectification des positions antrieures, alors la rflexion de Saussure dut tre pourlui-mme une rvision non dchirante, mais se prsente pour nous, plac plus loin dans la dure,comme une critique anticipe de bien des dveloppements ultrieurs, c'est--dire actuels de lalinguistique.

    2.3 la prsupposition rciproque en questionSouvent, dans les textes de Hjelmslev et de Greimas, pour traiter une difficult pineuse,

    deux solutions sont proposes : l'une qui consiste dclarer qu'elle est du ressort de l'ontologiepour Hjelmslev, du ressort de la philosophie pour Greimas ; l'autre qui consiste mettre en avant, dgainer une relation de prsupposition rciproque abrgeant la rflexion. Or la lecture destextes de Saussure suggre que la prsupposition rciproque est moins une rponse qu'une vraiequestion18, qu'elle emporte un cercle vicieux. C'est prcisment propos de la structure syllabiqueque la prsupposition rciproque est dnonce.

    Saussure s'interroge sur les titres galement valides de l'accent et de la sonante rendrecompte de la structure syllabique : (...) Le seul point de la thorie qui aurait le caractre d'uneexplication, et non plus d'une constatation, c'est que les sons ont la fonction smantiquequand ils reoivent l'accent syllabique. Voil qui pourrait nous donner un point dedpart sur ce qu'est une syllabe, effet acoustique.

    Mais c'est bien l le dernier sujet sur lequel une clart quelconque [existe], part ce fait qu'ily a toujours une sonante dans chaque syllabe, de sorte que la syllabe dpend de la sonante et que lasonante dpend de la syllabe, sans que rien permette de briser sur un point quelconque ce cerclevicieux19

    Le cercle, qualifi ou non de vicieux, consiste dfinir les fonctifs par leur seule rciprocit,tellement que le salut rside dans le rtablissement du contrle de la fonction sur les fonctifs qui lamanifestent : Il provient d'une dpendance commune de ces deux termes vis--vis d'un troi-sime mis en vidence plus haut, la succession des implosions et des explosions : si on a toujoursune sonante pour une syllabe, c'est que chaque commencement de chanon implosif donne l'im-pression, et chaque fin [celle de la syllabe]. 20

    17 F. de Saussure, Mmoire sur le systme primitif des voyelles dans les langues indo-euroepennes, op. cit.,

    p. 235.18 Selon P.Valry : Une science relle n'est pas un systme de rponses. Au contraire c'est un systme de

    problmes qui demeurent toujours ouverts. Les axiomes fondamentaux d'une science sont les dterminations par-tielles des problmes. (in Cahiers, tome 2, Paris, Gallimard, coll. La Pliade, 1974, pp. 833-834).

    19 F. de Saussure, Cours de linguistique gnrale, Wiesbaden, O. Harrassowitz, fascicule 1, 1967, p. 139. Demme :"Observation. Le desideratum initial tait que l'on dfint ou la syllabe ou la sonante, de manire sortirpar une voie de la tautologie consistant dfinir l'une par l'autre.

    En ralit, nous voyons maintenant que la dfinition d'une seule

  • 8La situation ne laisse pas d'tre saisissante. Saussure illustre l'avance la dfinitionglossmatique de l'objet : (...) l'objet examin autant que ses parties n'existent qu'en vertu deces rapports ou de ces dpendances ; la totalit de l'objet examin n'en est que la somme, etchacune de ses parties ne se dfinit que par les rapports qui existent, 1) entre elle et d'autres partiescoordonnes, 2) entre la totalit et les parties du degr suivant, 3) entre l'ensemble des rapports etdes dpendances de ces parties21. mais Hjelmslev saisit la structure moins comme un devenirque comme un tat ou, ainsi que le texte le trahit, comme une somme. L'cart qui subsiste entrela conception mrologique de la structure et la conception fonctionnelle de la structure, l'htrog-nit rsiduelle entre les concepts de dpendance et de partie tiennent l'absence de cette cata-lyse audacieuse, ou de cet approfondissement, qui conduit de la syllabe la syllabation, de laforme la formation. Non que le point ne soit parfaitement vu de Hjelmslev : Il y a toujours so-lidarit entre une fonction et (la classe de) ses fonctifs : on ne peut concevoir une fonction sans cestermes, qui ne sont eux-mmes que les points extrmes de cette fonction et, par consquent, in-concevables sans elle22. et propos de la relation correcte poser entre forme et formation :(...) il n'existe pas de formation universelle, mais seulement un principe universel de forma-tion23. mais la syllabation, autrement dit le corrlat local de la formation, n'est pas pos, commedans la pense de Saussure, comme matricielle. Mme si Hjelmslev est d'accord avec Humboldtpour considrer que [l]a synchronie est une activit, une . La synchronie est la thoriedes procds linguistiques. La est le principe le plus lmentaire du langage ; on n'ychappe pas, quel que soit le point de vue adopt.24

    Il nous reste dmontrer que la solution de continuit entre forme et substance n'a pas lamme signification chez Saussure et chez Hjelmslev. Quand Saussure affirme : Autrement dit, lalangue est une forme et non une substance (voir p.157)., il suffit de recontextualiser cetextrait et de convoquer les remarques qui prcdent cette citation devenue emblmatique : Mais lalangue tant ce qu'elle est, de quelque ct qu'on l'aborde on n'y trouvera rien de simple ; par-tout et toujours ce mme quilibre complexe de termes qui se conditionnent rci-proquement25. Dans le mme ordre d'ides, la notion de diffrence a t hypostasie, alorsqu'elle est situe par Saussure dans la dpendance du groupement : Dans la langue, tout revient des diffrences, mais tout revient aussi des groupements. Ce mcanisme, qui consiste dansun jeu de termes successifs, ressemble au fonctionnement d'une machine dont les pices ontune action rciproque bien qu'elles soient disposes dans une seule dimension26. La diff-rence entre Saussure et Hjelmslev est la suivante : tandis que Saussure postule une rciprocitactive, efficiente entre les termes d'un groupe, Hjelmslev se contente d'une relativit discrimina-

    21 L .Hjelmslev, Prolgomnes une thorie du langage, op. cit., p. 36.22 Ibid., p. 66.23 Ibid., p .98.24 L.Hjelmslev, Principes de grammaire gnrale, Copenhague, Host & Son, 1928, (Det Klg. Danske

    Videnskabernes Selskab, Historik-filogiske Meddelelser, XVI, I) p. 56.25 C'est nous qui soulignons.26 F.de Saussure, Cours de linguistique gnrale, op. cit., p. 177. (C'est nous qui soulignons.)

