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Université Paris VIII – Vincennes/Saint-Denis UFR Arts, philosophie et esthétique Département de Philosophie Master de recherche « Philosophie et critiques contemporaines de la de la culture » directrice de recherche : Antonia Birnbaum
A travers l´image
Une enquête sur la « portée réelle de la photographie »
avec Walter Benjamin
Stefanie Baumann N° d´étudiant 198454
2
« Il fallait que nous soyons capables, en somme,
d´un « partners in crime » philosophique »
Guy Lardreau
3
Plan
I. Avertissement……………………………………………………...….p. 4
I.bis Préambule……….………………………………………………....p. 7
Maintenant/autrefois… …………………………………………….…….p. 11
Injonctions……...……………………………………………………..…...p. 13
Indices ………..……………………………………………………...…….p. 14
Retracer…………………………………...…………………………..……p..15
Inventorier……………………………………………………………..…..p. 19
II. Investigation du lieu de crime : retracer/inventorier……...….…p. 22
Le crime et son lieu……….……………………………..………p. 23
Où est le crime ?……………………………………………………….p. 23
Le lieu et son crime……………………………………………………p. 27
Récits policiers..……………………………………………………….p. 31
Indices…………………………………………………….…………….p. 34
La photographie et l´ indice….….…………………………………..p. 39
Du « partners in crime »……….……………………………….……p. 43
Connaissances et inventaires……….………………..…….….….p. 47
L´inconscient optique…………………………………………….….p. 48
Inventaires…………………………………………………….….…..p. 55
Mémoire et photographie………………….…………………..……p. 60
4
III. Objectifs et tribunaux...…………………………………………..p. 63
Objectifs / cadres…………………………………………………......p. 64
Atget………………………………………...………………………….p. 64
Petites histoires de la photographie…….…………………………p. 68
L´aura…...…………………………………………………………… p. 72
Authenticité/Echtheit………...……………………………………...p. 77
Aura et photographie……..………………………………………...p. 81
Tribunaux ………………..……………………………………p. 87
Le tribunal renversé………………..………………………………..p. 89
Construction/démystification vs. réclame/association…………..p. 96
IV. Mise(s) au point et suite………………..………………………..p. 102
Bibliographie……………………………..………………………….p. 109
5
I. Avertissement
« Chez Benjamin, le salut ne vient en vérité que là où il y a danger . »1
S´approcher des textes et, avec cela, de la pensée de Walter Benjamin,
se révèle vite être une expérience particulière – non seulement parce qu´il
tresse dans ses écrits un champ très vaste et complexe. Ce qui frappe aussi
est que le lecteur est appelé, à son tour, à trouver sa position face à eux. Et
c´est cette position qui va déterminer les connaissances qu´on peut en
retirer.
Ma première lecture de Benjamin m´a, avant tout, rendue confuse.
J´étais impressionnée par la densité conceptuelle et par la structure insolite
des textes. sans pourtant arriver à me situer.Je m´attendais à suivre une
pensée sur la photographie – car c´étaient ses textes ayant pour objet ce
médium qui m’intéressaient– et d´un coup, je suis tombée sur des phrases
qui, mine de rien, renversent tout un système de pensée. J´avais souvent le
vertige, à vrai dire. Le point de départ de ce mémoire se trouve dans cette
incapacité de discerner le « point » et dans cet étonnement que j´ai ressenti
en me rendant compte que ma lecture m´a menée à repenser toute une
constitution de critique.
Il me semblait que cette « manière de faire » communiquait quant à elle
des connaissances. La pensée qui s´articule au travers de cette structure
n´est pas linéaire : il s´agit plutôt de centres, de concentrations de concepts
dont les éléments sont autant intimement liés que particuliers dans leur
constitution. Comment saisir cette écriture ? Ou bien : comment cette
écriture saisit-elle les choses ? Dès lors, l´enjeu était pour moi de trouver
une grille, un objectif permettant de m´approcher de la texture et de la
structure de ces pensées dans leur richesse. Avant tout, il fallait donc
chercher un angle de vue.
1 Adorno, Introduction aux « Écrits » de Benjamin in : Sur Walter Benjamin, p. 55
6
Je me suis demandé comment je lisais ces textes. Intuitivement, je
pensais à un récit policier. Tout y était : des faits inachevés et curieux, la
poursuite de suspects, la recherche de pistes dans le moindre détail. Au lieu
de développer des concepts abstraits, d´opérer de façon déductive, suivant
une méthode prédéfinie, il me semble que Benjamin les rejoue, c´est-à-dire
que ses concepts, dans leur forme particulière, apparaissent à travers sa
pensée des choses. L´enjeu est d´entraîner son regard afin de le sensibiliser
aux indices et aux discontinuités, trouvés en dépliant des images qui se
donnent à voir, bref : aux occurrences et objets non pas aussi ordinaires et
évidents qu´ils le paraissent au premier regard. « L´histoire montre son
insigne de Scotland Yard»2, dit Ernst Bloch à Benjamin pendant une
conversation sur son projet de passages, formulant ainsi que, chez
Benjamin, l´histoire, son écriture et sa conception, ne peuvent être
innocentes. Nous allons voir pourquoi.
Dans le cadre de ce mémoire, nous allons donc suivre un penseur qui
n´est pas seulement la source de la trame de ce travail, mais aussi lui-même
une sorte de détective, afin de connaître son mode de travail et ses champs
d´intérêt. C´est cela notre premier axe – conceptuel, formel et thématique:
nous allons mettre en place un partners in crime. Pour cela, il est
nécessaire de chercher des informations partout, c´est-à-dire sans cadre
prédéfinissant leur importance. Comment savoir par avance ce qui, dans la
totalité des éléments, va finalement être la clé permettant d´élucider le
crime ? Il faut donc s´arrêter aux détails, les déplier, examiner
minutieusement les indices et inventorier encore et encore l´ensemble des
informations afin de trouver leur logique propre. On le sait : le détective
doit être capable de remettre en question toute sa conceptualisation à
chaque moment où un nouveau donné vient la transformer de l´intérieur.
Ou, pour le dire autrement : il faut qu´il soit prêt à repenser , voire à réviser
son travail à partir des données concrètes, sans perdre de vue son but :
élucider un crime. Or, ce n´est peut-être pas dès le début qu´il sait en quoi
consiste ce crime. Au début, il y a son intention de rendre justice.
2 formule de Bloch pendant une conversation avec Benjamin sur le livre des passages ; cité dans Paris, capitale du XIXe siècle, p. 480
7
« [Q]u´on élucide un crime ou qu´on clarifie une pensée, c´est toujours
le même sens épistémique de la vision, la même métaphore optique de la
connaissance qui est à l´œuvre. »3 Pour Benjamin, la connaissance
(historique) se révèle dans l´image dialectique ; certains parlent même du
« caractère imagé »4 de sa pensée. Ce n´est donc pas sans raison qu´il
s´intéresse à la photographie.
Notre second axe est constitué par la photographie, plus précisément sa
« portée réelle »5, comme Benjamin dit, voire les « injonctions que recèle
son authenticité »6, qui s´immiscent à travers les questions historiques et
philosophiques. Car cet énoncé me semble loin d´être évident. Comment
peut-il avoir des injonctions dans l´authenticité ? Qu´est-ce qui est
authentique en photographie ? Comment lire des images de façon
cohérente ?
Or, la photographie n´est pas uniquement notre « objet », donc au
centre de notre intérêt. C´est aussi à partir d´elle que nous allons saisir les
contextes multiples et hétérogènes dans lesquels elle s´inscrit afin de
discerner les transformations de la perception et de la société qui se sont
mises en place avec l´invention de la photographie. Et, enfin, notre regard
tente lui-même d´être, par moments, photographique, en ce que nous allons
focaliser des éléments, mettre au point certaines occurrences et développer,
à partir de là, des images de ses alentours. Nous allons donc aussi regarder
à travers la photographie.
Avant de commencer l´investigation, il est nécessaire de remarquer que
quelques textes qui nous intéressent ici existent en plusieurs versions - par
exemple « L´œuvre d´art à l´époque de sa reproductibilité technique » est
une version ultérieure du texte « L´œuvre d´art à l´époque de sa
reproduction mécanisée »- ou en plusieurs traductions. Dans le cadre de ce
mémoire, je vais préciser la source exacte dans les notes.
3 Sauvanet : La cruauté du concept in : Philosophies du roman policier, p. 41 4 voire p.ex. chez Adorno : Introduction aux « Écrits », de Benjamin, op. cit., p. 50 5 Benjamin, Petite histoire de la photographie in : Œuvres II, p. 298 6 ibid., p. 320
8
De plus, j´aimerais remercier vivement Antonia Birnbaum pour son
soutien inlassable à tout moment, ses remarques critiques, son incessant
engagement, et, bien sûr, la confiance qu´elle m´a accordée.
Un très grand merci aussi à Yan Le Borgne et Diane Cohen pour leurs
encouragements, leur patience, leur aide et nos discussions enrichissantes.
Ibis Préambule
« La pensée n´est pas seulement faite du mouvement des idées,mais aussi de leur blocage. Lorsque la pensée s´immobilise soudain dans une constellation saturée de tensions, elle communique à cette dernière un choc qui la cristallise en monade. L´historien matérialiste ne s´approche d´un objet historique que lorsqu´il se présente à lui comme une monade. »7
Ce mémoire trouve donc son point de départ dans certains écrits de
Walter Benjamin, principalement, mais pas exclusivement dans ses textes
ayant explicitement pour sujet la photographie. Cet accès à la pensée
benjaminienne, qui est, elle, à la fois une conception de la photographie en
tant que médium spécifique et une pensée de ses contextes multiples et
inscriptions dans des champs hétérogènes, est censé rendre visible une
figure de pensée spécifique. Nous tentons de faire le pas avec lui, pour ainsi
dire, pour en discerner certains enjeux qui se montrent à travers sa
démarche. Car la photographie, en tant qu´objet singulier ainsi qu´en tant
que produit technique et social, est, chez Benjamin, située au centre d´une
réflexion philosophique complexe qui s´articule à la fois dans des
perspectives esthétiques, historiques et épistémologiques. Mieux: cette
concentration sur « la portée réelle » de la photographie rend en même
temps visible comment des aspects esthétiques, historiques et
7 Benjamin, Sur le concept de l´histoire, in : Œuvres III, p. 441
9
épistémologiques se superposent et s´entrecroisent réciproquement dans la
pensée de Walter Benjamin.
Partir d´une certaine organisation de la pensée chez Benjamin, cela ne
veut pas seulement dire écrire sur lui, donc se retrouver dans une position
supérieure, tel un regard aérien qui rend visible la structure d´une ville. Il
s´agit aussi de viser des lignes de fuites possibles sous des angles de vue
différents – par balayage, sous un « hypergone », « macro » et d´autres
objectifs. Je vais alors emprunter certains chemins de pensée conçus par
lui, en passant par d´autres champs conceptuels et matériels, afin d´élucider
des perspectives ouvertes par ses textes dans leurs tensions inhérentes et
connexions réciproques avec d´autres champs. Dans ce sens, nous l´avons
déjà insinué, retracer des voies proposées par Benjamin à partir d´un centre
veut dire : lancer une enquête.
Pour commencer à encadrer ce point de départ de l´investigation, il me
semble important de souligner que Benjamin est loin d´écrire une théorie
explicite de la photographie, extraite d´une conceptualisation plus générale
de la pensée et qui ne touche pas à d´autres champs : au contraire, la
photographie fait partie d´une telle conception, y est même intimement liée
et la transforme de l´intérieur. Et c´est justement cela la ruse de Benjamin.
