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FIRST CATALYTIC – ENCOUNTER : The transdisciplinary
Evolution in Education
Escola do Futuro of the Universidade de Sao Paulo
15 – 18 Avril 1999
“ LE SENS DU SENS ”
Gaston PINEAU Prof. Département des Sciences de l’Education et de la
Formation
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Université François Rabelais de Tours
SOMMAIRE
Introduction
I - Une boucle étrange pour approcher les systèmes autopoiétiques
......... 3
1 - Un koan, support de vie spirituelle .................................................
3
2 - Un nœud gordien, intellectuellement déjà plusieurs fois tranché
...... 4
3 - Pourquoi renouer avec lui : sens du sens du sens ? .........................
7
3.1 - Clé de voûte de la nouvelle «Méthode» de Morin ? .................
7
3.2 - Redondance du paradoxe de l'auto, entre panne de sens des
appareils et quête de sens des sujets
................................... 8
3.3 - Organisation circulaire et système autopoiétique .................
9
3.4 - Boucle de boucles au cœur de la conscientisation ..............
10
II - Une matrice d'exploration .................................................................
12
3
1 - La signification de la signification ................................................
14
2 - La sensation de la sensation ........................................................
17
3 - La direction de la direction ..........................................................
19
4 - Le sens comme mouvement émergent de mise ensemble .................
21
Conclusion : entre auto et trans .............................................................
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INTRODUCTION
Oser s’attaquer au «sens du sens», c’est se situer entre
l’humble et nécessaire quête de direction pour vivre, quête sensible réflexe, animale, voire végétale et le projet quasi démiurgique de conquête du pouvoir de signifier. Difficile de trouver une situation en plus forte tension et extension.
Ce n’est pas moi qui l’ai trouvée. C’est elle qui m’a trouvé, proposé par les organisateurs de cette catalytic encounter, Quelles que soient les difficultés de traiter cette question impossible, il faut d'abord les remercier de nous donner l'occasion de la travailler. En plus en effet d'être au cœur de nous-mêmes,elle est au cœur de l'évolution transdisciplinaire de l'éducation.
Professionnellement, je suis professeur en sciences de l'éducation et de la formation. Les personnes avec qui je travaille sont des adultes allant de vingt-cinq à soixante-dix ans. Chacun est pris comme moi avec des problèmes de sens. De signification, bien sûr, allant de soi-même au monde entier, mais médiatisée aussi par de multiples signes nouveaux à essayer de comprendre et qui souvent désorientent. aussi, c'est le plus fréquemment sur des problèmes d'orientation et de réorientation que l'on se rencontre : orientation professionnelle et de formation. Que faire ? Dans quelles directions aller ? Comment ? J'ai d'ailleurs commencé ma vie professionnelle comme psychologue-conseiller d'orientation. Faire le point, reprendre contact avec soi-même, retrouver une sensibilité à sa vie et à la vie, sont des problèmes de sens de troisième type à aussi prendre en compte pour pouvoir traiter les deux autres. Traitement fait à chaud, dans l'immédiateté, en face à face, en essayant de trouver pragmatiquement les meilleurs moyens. Nous n'avons pas souvent le temps de réfléchir théoriquement à ces problèmes de sens, de prendre du recul. L'occasion nous en est fournie aujourd'hui.
Le sens est un objet noble entre tous, habituellement propriété privée des spécialistes : sémanticiens, sémioticiens, herméneutes, épistémologues, après, avec ou contre les philosophes, les moralistes et les théologiens. Comme la plupart d'entre vous, je ne suis aucun de ces spécialistes. Je suis presque obligé de m'en excuser pour oser parler. Et je pense que c'est une première audace transdisciplinaire à avoir : oser aborder les questions vitales, même sans en être spécialiste. Non pour prendre leur place ou les ignorer, mais pour ne pas se faire désaproprier de ces questions vitales. Le sens du sens en est peut-être une des principales. En publiciser le traitement, le démocratiser, est un des impératifs catégoriques de l'évolution actuelle de l'éducation. Cette dernière est prise avec la panne de sens des institutions et la quête de sens des sujets en formation permanente.
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C'est donc avec cette attitude transdiciplinaire, avec les disciplines, mais aussi au-delà d'elles que nous allons aborder la question. En abstraction réfléchissante aujourd'hui,en approche plus pratique demain.
I - Une boucle étrange pour approcher les systèmes
autopoïétiques
1 - Un Koan, support de vie spirituelle ? Le premier terme qui soit remonté après que l’expression ait
commencé à me travailler, est celui, oriental mais transculturel de Koan. “ Le Koan au sens littéral est un document sur la table ou document sous les yeux qui désigne une technique développée par quelques écoles de méditation boudhique en Chine et au Japon. Il s’agit d’une sorte de devinette insoluble qui contrairement au mantra, n’a en soi aucune efficacité mais qui contraint le pratiquant à aller jusqu’au bout de sa concentration mentale, effort surhumain, effort vain sur le plan intellect et dont on espère qu’en fin de compte, il se déchargera dans l’expérience illuminative ” (Keller, C.A, 1997 p.2268).
Essayer de penser “ le sens du sens ” lance dans le
mouvement d’un génitif redondant, renvoyant en boucle récursive à lui-même ou mieux en lui-même. Ce génitif redoutant lance dans un mouvement circulaire qui peut enfermer en lui-même, dans un cercle vicieux tourbillonnant, étourdissant. Et pourtant cette ronde affolante, cette répétition à l’infini, ces effets miroirs en abysse s’entrouvrent parfois le temps d’un éclair laissant échapper un éclat de sens. Le cercle vicieux devient vertueux (Varela,) par une boucle étrange, spiralante faisant changer de niveau. Le génitif redondant apparemment en fermant, ouvre, génère du sens : une lueur de signification, une amorce de direction, un effleurement de sensibilité.
A travers et au-delà du jeu de mot, d’un dire plus ou moins
intrigant, l’expression ne serait-elle pas un indicateur/opérateur important de production de sens par une voie paradoxale ? N’aurions-nous pas à faire à un Koan essentiel, un “ dire ”, support de vie spirituelle ?
2 - Un nœud gordien, intellectuellement déjà plusieurs
fois tranché
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Support de vie spirituelle, oui, peut-être dans les voies traditionnelles de recherche de sens. Mais dans les vies modernes comment peut-il être support de vie intellectuelle ? Ces formules au carré ont-elles un intérêt autre que provocateur ? leur concentration polysémique accroche, allume la réflexion mais l’épuise rapidement car elle lance dans des récursivités infinies qui échappent vite aux capacités de mémoire et de combinatoire. En fait l’image reflétée est relativement pauvre dans sa massivité, sa forme non éclatée.
