Transcript
Page 1: Bergson Introduction Par Henri Gouhier

5/7/2018 Bergson Introduction Par Henri Gouhier - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/bergson-introduction-par-henri-gouhier 1/14

 

Introduction à Henri Bergson.

i- La fin de l’ère cartésienne.

Henri Bergson est né le 18 octobre 1859 ; il est mort le 3 janvier 1941. Saphilosophie tient tout entière en quatre ouvrages :

- Essai sur les données immédiates de la conscience, 1889.- Matière et mémoire, 1896.- L’évolution créatrice, 1907.- Les deux sources de la morale et de la religion, 1932.

Sans doute, le catalogue de l’œuvre imprimée de Bergson n’est pas limité àcette courte liste. On y trouve deux livres de plus petit format où le philosopheapplique sa doctrine à l’étude de problèmes particuliers : Le Rire, en 1900 ; Durée etsimultanéité, en 1922. Surtout, parmi les articles et conférences qu’il eut l’occasion depublier, Bergson a voulu lui-même choisir ceux qui, à ses yeux, n’étaient passeulement des écrits de circonstances ; de là les deux recueils de 1919 et 1934 :L’énergie spirituelle, La pensée et le mouvant. Toutefois, si important que soit lecontenu de ces livres et recueils, il s’agit d’appendices, ou mieux d’éclaircissements àla philosophie exposée et justifiée dans les quatre ouvrages fondamentaux.

« Je déclare avoir publié tout ce que je voulais livrer au public (1)… » Il ne fautpas seulement comprendre, comme la suite du texte le montrera, que Bergson entendrester le seul éditeur de ses écrits : comprenons aussi qu’à sa mort il ne laissera pasderrière lui une œuvre inachevée ; il n’y aura rien à attendre de quelque opus

 posthumum. C’est sans doute pourquoi le philosophe a décidé d’imprimer en 1934 lesdeux essais inédits ou plutôt l’essai en deux parties qu’il avait dans ses tiroirs depuis

 janvier 1922 et qui occupe le tiers de La pensée et le mouvant. Ces pages représententdans l’œuvre de Bergson ce que sont les deux première parties du Discours de laméthode dans celle de Descartes : mais cette histoire de son esprit intimement unie àla réflexion sur la méthode que Descartes tenait à présenter en tête de son premièrelivre, Bergson en a fait une sorte de testament philosophique : il s’est décidé à lepublier dans le recueil qui, dans sa pensée, pourrait ou devrait être son dernierouvrage.

Les dates sont toujours importantes pour l’historie ; ici, elles ont unesignification philosophique : la chronologie indique déjà le sens du bergsonisme.

Le premier livre, le thèse de doctorat, est de 1889 : l’auteur a trente ans. Lesecond paraît sept ans plus tard. Le troisième vient onze ans après le second : l’auteurde L’évolution créatrice a quarante-huit ans. Il faudra attendre un quart de siècle pourlire Les Deux sources : Henri Bergson a soixante-treize ans. Que signifient ces chiffres ?

Ils disent d’abord que Bergson ne livre sa pensée au public qu’au moment où saprécision lui permet de trouver une expression adéquate. « Il faut, disait-il un jour, avoirpoussé jusqu’au bout la décomposition de ce qu’on a dans l’esprit, pour arriver às’exprimer en termes simples (2) ». Formule curieuse sous la plume du philosophe qui asi souvent dénoncé les artifices du morcellement : mais sa philosophie se soumet aux

1 Testament du 8 février 1937, cité par Floris Delattre, dans Les études bergsoniennes,vol. III, Paris, Albin Michel, 1952. Dans le même sens, voir la lettre de 1939 à uncorrespondant lui demandant s’il préparait quelque œuvre nouvelle : « C’est à trotqu’on m’a prêté l’intention… de publier bientôt un livre. Je cherche seulement à mefaire une opinion sur deux ou trois points que je voudrais élucider avant de quitter laplanète » (George Cattaui, « Témoignage », dans : Henri Bergson, Essais ettémoignages, recueillis par Albert Béguin et Pierre Thévenaz, Les Cahiers du Rhône,Neuchâtel, Editions de la Baconnière, 1943, p. 129).2 « La philosophie », 1915, dans Ecrits et paroles, t II, p. 432 ; cf. « Discours au ComitéFrance-Amérique », juin 1913, ibid., p. 386.

Page 2: Bergson Introduction Par Henri Gouhier

5/7/2018 Bergson Introduction Par Henri Gouhier - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/bergson-introduction-par-henri-gouhier 2/14

 

exigences du langage dont l’exactitude requiert une analyse complète, serait-ce pourtraduire ce qui résiste à toute analyse. Cette exactitude, Bergson la reconnaît à lasimplicité des termes que, fidèle à la tradition de Descartes, de Pascal, de Rousseau, ilemprunte à « la langue de tout le monde » : il laisse donc mûrir ses idées jusqu’en cepoint où elles dessinent elles-mêmes leur forme « dans un assemblage ingénieux desmots usuels » (3). Nul n’eut plus que lui le respect de la chose écrite. Quel homme delettres ne prendrait pour devise la dernière ligne de l’essai que nous appelons sontestament philosophique : « On n’est jamais tenu de faire un livre » (4 )?

Ecrites en 1922, cette ligne et celles qui la précèdent laissent entendre qu’unequinzaine d’années après L’Évolution créatrice, Bergson ne sait pas encore si sesrecherches et ses réflexions permettront à sa philosophie d’aller plus loin. C’est que lesdates de ses livres ne signifient pas seulement les scrupules du penseur et lesexigences de l’écrivain : à travers ces scrupules et ces exigences, elles laissent devinerl’idée que le philosophe se fait de la philosophie.

Aux yeux de Bergson, la philosophie est une science ; chaque livre apporte lerésultat de recherches méthodiquement conduites et ce résultat ne doit être publié quesi la manière dont il est acquis peut l’imposer à tous les lecteurs compétents ; c’estpourquoi, comme le savant, le philosophe est un homme qui sait attendre et même setaire.

Qu’on relise la lettre du 20 février 1912 au R.P. Joseph de Tonquédec qui, aprèsL’Évolution créatrice, avait écrit un article sous le titre « M. Bergson est-il moniste ? » :« …la méthode philosophique, telle que je l’entends, est rigoureusement calquée surl’expérience (intérieure et extérieure), et ne permet pas d’énoncer une conclusion quidépasse de quoi que ce soit les considérations empiriques sur lesquelles elle sefonde » ; parlant de sa trilogie, « jamais, continue-t-il, je n’y ai fait aucune place à cequi était simplement opinion personnelle… » ; se méfiant des ruses de la raison, ilraffine : « …ou conviction capable de s’objectiver par cette méthode particulière ».Quant à la question du P. de Tonquédec, regardant ses livres comme s’ils étaient ceuxd’un autre, il lui semble que « de tout cela se dégage la réfutation du monisme » ; mais« pour en dire davantage », il faudrait aborder les problèmes moraux. Voici alors ladéclaration qui, ne l’oublions pas, vise les solutions proposées, vingt ans plus tard,dans Les Deux sources : même quand il s’agit de Dieu, la philosophie reste « quelquechose qui se constitue selon une méthode bien déterminée et qui peut, grâce à cetteméthode, prétendre à une objectivité aussi grande que celle des sciences positives… ».C’est pourquoi Bergson disait alors : « Je ne suis pas sûr de jamais rien publier à cesujet ; je ne le ferai que si j’arrive à des résultats qui me paraissent aussi démontrablesou aussi montrables que ceux de mes autres travaux (5) ».