C´est en prenant en compte cette conception complexe et hétérogène à
travers la photographie que la lecture de ces textes va nous mener plus loin,
voire jusqu`à la découverte d´un lieu de crime. Car son regard visant des
photographies concrètes n´est pas désintéressé. Loin de là : il y cherche des
indices et des tensions avec leurs alentours.
Sinon, comment comprendre un matériau sans se poser en même temps
la question, fut-ce implicitement, de son inscription à la fois dans un certain
contexte social et politique et dans l´organisation de cette pensée qui s´en
charge ? Sans le considérer à la fois comme produit matériel et idéel et
comme résultat d´une certaine perception et conception qui l´a rendu
possible ? Sans, enfin, s´interroger sur sa position à lui, sur l´angle de vue
sous lequel ces objets-là apparaissent de cette façon, et dans quel but ?
10
« Celui qui fouille dans le passé, comme s´il s´agissait d´un fourre-tout
d´exemples et d´analogies n´a pas même idée de combien de choses, à un
moment donné, dépend son actualisation (Vergegenwärtigung). »8
Benjamin, bien conscient que « l´histoire est l´objet d´une construction,
dont le lieu n´est pas le temps homogène et vide, mais le temps saturé
d´ « à-présent » »9, prend explicitement position. C´est lui qui cherche le
contact avec ce matériau qui relève d´un passé parce que ce matériau-là, en
tant que constellation surchargé de passé, le regarde et lui donne à penser.
Il est concerné par ces photographies parce qu´elles communiquent une
connaissance qu´elles seules sont capables de transmettre. Ainsi, elles lui
servent dans son enquête. Au détective, il importe peu que son matériau
entre « par définition » dans un cadre pré-déterminé, clos – par exemple un
contexte dit artistique ou scientifique – ce qui importe, c´est ce que ce
matériau-là révèle quant à lui.
Pourtant, il est important de remarquer qu´un détective, en s´engageant
à élucider un crime, essaie de remonter dans le temps, dans la mesure où
cet acte dit criminel est déjà passé au moment où l´investigation
commence. Il a donc affaire à l´histoire, mais dans cette histoire, il est en
même temps impliqué ; c´est même quant à cette histoire qui reste à
élucider qu´il fait son travail. « Il ne faut pas dire que le passé éclaire le
présent ou que le présent éclaire le passé »10, dit Benjamin. Ce qui importe
serait plutôt leur rencontre dans l´image dialectique, les seules qui « sont
des images authentiquement historiques, c´est-à-dire non- archaïques. »11
Au lieu du crime, présent et passé sont embrouillés, pour ainsi dire ; le
crime, l´acte passé, y demeure encore, mais le maintenant, la présente
investigation qui vient de commencer, s´y superpose.
Or, ce qui est à élucider, c´est justement le crime qui a eu lieu à cet
endroit – c´est donc à partir de l´image qu´il donne à voir, à partir de la
8 Benjamin, Sur le concept de l´histoire, in : Écrits français, (Ms. 471), p. 452 9 Benjamin, Paralipomènes et variations de « Sur le concept d´histoire », in : Œuvres III, p. 439 10 Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, p. 479 11 ibid.
11
constitution du lieu même, que le travail peut trouver un commencement.
« Une image […] est ce en quoi l´Autrefois rencontre le Maintenant dans
un éclair pour former une constellation. En d´autres termes : l´image est la
dialectique à l´arrêt. Car, tandis que la relation du présent au passé est
purement temporelle, la relation de l´Autrefois avec le Présent est
dialectique : elle n´est pas de nature temporelle, mais de nature figurative
(bildlich) »12.
C´est peut-être une des raisons pour lesquelles Benjamin s´est intéressé
« aux questions historiques ou, si l´on veut, philosophiques »13 de la
photographie : elle aussi est « instantanée », et elle aussi est image arrêtée,
offrant à la vue un « continuum spatial »14 ; une constellation immobile à
déployer, un champ délimité dépliable.Ainsi, il découvre dans les
photographies de plantes agrandies au maximum de Karl Bloßfeldt ce qu´il
appelle l´« optisch Unbewußtes » (« inconscient optique » ou « inconscient
visuel » selon la traduction). Et les, les personnes « ordinaires » dans leur
contexte social, photographiées par August Sander montrent à leur tour la
possibilité d´une « photographie comparée : une photographie dépassant le
détail pour se placer dans une perspective scientifique »15, comme Döblin
l´écrit. Ce sont ces photographies qui lui font voir ce qu´elles sont capables
de saisir. Benjamin-détective lance l´enquête sur ces connaissances en étant
sensible à ce qu´elles lui transmettent, sachant que l´accès à cette
connaissance se concentre potentiellement dans le moindre détail.
Maintenant/ autrefois
Qu´est-ce que font voir ces images dialectiques, ces constellations
immobilisées lors du choc subi par la rencontre du « maintenant » avec
« l´autrefois », les seules permettant une connaissance « authentiquement
historique » ? Comment mettre en contact un « maintenant » avec un
12 ibid. 13 Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., p. 296 14 Kracauer, La photographie, p. 191 15 cité de Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., p. 314
12
« autrefois » ? Benjamin-l´observateur se laisse prendre au jeu avec son
matériau. Il ne peut écrire sur un matériau – comme la photographie en est
un pour lui - parce qu´il ne se trouve pas « au-dessus », détaché de lui.
Kracauer décrit sa démarche ainsi : « La différence entre la pensée
abstraite habituelle et celle de Benjamin sera donc : tandis que la première
lessive la plénitude concrète des objets, la deuxième s´enfouit dans le taillis
du matériau pour en déployer la dialectique de son essence. [Der
Unterschied zwischen dem üblichen abstrakten Denken und dem
Benjamins wäre also der : laugt jenes die konkrete Fülle der Gegenstände
aus, so wühlt sich dieser ins Stoffdickicht ein, um die Dialektik der
Wesenheiten zu entfalten.] »16
De là sa position à l´intérieur du matériau qu´il s´engage à examiner : il
ne le considère point comme déjà défini, comme objet ferme déjà classé et
ainsi soumis par définition à un « ordre » extérieur. Loin de là – il cherche
ce qui, dans ses matériaux, est censé échapper au regard désintéressé. Tel
le travail criminologiste, il pénètre d´abord dans ses matériaux pour capter
les enjeux dont ils relèvent. C´est donc lors son investigation que
Benjamin-détective élucide les indices parmi les objets trouvés, en les
examinant tous minutieusement. Ou bien, pour le dire avec Benjamin qui
cite à cet égard Goethe : il s´agit d´un « empirisme plein de tendresse, qui
s´identifie très intimement à l´objet et devient de la sorte une véritable
théorie. »17
Entrer dans ce taillis, ou dans ce qui s´est cristallisé en constellation
« surchargée de tensions », devient possible quant à l´immobilité de cette
« monade »18 qui s´est cristallisée suite au choc que Benjamin lui a fait
subir en coupant le fil du temps, la chronologie bien-aimée par
l´historicisme qui y voit une histoire de progrès. « C´est seulement quand le
déroulement historique glisse entre les doigts de l´historien, tel un fil lisse,
qu´on peut parler de « progrès ». Mais s´il s´agit d´une corde très effilochée
16 Traduit par moi à partir de Kracauer, Zu den Schriften Walter Benjamins in : Das Ornament der Masse, p. 250/251 17 Goethe, Maximen und Reflexionen, n° 509, cité par Benjamin in : Petite histoire de la photographie, op. cit, p. 314 18 voire la note 5
13
et déliée en mille mèches, qui pend ainsi que des tresses défaites, aucune de
ces mèches n´a de place déterminée, avant qu´elles ne soient toutes reprises
et tressées en coiffure. »19
C´est donc ce qu´Adorno a appelé la « monumentalité de
momentané »20 (« Monumentalität des Momentanen ») qui, pour Benjamin,
est la source d´une connaissance historique spécifique. « Articuler
historiquement le passé signifie : discerner ce qui, dans ce passé même,
sous la constellation d´un seul et même instant, le rassemble. C´est dans
l´instant historique, et uniquement en lui, qu´est seulement possible la
connaissance historique. Mais cette connaissance dans l´instant historique
est toujours elle-même la connaissance d´un instant. En se ramassant dans
la forme d´un instant – d´une image dialectique - , le passé vient alors
enrichir la mémoire involontaire de l´humanité. […] La mémoire
involontaire de l´humanité délivrée, ainsi faut-il définir l´image
dialectique. »21 Il s´agit donc d´une connaissance historique à travers une
perception sensible. Le dispositif nécessaire pour saisir cette connaissance
est constitué par l´arrêt, l´immobilité de l´image.
Or, pas toutes les images sont de la même façon dialectiques, c´est-à-
dire saturées de tensions inhérentes. Ceci vaut aussi pour les
photographies : il y en a qui rendent possible de saisir une dialectique
inhérente de l´instant qu´elles font voir, mais pas toutes le font en
cohérence avec leurs propres conditions de production. Accéder à cette
connaissance sensible demande donc une certaine utilisation et du côté du
photographe, donc de la technique photographique même, et du regardeur,
donc du contexte.
19 Benjamin, Sur le concept de l´histoire, in : Écrits français, p. 445 20 traduit par moi de : Adorno, Einleitung zu Benjamins Schriften in : Noten zur Literatur, p. 571, parce que la traduction proposée par Christophe David in : « Sur Walter Benjamin », p. 46 (« caractère monumental qu´il confère à l´instant ») me semble enlever la radicalité des mots d´Adorno 21 Benjamin, Paralipomènes et variations de « Sur le concept de l´histoire », in : Écrits français, p. 444/445
14
Injonctions
On voit bien : la photographie qui, pour Benjamin, a de l´intérêt, n´est
pas celle qui élude « l´authenticité de la photographie » comme le fait,
selon lui, « la pratique du reportage, dont les clichés visuels n´ont d´autre
effet que de susciter des clichés linguistiques »22, ni une utilisation de ce
médium qui renvoie à un culte qui la met à son tour à son service. Il parle
d´une utilisation de la photographie conforme à ses conditions techniques
(le dispositif photographique, mais aussi sa reproductibilité), donc
répondant au « mode de perception » transformé depuis que « [l]´action des
masses sur la réalité et de la réalité sur les masses représente un processus
d´une portée illimitée, tant pour la pensée que pour la réceptivité. »23
Et il parle également des « injonctions [Weisungen] que recèle
l´authenticité de la photographie»24.
Comment comprendre ces « injonctions » ? Qu´est- ce que cette
photographie est capable de saisir ? Et comment une photographie peut-elle
« transmettre » ou communiquer une connaissance ? Sous quelle forme est-
ce que cette connaissance peut être saisie ? Dans le cadre de ce mémoire, je
vais essayer d´élucider ces « injonctions que recèle l´authenticité de la
photographie », donc l´utilisation de ce médium par les photographes et son
inscription dans un contexte.
Indices
Comment « lire » une photographie ? Une photographie peut être
décrite comme un procédé de mémoire en ce qu´elle se prête à enregistrer
et sauvegarder, donc à extérioriser et mémoriser un réel qui, au moment où
l´image est développée, est déjà irréversiblement passé. De là son rapport
spécifique au « temps ». Elle relève donc d´un instant - ce moment précis
22 Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., p. 320 23 Benjamin, L´œuvre d´art à l´époque de sa reproduction mécanisée in : Écrits français, p. 183 24 Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., p. 320
15
de la prise de vue, qui se trouve, pour ainsi dire, « matérialisé en elle ». Il
s´agit d´une spatialisation, voire une traduction de l´instant en surface
bidimensionnelle dans cet instant même par le contact physique de la
plaque photosensible avec la lumière venant de l´objet. Cet instant apparaît
alors sur la photographie comme relevé d´un passé, saisi à travers
l´appareil photographique, et actualisé par l´image qui le fait voir.