Depuis des siècles tout l’effort scientifique humain n’a-t-il pas
été de faire éclater ces méga-notions en unités plus simples pour pouvoir ensuite les travailler, les analyser, les combiner, les assembler ? Dans la postface de la deuxième édition à “ Sagesse et illusions de la philosophie ” (PUF 1968), Jean Piaget illustre bien, à propos de cette expression même, le passage moderne de ce qu’il appelle une déconversion philosophique à la construction d’une approche scientifique.
« Le problème central est ainsi celui du sens du sens. Or, je crains
que cette notion fondamentale de “ sens ”, autour de laquelle gravite toute la réflexion contemporaine, ne recouvre une équivoque non moins essentielle. Rîcoeur se réfère à Kant, notre père à tous, et pose la question de l’homme en fonction des trois questions : que puis-je savoir, que dois-je faire et que m’est-il permis d’espérer ? Soit, mais il y a là deux pôles : celui du sens épistémique et celui du sens vital ou praxique. Par exemple, l’affirmation de la liberté a-t-elle un sens ? Au point de vue épistémologique, certainement : c’est l’hypothèse selon laquelle l’état t+1 ne peut être déduit sans plus de l’état t, etc. ; il y a là un ensemble de significations physiques, psychologiques et logico-mathématiques (théorème de Goedel, etc.) qui confèrent un sens évident au problème, même s’il ne peut être encore résolu à la satisfaction de tous. Au point de vue de la praxis, c’est à dire de ce que l’homme doit faire et peut espérer, la liberté comporte bien entendu aussi un “ sens ”, qui engage même toute notre responsabilité. Mais ces deux sens ne sauraient se réduire l’un à l’autre : la déduction à partir du second ne permet pas de résoudre le problème épistémique et la déduction à partir du premier ne suffit nullement à assurer le second. C’est pourquoi, entre parenthèses, une “ sagesse ” est indispensable pour les coordonner, sans pour autant qu’elle permette d’atteindre une connaissance ni même une “ vérité ”. En bref, un “ sens ” et encore “ pour l’homme ” c’est toujours au moins deux sens, l’un cognitif et l’autre vital, et il me semble que l’on joue un peu trop sur les mots à vouloir les réunir en un concept unique de signification, si proches puissent-ils être en certains cas » (Piaget, J. 1968 p.293-294).
L’expression «le sens du sens» opère une concertation
polysémique maximale : 1 – par une intersection sémantique au niveau du signifiant –
le sens – renvoyant à plusieurs signifiés, pas seulement deux, mais au
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moins trois : signification, direction, sensation avec de grandes différences sur l’axe paradigmatique des oppositions.
2 – la répétition du même signifiant – le sens – ne fait qu’accentuer cette polysémie en multipliant les combinaisons possibles.
3 – Les relations d’interdépendances que pointe le «du» ne réduisent pas cette combinatoire, mais l’ouvrent encore du côté des relations possibles. Le «du» est un opérateur linguistique mixte – mi-article/mi-préposition - qui opère une partition, découpe une partie par rapport à un tout, en ouvrant des répartitions possibles :
- d’origine : le premier sens est l’origine du second : - d’extraction : c’est le second qui englobe le premier, qui en est
alors une partie «l’essence»; - de récursivité, de ré-entrée du premier dans le second qui
entraîne une clôture opérationnelle de la relation sur elle-même. Cette concentration polysémique maximale inter et même
transniveaux constitue un nœud gordien dont la découpe a ouvert de grandes aires de conquête intellectuelle. Découpes peu nombreuses d’ailleurs qu’un historique rapide peut ramener à 3 :
- la découpe antique : celle des 7 arts libéraux, des 7 voies du
savoir, qui se regroupent en deux : les arts de la parole (le trivium) la grammaire, la rhétorique, la dialectique ; les arts des nombres (quadrivium), arithmétique, géométrie, astronome, musique. En germe dans l’oeuvre de Platon (IV avant Jésus-Christ), cette nomenclature fut proposée par un rhéteur carthaginois du Vème siècle, Martianus, Capella, et institutionnalisée par l’Ecole du Palais de Charlemagne en 800.
- la découpe médiévale :L’invention de l’université au Moyen
Age ajoute à la Faculté des Arts qui regroupaient ces 7 arts, les Facultés de Théologie, du Droit et de Médecine. Cet ajout hiérarchise. Dans la société théocratique du Moyen Age, la reine des Sciences ne pouvait être que la théologie. C’est d’elle que peut venir en dernière instance le sens du sens.
- la découpe disciplinaire moderne : Au XIXe siècle pour
remettre de l’ordre dans les désorganisations apportées par les révolutions sociales et intellectuelles qui entre autres découronnent la théologie de son trône et bientôt la philosophie, une autre découpe du nœud gardien est proposée par A. Comte et adoptée ensuite très largement dans le monde occidental : la découpe positiviste et disciplinaire de hiérarchisation des sciences.
Cette classification hiérarchique des sciences est fondée sur le
critère suivant :
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- la dépendance des sciences entre elles selon le degré de simplicité et de généralité des phénomènes étudiés. Plus les phénomènes sont simples et généraux, moins ils dépendent des autres et donc plus autonome est la science qui s’occupe de ceux-ci. Simple néanmoins ne veut pas dire facile, mais homogène, de même nature. La mathématique est simple parce que les éléments de son langage sont monosémiques. Suivant ce critère, Comte distingue six sciences fondamentales au sommet desquelles règnent les mathématiques. Ensuite viennent l’astrologie, la physique, la chimie, la biologie, et enfin la physique sociale, la dernière née des sciences fondamentales.
Ce mouvement de hiérarchisation des sciences humaines
ordonnant les divisions apportées dépend directement de l’état des rapports sociaux. Dans la société théocratique du Moyen Age, la reine des sciences ne pouvait être que la théologie. Après les révolutions de la fin du XVIIIe siècle et début du XIXe siècle que la raison philosophique justifia sous les noms de liberté, égalité, fraternité, la hiérarchisation positiviste des sciences, en mettant les mathématiques au sommet, fut explicitement construite pour fonder l’organisation sociale sur une rationalité positive, c’est à dire, réelle, utile, certaine, précise, organisatrice. En 1822, Auguste Comte intitule la première présentation de ses travaux : “ Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société ”. Pour lui, cette réorganisation sociale ne pourra se faire que par une réorganisation intellectuelle qui fera accéder l’humanité à l’âge adulte scientifique, après l’âge théologique de l’enfance et l’âge métaphysique de l’adolescence.