  • 9tive, si bien que Hjelmslev accepte comme mtaphore l'algbrisme, mais non ce mcanismepotique auquel Saussure fait allusion dans les passages dcisifs : (...) un groupe binaire impli-que un certain nombre d'lments mcaniques et acoustiques qui se conditionnent rciproque-ment ; quand l'un varie; cette variation a sur les autres une rpercussion ncessaire qu'on pourracalculer . 27 La syllabe n'est pas une rplique, une reproduction, mais un acte.

    Dans les Principes de phonologie, Saussure distingue une bonne et une mauvaisephonologie. La mauvaise est celle des espces, des sons isols, dcontextualiss, celle quin'accorde pas encore assez d'attention leurs rapports rciproques. La bonne phonologie estcelle des groupes, laquelle traite des combinaisons de phonmes. La premire est pourSaussure quasiment a-linguistique et s'attache dcrire des carts appartenant deux continuum :celui de l'articulation buccale et celui des degrs d'aperture. La comprhension de la diffrenceentre la forme et la substance par les deux penseurs peut tre rendue ainsi :

    Saussure

    Hjelmslev

    forme phonologiedes groupes

    schma, c..d.forme pure

    mdiation syllabation ?

    substance phonologiedes espcescontinuum

    amorphe, nonanalys, mais

    analysable

    Pour Hjelmslev, deux formulations sont possibles : ou bien l'assertion d'une solution decontinuit entre forme et substance : Seules les fonctions de la langue, la fonction smiotiqueet celles qui en dcoulent, dterminent sa forme28. ou bien, comme le laisse entendre la phrasequi suit celle que nous venons de reproduire, le sens, jusqu' un certain point, apparat commeune passerelle entre la forme et la substance : Le sens devient chaque fois substance d'uneforme nouvelle et n'a d'autre existence possible que d'tre substance d'une forme quelconque.

    Dans l'tude intitule Langue et parole, consacre la rsolution de ces questions, Hjelmslevpropose un exemple de description conduite partir de la disjonction radicale entre la forme et lasubstance. Du point de vue formel, la consonne r en franais est ainsi cerne :

    27 F.de Saussure, Principes de phonologie, in Cours de linguistique gnrale, op. cit., p. 79.28 L. Hjelmslev, Prolgomnes une thorie du langage, op. cit., p. 70.

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    D'abord l'r franais pourrait tre dfini 1 par le fait d'appartenir la catgorie desconsonnes, dfinie comme dterminant celle des voyelles ; 2 par le fait d'appartenir la sous-catgorie des consonnes admettant indiffremment la position initiale (soit rue) et la position finale(soit partir) ; 3 par le fait d'appartenir la sous-catgorie des consonnes avoisinant la voyelle (rpeut prendre la deuxime position dans un groupe initial (soit trappe), mais non la premire ; rpeut prendre la premire position dans un groupe final mais non la deuxime) ; et 4 par le faitd'entrer en commutation avec certains autres lments appartenant avec lui ces mmes catgories(soit l).

    Cette dfinition de l'r franais suffit pour fixer son rle dans le mcanisme interne (rseau derapports syntagmatiques et paradigmatiques) de la langue considre comme schma. (...)29

    L'allusion au mcanisme indique que cette description veut s'inscrire dans la perspectivesaussurienne. Du point de vue de la norme, c'est--dire de la langue forme matrielle : (...)l'r franais pourrait tre dfini comme une vibrante, admettant comme variante libre la pro-nonciation de constrictive postrieure30.

    Il n'est pas pertinent de se demander si Saussure et approuv ou non cette description,d'autant que les catgories du vrai et du faux ne sont pas de mise dans le cas d'une descriptionpartielle. Pour mesurer l'embarras devant une telle demande, il est possible de se tourner vers cetteremarque de Saussure propos de l'identit phontique : Ce genre de correspondance sembleau premier abord recouvrir la notion d'identit diachronique en gnral. Mais en fait, il estimpossible que le son rend compte lui seul de l'identit. On a sans doute raison de dire que lat.mare doit paratre en franais sous la forme de mer parce que tout a est devenu dans certainesconditions, par que e atone final tombe, etc. ; mais affirmer que ce sont ces rapports a e, e zro, etc., qui constituent l'identit, c'est renverser les termes, puisque c'est au contraire aunom de la correspondance mare : mer que je juge que a est devenu e, que e final est tomb,etc.31 Si l'on transpose le raisonnement de Saussure, deux remarques se font jour : en premierlieu, sans la norme, le schma serait-il accessible ? en second lieu et a contrario : la norme est-elle mme de rendre compte des singularits schmatiques ? Il est difficile de rpondre affir-mativement et simultanment ces deux questions.

    Mais par ailleurs le passage suivant, il est vrai assez obscur, qui met en doute l'autonomie desentits abstraites, peut tre invoqu contre le schma hjelmslevien : (...) l'essentiel est que lesentits abstraites reposent toujours, en dernire analyse, sur les entits concrtes. Aucune abstrac-tion grammaticale n'est possible sans une srie d'lments matriels qui lui sert de substrat, maisc'est toujours ces lments qu'il faut revenir en fin de compte32.

    29 L.Hjelmslev,Essais linguistiques, op. cit., p. 80.30 Ibid.31 F.de Saussure, Cours de linguistique gnrale, op. cit., p. 249.32 Ibid., p.190.