Comme il s´agit d´un contact direct entre l´objet photographié et le
matériel photographique, on peut parler de la photographie en tant que
trace de lumière. C´est justement ce lien qui est exprimé par le mot
« photographie » qui est composé de photôs (lumière) et graphein (trace).
La première lecture d´images photographiques qui m´intéresse ici tente de
saisir les données que fait voir une photographie à partir de son caractère
indiciel. Et ce n´est pas sans raison. L´indice, on le sait, est aussi un terme
important dans la criminologie – c´est quant aux indices que l´enquête peut
aboutir ; ce sont eux qui rendent possible la connexion entre l´ »autrefois »
de l´acte criminel et le « maintenant » de l´investigation. Une photographie
peut donc elle-même être comprise comme indice, en ce que son existence
est basée sur sa condition de possibilité qui est la connexion entre un réel et
l´appareil.
Pourtant, en photographie, les données qu´une image fait voir ne sont
pas saisies de la même manière que celles qui sont retenues par l´oeil
humain : « Car la nature qui parle à l´appareil est autre que celle qui parle à
l´œil – autre, avant tout, en ce qu´à un espace consciemment travaillé par
l´homme substitue un espace élaboré de manière inconsciente. »25, écrit
Benjamin dans la « petite histoire de la photographie ». Donc : une
photographie ne semble pas seulement être une sorte d´aide-mémoire,
permettant de re-venir à un endroit, ou de se souvenir d´une situation
spatiale, voire de la « ré-actualiser » visuellement, mais aussi un ajout,
l´autre de la mémoire humaine en ce qu´elle rend visible et mémorisable un
réel pas encore perçu et mémorisé de cette façon. Ce réel n´apparaît que
médiatisé par la photographie et est donc, quant à l´appareil-médiateur
25 Benjamin, Petite histoire de la photographie, op.cit., p. 300
16
entre l´objet et l´œil du photographe (s´il y en a un), extérieur à toute
mémoire humaine.
La photographie, parce qu´elle est trace, indice, donne à voir, à son
tour, des indices qu´on peut discerner et « suivre » à partir des détails de
cette image d´un réel enregistré, mémorisé sur sa surface.
Ainsi, une des premières opérations effectuées sur les lieux d´un crime
est la prise en photo des lieux et des données afin de pouvoir les consulter à
tout moment de l´investigation pour y chercher des détails ayant jusque-là
échappé au regard. Pourtant, il semble important que ce contact se fasse
mécaniquement : celui qui effectue ce contact n´est pas le photographe,
mais l´appareil, bien que ce soit le photographe le provoque. L´appareil,
une machine, n´est pas « conscient » de l´opération, aucune intention ne
peut le guider dans ce qu´il enregistre.
Ainsi, une photographie ressemble à une copie d´un « état des choses »
sur un support différent du support dit original. Mais cela se fait de manière
discrète : bien qu´il y eût un contact, une photographie ne transforme pas
cet objet qu´elle enregistre : elle ne le « touche » que par intermédiaire de
la lumière ; elle n´en est que son enregistrement, laissant intact ce que va
devenir son référent.
Retracer
C´est entre autres quant à leur caractère indiciel, plus précisément en
tant qu´indice d´indices, que Benjamin accorde aux photographies,
notamment à celles qu´a prises Atget à Paris, une « signification politique
cachée »26, sans pourtant parler explicitement de trace. Il utilise le terme
« indice » qu´il emprunte à la pratique criminologique : « On a dit à juste
titre qu´il avait photographié ces rues comme on photographie le lieu d´un
crime. […] Le cliché qu´on en prend a pour but de relever des indices.
Chez Atget les photographies commencent à devenir des pièces à
26 Benjamin, L´œuvre d´art à l´époque de sa reproductibilité technique, in :Œuvres III, p. 286
17
conviction pour le procès de l´histoire. »27 Voilà l´intérêt de l´historien –
ces photos font partie du procès, en servant d´images capables de révéler
des traces du « coupable » ; elles sont même utilisées en tant que
« preuves ». Ce regard posé par Benjamin sur de telles photographies est
donc un regard motivé, voire intéressé, parce qu´il est posé sur elles avec
un but – relever des indices menant vers un « coupable ».
Cet angle de vue politique – qui ressemble à celui d´un détective qui se
sert d´une photographie dans le cadre d´une investigation et donc travaille
avec elle – demande un saisi critique, attentif et orienté. « Elles en
appellent déjà un regard déterminé, écrit Benjamin. Elles ne se prêtent plus
à une contemplation détachée. Elles inquiètent celui qui les regarde ; pour
les saisir, le spectateur devine qu´il lui faut chercher un chemin d´accès. »28
Ces photographies exigent donc de ceux qui les regardent un certain effort :
il leur faut chercher un accès. Et pour cela, il faut connaître le statut de
cette image dans le cadre de l´investigation. Le regardeur devrait donc se
demander quel genre d´informations sa photographie est capable de
transmettre et, ensuite, trouver une position auprès d´elle qui correspond à
cela. C´est le regardeur qui situe l´image selon l´utilisation qu´il intente
d´en faire, ce qui exclut de se laisser prendre par une contemplation libre,
absorbante. À la place d´un saisi contemplatif dans le sens d´un regard non-
intéressé qui se perd, pour ainsi dire, dans l´image, s´installe une perception
sensible basée sur une distance instaurée à la fois par la nature
« technique » de la photographie et le regard critique censé mener à une
connaissance de celui qui s´en sert. Avec la photographie, l´organisation de
la distance entre l´image et son spectateur et, avec cela, « sa » théorisation,
se transforment fondamentalement.
Ces photographies, sous l´angle de vue de Benjamin, dérangent alors
leurs regardeurs, elles les empêchent de s´y perdre, de se laisser absorber
ou d´y plonger, en restant dans une attitude contemplative. Pourquoi ? Tout
d´abord parce qu´il s´agit de photographies, donc d´images produites
techniquement qui permettent d´approcher les choses en les transformant
27 ibid. 28 ibid.
18
en référent de l´image ainsi qu´en les homogénéisant sur la surface de
l´image. En même temps, il s´instaure une distance entre image et
regardeur parce que ce saisi est autre qu´humain – la photographie est un
outil, reproductible par sa nature ; ce qu´elle donne à voir est un
enregistrement technique.
Mais les photographies d´Atget dérangent aussi pour une autre raison :
leurs référents. Ils concernent celui qui le regarde. Qu´est-ce que ces
images font voir ? On dirait des scènes aussi « banales » que quotidiennes.
Or, prises en image, ces scènes deviennent, quant à cette banalité,
suspectes. Car « [d]ans nos villes, est-il un seul coin qui ne soit le lieu d´un
crime, un seul passant qui ne soit un criminel ? »29 Concerné, le regardeur
n´arrive pas à garder la distance nécessaire qui le protège du danger de la
confrontation directe. Ces photographies enregistrent l´en-deça du
regardeur, sans lui permettre de prendre du recul en se contemplant dans
une aura, d´une « unique apparition d´un lointain, si proche soit-il »30 dont
l´œuvre est inondée, qui reste alors inaccessible, prise dans un rituel qui lui
accorde un sens supérieur.
Impossible de regarder un cliché d´un lieu de crime détaché de ce
rapport non pas à un rituel, mais à sa situation historique - le crime qui lui a
donné son nom. Avec cette information, de telles photographies ne peuvent
pas demeurer « quelconques », donc lointaines et abstraites - leur
« lecture » ne peut que commencer là.
Benjamin, saluant cette exigence inhérente de prise de position, résume
qu´« [a]vec ce genre de photos, la légende est devenue pour la première
fois indispensable. Et il est clair qu´elle a un tout autre caractère que le titre
d´un tableau. »31 La légende fait intervenir l´ hors-champ de la
photographie qui va ainsi diriger, mener sa lecture vers un con-texte précis.
En cela, elle élargit, pour ainsi dire, le champ de vision : elle rend possible
de penser le fragment en tant que tel, donc à la fois comme découpage du
29 Benjamin, Petite histoire de la photographie, op.cit., p. 320 30 ibid., p. 311, voire aussi Benjamin, L´œuvre d´art à l´époque de sa reproduction mécanisée, in : Écrits français, p. 183 31 Benjamin, L´œuvre d´art à l´époque de sa reproduction mécanisée, op. cit., p.183
19
champ dont il est extrait, et en tant que totalité en soi, impliquant des liens
avec son hors-champ sous forme de tensions inhérentes dans cette
constellation, qui renvoient à l´extérieur.
Une légende est donc une sorte de directive, une base sur laquelle on
peut construire le point de départ d´une analyse. Dès lors, c´est à partir de
là, du texte qui en parle, que la photographie est regardée. En même temps,
une légende délimite le champ décrit par le référent d´une photographie ;
elle dicte les frontières en dirigeant le regard et en excluant d´autres accès
possibles. Dès lors, le lieu représenté sur l´image est lié au crime et ne peut
plus être contemplé de façon naïve.
La photographie devient donc un instrument censé communiquer une
connaissance non pas encore « connue » en tant que telle, mais déjà
localisée en ce qu´elle se trouve inscrite dans un contexte qui s´en charge.
La légende a déjà défini un angle de vue précis qui figure comme point de
départ de l´enquête. Bien entendu, il s´agit d´un commencement et non pas
d´un résultat - celui qui regarde une photographie (ou s´engage dans une
enquête criminologique) n´a pas encore trouvé le coupable, loin de là : il
vient juste de lancer l´enquête. Mais il a trouvé un point de départ en
découvrant un endroit et le dénommant « lieu d´un crime ». Maintenant, il
faut trouver des voies pour accéder à cette connaissance qui se trouve « sur
place », voire sur ces photographies.
Inventorier
Comment situer et « comprendre » les indices dont une photographie
est la trace ? Cette question sera, dans le cadre de ce mémoire, un deuxième
axe de lecture des photographies qui intéressent Benjamin. Siegfried
Kracauer propose peut-être un chemin en proclamant qu´« [i]l faut
comprendre la totalité de la photographie comme étant l´inventaire général
[Generalinventar] d´une nature qui n´est pas davantage réductible, comme
le catalogue de toutes les apparitions s´offrant dans l´espace»32. Qu´est-ce
32 Kracauer, La Photographie, p. 198
20
que cela veut dire, «comprendre une photographie comme étant l´inventaire
général d´une nature qui n´est davantage réductible » ?
Remarquons qu´en allemand, il y a deux mots pour décrire deux sens
différents de l´« inventaire » français : « Inventar », qui est employé ici,
veut dire : tous les objets reconnus comme appartenant à un ensemble et
qui sont à prendre en compte dans le cadre d´une inventorisation. L´autre
mot est « Inventur » qui désigne l´opération d´inventorier même ainsi que
l´inventaire accompli. Quand Kracauer propose de comprendre « la totalité
de la photographie » en tant qu´inventaire, il constate donc que tous les
éléments à prendre en compte figurent déjà sur une photographie et que,
peut-être, un inventaire a déjà été fait avant. Mais peu importe, de toute
façon on ne peut consulter l´inventaire accompli qu´à partir des objets
mêmes rendus visibles par la photographie.