L’idée qu’il se fait de la philosophie, on le voit, dicte le comportement duphilosophe. Dans un livre de physique, on ne trouve pas les impressions du physiciensur ce que pourrait bien être l’explication de tel ou tel phénomène : les hypothèsesscientifiques ne sont pas des suppositions. De même, selon Bergson, le philosophe neraconte pas les aventures de son esprit : il en présente les résultats quand,méthodiquement établis, ils jouissent au mois de cette probabilité que les savantsreconnaissent à leurs théories. En d’autres termes : la pensée d’Henri Bergson débordele bergsonisme, mais ce qui n’a pu passer dans le bergsonisme n’intéresse personne ;sur de multiples questions que ses livres laissent de côté, l’homme peut bien se faire

une opinion, mais le philosophe se tait. La discipline que Bergson lui impose confirme, ilest vrai, une disposition de son esprit ; toutefois, les raisons de sa discrétion ne sontpas uniquement psychologiques : naturellement peu porté aux confidences publiques,sa doctrine l’oblige à élever si haut le mur de la vie privée que celui-ci cache une sortede philosophie non écrite qui, réduite à l’état de certitudes intimes et d’optionspersonnelles, reste trop loin de la philosophie vraie pour être une vraie philosophie.

3 Ibid.4 La pensée et le mouvant, p.1330.5 « Lettre au P. de Tonquédec », 20 février 1912 ; Ecrits et paroles, t. II, p. 365-366.

Page 3: Bergson Introduction Par Henri Gouhier

5/7/2018 Bergson Introduction Par Henri Gouhier - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/bergson-introduction-par-henri-gouhier 3/14

 

Là est, sans doute, le motif proprement philosophique qui, joint à la discrétionnaturelle de sont esprit, explique pourquoi, par une clause de son testament, Bergson ainterdit la chasse aux inédits : « Je déclare avoir publié tout ce que je voulais livrer aupublic. Donc j’interdis formellement la publication de tout manuscrit, ou de tout portionde manuscrit de moi qu’on pourrait trouver dans mes papiers ou ailleurs… J’interdis lapublication de tout cours, de toute leçon, de tout conférence qu’on aurait pu prendreen note, ou dont j’aurais pris note moi-même. J’interdis également la publication demes lettres… (6) ». Bien sûr, Bergson ne veut pas qu’après sa mort on lui attribue desparoles plus on moins exactement comprises ou que l’on édite des textes de sa mainqui, coupés des circonstances environnantes, risqueraient d’être mal entendus.Cependant, il faut voir surtout dans ses précautions, le souci de ne laisser sous sonnom que des résultats scientifiquement acquis. Les croquis, les esquisses, les propos àbâtons rompus même autour d’idées soigneusement étudiées, les hypothèsesimprovisées au détour d’une lettre même à la suite de patientes réflexions, tout celadoit rester en dehors de la philosophie : dans un recueil d’ « œuvres complètes », lespensées inachevées d’Henri Bergson ne pourraient que compromettre la vérité dubergsonisme. Telle était, semble-t-il, l’attitude que le philosophe jugeait conforme à lanature d’une entreprise comme la sienne. (7)

Ainsi Bergson se fait de la philosophie la même idée que s’en faisait Descartes :elle est science, et ceci parce qu’elle représente un savoir qui, ni par ses méthodes nipar ses certitudes, ne se distingue radicalement des connaissances acquises par lessavants. C’est plus tard que la philosophie se complaira dans ses différences avec lessciences positives ; même quand ils reconnaissent leur origine dans le bergsonisme, lesdivers « existentialismes » ne sont plus hantés par l’idéal d’une métaphysique commescience rigoureuse, du moins en prenant pareille formule au sens strict, avec toutes lessimilitudes qu’elle implique. Mais, dans la pensée de Bergson, comme sur l’arbre deDescartes (8), il y a continuité de la physique à la métaphysique quand on considère lesméthodes d’investigation et la qualité des certitudes.

Ceci, bien entendu, ne veut pas dire que Bergson est cartésien. Les deuxphilosophes se font la même idée de la philosophie comme science, mais ils ne se fontpas la même de la science.

Au temps de Descartes, il n’y a qu’une science vraiment digne de ce nom auxyeux d’un esprit critique : «Je me plaisais surtout aux mathématiques, à cause de lacertitude et de l’évidence de leurs raisons… », écrit l’auteur du Discours de laméthode, racontant ses souvenirs de collège. C’est pourquoi les mathématiques vont

 jouer dans sa philosophie le rôle de science-modèle : « Ces longues chaînes de raisons,tout simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir pour parvenir àleurs plus difficiles démonstrations, m’avaient donné occasion de m’imaginer quetoutes les choses qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes s’entresuivent

6 Cité par Rose-Marie Mossé-Bastide, Bergson éducateur, Paris, P.U.F., 1955, p. 352 ;partiellement cité par F. Delattre, voir supra, p. VII, n. I.7 En fait, il n’y a pas deux mais trois termes à considérer dans la question des écrits deBergson.1º Les livres et recueils publiés par ses soins ;

2º Les manuscrits, lettres, notes de cours, etc., dont son testament interdit lapublication ;3º Les articles et discours qu’il a lui-même publiés, les lettres dont il a lui-mêmeautorisé la publication, bref tous les textes dont Mme R.-M. Mossé-Bastide a entreprisl’édition dans Ecrits et paroles. Certain sont particulièrement importants pour l’histoirede la pensée de Bergson : aussi trouvera-t-on les principaux cités dans cetteIntroduction.8 Les Principes de la philosophie, Préface, éd. Adam et Tannery, t. IX, p. 14 : « Ainsitoute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, letronc est la physique… »

Page 4: Bergson Introduction Par Henri Gouhier

5/7/2018 Bergson Introduction Par Henri Gouhier - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/bergson-introduction-par-henri-gouhier 4/14

 

en même façon… » (9). Si la philosophie est une science, elle ne peut l’être qu’àl’image des mathématiques : celles-ci offrent dans leur évidence le type de certitude àlaquelle la raison doit prétendre ; de leurs démarches le philosophe tire une méthodequi est la méthode, unissant l’intuition intellectuelle à la déduction. Un même espoirsoulève alors la métaphysique aussi bien que la physique : « Au mois pensé-je avoirtrouvé comment on peut démontrer les vérités métaphysiques d’une façon qui est plusévidente que les démonstrations de Géométrie. » (10)

Le bergsonisme se présente comme la prise de conscience d’une situationnouvelle dans l’histoire des sciences.

Le XIX siècle a vu se constituer une biologie positive, avec toute l’extension queson étymologie permet de donner au mot « biologie » pour désigner les diversessciences de la vie ; et après les sciences de la vie organique, tout naturellementapparaissent des sciences de la vie sociale, de la vie psychique… Voilà donc dessciences authentiques qui ont définitivement rejeté le mathématisme cartésien ; ellesse développent en dehors du schéma qu’avait prévu pour elles l’inventeur desanimaux-machines : leurs progrès manifestent des vérités incontestablementscientifiques et qui, pourtant, ne sont pas vraies comme 2 + 2 = 4. Ainsi il y a uneautre évidence que celle des rapports intelligibles : il y a celle des faits. Il y a uneévidence quand on démontre et une évidence quand on montre. Bien sûr, il faut savoirmontrer comme il faut savoir démontre ; mais, si une méthode est impérieusementrequise dans les deux cas, ce n’est pas la même ici et là.

La philosophie est science à la manière des mathématiques selon Descartes, àla manière de la biologie selon Bergson.