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    Cet examen aboutit, mais la chose n'tait-elle pas prvisible ? la perplexit. En effet, enprsence de la question : comment une totalit, une tension gnratrice (Valry), une dyna-mique enfante-t-elle les parties qu'elle contrle ? nous relevons trois attitudes thoriques :

    celles qui ne souponnent pas l'existence mme de la question ; celles qui admettent l'existence de la question, mais lui donnent une rponse convenue,

    voire acadmique, qui dans le cas prsent s'en tiennent l'affirmation suivante : comme toutes leslangues possdent des voyelles et des consonnes, la question de fait teint la question de droit :comment la langue s'y prend-elle pour les produire ?

    celles qui prennent la question bras-le-corps.La dmarche de Saussure ressortit indubitablement la troisime attitude. Celle de Hjelmslev

    est malaise situer avec justesse, sinon avec justice : l'attachement de Hjelmslev l'isomor-phisme de la forme de l'expression et de la forme du contenu lui interdisait, nous semble-t-il, unedmarche gnrative risquant de mettre jour des morphogenses distinctes, choix qui l'a conduit s'en tenir la seconde attitude.

    3. L'OPTION GREIMASSIENNE

    Avant que nous examinions la relation de Greimas Hjelmslev, notre sujet nous impose dementionner au moins la relation de Greimas Saussure, mais il n'y a pas lieu de s'attarder particu-lirement sur les rapports de Greimas et de Saussure. L'enseignement du matre de Genve faitl'objet d'un des premiers textes de Greimas, intitul L'actualit du saussurisme33. Il convient derelever que les penses de Saussure et de Merleau-Ponty s'y trouvent dj ! concilies ou r-concilies : C'est dans cette perspective que la linguistique saussurienne saluera avec reconnais-sance les efforts de M.Merleau-Ponty tendant laborer une psychologie du langage o la dicho-tomie de la pense et du langage est abandonne au profit d'une conception du langage o le sensest immanent la forme linguistique et qui, compte tenu du ton tout personnel de l'auteur et deconvergences de pense multiples, parat, bien des gards, comme le prologement de la pensesaussurienne34. Bien des motifs greimassiens s'annoncent en sourdine dans ce texte et le nom deHjelmslev y figure en bonne place. Ajoutons d'un mot que dans, ou ds, Smantique structuralel'nigme de la relation, pour Hjelmslev l'absence de relation, entre la forme et la substancesaussurienne, se trouve simplifie et abrge, puisque Greimas identifie axe smantique etsubstance. Reprenant l'exemple du spectre des couleurs propos par Hjelmslev, Greimas crit :Ces articulations smiques diffrentes - qui caractrisent, bien entendu, non seulement le spectredes couleurs, mais un grand nombre d'axes smantiques - ne sont que des catgorisationsdiffrentes du monde, qui dfinissent, dans leur spcificit, cultures et civilisations. Ds lors, iln'est pas tonnant que Hjelmslev rserve ces articulations du langage le nom de forme ducontenu et dsigne les axes smantiques qui les subsument comme substance du

    33 in Le Franais moderne, n 3, 1956, vol. 24, pp. 191-202.34 Ibid., p. 193.

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    contenu35. Mais, pas plus que Hjelmslev, Greimas n'envisage le comment ? de l'affaire,c'est--dire par quel mcanisme, une substance trouve, accueille, pouse son tempo puisque,toujours en continuit avec l'exemple du spectre des couleurs, le tempo du spectre anglais est plusvif que celui du gallois, puisqu'il compte davantage de termes. Hjelmslev et Greimas restreignentla pertinence l'interdfinition, sans viser,.comme Saussure, l'interaction effective, l'interactionactuelle.

    3.1 pralablesAvant d'examiner la relation de Greimas Hjelmslev, nous aimerions faire tat de deux re-

    marques pralables : en premier lieu, dans le domaine franais, sans le compte-rendu toujours re-marquable d'A. Martinet36, sans les efforts de Greimas et de quelques autres, l'uvre du linguistedanois aurait cess d'tre une rfrence active, productive ; elle aurait droit quelques paragraphesdans les ouvrages, sinon dans les ncrologies universitaires. En second lieu, la place de Hjelmslevest croissante dans la pense de Greimas : dans Smantique structurale, le nom de Hjelmslev estinvoqu de manire assez opportuniste, alors qu'il est prsent dans tous les articles lourds deSmiotique 1, prsent et approuv.

    Indpendamment des raisons proprement spculatives, nous aimerions suggrer lesmotivations plausibles suivantes :

    le recours aux Danois a-t-il permis Greimas de relcher l'treinte des Pragois et dubinarisme37 ? dj dans Smantique structurale, la paire binaire se trouve recouverte par l'hexagonebrndalien, sans que ce recouvrement soit explor puisque, pour le binarisme, le terme simple estrecevable, tandis que pour Brndal, le terme simple doit tre pos comme un cas particulier decomplexit38.

    le texte des Prolgomnes est aussi un discours sans doute en conformit avec l'imagi-naire greimassien, lequel apprcie l'identit entre mthodologie et artisanat sous le signe du savoir-faire, de la programmation, de la recette ; le texte des Prolgomnes est aussi une assomptionsavante de la valeur progressant vers les deux mots par lesquels le livre s'achve : humanitas etuniversitas ;

    35 A.J. Greimas, Smantique structurale, Paris, Larousse, 1966, p. 26 - reprint P.U.F., 198536 A. Martinet, Au sujet des Fondements de la thorie linguistique de Louis Hjelmslev, Bulletin de la

    Socit de Linguistique de Paris, t. 42, I, 1946, pp.19-42 - reprint in L. Hjelmslev, Nouveaux essais, op. cit., pp.175-194, suivi d'une lettre de L.Hjelmslev A. Martinet, pp. 197-206.

    37 Cf. Cl. Zilberberg, Connaissance de Hjelmslev, in Raison et potique du sens, Paris, P.U.F., 1985, pp. 3-40.

    38 Nous sommes une fois encore renvoy Saussure : Les espces i et u sont les seules qui jouissent pr-sent dans l'alphabet d'une notation diffrente, selon qu'elles apparaissent sous la forme implosive (i,u) ou sous laforme explosive(j,w). Bien loin de supprimer cette notation, nous allons l'tendre toutes les espces. (F. de Saus-sure, Cours de linguist ique gnrale, Wiesbaden, O. Harrassowitz, fascicule 1, 1967, p. 131). Dans la perspectived'un isomorphisme, qui n'est pas, notre connaissance, envisag par Saussure lui-mme, nous dirions volontiers queles espces sont porteuses de significations, qui reoivent, du fait de la syllabation et d'elle seule, des valeurs.Nous nous sommes efforc d'imaginer ce que pourrait tre, dans le plan du contenu, l'quivalent de la syllabation et,pour occuper la place ainsi mnage, nous avons propos un complexe associant le tempo et l'intensit, voirCl. Zilberberg, Dfense et illustration de l'intensit, in J.Fontanille, La quantit et ses modulations quantitatives,Pulim/Benjamins, Collection Nouveaux Actes Smiotiques, 1992, pp. 102-109.