En même temps, il conseille au regardeur une pratique de lecture
comparable au procédé d´inventorier, donc de faire lui-même un inventaire
à partir de ces données qui s´offrent à sa vue. Le but semble être de capter
l´ensemble de ce que donne à voir cette image, à partir des éléments
explicitement pris en compte lors de l´inventorisation.
Mais comment extraire des éléments plus ou moins distincts d´un
ensemble sur une surface, et comment les classer ? Car pour pouvoir
« dénombrer » des éléments ou les « décrire », il faut des catégories qui les
distinguent ainsi qu´une logique interne qui les met en relation. Bref : tout
inventaire est basé sur un cadre. En faisant le pas, donc l´inventaire, on va
s´appuyer sur des catégories qui semblent « juste » pour délimiter le champ
- c´est ce « cadre » qui fonctionne en tant que metteur en ordre, qui
constitue une des particularités de chaque inventaire. Regarder une
photographie en tant qu´inventaire, cela permet de trouver une de ses
particularités, qui se superpose en même temps avec celle qu´instaure le
regard inventoriant de celui qui s´en sert. Le « maintenant « du regard
posé sur une photographie, lui aussi inventoriant, rencontre l´ « autrefois »
de l´inventaire du moment de la prise de vue qui se présente en
constellation chargée.
21
Ce cadre est une des limites de l´inventaire. Le plus souvent, ce cadre-
là n´est pas pris en compte par l´inventaire même. Il s´agit, pour ainsi dire,
de ce qui précède idéellement l´inventaire. Ainsi, il relève d´un « mode
d´être de l´ordre »33 sur lequel cet inventaire-là a été basé lors de sa
production sans être explicitement mis en question. « Mais cette « raison »
est un sous-sol qui échappe souvent à ceux-là mêmes dont elle fonde les
idées et les échanges. Ce qui donne à chacun le pouvoir de parler, personne
ne le parle. »34
Ainsi, ce qui figure de façon implicite dans un inventaire, c´est
comment fût classifié, ordonné et donc compris cet ensemble. Et c´est peut-
être en « re-traçant » cet inventaire - qui, pourtant n´a jamais été
inventorié, mais enregistré d´un seul clic - à partir d´un ensemble bien
délimité, à savoir la surface d´une photographie, qu´on peut acquérir une
certaine connaissance du « mode d´être de l´ordre » spécifique. On verra
par exemple que Benjamin dévoile certains traits de la bourgeoisie en
regardant des photographies portraitistes de cette époque.
Certes, celui qui regarde une photographie (qui relève d´un instant
passé) n´est pas nulle part, au contraire : il la saisit à partir de sa position
actuelle. Comme Benjamin le dit par rapport à la construction de l´histoire :
le point de départ n´est pas un vacuum spatio-temporel, mais un temps
chargé avec et donc marqué par le « maintenant ». L´intention d´une telle
lecture ne serait pas de re-construire minutieusement ce qui a été présent
devant l´objectif au moment de la prise, donc de trouver « l´objet
original », mais d´en comprendre quelque chose sous un angle de vue
présent et de trouver des liens inhérents.
Pourtant, il ne s´agit nullement de nier une lecture qui part de la
photographie en tant que trace – au contraire, cette approche partant d´une
photographie en tant qu´inventaire s´y ajoute et l´accompagne. Tandis
qu´un regard sur une « trace » favorise sa connexion directe avec un réel,
en mettant l´accent sur son caractère d« instantanée », constitué par sa
33 Foucault, Les mots et les choses, p. 26 34 de Certeau (sur Foucault), Histoire et psychanalyse, p. 154
22
temporalité propre et faisant voir des détails, la lecture d´un inventaire vise
l´espace clos d´une photographie, dans lequel certains liens apparaissent
sous différents angles. Ainsi, une lecture de la photographie en tant que
trace, partant de la prémisse que cet ensemble-là a bien été devant l´objectif
au moment de la prise, permet d´examiner les éléments un par un, donc de
se concentrer sur les détails, tandis qu´une lecture inventoriant essaie de
trouver des liens inhérents entre les éléments constituant cet ensemble à
partir du cadre qui définit comment ses éléments sont présentés un par un,
un à côté de l´autre. Il s´agit donc, pour ainsi dire, de deux lectures
superposées. Elles se complètent et ouvrent la voie à une connaissance
spécifique. Benjamin nous la montre dans ses textes.
Cette approche aux photographies renvoie, pour le dire encore une
fois, à deux procédés d´investigation criminologique. Un détective ou un
commissaire, ne cherchent-ils pas, eux aussi, dans le moindre détail l´indice
à poursuivre ? Et ne font-ils pas, eux aussi, l´inventaire des donnés pour y
révéler des liens possibles ? N´opérent-ils pas de cette façon pour acquérir
une certaine connaissance menant vers l´élucidation de ce qui s´est passé,
donc d´un passé dont ils savent dès le commencement de leurs recherches,
donc dans leur présent, qu´il est à pénaliser ?
Ce n´est certainement pas sans raison que Benjamin ait choisi de citer
des photographies d´Atget en tant que photographies prises sur le lieu d´un
crime et qu´il met, d´une certaine manière, le spectateur (et lui-même) à la
place de l´enquêteur. Ses recherches, ou bien son regard attentif aux détails
et rapports subtils, ressemblent en quelque sorte aux enquêtes policières :
lui aussi suit, dans un premier temps, toutes les pistes qui s´offrent, et lui
aussi le fait en ayant un but. Ses « enquêtes » ont comme objet, entre
autres, d´élucider les transformations des conditions techniques et sociales
et des perceptions quotidiennes et théoriques de la photographie et du film
et, avec cela, leur inscription dans un champ artistique, social et politique.
Sa ruse est de ne pas dissocier a priori ces champs, au contraire : c´est
leur « communication » qui l´intéresse plus qu´il n´essaie de les distinguer.
Benjamin ne critique pas la photographie en tant que telle, en tant que
médium, disposant de certains potentiels qui lui sont propres, mais certains
23
de ses modes d´utilisation et de sa médiation. Toutes les photographies ne
reflètent pas les possibilités de faire voir leur sujet selon les « injonctions
que recèle leur authenticité », et toutes les attitudes auprès de telles
photographies ne sont pas capables d´y discerner ces injonctions. Il va donc
falloir trouver les particularités de ces photographies ainsi que des
contextes dans lesquelles elles apparaissent, en suivant le regard et les
analyses retraçant et inventoriant de Benjamin.
II. Investigation du lieu de crime : retracer/inventorier
A propos du roman policier : « Quand on n´a rien signé, pas laissé de photo Quand on n´y était pas et qu´on n´a rien dit Comment pourrait-on vous prendre ? Efface tes traces ! Brecht, Versuche <Berlin 1930>, p. 116 (Lesebuch für Städtebewohner, I). [M16,2]35
Nous voilà donc chargés d´une affaire. Après avoir dessiné un plan, nous
allons lancer l´enquête sans perdre de vue ces objectifs. Au centre de notre
investigation se trouve la photographie, mais comme le détective, nous ne
sommes sûr de rien par rapport à ce « suspect ». Nous allons nous approcher
par plusieurs voies et l´observer. Dans un premier temps, nous allons la
focaliser en passant par des champs traversés par Benjamin afin d´élucider
son point de départ à lui. Le mouvement de la pensée à partir de cette
« monade » qui est « la » photographie va donc vers elle : où se trouve-t-
elle ? quels sont ses caractéristiques ? est-ce vraiment elle notre suspect, ou
est-ce qu´elle permet de le trouver ? Cette enquête commence donc, comme
toute enquête, avec des interrogations ouvertes. On le sait : le plus
important, c´est de poser les bonnes questions.
35 cité par : Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, p. 463
24
Le crime et son lieu
Commençons avec le regard benjaminien posé sur des photographies
d´Eugène Atget. Ce n´est certainement pas sans raison qu´Atget attire son
regard à ce point. Plus haut, j´ai déjà annoncé qu´il les associe à des relevés
judiciaires effectués sur des lieux du crime.36 En quoi consiste cette
approche ? Qu´est-ce que les photographies d´Atget font voir, et jusqu`où
un tel regard qui les saisit à partir d´un tel objectif, « juridique », peut
mener ? D´ailleurs, qu´est-ce qu´un lieu de crime, et quel est son rapport
avec la ville ? Enfin, de quel genre de photographie s´agit-il ? Comment se
communique leur particularité ? Et quelle attitude une telle photographie
demande-t-elle à ses regardeurs ? Ces questions vont aider, je pense, à
saisir des traits spécifiques du regard benjaminien posé sur des
photographies, et en même temps élucider sa démarche théorique.
Où est le crime ?
Tout d´abord, il faut dire que, dans les photographies d´Atget, il ne
s´agit pas de photographies prises lors d´une enquête policière ou pour
illustrer un reportage sur un meurtre « spectaculaire » dans un journal. En
fait, il n´y a aucun lien direct avec un « vrai » meurtre. Ce qui figure sur ces
images sont tout simplement des vues de la ville de Paris, son visage banal,
pour ainsi dire : ses rues désertes, des magasins et des petits commerces,
l´architecture urbaine. « Atget est presque toujours passé à côté « des vues
célèbres et de ce qu´il est convenu d´appeler les symboles d´une ville »,
écrit Benjamin ; mais non point à côté d´une longue série d´embauchoirs ;
ni des cours de Paris où, du matin au soir, s´alignent les charrettes à bras ;
ni des tables désertées et encore jonchées de vaisselle, comme il s´en
trouve, à la même heure, des centaines de mille ; ni du bordel de la rue …
n° 5, dont le « 5 » apparaît en caractères immenses en quatre endroits de la
façade. »37 On voit bien comment Benjamin examine minutieusement ce
qui se présente à son regard posé sur ces photographies. Il semble
36 Benjamin, Petite histoire de la photographie, op.cit., p. 320 37 ibid, p. 311/312
25
reconnaître ces endroits non point spectaculaires et donc faire le lien avec
les actions qui y ont habituellement lieu.
Avant tout, il nous les présente donc comme des vues quotidiennes:
tout un chacun des habitants dans cette ville (à ce moment-là, vers 1900)
est régulièrement confronté à ce qui est enregistré sur ces photographies ;
ce qu´elles montrent lui est familier. Rien d´extraordinaire, paraît-il : juste
une répétition visuelle de ce qui entoure les gens dans une ville, dans cette
ville précise qui est Paris, tous les jours. Celui qui n´en est pas
contemporain – nous - y voit donc un quotidien d´ « autrefois », sachant
qu´auparavant « on » était « habitué » à cet aspect de cette ville. C´est
d´ailleurs peut-être une des raisons pour lesquelles les photographies
d´Atget sont souvent décrites comme nostalgiques ou mélancoliques.38
Pourtant, il y a un aspect dans ces photos qui semble étrange : « Il est
remarquable que presque toutes ces photos soient vides. Vides les fortifs à
la porte d´Arcueil, vide les escaliers d´apparat, vides les cours, vides les
terrasses des cafés, vide, comme il se doit, la place du Tertre. Non pas
solitaires, mais sans atmosphère. »39 Il est vrai que, sous cet aspect, non-
peuplée par ces habitants et non-inondée par son atmosphère, la ville ne se
montre que rarement. Habituellement, on la perçoit transformée par des
masses de personnes qui traversent ces rues pour aller travailler ou pour
participer au commerce, par les mouvements de la foule qui font « vivre »
la ville, qui constituent son pouls, sa vitesse, son apparence.