Après ces découpes disciplinaires drastiques qui ont largement
prouvé l’efficacité redoutable de cette rationalité positive, n’est il pas anti-scientifique de reposer aussi globalement le problème du sens du sens ? Plus qu’un non-sens, n’est ce pas un contre sens ? N’est ce pas revenir à l’âge métaphysique de l’adolescence sinon à l’âge théologique de l’enfance.
3 - Pourquoi renouer avec lui : sens du sens du sens 3.1 - Clé de voûte de la nouvelle «Méthode» de Morin ? C’est alors que je me suis souvenu d’autres expressions
analogues titrant périodiquement depuis 20 ans les différents tomes d’une ambitieuse entreprise de construction d’un nouveau discours de «La méthode» par Edgar Morin, tome 1. «La nature de la nature» (1977) ; tome 2 «la vie de la vie», (1980), tome 3 «La connaissance de la connaissance», 1986. Mais me suis-je dit, le rusé Morin ne serait-il pas en train de nous faire travailler plus ou moins à notre insu, au dernier tome de ses œuvres, à la clef de voûte de la construction de son épistimo-méthodologie du complexe : «le sens du sens» ? A la fin de son
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premier tome sur la connaissance de la connaissance il en amorçait un suivant sur les possibilités d’une épistémologie complexe. Y sommes-nous ? Est-ce possible ?
Ces formules qui s’apparentent à des Koans auraient-elles
donc un pouvoir heuristique aussi puissant que caché ? Et ce pouvoir ne serait-il pas en grande partie celui de pouvoir nous faire reposer les problèmes globalement pour tenter de les traiter selon un autre cadre de pensée, selon une autre découpe que celle qui les a provoqués ? La découpe disciplinaire, par sa logique monodisciplinaire elle-même hyper-disciplinée, a entraîné des avancées séparées, voire opposées qui posent actuellement comme central le problème des liens, de ce qui se passe ou ne passe pas entre elles. Se découvre avec acuité et inquiétude que le tout n’est pas la somme des parties. Qu’une irrationalité d’ensemble sape à la base des hyperationalité locales et sectorielles.
En cette fin de siècle et de millénaire s’impose le redoutable
problème des doubles liaisons pour former un tout, une unité viable, vivable et vitale tant au niveau social global de l’humanité que de chaque humain et même élément en particulier. D’où émergent de nouvelles approches inter et même transdisciplinaire de type systémique pour tenter de développer de nouvelles méthodes et même une nouvelle épistémiologie pour appréhender de façon nouvelle cette complexité. Et le premier pas élémentaire pour la travailler est encore de la nommer d’une façon appropriée, d’une façon qui énonce le problème sans l’esquiver ni le refouler, ni le prédécouper. D’où le retour au nœud gordien reformulé comme boucle étrange, génératrice d’unités par inter-niveaux.
Tout se passe comme si l’humanité était actuellement en
recherche d’une nouvelle façon de traiter ce nœud gordien, peut-être même sans le couper, en le dénouant d’une façon moins tranchante, en le comprenant de l’intérieur, en épousent mieux ses hiérarchies enchevêtrées.
3.2 - Redondance du paradoxe de l'auto, entre panne de sens
des appareils et quête de sens des sujets
Est alors remontée la quatrième thèse d'un de mes vieux maîtres,
Yves Barel, explorateur avancé du paradoxe de l'auto qu'il a vécu à vif,
existentiellement et intellectuellement. Ancien marxiste, il a subi de plein
fouet ce qu'il appelle la panne des grands appareils politiques à fournir le
sens. Panne qui l'a renvoyé à lui-même pour une quête de sens
professionnel mais aussi personnelle. Il a donc exploré par anticipation à la
fois de façon très autonome et très informée le tragique d'une recherche du
sens du sens entre deux vides, le vide social externe et le vide personnel
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interne. Il a questionné l'histoire à l'aide d'une question relativement précise
:
«Comment et pourquoi des façons humaines de penser parviennent-elles,
pendant un temps, à assumer correctement leur tâche qui est de donner du sens à
l'action et à l'existence ? Et comment et pourquoi les mêmes façons de penser
perdent-elles cette efficacité à certains moments, et se creusent-elles d'un vide à la
fois inquiétant et lourd d'une potentiallité créatrice plus soupçonnée que vécue ? »
(Barel Y. 1987, p.9)
Il a consacré à cette question quatre livres essentiels aux titres
évocateurs : La marginalité sociale (1982), La société du vide (1984), La quête du
sens. Comment l'esprit vient à la cité (1987) et Le héros et le politique. Le sens
d'avant le sens. (1989). Mais c'est dans un de ses premiers livres plus
épistémologiques, Le paradoxe et le système. Essai sur le fantastique social qu'il
pose les bases de son approche systémique paradoxale en cinq thèses.
La première situe le paradoxe de l'auto comme constitutive du
système vivant. La seconde pose que c'est à l'état naissant de ce système, à
son émergence que ce paradoxe peut le mieux être approché. Insoluble
logiquement mais traitable chronololgiquement constitue la troisième. enfin
la quatrième et avant-dernière porte sur la redondance principielle entre le
système et ses parties, et entre les parties elles-mêmes dans la formation
d'un système autonome.
«La superposition et la redondance ouvrent un champ immense
d'interrogations : elles n'ont pas seulement pour fonction et pour sens
d'accompagner l'analyse du paradoxe fondamental (celui de l'auto), dont elles sont à
la fois la base et la compétence. Elles apparaissent aussi sous des formes
spécifiques dont l'articulation avec le paradoxe fondamental se fait plus lâche :
ambivalence, ambiguïté, polysémie, multifonctionnalité, incognitivité planifiée des
phénomènes, sont quelques-unes de ces formes et chacune d'elles peut être
l'occasion de se poser des questions inhabituelles sur les conduites d'un système
social.» (Barel, Y. 1979, p.48)
Ces formes de questions inhabituelles n'intéressent peut-être pas
seulement les conduites d'un système social. Dans ces années soixante-dix
où a émergé ce que l'on peut appeler maintenent une science de l'autonomie,
est né sur ce continent sud-américain un nouveau mot qui a permis de
prendre en compte et à part entière les conduites spécifiques des systèmes
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vivants, qu'ils soient biologiques, humains ou sociaux. C'est le mot
«autopoiésis» que les biologistes chiliens Humberto Maturana et Francisco
Varela ont forgé au début des années soixante-dix à l'Université du Chili.
3.3 - Organisation circulaire et système autopoiétique
Il est éclairant de relire les raisons de la création de ce néologisme
dans l'introduction qu'écrit Maturana presque dix ans après dans leur livre :
Autopoiésis and cognition. The realization of the living. (1980). Ce mot est né
d'une discussion entre Maturana et Varela pour poser en termes plus formels
l'organisation circulaire qui caractérise les systèmes vivants comme unité.
