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VENDREDI 15 MAI 2020 HORS-SÉRIE CANNES 2020 Grace Kelly à Cannes en 1955.

VENDREDI 15 MAI 2020 - Vanity Fair · Penélope Cruz à Cannes en 2019. HORS-SÉRIE CANNES 2020. VENDREDI 15 MAI 2020 Spike Lee à New York en 1989. HORS-SÉRIE CANNES 2020. Jim Jarmusch,

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VENDREDI 15 MAI 2020HORS-SÉRIE CANNES 2020Grace Kelly à Cannes en 1955.

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VENDREDI 15 MAI 2020Sophia Loren à Cannes en 1966. HORS-SÉRIE CANNES 2020

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VENDREDI 15 MAI 2020Penélope Cruz à Cannes en 2019. HORS-SÉRIE CANNES 2020

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VENDREDI 15 MAI 2020Spike Lee à New York en 1989. HORS-SÉRIE CANNES 2020

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Jim Jarmusch, Jack Lang, Spike Lee et Emir Kusturica au festival de Cannes, en mai 1990. Photographie Jean-Christian Bourcart (Rapho)

Le masque et la palme par Joseph Ghosn

Mais qu’est-ce donc que Cannes ? Plus que jamais,

en pleine crise du Covid, confinés, déconfinés, reconfinés,

les choses qui nous manquent ne sont pas si nombreuses

que cela, mais ce sont bien celles qui structuraient

imperceptiblement nos vies — ou tout du moins

les scandaient — qui provoquent un manque terrible.

Et ces jours-ci, nous aurions dû être à Cannes :

physiquement ou virtuellement, nous aurions été amarrés

à ce festival, le plus beau du cinéma, parce qu’il mixe

tout et son contraire, le luxe et le DIY, le sublime

et le vulgaire, les montées des marches et les descentes

aussi, les films et les nuits, les salles de projo

et les sous-sols, les kebabs et les terrasses scintillantes.

Cannes, donc, aurait dû avoir lieu en ce moment

et nous avons eu envie d’imaginer, de raconter,

ce festival qui n’existe pas. À quoi Cannes 2020

aurait-il ressemblé ? À quoi Cannes 2020 aurait-il tenu ?

Dans ce hors-série numérique de Vanity Fair,

nous explorons ce mystère en fantasmant un peu

et en donnant des pistes de ce qui aurait pu être

— et de ce qui adviendra, aussi, dans la foulée.

Quels sont les films que la crise nous empêche de voir ?

Qui sont les auteurs que nous aurions pu découvrir

à Cannes ? Nous avons mis tout cela à nu, ici.

Une discussion avec le délégué général du Festival,

Thierry Frémaux, nous donne surtout des indices pour

comprendre à quoi pourrait bien ressembler désormais

un festival. Un portrait de Spike Lee, le président nommé

d’une manifestation qui n’a pas lieu, nous permet de relier

les époques, remonter à ce moment charnière des années

1980, lorsque le réalisateur américain débarquait

sur la Croisette pour y montrer son révolutionnaire

Do the Right Thing, film qui bouleversa alors plusieurs

de nos vies. Il pourrait y en avoir des centaines d’autres :

Cannes est une épiphanie permanente. Et c’est parce

cette lumière et ces apparitions annuelles, sous le soleil

de la Méditerranée, nous manquent terriblement

en 2020, que nous vous livrons aujourd’hui ce magazine

d’un genre nouveau, qui mixe ce qui a été avec ce qui

aurait pu être. En 2021, nous retournerons à Cannes,

et en attendant, un seul mot d’ordre : do the right thing…

 5 L’ÉDITO de Joseph Ghosn

 6 ART DE VIVRE Les aventure

de Cruchotte sur la Croisette

 7 LETTRE OUVERTE No Cannes

this year, par Olivier Séguret

 8 ENTRETIEN Thierry Frémaux :

« Cannes, d’une autre manière »

11 PORTRAIT Un certain Spike Lee

12 ENTRETIEN Mélanie Thierry :

« Spike Lee cherche l’accident,

l’état de fébrilité »

En couvertures

Grace Kelly en 1955, photographie Keystone (Getty Images)Sophia Loren en 1966, photographie Mario De Biasi (Getty Images)Penélope Cruz en 2019, photographie Julien MignotSpike Lee en 1989, photographie Anthony Barboza (Getty Images)

SOMMAIRE 13 FILMS Nous les aurions

tant aimés

14 24 HEURES À CANNES

16 MODE La robe

de distanciation sociale

17 CANNES SANS DORMIR

par Philippe Azoury

et Camille Bidault-Waddington

19 SÉLECTION Jeune cinéma,

les réalisateurs que vous n’avez

pas découverts à Cannes

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C

’est drôle comme, parfois, les choses ne se passent pas comme on l’avait imaginé. Dimanche,

après cinquante-quatre jours de confine-ment dont cinquante-deux à ne pas écouter les informations, on a enfin pris la route du sud, destination le festival de Cannes. Les fake news d’annulation en tous genre, très peu pour nous ! C’est pas parce qu’on est attachés de presse qu’il faut nous prendre pour des gogos. Ca fait huit ans que je descends, toutes les mois de mai, sur la Croisette, avec pas mal de beaux caill-loux à coller sur les stars. Parer les célébri-tés, c’est mon métier et, à Cannes, il faut que ça brille : hors de question de le rater. Pas d’Orly-Nice, cette année, on s’est fait place Vendôme-Le Martinez en utilitaire avec coffre-fort soudé au plancher, plan-qué sous ce qui nous restait de couvertures que les journalistes ne nous avaient pas carottées lors de notre événement presse de Noël dans les Tuileries privatisées.

On avait bien pensé louer une ambu-lance, mais, finalement, on s’est dit qu’une attestation pour assistance à personne vul-nérable suffirait : vous n’avez pas idée de ce que peut être une comédienne sans bijoux devant les marches du Palais. On est partis au lever du soleil avec Gégé de la sécu et ses gars planqués dans un Dus-ter Dacia aux fesses, en leur promettant une pause bidoche à L’Hippopotamus de Saint-Rambert-d’Albon – qui, finalement, était fermé. Y avait peu de monde sur les routes et j’avais vu sur les Insta que nos actrices avaient l’air branchées coupette sur Houseparty plutôt que sur la terrasse d’Albane, mais vous savez qu’elles peuvent changer d’avis. Et leurs agents aussi.

En voyant les camions immatriculés en Espagne foncer cap au Sud, je me suis dit qu’il y avait là-dedans la concurrence. Pas sotte, la Cruchotte ! Il n’y avait pas de temps à perdre : j’ai dit à Gégé d’appuyer

Pendant ce temps-là…...la biensensée Cruchotte, théoricienne du glam priority, a quand même pris la route de la Croisette. Texte Pierre Groppo

sur le champignon et on a mis sept heures à la place des neuf annoncées, sans se faire arrêter. À croire qu’on avait dégagé l’A6 et l’A7 pour les go-fast couture-bijou-coiffure du mai festivalier. C’est ce que j’appelle la « glam-priority » : priorité au glamour.

Comme annoncé sur son site, le Mar-tinez était fermé, ce qui était une demi-su-prise, mais Gégé nous a installé chez sa tante retraitée du côté de La Bocca, tan-dis que ses gars s’occuppaient des bijoux (qui n’étaient pas dans le coffre pour d’évi-dentes raisons de sécurité.) La tante doit être un peu niçoise et surtout très flippée car elle nous a servi une socca en disant « bonne dégustation dans les distances de sé-curité », ce qui m’a changé, niveau calories, de la « fraîcheur de melon » de la plage du festival. Mais bon. J’ai appelé Paris en les laissant écouter Il est où, le bonheur : per-sonne ne répondait. Du coup, je me suis aussi posé la question.

