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UNE SORCIÈRE EN CACHE UNE AUTRE Sur quelques usages d'un film en danse : de Hexentanz de Mary Wigman à Écran somnambule de Latifa Laâbissi Isabelle Launay La Briqueterie / CDC du Val-de-Marne | « Repères, cahier de danse » 2012/2 n° 30 | pages 16 à 19 ISSN 2112-5147 DOI 10.3917/reper.030.0016 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-reperes-cahier-de-danse-2012-2-page-16.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour La Briqueterie / CDC du Val-de-Marne. © La Briqueterie / CDC du Val-de-Marne. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © La Briqueterie / CDC du Val-de-Marne | Téléchargé le 17/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167) © La Briqueterie / CDC du Val-de-Marne | Téléchargé le 17/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167)

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UNE SORCIÈRE EN CACHE UNE AUTRE

Sur quelques usages d'un film en danse : de Hexentanz de Mary Wigman à Écransomnambule de Latifa Laâbissi

Isabelle Launay

La Briqueterie / CDC du Val-de-Marne | « Repères, cahier de danse »

2012/2 n° 30 | pages 16 à 19 ISSN 2112-5147DOI 10.3917/reper.030.0016

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-reperes-cahier-de-danse-2012-2-page-16.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Comment des danseurs d’aujourd’hui peuvent-ils se saisir d’une danse du passé que son auteur n’a pas transmise ? Le devenir de la Danse de la sorcière (« Hexentanz ») de Mary Wigman permet d’observer ce qu’il peut advenir quand il y a eu rupture dans la trans-mission. Cette danse est en effet accessible - comme une partie des oeuvres chorégraphiques du XXe siècle - par le médium du cinéma. En se servant des films comme support mémoriel, les danseurs transforment l’histoire du cinéma en gisement d’archives gestuelles, partitions de mouvement ou vaste répertoire d’attitudes et de com-portements. Dans cette perspective, ne pourrait-on pas faire fructifier, pour le champ chorégraphique, l’idée de Walter Benjamin selon laquelle la modernité exige un style nouveau de rapport au passé, et qu’à la tradition d’une expérience se substitue la citation ? Cette citation sans lignée est paradoxale : elle est autant le lieu d’exer-cice d’une mémoire (il y a bien une forme de retour) que le lieu d’une impossible transmission (elle n’est plus liée à la continuité d’une expérience), en d’autres termes, elle se fait malgré tout. La Danse de la sorcière fut créée en 1926 (et fit suite à une première version de 1914) ; elle est le quatrième solo inscrit dans un cycle de huit soli intitulé Visions, créé entre 1925 et 1928. Un extrait de cette danse fut filmé quatre ans après sa création, en 1930, dans le cadre d’un film intitulé Mary Wigman tanzt. Wigman, alors âgée de 44 ans, est dans une phase ascendante de sa carrière à divers points de vue : artistique – elle a inauguré avec succès en Allemagne ses premières pièces de groupe et sa reconnaissance comme soliste s’internationalise no-tamment grâce à ses tournées aux États-Unis – ; pédago-gique – son école à Dresde accueille plus de 360 élèves professionnels et amateurs en 1926, embauche de nou-veaux professeurs (Hanya Holm notamment) et d’autres écoles vont s’ouvrir – ; politique – en 1928, elle prend la tête de l’association La communauté de danse et marque sa différence avec le syndicat de Rudolf Laban1. Dans ce contexte, la Danse de la sorcière peut être envisagée comme un manifeste pour la danse d’expression, mani-feste artistique, pédagogique, politique et féministe2.

Une sorcière en cache une autreUne sorcière en cache une autre

par Isabelle Launay

SUR qUELqUES USAGES D’UN FILM EN DANSE : DE Hexentanz DE MARy WIGMAN à Écran somnambule DE LAtIFA LAâBISSI

isabelle launay enseigne au sein du département Danse de l’université Paris 8. Elle a publié À la recherche d’une danse moderne, Rudolf Laban et Mary Wigman, Chiron, 1996 ; avec Boris Charmatz, Entretenir, Presses du réel, 2002 (trad. en anglais, Undertraining, Presses du réel, 2011) ; avec Sylviane Pagès, « Mémoires et histoire en danse », Mobiles n°2, L’Harmattan, 2010 ; avec Marie Glon, Histoires de gestes, Actes Sud, 2012. Elle a également dirigé l’ouvrage Les Carnets Bagouet, Les Solitaires Intempestifs, 2008.