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    la parent conceptuelle certaine que l'on peut discerner entre Propp et Hjelmslev ; onconsidre gnralement les rsultats de Propp, mais non la mthode qui est la sienne ; or celle-ci, dans son esprit et dans certains de ses dtails, est trs proche de la mthode prconise dans lesProlgomnes et notamment dans le chapitre 14 : la manire d'engager l'analyse, la rduction pro-gressive des inventaires, la centralit du concept de fonction mme si, comme le prcise Smio-tique 1, l'acception proppienne est organiciste et l'acception glossmatique logico-mathma-tique, le dgagement des invariantes conduisant la certitude que ces processus renvoient unsystme clos, ces donnes - et sans doute quelques autres - apparaissent comme des rsonancesd'un texte l'autre.

    Enfin, avant d'envisager la question de la continuit entre Hjelmslev et Greimas, ilconviendrait de signaler au moins les supplments et les abandons imputables Greimas. titre d'illustration du premier point, comment ne pas mentionner le carr smiotique ? Notresentiment est que Hjelmslev n'y et pas trouv son compte : nous imaginons, sans tre bien sren mesure d'en fournir la dmonstration, qu'il aurait protest que c'tait l procder parapriorisme, que, le binarisme tant inconsistant sur le plan linguistique, le carr smiotique, qui apour assiette ce mme binarisme, ne saurait se soutenir, enfin que le problme linguistique neconcerne pas les fonctifs de l'exclusion, mais la dialectique tendanciellement aportique de lajonction des deux fonctions majeures, savoir l'exclusion et la participation. Mais la prosopopeest un genre trop facile.

    Du ct des abandons, il nous semble que si Greimas s'est attach la dfinition, il n'a pasconserv la mystique de la dfinition qui singularise Hjelmslev, puisque d'une part, ce dernierne craint pas de prconiser l'outrance : Dans la pratique, cela revient dire qu'il faut pousserles dfinitions aussi loin que possible, et introduire partout les dfinitions pralables avant cellesqui les prsupposent39. D'autre part, la dfinition de la dfinition : par dfinition nous en-tendons une division soit du contenu d'un signe, soit de l'expression d'un signe40. est telle quesa comprhension justifie son extension, sinon son imprialisme : les Prolgomnes conduisent l' Index et cet Index est une prfiguration du Rsum, lequel n'admet que des dfinitionsd'oprations et des dfinitions des rsultats de ces oprations. Greimas conservera la dfinition,mais il lui donnera comme horizon non pas un systme visant la forclusion, mais seulement unrseau - apparemment plus lche.

    La relation de Greimas Hjelmslev n'est pas du mme ordre que celle existant entreHjelmslev et Saussure : pour l'essentiel, Greimas a suivi le thoricien Hjelmslev et non lelinguiste Hjelmslev, il a prolong l'enseignement des Prolgomnes et nglig les thmesproprement linguistiques de la rflexion de Hjelmslev, alors que certains de ces thmes sont enconsonance avec quelques-uns des concepts majeurs de la smiotique greimassienne.

    3.2 la reprise pistmologique des Prolgomnes

    39 L. Hjelmslev, Prolgomnes une thorie du langage, op. cit., p. 33.40 Ibid., p. 93.

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    Bien videmment, nous cdons notre tour l'illusion historienne que nous avons voque,puisque cette dernire consiste discerner un fil dans un ocan de non-rencontres, de non-rap-ports,... et ce que nous appelons l'histoire est trame de vides, de lacunes, de zones vagues,...dont l'historien ne parle pas puisqu'ils ne lui parlent pas. Pour fixer les ides, nous invoque-rons le cas d'E.Cassirer : la composition des trois tomes de La philosophie des formes symbo-liques s'tend de 1923 1929, or Cassirer qui avait tout lu, tout compris, Cassirer, qui estprsent, non sans raison, comme un prcurseur du structuralisme, ne mentionne pas le nom deSaussure ! L'illusion historienne, qui saisit quiconque entreprend une recension de l'advenu,consiste croire, puis vouloir faire croire que tout se tient, alors que seulement quelques chosesse tiennent parce que prcisment rien ne se tient. Mais le traitement valide d'un non-vnement,entre autres parce qu'il chappe l'inscription et l'aspectualit, est impraticable.

    Si notre description de l'attitude de Greimas l'gard de Hjelmslev est correcte, alors onpeut considrer que les Prolgomnes sont un mauvais livre, puisqu'il ferait cran au reste del'uvre. Cette apprciation, une fois formule, peut se renforcer de diverses questions comme parexemple : quel est le lien exact entre le localisme tempr de la Catgorie des cas examine icimme par H.Parret et les Prolgomnes ? Et de fait les Prolgomnes est un ouvrage paradoxalpuisqu'il se veut d'abord a-linguistique, qu'il expose des principes de mthodologie gnrale quine peuvent qu'avoir l'agrment de tout honnte homme, mais progressivement cette coucheproprement pistmologique est recouverte par une couche mthodologique adquate aux singula-rits des objets linguistiques, si bien que le dtachement des deux volets de l'ouvrage est conce-vable. Pour n'en donner qu'un exemple, le principe d'empirisme, runissant l'exhaustivit, lanon-contradiction et la simplicit, est peu adopt au traitement des questions smiotiques :

    l'exhaustivit est une fiction, une norme permettant d'indiquer qu'elle n'est justement pasatteinte ; elle est circulaire puisqu'elle suppose la connaissance de limites qui sont en fait le rsultatde l' analyse ; en pratique, on remarque que le travail de Propp ne porte pas sur le conte populairerusse, mais sur le petit groupe relevant du cycle du dragon ; le travail de Lvi-Strauss dans lesMythologiques, malgr son ampleur, ne porte cependant que sur la mythologie amricaine ;Smiotique des Passions de Greimas et Fontanille, malgr son titre, n'aborde que l'avarice et lajalousie. En raison de la dlicatesse actuelle des analyses concrtes, dont le Maupassant de Grei-mas est sans doute la meilleure illustration, le travail smiotique se dveloppe ncessairement da-vantage en comprhension qu'en extension ;

    la non-contradiction, dcisive pour les mathmatiques et importante pour les sciencesdites exactes, ne convient pas aux sciences hermneutiques puisque la prise en compte de lacontradiction est le fil directeur de l'interprtation du mythe pour Lvi-Strauss, du rcit pourGreimas. Et Hjelmslev lui-mme va dans ce sens quand il dit assure que (...) l'exclusion neconstitue qu'un cas spcial de la participation, et consiste en ceci que certaines cases du terme ex-