Que ce changement soit dans le sens de l’histoire, Bergson lui-même l’aclairement expliqué au cours d’une séance de la Société française de Philosophie, le 2mai 1901 : La métaphysique, disait-il, me paraît « chez Descartes avoir pris pourmodèle et aussi pour support la science mathématique. En quoi elle avait d’ailleursraison, la mathématique ayant été jusqu’à la veille du XIX siècle, la seule sciencesolidement constituée » (11). Mais aujourd’hui ? S’il semble y avoir un divorce entre lascience et la métaphysique, « demandons-nous si notre métaphysique ne serait pasinconciliable avec la science simplement parce qu’elle retarde sur la science, étant lamétaphysique d’une science rigide, aux cadres tout mathématiques, enfin de lascience qui a fleuri de Descartes à Kant, alors que la science du XIX siècle a paruaspirer à une forme beaucoup plus souple et ne pas prendre toujours la mathématiquepour modèle » (12). C’est pourquoi « il faut rompre les cadres mathématiques, tenircompte des science biologiques, psychologiques, sociologiques, et sur cette base pluslarge édifier une métaphysique capable de monter se plus en plus haut par l’effortcontinu, progressif, organisé de tous les philosophes associés dans le même respect del’expérience »(13).

Cette nouvelle alliance de la métaphysique et des sciences est le signe d’uneprofonde modification dans la structure même de l’intelligence : il s’agit d’une nouvelleintelligibilité. Nous parlons volontiers comme s’il y avait une intelligibilité connaturelle àl’intelligence : dans l’histoire des sciences du moins, l’intelligibilité est toujours acquise,conquise, et par là liée moins à la nature de l’intelligence qu’à son travail. A cettemême séance du 2 mai 1901, Bergson déclarait : « Je crois qu’il est très difficile de dired’une notion, à simple inspection, si elle est ou n’est pas intelligible. L’intelligibilité lui

9 Discours de la méthode, I partie, t. VI, p. 7, et II partie, t. VI, p. 19.10 « Au P. Mersenne », 15 avril 1630, t. I, p. 144 ; cf. 25 novembre 1630, t. I, p. 181-182.11 Le parallélisme psycho-physique et la métaphysique positive, dans : Bulletin de laSociété française de Philosophie, séance du 2 mai 1901, p. 59, ou : Ecrits et paroles, t.I, p. 155.12 Ibid., p. 64 ; Ecrits…, p. 159.13 Ibid., p. 57 ; Ecrits…, p. 153. Dans le même sens, voir : « La vie et l’œuvre deRavaisson », 1904, dans La pensée et le mouvant, p. 1467 ; « La perception duchangement », 1911, ibid., p. 1366.

Page 5: Bergson Introduction Par Henri Gouhier

5/7/2018 Bergson Introduction Par Henri Gouhier - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/bergson-introduction-par-henri-gouhier 5/14

 

vient peu à peu, par l’application qu’on en fait. » La notion de différentielle, parexemple, fut très obscure pour les premiers mathématiciens : elle « est devenue, parl’usage même qu’on en a fait, la notion claire par excellence ». L’idéal des cartésiensexprime un moment de l’histoire. « Leur critérium de l’intelligibilité était beaucoup plusempirique qu’ils ne le pensaient ; il correspondait à un approfondissement complet deleur expérience à eux. » Suivre leur leçon, ce n’est donc pas faire ce qu’ils feraientdans la situation où nous sommes : penser au niveau d’une expérience plus vaste,« élargie au point que nous avons dû renoncer, depuis bientôt un siècle, à l’espoird’une mathématique universelle ». « Des sciences nouvelles, continue Bergson, se sontconstituées sur cette renonciation même, des sciences qui observent et expérimententsans arrière-pensée d’arriver jamais à une formule mathématique » : ce n’est pasqu’elles restent à mi-chemin entre le clair et l’obscur, le distinct et le confus,désespérant d’aller plus loin ; c’est qu’elles trouvent une nouvelle clarté et unedistinction d’une autre sorte là où la réalité la raison soucieuse de la comprendre (14).

On voit alors ce que, dans ce même texte, Bergson appelle une « métaphysiquepositive » : c’est une métaphysique qui, imitant les sciences de la vie, chercherait lesfaits, ne cesserait de « se mouler sur leurs contours » (15), taillerait des concepts à leurmesure et aboutirait, pour chaque problème, à une « théorie toute saturéed’expérience » (16).

Ici apparaît clairement la première signification du bergsonisme : il signifie la finde l’ère cartésienne.

ii- L’Évolutionnisme vrai

Le bergsonisme ne signifie pas seulement que quelque chose finit : il signifieaussi que quelque chose commence. Mais, pour le bien comprendre, il faut remonterdans l’histoire plus haut que Descartes, jusqu’aux évidences fondamentales que laphilosophie grecque introduit dans la pensée occidentale.

Les Grecs nous ont appris à reconnaître l’être authentique à l’intérieur d’uneopposition qui définit, si l’on peut dire, sa consistance : l’être s’oppose au devenircomme le plus réel au moins réel ou même comme le réel à l’apparence, l’apparencedistinguée du réel étant une sorte de non-être. Par suite, ce qui est fixe, immuable,intemporel jouit d’un privilège ontologique : lorsque la philosophie veut porter l’être àson maximum de densité, elle l’immobilise dans une éternité où l’existence estsynonyme d’identité.

On trouvera dans le dernier chapitre de L’évolution créatrice une histoirebergsonienne de la philosophie qui est une philosophie bergsonienne de l’histoire. DesIdées éternelles de Platon et du premier moteur immobile d’Aristote à l’étenduecartésienne et au Dieu spinoziste, des Formes dessinant l’architecture du mondeantique au mécanisme de la physique moderne et au sujet transcendantal de lacritique kantienne, la même opposition de l’être au devenir inspire les philosophies lesplus diverses. Ce n’est certainement point par hasard : la nature explique l’histoire etl’histoire révèle la nature. Tout se passe comme si, en s’éveillant, la raison était tombéesur une idée de l’être à laquelle elle eût été spontanément accordée ; à travers sesmanifestations historiques toujours différentes et souvent ennemies, l’auteur deL’évolution créatrice raconterait alors le cheminement d’une « métaphysique naturelle

de l’intelligence humaine » (17), celle que trouve l’intelligence quand « elle suit sapente naturelle » (18), et qu’elle retrouve quand « un irrésistible attrait la ramène à sonmouvement naturel » (19). Ceci explique pourquoi la critique des arguments de Zénon

14 Ibid., p. 44-45 ; Ecrits…, p. 141.15 Ibid., p. 34 ; Ecrits…, p. 139.16 Ibid., p. 70 ; Ecrits…, p. 166.17 L’évolution créatrice, chap. IV, p 770.18 « Introduction à la métaphysique », dans La pensée et le mouvant, p. 1420.19 L’évolution créatrice, chap. IV, p. 773.

Page 6: Bergson Introduction Par Henri Gouhier

5/7/2018 Bergson Introduction Par Henri Gouhier - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/bergson-introduction-par-henri-gouhier 6/14

 

d’Elée revient si régulièrement dans les livres de Bergson à la façon d’un thèmewagnérien (20).

Bergson n’est pas homme à perdre son temps contre un adversaire quifleurissait au V siècle avant Jésus-Christ et dont les paradoxes ne sauraient séduire noscontemporains ; mais, en niant le mouvement d’Achille qui court après la tortue et ense moquant du témoignage des sens, Zénon définit une position pure, celle d’uneraison allant jusqu’au bout de son exigence propre, sans se soucier de savoir si lerationnel est toujours raisonnable. Or, si l’Eléatisme est mort comme philosophieavouée, il règne dans une espèce de subconscient métaphysique puisque notreintelligence le secrète naturellement.