Wigman avait concernant la reprise de ses œuvres une position radicale : refusant de transmettre ses soli à d’autres et de constituer un répertoire susceptible d’être repris, elle s’attacha en revanche au développement des conditions permettant à chacun de créer ses propres danses : l’école de danse d’expression. De fait, aucun des soli wigmaniens, à notre connaissance, ne fut repris par d’autres de son vivant. Par ailleurs, méfiante à l’égard de la pratique de la transcription, elle n’envisageait pas que ses danses puissent être soumises au travail ana-lytique partitionnel afin de pouvoir être réinterprétées par d’autres et il semble qu’aucune partition des solis de Wigman n’ait été écrite de son vivant. De la Danse de la sorcière3 reste donc ce film d’1 minute 40 secondes, quelques photographies et notes de Wigman, articles de presse, et surtout le récit rétrospectif de son processus de création et de son substrat visionnaire, bien posté-rieur, publié en 1963 dans Le Langage de la danse4.

copier-doubler-démasquer : phasmes

On s’attardera ici sur la plus simple manière de citer, celle de la copie, et sur une artiste, Latifa Laâbissi, qui fait de la copie un outil de production privilégié. Phasmes5, en 2001, comprenait trois soli où Latifa Laâbissi mettait en scène l’activité même de copier Mary Wigman, Dore Hoyer, Valeska Gert dans trois films successifs.Concernant la Danse de la sorcière, Latifa Laâbissi met en scène, sur un plateau nu, un dispositif qui renvoie d’abord au caractère humble de la notion d’étude. Les images de la Danse de la sorcière sont présentées au pu-blic pour ce qu’elles sont, images de mauvaise qualité, discontinues (les dernières secondes constituent une séquence supplémentaire en gros plan). Rien n’accentue le caractère auratique des vieux films en noir et blanc, lié à la fascination des lointains. Le film est présenté sur le mode le plus domestique de diffusion, copies VHS ou DVD sur un moniteur de télévision manipulé par Latifa Laâbissi à vue du public. Dans la feuille de salle rien n’in-dique la provenance de ces copies, matériau piraté au

notes1. Pour une analyse

générale du contexte, voir L. Guilbert, Danser avec le IIIe Reich, Complexe, 2000.

2. Pour le détail de cette analyse, voir I. Launay, « Portrait de danseuse en sorcière », Théâtre public, n°154-155, 2000, consultable sur le site Paris8danse.

3. Pas de nom de réalisateur, musique de H. Hasting et W. Goetze.

4. Trad. J. Robinson, Chiron, 1990.

5. Un phasme est un petit insecte longiligne, qui a la propriété d’adopter la forme et la couleur du support sur lequel il se trouve.

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notes6. Henri Bertrand

Lesguiller, dit « Cookie ».

7. « Mary Wigman et Valeska Gert », in Der Querschnitt, mai 1926, trad. C. Gabler, in Mouvement et montage de gestes dans les danses de Gert, mémoire de DEA, département Danse, Paris 8, 2000.

8. Mary Wigman, « Lettre à Anna Pavlova », c. 1928, citée par H. Müller, Mary Wigman, Leben und Werk der grossen Tanzerin, Berlin, Quadriga, 1987, pp. 116-117. Trad. E. Lozerand.

9. Développée largement par ailleurs dans les trois projets qui suivirent (Self Portrait Camouflage, Histoire par celui qui la raconte et Loredreamsong)

10. L. Guilbert, op. cit.11. Présentée d’abord

dans le cadre de la préfiguration du Musée de la danse à Rennes, à l’invitation de Boris Charmatz qui proposa à de nombreux artistes « d’étrangler le temps » sur une durée de 24h, en produisant leurs œuvres au ralenti. La pièce fut redonnée dans le cadre de Rebutô, toujours au Musée de la danse, en 2009.

