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Hérophile et ÉrasistrateÞ:la première exploration du corps humain

Membre de l’aristocratie athénienne, la jeune Agnodicea décidé de soigner et d’accoucher les jeunes mèresÞ: c’estlà une profession interdite, sous peine de mort, aux fem-mes et aux esclaves. Révoltée contre cet état de fait, elle setravestit en homme, prend le nom de Miltiade et, les che-veux coupés et vêtue d’habits masculins, se rend à Alexan-drie pour apprendre la maïeutique auprès d’Hérophile,illustre médecin de l’école de médecine de cette ville. Lascène se passe vers 260 avant notre ère.

AlexandrieÞ: rien ne prédisposait ce village de pêcheurs,situé dans l’isthme inhospitalier proche de la branchecanopique du Nil, à devenir, en quelques décennies, lefoyer rayonnant de la pensée humaine pendant quelquessiècles. Habité par son rêve de conquête de l’univers,Alexandre le Grand a choisi ce lieu, protégé des tempêtespar une île, pour fonder une ville nouvelle en 331 avantJ.-C. À la mort du cosmocrator, Ptolémée, son compagnonde combat, prend possession de l’Égypte et, adoptant lescoutumes du pays, se fait proclamer pharaon en 305Þ: ildevient Ptolémée Sôter («ÞsauveurÞ») et fait d’Alexandrieune métropole magnifique.

Après plusieurs jours de navigation, Agnodice arrive envue d’Alexandrie. Elle aperçoit de très loin les lueurs dugigantesque phareÞ: haut de cent dix mètres, il vient d’être

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érigé par Ptolémée Philadelphe, fils du premier pharaongrec d’Égypte, et illumine la nuit de son feu rayonnantamplifié par un jeu de miroirs. Quelques heures plus tard,Agnodice découvre les quais de ce grand port de com-merce où transitent tous les produits d’Afrique, d’Arabieet d’Inde, destinés aux cités grecques disséminées sur lerivage de la Méditerranée. Une jetée, l’heptastadion, reliela petite île du Pharos au cœur de la ville. S’orientant faci-lement dans cette métropole tracée en damier et exposéeaux frais vents étésiens, elle emprunte la voie Canopique– la plateia – qui traverse l’agglomération d’est en ouestÞ:large de trente mètres et longue de cinq kilomètres, cetteavenue est bordée de colonnades en marbre ou en granit.À son intersection avec l’axe nord-sud de la cité – le sténo-pos –, qui part du port en direction du lac Maréotis, oncontemple le mausolée d’Alexandre le Grand où est dépo-sée, dans un sarcophage d’or, la dépouille embaumée etsacrée du fondateur de la ville. Agnodice découvre ainsicette capitale cosmopolite incroyablement animée,grouillante de plusieurs centaines de milliers d’habitantsd’origines égyptienne, grecque, syrienne, romaine oujuive. À l’image de sa population, l’architecture d’Alexan-drie est métissée, avec des monuments de style grec mêlésaux obélisques et aux sphinx de l’ancienne Égypte, et cettediversité est avant tout le reflet de la tolérance des roisgrecs envers les Égyptiens, dont ils ont toujours eu à cœurde respecter les rites religieux millénaires.

Agnodice gagne la prestigieuse école de médecine où lesétudiants de tout l’oikoumène apprennent l’art de soigner.Elle est installée dans le palais impérial qui est situé dansle quartier du Bruchium, face à la mer, près du Mauséion(Musée). Ptolémée Sôter a chargé un homme d’exception,Démétrios de Phalère, d’attirer à Alexandrie la fine fleurdes savants du monde hellénistique. Il a créé un templedes Muses – une sorte d’académie –, vaste demeure abri-tant un portique, une galerie, un réfectoire et des loge-ments, un observatoire astronomique, des instruments demesure, des collections, une grande salle de réunion, uncloître, un jardin botanique et même un zoo hébergeant

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les animaux les plus étranges et les plus variés, capturésdans des contrées lointaines. À cet espace de liberté pro-pice à la créativité est adjointe une bibliothèque censéecontenir tous les écrits du mondeÞ: ce lieu de mémoire,qui a été confié à l’érudit Zénodote, ne cessera de croîtrependant plusieurs siècles sous l’impulsion des rois lagides,engrangeant des papyrus provenant de collections publi-ques ou privées. Car chaque ouvrage transitant parAlexandrie doit être déposé à la bibliothèque pour êtreaussitôt recopié par un des innombrables scribes. Les tex-tes originaux sont traduits en grec et relèvent de tous lesdomaines de la connaissanceÞ: physique, astronomie, géo-graphie, architecture, philosophie, histoire, sciences natu-relles, médecine, etc. Cette bibliothèque unique au mondeest appelée à devenir la source vive des recherches desplus grands esprits de l’AntiquitéÞ: Archimède, Euclide,Ératosthène, Héron, Aristarque, Hipparque, Hérophile,Érasistrate, Théophraste, Strabon…