Que devient cette tradition quand la philosophie prend pour modèle les sciencesde la vie ? Celles-ci mettent l’esprit en présence d’une réalité qui est changement. Laplante qui naît, pousse et dépérit, l’organisme sans cesse en état d’adaptation active àson milieu, l’animal en quête d’aliments, les espèces qui se succèdent de plus en pluscomplexes… comment dissocier ici être et devenir ? Le mouvant est tellementidentique au vivant que le changement est le signe même de la vie, ce sans quoi il n’ya plus que chose morte. A l’école de la biologie, la philosophie ne peut que renoncer aupréjugé de l’être immobile et intemporel.

Pareille philosophie reste une philosophie de l’être. Devant la critique del’Eléatisme immanent à l’intelligence comme devant le refus de mathématismecartésien, il importe de bien voir où est la nouveauté du bergsonisme. Nous disions :Bergson a de la philosophie comme science la même idée que Descartes, mais il n’aplus la même idée de la science. Disons maintenant : comme ses grands prédécesseursantérieurs à Kant, Bergson pense que l’esprit atteint l’être, mais il n’a plus la mêmeidée de l’être.

Bergson disait un jour à Charles Du Bos que « Kant n’avait jamais exercéspontanément un très grand ascendant sur son esprit » (21). Mais la présence de Kantdans la pensée française de son temps l’oblige à fixer sa position par rapport aucriticisme. Bien significative est, à cet égard, la Conclusion des Données immédiates oùles thèses du livre s’affirment une dernière fois, accusant leur nouveauté à la faveurd’une confrontation avec le kantisme. Aux yeux de Bergson, la critique de la Critiquecoïncide avec sa genèse : l’histoire de l’œuvre la situe dans un passé qui est vraimentpassé. En 1901, ceci était nettement exprimé à la Société française de Philosophie :« Si on lit de près la Critique de la raison pure, on s’aperçoit que Kant a fait la critique,non pas de la raison en général, mais d’une raison façonnée aux habitudes et auxexigences du mécanisme cartésien ou de la physique newtonienne (22)». Revenantalors à l’exemple choisi dans les Données immédiates pour éprouver sa méthode,Bergson continuait : ajustée à une physique-mathématique qui se donne commel’unique science de la nature et comme le modèle de tout savoir positif rationnel, lamétaphysique ne peut que refouler l’acte libre hors du plan de l’expérience où elle nerencontre qu’une causalité et un déterminisme d’un certain type ; tout change lorsquedes science d’un autre style conduisent la pensée à d’autres niveaux d’expérience oùelle peut toucher les « noumènes » immanents aux « phénomènes ». Ne parlons plusalors de la relativité de notre connaissance qui lui interdirait l’absolu, mais de seslimites : « Relative, elle serait frappée tout entière d’impuissance métaphysique, elle

nous laisserait en dehors de la chose en soi, c’est-à-dire de la réalité. Limitée, elle nous

20 Cf. Index, Zénon d’Elée. Sur l’intérêt symbolique de l’argumentation, voir la« Réponse à un article d’Emile Borel », janvier 1908, Ecrits et paroles, t. II, p. 284-285.21 Charles Du Bos, Journal, 1921-1923, Paris, Corrêa, 1946, p. 64. Voir plus loin, laprésentation de l’Essai.22 Bulletin de la société française de philosophie, séance du 2 mai 1901, p. 63 ; Ecrits etparoles, t. I, p. 158-159.

Page 7: Bergson Introduction Par Henri Gouhier

5/7/2018 Bergson Introduction Par Henri Gouhier - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/bergson-introduction-par-henri-gouhier 7/14

 

maintient au contraire dans le réel, quoiqu’elle ne nous en montre naturellementqu’une partie. A nous de faire effort pour la compléter » (23).

Cette réfutation du kantisme par sa genèse, Bergson la publie en 1903 dans unarticle spécialement écrit pour servir d’introduction à la métaphysique future, libéréedes prolégomènes criticistes (24). Ce sera, bien entendu, une pièce importante dansl’histoire de la philosophie que déroule le dernier chapitre de L’Évolution créatrice (25)et il est remarquable que Bergson ait éprouvé le besoin de la rappeler dans l’Avant-propos de la septième édition de Matière et mémoire (26). Enfin dans La Pensée et lemouvant, retraçant l’itinéraire de son esprit, on le voit une fois encore juger la Raisonpure à sa date pour s’en débarrasser (27). Or cette fin du kantisme est le signal d’unretour ; ce que les Critiques avaient interdit est à nouveau permis : n’ayons plus peurdes mots « absolu » et même « substance ». Mais ces mots ne peuvent revenir qu’avecun sens neuf.

Le criticisme kantien était justifié quand l’être était ce qui subsiste immobile etintemporel sous le devenir, quand la substance était ce qui demeure sous ce quichange. Kant avait posé le problème de la connaissance en termes fort justes :l’appréhension de l’absolu ne peut être qu’intuitive ; or comment une intuitionatteindrait-elle l’absolu quand ce que nous intuitionnons ne présente jamais aucun descaractères auxquels nous avons l’habitude de le reconnaître (28) ? Mais quand ledevenir est l’être même, quand le changement est la substance, sans chose qui changedistincte de son changement, quand il n’y a rien de plus réel que le temporel ? Alors lephilosophe ajoute une variation inédite au mot de saint Paul : « Dans l’absolu noussommes, nous circulons et vivons (29). »

Dans cette perspective s’explique le rôle décisif de la philosophie de Spenceraux origines du bergsonisme.

Dans le dernier chapier de L’Évolution créatrice, les pages consacrées à Spencercommencent par quelques lignes sous lesquelles on devine une confidence : « …Aussi,quand un penseur surgit qui annonça une doctrine d’évolution, où le progrès de lamatière vers la perceptibilité serait retracé en même temps que la marche de l’espritvers la rationalité, où serait suivie de degré en degré la complication descorrespondances entre l’externe et l’interne, où le changement deviendrait enfin lasubstance même des choses, vers lui se tournèrent touts les regards ( 30). » « Tous lesregards », c’est peut-être beaucoup dire : ceux du jeune Henri Bergson, élève del’Ecole normale supérieure, sans aucun doute. Il l’a déclaré lui-même bien souvent, enprivé et en public. « Il y a quelque cinquante ans, écrivait-il en 1930, j’étais fort attachéà la philosophie de Spencer » (31) ; dans une lettre à William James, il précise : « …Herbert Spencer, le philosophe auquel j’adhérais à peu près sans réserve (32). » Danstous les cas où il a l’occasion d’évoquer le souvenir de ses premières recherches, ilsignale l’évolutionnisme des Premiers principes au point de départ de sa pensée. Ilétait donc juste qu’il le rappelle en tête de l’autobiographie intellectuelle qui ouvre LaPensée et le mouvant : c’est, d’ailleurs, la seule influence dont il fait mention (33).

23 Ibid.24 « Introduction a la métaphysique », dans: La Pensée et le mouvant, p. 1427 sq. ; sur

l’intention de Bergson en écrivant l’article, voir sa note, p. 1392-1383.25 L’Évolution créatrice, chap. IV, p. 795 sq.26 Matière et mémoire, p.163 et chap. IV, p. 321.27 La Pensée et le mouvant, p. 1269-1270.28 « La perception du changement », dans: La Pensée et le mouvant, p. 1374 sq.29 L’Évolution créatrice, chap. III, p. 664 ; cf. « La perception du changement », p 1392.Cf. Actes des apôtres, XVII, 28.30 L’Évolution créatrice, chap. IV, p. 802.31 « Le possible et le réel », dans : La Pensée et le mouvant, p. 1333.32 « Lettre à W. James », 9 mai 1908, Ecrits et paroles, t. II, p. 294.

