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http://www.gutenberg.org/files/13743/13743-h/13743-h.htm
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—Mais pas du tout, elle en est incapable, elle croit qu'elle l'aime comme elle croit
en ce moment qu'elle cite du Victor Hugo parce qu'elle dit un vers de Musset.
Tenez, ajouta la duchesse sur un ton mélancolique, personne plus que moi ne serait
touchée par un sentiment vrai. Mais je vais vous donner un exemple. Hier, elle a fait
une scène terrible à Basin. Votre Altesse croit peut-être que c'était parce qu'il en
aime d'autres, parce qu'il ne l'aime plus; pas du tout, c'était parce qu'il ne veut pas
présenter ses fils au Jockey! Madame trouve-t-elle que ce soit d'une amoureuse?
Non! Je vous dirai plus, ajouta Mmede Guermantes avec précision, c'est une
personne d'une rare insensibilité.
Cependant c'est l'œil brillant de satisfaction que M. de Guermantes avait écouté
sa femme parler de Victor Hugo à«brûle-pourpoint» et en citer ces quelques vers.
La duchesse avait beau l'agacer souvent, dans des moments comme ceux-ci il était
fier d'elle. «Oriane est vraiment extraordinaire. Elle peut parler de tout, elle a tout
lu. Elle ne pouvait pas deviner que la conversation tomberait ce soir sur Victor
Hugo. Sur quelque sujet qu'on l'entreprenne, elle est prête, elle peut tenir tête aux
plus savants. Ce jeune homme doit être subjugué.
—Mais changeons de conversation, ajouta Mme de Guermantes, parce qu'elle est
très susceptible. Vous devez me trouver bien démodée, reprit-elle en s'adressant à
moi, je sais qu'aujourd'hui c'est considéré comme une faiblesse d'aimer les idées en
poésie, la poésie où il y a une pensée.
—C'est démodé? dit la princesse de Parme avec le léger saisissement que lui
causait cette vague nouvelle à laquelle elle ne s'attendait pas, bien qu'elle sût que la
conversation de la duchesse de Guermantes lui réservât toujours ces chocs
successifs et délicieux, cet essoufflant effroi, cette saine fatigue après lesquels elle
pensait instinctivement à la nécessité de prendre un bain de pieds dans une cabine et
de marcher vite pour «faire la réaction».
—Pour ma part, non, Oriane, dit Mme de Brissac, je n'en veux pas à Victor Hugo
d'avoir des idées, bien au contraire, mais de les chercher dans ce qui est
monstrueux. Au fond c'est lui qui nous a habitués au laid en littérature. Il y a déjà
bien assez de laideurs dans la vie. Pourquoi au moins ne pas les oublier pendant que
nous lisons? Un spectacle pénible dont nous nous détournerions dans la vie, voilà ce
qui attire Victor Hugo.
—Victor Hugo n'est pas aussi réaliste que Zola, tout de même? demanda la
princesse de Parme. Le nom de Zola ne fit pas bouger un muscle dans le visage de
M. de Beautreillis. L'antidreyfusisme du général était trop profond pour qu'il
cherchât à l'exprimer. Et son silence bienveillant quand on abordait ces sujets
touchait les profanes par la même délicatesse qu'un prêtre montre en évitant de vous
parler de vos devoirs religieux, un financier en s'appliquant à ne pas recommander
les affaires qu'il dirige, un hercule en se montrant doux et en ne vous donnant pas de
coups de poings.
—Je sais que vous êtes parent de l'amiral Jurien de la Gravière, me dit d'un air
entendu Mme de Varambon, la dame d'honneur de la princesse de Parme, femme
excellente mais bornée, procurée à la princesse de Parme jadis par la mère du duc.