«Nous n'étions pas satisfaits de l'expression "organisation circulaire" et
nous voulions un mot qui signifie par lui-même le trait central de l'organisation du
vivant qui est l'autonomie. C'est dans ces circonstance qu'un jour discutant avec un
ami de son essai sur Don Quichotte de la Mancha dans lequel il avait analysé le
dilemne de Don Quichotte pris entre suivre la carrière des armes (de la praxis, de
l'action) ou celle des lettres (de la poièsis, création, production), je compris pour la
première fois le pouvoir du mot poiésis et inventai le mot dont nous avions besoin.
C'était un mot sans histoire, un mot qui directement pouvait signifier ce qui se passe
dans la dynamique d'autonomisation propre aux systèmes vivants. Curieuse;ent,
mais non surprenant, l'invention de ce mot fut d'une grande efficacité. Elle simplifia
énormément la tâche de parler de l'organisation du vivant sans tomber dans les
pièges toujours tendus de ne pouvoir dire du nouveau parce que le langage ne le
permet pas. Nous ne pouvons lui échapper étant immergés dans une tradition, mais
avec un langage adéquat, nous pouvons nous orienter différemment, et peut-être, de
la nouvelle perspective générer une nouvelle tradition.» (Maturana, Varela, 1980, p.
XVII)
C'est ce qui s'est passé dans différentes cultures. Varela l'introduit
par exemple frontalement dans la culture francophone. John Mingers (1995)
en fait un excellent inventaire transdisciplinaire pour la culture anglophone.
La présence de Maturana à cette rencontre est un indicateur de son
importance dans la culture latino-américaine. Moi-même, j'ai utilisé ce terme
d'autopoiésis pour éclairer mes travaux sur l'approche des histoires de vie.
Je définis celles-ci comme pratiques autopoiétiques de recherche et
construction de sens à partir de faits temporels personnels (Pineau G. et Le
Grand J.L. 1996 pp.3-4).
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Aussi me semble-t-il très heuristique de situer cette forme
d'expression circulaire «le sens du sens» dans cette dynamique des systèmes
autopoétiques qui produisent leur unité en se différenciant eux-mêmes de
leur environnement. Pour le moment, nous ne préciserons pas plus le type
de système. Mais en formateurs d'adultes nous entrerons implicitement par
la formation des systèmes humains, intermédiaires entre les systèmes
biologiques et sociaux. Intermédiaire veut dire «médiation entre», médiation
distincte mais reliée et reliante. La force paradoxale de l'expression du sens
du sens qui connote du cognitif mais aussi du sensible et du communicatif,
est sans doute de référer à ces différents niveaux en créant une unité.
Étrange, étrange boucle, boucle étrange. Dernier concept qu'il nous
semble important d'introduire dans cette dernière partie pour approcher la
complexité du travail du sens du sens dans l'autoformation des systèmes
humains, nous-même y compris.
3.4 - Boucle de boucles au cœur de la conscientisation
Dans cette émergence des recherches autopoiétiques, le concept de
boucle étrange apparaît aussi à la fin des années soixante-dix dans le livre
de Douglas Hofstadter sur «Gödel, Esher, Bach. Les brins d'une guirlande
éternelle ». Il intitule le dernier chapitre «Boucles étranges ou hiérarchies
enchevêtrées ». L'auteur pose les boucles étranges au cœur de la conscience.
«Je suis convaincu que les explications des phénomènes émergents de nos
cerveaux, comme les idées, les espoirs, les images, les analogies, et pour finir la
conscience et le libre arbitre, reposent sur une sorte de boucle étrange, une
interaction entre les niveaux dans laquelle le niveau supérieur redescend vers le
niveau inférieur et l'influence tout en étant lui-même en même temps déterminé par le
niveau inférieur. Il y aurait donc autrement dit une résonance autorenforçante entre
différents niveaux... Le moi naît dès lors qu'il a le pouvoir de se refléter.»
(Hofstadter, 1985, p.799)
Par un de ces signifiés même, la signification, le sens du sens
s'inscrit au cœur même de la conscience. Et l'on peut dire que le moi naît dès
lors qu'il a le pouvoir de s'approprier ce travail, de lui donner une forme et
une norme propre, personnelle, singulière. Mais ce travail se situe-t-il
seulement au cœur de la conscience ? N'a-t-il rien à voir avec l'inconscience?
Qu'est-ce que la conscience ? Rationalité ? Sensibilité ? Enactivité ? Ou tout
simplement science avec ? Co-naissance ?
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La culture brésilienne avec Paolo Freire a un grand explorateur
moderne de la conscientisation. Ce mouvement ne peut être étranger à cette
recherche sur le sens du sens que nous permettent aujourd'hui les
promoteurs de l'école du futur. Entre la conscientisitation et le travail du
sens du sens existent certainement des liens et des boucles à nouer qui ne
sont peut-être ni étranges ni étrangères. Les deux mouvements poussent
aux frontières du cognitif, du sensible et de la conduite de l'action, de ses
orientations, de ses directions.
En effet, loin de trancher comme Piaget seulement entre deux sens,
il nous semble important pour pénétrer la complexité de la formule d'en
rajouter même un troisième selon les signifiés les plus obvis que l'on
retrouve au moins dans les trois langues de travail ici présentes :
signification, direction, sensation. La répétition de la dynamique complexe de
la formule au niveau de chacun des sens permet de détendre la complexité de
la formule initiale en trois boucles qui constituent autant d'entrées
possibles dans une matrice de sens qui peut être plus ou moins riche et
génératrice selon les cloisonnements. Ainsi le sens du sens peut être vu
comme une boucle de boucle au cœur de l'autoformation des systèmes
autopoiétiques, donc de nous-mêmes.
Cette implication de nous-mêmes dans le problème et son
traitement est une des boucles de la complexité à prendre en compte. Elle
construit une complexité spécifique qui a été nommée implexité (Le Grand
J.L., 1998). L'implexité est une complexité implicante ou une implication
complexe ou objet et sujet, observé et observateur sont liés.
Détendre, déplier cette implexité sans la rompre pour créer un
espace de traitement est un des défis méthodologique de l'approche
transdisciplinaire. C'est à quoi va servir cette matrice du sens du sens. Nous
allons l'utiliser pour déplier cette implexité et en faire une carte
d'exploration.