Ce n´est donc pas l´aspect « typiquement » urbain que fait voir Atget
dans ses images, il ne s´agit pas de « clichés visuels [qui] n´ont d´autre
effet que de susciter par association des clichés linguistiques»40 ; la ville
n´est pas non plus montrée de façon esthétisée, re-présentée par ses
monuments les plus prestigieux, son « meilleur côté », pour ainsi dire.
C´est plutôt son décor quotidien, son enveloppement architectural, qui y
figure. Ces architectures « brutes » ne sont que la structure qui enrobe la
vie urbaine. Pourtant, cette structure a été construite à la fois dans la
38 voire p.ex. Alain Buisine : Eugène Atget ou la mélancolie en photographie 39 Benjamin, Petite histoire de la photographie, op.cit., p. 312 40 ibid., p. 320
26
mouvance même de l´urbanisation et pour répondre aux besoins de la vie
urbaine. C´est là, en ville, dans ces rues, que la vie quotidienne se déroule.
La ville en tant qu´échafaudage spatial de l´urbanité donne lieu aux
actions humaines qui s´y passent, et elle en garde des traces qui relèvent de
cette vie de tous les jours, des traces d´usage des actions qui y ont eu lieu.
« La ville, sur ces images, poursuit Benjamin, est inhabitée comme un
appartement qui n´a pas encore trouvé de nouveau locataire »41 Mais si la
ville apparaît comme appartement, qui pourrait y habiter ? Dans un texte
sur les passages parisiens, Benjamin dit que « les rues sont l´appartement
du collectif. Le collectif est un être sans cesse en mouvement, sans cesse
agité, qui vit, expérimente, connaît et invente autant de choses entre les
façades des immeubles que des individus à l´abri de leurs quatre murs. »42
On voit bien que le collectif dont il parle est la masse, la foule dynamique
qui fait vivre la ville qui l´a, à son tour, accouchée. Dans la foule, les
individus en tant que tels se perdent, pour ainsi dire, pour devenir éléments
de l´ensemble. Avec la « disparition » d´hommes singuliers, la masse qui,
dès lors, les englobe, devient figure mouvementée en soi. Ce n´est
certainement pas sans raison que Benjamin se réfère à plusieurs reprises à
« L´Homme des foules » d´Edgar Allen Poe qui, lui, est souvent décrit
comme un des « pères fondateurs »43 du roman policier : dans la foule, le
suspect disparaît facilement. 44
Mais cet appartement – la ville – apparaît vide, abandonnée sur les
images d´Atget, bien qu´on saisisse encore des traces laissées par « l´ancien
locataire », les collectifs autrement constitués d´autrefois ainsi que la foule
qui occupe habituellement ces espaces. Ces photographies font donc voir
un état transitoire : il y en a des indices d´anciens usages, mais cette ville
est en même temps en attente de nouveaux habitants. Pour l´instant, ce
moment précis des prises de vue des clichés d´Atget – c´est-à-dire
41 ibid., p. 311/312 42 Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, p. 875 43 voire Vanoncini, Le roman policier, p. 23 44 voire p. ex.Benjamin, Paris, capitale du XIXe. siècle, p.457 ou ibid., p. 462
27
habituellement à l´aube, très tôt le matin – réunit visuellement ces deux
temps qui coexistent dans l´image.
C´est ce vide chargé de traces d´un certain passé qui permet à
Benjamin d´approcher les images d´Atget à des photographies faites lors
d´une investigation sur un lieu de crime : « Le lieu du crime est déserté.
Son enregistrement est fait par rapport aux indices. »45 On l´a vu : les
images prises par Atget à Paris donnent à voir des indices, et elles montrent
des espaces vides, non peuplés. Elles ressemblent donc effectivement à des
relevés judiciaires pris au cours d´une investigation au lieu du crime. Pour
voir plus clairement l´attitude que de telles images exigent de leur
regardeur, nous allons regarder de plus près ce que c´est qu´un lieu de
crime. Qu´est-ce qui constitue un tel lieu, et comment s´en approcher?
Le lieu et son crime
Remarquons que ce n´est pas l´acte criminel même qu´on retrouve sur
un lieu du crime: le crime y a déjà été commis – on vient trop tard, pour
ainsi dire : la victime est déjà morte, on ne peut plus la sauver. Dans un
certain sens, on - c´est-à-dire le commissaire, le détective ou celui qui
regarde une photographie d´un lieu de crime - reste à l´extérieur de la
scène. On n´a pas de possibilité d´intervenir sur ce qui s´est passé, on
n´arrive qu´après-coup ; ce qui s´est passé s´est irréversiblement passé. Ce
qu´on rencontre sur place, la « scène », n´est que le résultat d´une action ou
45 ce passage est une traduction par moi de la phrase : « Auch der Tatort ist menschenleer.Seine Aufnahme erfolgt der Indizien wegen. » (in: "Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit in: Medienästhetische Schriften, p. 362) parce que la traduction proposée par Benjamin, œuvre d´art… p. 190 (« Le lieu du crime est désert. On le photographie pour y relever des indices.») me semble trop mettre l´accent 1. sur le vide (sans expliciter qu´il s´agit d´un vide de personnes ) et 2. sur l´enregistrement photographique (le mot « Aufnahme » en allemand peut aussi bien juste signifier le rapport général fait sur place). En outre, la phrase « der Indizien wegen » pourrait signifier : les photographies en tant qu´indices ou bien : les photographies montrent des indices ; il me semble important de garder ces deux significations
28
d´un événement passé, et c´est en cela que ce lieu a une importance pour
celui qui s´y trouve pour faire une investigation.
Il s´agit donc d´un lieu déjà devenu historique : le lieu du crime est
défini par rapport à son lien avec un acte passé – le crime qui y a été
commis. On suppose y trouver des inscriptions relevant de son passé, ce
passé qui, pour nous, reste « inachevé » parce que nous ne savons pas ce
qui s´y est passé pendant que nous n´y étions pas. Nous, qui ne percevons
que l´endroit qui a donné lieu à l´acte ne connaissons pas son histoire, bien
que nous lui ayons déjà accordé un nom, ou bien une désignation – lieu du
crime. Il semble donc que nous, qui disposons d´une définition de ce que
c´est qu´un crime, savons quand-même déjà quelque chose de ce lieu.
Qu´est-ce que nous présupposons avant même de pénétrer sur un lieu
du crime ? Pour présenter les pratiques criminologiques « réelles »
effectuées lors d´une investigation sur les lieux du crime, je vais me référer
à un manuel de criminologie. Ceci relève, je pense, du côté de la pratique
plutôt que de la pensée, du statut et des connotations d´un tel endroit ainsi
que de l´acte qui y a eu lieu et de la position prise par ceux qui font partie
de l´investigation.
Avant tout, il me semble nécessaire d´éclaircir le concept de « crime »,
donc de l´acte même. Selon Jean-Claude Martin, l´auteur du manuel
intitulé « Investigation de scène se crime », « le mot crime doit être
compris au sens latin du terme crimen qui signifie le chef d´accusation »46.
La définition du lieu en tant que lieu du crime est donc aussi constituée à
partir de la société qui accorde cette définition à l´acte dit criminel: selon
cette définition, le mot « crime » implique qu´il y ait une loi qui le
catégorise en tant que tel sans la préciser. Le principe sur lequel cette
relation entre loi et crime est basé est «nullum crimen sine lege ; nulla
poena sine lege » , il n’y a pas de crime sans loi ; il n’y a pas de peine sans
loi.
46 Jean-Claude Martin, Investigation de scène de crime, p. 3
29
Dans le « dictionnaire historique de la langue française », on trouve
aussi la définition suivante : « Par métonymie, [le mot crime] s´est appliqué
à l´acte sur quoi se fonde cette décision [juridique ultérieure], le grief,
l´inculpation, souvent avec une valeur péjorative due au contexte
pénal. L´accusation se confondant avec l´acte délictueux lui-même (scelus
en latin), crime a fini par désigner dès l´époque classique l´action coupable
[…] »47. Le crime, signifiant dès lors aussi l´acte criminel même, est alors
compris à partir de son jugement ultérieur ; ce n´est que dans un deuxième
temps que le mot s´applique à l´acte criminel même. Le crime commence
donc avec l´établissement de règles qui ont valeur de loi. Un acte est
criminel parce qu´on a décidé dans une société de le punir.
Ainsi, pour désigner un acte comme acte criminel, pour le juger, il faut
qu´il soit accompli et qu´il y en ait des preuves – avant le crime, il n´existe
pas, ne peut exister, ce ne sont que les lois (des « au cas où ») qui
préexistent, en définissant ce qui va être classifié rétroactivement, à la
suite, par quelqu´un muni du pouvoir de le juger ainsi, comme acte
criminel. Or, aussi la constitution des preuves dépend de prédéfinitions.
Jusqu`à la fin du 19e siècle, seuls étaient acceptés les discours des témoins
interrogés lors du procès – les seules preuves étaient donc des énoncés
verbaux. Les images étaient considérées comme des illustrations de ces
discours sans être considérées comme preuve autonome. Ce ne fût qu´avec
l´accréditation des radiographies à la fin du 19e siècle qu´on a attribué une
valeur de preuve aux photographies.48
Il me semble important d´indiquer que, si la compréhension du mot
commence avec l´accusation qui va succéder à l´acte, il faut
nécessairement une instance munie du pouvoir de définir ce qui est juste,
qui est extérieur à l´acte (à la situation d´exécution de l´acte). Et c´est cette
instance représentant les lois qui s´oppose à l´accusé, celui qui est
soupçonné être le coupable. Pour qu´il y ait un crime, il faut donc tout un
47 Petit Robert, dictionnaire historique de la langue française 48 voire Golan, Sichtbarkeit und Macht : Maschinen als Augenzeugen, p. 171-210
30
dispositif : une instance jugeant, une loi qui définit le chef d´accusation, un
coupable, l´acte, une victime, des preuves …
Cependant, le mot « crime » est aussi défini comme « manquement très
grave à la morale ». Cette définition ne se réfère pas non plus
immédiatement à l´acte criminel dans sa violence propre, mais aux
intentions dites immorales de celui qui le commet. Or, la morale n´est pas
non plus une chose close, fixe ; elle dépend elle aussi de jugements et
déterminations d´une société.
Enfin, le mot « crime » s´applique à l´assassinat et le meurtre qui sont,
semble-t-il, les crimes par excellence.49 Je suppose que Benjamin a pensé à
un meurtre quand il a écrit que les images d´Atget ressemblent aux relevés
judiciaires d´un lieu de crime. Car c´est suite à un assassinat que le lieu du
crime devient si central et important pour l´investigation : Le résultat est
irréversible ; il n´est plus possible d´interroger la victime. Quand il y a un
meurtre, cela signifie que l´acte était d´une violence inhérente, qu´une
frontière a été franchi. L´enquête essaie de dévoiler en toute urgence des
mobiles et l´identité du coupable pour l´arrêter car celui-ci est jugé
dangereux pour la communauté. Car quand quelqu´un tue une autre
personne, il s´insinuent des pulsions « sauvages », « inhumains », en tout
cas « a-sociales », dirigées contre d´autres personnes.50
Partant de la thèse selon laquelle un des éléments constitutifs du crime
est, à côté de son jugement ultérieur, l´acte criminel même, on accorde
donc aussi à l´endroit qui a donné lieu au crime une violence inhérente –
des traces de l´acte se trouvent potentiellement encore sur place. Il ne s´agit
pas d´un lieu innocent, car il est dès lors intimement lié avec l´acte
meurtrier. Ainsi, ce lieu est constitué par une temporalité spécifique : on
suppose qu´il y avait quelqu´un – l´assassin - qui a causé cette situation
49 Petit Robert 50 Certes, ceci est une thématique très complexe et discutable. Dans le cadre de ce mémoire, je vais me contenter de travailler avec ces connotations courantes
31
rencontrée sur place antérieurement, dans le passé, en laissant des traces
qui persistent, s´y trouvent encore, au présent ; puis il faut trouver ce
quelqu´un qui est « coupable » afin de l´accuser ultérieurement, dans l´a-
venir. Tous ces temps se superposent, pour ainsi dire, « au lieu du crime ».