Elle ne m'avait pas encore adressé la parole et je ne pus jamais dans la suite, malgré
les admonestations de la princesse de Parme et mes propres protestations, lui ôter de
l'esprit l'idée que je n'avais quoi que ce fût à voir avec l'amiral académicien, lequel
m'était totalement inconnu. L'obstination de la dame d'honneur de la princesse de
Parme à voir en moi un neveu de l'amiral Jurien de la Gravière avait en soi quelque
chose de vulgairement risible. Mais l'erreur qu'elle commettait n'était que le type
excessif et desséché de tant d'erreurs plus légères, mieux nuancées, involontaires ou
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voulues, qui accompagnent notre nom dans la «fiche» que le monde établit relativement à nous. Je me souviens qu'un ami des Guermantes, ayant vivement manifesté son désir de me connaître, me donna comme raison que je connaissais très bien sa cousine, Mme de Chaussegros, «elle est charmante, elle vous aime beaucoup». Je me fis un scrupule, bien vain, d'insister sur le fait qu'il y avait erreur, que je ne connaissais pas Mme de Chaussegros. «Alors c'est sa sœur que vousconnaissez, c'est la même chose. Elle vous a rencontré en Écosse.»Je n'étais jamais allé en Écosse et pris la peine inutile d'en avertir par honnêteté mon interlocuteur. C'était Mme de Chaussegros elle-même qui avait dit me connaître, et le croyait sans doute de bonne foi, à la suite d'une confusion première, car elle ne cessa jamais plus de me tendre la main quand elle m'apercevait. Et comme, en somme, le milieu que je fréquentais était exactement celui de Mme de Chaussegros, mon humilité ne rimait à rien. Que je fusse intime avec les Chaussegros était, littéralement, une erreur, mais, au point de vue social, un équivalent de ma situation, si on peut parler de situation pour un aussi jeune homme que j'étais. L'ami des Guermantes eut donc beau ne me dire que des choses fausses sur moi, il ne me rabaissa ni ne me suréleva (au point de vue mondain) dans l'idée qu'il continua à se faire de moi. Et somme toute, pour ceux qui ne jouent pas la comédie, l'ennui de vivre toujours dans le même personnage est dissipé un instant, comme si l'on montait sur les planches, quand une autre personne se fait de vous une idée fausse, croit que nous sommes liés avec une dame que nous ne connaissons pas et que nous sommes notés pour avoir connue au cours d'un charmant voyage que nous n'avons jamais fait. Erreurs multiplicatrices et aimables quand elles n'ont pas l'inflexible rigidité de celle que commettait et commit toute sa vie, malgré mes dénégations, l'imbécile dame d'honneur de Mme de Parme, fixée pour toujours à la croyance que j'étais parent de l'ennuyeux amiral Jurien de la Gravière. «Elle n'est pas très forte, me dit le duc, et puis il ne lui faut pas trop de libations, je la crois légèrement sous l'influence de Bacchus.» En réalité Mme de Varambon n'avait bu que de l'eau, mais le duc aimait à placer ses locutions favorites. «Mais Zola n'est pas un réaliste, madame! c'est un poète!» dit Mme de Guermantes, s'inspirant des études critiques qu'elle avait lues dans ces dernières années et les adaptant à son génie personnel. Agréablement bousculée jusqu'ici, au cours du bain d'esprit, un bain agité pour elle, qu'elle prenait ce soir, et qu'elle jugeait devoir lui être particulièrement salutaire, se laissant porter par les paradoxes qui déferlaient l'un après l'autre, devant celui-ci, plus énorme que les autres, la princesse de Parme sauta par peur d'être renversée. Et ce fut d'une voix entrecoupée, comme si elle perdait sa respiration, qu'elle dit:
—Zola un poète!
—Mais oui, répondit en riant la duchesse, ravie par cet effet de suffocation. Que Votre Altesse remarque comme il grandit tout ce qu'il touche. Vous me direz qu'il ne touche justement qu'à ce qui... porte bonheur! Mais il en fait quelque chose d'immense; il a le fumier épique! C'est l'Homère de la vidange! Il n'a pas assez de majuscules pour écrire le mot de Cambronne.
Malgré l'extrême fatigue qu'elle commençait à éprouver, la princesse était ravie, jamais elle ne s'était sentie mieux. Elle n'aurait pas échangé contre un séjour à Schœnbrunn, la seule chose pourtant qui la flattât, ces divins dîners de Mme de Guermantes rendus tonifiants par tant de sel.