II - Une matrice d'exploration
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Cette matrice a donc été construite en croisant les trois sens du
mot sens. Le premier qui vient à nos esprits conditionnés d'intellectuels est
celui principalement cognitif de signification. Le second est celui de
sensation quand on reste encore sensible à ses sens traditionnellement
réduits aux cinq plus visibles et localisés : la vue, l'ouie, l'odorat, le goût et
le toucher. Enfin le troisième est celui de la direction des mouvements : il
paraît tellement élémentaire à nos esprits subtils qu'on hésite à l'inclure
comme composante essentielle du sens du sens. Nous pensons qu'il découle
déductivement du premier ou qu'il remonte automatiquement du second.
Nous verrons cependant que sa prise en compte frontale moderne est une
grande conquête pour la quête de sens. Étymologiquement d'ailleurs, Jünger
indique que sens est un vieux mot pour «chemin et voie». «Un mouvement
circulaire se fait dans le sens des aiguilles d'une montre ou en sens inverse.»
(Jünger E. 1995, p.18).
Nous avons vu que la concentration de ces trois signifiés dans le
même signifiant sens, est la source d'une grande polysémie qu'augmente sa
répétition, génitrice de possibilités de croisements multiples. Et nous avons
mentionné aussi rapidement comment la recherche intellectuelle collective
s'est socialement organisée par des découpes périodiques de cette polysémie:
la découpe antique des sept arts du savoirs, la découpe universitaire du
Moyen-Âge et la découpe disciplinaire moderne. Et nous avons interprêté ce
retour frontal au nœud gordien du sens du sens comme un indicateur d'une
limite ou d'une panne de ces découpes à répondre aux nouvelles quêtes de
sens d'unités vivantes impliquées dans le traitement singulier de nouvelles
complexités.
Heureusement, le retour de ce nœud gordien n'est pas isolé et nous
avons pu l'inscrire dans un mouvement collectif de construction de nouvelles
approches de la complexité et de l'autonomisation des systèmes vivants. Une
des grandes caractéristiques que développent - de gré ou de force - ces
nouvelles approches pour pallier aux limites héritées est d'êtres plus
systémitiques qu'analytiques, d'être aussi attentives aux liens qu'aux
séparations, de s'intéresser autant aus conjonctions qu'aux disjonctions. Le
préambule et les quinze articles de la charte de la transdisciplinarité
élaborée voilà à peine cinq ans par les principaux porteurs de ce mouvement
collectif (Nicolescu, 1996) explicite de façon audacieuse et rigoureuse les
principaux acquis de ce mouvement. L'article 4 présente à partir des deux
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acceptions du préfixe trans - à travers et au-delà - la clé de voûte de la
transdisciplinarité. Elle ne nie pas les disciplines et encore moins la
discipline, mais ne s'y enferme pas. L'approche, la vision transdisciplinaire,
est résolument ouverte, multiréférentielle et multidimensionnelle.
C'est dans cette dynamique d'à travers et au-delà, que nous
proposons comme carte à grande échelle cette matrice d'exploration du sens
du sens. Elle présente de façon plus détaillée les grandes entrées selon
lesquelles la polysémie a été et est encore traitée. Dans une approche à
orientation réductrice à du monodisciplinaire cette variété est une tare
indicatrice seulement de l'irrationalité de la formule. Dans une approche
transdisciplinaire au contraire cette variété est une richesse à investir de
façon autonome pour construire son sens du sens et ainsi se construire.
Soi-même, l'ipséité dit Ricœur est «celle d'un soi instruit par les
œuvres de la culture qu'il s'est appliqué à lui-même» (Ricœur, 1985, p.356).
Toujours influencé par ma profession de formateur, c'est dans cette
perspective d'aide à la construction de soi-même que je présente cette carte
pour aider chacun à identifier son entrée privilégiée et son trajet
d'exploration, sans réduire la carte à son trajet et sans oublier que la carte
n'est pas le territoire.
1 - La signification de la signification
Comme nous sommes des intellectuels attirés rapidement, trop
rapidement, vers les hauteurs de l'intellect et les dimensions les plus
subtiles et invisibles du sens, nous commencerons notre exploration par
celle de la signification de la signification. Étymologiquement ce croisement
se centre sur le signe comme support de sens ou mieux médiation du sens.
Le sens n'est jamais immédiat, immanent, il est médiatisé par quelque chose
qui est signe de lui. Mais seulement signe, à signifier, décoder, déchiffrer,
lire, interprêter. Qui ou quoi fait signe de quoi, de qui, pour qui, pourquoi,
pour quoi ?
Dans cette entrée le croisement se fait dans le coin supérieur droit
de la matrice au plus haut et au plus loin. Avant et pour ce croisement
supérieur il faudrait logiquement passer par la sensation et la direction. Ces
passages - signification de la sensation et de la direction - paraissent à
beaucoup pour le moins seconds sinon inopportuns voire incompatibles avec
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l'abstraction réflexive qu'implique la recherche de la signification à ouverture
métaphysique rapide. Mettre les sensations et les préoccupations
d'orientation de l'action entre parenthèses pour accéder à la réflexion pure
est présenté même comme condition méthodologique majeure.
Historiquement une sorte d'épuration des signes semble
accompagner l'évolution de la recherche par cette entrée. D'abord ce sont les
éléments physiques qui ont été isolés comme signes de sens : les astres, les
quatre éléments traditionnels. Les discours sur ces signes ont multiplié les
signes linguistiques travaillés ensuite en signes logiques. Ce mouvement
d'épuration allant jusqu'à l'exploration d'un logos transcendant.
Se rappeler rapidement l'intitulé de quelques grandes perçées
historiques qui jalonnent les recherches du sens du sens par cette entrée
principalement cognitive n'est ni superflu ni anachronique. En effet elles
offrent des jalons d'intuitions et de pistes toujours valables et plus
précieuses dans leurs avancées qu'un langage parfois daté ne peut le laisser
penser en premier abord. Passer à travers ce langage pour le dépasser et voir
ce qu'il signifie au-delà est une attitude transdisciplinaire importante pour
casser les murs de représentation cloisonnée. Pour ce rappel, nous nous
aiderons des grandes découpes historiques du nœud gordien déjà mentionné.
Ce rappel, bien sûr, ne peut être exhaustif. Il remplit surtout une fonction
d'aide mémoire.
Les premières découpes antiques d'une appropriation par la
rationalité humaine de la recherche du sens du sens se sont faites sur fond
mythique et religieux réservant cette opération à des êtres supérieurs aux
humains : les dieux. À la limite, tout ce qui échappait à la compréhensiono
humaine était et est encore signe de la divinité, signe de sa toute puissance
de sens. C'est semble-t-il par l'accroche aux éléments physiques les plus
stables (astres, éléments - air, terre, eau, feu) comme signes potentiels de
sens à actualiser que l'homme a commencé sa conquête rationnelle
cognitive. Paradoxalement, c'est ce qui est le plus loin ou le plus différent de
l'homme qui a fourni les premiers supports d'une prise de parole humaine
cherchant à s'approprier la recherche du sens du sens. Que signifie la
régularité des astres, en elle-même et pour l'orientation de la conduite
humaine ? De quels sens cachés et les dépassant sont porteurs les
éléments les plus élémentaires qui mettent en forme la vie, la nourrissent et
17
l'animent? Les premières constructions philosophiques des présocratiques
posent les jalons trop méconnus d'une écologie moderne (Pineau G. et al.