hasard d’une circulation des sources plus ou moins licite dans un réseau d’amateurs, où les artistes, faisant feu de tout bois, puisent leurs matériaux au gré des occasions. La diffusion ne sera pas unique, mais répétée plusieurs fois. La source a donc ici d’abord une valeur d’usage, comme support de travail d’une danseuse à l’étude, qui imite ce que les corps font dans l’image. En art, et notam-ment en danse, c’est peut-être pour échapper au risque régulier de s’auto-imiter que les artistes pratiquent la copie des autres, s’il est, comme disait Picasso, « plus dangereux de se copier soi-même que de copier les autres ». Tout réside alors dans la manière dont on recrée un geste dans ce transfert d’environnement. Le point de vue de Latifa Laâbissi ne relève ni d’une attitude mélan-colique face au deuil d’un moment de danse inoubliable qu’il s’agirait de faire vivre autrement, ni de son versant maniaque qui voudrait y saisir un idéal à atteindre. La mise en scène n’organise donc ni un adieu, ni un hom-mage, encore moins un tombeau chorégraphique. Elle installe en revanche un dialogue, un vis-à-vis, entre des images et leur doublage.Dans l’espace vaste d’un studio éclairé comme la salle, face au public, au centre et en fond de scène, assise comme la sorcière de Wigman, en vêtement de répé-tition, visage nu, cheveux noués derrière la tête, Latifa Laâbissi reprend trois fois de suite la danse de Wigman, accompagnée en live par le percussionniste6 qui joue la partition qu’il a retranscrite à la batterie. Le spectateur observe la répétition d’une danseuse qui enchaîne des filages successifs : elle est exposée, sortie de l’espace obscur et restreint dans lequel Wigman évoluait, comme déshabillée de l’enveloppe spatiale qui la menaçait au-tant qu’elle la protégeait. La danseuse-doubleuse donne à voir alors cette étude et les constructions plus ou moins fructueuses de nouveaux rapports à l’espace et au temps. Le dialogue contradictoire de Wigman avec l’espace est en effet ici transféré dans un dialogue direct avec l’es-pace sonore. Le solo s’est transformé en duo. Le geste du percussionniste sur scène s’organise avec celui de la danseuse, à l’écoute l’un de l’autre, afin que les impacts et le jeu de résonances qui organisent entièrement la cho-régraphie soient à l’unisson. L’accord du tonus postural nécessaire à chacun de leurs impacts gestuels, auquel s’arrime l’organisation du souffle de chacun, trouve ici une visibilité. En effet, si dans le film, du fait de la bande-son mal synchronisée sur le geste, Wigman donnait à voir la figure d’une sorcière-chef d’orchestre, appelant, maîtrisant et repoussant le monde sonore qu’elle in-voquait, la copie de Latifa Laâbissi organise un jeu de double capture entre percussions du musicien et gestes de la danseuse. Enfin, lorsque l’écran de télévision, après les projections en boucle, est tourné vers nous, le spec-tateur est invité à étudier l’écart, la surprise, entre deux mises en scène, l’une à l’image, l’autre live.

En pratiquant le film comme ready-made, la doubleuse ne fait pas que vider les images de leur contenu initial. Car en imitant une sorcière, Laâbissi exploite la di-mension intrinsèquement subversive de l’acte d’imiter : l’imitateur met au jour ce que nous pensons avoir d’ini-mitable, de singulier, il met en cause cette tendance nar-

cissique à nous penser unique, et dévoile la façon dont nous nous performons (un mode de regarder, de toucher, de s’adresser, d’être debout, assis, etc). Le seul fait de co-pier désenvoûte la prise du regard, le mécanisme de mé-dusation produit par un film devenu un totem de l’his-toire de la danse. Et ce travail n’est pas sans écho avec le commentaire qu’en fit immédiatement la cabaretiste Valeska Gert, raillant le sérieux de la danse d’expression en général, et visant la Danse de la sorcière en particu-lier : « Soudainement apparaissent devant nous des vi-sions qui pourraient être droit sorties de l’imagination d’un lecteur passionné de romans de colportage. Ainsi [Wigman] rampe-t-elle au sol, déguisée en ramoneur, accompagnée du roulement de tambours de petits pois, dans des mouvements de démon d’escalier de service qui passeraient dans n’importe quel spectacle de variété pour une prestation moyenne7 ! » Dans ce nouveau contexte, si ce n’est plus l’auto-por-trait-manifeste d’une danseuse moderne en sorcière aux prises avec le contexte et les débats des années 1920, quelles nécessités engagent Latifa Laâbissi, âgée aussi d’une quarantaine d’années, originaire du Maroc, formée à Grenoble et New York à l’école de l’abstraction cunnin-ghamienne, comme une grande part des danseurs de sa génération en France, puis interprète dans des compa-gnies contemporaines (celles de Jean-Claude Gallotta, Georges Appaix, Loic Touzé notamment), à se retourner ainsi sur cette trace de l’avant garde expressionniste en Allemagne ? D’une part, le désir de faire l’expérience de ces danses d’expression que sa formation ne l’avait pas conduite à connaître, autre pan opposé à maints égards aux partis pris esthétiques, techniques, pédagogiques et politiques de l’abstraction américaine. Et de le faire en autodidacte. Comme si pour sortir des processus mimé-tiques au sein du cours de danse, il fallait plonger dans un travail mimétique encore plus exigeant qui scrute et déploie l’acte même de regarder. D’autre part, le désir de s’autoriser d’elle-même à le faire, sans légitimité acquise. Aussi est-ce non sans résistance que ce projet fut reçu : comment pouvait-on prétendre interpréter Hexentanz-de-Mary-Wigman ? N’était-ce pas assumer une décep-tion programmée ? Certes, mais ce faisant, on retrouve ici, en creux, une des dimensions de ce manifeste wigma-nien : « Je suis sans tradition8. » La danseuse manifeste ici la ruse des faibles qui, en l’absence d’une part de leur histoire, sont conduits à la retraverser avec les moyens du bord. Par ailleurs, sans jamais pourtant les évoquer, les origines marocaines de Latifa Laâbissi donnaient à son doublage dans le contexte français une dimen-sion culturelle critique9. Cette danseuse-sorcière arabe ne doublait-elle pas une danseuse allemande dont elle connaissait par ailleurs, depuis les travaux récents des historiens en France10, les compromis politiques avec la politique culturelle du IIIe Reich ? À y voir de plus près, Phasmes n’était pas sans ironie politique, prenant à revers autant l’attitude de rejet politiquement correcte, à l’égard des danses d’expression des années 1920 et 1930, d’une sensibilité de gauche offusquée (« Mais com-ment peut-on encore danser aujourd’hui les danses de Wigman ?! »), que le consensus inconditionnel et cultuel des amateurs de cette avant-garde.