—Il l'écrit avec un grand C, s'écria Mmed'Arpajon.
—Plutôt avec un grand M, je pense, ma petite, répondit Mmede Guermantes, non sans avoir échangé avec son mari un regard gai qui voulait dire: «Est-elle assez idiote!»
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—Tenez, justement, me dit Mme de Guermantes en attachant sur moi un regard
souriant et doux et parce qu'en maîtresse de maison accomplie elle voulait, sur
l'artiste qui m'intéressait particulièrement, laisser paraître son savoir et me donner
au besoin l'occasion de faire montre du mien, tenez, me dit-elle en agitant
légèrement son éventail de plumes tant elle était consciente à ce moment-là qu'elle
exerçait pleinement les devoirs de l'hospitalité et, pour ne manquer à aucun, faisant
signe aussi qu'on me redonnât des asperges sauce mousseline, tenez, je crois
justement que Zola a écrit une étude sur Elstir, ce peintre dont vous avez été
regarder quelques tableaux tout à l'heure, les seuls du reste que j'aime de lui, ajouta-
t-elle. En réalité, elle détestait la peinture d'Elstir, mais trouvait d'une qualité unique
tout ce qui était chez elle. Je demandai à M. de Guermantes s'il savait le nom du
monsieur qui figurait en chapeau haut de forme dans le tableau populaire, et que
j'avais reconnu pour le même dont les Guermantes possédaient tout à côté le portrait
d'apparat, datant à peu près de cette même période où la personnalité d'Elstir n'était
pas encore complètement dégagée et s'inspirait un peu de Manet. «Mon Dieu, me
répondit-il, je sais que c'est un homme qui n'est pas un inconnu ni un imbécile dans
sa spécialité, mais je suis brouillé avec les noms. Je l'ai là sur le bout de la langue,
monsieur... monsieur... enfin peu importe, je ne sais plus. Swann vous dirait cela,
c'est lui qui a fait acheter ces machines à Mme de Guermantes, qui est toujours trop
aimable, qui a toujours trop peur de contrarier si elle refuse quelque chose; entre
nous, je crois qu'il nous a collé des croûtes. Ce que je peux vous dire, c'est que ce
monsieur est pour M. Elstir une espèce de Mécène qui l'a lancé, et l'a souvent tiré
d'embarras en lui commandant des tableaux. Par reconnaissance—si vous appelez
cela de la reconnaissance, ça dépend des goûts—il l'a peint dans cet endroit-là où
avec son air endimanché il fait un assez drôle d'effet. Ça peut être un pontife très
calé, mais il ignore évidemment dans quelles circonstances on met un chapeau haut
de forme. Avec le sien, au milieu de toutes ces filles en cheveux, il a l'air d'un petit
notaire de province en goguette. Mais dites donc, vous me semblez tout à fait féru
de ces tableaux. Si j'avais su ça, je me serais tuyauté pour vous répondre. Du reste,
il n'y a pas lieu de se mettre autant martel en tête pour creuser la peinture de M.
Elstir que s'il s'agissait de la Source d'Ingres ou des Enfants d'Édouard de Paul
Delaroche. Ce qu'on apprécie là dedans, c'est que c'est finement observé, amusant,
parisien, et puis on passe. Il n'y a pas besoin d'être un érudit pour regarder ça. Je sais
bien que ce sont de simples pochades, mais je ne trouve pas que ce soit assez
travaillé. Swann avait le toupet de vouloir nous faire acheter une Botte d'Asperges.
Elles sont même restées ici quelques jours. Il n'y avait que cela dans le tableau, une
botte d'asperges précisément semblables à celles que vous êtes en train d'avaler.
Mais moi je me suis refusé à avaler les asperges de M. Elstir. Il en demandait trois
cents francs. Trois cents francs une botte d'asperges! Un louis, voilà ce que ça vaut,
même en primeurs! Je l'ai trouvée roide. Dès qu'à ces choses-là il ajoute des
personnages, cela a un côté canaille, pessimiste, qui me déplaît. Je suis étonné de
voir un esprit fin, un cerveau distingué comme vous, aimer cela.»
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