Page 8: Bergson Introduction Par Henri Gouhier

5/7/2018 Bergson Introduction Par Henri Gouhier - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/bergson-introduction-par-henri-gouhier 8/14

 

« Nous sentions bien la faiblesse des Premiers principes… » (34). Peut-être pas àla première lecture, mais ce qui semble certain, c’est que, tout de suite, le jeunehomme avait mis à part cette doctrine qu’il jugeait n’être pas comme les autres.D’abord, il y voyait une pensée cherchant à se maintenir « sur le terrain des faits » (35) ;plus précisément, comme il le dit dans L’Évolution créatrice, se tournant vers ces faitsqu’explorent les sciences de la vie et imprimant à la philosophie ce brusquechangement de direction que symbolise le mot « évolution ». Ainsi, ce qui séduisaitBergson avant le bergsonisme et ce qui lui paraît encore vrai à l’intérieur dubergsonisme, c’est qu’avec Spencer surgissait enfin un philosophe ayant lepressentiment des exigences du temps présent. Peu importe alors la valeur intrinsèquede sa philosophie : elle pose le problème de ce que doit être la philosophie au XIXsiècle.

« Mais il ne s’était pas plutôt engagé sur la voie qu’il tournait court… (36). »Bergson s’en aperçut au cours des années qui suivirent sa sortie de l’Ecole

normale en 1881. « Mon intention était de me consacrer à ce qu’on appelait alors laphilosophie des sciences (37). » Il va donc droit aux notions fondamentales surlesquelles s’appuyaient les Premiers principes et en particulier à celle de temps, ce quiétait normal devant une philosophie de l’évolution ; méthodique, il les reprend là oùSpencer les a prises, dans les sciences de la nature où elles sont à la fois élaborées etappliquées, élaboration et application se vérifiant réciproquement. « Ce fut l’analyse dela notion de temps, telle qu’elle intervient en mécanique ou en physique qui bouleversatoutes mes idées. » Exprimant ce bouleversement avec le vocabulaire dont il dispose àl’époque de L’Évolution créatrice, Bergson continue : « Je m’aperçus, à mon grandétonnement, que le temps scientifique ne dure pas, qu’il n’y aurait rien à changer ànotre connaissance scientifique des choses si la totalité du réel était déployée tout d’uncoup dans l’instantané, et que la science positive consiste essentiellement dansl’élimination de la durée. » Bouleversement décisif, car « ceci fut le point de départd’une série de réflexions qui m’amenèrent de degré en degré, à rejeter presque tout ceque j’avais accepté jusqu’alors, et à changer complètement de point de vue » ;bouleversement décisif dans un esprit qui ne détruit qu’à seule fin de reconstruire, caril le conduit à « ces considérations sur le temps scientifique » résumées dans l’Essai surles données immédiates, « qui déterminèrent mon orientation philosophique etauxquelles se rattachent toutes les réflexions que j’ai pu faire depuis… » (38).

« Toutes les réflexions… », les premières pages de La Pensée et le mouvant endessinent la courbe jusqu’à l’époque où, revenant à son point de départ, la philosophiede l’Essai et de Matière et mémoire retrouve l’évolution selon Spencer pour luidemander si elle se déroulait dans le temps de la science ou si elle déroulait une durée

33 La Pensée et le mouvant, p. 1254. Voir l’entretien du 21 février 1922 avec Charles DuBos, ouvr. cit., p. 63 – 64 ; celui de septembre 1939 avec Jean la Harpe, « Souvenirspersonnels », dans Les Cahiers du Rhône, ouvr. cit., 1943, p. 358 – 359 ; celui du 19décembre 1934 avec I. Benrubi, ibid., p. 366.

Dans l’histoire des rapports de la pensée de Bergson avec la philosophie desPremiers principes, il conviendrait de chercher dans quelle mesure et à quel momenton pourrait dire que Claude Bernard a opéré ka relève de Spencer. Le discours

prononcé le 30 décembre 1931, pour le centenaire de la naissance de Claude Bernard,semble bien exprimer une reconnaissance personnelle ; voir p. 1433 et à l’Index :Bernard (Claude).34 Ibid.35 Cf. Entretien cité avec Ch. Du Bos, p. 63 ; avec La Harpe, p. 359 ; La Pensée et lemouvant, p. 1254.36 L’Évolution créatrice, p. 802.37 « Lettre à W. James », 9 mai 1908, Ecrits…, t. II, p. 294.38 Ibid., p. 295; une parenthèse renvoie aux « p. 87-90, 146-149, etc. » de l’Essai, c’est-à-dire, dans la présente édition : p. 77-79, 125-128.

Page 9: Bergson Introduction Par Henri Gouhier

5/7/2018 Bergson Introduction Par Henri Gouhier - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/bergson-introduction-par-henri-gouhier 9/14

 

engendrant une histoire. Deux cours du Collège de France en 1904-1905 et 1906-1907(39) devaient le remettre en face des textes des Premiers principes au moment deformuler le jugement sur lequel L’Évolution créatrice se termine : « …Il avait promis dela retracer une genèse, et voici qu’il faisait tout autre chose. Sa doctrine portait bien lenom d’évolutionnisme ; elle prétendait remonter et redescendre le cours de l’universeldevenir. En réalité, il n’y était question ni de devenir ni d’évolution (40). »

Un évolutionnisme sans évolution… telle est la promesse non tenue : c’est bienpourquoi il y aura un bergsonisme. Si la philosophie de Spencer était restée à lahauteur du pressentiment qui l’animait, Henri Bergson n’eût été qu’un professeur dephilosophie spencérienne. L’échec de Spencer éclaire la seconde significationhistorique du bergsonisme : fonder « un évolutionnisme vrai » (41), c’est-à-dire unévolutionnisme avec évolution.

iii- L’ « émotion créatrice » du bergsonisme

Pourquoi l’évolutionnisme de Spencer a-t-il manqué l’évolution ?Dans le premier chapitre des Deux sources, sous le nom d’ « émotion

créatrice », le psychologue et l’historien trouvent la description qui s’approche le plusprès du mystère de l’invention, qu’il s’agisse de l’œuvre d’art ou de l’hypothèsescientifique ou de la métaphysique (42). Quelle est donc l’émotion créatrice dubergsonisme ? Bergson a répondu dans l’un des rares passages de son œuvrephilosophique où le je renvoie à son expérience personnelle. Il ouvre l’article écrit en1930 pour remercier les Suédois du prix Nobel : « Je voudrais revenir sur un sujet dont

 j’ai déjà parlé, la création continue d’imprévisible nouveauté qui semble se pour suivredans l’univers. Pour ma part, je crois l’expérimenter à chaque instant (43)… »

Ce qui a ému Bergson, ce qui n’a cessé de l’émouvoir, c’est ce fait très simplequ’il y a du nouveau à chaque instant dans sa vie, c’est ce fait très général qu’il y a dunouveau à chaque instant partout où il y a vie. Ce nouveau, entendons-nous bien, estdu radicalement neuf, ce que signifie le mot : imprévisible. Ce n’est donc pas dupseudo-nouveau qui était virtuel avant d’être actuel, qui était là, caché, avantd’apparaître, qui serait imprévisible uniquement parce que notre entendement n’auraitpas la force de le voir. L’émotion de Bergson n’est pas liée à quelque défaut de notreesprit mais à la plénitude de l’existence : c’est l’être retrouvé avec le temps.