copier-distendre-faire apparaître : écran somnambule

En 2012, Latifa Laâbissi déploie une seconde modalité de cette copie et la propose comme pièce chorégraphique >

L’imitateur met au jour ce que nous pensons avoir d’inimitable

légendeMary Wigman dans la Danse de la sorcière. Images tirées du film Mary Wigman tanzt (anonyme).

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> en soi, Écran somnambule11 : l’artiste réinterprète dans un théâtre, de préférence à l’italienne, l’exacte partition de Wigman mais sur une durée de 32 minutes, soit 16 fois plus lentement. Chaque élément du film est ici à la fois intégré et altéré. Danse comme musique sont ainsi étirées dans le temps, et costume, masque et éclairage sont eux aussi soumis à réinterprétation. La musique fut d’abord enregistrée pour être soumise à un traitement spécifique d’Olivier Renouf : le temps y fut non pas ralenti, mais étiré, permettant ainsi de préser-ver la hauteur du son, de garder donc le rapport au réel sonore, et à la danse de préserver sa relation à la sou-daineté des impacts gestuels. Elle s’entend ainsi comme une longue résonance sourde de 32 minutes relancée par les frappes de cymbales. C’est alors la résonance et la vibration continue, autant sonore que gestuelle, qui sont en jeu dans cette reprise, ou plus précisément la réso-nance d’une résonance. En effet, cette danse assise distend le suspense de la danse de Wigman, ici reporté de geste en geste. Le mouvement suit un continuum permanent, rompu par les accents nécessaires aux impacts « originaux » que Latifa Laâbissi souhaite préserver dans toute leur force. L’effet est d’autant plus surprenant que ces ruptures aussi brusques que rapides prennent leur source à par-tir d’un tonus du corps beaucoup plus bas. Telle l’arai-gnée qui tissant lentement ses fils invisibles par tous ses membres jaillit sur une proie invisible. Et l’effet de surprise ou de sursaut sort le spectateur d’un état hypno-tique dans lequel il est invité à plonger.

En outre, cet étirement du temps permet de voir la danse tout autrement : le regard du spectateur, qui était pris au piège des tensions internes et de la dynamique concen-trique de Wigman, peut ici errer d’une partie du corps à l’autre, observer le jeu des micro-tensions des avant-bras, des mains, du rapport mains-visage, des orteils et chevilles. Dans cette lenteur extrême, la danse, émanci-pée du piège chorégraphique wigmanien, suit les événe-ments kinesthésiques qui organisent le sentir de la dan-seuse et prend l’allure d’une composition instantanée. La relation à l’ordre chorégraphique est donc minée par le travail de cette métamorphose permanente du sentir.D’autre part, le regard peut aussi parcourir le tracé des courbes dans l’espace, les lignes et les diagonales qui émergent pour s’effacer dans la même lenteur. La source de lumière se concentre, comme dans le film, sur la fi-gure en faisant disparaître l’environnement, pour renfor-cer la puissance dramatique et garder un regard captif, même dans l’extrême lenteur. Elle propose juste des va-riations d’intensité au bout d’un quart d’heure, simple appui dramaturgique qui relance l’attention. La dimen-sion sculpturale et plastique de la figure se forme ainsi sous les yeux du spectateur, au lieu d’être posée avec force devant lui. En donnant à voir tout le jeu des tor-sions, l’indépendance et la dissociation des mouvements, est déplacée la frontalité à la fois captivante et repous-