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    tensif ne sont pas pas remplies41. Une tension se fait jour ici entre l'arbitraire, pour lequel la non-contradiction est mritoire, et l'adquation qui a pour objet mme la contradiction42 ;

    la simplicit enfin, dont nous avons dj dit un mot, touche en fait au partage entre trans-cendance et immanence, entre puret de l'intelligible et de la forme et impuret du sens, dusensible. La glossmatique choisit le parti de l'immanence outrance, or depuis Humboldt etsurtout Herder, si l'on en croit Cassirer, la rflexion linguistique n'avait cess de rflchir et d'ap-profondir la mdiation, la schmatisation pour Cassirer, entre l'intelligible et le sensible : Et nousretrouvons ici la mme dtermination rciproque du sensible par le spirituel, du spirituel par lesensible que nous avons d'abord dcele dans la reprsentation linguistique de la relation spatialeet temporelle, de la relation de nombre et de la relation au moi 43.

    Nous avons dj abord ailleurs la relation de Greimas l'pistmologue Hjelmslev et d'unefaon gnrale celle de sa dette ceux qu'il a institus comme ses prdcesseurs44, aussi nouslimiterons deux remarques lies :

    malgr l'attachement personnel de Greimas la lexicographie, l'viction du signe, ou dumoins la rcusation de sa compacit, est une des directions permanentes de la smiotique greimas-sienne. Le douzime chapitre de Prolgomnes intitul Signes et figures signifie au signe queson privilge a vcu : De telles considrations nous conduisent l'abandon d'une tentative d'ana-lyse en signes, et nous sommes conduits reconnatre qu'une description en accord avec nosprincipes doit analyser contenu et expression sparment, chacune des deux analyses dgageantfinalement un nombre limit de grandeurs qui ne sont pas ncessairement susceptibles d'treapparies avec les grandeurs du plan oppos45. cet gard, Smantique structurale aborde lelexme tte, mais pour l'loigner de son rfrent, que personne ne songe un instant nier, etpour le placer dans la dpendance de ses figures directrices, selon Greimas l'extrmit et lasphricit ;

    la plausibilit de ce que Greimas appelle dans Smantique structurale une pistmologielinguistique : (...) la structure du message impose une certaine vision du monde46. que l'onpeut rapprocher de la formule de Hjelmslev : (...) Les faits du langage nous ont conduits auxfaits de pense. La langue est la forme par laquelle nous concevons le monde47 . Cette capture del'imaginaire par la langue n'est pas une dcision ab quo, qui serait de ce fait parfaitement rvocable

    41 L. Hjelmslev,Essais linguistiques, op. cit., p.95.42 L'inclusion de la contradiction dans la dynamique, dans la progressivit discursive, apparat comme un des

    points de convergence possibles pour l'pistm contemporaine. Nous songeons l'ambivalence freudienne, la n-cessit du non-fonctionnement de la fonction pour G. Bachelard : Autrement dit, le jeu contradictoire des fonctionsest une ncessit fonctionnelle. Une philosophie du repos (...) doit (...) trouver une contradiction en quelque maniremanire homogne elle-mme. (in G. Bachelard, La dialectique de la dure, Paris, P.U.F., 1993, p. 29). L'lar-gissement de l'homognit (Prolgomnes, pp. 43-44) la contradiction rendrait la premire moins opaque et pla-cerait la smiosis en gnral sous la dpendance de la prosodie et du rythme.

    43 E. Cassirer, La philosophie des formes symboliques, op. cit., p. 293.44 CL.Zilberberg, Greimas et le paradigme smiotique, in Raison et potique du sens, op. cit., pp. 65-94.45 L .Hjelmslev, Prolgomnes une thorie du langage, op. cit., p.63.46 A.J. Greimas, Smantique structurale, op. cit., p. 133.47 L. Hjelmslev, Essais linguistiques, op. cit., p. 173.

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    et rcusable, mais la convergence de deux donnes, la premire postulatoire : ...) les signes - quisont en nombre illimit - sont aussi susceptibles, en ce qui concerne le contenu, d'tre expliqus etdcrits l'aide d'un nombre limit de figures 48., la seconde opratoire, savoir l'aboutisse-ment de la procdure de rduction elle-mme : Tt ou tard, au cours de la dduction, onrencontre pourtant un point o le nombre des grandeurs inventories est limit et ds lors ildiminue gnralement49. , quoi Greimas fait cho : supposer maintenant que le nombre deces catgories organisant la signification soit rduit, une telle typologie, fonde sur la descriptionexhaustive des messages, constituerait le cadre objectif l'intrieur duquel la reprsentation descontenus, s'identifiant des micro-univers smantiques, serait seule variable. Les conditionslinguistiques de la connaissance du monde se trouveraient ainsi formules 50.