« Tout présent immédiatement se dédouble en avenir inclus dans le
passé et en passé en appelant à un avenir qui se superpose à lui. »51
Nommant cet acte qui, justement, fut « acte » à son présent, un crime, cet
acte, dans son présent même, a déjà été lié à ce qui le succède. C´est en
cela qu´on a pu appeler l´acte meurtrier, qui ne peut être crime qu´en étant
saisi en tant que tel que par l´accusation future, un crime. Le meurtre
apparaît à ceux qui en souffrent ou en ressentent les conséquences et qui
veulent « rendre justice » comme crime encore ou enfin à présent quant à
son inscription dans un temps historique, par le travail d´un tiers, d´un
criminologue qui le construit à partir de sa position à lui.
Le lieu du crime est alors supposé contenir son passé dit criminel sous
forme de traces ou d´indices, inscrits dans le lieu même et/ou sur la victime
- ainsi, on pourrait dire que le lieu, lui aussi, participe au crime. Dans le
manuel de criminologie, ceci est formulé ainsi : « Le lieu du crime contient
des indices physiques qu´il faut protéger ; ils ont été abandonnés par le
criminel et, de ce fait, ils représentent les éléments constitutifs de son
crime. »52 Ces traces laissées par l´assassin lors de l´acte meurtrier,
résultats de la violence, sont souvent très fragiles. Mais c´est quant à elles
que le crime se trouve, dans un certain sens, encore sur place. Il s´est, pour
ainsi dire, installé à, voire inscrit dans l´endroit où l´acte dit criminel a eu
lieu.
Cet endroit, le lieu du crime, n´est donc pas un lieu non-classifié,
innocent, quelconque. Y Pénétrer est alors, comme nous l´avons vu,
nécessairement intentionnel, mieux : dirigé, menant vers une
direction précise: on y va pour trouver des pistes menant vers le coupable,
car qu´il y ait un coupable, quelqu´un qui a causé cette situation spatiale
51 Proust, Histoire à contretemps, p. 70 52 Martin, Investigation de scène de crime, p. 17
32
spécifique, donc laissé des traces de son acte violent, c´est déjà présupposé
en nommant ce lieu « lieu du crime ».
Récits policiers
Dans les romans policiers, ayant selon Guy Landreau « pour matière,
non pour forme, la présentation de concepts, et les moyens de production
d´une connaissance pour objet »53, cette prémisse d´une connexion
historique et physique entre ce passé criminel inconnu et l´actualité, en
formant une constellation spécifique, fait partie de l´enjeu du récit : « Les
indices apparaissent […] comme les affleurements d´une histoire cachée –
celle du crime – dans une histoire manifeste – celle de l´enquête. Les
indices sont les reliquats de l´histoire première dans l´histoire seconde. De
là leur incongruité : ils appartiennent en ordre principal à un univers de
sens qui n´est pas l´univers actuel. »54
Pour trouver un point de départ, le commissaire fictionnel et, avec lui,
le lecteur, doit alors trouver et reconnaître dans son présent des signes
relevant de ce passé inconnu et dont il sait, au moins, que ce passé qu´il
cherche à élucider au lieu du crime est en partie marqué par cet acte
criminel qui a donné le nom au lieu et qui est déjà, dans un certain sens,
chef d´accusation. Il s´agit de deux histoires superposées, pour ainsi
dire, dont une reste inconnue, mais insinuée en ce que l´autre la laisse luire
à travers elle. « Il y a quelque chose de suspect, écrit Ernst Bloch, c´est
ainsi que cela commence. Il n´y a qu´une chose qui compte, c´est la
recherche investigatrice : ce qui importe, c´est d´où ça vient, l´origine.
L´investigation reconstitutive serait l´autre chose, il s´agit alors de
destination. Là, trouver ce qui a été, ici création de quelque chose de
nouveau : telle est la démarche, tendue et souvent non moins
labyrinthique. »55
53 Lardreau, Présentation criminelle de quelques concepts majeurs de la philosophie, p. 16 54 Dubois, Le roman policier ou la modernité, p. 125 et 126 55 Bloch, Aspect philosophique du roman policier, in : Autopsie du roman policier, p. 280
33
Très souvent, dans les récits policiers, il y a un élément-clé qui met le
détective ou le commissaire sur la bonne piste, c´est-à-dire qui l´conduit à
trouver le coupable. Il s´agit souvent d´un indice très discret qui n´attire
l´attention du détective que lors d´une inspection minutieuse. « Tous les
romans policiers contiennent à vrai dire des éléments accessoires qui
fournissent en fin de compte l´indication cherchée […] ; et tous les
éléments micrologiques parlent d´autant mieux qu´ils sont isolés, à l´écart
de tous ce que cherche d´abord le regard normatif. »56 Pour voir clair, il est
donc conseillé d´isoler des détails de l´ensemble. Ne fait-ce pas penser à
Benjamin qui propose lui aussi d´extraire un moment précis de la continuité
historique afin de l´examiner ? L´historien matérialiste, écrit-il, « fait
éclater la « continuité historique » chosifiée pour y isoler une époque
donnée, une époque pour y isoler une vie individuelle, l´œuvre d´une vie
pour y isoler une œuvre donnée. Mais, grâce à cette construction, il réussit
à recueillir et à conserver dans l´ouvrage particulier l´œuvre d´une vie,
dans l´œuvre d´une vie l´époque et dans l´époque le cours entier de
l´histoire. »57
Cette démarche commence donc aussi avec l´isolation de détails. Il
s´agit d´un accès à une connaissance qui s´ouvre en dépliant des éléments
particuliers. La lecture de récits policiers peut être instructive en ce qu´elle
« entraîne » la concentration sur les éléments particuliers dans un ensemble
de données – c´est en suivant le regard méticuleux du commissaire ou du
détective que le mystère devient compréhensible.
« [L]a logique de l´émergence du signe dans le récit policier en tant
qu´il est indice de l´histoire passée et en attente, est d´être temporellement
métonymique. »58 Qu´est-ce que cela veut dire, être temporellement
métonymique ? La figure rhétorique nommée « métonymie » « remplace un
terme par un autre qui est lié au premier par un rapport logique. […] De
56 ibid., p. 264 57 Benjamin, Eduard Fuchs, collectionneur et historien, in : Œuvres III, p. 175 58 Denis Mellier, L´illusion logique du récit policier, in : Philosophies du roman policier, p. 95
34
manière simplificatrice, on peut dire que la métonymie consiste à remplacer
le tout par la partie. »59
Appliqué au récit policier, voire à la dimension temporelle constituant
la découverte d´un lieu du crime dans le cadre d´une histoire fictionnelle,
on pourrait dire que « le passé », donc l´action criminelle, est substituée ou
re-présentée par un objet qui y était présent, voire en usage ou en contact
physique avec le coupable, et qui en relève. L´acte irréversiblement passé
a, pour ainsi dire, des répercussions dans l´objet présent.
Il s´agit donc d´une structure temporelle très complexe – ce qui s´est
passé est, bien sûr, irréversible, mais persiste tout de même dans le présent
sous une autre forme physique perceptible dans l´espace, celle de l´indice,
qui ne réactualise pas ce passé même, mais en est une sorte de porteur. Ce
sont les indices qui permettent d´accéder, dans un certain sens, au crime.
Ceci ne vaut pas que pour des récits fictionnels qui, eux, s´appuient sur des
pratiques réelles : la condition de possibilité de recherches criminologiques
à partir d´un lieu de crime est justement le soupçon qu´il y ait « du passé »
dans ce qu´on trouve dans l´actualité.
C´est à partir du lieu du crime qui est une sorte de terrain ouvert, qu´un
détective tente, dans son a-venir à lui, de faire « surgir » du passé.
L´endroit où ça s´est passé, dont la découverte est un choc, est en même
temps le point de départ, voire la condition de possibilité de l´enquête.
Indices
Centrale est donc la présence d´indices au lieu du crime. Mais qu´est-ce
au juste qu´un indice ? Dans le cadre d´une investigation – réelle ou
fictionnelle – au lieu où un crime a été commis, beaucoup de choses
peuvent être considérées comme des indices. Ainsi, à tout objet qui s´y
trouve, si banal et discret soit-il, on peut accorder un caractère indiciel. Car
tout renvoie potentiellement au coupable, étant donné qu´il est possible que
celui l´a possédé ou utilisé. En supposant que le coupable a touché un objet
59 Wikipédia
35
ou s´en est servi, cet objet-là peut devenir indice et ainsi amener le
détective ou le commissaire à formuler des soupçons concernant les
habitudes ou le mode de travail de l´assassin – un mégot de cigarette par
exemple indiquerait, possiblement, qu´il est fumeur.
Or, il n´y a aucune confirmation que ces empreintes-là viennent
vraiment de l´assassin. Le point de départ de toute enquête est donc
constitué par des intuitions floues basées sur des indices qui, certes,
indiquent quelque chose, mais sans donner en même temps leurs objets.
« L´indice n´affirme rien ; écrit Charles S. Pierce, il dit seulement : là »60
De façon générale, toutes les traces et toutes les empreintes trouvées sur
place et sur la victime sont potentiellement des indices relevant du
coupable. C´est pour cela que des opérations telles que le moulage ou le
prélèvement d´empreintes et de traces sont effectuées le plus
minutieusement possible sur le lieu du crime : trouver et protéger ces
traces souvent très fragiles sont des procédés conduisant éventuellement à
l´identification du coupable à partir de ces restes et débris. Conserver ces
traces signifie donc : avoir trouver des pistes potentielles qui permettent de
commencer l´enquête.
On voit bien : les indices demeurent dans le moindre détail, dans des
objets les plus ordinaires et des traces les plus cachées. Ce qui importe pour
qu´un donné soit considéré comme indice, c´est qu´il ait (eu) un rapport
avec le coupable. Ainsi, on différencie dans la pratique criminologique –
selon le manuel de criminologie cité plus haut – les indices des traces.
Lorsque « la trace est un élément matériel », donc toujours concrète,
« l´indice est le signe apparent qui met sur la trace de quelque chose ou de
quelqu´un ; cette seconde qualification est plus générale que la première
puisque l´indice peut-être un élément immatériel comme un raisonnement
ou une association d´idées .»61 Cette définition montre que le concept de
l´indice est très large et ne s´applique qu´intermédiairement aux objets
60 Peirce, Théorie des signes : la sémiotique, in : Écrits sur le signe, p. 144 61 Martin, Investigation de scène de crime, p. 5
36
matériels trouvés au lieu de crime ; il englobe toutes les indications menant
sur des pistes potentielles.
L´indice n´est donc pas en soi un objet, mais un signe, c´est-à-dire selon
Charles S. Peirce « quelque chose qui tient lieu pour quelqu´un de quelque
chose sous quelque rapport où à quelque titre. Il s´adresse à quelqu´un,
c´est-à-dire crée dans l´esprit de cette personne un signe équivalent ou
peut-être un signe plus développé. Ce signe qu´il crée, je l´appelle
l´interprétant du premier signe. Ce signe tient lieu de quelque chose : de
son objet. »62 Dans la sémiologie peircienne, le concept du signe est donc
composé par une relation triadique « authentique, c´est à dire qu´elle ne se
ramène pas à un quelconque complexe de relations dyadiques. »63 Bref :
tout signe est constitué par son rapport et avec l´objet qu´il désigne et avec
l´interprétant, c´est-à-dire avec le signe qui se produit mentalement à partir
du saisi du signe « premier ». Ces trois composants constituent
irréductiblement le concept du signe proposé par Pierce.