Le lendemain sur la Croisette, il n’y avait pas un rat, mais on a croisé un sanglier qui léchait les vitrines d’une boutique de luxe. Sans doute un teaser pour un long-métrage, genre L’Ours de Jean-Jacques Annaud ou les oiseaux baladeurs de Jacques Perrin. S’il faut mettre des boucles d’oreilles à un pélican, ça ne me dérange pas. Mais, dans le secret de moi-même, je me suis dit : « Un sanglier, quand même, ça craint. » Après j’ai réalisé : peut-être qu’il s’était échappé. Et que ce sera une édition last minute sur-prise très engagée écolo-animaux. Pas de stars flippées par le Covid mais leurs chats, leurs chiens, des chevaux, des lamas qu’on peigne dans les villas privées de la Califor-nie et derrières les portes des hôtels fer-més. Peut-être est-ce pour ça qu’il n’y a pas de tapis rouge cette année : parce qu’ils risquent d’y faire caca. Je réfléchis beau-coup à force de m’ennuyer, car rien pour l’instant n’a encore commencé et les bijoux, c’est sympa, mais c’est mieux en porté. & 

Food for soulpar Constance Dovergne

S’il convient d’affirmer que le festival

de Cannes est un étrange monde parallèle

tourné vers lui-même, s’y alimenter relève

carrément de l’expérience disruptive tant

les prix de ses établissements (essentiellement

des trattorias) semblent stratosphériques

au regard de la qualité de la cuisine qu’on

y sert. On appelle ça des « restaurants à notes

de frais », c’est très à la mode dans les villes

dont l’économie repose sur ses nombreux

salons professionnels attirant des estomacs

équipés de la carte bancaire de la société.

Pour bien manger au festival, il faut donc

le fuir : direction le quartier de la gare,

paisible fief nord-africain qui, en dehors

de ses vitrines décorées de photos fanées

de Marilyn Monroe et de Brad Pitt, n’affiche

aucune espèce d’intérêt à l’égard

de ce qu’il se passe sur la Croisette.

Rue Jean-Haddad-Simon, une échoppe

anonyme vend des böreks dégoulinants

de jaune d’œuf et d’épinards, chefs-d’œuvre

de street food turque, parfaits pour sustenter

le critique de cinéma en plein bouclage.

Et cinquante mètres plus loin, rue de Mimont,

un couscous servi à la terrasse baignée

de soleil et avec le sourire de ce que tous

les chauffeurs de taxi s’accordent à qualifier

de « meilleure adresse de la région ».

C’est là que vous auriez dû nous trouver.

Pâtisserie 10, rue Jean-Haddad-Simon à Cannes.

Le Maghreb 40, rue de Mimont à Cannes.

Elle aurait dû être remise le 23 mai, pendant la cérémonie de clôture du festival. Mais c’est dans un coffre-fort

de la maison Chopard que la palme d’or attend son déconfinement. Sortie des ateliers du joaillier qui la produit

depuis 1998, l’édition 2020 jouit déjà d’une aura toute particulière. Une palme unique ! Délicate branche d’or

éthique, inspirée des palmiers de la Côte d’Azur, elle repose sur un coussin de cristal. Symbole d’un festival

en suspens et d’une Croisette désertée par les stars. Endormie, elle reste vierge de toute inscription.

« Nous sommes suspendus à la décision des organisateurs, confie-t-on chez Chopard. Selon leur choix, la palme

sera gravée cette année ou l’année suivante, pour le festival 2021. » En utilisant du cristal de roche habité de mille

et une inclusions, Caroline Scheufele, co-présidente de Chopard, tenait à faire de chaque exemplaire un objet

unique au monde. Ce trophée de l’année du Covid-19, palme d’or que, peut-être, personne n’aura, a plus

que jamais de quoi alimenter tous les fantasmes. Et Chopard, de porter son surnom d’« artisan des émotions ».

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LA PALME DORTLe trophée est prêt ou presque. Mais à qui et quand le remettre ?

Par Bénédicte Burguet

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Une chronique d’Olivier Séguret

No Cannes this yearLettre ouverte au festival du cinéma, des cinémas,

à l’heure du Covid-19.

T

u n’as pas lieu, c’est triste et c’est dommage. Tu t’en remettras, tu survivras et c’est sans doute pour ça que nous avons pu accepter l’idée de cette suppression, en se disant plus ou moins consciemment que, tant

pis, ce n’est que partie remise, on se reverra en 2021. Si la perspective d’un no Cannes a été acceptée et même antici-pée avec fatalisme, c’est parce que nous ne pouvons pas en-visager sérieusement que ce mauvais coup te soit fatal. Mais qu’en savons-nous exactement ? Est-il raisonnable de penser que cette absence de Cannes n’est qu’une parenthèse ou bien est-ce du déni ?

Oui, tu survivras, mais dans quel état ? Avec quelles séquelles ? Rien ne te permettra d’échapper à l’évidence qui se répète partout : plus rien ne sera comme avant, donc toi non plus. Alors à quoi ressembleras-tu ? Ne serait-ce pas le mo-ment d’une bonne thérapie ? Bien sûr, tu pourrais facilement continuer à feindre d’organiser le chaos plutôt que de recon-naître que tu le subis, mais ce serait une occasion manquée. Il y a pour toi la possibilité d’une occasion réussie.

Il faut regarder ensemble les choses en face. Dans le monde du Covid-19, tu présentes un énorme point faible, presque une malédiction : la projection en salle, dont tu es l’Olympe. Ces dernières années, dans ton bras de fer avec Netflix, tu en as, plus que jamais, fait un principe existentiel, d’ordre quasiment politique et philosophique, renouant en cela avec une pers-pective historique du cinéma en France, depuis la première séance Lumière au café de la Paix jusqu’à, au moins, Jean-Luc Godard qui y voyait la vraie origine de ce que l’on appelle le cinéma. Le virus, hélas, a attribué le point à Netflix. Les salles sont fermées et les festivals suspendus tandis que la consom-mation des films sur plateforme numérique s’est envolée.

En 2021 le risque aura-t-il disparu ? Comment réunir des professionnels venus du monde entier pendant une douzaine de jours dans un périmètre aussi réduit en les concentrant, de surcroît, dans des salles dont les équipements sont sollicités de l’aube à la nuit ? Et, même en imaginant que des solutions sanitaires et techniques soient trouvées, qu’en sera-t-il de tout l’écosystème, lui aussi d’ordinaire surpeuplé, des bars, restau-rants, plages, clubs et appartements loués à plusieurs pour en atténuer les coûts ?

Un jour, ça ira mieux

L

e principe de la projection en salle, multiplié par le concept de festival et porté à la puissance cannoise (numéro un en prestige et en marché) forme le pire cocktail dans un monde aujourd’hui traumatisé par

la pandémie et demain pro ba blement phobique du moindre risque sanitaire. Pour le dire en des mots plus « western », mon cher festival de Cannes, tu es devenu ton pire ennemi.

Je n’ai pas de solution à te proposer, mais je veux te faire part de ma confiance. Oui, il y aura une année sans toi suivie d’années difficiles où tu seras là mais où tu ne seras pas tout à fait toi-même. Et puis, un jour, ça ira mieux, on aura des trai-tements efficaces et rapides, on aura un vaccin. On sera plus légers. Un certain hédonisme, une certaine insouciance vien-dront te rôtir l’épiderme. Les salles seront pleines d’un public ému de sa chance d’être enfin de nouveau là. Après les années de doute et peut-être avec des cicatrices, il y aura les années d’une joie et d’une grandeur retrouvées. Je te le dis parce que je le crois et je le crois parce que le cinéma nous a appris à tous les deux à espérer. C’est lui qui une fois encore te sauvera. $

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« Cannes, d’une autre manière »Le délégué général du festival, Thierry Frémaux, raconte comment le virus a amené Cannes à muter et à déplier ses activités.Entretien Philippe Azoury et Toma Clarac

Vous venez d’annoncer officiellement

l’annulation du festival dans sa forme

habituelle, mais vous présenterez une

sélection en juin. Comment bâtit-on la

sélec tion d’un festival annulé ?

Bizarrement, ce processus se fait dans d’excel-lentes conditions. Confinés, nous recevons les films par lien Internet. C’est le rêve : le cinéma mondial vient à vous à la maison. Donc on voit les films et on fait nos notes. Christian Jeune, le directeur du département « films » orga-nise tout ça et moi, j’instruis les débats au télé-phone quand, habituellement, nous les avions collectivement et de visu. Quand le confine-ment a commencé, nous lancions le sprint final – qui est d’ailleurs plutôt un 1 500 mètres, puisqu’il va tra di tion nel lement du 1er mars au 15 avril. C’est devenu un 5 000 mètres, puisque le processus se prolongera jusqu’à la fin mai et que certains films que la crise a retardés pourront nous être présentés.L’éventualité d’une annulation a-t-elle

influé sur la sélection ?