Le point de départ de Bergson, on ne doit jamais l’oublier, c’est une recherchesur le temps de la science. En quittant l’Ecole normale, il était si peu tourné vers lesétudes psychologiques qu’il avait trouvé une singulière ironie du sort quand, auconcours de l’agrégation, il avait tiré un sujet portant sur cette partie du programme(44). Il n’est donc pas allé de la psychologie à la philosophie de la nature, comme unelecture un peu rapide de ses livres pourrait le faire croire, mais de la philosophie de lanature à la psychologie. Il a tenu à fixer lui-même ce point : « Approfondissant certainsconcepts philosophiques aux contours bien définis, je les ai vus se fondre en quelquechose de fuyant et de flou, qui s’est trouvé être du psychologique. Je ne me doutaisguère quand j’ai commencé à critiquer l’idée que la philosophie et la mécanique se fontdu temps, par exemple, que je m’acheminais vers des études de psychologie et que

 j’aboutirais à traiter des données de la conscience. Pourtant je devais en arriver là, du

moment que je cherchais du concret sous les abstractions mathématiques (45). »

39 Annuaires du Collage de France, Ecrits et paroles, t. I, p. 234 ; t. II, p. 259.40 L’Évolution créatrice, chap. IV, p. 802.41 Ibid., Introduction, p. 493 ; chap. IV, p. 806 et 807.42 Les Deux sources…, p.1011 sq.43 « Le possible et le réel », dans : La Pensée et le mouvant, p. 1331.44 Charles du Bos, ouvr. cit., p. 60 ; La Harpe, art. cit., p. 359.45 « Lettre au directeur de la Revue philosophique sur sa relation à James Ward et àWilliam James », 10 Juillet 1905, Ecrits et paroles, t. II, p. 240 ; cf. « Lettre à G. Papini »,

Page 10: Bergson Introduction Par Henri Gouhier

5/7/2018 Bergson Introduction Par Henri Gouhier - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/bergson-introduction-par-henri-gouhier 10/14

 

Le temps de la mécanique n’est pas celui des choses parce qu’il n’est pas celuide la conscience : pour éviter que la confusion ne se prolonge, Bergson nomme cedernier « durée ». Le verbe « durer » avait toujours évoqué des idées de permanence :« Continuer d’être, persister à être », lisons-nous dans le Dictionnaire de Littré. C’estdans le bergsonisme que le mot se charge de l’idée d’un changement. Le philosophe,pourtant, ne contredit pas l’étymologie autant qu’il le paraît. Ce qui dure est, en effet,ce qui est assez dur pour résister à l’usure, au vieillissement, aux multiples causes dedestruction. Or Bergson porte ce sens à la limite : la conscience est mémoire ; le rappeldu souvenir est une fonction de l’esprit, mais la conservation du souvenir est unepropriété de l’être : l’instant ne meurt pas, il se fond dans le suivant, la succession estici totalisation continue, mon histoire est donc tout entière présente dans le présent quine la représente cependant pas tout entière : le temps ne peut être retrouvé que parcequ’il ne fut jamais perdu. Le passé ne passe pas : ainsi, durer c’est bien « continuerd’être, persister à être », puisque rien ne saurait détruire ce qui a été. Mais ce sensn’est si fort qu’en associant la permanence au mouvant : au moment où l’instantprésent s’ajoute aux précédents, le total n’est plus le même ; et la formule ne trouve savérité qu’au delà d’elle-même, une fois dépassée l’imagerie mathématique qui laprojette dans l’espace. « Une être à la fois identique et changeant », disait la premièredescription de la durée (46) : telle est la nouvelle conscience et la nouvelle substance.

On comprend pourquoi Bergson ne sentait pas l’esprit d’Héraclite se réincarnerdans son œuvre (47). Il n’avait pas quitté Zénon d’Elée pour le sage d’Ephèse : undevenir sans être n’est pas plus réel qu’un être sans devenir. Si l’interprétation dePlaton et d’Aristote est vraie, si « tout s’écoule » signifie « rien ne demeure », quoi deplus opposé à la durée où rien ne se perd, où tout subsiste ? Si la fluidité du fleuvedissout la substance, quoi de plus opposé à la fusion des notes dans la mélodie dontl’unité réintroduit l’idée de substance dans la philosophie ?

L’itinéraire de Bergson peut alors être précisé. Se méfiant de toutes lesmétaphysiques, il commence par se porter vers les sciences positives. Il croit trouverdans l’évolutionnisme de Spencer une philosophie de la nature en accord avec lesprogrès de la biologie. Or, il y découvre l’idée d’un temps qui est celui de la mécaniqueet de la physique, non de la réalité. Cette critique le conduit là où la réalité du temps luiest donnée, dans la conscience : c’est la durée comme fait psychologique et principeontologique. Un postulat fondamental doit alors le ramener à son point de départ enajoutant : comme fondement de la cosmologie : « Un des objets de L’Évolutioncréatrice est de montrer que Tout est de même nature que le moi, et qu’on le saisit parun approfondissement de plus complet de soi-même (48). » L’ « évolutionnisme vrai »pouvait enfin être instauré.

L’émotion créatrice du bergsonisme est liée à la découverte de la durée : elleest la source de la découverte qui, elle-même, devient la source de l’émotion.

« A mon avis, tout résumé de mes vues les déformera dans leur ensemble et lesexposera, par là même, à une foule d’objections, s’il ne se place pas de prime abord ets’il ne se place pas de prime abord et s’il ne revient pas sans cesse à ce que jeconsidère comme le centre même de la doctrine : l’intuition de la durée. Lareprésentation d’une multiplicité de pénétration réciproque, toute différente de lamultiplicité numérique – la représentation d’une durée hétérogène, qualitative,

créatrice – est le point d’où je suis parti et où je suis constamment revenu. Elledemande à l’esprit un très grand effort, la rupture de beaucoup de cadres, quelquechose comme une nouvelle méthode de penser (car l’immédiat est loin d’être ce qu’il y

4 octobre 1903, ibid., t. I, p. 204.46 Données immédiates, chap. II, p. 68 ; cf. L’Évolution créatrice, chap. I, p. 495 sq.47 Voir la note ajoutée dans « Introduction à la métaphysique », La Pensée et lemouvant, p. 1420.48 Vocabulaire technique et critique de la philosophie, article « Inconnaissable », Ecritset paroles, t. II, p. 303.

Page 11: Bergson Introduction Par Henri Gouhier

5/7/2018 Bergson Introduction Par Henri Gouhier - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/bergson-introduction-par-henri-gouhier 11/14

 

a de plus facile à apercevoir) ; mais, une fois qu’on est arrivé à cette représentation etqu’on la possède sous sa forme simple (qu’il ne faut pas confondre avec unerecomposition par concepts), on se sent obligé de déplacer son point de vue sur laréalité ; on voit que les plus grosses difficultés sont nées de ce que les philosophes onttoujours mis temps et espace sur la même ligne : la plupart de ces difficultéss’atténuent ou s’évanouissent (49). »

On ne saurait dire avec plus de précision et en moins de mots le sens de larévolution bergsonienne et, du même coup, celui de la conversion qu’elle impose àl’esprit. Si l’Eléatisme exprime, à la limite, la métaphysique naturelle de l’intelligence,cela veut dire, en effet, que spontanément, dans la vie quotidienne comme en science,l’intelligence élimine la durée, organisant une représentation du monde où la prévisionassure l’action, où la causalité se trouve réduite à l’identité, où le mouvements’évanouit sous sa trajectoire immobile. C’est pourquoi Bergson reprend, mais en sensinverse, la consigne platonicienne qui impose à la pensée éprise de vérité unchangement radical d’attitude et dont il aime à voir dans les Ennéades une applicationexemplaire : le rôle de la philosophie est de nous amener à une perception pluscomplète de la réalité par un certain déplacement de l’attention ; il s’agit de ladétourner de l’univers où les besoins du corps et de l’organisme social nouscondamnent à une existence militante pour la retourner vers « ce qui, pratiquement,ne sert à rien » : « cette conversion de l’attention serait la philosophie même » (50).