« Un signe sert d´intermédiaire entre le signe interprétant et son
objet. ».64 Le signe n´est donc pas l´objet même, bien qu´un objet puisse
fonctionner comme signe, donc transmettre une information selon sa
structure spécifique. « Le signe ne peut que représenter l´objet et en dire
quelque chose. Il ne peut faire connaître ni reconnaître l´objet […] ».65
Comme il ne s´agit pas d´une relation binaire ente objet et signe, mais d´un
concept triadique composé irréductiblement de ces trois éléments – l´objet,
le signe et l´interprétant qui est lui-même un autre signe - la découverte
d´un signe (par exemple d´un indice), ne signifie pas avoir trouvé une
preuve sûre, mais une piste possible.
Résumons : un signe est censé donner un accès à une connaissance
spécifique – or, cette connaissance ne consiste pas dans l´identification de
62 Peirce, Théorie des signes : la sémiotique, op.cit., p. 121 63 ibid., p. 147 64 Peirce, Lettres à Lady Welby, in : Écrits sur le signe, p. 29 65 Peirce, Théorie des signes : la sémiotique, op.cit., p. 123
37
l´objet, mais dans la médiatisation d´un rapport qu´entretient cet objet avec
l´interprétant à travers le signe.
Si l´objectif est, comme dans l´enquête policière, d´identifier une
personne à partir d´indices, cela veut dire que ces indices contiennent plutôt
des injonctions en ce qu´ils produisent des signes mentaux, que des
informations sûres. Nous l´avons vu : l´indice est en connexion dynamique
avec « son » objet, mieux : il apparaît lors de ce contact. C´est donc ce
contact qui constitue son caractère spécifique, et puisque c´est ainsi,
l´indice « perdrait immédiatement le caractère qui en fait un signe si son
objet était supprimé, mais ne perdrait pas ce caractère s´il n´y avait pas
d´interprétant. »66
L´indice est donc « un signe ou une représentation qui renvoie à son
objet non pas tant parce qu´il a quelque similarité ou analogie avec lui ni
parce qu´il est associé aux caractères généraux que cet objet se trouve
posséder, que parce qu´il est en connexion dynamique (y compris spatiale)
et avec l´objet individuel d´une part et avec les sens ou la mémoire de la
personne pour laquelle il sert de signe, d´autre part. »67 On voit bien : ce
rapport est basé sur le lien direct qu´entretient l´indice avec l´objet ; c´est à
partir de ce lien que l´interprétant s´organise et une connaissance spécifique
est communiquée.
Cependant, la forme matérielle ou idéelle de l´indice est secondaire ,
l´indice ne ressemble pas nécessairement à l´objet qu´il indique, comme
c´est le cas de la fumé qui indique un feu, la douleur au ventre qui indique
une appendicite ou bien un panneau indiquant un chemin. « Tout ce qui
nous surprend est un indice, dans la mesure où il marque la jonction entre
deux positions de l´expérience. Ainsi, un fort coup de tonnerre indique que
quelque chose de considérable s´est produit, bien que nous ne puissions pas
savoir précisément ce qu´était l´événement. Mais on peut s´attendre à ce
qu´il soit lié à quelque autre expérience. »68 L´indice est donc lié à
66 Peirce, Théorie des signes : la sémiotique, op. cit., p. 140 67 ibid., p. 158 68 ibid., p. 154
38
l´expérience, plus précisément à une expérience possiblement connectée à
celle que produit l´objet. La connaissance médiatisée par l´indice est donc
communiquée à travers l´expérience, ou bien, pour le dire autrement,
l´interprétant se constitue à partir de cette expérience. Mais qu´est-ce que
Peirce entend par « expérience » ?
Selon lui, « [c]´est le champ de l´expérience qui nous informe sur les
événements, sur les changements de perception. Or, ce qui caractérise en
particulier de soudains changements de perception est un choc. […] C´est
plus particulièrement aux différences de perception que nous appliquons le
mot « expérience ». Nous faisons particulièrement l´expérience des
vicissitudes. Nous ne pouvons pas faire l´expérience de la vicissitude sans
faire celle de la perception qui subit le changement, mais le concept
d´expérience est plus large que celui de perception et inclut beaucoup de
choses qui ne sont pas, à proprement parler, objets de perception. C`est la
pression, la contrainte absolue qui nous fait penser autrement que nous
n´avons pensé jusqu`alors, qui constitue l´expérience. Or, la pression et la
contrainte ne peuvent pas exister sans résistance, et la résistance est un
effort d´opposant au changement, par conséquent, il doit y avoir un élément
d´effort dans l´expérience ; et c´est cela son caractère particulier. »69
Si l´indice est le signe marquant la jonction entre deux positions de
l´expérience, c´est donc l´indice qui donne accès à une connaissance des
événements, qui en est l´intermédiaire. Le saisi d´un indice implique
l´accès à une certaine dynamique constitutive du rapport entre objet et
signe qui appelle à l´expérience. Donc : pour déchiffrer le message
communiqué par l´indice, un message informant sur un rapport spécifique
qui lie un objet et l´indice par une logique propre, il faut que l´expérience
de ce rapport ait déjà été faite. Selon Benjamin, « [l]´ « expérience vécue »
acquiert une nouvelle dimension avec la trace. Elle n´est plus contrainte
d´attendre « l´aventure » ; celui qui vit une expérience peut suivre la trace
qui y mène. Celui qui suit des traces n´est pas seulement obligé de faire
69 Peirce, Théorie des catégories : La phanéroscopie, in : Écrits sur le signe, p. 94
39
attention ; il faut surtout qu´il ait déjà fait beaucoup d´attention. »70 Nous
l´avons vu : les traces, en ce qu´elles indiquent les objets qui les ont
produits, fonctionnent comme des indices. La lecture des indices demande
donc de se laisser prendre au jeu par eux. Sans avoir déjà acquis certaines
connaissances par expérience, on ne saurait les lire. Bref : la lecture des
indices s´apprend.
Du côté de celui qui perçoit un signe en tant que tel – par exemple le
détective - un certain effort est nécessaire. Ainsi, pour retenir la
connaissance transmise par la considération d´un signe, il faut qu´il refasse
le pas, qu´il se mette à retracer ou reconstruire la connexion entre le signe
et son objet. Pour capter le message du signe, il doit savoir que cette
relation-là dispose d´une logique propre à elle. Dans ce sens, nommer un
endroit « lieu du crime » est déjà un indice, car cette désignation indique
que ce lieu a été en contact avec le coupable.
Nous l´avons vu : toute enquête commence avec des soupçons, et le lieu
du crime comme premier indice renvoyant à l´acte passé est son point de
départ. Le détective ne sait pas encore qui est le coupable, il ne peut donc
pas vérifier si cette connexion entre l´indice et l´objet qu´il s´imagine à
partir de l´indice est « juste ». L´indice indique, mais pour connaître ce
qu´il indique, il faut un savoir supplémentaire. Ainsi, le détective va
examiner le lieu afin d´y trouver des indices, c´est-à-dire des micro-détails
qu´il s´imagine avoir été en contact avec le coupable. Pour lui, ces indices
se trouvent potentiellement partout, et ce sont eux qui représentent le lien
qu´a le lieu du crime avec l´acte passé et le coupable.
Car il n´est pas nécessaire, même peu probable, que ce donné, cet objet
qui a causé le signe par un contact, soit encore présent. Dans le cas d´un
lieu de crime, le coupable n´est la plupart du temps plus sur place, ni par
exemple ses chaussures qui ont laissé les empreintes. C´est donc une des
caractéristiques de l´indice : il persiste même quand le donné qu´il indique
n´est plus présent. Seul importe le contact entre indice et donné, mais pas
70 Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, p. 798
40
quand ce contact a eu lieu. On pourrait même dire que l´indice devient
indice au moment où l´objet qu´il indique n´est plus immédiatement
saisissable ; en tout cas c´est dans des situations dont le donné cherché
manque qu´on devient sensible aux indices.
La fonction de l´indice serait donc d´être une sorte de médiateur, voire
de connecteur, qui représente l´objet par la relation inhérente spécifique
qu´il entretient avec lui.
La photographie et l´ indice
Étant donné que toute photographie est le résultat d´un contact direct
de la lumière avec la plaque photosensible, elle aussi dispose, selon Peirce,
d´un caractère indiciel. Il s´agit d´une compréhension de la photographie à
partir de son mode de production : l´image est le résultat des ombres venant
de l´objet qui ont « touché » le matériel photographique et transformé la
plaque. Ainsi, on pourrait dire qu´une photographie indique que ce qui y
« figure » s´est effectivement trouvé là, devant l´objectif, au moment de la
prise. Ce qui veut dire aussi – et Peirce le dit déjà – que le référent de cette
photographie ne ressemble pas nécessairement à ces apparitions spatiales
visuelles prises en image : « cette ressemblance est due aux photographies
qui ont été produites dans des circonstances telles qu´elles étaient
physiquement forcées de correspondre point par point à la nature »71, écrit
Peirce.
À partir de cet angle de vue, la ressemblance de l´image avec l´objet
« original » n´est alors qu´un effet secondaire de la photographie qui, elle,
est dans un premier temps saisie à partir de son caractère de trace. Pour
qu´une photographie soit considérée comme indice, l´important est qu´il y
ait eu ce contact entre eux. Une photographie, enregistrant de sa manière,
donc mécaniquement ce avec quoi elle était mise en contact, donne donc à
voir un « ça a été »72 comme Roland Barthes l´a décrit. Il s´agit dans un
71 Pierce, Théories du signe : la sémiotique, op.cit., p. 151 72 Barthes, La chambre claire, p. 120
41
premier temps d´un simple constat, d´un « il y eu un contact ». Nous
l´avons vu – l´indice n´affirme pas, il dit simplement : là.73
« Lire » une photographie à partir de son caractère indiciel implique
qu´on lui accorde une certaine capacité de transmettre une connaissance qui
s´articule par ce caractère même. En tant que trace, donc résultat d´un
contact physique, elle garde une connexion inhérente avec l´objet, le
« continuum spatial »74 dont la plaque a reçu les ombres. Ainsi, l´image est
en quelque sorte le « témoin » de la constellation qu´elle rend visible, qui,
en tout cas, est le résultat, voire le produit de ce contact « tactile » . C´est là
son rapport spécifique au temps : sur la photographie s´est inscrit le contact
antérieur qui l´a causé, et cette connexion relève d´un instant passé.
« L´important, c´est que la photo possède une force constative, et que
le constatif de la Photographie porte, non sur l´objet, mais sur le temps. »75
écrit Roland Barthes à ce propos : « ce que je vois, ce n´est pas un
souvenir, une imagination, une reconstitution, un morceau de la Maya,
comme l´art en prodigue, mais le réel à l´état passé : à la fois passé et réel.