Nous n’avons pas reçu moins de films. Hors l’incertitude liée à la crise – mais qui est la même pour tout le monde –, nous menons la sélection normalement, dans la seule passion du cinéma et de la découverte qui nous anime.Pourquoi annoncer une sélection est-il mal-

gré tout si important ? Pour valider un tra-

vail qui était quasiment achevé ? Pour ne

pas laisser les autres grands festivals (Ve-

nise, Toronto, Berlin, Locarno...) prendre ce

que le Covid-19 vous force à abandonner ?

Rien dans notre action ne procède d’une quel-conque concurrence avec les autres festivals. Au contraire : dès que la tenue de Cannes

s’est révélée aléatoire, nous nous sommes beaucoup parlé avec nos collègues. Ensuite, crise ou non, chaque année, les films présen-tés à Cannes le sont aussi dans les autres festi-vals ou dans les sections parallèles. Il y a cette année encore moins de raison pour les pro-ductions de changer de méthode. Ensuite, la situation de Cannes est devenue celle de Lo-carno, annulé il y a peu, et aujourd’hui, celle de Venise et Toronto, fragilisés par l’incer-titude de la rentrée. En fait – et on en a été assez émus –, la fidélité à Cannes s’est expri-mée fortement et d’emblée : qu’importe le futur, on veut que nos films soient vus par vous, comme d’habitude à cette époque de l’année. Les cinéastes et les producteurs sou-haitaient vraiment un processus normal avec Cannes : soumettre un film, en parler, évaluer une potentielle sélec tion, etc. C’est réellement leur demande. Même des films sélectionnés à South by South west ou à Tribeca sont revenus vers nous. Et puis, il y a une chose importante, c’est qu’on ne voulait pas déserter le 15 avril en disant : « Cannes n’a pas lieu, au revoir, ren-dez-vous en 2021. » Non. L’année n’est pas terminée. Des films ont décidé de rester en lice et de sortir en salles. La reprise de l’ex-ploitation et de la distribution va être difficile. Nous voulons être présents et permettre que le label « Cannes » puisse aider à la relance.

Revenons aux trois mois que vous venez

de passer. Vous souvenez-vous du pre-

mier signe d’alerte, du premier nuage

noir, concernant le festival 2020, le jour

en gros où vous vous êtes dit : « Tiens,

quelqu’un tousse à Wuhan et mon année

risque fort d’être compliquée… »

Oui, je me suis posé la question très tôt, d’abord en plaisantant, puis de manière tout à fait sérieuse. D’abord parce que l’organisation d’une manifestation mondiale vous confronte à tout autre événement à l’échelle de la pla-nète, genre l’éruption de l’Eyjafjöll, le volcan islandais qui en bouleversant le transport aé-rien en mars 2010 avait risqué de faire annu-ler le festival. Et puis parce que nous avions déjà affronté la crise du Sras en 2003 : le virus s’était éteint d’un seul coup, mais jusqu’à la dernière minute, et alors que les délégations chinoises renonçaient une à une à venir, on a cru que le festival dans son ensemble se-rait annulé. Là, des conversations avec Jia Zhangke dès le moment du festival de Ber-lin et avec nos amis de Hong Kong cet hiver nous ont alertés et nous n’avons pas mis long-temps à comprendre la gravité de l’épisode. C’est sans doute ce qui nous a permis d’agir de façon lucide et pragmatique : faire preuve d’agilité en sachant que Cannes devait avoir lieu d’une autre manière, inventer un marché

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Thierry Fremaux,

Cate Blanchett,

Ava DuVernay

et Agnès Varda

à Cannes

le 12 mai 2018.

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du film numérique, se projeter à l’automne, parler beaucoup avec les gens du métier, com-prendre qu’ils comptaient sur nous, etc.Lorsque plane un tel nuage, dans quelles

conditions intimes la reprise des vision-

nages, les négociations serrées pour obte-

nir tel ou tel film, l’organisation de mille

choses qu’implique la machine Cannes,

sont-elles possibles ?

Depuis le début du mois de mars, nous faisons preuve d’une abstraction totale et parlons des films tout à fait normalement. La perspective de publier tout de même une sélection est ex-trêmement mobilisatrice pour tout le monde : nous, les artistes, les professionnels...Que vous disaient les producteurs, les dis-

tributeurs, la mairie de Cannes ou l’État

– que ce soit le ministère de la culture ou

la conseillère culture de l’Élysée ? Quelle

décision vous incitaient-ils à prendre ?

Cannes est organisé d’une double manière : d’un côté, la direction exécutive, c’est-à-dire l’équipe du festival, de l’autre le conseil d’admi nis tra tion qui réunit les représen-tants de la profession et les pouvoirs public, dont la mairie de Cannes, le ministère de la culture et le CNC. Au milieu, Pierre Lescure, comme président, et moi-même, comme dé-légué général, pour faire le lien entre tous, y compris avec l’Élysée. La situation a donc été évaluée en permanence, en commençant par une double évidence : y croire tant que c’était possible et respecter les consignes pu-bliques. De fait, tout le monde a apporté son expertise. La ville de Cannes, par exemple, est la collectivité qui allait être la plus tou-chée par l’annulation de la fête, quand on connaît le poids économique du festival. À aucun moment, son maire n’a pensé la si-tuation en dehors de la réalité collective.De quelle façon Cannes est-il couvert par

les assurances en cas d’annulation totale ?

Le magazine Variety évoquait, début mars,

une clause contre les annulations que le

festival n’aurait pas contractée. Qu’en

est-il réellement ?

Nous sommes couverts par une assurance an-nulation « classique » (intempérie, grève, indis-ponibilité du palais), mais ce type de contrat ne couvre jamais les risques de pandémie. La clause à laquelle vous faites référence était une proposition très coûteuse, de dernière minute et qui ne permettait de couvrir qu’une part très minime du risque – et encore moins de pen-ser la situation globale. En l’espèce, comme l’immense majorité des événements qui ont été annulés, le festival est son propre assureur : en gros, il est seul responsable financièrement. Heureusement, ici comme ailleurs, ceux qui le soutiennent restent à ses côtés et nous pourrons limiter les dégâts, même s’ils sont importants.Quelles garanties donnent l’État ou les col-

lectivités locales face à des pertes que l’on

imagine colossales ?

L’État et les collectivités territoriales (la ré-gion Provence-Alpes-Côte d’Azur, le conseil départemental des Alpes-Maritimes, la région Île-de-France) nous ont immé dia tement indi-qué qu’ils maintenaient l’intégralité de leurs subventions, ce qui est évidemment très pré-cieux car les pertes sont importantes. Nous sommes, par ailleurs, encore en discussion avec la ville de Cannes, qui paie un très lourd tribut en perdant la majorité de ses recettes fiscales du fait de l’annulation de tous les évé-nements et ne pourra donc très probablement pas maintenir son niveau de subvention habi-tuel. Enfin, beaucoup de nos partenaires offi-ciels privés, qui sont pourtant aussi dans des situations financières très compliquées, es-

saient de nous aider d’une manière différente. Globalement, dans cette situation exception-nelle, tous les maillons se montrent solidaires.Vous aviez, dans un premier temps, évo-

qué un festival qui se tiendrait fin juin-début

juillet. Cette date correspondait-elle à une

donnée épidémiologique que vous donnait

le gouvernement ou une instance officielle

(les ministères de la santé, de la culture, du

tourisme ou la ville de Cannes elle-même)

ou était-ce, pour vous, la seule date pos-

sible dans une ville qui, dès juillet, est

prise d’assaut par le tourisme pur et dur ?