1991). Le grand mythe de la caverne de Platon construit un modèle cognitif
hyper puissant, systémique, dialectique et symbolique. Il structure encore
profondément et souvent à son insu la culture occidentale.
Ces premières formalisations ont produit leurs propres signes
linguistiques qui les ont si autonomisées de leurs supports physiques qu'ils
ont constitué des corpus en soi travaillés par les découpes des arts de la
parole et des nombres. La richesse de ces signes linguistiques est telle qu'ils
peuvent laisser croire qu'ils sont eux seuls sources du sens du sens.
Présent en germe chez Platon pour qui les idées seraient une forme
intelligible transcendante, le nominalisme fait rage du XIe au XVIIe siècle
avec la querelle des universaux. Cette querelle n'est pas éteinte et possède
ses formes modernes avec le développement des logiques formelles
(Panaccio, Cl., 1991, p. 566-573). Elle n'est pas étrangère à la nouvelle
découpe médiévale de l'Université rajoutant trois facultés : la théologie, le
droit, la médecine. Au moins deux sont des arts de la Parole et d'une parole
sensée exprimer le sens du sens de façon transcendantale, universelle et
normalisante. C'est le temps des grandes constructions théologiques
surplombantes dont la Somme de Saint Thomas (1266-1273) représente un
exemple paradigmatique.
Le décadrage disciplinaire moderne de cette façon théologique de
traiter du sens du sens s'est longuement préparé par la double révolution
copernicienne de la référence aux choses et à la raison pour fonder la
recherche de façon nouvelle, empirique et rationnelle. Dans cette entrée
cognitive à dominante plus réflexive qu'empirique, le fameux «Je pense donc je
suis »de Descartes (Les Méditations métaphysiques, 1647) ouvre la voie à la
construction des grands systèmes philosophiques des XVIIIe et XIXe siècles
pour formaliser abstraitement les méthodes optimales d'accès à l'essentiel
du sens du sens.
En boucle réflexive sur la méthodologie de construction de ces
systèmes, naissent les disciplines modernes traitant directement des
meilleurs moyens possibles pour traiter le sens. L'herméneutique comme
science de l'interprétation du sens des textes naît au XVIIIe siècle. La
logique moderne, au XIXe siècle, d'abord sous le nom de logistique, puis de
18
logique mathématique (Chauvineau, J., 1966). Le début du XXe siècle est
particulièrement fécond, puisqu'il voit naître l'épistémologie, la sémiologie et
la sémantique, selon que la théorie du sens s'appuie plus ou moins sur la
réalité du signe.
«La sémiologie est née une première fois avec Pierce aux États-Unis, une
seconde fois avec Ferdinand de Saussure en Europe. Après quoi c'est une idée
assez bien reçue qu'on peut dessiner deux profils de développement, séparés pour
l'essentiel : de Saussure à Hjelmlsev jusqu'à la sémiotique structurale d'une part; de
Pierce à Morris jusqu'à la sémantique véri-conditionnelle, d'autre part » (Jacques F.
1991, p. 493).
L'énoncé de ces dernières pistes de développement, au plus proche
du travail du sens cognitif et du signe comme médiateur de sens, montre la
complexité des recherches portant sur la signification de la signification.
Impossible donc d'attendre un hypothétique achèvement pour en transférer
déductivement les résultats sur les deux autres dimensions du sens comme
implicitement on peut en avoir le secret espoir : trouver la signification des
directions prises ou à prendre ainsi que celles des sensations éprouvées.
Des retombées éclairantes peuvent arriver et arrivent. Des conceptions
plutôt que d'autres peuvent présenter des clés ouvrant plus de portes. Par
exemple personnellement la conception triadique du signe de Pierce - le
triangulant en objet/représentamem et interprêtant - me fournit un outil
puissant pour diriger l'interprétation de mes sensations. Elle m'aide à passer
de leur immédiateté à leur médiation possible en rejoignant leur dynamique
sous-jacente.
Mais il est évident que tout le sens ne découle pas d'une
conscience parfaitement claire cognitivement. Il remonte aussi des sens, de
leur écoute, de l'ouverture sensible à la sensation de la sensation.
2 - La sensation de la sensation
C'est l'entrée de base, par la connexion vitale immédiate d'une
unité vivante avec les sources de son environnement vital. Connexion
insconsciente d'ordre réflexe animal, voire végétal. Les végétaux ont des
sensibilités à l'environnement qui leur donne la direction de leurs
mouvements. Ce sont les tropismes. De même, deux grandes disciplines
modernes sont nées de l'exploration des sources de direction et de
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signification provoquées par l'empreinte insconsciente des premiers contacts
corporels avec l'environnement. La psychanalyse, avec la découverte des
premiers stades de développements liée à l'éveil sensible des zones érogènes
par les premiers contacts avec la mère. Ces zones tournent en fait autour
des orifices d'entrée et sortie vitales. La psychologie génétique de Piaget
enracine l'acquisition des opérations cognitives formelles dans les gestes
sensori-moteurs de l'enfance.
Même si cette entrée par la dimension sensible du sens connaît
une sorte d'explosion moderne, il ne faut pas oublier qu'elle a été empruntée
comme entrée privilégiée dès les premières découpes antiques. Un de ses
premiers explorateurs, Épicure, privilégie ce qu'il appelle la voie de la chair
comme source du sens orientant la direction et la signification de la vie.
L'épicurisme ne semble pas une entrée en voie de désaffection. De même
Aristote a ouvert la route au réalisme par une maxime restée célèbre : «Nihil
est in intellectu quod non fuerit prius in sensu ».
La première typologie traditionnelle de l'entrée par les cinq sens
demeure toujours présente et agissante avec une hiérarchie des sens qui se
transfère dans le vocabulaire des opérations cognitives : je vois, j'entends, je
comprends, je touche. Au début des découpes modernes, Descartes
introduisait encore sa Dioptrie de 1637 par un appel à la vue comme étant le
premier sens de référence, parce que le plus universel et le plus noble.
«Toute la conduite de notre vie dépend de nos sens entre lesquels celui
de la vue étant le plus universel et le plus noble, il n'y a point de doute que les
inventions qui servent à augmenter sa puissance ne soient les plus utiles qui
puissent être.» (cité par Havelange C., 1998 p.326).