    Les deux donnes indiques, savoir le ravalement des signes bien qu'ils prolifrent et lapromotion des figures bien que leur nombre dcroisse, vont dans le mme sens et sont lourdesde prsupposs : il apparat d'abord que la mthode et l'objet sont l'un pour l'autre des points devue, que, pour user d'une expression chre P. Ricur, la dtermination de l'un guide en sous-main la dtermination de l'autre, et rciproquement ; la mthode analytique, si elle est arrte lapremire, change l'objet en rseau, et inversement la dlicatesse de l'objet appelle une mthodeadquate cette dlicatesse. En second lieu, aussi bien chez Hjelmslev que chez Greimas, la struc-turation demande, pour devenir coextensive son objet, qui n'est autre que le discours, l'incor-poration d'une forte composante modale dans la smiosis : si les figures rapparaissent inces-samment dans la ligne du contenu, comme dans la ligne de l'expression, si leur nombre d-crot parce qu'elles s'tendent, elles le doivent leur matrise, de sorte que la rcursivit de-vient la manifestante dont la modalit serait la manifeste. Entre les deux grands rgimes discursifsde la condensation et de l'expansion, la modalisation51 vient s'inscrire nous aimerions ajouterpersonnellement : enfin ! comme mdiation. Ce n'est donc pas sans raison que la rection pourHjelmslev et la modalit pour Greimas apparaissent comme des constances concentriques, lec-tives de leurs propres discours : Tant que les catgories modales ne portent que sur les prdicats,leur rle reste limit la formulation et au contrle des jugements : il en est autrement si on lesconoit comme constitutives des modles, la fois prdicatifs et actantiels, selon lesquels s'orga-nisent, parce qu'ils ne peuvent pas faire autrement, les micro-univers smantiques52. La thorie greimassienne, la lumire de cette relecture htive, apparat moins comme une thoriede l'isotopie, ainsi qu'il est souvent affirm, que comme une thorie de la modalit, puisque laseconde rpond de la premire et non l'inverse.

    48 L .Hjelmslev, Prolgomnes une thorie du langage, op. cit., p. 87 [c'est nous qui soulignons].49 Ibid., p. 59.50 A.J. Greimas, Smantique structurale, op. cit., p. 133.51 l'insu peut-tre en partie de Greimas, la smiotique greimasssienne apparatra sans doute au fil des ans

    comme caractrise par une triple gnralisation : de la narrativit, de la modalit et de l'aspectualit.52 Ibid., p. 134 [c'est nous qui soulignons].

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    Cependant, sans minimiser la porte des deux points que nous venons d'indiquer, la plusgrande partie de l'uvre n'est pas en affinit avec les Prolgomnes dont Greimas se rclame,mais avec la linguistique de Hjelmslev - son insu.

    3.3 ressources mconnuesSans prtendre l'exhaustivit53, nous survolerons les cinq thmes suivants : l'energeia, la

    direction, la rection, l'tendue et la fonction.Nous avons dj voqu la rfrence, ou plutt la dfrence l'gard de Humboldt et au

    dplacement prconis de l'uvre (Ergon) vers l'activit (Energeia). Dans la pense deGreimas, c'est la phorie, la catgorie thymique qui, selon Smiotique 1, joue un rlefondamental dans la transformation des micro-univers smantiques en axiologies : (...)54 Maisl'asymtrie signifiante du modle transformationnel, qui seule change les significations, lespures positions selon Greimas du modle constitutionnel, en valeurs retentit sur la troisimedes schizies fondatrices, savoir celle entre le systme et le processus : il y a un je-ne-saisquoi de plus dans le processus, dont le systme - tel qu'il est conu - ne saurait rendre compte, etla prminence du processus sur le systme, que Hjelmslev entend maintenir cote que cote dansles Prolgomnes, s'avre intenable : le systme permet certes le processus, mais il ne le fait pasavancer ; le devenir n'est nulle part inscrit comme le ressort mme du processus. L'introductionde Smiotique des passions revient sur la place dcisive de la phorie dans la smiotique greimas-sienne : Dans la recherche de matriaux qui permettent de reconstituer imaginairement le niveaupistmologique profond, deux concepts - ceux de tensivit et de phorie - nous paraissent por-teurs d'un rendement exceptionnel55. Si Hjelmslev a plus ou moins renonc l'emploi du termed'nergeia, le concept n'en prside pas moins la typologie des structures linguistiques laquelle apour premier palier la distinction entre catgories intenses et catgories extenses, or ces derniresne sont telles que parce qu'elles prennent en charge la diathse, l'emphase, l'aspect, le temps et lemode, c'est--dire les catgories d'accueil de ce que H. Parret appelle la force motive dulangage56. L'homognit des motifs du discours greimassien est une homognit phorique.

    Le concept de direction, qui n'apparat pas dans Smiotique 1, est dans le droit fil duprcdent et pourtant en prsence des deux dmarches reprables chez Hjelmslev, la premire quiconsiste dcliner dans le bon ordre les schizies fondatrices autorisant le concept-cl de stra-tification du langage, la seconde qui consiste produire la science des catgories, articule partir de la notion de direction, Greimas a t plus sensible la premire la seconde. Or leconcept de direction intresse les chapitres dcisifs de la smiotique greimassienne :

    hauteur des structures lmentaires : la notion de schma, moyennant un rabattementde la direction sur la structure, le contradictoire (non s1) et le contraire (s2) peuvent tre conus

    53 Pour un examen plus approfondi, voir A. Hnault, Histoire de la smiotique, Paris, P.U.F., coll. Quesais-je ?, n 2692, 1992, pp. 102-122.

    54 A.J. Greimas & J. Courts, Smiotique 1, Dictionnaire raisonn de la thorie de langage, Paris, Hachette,1979, p. 396.

    55 A.J. Greimas & J. Fontanille, Smiotique des passions, Paris, Ed. du Seuil, 1991, p. 16.56 H. Parret, Les passions - essai sur la mise en discours de la subjectivit, Lige, 1986, pp. 158-160.

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    comme des stations de la direction, de sorte que Greimas demandait l'implication (non s1 s2)d'amener (non s1) jusqu'en (s2) parce qu'il se privait, de notre point de vue, de la pousse sui ge-neris de la direction ; il demandait la logique, c'est--dire d'un ailleurs smiotique, ce quel'isomorphisme de la forme du contenu et la forme du contenu lui accordait, savoir une proso-disation du contenu et une smantisation de l'expression, et notamment au titre de la pro-sodisation du contenu cette image d'une ondulation continue, saisissable entre autres sousforme de variations d'intensit et d'enchevtrements de procs, qu'on pourrait considrer commeson aspectualisation 57.

    hauteur des modalits, les modalits dcisives du devoir et du vouloir, celles qui fontentrevoir le passage de l'tre au faire, de l'tre comme cessation tendancielle du faire au faire com-me cessation tendancielle de l'tre58, sont solidaires de la direction ;

    hauteur des structures narratives de surface, le schma narratif, en lequel Greimasvoyait le sens de la vie, suppose une direction qui, installe en aval du rcit, motive tous sesmoments ;

    enfin entre le sme, dfini par sa concentration et son adresse en tel point de la chane, etl'isotopie, dfinie par sa diffusion et sa coextensivit avec le discours, la direction apparat commeune bonne mdiation.