Oui, quand mai n’était plus possible, on a évo-qué juillet et quand il a fallu annuler juillet, on l’a fait en imaginant une autre forme d’inter-vention pour préserver les films et la sélection, pour maintenir un dialogue très fort avec la profession. La date de juillet correspondait à la disponibilité du palais des festivals et à celles des festivaliers et des professionnels. À l’époque, il s’agissait de trouver une date qui nous semblait lointaine. Vaine illusion ! Nous disions : « Soit Cannes a lieu en juillet, soit c’est que la situation est grave et on se fichera pas mal de quoi que ce soit d’autre que la crise sanitaire. » On a compris le 12 avril que ça se-rait la seconde hypothèse. Quant à aller en septembre, nous ne voulons pas nous instal-ler aux dates du festival de Venise.Netflix devait va faire son retour à Cannes,

avec le film de Spike Lee notamment.

Pendant le confinement, la plateforme

a accru son pouvoir. Annuler Cannes,

était-ce faire reculer plus encore la salle ?

Les salles ont une grosse partie à jouer en gé-néral. Bien sûr, chaque année, le festival est un énorme coup de boost. On l’a vu en 2019 avec Parasite ou Les Misérables : désormais, il y a une corrélation forte entre succès à Cannes et succès en salle. Mais la situation des cinémas est extrêmement fragilisée parce qu’ils sont fermés : fragilité économique, bien sûr – et le désastre peut être important en France mais surtout à l’étranger – et fragilité psychologique parce que, en effet, les plateformes ont pro-fité de l’aubaine. Même si les sondages disent qu’aller au cinéma est une des activités que

les Français veulent le plus vite retrouver, il va falloir faire preuve d’énergie et d’enthou-siasme. De tous les côtés : la qualité des films, l’accueil dans les salles, la pédagogie du grand écran, etc. Et qu’on cesse de parler plateforme quand on parle cinéma : nous ne sommes plus dans les années 1950 quand la télévision ar-rivait dans les foyers. Que ça soit les chaînes traditionnelles, les plateformes ou Internet, on sait que voir des images se fait ailleurs que sur grand écran – et plus que jamais. Au cinéma, dans les salles donc, à nous tous de continuer à le rendre singulier. Pour le reste, ce qu’on a beaucoup regardé sur les plateformes pendant le confinement, ce sont des films... de cinéma. Le débat est vaste.Un festival en ligne, beaucoup en parlent :

est-ce seulement possible pour une mani-

festation de la taille et de l’importance

symbolique de Cannes ?

Non, ce n’est pas possible et pour plein de raisons. Étymologiquement, un « festival » est une fête collective, un spectacle qui réunit des spectateurs dans un lieu précis – en l’oc-currence : sur la Croisette. Parce qu’il faut brandir des concepts à la mode, on évoque un « festival numérique » comme le nec plus ultra. Qui peut expliquer ce qu’est un festival numé-rique ? Quel est le public ? Où sera-t-il ? Com-ment organise-t-on ça dans le temps et dans l’espace ? Est-ce que les films, les auteurs, les producteurs seront d’accord ? Comment

« Ce qu’on a beaucoup regardé sur les

plateformes pendant le confinement, ce sont des films... de cinéma. »

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lutter contre le piratage qui sera instantané alors qu’il fait déjà des ravages ? Qui seront les privilégiés qui verront ça ? Quelles seront les conditions financières ? Est-ce que les films montrés pourront sortir en salle ? Une partie de la presse, américaine en particulier, aime parler de « festival numérique », mais il n’y a aucune enquête sérieuse pour dire ce que c’est, pour en dire le résultat... Cela ne marche que pour les films dont on sait que la seule carrière possible est, précisément, celle d’Inter net car ils n’au-raient jamais eu d’espoir en salle. Le Monde ne cesse de comparer Cannes au festival Visions du réel à Nyon, qui a choisi une option numé-rique. Mais la comparaison est impossible !

Et quid d’un festival hybride ?

Pareil. Ça ne conviendrait pas à Cannes, sauf pour son marché et là, en effet, nous faisons le 22 juin 2020 un marché du film numérique : des professionnels échangeront, achèteront, marchanderont, vendrons... sans sortir de chez eux et à travers des sites dédiés et ver-rouillés. Mais il s’agira aussi beaucoup de ventes de projets, de scénarios, de projections de bandes-annonces...Quelles sont les perspectives possibles

pour le festival ? À quoi va ressembler

la présence de Cannes dans d’autres

festivals telle qu’elle est évoquée ? Et si

ces festivals n’avaient pas lieu non plus ?

Je commence par votre dernière question : si les salles de cinéma rouvrent au début de l’été, comme nous l’espérons au moment où nous nous parlons, alors les festivals auront lieu, même avec des contraintes. Pour l’ins-tant, nous pensons annoncer sans doute une sélection début juin, en accord avec les ayants droit de chaque film – je dis « sans doute » car même le début juin semble lointain ! Ensuite, nous ferons vivre ces films bénéficiant du label Cannes 2020 dans les salles, dans des festivals, un peu partout... Nous les accompagnerons physiquement, médiatiquement, numé ri-quement. Bref, nous serons à leurs côtés.Le « Cannes hors les murs » que vous avez

évoqué pourrait-il être une manière de

rapprocher le festival du public ?

Question intéressante et de plus en plus aiguë chaque année : Cannes est historiquement un festival réservé aux professionnels, mais l’évi-dence qu’un public spécial (gens de cinéma, presse, festivaliers, etc.) doive avoir le privilège d’y assister pour découvrir la production en avant-première n’est plus aussi acceptée que dans les années 1960. Le public veut en avoir aussi le plaisir. Pourquoi pas ? Nous faisons beaucoup d’opérations avec les salles dans ce sens et ça se multipliera à l’avenir.Le festival Lumière, que vous dirigez éga-

lement, accueillera-t-il des films cannois,

même si c’est un festival de patrimoine ?

Peut-on envisager un Cannes exception-

nellement lyonnais ?

Non, pas question de faire, où que ce soit, un ersatz de Cannes. Il y a toujours des avant-pre-mières pendant le festival Lumière – peut-être un peu plus cette année – et j’espère que nous pourrons projeter à Lyon la sélection de Cannes classics, qui pourrait aussi aller aux excellentes Rencontres cinématographiques

de Cannes en décembre. Par ailleurs, nous avons reçu de multiples invitations de la part des festivals du monde entier pour montrer les films choisis. Nous verrons avec eux les stratégies à suivre.La sortie de Benedetta a été décalée à

mai 2021. On parle de la même chose

pour le Carax ? Peut-on retenir des films ?

Peut-on demander à des cinéastes produc-

teurs d’attendre ?

Ce sont les producteurs qui décident. En l’oc-currence, ils sont nombreux à basculer en 2021, ce qu’on peut comprendre. La sélection que nous annoncerons sera amputée de ces films, puisque nous ne retiendrons que des films qui sortent en salle à l’automne et à l’hiver pro-chains. Elle ne sera évidemment pas celle qui aurait été présentée dans un Cannes « normal ».Sans vaccin, l’édition Cannes 2021 est-elle

seulement possible ?

On va attendre que les spécialistes et l’avenir nous en disent plus.Sans forcément dévoiler des noms de la

sélection, mais plutôt en termes d’humeur,

d’énergie, à quoi va ressembler la sélec-

tion que vous annoncerez en juin ?

Nous sommes le 14 mai et je vous assure que nous ne connaissons pas encore nettement le visage qu’elle aura début juin. Mais elle sera celle d’un cinéma d’auteur en pleine santé et c’est la fonction du festival de Cannes que d’en montrer les formes nouvelles, de poser des noms nouveaux sur la carte. Elle portera aussi la marque d’une plus grande présence des réalisatrices, d’une universalité mondiale, d’une diversité assumée dans des sociétés qui le sont elles-mêmes de plus en plus.Lundi 11 mai, Cannes était sous un déluge

d’eau, aucune publicité pour blockbuster

ne couvrait la façade du Carlton, aucun

TGV ne commençait à emmener des mil-

liers de cinéphiles, de critiques, de profes-

sionnels, de cinéastes et seul un sanglier

se baladait, sans accréditation, sur la

Croisette devant des restaurants fermés

à double tours : le cinéphile que vous

êtes a-t-il l’impression de vivre dans une

dystopie ? Et si oui, quel cinéaste (mort ou

vivant) pour la filmer ?