  Très exactement, loin d’être, comme le veut Plotin, une fuite vers l’intelligence etmême au-delà de cette diversité qui dans l’intelligible compromet la parfaiteimmutabilité de l’Un, cette conversion, selon Bergson, coïncide avec l’intuition de ladurée.

Dans cette perspective, nous voyons pourquoi l’évolution des Premiers principesne pouvait pas conduire à « l’évolutionnisme vrai ». Spencer est le philosophe modernequi a compris que le réel est devenir ; mais il n’a pas soupçonné qu’une véritableconversion est requise pour penser le devenir : il a donc continué à penser le devenir àtravers les catégories et les schèmes dont notre intelligence se sert pour l’éliminer denos représentations. Spencer, écrit Bergson, est comme l’enfant qui reconstitue unebelle image avec les pièces détachées d’un puzzle : l’opération qui juxtapose lesmorceaux d’un dessin est une chose, le mouvement du dessinateur en est une autre.L’échec de Spencer ne tient pas à quelque erreur de raisonnement ou à uneinformation insuffisante ; il a tout manqué dès le commencement : il s’est trompé deréalité comme un voyageur qui se trompe de route.

La réalité, à la fois être et devenir, est cette durée où le passé reste présent etoù le présent n’est pourtant pas la résultante de passé. Trop important pour ne pasapparaître dès les premières réflexions sur la durée, ce dernier caractère ne se dévoilepourtant selon toute son extension qu’avec le passage de la psychologie à lacosmologie. Cette élimination du virtuel et du possible, cette contingence incompatibleavec la causalité usuelle qui avaient été si vivement éclairées dans le cas exceptionnelde l’acte libre au troisième chapitre des Données immédiates, voici que nous lesretrouvons comme essentielles à la vie : l’évolution véritable sera celle qui préserve laradicale nouveauté et l’imprévisibilité de ce qui arrive. C’est pour faire ressortir cetteaptitude qu’Henri Bergson l’appelle « créatrice ».

Epithète qui, sans doute, modifie profondément le sens du substantif.

Du moins le sens qu’il a longtemps reçu dans la langue savante et qu’il reçoitencore aujourd’hui dans la langue courante. Le mot « évolution », toutes les définitionsde dictionnaire sont d’accord, évoque une « transformation lente et graduelle » (51) ; lespremiers évolutionnistes étirent indéfiniment le temps pour réduire au minimum

49 H. Höffding, La philosophie de Bergson, trad. française, Paris, Alcan, 1916, lettre deBergson à l’auteur, citée en appendice, p. 160 – 161 ; Ecrit et paroles, t. III, nº 118, p.456 – 457.50 « La perception du changement », dans La Pensée et le mouvant, p. 1374. Cf. Index :Plotin.

Page 12: Bergson Introduction Par Henri Gouhier

5/7/2018 Bergson Introduction Par Henri Gouhier - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/bergson-introduction-par-henri-gouhier 12/14

 

l’amplitude et la brusquerie de chaque variation ; le vocabulaire politique opposevolontiers « évolution » à « révolution » précisément pour opposer l’idée de réformesmûries peu à peu et celle de bouleversements prématurés, violents, subits. Bref,« évolution » signifie bien changement mais en insistant sur la continuité duchangement. C’est pourquoi le mot reste fidèle à son étymologie : « action de sortir endéroulant », comme dit Littré. Tout naturellement « évolution » appelle l’image dugerme d’où sort, par déroulement, la plante ou l’animal. Autrement dit : le changementn’est pas aussi changeant qu’il le paraît ; sa continuité exprime une identité ; l’épiétait déjà dans le grain, le petit poulet était déjà dans l’œuf. C’est bien ainsi quel’entendent le plus souvent les historiens qui racontent l’ « évolution » d’une pensée :le platonisme de la Siris développe ce qui était enveloppé dans les pensées du jeuneBerkeley et, si nous savions lire les premiers écrits d’Auguste Comte nous pourrions ydéchiffrer sa dernière philosophie.

Une évolution qui est créatrice réintroduit dans le changement l’imprévisible etla radicale nouveauté de l’événement, c’est-à-dire une certaine discontinuité dont unévolutionnisme de sens commun s’applique à le débarrasser (52). La continuitémélodique de la durée s’oppose, certes, à la discontinuité numérique et spatialisantedes concepts mêlés d’images ; mais c’est pour sauver cette espèce de discontinuitéliée à la création d’être qu’est l’invention, quand on ne confond plus inventer etdécouvrir (53).

En 1907, ce qui frappait dans le titre du célèbre ouvrage, c’était évolution ; plussa situation dans l’histoire éclaire la signification du bergsonisme, plus celle-ci paraîttenir à créatrice.

L’acte de créer a toujours semblé mystérieux ; mais il n’est tel que pourl’intelligence éprise d’identité et de continuité, soucieuse de retrouver l’ancien dans lenouveau, déconcertée devant un effet qu’elle ne peut dire au moins égal à sa cause. Lalumière change quand il est rapporté à une expérience comme celle de l’acte libre,vécue au delà des schèmes d’une raison logicienne et mathématicienne : « la créationainsi conçue n’est pas un mystère » (54) ; elle devient même « une idée claire » (55),d’une clarté qui n’est pas celle des démonstrations géométriques mais celle del’évidence manifestant la présence réelle. Le bergsonisme apparaît alors comme uneffort pour dépouiller de son mystère l’acte de créer.

Le bergsonisme tout entier…, depuis le troisième chapitre des Donnéesimmédiates sur la liberté jusqu’aux pages des Deux sources sur le Dieu dont Jésus-Christ est le plus parfait révélateur. Ici apparaît, d’ailleurs, l’originalité de la théodicéebergsonienne. Dans l’histoire de ka pensée religieuse, la création intervient soit commeune donnée de ka révélation judéo-chrétienne soit ¡, chez Descartes, par exemple,comme une idée rationnelle ; mais, dans un cas comme dans l’autre, elle est un actedivin. C’est dans la mesure où l’homme est image de Dieu qu’on peut le dire, à safaçon, créateur. De fait, les philosophes le disent rarement ; Malebranche ne vautmême pas qu’on le dise, créer étant un pouvoir tellement propre à la divinité qu’elle nesaurait le communiquer : l’état de créature exclut l’activité de créateur. Le bergsonismeest sans doute la première métaphysique qui rencontre des créateurs avant mêmed’entrevoir l’existence d’un Créateur. L’acte de créer est une donnée de la conscience,puis une propriété de la vie avant de s’affirmer dans l’Amour d’où jaillit la vie et où la

conscience retourne.

51 Voir les divers sens du mot dans le Vocabulaire de la philosophie…, l’article contientles définitions successives que Spencer en a données. Cf. Lettre à Delattre, Ecrits etparoles, t III, p. 600 – 605.52 Voir: Les Deux sources…, chap. II, p. 1082 : « …une évolution discontinue… »53 La Pensée et le mouvant, p. 1293.54 L’évolution créatrice, chap. III, p. 706.55 Ibid., p. 699 ; sur les deux types de clarté, voir : La Pensée et le mouvant, p. 1276 –1277.