    Le troisime concept nglig est celui, dj mentionn, de rection. La parent desdmarches de Hjelmslev et de Greimas est ici singulire : s'il fallait caricaturer la thorieglossmantique, il serait possible, sous cette permission, d'affirmer qu'elle est une gnralisationde la rection, de mme que la smiotique fut accuse, un temps, de pratiquer le tout-modal. Sil'on se souvient que la rection forme le noyau, ou le cur, de la dfinition de la modalit, quel'un des apports majeurs de Greimas consiste dans le discernement du lien de structure entre lavicissitude modale, l'vnementialit affective et l'institution du sujet, on est en droit regretter queGreimas n'ait pas insist sur ce rapprochement qui procure la linguistique une amplificationvaluative insigne et la smiotique une tradition, une inscription dans une continuit, c'est--direun enrichissement. Enfin, la rection dans l'ordre linguistique et la modalit dans l'ordresmiotique apparaissent, moyennant recul, comme des rejetons de la dpendance et commeschmatisantes puisqu'elles sont les ouvrires de la profondeur, plutt phrastique pour larection, plutt discursive pour la modalit. Il a t demand aux modalits de contribuer ladescription des corpus, et bien qu'elles aient donn satisfaction sur ce point, elles n'ont pas trouvplace dans le parcours gnratif. Si les modalits avaient t plonges, ou replonges, dans leurmilieu conceptuel propre, la cohrence du projet smiotique y et gagn.

    Le quatrime motif absent concerne l'approche glossmatique de l'tendue. Nousn'envisagrons pas, surtout par manque de comptence, les questions suivantes : la direction

    57 A.J. Greimas & J. Fontanille, Smiotique des passions, op. cit., p. 14.58 Les modalits sont probablement les moments d'une complexit phorique associant la continuation et

    l'arrt, ou encore la suspension selon Bachelard citant von Hartmann : Sans l'ide de la cessation, la volont dela continuation serait impossible. (in G, .Bachelard, La dialectique de la dure, op. cit., p. 19).

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    implicite-t-elle l'nergeia, la phorie ? l'tendue permet-elle de prendre les mesures respectives dela rection et de la direction ? la direction et l'tendue se prsupposent-elles l'une l'autre sous despoints de vue diffrents : convient-il de voir dans l'tendue une aspectualisation de ladirection ? ou bien dans les ingalits propres l'tendue le ressort de la direction ? La directionmanifeste-t-elle, fait-elle voir l'tendue ? l'tendue manifeste-t-elle, montre-t-elle la direction ?Quoi qu'il en soit, le rle smiologal de l'tendue est proclam dans La catgorie des cas : Leprincipe dirigeant la structure du systme est d'ordre extensional et non d'ordreintensional. Les termes du systme (les cas en l'espce) sont ordonns selon l'tenduerespective des concepts exprims et non selon le contenu de ces concepts. Ce qui constitue lesoppositions l'intrieur du systme, ce n'est pas le rapport intensional qui a lieu entre les cas enquestion, c'est leur rapport extensional59. Il est peut-tre lisible aprs-coup pour un lecteurchevronn des Prolgomnes, mais certainement non dductible des passages relatifs la structureet la forme. Pour Hjelmslev, l'opposition n'est pas entre telle configuration dlimite et telleautre, mais dans cette bance qui s'ouvre entre la limitation et l'illimitation, entre le terme intensifqui a une tendance concentrer la signification et le terme extensif qui lui [a] une tendance rpandre la signification sur les autres cases de faon envahir l'ensemble du domainesmantique occup par la zone60. Ainsi, tandis que Greimas demande la catgorie thymiquel'asymtrie qui fait bouger et avancer le processus, Hjelmslev l'introduit, dans La catgorie descas, comme premier rang de l'analyse.

    Une complmentarit gratifiante peut ds lors tre releve : le bon modle constitutionnel,que le carr greimassien en tant que processus orient requiert, se trouve dans l'ordre extensio-nal de Hjelmslev dans l'exacte mesure o la dynamique transformationnelle, laquelle Greimasen gnral est attach, peut apporter au schma hjelmslevien ce que nous aimerions qualifier, enusant de la belle expression propose par Wlfflin propos de l'art baroque, un jaillissement enavant. Enfin, en choisissant l'tendue contre le contenu, de mme que V.Brndal choisissaitde son ct la complexit contre la simplicit, Hjelmslev rabattait, sans trop le proclamer, les mo-dles anthropologiques de la participation et de l'exclusion sur les donnes linguistiques. Lepoint est loin d'tre ngligeable puisqu'il est question de savoir qui, de la rationalit ou de l'ima-ginaire, pour autant qu'on a cru devoir les opposer, aura le dernier mot : faut-il viser rationalisertoujours et partout l'imaginaire, comme le pense Cl. Lvi-Strauss ? ou bien, comme le suggreGreimas dans l'tude intitule Le savoir et le croire : un seul univers cognitif61, dstabiliser larationalit en catalysant une indpassable, une inavouable relation fiduciaire ? Les primitifs sont-ils, en coutant Lvi-Strauss, des rationalistes qui s'ignorent ? ou bien en suivant Greimassommes-nous, nous qui croyons la rationalit, encore, jamais des primitifs qui refusent ourpugnent le reconnatre ?

    59 L. Hjelmslev, La catgorie des cas, Munich, W.Fink, 1972, p. 102.60 Ibid., pp. 112-113.61 A.J. Greimas, Du sens 1, Paris, Editions du Seuil, 1983, pp.115-133.

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    Le dernier thme, celui de la fonction, a t voqu en 1.2 propos de l'ambigut formulepar Hjelmslev lui-mme : sens logico-mathmatique ou sens organiciste ? Cette dualit orga-nise l'analyse propose par Smiotique 1, mais sa lecture donne le sentiment que le sens logico-mathmatique est progressivement recouvert par le sens organiciste puisqu'il concerne, encontinuit avec l'acception proppienne, l'articulation de l'nonc narratif. La dmonstration de lapertinence de l'application du sens logico-mathmatique aux questions smiotiques doit trerendue la thorie des catastrophes de R.Thom et aux travaux de J.Petitot. et P.A.Brandt quil'ont rabattue sur la problmatique smiotique.