J’hésite entre les sombres prédictions ou pen-ser à l’avenir radieux qui nous attend tellement on a désormais la conviction que pas mal de choses doivent changer. Hum. En tout cas, les messages que nous recevons sont souvent bou-leversants et montrent la place que Cannes tient dans le cœur des gens. Et ils veulent le dire, l’exprimer. La presse américaine, tou-jours sévère avec nous, est très élogieuse et pleine de nostalgie à notre égard. On prend, en attendant de revenir plus forts. Il faudra faire, tous ensemble, un grand Cannes 2021 ! Et pour ce qui est de filmer Cannes déserte : je prendrais Richard Fleischer avant et Park Chan-wook aujourd’hui. $

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« Les festivals numériques,

cela ne marche que pour les films

qui n’auraient jamais eu d’espoir en salle. »

Léa Seydoux

et le délégué

général

du festival

en mai 2018.

Page 11: VENDREDI 15 MAI 2020 - Vanity Fair · Penélope Cruz à Cannes en 2019. HORS-SÉRIE CANNES 2020. VENDREDI 15 MAI 2020 Spike Lee à New York en 1989. HORS-SÉRIE CANNES 2020. Jim Jarmusch,

D

ans la cascade de conséquences produites par l’annulation du festi-val, comment évaluer le cas de Spike

Lee ? Sera-t-il le président fantôme d’une édi-tion latérale, non-compétitive mais notoire, dont la sélection sera bientôt connue et pro-mue ? Ou bien sera-t-il tout simplement le président du jury de l’année suivante ?

Ce n’est pas le premier rendez-vous man-qué entre le cinéaste et le festival. En 1986, venu présenter Nola Darling n’en fait qu’à sa tête (She’s Gotta Have It) à la Quinzaine des réalisateurs, il aura l’illusion pendant quelques heures d’avoir remporté la caméra d’or – qu’il loupe de peu au profit de Noir et Blanc de Claire Devers.

Trois ans plus tard, Do the Right Thing, en compétition officielle cette fois, mènera la danse des rumeurs favorables, suscitant une fièvre typiquement cannoise autour de sa projection, avant de se faire coiffer au po-teau par Sexe, mensonges et vidéo de l’out-sider Soderbergh. Spike Lee n’a jamais fait mystère de sa colère et de sa frustration, mena çant même de régler ça avec Wenders, président du jury, et une batte de base-ball.

Mais jamais le cinéaste ne s’est brouillé avec l’institution, où il a réussi à placer sept de ses « Spike Lee joints » en trente ans. Le nommer président du jury était à la fois une bonne idée et une manière de reconnaître ce qu’il a apporté à Cannes : grande gueule

mais bon enfant, capricieux mais généreux, emmerdeur et intelligent, politique et musi-cal, Lee ressemble à son cinéma. Il a aussi incontestablement incarné le débarquement, sur la Croisette, et pratiquement à lui seul, du cinéma afro-américain, c’est-à-dire non seu-lement filmé par un Black mais un cinéma enfin peuplé par l’Amérique noire. Le mot « afro-américain » lui-même a pris son essor dans ces années-là et avec lui toute une nou-velle forme de conscience, une transforma-tion culturelle profonde qui produit aujour-d’hui encore ses effets.

Nul doute que Spike Lee et son cinéma resteront dans l’histoire du festival pour ce legs considérable. $

Un certain Spike LeeÀ la fin des années 1980, L’arrivée fracassante à Cannes du réalisateur de Do the Right Thing fut un phénomène mêlant conscience militante et pop culture.Texte Olivier Séguret

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Comment avez-vous été castée ?

C’était au printemps 2019. Spike Lee cher-chait une actrice française, puisque c’est la nationalité du personnage. Il a fait un saut à Paris pour vingt-quatre heures afin de mener les auditions. Ce n’est comme jeter une bou-teille à la mer en envoyant un essai enregis-tré à distance. J’avais eu vent du projet peu de temps auparavant. C’était du genre top- secret, très américain. C’est curieux une au-dition, on rencontre quelqu’un, ça dure six ou sept minutes... Spike Lee, sur le moment, je ne le vois pas plus longtemps. Ils cherchaient une actrice d’une vingtaine d’années, plutôt grande et athlétique. L’idée que je ne corres-ponde pas exactement à ces critères m’a tra-versé l’esprit, mais je me sentais plutôt à l’aise avec le texte. Spike Lee était assez mobile dans sa chaise. Je l’ai vu changer de posture à un moment donné et j’ai eu l’impression d’avoir une touche. En même temps, l’audition avait lieu le matin et j’étais arrivée au dernier mo-ment après avoir posé mes enfants à l’école... Je n’étais peut-être pas lucide. Mais je ne sais pas pourquoi, en sortant, j’ai eu le sentiment qu’on allait me rappeler. Ce qui est arrivé à 14 heures. Bizarrement, j’avais plus d’appré-hension. Il me paraissait plus intimidant que le matin. Trois semaines plus tard, j’étais en Thaïlande pour le tournage.Pouvez-vous en dire plus sur le person-

nage que vous interprétez ?

Je joue une femme qui a monté une asso-ciation anti-mines. Ses parents étaient des colons et elle s’inscrit contre cet héritage encombrant. Elle rencontre des vétérans afro-américains venus au Vietnam affronter de vieux démons. Elle va partager leurs aven-tures là-bas. Spike Lee a passé des années à

filmer la jeunesse noire de Brooklyn de l’in-térieur. Là, c’est peut-être une histoire de matu rité : il s’intéresse à des personnages plus âgés, qui ont plus ou moins son âge, comme s’il voulait faire le point sur une géné-ration tout en éclairant une zone d’ombre de l’histoire américaine, le sort des Afro-Améri-cains engagés au Vietnam.Comment s’est déroulé le tournage ?

C’est assez simple. Il y a eu une première période de deux semaines consacrée à des répé ti tions, de l’impro, des essais... C’était le temps du dialogue en quelque sorte. Puis le tournage à proprement parler a démarré et, une fois qu’on s’est retrouvés sur le pla-teau, il a fallu aller très vite. Spike Lee fait une prise, parfois une seconde, mais pas trois. Il fait très vite comprendre aux acteurs qu’ils sont les seuls responsables de leurs person-nages. En fait, chaque personne présente sur le plateau est responsable de son pré carré – ça vaut pour les acteurs autant que pour

les techniciens. Il cherche l’accident, l’état de fébri lité. Contrairement à nombre d’ac-teurs et de techniciens qui travaillent réguliè-rement avec lui, je ne le connaissais pas et par moments j’ai pu me sentir perdue, déstabili-sée. Mais il y avait une énergie incroyable, de la joie aussi. Avec lui, j’ai appris l’autonomie sur un tournage !On sort d’une longue période de confi-

nement. Avez-vous vu le film terminé ?

Oui, mais à cause de la pandémie, on a tous reçu un lien pour le voir chez soi. On l’a re-gardé à la même heure, entre Paris, New York, Los Angeles, le Vietnam... Il était 5 heures du matin pour certains minuit pour d’autres. On a trinqué sur Skype dans la foulée. Se voir pour la première fois dans un rôle est une expérience curieuse et dans ces conditions, elle prend une tournure en-core plus étrange. #

Da 5 Bloods de Spike Lee.

Sur Netflix à partir du 12 juin.

« Spike Lee cherche l’accident, l’état de fébrilité »Da 5 Bloods, le nouveau film du réalisateur new-yorkais, devait acter le retour de Netflix à Cannes. Mélanie Thierry y interprète une démineuse qui accompagne le retour au Vietnam d’un groupe de vétérans afro-américains.Entretien Toma Clarac

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Mélanie Thierry

à Cannes

en mai 2018.

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PALME D’OR pour La Chambre du fils en 2001,

l’Italien est un habitué du festival. Après les

éblouissements que furent les présentations en

compétition d’Habemus papam en 2011 et de Mia

madre en 2015, Tre piani devait figurer – Thierry

Frémaux l’a confirmé – dans la sélection 2020.

Moretti adapte – une première pour lui – un roman

de l’auteur israélien Eshkol Nevo et déplace l’ac-

tion de Tel Aviv à Rome, son fief de toujours. Le film

suit trois familles occupant autant d’étages d’un

même immeuble. Un film de confinement ?