Page 13: Bergson Introduction Par Henri Gouhier

5/7/2018 Bergson Introduction Par Henri Gouhier - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/bergson-introduction-par-henri-gouhier 13/14

 

iv- La signification historique du bergsonisme.

L’originalité de la théodicée bergsonienne éclaire le sens du spirituel dans cenouveau spiritualisme. « Nous devons entendre par esprit, écrit Bergson, une réalitéqui est capable de tirer d’elle-même plus qu’elle ne contient… » Formule bienremarquable si l’on songe que, selon le principe rationnel de causalité, il ne peut yavoir rien de plus dans l’effet que dans la cause. La suite développe les paradoxes decette réalité capable « de s’enrichir du dedans, de se créer ou se recréer sans cesse, etqui est essentiellement réfractaire à la mesure parce qu’elle n’est jamais entièrementdéterminée, jamais fait, mais toujours agissante » (56).

La philosophie occidentale définissait le plus souvent l’esprit par l’intelligence etl’intelligence par la contemplation de l’intelligible : l’amour n’est alors que le désird’une Beauté qui captive la raison ; ce qui est propre à l’homme, c’est une lumière quiéclaire l’entendement, lumière qui guide la volonté, lumière qui apaise les passions.Dans le bergsonisme, l’homme reste un « animal raisonnable » ; parce qu’il estraisonnable, il devient, selon le mot de Descartes, maître et possesseur de la nature,de sorte qu’il cesse d’être un animal comme les autres. Tout ce que la philosophiegrecque, la théologie chrétienne et la pensée moderne ont pu dire sur la spécificité etla grandeur de l’Homo sapiens, Bergson le reprend et le justifie en racontant l’histoirede l’Homo faber. Mais dans sa perspective, l’intelligence est un instrument au serviced’un esprit dont la spiritualité est essentiellement dans son pouvoir d’inventer ; ceciapparaît même dans les sciences, car si le savant n’invente pas la vérité, il la découvreà coups d’inventions.

C’est pourquoi la référence à l’œuvre d’art est si fréquente sous la plume deBergson. Elle ne surgit pas pour cette seule raison que le philosophie aime la musique,la peinture, la poésie, mais parce que sa philosophie y trouve le modèle privilégié d’unacte créateur si parfait en son genre qu’il pourrait être visible à l’œil nu. Biensignificative est, à cet égard, la définition de l’indéfinissable liberté dans les Donnéesimmédiates. Les philosophes cherchent volontiers leurs exemples d’acte libre dans lavie morale, au moment où la raison résiste aux passions, quand le devoir entre enconflit avec l’intérêt, lorsque, dans le clair-obscur du bien ou du mal, l’âme hésite à lacroisée des chemins. Que dit Bergson ? « Bref », et ce « bref » souligne la portée de<ce qui suit, « nous sommes libres quand nos actes émanent de notre personnalitéentière, quand ils l’expriment, quand ils ont avec elle cette indéfinissable ressemblancequ’on trouve parfois entre l’œuvre et l’artiste » (57).

L’acte libre est une invention que nous pouvons penser par référence à lacréation artistique quand il nous faut rejeter les schèmes de la pensée quotidienne etde la causalité scientifique. Pour amener son lecteur à voir ce qu’il voit et obtenir de luicette conversion à la durée qu’est la philosophie même, Bergson le conduit devantl’artiste en train de produire son œuvre. Là, il est aisé de dénoncer les ruses de kalogique rétrospective, de montrer en quoi l’imprévisibilité radicale d’un acte ne tientpas seulement à une visibilité insuffisante : avant de recevoir son être avec la formeque lui donne le musicien, la symphonie n’existe virtuellement nulle part, pas mêmedans l’esprit de son auteur, qui ne le comprendrait (58) ? un Hamlet possible précédantle Hamlet que Shakespeare réalisera, il est clair que cela n’a aucun sens (59).

L’article sur Le possible et le réel va du sentiment de l’existence toujours inéditeque Bergson expérimente à chaque instant à la réflexion sur la création de l’œuvred’art et, en vertu du postulat qui opère le passage de la psychologie à la cosmologie, àla question : « D’où vient qu’on hésitera probablement à en dire autant de la nature

56 Introduction à la conférence du pasteur Hollard sur: « Les réalités que la sciencen’atteint pas », 1911, Ecrits et paroles, t. II, p. 359.57 Données immédiates, chap. III, p. 113 – 114.58 La Pensée et le mouvant, p. 1263.59 « Le possible et le réel », ibid., p. 1339 – 1342.

Page 14: Bergson Introduction Par Henri Gouhier

5/7/2018 Bergson Introduction Par Henri Gouhier - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/bergson-introduction-par-henri-gouhier 14/14

 

entière ? Le monde n’est-il pas une œuvre d’art, incomparablement plus riche que celledu plus grand artiste (60) ? » L’idée d’une nature n’est certes pas nouvelle ; mais là oùla philosophie classique admirait dans l’harmonie du monde le reflet d’un ordreintelligible et reconnaissait dans la beauté des choses un art d’imitation, lebergsonisme découvre dans l’univers une puissance d’invention continuellement

 jaillissante, semblable à celle qui change en tableau ce rien qu’est un morceau de toile,en poème ce vide qu’est une page blanche.

Ceci ne signifie pas que la philosophie soit une esthétique généralisée ni que lafonction du philosophe se confonde avec l’opération de l’artiste. La philosophie estscience, avec toute la rigueur qu’un Descartes peut exiger dans la méthode et laconduite de l’esprit ; mais les mathématiques ne sont plus l’unique modèle de lascience, comme elles l’étaient au XVII siècle ; dans le dernier tiers du XIX, la biologieoffre un type de savoir positif avec une évidence expérimentale qui n’est pas celle desfigures géométriques ni des nombres ; or, quand la philosophie prend pour modèle lessciences de la vie, un nouveau problème se pose : sur quel modèle penser ka vie ?C’est alors que l’art entre dans la métaphysique pour lui fournir l’image grossissanted’un acte créateur.

Ayant à esquisser une histoire de la philosophie en France, Bergson ne pouvaitavoir l’air d’ignorer le bergsonisme. Tous les textes réunis dans cette Introduction pourlaisser le philosophe lui-même dire comment il voyait la signification historique de saphilosophie, tous ces textes commentent le témoignage qu’il portait sur son œuvre àcette occasion :

« On pourrait maintenant, pour conclure, dire un mot de l’entreprise tentée parl’auteur de L’Évolution créatrice, pour porter la métaphysique sur le terrain del’expérience et pour constituer, en faisant appel à la science et à la conscience, endéveloppant la faculté d’intuition, une philosophie capable de fournir, non plusseulement des théories générales, mais aussi des explications concrètes de faitsparticuliers. La philosophie, ainsi entendue, est susceptible de la même précision que lascience positive. Comme la science, elle pourra progresser sans cesse en ajoutant lesuns aux autres des résultats une fois acquis. Mais elle visera en outre -- et c’est par làqu’elle se distingue de la science –- à élargir de plus en plus les cadres del’entendement, dût-elle briser tel ou tel d’entre eux, et à dilater indéfiniment la penséehumaine (61). »

Henri Gouhier,Professeur à la Sorbonne,Membre de l’Institut.

60 Ibid., p. 1342.61 « La philosophie », dans La Science française, Larousse, 1915 ; Ecrit et paroles, t. II,p. 430 – 431.