Travestie en homme, Agnodice se fait admettre à l’écolede médecine. Hérophile lui enseigne son art et luiapprend à examiner les femmes et à les accoucher. Il luienseigne aussi l’anatomie en disséquant les cadavres. Car ilest l’un des premiers à ouvrir ce corps humain jusqu’alorsmystérieuxÞ: une exploration seulement autorisée àAlexandrie. Attenter à l’intégrité d’un cadavre, fût-ce celuid’un ennemi, est un sacrilège puni de mort dans l’Anti-quitéÞ: les Grecs considèrent comme sacrées les dépouillessans vie, qu’ils enterrent ou incinèrent rapidement aprèsles rites funéraires. Cet interdit a fait obstacle à la soif deconnaissances des savants qui a commencé à se manifesteren Ionie, sur les bords de la mer Égée, au temps de Thalèsde Milet, vers le VIeÞsiècle avant notre ère. Avant Hérophile,seul Empédocle, vers 450 avant J.-C., a pu disséquer, maisil l’a fait sur des fœtus humains, ce qui n’était pas défendupuisqu’ils n’étaient pas nés. Avant l’époque des Ptolémée,les savoirs en anatomie proviennent d’observations éparses,faites sur des animaux, et des spéculations de Platon,lequel a exposé, dans son Timée, ses conceptions sur l’anato-mie et la physiologie, en un discours théorique parfois bien

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éloigné de la réalité. Le premier véritable anatomiste a étéAristote de Stagire (384-322), élève de Platon et précepteurd’AlexandreÞ: il a étudié l’anatomie des animaux et comparél’aspect de leurs organes. Au temps de Ptolémée Sôter, lesmédecins grecs connaissent donc très mal l’anatomiehumaine, ce qui ne les empêche pas d’élaborer des théoriessur la physiologie du corps humain et sur les maladies. L’artde soigner et de guérir ne nécessite-t-il pas de connaîtrepréalablement ces mystérieux viscères profondsÞ? Mais ilscroient que le cœur est le siège de l’âme…

En tout cas, ce n’est pas par hasard que la découvertedu corps humain débute à Alexandrie au cours du IIIeÞsiè-cle avant notre ère. La jeune science grecque y côtoie uneculture millénaireÞ: par l’observation attentive des mala-dies, les Égyptiens ont accumulé, au fil du temps, de vas-tes connaissances en médecine et ont même élaboré unepharmacopée. Leur croyance en une vie posthume est àl’origine de ce culte des morts qui les a conduits à momi-fier les cadavresÞ: les embaumeurs sont autorisés à ouvrirles corps dans des «Þmaisons de vieÞ», mais ils le font avec,en quelque sorte, un «Þbandeau sur les yeuxÞ». Ils laventles dépouilles, extraient le cerveau par les fosses nasales etéviscèrent les corps, avant de replacer, dans la futuremomie, le cœur, siège de cette âme indispensable auvoyage du défunt dans le royaume des morts. Tous lesgestes des préparateurs sont accomplis rituellement, sanscuriosité scientifique, dans un strict respect religieux descadavres qu’ils embaument. Pour s’intéresser au contenudu corps, il fallait des monarques éclairés, vivant à la foisdans la familiarité des savants et dans celle des embau-meurs de l’Égypte antique. Sont-ce les coutumes demomification qui ont incité les Ptolémées à lever les inter-dits traditionnelsÞ? Toujours est-il qu’ils vont autoriser, undemi-siècle durant, la dissection du corps humain. Lesmédecins vont dès lors pouvoir observer les organes enpratiquant ce que l’on appellera plus tard l’«ÞautopsieÞ».

Les fondateurs de l’anatomie et de la physiologie sontainsi deux médecins alexandrins, Hérophile et Érasistrate.S’appuyant sur leur génie propre et sur des conditions

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favorables, ils avancent si loin, en quelques décennies,qu’ils atteignent un niveau de connaissances proche desdécouvertes que feront, dix-huit siècles plus tard, les hom-mes de la Renaissance.

Hérophile est né vers 331 à Chalcédoine, en Bithynie,province d’Asie Mineure. À cette époque, les futurs méde-cins grecs accomplissent un périple d’apprentissage dansles écoles disséminées sur le pourtour méditerranéenÞ:Cyrène en Afrique, Crotone en Calabre, Agrigente en Sicile,Cnide en Ionie, et dans des îles de la mer Égée, commeRhodes et Cos. Dans cette dernière localité, on enseigneles œuvres d’Hippocrate en insistant moins sur le diagnosticque sur le traitement et le pronostic. Cnide, l’école concur-rente, est située sur la presqu’île de la Chersonèse, en facede Cos. Les Asclépiades, ces familles destinées à l’exercicede la médecine, y suivent une pratique axée sur le dia-gnostic et consignent soigneusement, sur des tablettes, lesobservations relevées sur chaque patient. Hérophile étudieà la fois à Cos et à Cnide, avant d’aller suivre, à Alexandrie,l’enseignement de Chrysippe et surtout celui de Praxago-ras, qui est le premier à distinguer les artères battantesdes veines inertes. Praxagoras lui inculque les pratiqueshéritées des embaumeurs égyptiens. Car lettre morte sontles spéculations des philosophes et des médecins athé-niensÞ: on peut désormais extraire et observer le cerveau,le cœur, les poumons et toutes les entrailles. Hérophile serévèle un expérimentateur hors pair, qui parvient à denombreuses découvertes en disséquant des cadavres. SaméthodeÞ: «ÞDécrivons d’abord les apparences – phainomena– même si elles ne sont pas premières.Þ» Il suit en cela leprécepte d’AristoteÞ: «ÞD’abord les phénomènes doivent êtresaisis, compris… Ensuite leurs causes discutées.Þ»

Du système nerveux au système cardio-vasculaire, enpassant par les organes génitaux des deux sexes et l’ana-tomie du fœtus, rien n’a été étranger à Hérophile. C’est endétail qu’il a décrit le cerveau, ses circonvolutions et sescavités, les ventricules cérébraux baignés d’un liquide claircomme de l’eau de roche, les méninges en toile d’araignée(l’«ÞarachnoïdeÞ») qui enveloppent et protègent l’encéphale,

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