TRE PIANI, NANNI MORETTION NE SAIT PAS GRAND-CHOSE du nouveau

film de Leos Carax – qui avait toutes les chances

de marquer le retour du Français en compétition,

huit ans après le merveilleux Holy Motors – sinon

quelques éléments du casting ultra-glam : Adam

Driver et Marion Cotillard en tiennent les rôles

principaux et la bande originale est signée Sparks.

Le tournage de la première comédie musicale du

cinéaste (tous les dialogues ou presque seraient

chantés) est passé par Bruxelles où Javelot, le

chien de Carax, s’est un temps égaré (il a heu reu-

sement été retrouvé). Bref, tout est en ordre pour un

nouveau miracle.

ANNETTE, LEOS CARAX

PRIX DE LA MISE EN SCÈNE lors de son dernier

passage sur la Croisette avec Les Proies, Sofia

Coppola retrouve Bill Murray seize ans après le

jet-lagué Lost in Translation (si on ne compte pas le

« christmas special » pour Netflix en 2015). L’ac-

teur chicagoan n’ayant désormais plus tout à fait

l’âge de flirter avec une femme beaucoup plus

jeune que lui (Scarlett Johansson à Shinjuku à

l’époque), le voilà papa playboy sur le retour ré-

concilié avec sa fille (Rashida Jones). À New York,

ils se lancent dans une mission d’espionnage du

mari de cette dernière, soupçonné d’infidélité.

Une comédie sur la filiation, de toute évidence, par

notre « fille de » préférée.

ON THE ROCKS, SOFIA COPPOLALE NOM LE PLUS FORMIDABLE du cinéma mon-

dial (à tous les niveaux) allait-il faire son retour sur

la Croisette ? Le réalisateur thaïlandais entretient

un lien intime avec Cannes depuis l’illumination de

Blissfully Yours en 2002. Palmé en 2010 pour

Oncle Boonmee, il a aussi connu une rétrograda-

tion assez rare de la compétition vers la (néan-

moins très noble) sélection Un Certain Regard cinq

ans plus tard avec le splendide Cemetery of Splen-

dour. Décision qui avait laissé quelques-uns de ses

fans les plus extrêmes en état de catatonie. Memo-

ria marque sa première excursion hors d’Asie – en

Amérique du Sud – avec un casting international :

Tilda Swinton, Jeanne Balibar et des orchidées.

MEMORIA, APICHATPONG WEERASETHAKULEN 2019 DÉJÀ, le nouveau film de Paul Verhoe-

ven – seconde collaboration avec le producteur

français Saïd Ben Saïd après Elle en 2016 – était

pressenti à Cannes, mais le réalisateur hollandais

avait dû en interrompre la post-production pour

des raisons de santé. Inspiré de faits réels, Bene-

detta raconte l’histoire d’amour d’une religieuse

lesbienne (Virginie Efira) au Moyen Âge sur fond

d’épidémie – thème éminemment actuel – et de

passion du Christ, figure récurrente de l’œuvre du

cinéaste qui lui a même consacré un livre. Le scan-

dale a été reprogrammé en mai 2021.

BENEDETTA, PAUL VERHOEVEN

LA SORTIE DU NOUVEAU FILM du dandy

texan plutôt vu à la Berlinale ces derniers temps,

est calée en août. Il aurait dû faire – c’est de noto-

riété publique – l’ouverture du festival 2020. Et

quelle ouverture ! Tourné à Angou lême (!), The

French Dispatch étale un casting qui suffirait à meu-

bler les tapis rouges d’une édition entière, sinon

deux : on y retrouve les habitués, de Bill Murray à

Owen Wilson, comme de petits nouveaux, l’inévi-

table Timo thée Chalamet en tête, ainsi que la moi-

tié du cinéma français qui, pour rien au monde,

n’aurait manqué pareille occasion. Pas même pour

un infime caméo.

THE FRENCH DISPATCH, WES ANDERSON

Elisabeth Moss, Owen Wilson,

Tilda Swinton, Fisher Stevens

et Griffin Dunne dans The French

Dispatch de Wes Anderson.

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Nous les aurions tant aimésCertains étaient déjà invités, les autres faisaient l’objet

de rumeurs : parmi les deux cents films qui font chaque année le voyage à Cannes, ces six-là étaient les plus attendus. Il va falloir s’armer de patience.

Sélection Toma Clarac

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8 h 30. Grand Théâtre Lumière

La première projection du jour, le très attendu Virus, le nouveau David Cronenberg, s’est faite dans le calme. Seules cent personnes triées sur le volet, comme le préconisent les nouvelles recommandations de l’OMS. Un critique par rang, pas deux – oui, oui, même pour vous, les critiques italiens. Fini la palpe à l’entrée comme autrefois quand on se faisait scanner ce qui nous restait d’encore intime pour un oui, pour un non, mais un dresscode formel : pas de masque, tu sors ; pas de gant, tu sors ; pas de gel, tu sors ; pas de nœud pa-pillon, tu sors ; pas de talons hauts pour les filles, tu sors ; pas de pouvoir, tu sors.

9 h 04. Par e-mail

« Bonjour, avant toute chose, j’espère que vous-et-vos-proches-allez-bien-en-cette-période- difficile- qui-nous-l’espérons-saura-nous-faire-réévaluer-les-priorités-de-notre-société-actuelle... Pouvez-vous nous confirmer votre présence au e-dé-filé de notre marque de visières anti-Co-vid glamour sur la plage du Carlton cet après-midi afin que l’on puisse évaluer les stocks de flûtes de champagne jetables ? »

11 heures. Sortie de séance de la Quinzaine

« J’ai rien compris... T’as compris un truc toi ? Moi j’ai rien compris.» P. A., désemparé au sortir d’un film roumain pourtant limpide de la Quinzaine. Sous le masque noir, les ef-fluves de pissaladière, de soupe de poissons de roches à l’aïoli, coupées à la vodka tonic du Vertigo et autres substances à base d’es-sence de térébenthine et de mort-aux-rats (et/ou de laxatif pour bébé) auront eu définitive-ment raison de son pif infaillible pour repérer, entre cent bouses, le chef-d’œuvre inconnu.

11 h 30. Salons du Carlton

Présentation à la presse en visio-conférence du jury de la compétition officielle. Autour de Spike Lee, bienvenue à Iron Man, à l’homme au masque de fer, à Musidora, à Thomas Ban-galter et Guy-Manuel de Homem-Christo des Daft Punk, à Fantômas et, enfin, à Batman. Ils se réuniront une fois par jour lors d’un dîner virtuel organisé via Houseparty. Ils ont chacun exprimé leur joie immense d’être là, télé- réunis. Thierry Frémaux, resté à Lyon, leur a souhaité un bon festival quand même. « Et que la fête commence ! ».

12 h 30. Plage du Martinez

C’est là que s’organise, chaque jour, sous le haut patronage du CNC, toute une série de talks mêlant poids lourds de l’industrie et stars parées de leurs plus beaux masques griffés. Au menu du jour l’épineux « Filmer un baiser de cinéma à l’heure de la distanciation sociale ». Demain, l’ambiance risque d’être électrique

avec une table ronde où Philippe Etchebest, Nathanaël Karmitz et Saïd Ben Saïd échange-ront sur le thème « Faire des films pour qui ? Pour où ? Et pour aller manger où après ? »

14 heures. Maison Vanity Fair

« J’ai signé tout un tas d’autographes en des-cendant chercher le delivery du resto liba-nais. Les gens pensaient que j’étais l’un des Daft Punk. Ou David Lynch. Ou les trois à la fois. » Joseph Ghosn, en plein ego trip.

16 h 30. La Croisette

Distanciation sociale : la queue des badges rose file jusqu’à Antibes. En atten dant de pas-ser la frontière, les badges jaunes et bleus, der-niers à entrer, se jettent un spritz à Vintimille.