Après les longues jachères que les découpes médiévales semblent
avoir provoquées, l'époque moderne connaît une prolifération d'explorations
par cette entrée. L'empirisme de Locke (1632-1704) et Hume (1711-1776)
fonde la recherche du sens du sens par l'expérimentation active. Les
courants existentiels se forgent à partir du XVIIIe siècle pour prendre en
compte l'évolution d'un devenir humain spécifique qui fait sortir d'une
onthologie atemporelle. La piste énergétique érotique comme source
principale de sens du sens ouverte par la psychanalyse sera et est encore
activement prolongée entre autres par l'École de la révolution sexuelle de Reich
(1945), une des plus radicales du genre. Mais à côté de ces explorations
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paroxystiques de l'orientation et de la signification de cette pulsion de vie, il
ne faut pas oublier celle plus pathétique qui s'attache à construire du sens
avec les diverses manifestations agressantes de la pulsion de mort. La
logothéraphie de Viktor Frankl repose sur le besoin primordial de donner un
sens à sa vie, avec ce qui semble un non-sens, un contre-sens ou un vide
néantisant : la souffrance et la mort.
Un nouvel esprit anthropologique explore cette zone préconsciente
de l'imaginaire et des gestes. Dans son dernier livre, Quête de sens et
formation. Anthropologie du blason et de l'autoformation (1997), Pascal Galvani,
jeune chercheur/formateur, en donne une présentation théorique et
méthodologique articulant le trajet anthropologique de Gilbert Durand à
l'approche bio-cognitive de Varela et de Maturana.
Ces quelques références ne peuvent être exhaustives, mais elles
nous semblent suffisantes pour indiquer l'importance de cette entrée par le
sensible, une raison sensible se construit (Maffessoli) avec la redécouverte
de ce que signifie étymologiquement l'esthétique : sensibilité.
Cette entrée incorpore la recherche dans le corps du sujet, mobilise
tous ses sens et ouvre à l'autoréférence, comme mode d'exploration et de
validation. L'extension de ces données sensibles subjectives à la direction
des mouvements personnels et à la signification de ses comportements
d'acteur se fait relativement facilement. Mais cette extension reste
prisonnière d'une induction particulière rasante, limitée au ras du sol, tant
qu'une connection avec un patrimoine culturel de signes formels n'est pas
opérée. Opération difficile, car il s'agit de la conquête de la dimension
verticale de la matrice. Une troisième entrée peut faciliter cette conquête de
la verticalité, car elle offre une marche intermédiaire transversale, c'est celle
de la direction de la direction.
3 - La direction de la direction
Si les deux premières entrées peuvent se caractétriser
principalement par la mobilisation réflexive du et sur le logos pour la
première et la sensibilisation plus fine à l'énergétique du bios pour la
seconde, il n'est pas facile de résumer aussi succinctement la troisième,
l'entrée par la direction de la direction. Cette entrée semble moins
empruntée historiquement, plus dérobée culturellement. Elle est
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intermédiaire et paraît sans doute moins sûre, plus contingente, plus
changeante, car c'est celle de l'action et de ses orientations.
Le problème de l'évolution de n'est imposé globalement qu'à partir
du XIXe siècle. La question du devenir et de sa direction a donc été occultée
par celle de l'être de sa signification ontologique comme «étant», a-temporelle.
Une société stable et ordonnée ferme la porte d'entrée à la question de la
direction de la direction. Cette direction d'un devenir quand il y en a un
paraît obligatoire, découle de l'ordre antérieur à reproduire. Il faut une crise
de la reproduction pour que la question s'impose. Une crise de direction pose
la question du sens du sens au niveau du pouvoir d'agir individuellement ou
socialement, au niveau de l'appropriation ou désappropriation du pouvoir
d'infléchir l'orientation de l'action et ainsi la direction du devenir.
La direction de la direction est une porte d'entrée de politique et de
stratégie d'action dans la matrice du sens du sens. Porte polémique,
pratique, pragmatique, qui impose de mettre la main à la pâte, de s'impliquer,
s'engager, décider. Opération peu valorisée par les intellectuels et les
artistes du sens. Et cependant opération autopoiétique, sociale et
individuelle, essentielle.
Barel construit son livre sur la quête de sens ou comment l'esprit
vient à la cité en analysant la naissance de la démocratie à Athènes. La
démocratie, c'est le pouvoir de déterminer collectivement la direction de sa
direction, la direction de son devenir. L'entrée moderne par cette porte de
quête et conquête du pouvoir d'orienter l'action, de lui donner une direction,
s'est faite par les grandes œuvres d'exploration de l'action politique des
XVIIe et XVIIIe siècles. Machiavel avec Le Prince (1513) amorce le genre à la
Renaissance. Hobbes le prolonge avec Le Léviathan (1651). Les
Encyclopédistes du siècle des Lumières théorisent les principes qui
appuiront les grandes révolutions politiques des XVIIIe et XIXe siècles. Le
XXe siècle est tendu entre les grandes œuvres libérales et marxistes qui
donnent cependant des signes d'essoufflement, sources de nouvelles
recherches.
Ces nouvelles recherches viseraient une extension de cette quête
et conquête au niveau de l'appropriation individuelle du pouvoir de diriger ses
actions personnelles pour piloter son devenir. Michel Foucauld parle de bio-
pouvoirs dont la conquête ouvrirait une nouvelle ère de modernité biologique.
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Même si cette lutte peut favoriser une autonomisation personnelle, elle
serait d'abord provoquée par une crise stucturelle profonde de la société
rendant caduques les modèles hérités de direction. De nouvelles éthiques
d'action se construisent pragmatiquement. Comme indicateurs importants de
cette construction peut être mentionnée la pragmatique universelle de l'agir
communicationnel d'Habermas.
Cette voie pragmatique qui explore la direction de la direction de
l'action est doublement centrale. D'une part, pour canaliser les sensations et
les significations dans une direction désirée et même décidée
volontairement. D'autre part, transversalement, pour articuler les deux
autres boucles : éclairer du vécu par des concepts, mais aussi mieux saisir la
signification des concepts en les incarnant et les réalisant. Comme terme
emblème de cette boucle, nous proposons cyber, pointant l'art de gouverner
les communications.
Comme mentionnée en introduction, cette entrée par l'action -
interaction et transactions - est ma porte d'entrée professionnelle dans les
problèmes de sens avec les adultes avec qui je travaille. Porte pratique et
pragmatique que les problèmes modernes ouvrent grandement, mais aussi
brutalement. La modernité provoque une poussée massive de personnes
désorientées, marginalisées, en processus plus ou moins avancé d'exclusion
sociale. Mouvement que doit prendre en compte l'éducation et la formation si
elles ne veulent pas encore être en retard d'une révolution.