    Si le sens logico-mathmatique n'a pas prvalu, c'est sans doute en raison de langligence de l'intensit, bien que cette dernire anime la narrativit. En effet, les recherchesrcentes ont montr que l'aspectualit critique, celle qui traite prioritairement des excs et desmanques, et la narrativit se prsupposent l'une l'autre : l'aspectualit critique stimule, excite lanarrativit dans l'exacte mesure o la narrativit s'attache rsoudre, amortir les excs et lesmanques survenus. Mais riger les excs et les manques en pivots smiotiques sans accorder uneplace de choix l'intensit est une position la longue intenable, puisque ces excs et ces manquespeuvent tre apprhends comme des effets de seuils classiques.

    La problmatique paradoxale des limites n'a pas reu non plus la place qu'elle mrite. Lesens logico-mathmatique de la fonction peut tre approch aussi en considrant l'exclusion et laparticipation comme des dynamiques tendant vers leur annulation si elles n'entretiennent pas lecontre-programme qui leur procure l'objet aux dpens duquel elles s'exercent, ce qu'elles obtien-nent par une partition contraire leur dmarche : l'exclusion doit prserver en partie l'objet surlequel elle s'acharne dans l'exacte mesure o la participation doit, pour ce qui la regarde, renoncer inclure la totalit de l'objet s'il est apprhend comme continu, l'ensemble des membres de laclasse s'ils sont discrets. L'exclusion et la participation apparaissent donc comme des fonctions renversement, retournement : l'aboutissante, d'abord distante vers laquelle elles se dirigent, de-vient mesure qu'elles s'en rapprochent leur dni ; la finalit prend figure et valeur de fin et, selonle chiasme qui fixe le sens de la dtension, le syntagme moins de plus fait graduellement place ausyntagme plus de moins. Dans cette perspective, on est en droit de se demander si les modalitsdirectrices du devoir et du vouloir ne sont pas, si l'expression est tolre, des concrtions, desconcrescences passionnelles d'intensit aussi longtemps que des programmes narratifs,strotyps ou non, ne viennent distribuer, monnayer cette intensit. Phnomnologiquementparlant, le programme puise la modalit dont il procde, tandis que, pistmologiquement parlant,programme et modalit peuvent tre respectivement rattachs au discontinu et au continu et vrifier,en raison mme de leur liaison fonctionnelle, la dpendance du discontinu l'gard du continu :(...) La connaissance peut d'ailleurs en gnral est regarde sous cet aspect et son type gnralest fonction discontinue de variables continues. (Demandes rponses continuit) (...)62

    Au terme de cette revue htive, nous avons le sentiment qu'une homognit certaine contraintles cinq motifs abords, que l'intensit circule entre eux telle un fantme, que la direction, la

    62 P. Valry, Cahiers, tome 1, Paris, Gallimard, coll. La Pliade, 1973, p. 789.

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    rection, l'tendue sont des morphologies fonctionnellement associes aux valeurs de la phorie,mais une homognit partielle dnonce elle-mme son insuffisance. La reconnaissance de l'inten-sit comme constance concentrique est affaire de patience - vertu, comme on sait, greimassienne.

    4. POUR FINIR

    la question nave : indpendamment de motifs pistmologies trs gnraux, comme leprimat de la relation sur les termes, la vertu de l'analyse,... est-il possible de rvler des thmesproprement smiotiques communs aux trois univers conceptuels que nous avons voqus ? ilnous semble que, en prsence de la balance entre rapports paradigmatiques et rapportssyntagmatiques, les trois penseurs la font pencher vers les rapports syntagmatiques. PourSaussure, comme nous l'avons vu, la chane sonore est le vritable espace d'apprhension desunits parce que le temps est catalysable partir de cet espace : Dans la reprsentation de la chanesonore, les lettres ont un sens tout autre que dans un trait de phonologie. Quel est cet autre genred'units ? C'est l'espace de temps rempli par un [mme son]. C'est seulement dans un trait dephonologie qu'une lettre ne marque pas un espace de temps et que, pour cette raison mme [ellemarque l'espce phontique abstraite]. Dans la chane sonore, o les lettres marquent des espacesde temps identique [ce qui fait la dtermination du mme son, ce n'estpas l'identit de l'espce phontique63. Le syntagmatique a donc affaire au temps, ou plutt il aaffaire au temps parce qu'il approche le temps comme une fonction dont les fonctifs solidairesseraient l'intensit de l'accent, smantique ou prosodique, et l'adresse dans la chane.Hjelmslev, quant lui, bien qu'il soit soucieux de fondre ensemble la morphologie et la syntaxe,finit par reconnatre que la balance n'est pas gale : [le] paradigmatique mme dtermine lesyntagmatique, puisque d'une faon gnrale et en principe on peut concevoir une coexistencesans alternance correspondance, mais non l'inverse. (...) les catgories leur tour se dfinissentsyntagmatiquement 64. Enfin, les concepts greimassiens les plus prgnants, les plus parlants, savoir la pertinence suprieure du modle transformationnel, le programme, le parcours, lesmodalits, le schma narratif,... procdent d'une gnralisation de la narrativit qui avantage lesyntagmatique. Si bien que l'affirmation de Hjelmslev : Tout ce qui est d'ordre grammatical estd'ordre syntagmatique65. pourrait servir de devise commune en postulant une gramma-ticalisation de la signification...

    La seconde impression qui se dgage de cette revue partielle est que les sciences dites hu-maines sont encore bien incertaines puisque telles identits proclames s'avrent la longuefallacieuses, tandis que des identits fonctionnelles apprciables ne sont pas explicitementthmatises. Dans ces conditions, l'esprit d'orthodoxie n'est pas de mise.

    (1993)

    63 F. de Saussure, Cours de linguistique gnrale, Wiesbaden, O. Harrassowitz, fascicule 1, 1967, p. 131.64 L. Hjelmslev, Essais linguistiques, op. cit., p.159.65 L. Hjelmslev, Principes de grammaire gnrale, op. cit., p. 154.

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