16 h 45. Salle Buñuel

Projection en catimini, comme seule Cannes en a le secret. Hong Sang-soo a profité du confinement pour filmer son septième

24 heures à Cannes, chrono par l’équipe de Vanity Fair

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chef-d’œuvre de l’année, tourné il y a trois semaines et déjà prêt pour la Croisette. L’his-toire d’une jeune fille seule dans son appar-tement de Séoul s’enfilant chaque jour une bouteille (voire deux) de soju pour oublier sa solitude. Le film, intitulé Seule, Saoule, Séoul est déjà pressenti comme le meilleur outsider pour la palme d’or.

16 h 58. Ailleurs

Resté à Montjoi (Aude), où il bénéficie d’une couverture Internet exceptionnelle, Olivier Ségu ret nous informe qu’il a vu « on line » plus de films de la compète que nous tous ré-unis, qui avons perdu douze heures pour venir en avion (il faut être à l’aéroport désormais cinq heures en avance). Philippe Azoury, qui revenait de Beyrouth, est resté, quant à lui, coincé quatorze jours en quarantaine. Il sera libéré (ou pas !) just in time pour la reprise du festival à Paris dans différentes salles du quar-tier de l’Opéra et de Saint-Michel.

17 heures. Maison Vanity Fair

« Euh, t’es sur que ce truc que t’as fait tran-siter depuis Berlin est certifié sans risque par l’OMS ? » (Et toi, t’es sûr que cette phrase est française ?)

18 h 40. Palais des festivals

Montée des marches d’Annette, la très atten-due comédie musicale de Leos Carax, de retour en compétition huit ans après Holy Motors. Perturbé par le port obligatoire du masque de gala, le speaker confond Adam Dri-ver et Marion Cotillard. D’ailleurs, il se mur-mure que, sous les masques, se trouvaient des sosies approximatifs castés sau va gement sur les plages de PACA par Abdellatif Kechiche.

20 h 45. Cinéma de la plage

« On est allés prendre des trucs à emporter chez Da Laura (quarante-cinq minutes d’attente) puis du rosé au G20 et on est allés sur la plage retrouver des copains pour manger devant la projo de la copie restaurée d’Un jour sans fin, mais là les CRS sont arrivés et ont gazé tout le monde en prétendant que l’on abusait à tous croire que la vie avait repris comme avant. »

22 heures. Salle Debussy

C’est un de ces films sortis de nulle part comme le festival en offre parfois : La Mon-tagne psychédélique, premier long – voire premier très long – de l’Autrichien Ulrich Müllbitt. Durée : seize heures quarante. Pas facile à caser, même s’il se dit que le film a été raccourci d’une quinzaine de minutes à la de-mande de Thierry Frémaux. Difficile d’en ré-sumer l’histoire en quelques lignes, tant le film joue la carte du foisonnement d’intrigues et de

formes, mais disons qu’il y est question d’un trafic de gel anti-bactérien à l’échelle inter-nationale dont on remonte le cours tortueux sur les traces d’un jeune homme originaire d’Innsbruck. Ludwig (Vincent Macaigne, surprenant) vient d’être recruté par la mafia calabraise pour sa maîtrise du chant tyrolien. Quelques longueurs sur la fin.

23 h 52. Noga Hilton

Désormais, pour accéder à la terrasse d’Al-bane, il ne vous faudra plus seulement le tant convoité « carton d’invitation », ainsi que le bracelet noir et jaune VIP, mais aussi un certificat d’immunité délivré par l’hôpital Jacques-Médecin de Nice ainsi qu’une lettre de la préfecture des Alpes-Maritimes et une attestation sur l’honneur.

2 h 07. Plage Magnum

Après plusieurs semaines de négociation la préfecture des Alpes-Maritimes a accepté la réouverture des plages « pour la pratique de l’activité physique et sportive uniquement », poussant ainsi la plage Magnum, rebaptisée dans l’urgence « Plage Magnum Force », à recouvrir sa piste de danse de faux gazon et de

changer le thème de la fête du film Tre Piani. En lieu et place de l’alcoolisme mondain et de la playlist Spotify « Italove », un match de football « amical » qui s’est terminé dans le sang et les larmes après que Nanni Moretti s’est mis à traiter de « pezzo di merda » l’ar-bitre amateur tout spécialement dépêché de l’Union sportive de Mandelieu-la-Napoule

3 h 27. Vertigo

Pas facile de respecter les gestes barrières au Vertigo, le club d’after le plus select de la ville : du vestiaire tout étriqué à l’entrée jusqu’aux toilettes du fond, derrière la piste de danse, la législation ne permet l’entrée qu’à cinq clubbeurs téméraires qui, ce soir, sont auto-risés à se confiner pour assister au show de la meneuse de revue, la célèbre Covidie. Deux individus du même sexe tenteront à un mo-ment, sous l’effet euphorisant du manque d’oxygène derrière leur masque, un rappro-chement buccal, mais la patronne, qui a les yeux partout, met illico presto le holà en me-naçant d’appeler la police municipale.

5 h 28. Dedans ma tête

« This is the rythm of my life, the night,oh yeah... »

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a crinoline va-t-elle faire son retour sur les tapis rouge ? Pour cause de distan-ciation sociale, on mise à l’avenir sur

une déferlante de robe à paniers, à l’image des cinq modèles qui concluaient le défilé Balenciaga printemps-été 2020. Si festi-val il y avait eu, ce sont elles qu’on aurait voulu porter, une tendance sagement (et involontairement) amorcée l’année der-nière par Penélope Cruz en haute couture Chanel, voire par Björk en origami mala-bar il y a presque vingt ans. Mention spé-ciale – ou carrément grand prix du jury d’anticipation aux superstars indiennes Aishwarya Rai et Deepika Padukone, qui ont régulièrement mis le feu au red carpet avec leurs robes cendrillonesques

à circonférence spatio-orbitale. Ou com-ment rendre aux actrices le secret du gla-mour de l’âge d’or hollywoodien : l’inac-cessibilité (à deux mètres de distance). Remisés au placard, la création minima-liste, le drapé droit de vestale et même la robe fendue pourraient bien être interdits de montée de marches à l’avenir. Gagnants dans l’affaire : la longue traîne-pousse-toi-de-là, les volants plus efficaces qu’un tue-mouche pour chasser tout virus importun, les looks de ménines et autres tenues per-formatives à la Lady Gaga qui obligeront à revoir sérieusement, côté palais des fes-tivals, l’agencement des fauteuils des salles de projection. En suspens, une question : que porteront les garçons ? !

La robe de distanciation socialeGestes barrières obligent, la jupe droite et la robe fourreau laissent place aux cerceaux, paniers et crinolines. Pour la montée des marchés 2021 ? Texte Pierre Groppo

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Lady Gaga au gala du Met

à New York en 2019.

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Cannes sans dormir

Le festival a eu lieu et on ne m’a rien dit !Texte Philippe Azoury Photographie Camille Bidault-Waddington

L

e sanglier avait fière allure – ah ça oui ! Il longeait la Croisette dans le sens contraire des cinéphiles : parti du palais des festivals, dont il avait descendu les marches en deux-deux, il faisait du lèche-vi-

trines direction le Martinez. Nu sous ses poils de location, nœud pap’an-thracite de traviole, il avait tout de l’incrusté notoire, ce qui n’était pas pour lui déplaire : il se fantasmait ainsi, en loup solitaire, en ténébreux. Qu’une pluie diluvienne s’abatte sur la plus belle plage du monde (enfin, selon la mairie et l’office du tourisme) ne l’empêchait pas de chercher désespérément la fête. Il n’avait pas dévalé la vallée (oh oh / de Dana, lalilala/) pour finir solo au kebab de la gare – ça non ! Il lui fallait s’amu-ser. Comme le voyage l’avait lessivé, il avait d’abord envoyé quelques textos de pression, surtout du côté de son meilleur pote le tapir, jamais en manque d’un numéro pour vous redonner du poil de la bête après 8 heures de projections un tantinet raides de films « venus de tous les hori zons ». Tapir, ce parano, avait répondu de façon évasive : Marie-Do-minique qui ? Caro quoi ? Sanglier savait par habitude qu’il suffisait d’être patient : la neige finirait par tomber. Vers 22 heures, il l’avait enfin reçu, le « Sésame, ouvre-toi », le message codé qui lui ferait oublier que, cette année encore, il n’était pas accrédité : « Salut, ça va ? Ouais, j’vou-lais te dire que j’ai reçu de la nouvelle Caroline : top qualité à 70 ! Moi-même, je la prends. Disponible quand tu veux. Sur ce, bonne journée. » Sur ce, ouais, il reprit espoir : À nous deux, Tarantino !