Moderniser sans exclure est le défi mondial actuel. Réduire au
silence est un moyen majeur d'exclusion et d'élimination. De même en
contrepoint, ouvrir des espaces de prise de parole est un moyen majeur de
conscientisation, de formation et d'autonomisation. Dans le modeste prolon-
gement des intuitions de base des promoteurs de la conscientisation, c'est
l'objectif qu'essaie de poursuivre l'approche pragmatique des histoires de vie.
4 - Le sens comme mouvement émergent de mise
ensemble
Que devient le sens du sens dans ces boucles infinies ? La brève
exploration de ces trois principales boucles constituant sa matrice ne le
dilue-t-elle pas tellement qu'il est insaisissable ? Le desserrement relatif de
ces boucles ne nous emmêle-t-il pas plus ? Pour reprendre le sens, il faut
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maintenant se déprendre de ses dépliements, aller au-delà d'eux, pour saisir
le mouvement qui les mets ensemble, en sens.
Pour approcher l'essence du sens à la fin de son quatrième tome,
Edgar Morin fait deux propositions :
- le sens est l'émergence d'une relation qui unit des éléments
autrement séparés. «Tout se trouve inclus dans le sens, mais celui-ci est une
émergence de ce tout» (p.169).
- le sens est hologrammatique, c'est-à-dire que l'émergence de ce
tout contribue à donner sens aux parties comme elles donnent sens au tout.
Chacune des entrées proposées au sens du sens ne prend sens que
reliée à l'ensemble de la matrice : aller au-delà d'elles-mêmes. Comme celle-
ci ne donne sens que par chacune de ses parties : passer à travers.
Pour éclairer ces considérations abstraites d'une image très
concrète, voire triviale, je propose pour terminer la situation par laquelle
Ernst Jünger commence son livre Sens et signification :
«Resté seul quelques temps, tout seul dans une maison où l'on habitait
avec d'autres, on va encore mettre la targette lorsqu'on se rend à la salle de bain.
L'acte a toujours une signification, mais n'a plus de sens» (Jünger, 1995, p.5)
Un acte n'a de sens que relié à son contexte d'ensemble, sinon, il
s'effrite en significations, directions et sensations éclatées et dispersées.
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Conclusion : entre auto et trans
Le sens du sens se présente d'abord comme une formule étrange et
incongrue qui fait sourire ou qui agace. Elle ne laisse donc pas insensible.
Ces premières réactions émotives peuvent être prises comme indicatrices
d'un potentiel de sens extrêmement ramassé qui met en éveil, en alerte,
amorce un mouvement réflexif. Mais dans quelle direction ? Le mouvement
amorcé par l'expression est un mouvement circulaire tourbillonnant quasi
infini. Il lance dans un cercle qui a toutes les caractéristriques d'un vice
logique : la polysémie du terme est renforcée par sa répétition et par une
particule qui démultiplie les relations d'interdépendance, ouvrant
pratiquement à tous les sens possibles, y compris les non-sens et
contresens. Aussi d'un point de vue d'une logique obéissant aux règles
d'identité, de non-contradiction et de tiers exclus, la formule n'a-t-elle aucun
bon sens. Elle indique seulement un cercle vicieux, un nœud gordien
impossible à dénouer.
La seule solution est de s'en détourner ou au contraire s'armer d'un
instrument dur et coupant pour le trancher brutalement. Opérations
analytiques violentes qui ponctuent et ouvrent périodiquement les grandes
conquêtes humaines de sens, sous l'autorité de grands Alexandre. Chacun
des membres de la troupe ensuite, de gré ou de force, opère d'autres
découpes à la mesure de ses possibles pour occuper sa place avec un
minimum de sens. Un minimum - parce que la question du maximum, celle
du sens du sens, ne se pose même plus. Celle-ci a été réglée violemment,
supprimée, invalidée, et même ridiculisée par l'invention et l'intervention
audacieuses et inattendues d'une force et d'une forme de réglement qui
élimine cette question originaire en imposant ses formes et forces de
traitement. Le retour à la question globale paraît alors incongru, inconscient,
irrationnel ou subversif.
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Mais nous avons vu aussi que périodiquement les formes et forces
de traitement s'épuisent, entraînant le retour de la question. Ceci semble
être le cas en cette période de fin de millénaire. La formule a été reliée à
l'émergence de formules similaires au cœur de l'émergence d'une nouvelle
façon de traiter le nœud gordien pour comprendre de l'intérieur la formation
des entités vivantes, et même leur autoformation, la formation d'elles par
elles-mêmes.
Et si nous faisions partie du nœud gordien ? Et si en le tranchant,
c'était nous que nous tranchions ? Mutilant gravement nos pouvoirs de
compréhension des systèmes vivants. En les découpant, en nous découpant
en morceaux homogènes, nous les tuons et nous nous tuons comme
systèmes vivants. Plus de sensations, plus de mouvements, plus de signes
de vie, plus de paroles même. Faire taire un système vivant c'est le tuer
comme système autopoiétique.
Alors, pas le choix, pour comprendre les systèmes autopoiétiquesm
il faut oser se réattaquer au nœud gordien et oser s'attaquer à une nouvelle
façon de le comprendre, de se comprendre, de le et se prendre avec soi. Avec
plus de sensibilité, de tact, de finesse, de souplesse, pour reconnaître la
nature du nœud, la composition des liens, la direction de leurs mouvements,
la signification des boucles. Et si le nœud gordien du sens du sens se
révélait être au contraire une guirlande éternelle selon la belle analogie
d'Hofstadter ? Les brins s'élargissent en rubans, les boucles en anneaux et
en spirales déployant en volutes complexes leurs faces interne et externe. Le
nœud se détend en rubans de Moëbius. Il délimite des intérieurs qui
deviennent extérieurs et vice-versa.
Alors au lieu de le couper, ne faudrait-il pas mieux essayer de
l'épouser, de nouer une nouvelle alliance avec elle, pour en faire un espace
de vie, de travail, d'exploration et de construction de sens. Identifier les
brins et les boucles qui nous relient à nous-même, aux autres et au cosmos
? Jouer de l'auto et du trans ?
Pour traiter le sens du sens, chaque période historique est aux
prises avec les deux sources interne et externe du sens. La façon dont elle
opte construit un mode à dominante autoréférentielle ou trancendante. Le
défi de nôtre période à tendance autoréférentielle est de s'approprier la
transcendance pour en faire une force d'auto-dépassement.
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