sante : le regard ici est en mesure de pénétrer les creux et les reliefs de la sculpture, de glisser sur les surfaces, d’imaginer les faces cachées des membres, d’apprécier la transformation d’un espace ou de se fixer sur une zone corporelle et de l’abandonner pour une autre. Aussi a-t-il le temps d’associer les images, de se perdre ou de s’épui-ser dans une dépense imaginaire qui était condensée en quelques secondes : si l’attention était immédiatement captive face aux chocs et suspensions de la sorcière de Wigman, elle est ici mise à l’épreuve par une figure tout à la fois asthénique et puissante qui déploie sa dimension plastique.Par ailleurs, le costume (et le masque) conçu par Nadia Lauro, en imitation de peau de serpent, intensifie l’aspect protecteur de la robe moirée de Wigman, et s’il garde les capacités de miroitement (autre notion essentielle de l’esthétique wigmanienne), il les intensifie par un effet de carapace propre à une créature en cours de mue, se détachant lentement d’un corps premier (celui de Wigman autant que celui d’une figure animale). Enfin, Nadia Lauro ne reproduit pas le masque de Wigman, mais produit le masque de Latifa Laâbissi suivant le même processus, à savoir son moulage à partir du visage de la danseuse. Mais si le masque wigmanien accentuait les traits démoniaques de la danseuse dans l’esprit des masques de nô, celui de Latifa Laâbissi contribue à lisser ses propres traits. Comme un contrepoint à l’animalisa-tion du costume, le visage se donne ici comme surface inerte aux yeux fermés, créant une autre tension entre un visage mort et un corps vivant. Si la créature wigma-nienne était compacte et homogène, celle-ci est marquée par l’hétérogénéité de ses chairs. Au-delà, qu’est-ce qui, dans cet Écran somnambule, ré-sonne de Hexentanz de Mary Wigman, et cette sorcière n’en cache-t-elle pas une autre ? L’étirement du temps, les plis et replis de la peau d’un corps recroquevillé au sol, le masque, la fragilité du geste, le travail sur la mé-tamorphose d’une figure énigmatique, réactivent aussi un travail proche du butô, découvert en France à partir de 1978 – butô qui fut lui-même dès les années 1920 pro-fondément marqué par cette danse d’expression, dont la tradition n’avait pas pu se déployer en France à sa juste mesure depuis l’après-guerre12. Alors Écran som-nambule ne fait-il pas resurgir, sur un mode inattendu, des traces d’une série de sorcières issues du butô que sont notamment Carlotta Ikeda et Yoko Ashikawa, dont Latifa Laâbissi a vu les films ? De fait, Hijikata, dans Hitogata (Effigie, 1976), entièrement porté par les mé-tamorphoses grotesques de Yoko Ashikawa, reprenait déjà exactement plusieurs motifs essentiels de la danse de Wigman, et ce dans une dynamique explosive simi-laire. Étaient-ce là citations brouillées ou remémoration inconsciente mais largement surdéterminée ? Dans ce « rebûto » de Latifa Laâbissi, se condense ainsi à rebours, de manière étonnante, toute la migration esthétique de la danse d’expression venue au Japon depuis les années 1920, réappropriée dans les années 1960-70 par le butô, puis exportée et revenue en France dans les années 1980, pour être à nouveau présente aujourd’hui. Comme s’il fallait que le geste expressionniste, avec l’esthétique du conflit qui le caractérise, en passe par son doublage puis par ses fantômes japonais pour trouver, dans les années 2010, un de ses nouveaux lieux d’expression. Condensé d’une histoire des migrations gestuelles, d’une déterrito-rialisation qui révèle combien la danse est en mesure de métaboliser bien des partages idéologiques, culturels et identitaires. •

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note12. Voir l’article de

synthèse de S. Pagès, « Résurgence, transfert et voyages d’un geste expressionniste : une historiographie discontinue et transnationale. Le Butô entre le Japon, la France et l’Allemagne », in « Mémoires et histoire en danse », Mobiles n°2, L’Harmattan, 2010.

Notre regard, pris au piège face à Wigman, peut ici errer d’une partie du corps à l’autre

légendeÉcran somnambule, de et par Latifa Laâbissi. Photographies : Margot Videcoq.

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