Quand même, cette année, y a pas foule. Ce doit être la météo ou #MeToo... Enfin, quelque chose qui « casse l’ambiance en soirée », comme on dit chez les porcs. Devant chez Albane, au pied du Noga : zéro. La barrière métallique qui, d’habitude, rendait la nuit compli-quée ? Même pas dressée. Le gorille en poste ? Doit être en train de finir son pan-bagnat. Pas grave. Sanglier avait décidé, de toute façon, de passer faire un petit « kikou ! » à la fête de la Quinzaine, histoire de revoir d’autres indépendants et de perdre toute dignité dès le premier

PRADA

CHANEL

CHLOÉ

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soir. Il savait que là, au moins, il pourrait entrer sans carton. Mais là, pareil : même atmosphère de deuil. Plage trempée, lumière éteinte, mer démontée, humidité transperçant les os – humm, on se croirait dans un Simenon. Bizarre. Il en était venu à se dire qu’il était parti, trop tôt, trop fort, qu’à cause des ponts de mai ou de l’Ascension, il avait dû se planter d’une journée sur la date. Il voulut se refaire au bar du Carl-ton : là-bas, autrefois, il avait dépensé un billet de 200 euros trouvé sur la Croisette et fait une nouba du tonnerre. Il avait même « frenché » comme on dit à Quebec, et tant pis si depuis, il avait forci et n’entrait plus ce petit costume croisé, moucheté rouge et noir, à boutons couleur nacre, façon tigre du Bengale, qui plaisait tant aux belles Américaines. Oh non, c’est fermé ! Pourtant une fête a eu lieu là. Regardez tous ces gants de femmes, qui traînent par terre. Ah, de toute évidence, je n’arrive pas trop tôt mais trop tard ! J’arrive après la fête ! Un festival a eu lieu et on ne m’a rien dit ! Merci ! Donc, pendant que je dormais, dans les rues ouvertes aux fêtards, on avait rejoué Gilda sans moi : par milliers, de petites Rita Hayworth avaient pris possession de la Croisette, en robe fourreau, gants de satin noir gainant la quasi-totalité de leurs bras, ar-mées de fume-cigarette longs comme les pattes d’une mante religieuse, aspirant des hommes en loup. Regardez ces masques, abandonnés çà et là, un peu partout... Mais ma parole, on a joué à Eyes Wide Shut !

Abattu, Sanglier se sentait tel Tom Cruise au cœur d’un Kubrick, errant dans les rues de New York en quête d’orgie et ne recevant que des douches froides. Peut-être que s’il ramenait son costume en poil au vieux Milich, il commencerait à se passer quelque chose. Peut-être qu’un manoir sur les hauteurs de la Californie s’ouvrirait à lui. Peut-être qu’il verrait le monde différemment sous le masque : tant de phacochères, tant de laies, tant d’occasions manquées... Et toujours cette fichue pluie sur la Croisette et aucun film pour l’abriter. $

CHANEL CHARLOTTE CHESNAIS

MIUMIU

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C

annes est l’endroit où une fièvre en-toure soudain de nouveaux noms et transforme en deux heures de semi-

inconnus en promesses incontournables du cinéma d’auteur. Alors plus de Cannes, plus de jeunes réalisateurs ? 2020 sera maigre, amputée, dévastée, mais avant Cannes, un festival – « le dernier festival possible » écri-vions-nous en février – a eu lieu, et il regor-geait de nouveaux noms. Ce festival, c’était Berlin. C’est avec ces promesses berlinoises que nous tenons à refermer ce « spécial Cannes ». Un paradoxe pour rappeler que de jeunes cinéastes sont quand même nés en pleine « guerre », en plein lockdown, au beau milieu d’une allée de cinémas fermés. "

Jeune cinémaSans Cannes, 2020 sera l’année où peu de nouveaux

réalisateurs émergeront. Mais à la Berlinale, en février, nos envoyés spéciaux avaient repéré sept films,

sept belles promesses pour demain.Sélection Philippe Azoury et Romain Charbon

UN COURT-MÉTRAGE mais du genre qui vous

mord longtemps. Un trajet avec des migrants entre

le Maroc, l’Espagne et la banlieue parisienne. La

vie, la survie, l’exil, l’anonymat, le deuil. Quelques

séquences qui rendent caduques tout un cinéma

qui regarde l’autre comme un zombie. Car les

zombies, nous dit Bialas, c’est nous, infoutus de

voir, d’entendre et de considérer ceux que l’on

croise. Urgent et beau.

CINÉASTE DES PAYSAGES, Lois Patiño est déjà

une gloire du jeune cinéma espagnol. Il réussit,

dans ce film-trip ultime, à interroger notre place ici-

bas en composant des images d’une tenue psyché-

délique telles qu’on ne sait plus s’il nous a propul-

sés dans un cosmos rouge sang ou dans les

entrailles brulées de la terre.

L’UN DES GRANDS NOMS du cinéma de de-

main, filmant pour déconstruire les inégalités de la

société argentine. Cecilia est professeure de socio-

logie, consciente des mécanismes de distinction de

classe. Une nuit, le fils de sa bonne, poursuivi par la

police, frappe à sa porte pour se cacher. De peur,

elle n’ouvre pas. Le lendemain, elle apprend sa mort

et se découvre coupable d’un meurtre commis avec

la complicité de la société argentine. Implacable.

UN DOCUMENTAIRE (ou peut-être pas) sur la

vie d’un bar en périphérie de Las Vegas du côté

des exclus du rêve américain. Cet endroit et ses

impro bables clients existent-ils ? Peu importe : ils

l’habitent avec une force folle. C’est à celui qui tien-

dra le plus longtemps (les discussions, la binouse,

l’ennui) pour oublier ce qu’il a raté de l’autre côté

de la porte. Oubliée, l’idée de gagner : ils ne

craignent plus de perdre ce qu’ils n’ont déjà plus.

VOUS VOUS SOUVENEZ de l’effroi ressenti

la première fois que vous avez lu un roman de

James Ellroy ou de Jim Thompson : être propulsé

dans le cerveau de quelqu’un qui a le tueur en

lui ? Los Conductos, c’est cela : une errance sub-

jective dans une Colombie corrompue traversée

de nuit par celui qui s’est évadé d’une secte qui lui

a bouffé le cerveau. Tourné en 16 mm, avec un

travail sur le son d’une subtilité incroyable (vous

tendez l’oreille, vous êtes happés), un chef-

d’œuvre inflammable.

AVEC SON TITRE TOURMENTÉ emprunté à

Cioran (De l’inconvénient d’être né), ce premier

film d’une réalisatrice autrichienne, sillage

Haneke, maniant sous son calme la perversion et

la cruauté. Dans un futur proche, si proche que le

film paraît naturaliste, la petite Elli, 10 ans, est une

androïde qui aime un homme qu’elle appelle

papa. Elli écoute en boucle Lemon Incest. Le film

dérange mais jamais gratuitement, comme un ac-

cord dissonant joué sur une heure trente.

REPÉRÉ À SUNDANCE, The Assistant est le pre-

mier film inspiré par l’affaire Weinstein et la pre-

mière fiction de la documentariste Kitty Green : la

journée de Jane, stagiaire au service d’un puis-

sant producteur que l’on ne fera qu’apercevoir.

Julia Garner incarne cette oie blanche qui n’est

pas l’une des victimes, mais celle qui découvre le

système mis en place pour couvrir un ogre sexuel.

ANTON BIALAS, À L’ENTRÉE DE LA NUIT

LOIS PATIÑO, LÚA VERMELLA

FRANCISCO MÁRQUEZ, UN CRIMEN COMÚN

KITTY GREEN, THE ASSISTANT

BILL & TURNER ROSS, BLOODY NOSE, EMPTY POCKET

CAMILO RESTREPO, LOS CONDUCTOSSANDRA WOLLNER, THE TROUBLE WITH BEING BORN

À l’entrée de la nuit

d’Anton Bialas.

APA

CH

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