Ce que la Photographie donne en pâture à mon esprit […], c´est, par un
acte bref dont la secousse ne peut dériver en rêverie[…], le mystère simple
de la concomitance. »76 Cette « secousse », ne fait-elle pas penser au
« choc » qu´une constellation subit au moment de la rencontre entre un
maintenant et un autrefois qui est pour Benjamin, comme nous l´avons vu,
celui qui provoque sa cristallisation en image dialectique ? « Actuel » est le
regard qu´on pose maintenant sur l´image, mais ce regard se superpose
quant au caractère indiciel à l´instant passé du contact. « Ce que la
Photographie reproduit à l´infini n´a lieu qu´une fois : elle répète
mécaniquement ce qui ne pourra jamais plus se répéter
existentiellement. »77 remarque Roland Barthes. Mais ce moment, cette
scène y est devant les yeux du regardeur ; il y est re-présenté, spatialisé,
73 voire la note 48 74 Kracauer, La photographie, 191 75 Barthes, La chambre claire, p. 138/139 76 ibid, p. 130 77 ibid., p. 15
42
voire ex-posé en tant qu´ « état des choses »78. C´est en cela qu´une
photographie peut devenir outil dans le cadre d´une enquête : elle sert à
actualiser et stocker des informations visuelles, parce que ce moment de la
prise de vue s´est inscrit sur sa surface.
Bien que, pour être opératoire dans le cadre d´une enquête, pour
communiquer des informations supplémentaires outre cette connexion qui a
eu lieu au moment de la prise, il faille qu´on accorde à l´image aussi un
fonctionnement comme icône ou comme symbole, les autres signes
qu´évoque Peirce. D´ailleurs, selon lui, il n´y a pas de signes « purs »,
purement indiciels, iconiques ou symboliques, dans la réalité ; ils sont
entremêlés.
Accorder à une image une ressemblance à un objet correspond à sa
reconnaissance en tant qu´icône : « Une icône est un signe qui renvoie à
l´objet qu´il dénote simplement en vertu des caractères qu´il possède [par
exemple leur « aspect »], que cet objet existe réellement ou non. »79 Or,
nous l´avons vu : aucun signe ne peut faire connaître l´objet ; chacun ne
fait que le représenter selon sa constitution spécifique de signe. Une
photographie comprise comme signe n´est pas en soi une connaissance,
mais communique une connaissance en représentant un objet de manière
spécifique. Pour lire les informations qu´elle transmet, il faut repérer
comment elle le fait. « Telle est la Photo , écrit Barthes : elle ne sait dire ce
qu´elle donne à voir. »80
En tant qu´indice, nous l´avons vu, une photographie communique une
connaissance par le contact antérieur entre la plaque et la lumière venant de
l´objet : elle dit : là, il y a eu une rencontre dont je suis le résultat.
« J´appelle, écrit Barthes, « référent photographique » non pas la chose
facultativement réelle à quoi renvoie une image ou un signe, mais la chose
nécessairement réelle qui a été placée devant l´objectif, faute de quoi il n´y
aurait pas de photographie. »81 La photographie, parce qu´elle est indice, se
78 emprunté à Vilèm Flusser, Pour une philosophie de la photographie, p.10 79 Pierce, Théorie des signes : la sémiotique, op.cit., p. 140 80 Barthes, La chambre claire, p. 156 81 ibid., p. 120
43
réfère donc à une chose « réelle » qui fût traduite en image par des
procédés techniques.
« Une catastrophe : un point critique où quelque chose change d´état et
de forme, se défait pour se reconstituer autrement. »82 C´est cette
transformation décrit par Régis Durand qui constitue une photographie
comme indice, qui, lui, apparaît lors d´un contact qui modifie la plaque.
Ainsi, une photographie déplace ce qui ne peut être que fragment de ce réel
qui s´est trouvé devant l´objectif, en le transformant en image « pleine,
bondée »83 sur la surface bidimensionnelle du cliché. Une seule
photographie sans supplément, c´est-à-dire sans d´autres images ou textes,
se présente donc comme « unité » qui relève forcément en même temps
d´un manque – manque, avant tout, du référent qu´elle fait voir car ce
moment matérialisé en image est irréversiblement passé, mais aussi
manque du hors-champ - de quoi cette photographie est-elle un fragment ?
Ce qui figure sur une photographie en tant que trace relève donc d´un
découpage. Parce que la photographie est trace, indice d´un objet absent, ce
manque fait partie de l´image.
Or, étant tout de même signe « plein » ; une photographie, relevant
d´un réel par son caractère indiciel et son iconicité, peut à son tour rendre
visible des indices. L´image, relevant d´un contact réel, fait voir tout ce qui
s´y trouvait avant l´objectif, et ce sous cet angle de vue précis dans un
cadre clos : son format. De façon désintéressée parce que mécanique, elle
représente la totalité de ce « continuum spatial ». Ainsi, celui qui regarde
une photographie en lui accordant son caractère d´indice et d´icône, peut en
discerner des détails. « [L]es diverses textures rassemblées dans le champ
de l´image saisissent notre regard par leur densité et tendent à se séparer les
unes des autres, de sorte que nous lisons le plus souvent les photographies
morceau par morceau, élément par élément »84, remarque Rosalind Krauss.
82 Durand, Le regard pensif, p. 38 et 39 83 voire Barthes, La chambre claire, p. 139 : « L´image photographique est pleine, bondée : pas de place, on ne peut rien y ajouter » 84 Krauss, Le photographique, p. 162
44
C´est ainsi que la photographie devient matériau, voir instrument : elle
est utilisable en tant que moyen de mémorisation parce qu´en elle se
rencontrent sa temporalité propre et sa capacité de représenter un objet.
Parce que l´image est pleine, parce qu´elle fait voir l´ensemble de tous les
éléments s´étant offerts à l´objectif de l´appareil photo à ce moment précis,
le regardeur qui la saisit de façon analytique peut y chercher des détails.
L´image permet d´examiner ces éléments un par un – et ainsi d´en
discerner des indices, comme Benjamin le constate par rapport aux
photographies prises par Atget dans les rues désertées de Paris. Parce
qu´une photographie re-présente (ab-bilden) un continuum spatial, elle
représente en même temps les tensions dont cet espace-là a été surchargé.
Du « partners in crime »
Revenons à notre situation de départ : la découverte d´un lieu du crime.
Nous avons vu que ce lieu garde en lui toute une structure temporelle
spécifique, et qu´il ne s´agit pas d´un endroit quelconque car il est déjà
connoté, mieux : désigné par ce rapport inhérent qui lui a donné son nom.
Pour ceux qui sont chargés de l´affaire, il est clair qu´il faut, maintenant,
agir de toute urgence : il faut arrêter le coupable. Comment procéder ?
Le premier « témoin » du crime est son lieu car c´est lui qui a « reçu »
l´acte, mieux : c´est sur place que se trouvent les données qui sont
directement liées physiquement et historiquement à cet acte dit criminel qui
y a eu lieu. Ainsi, avant toute recherche, il faut essayer de déchiffrer les
signes qui s´y donnent à percevoir. L´enjeu est de saisir, de capter et de
discerner ce qui se donne à « voir », mais qui n´est pas immédiatement
lisible. Les signes ne font pas connaître l´objet, mais le représentent de leur
façon spécifique. En tant que médiateurs, communiquant des informations
à travers des donnés « bruts », non-décodés, ils sont porteurs
d´informations. Qu´est-ce qui est signe au lieu du crime ? Dans un premier
temps, tout objet, toute trace et toute perception peuvent être considéré
comme tel. Voilà une des difficultés de départ : il faut délimiter, voire trier
les informations afin de pouvoir lancer l´enquête.
45
« Matériellement, l´investigateur ne peut pas collecter l´ensemble des
informations présentes sur la scène de crime ; des contraintes spatiales ou
temporelles apparaissent. Des choix doivent être faits […] »85, est
commentée dans le manuel de criminologie cette problématique qui
s´impose au travail criminologique. Distinguer les indices censés élucider
quelque chose « d´ important » sur le passé du lieu pour les recherches de
la personne qui a commis ce crime des autres données sur place n´est guère
une procédure évidente. L´endroit lui-même n´est pas forcément familier
aux policiers chargés de l´affaire. Néanmoins, l´identification de
particularités nécessite une connaissance du lieu tel qu´il était avant la
pénétration de l´assassin.
Il faut donc non seulement trouver des repères (témoins,
photographies, etc.) capables de ré-actualiser l´état du lieu tel qu´il
apparaissait avant que l´ acte criminel qu´on essaie de re-construire y ait eu
lieu, mais aussi une méthode, délimitant les opérations qu´on va effectuer
sur place. Car ces opérations, étant des infractions, vont nécessairement le
transformer: « le choix d´une méthode est indispensable pour ne pas
négliger une trace, un indice, pour éviter de répéter des opérations souvent
longues et qui peuvent modifier l´état du site, etc. »86
Même le territoire, la scène, n´est pas encore défini au moment où
commence l´investigation criminologique. La délimitation spatiale de ce
territoire nécessite une haute sensibilité pour ne pas perdre des indices de
ce crime dont la seule chose dont on peut être certain est qu´il y a eu,
comme résultat, une victime. Pour lancer des recherches, qui,
nécessairement, s´appuient sur ce qui a été défini comme leur point de
départ, il faut donc, avant tout, préserver attentivement la plus grande partie
possible de ce qui se trouve sur place, pour garder la possibilité de changer
de piste : « La situation sur les lieux d´un crime se modifie avec le temps.
Les premières mesures prises par le policier, à son arrivée sur les lieux,
jouent un rôle primordial dans la conservation des traces et dans l´éventuel
succès de l´investigation »87 avertie le manuel de criminologie.
85 Martin, Investigation de scène de crime, p. 6 86 ibid., p. 5 87 ibid., 17
46
Dès le véritable début de l´investigation, le lieu se trouve
irréversiblement transformé par les opérations effectuées sur place. Ainsi,
déjà les blocages censés empêcher des personnes qui ne font pas partie de
l´équipe de recherches de pénétrer dans le lieu, en font un lieu « artificiel »,
délimité et défini en tant qu´espace qui importe pour les recherches. Ce lieu
maintenant démarqué devient alors une sorte d´espace « d´exposition »
consacré au saisi. Dans un certain sens, on tente d´arrêter le temps en
empêchant d´autres influences d´irriter cet espace clos. On pourrait dire que
la « scène », comprise comme cette situation qui re-présente et englobe le
passé, l´acte criminel, donc des bribes d´histoire et d´actions, se transforme
en « image fixe».
Par sa structure spatio-temporelle spécifique, le lieu du crime fait
penser en quelque sorte à ce que Benjamin appelle « monade »88 en ce que
lui aussi se constitue à partir d´un arrêt, d´une immobilisation, qui rend
possible d´examiner sa constellation inhérente. Et c´est cette constellation
qui est « prise », enregistrée par les photographies qu´on en fait,
pour mémoriser et extérioriser la situation de la découverte. Nous l´avons
vu : une photographie, elle-même indice, représente des données en ayant
un rapport inhérent avec l´instant de sa prise. Ainsi, la photographie
conserve quelque chose de ce lieu qui, autrement, serait vite perdu pour
toujours. Ce n´est pas sans raison qu´une des premières opérations à
effectuer au lieu du crime est sa prise en photographie sous différents
angles de vue.
En tant que signes, elles portent en elles la possibilité d´accéder à une
connaissance en ce que la tension du lieu du crime au moment de sa
découverte s´y trouve représentée et saisissable. La découverte d´un lieu de
crime a donc quelques similitudes avec la situation de quelqu´un qui
regarde une photographie : le regardeur, lui aussi, est confronté à une
situation spatiale déjà passée. Dans cette « scène », il ne peut être
que spectateur, n´ayant pas la possibilité d´intervenir – il reste
nécessairement à « l´extérieur » de cette scène, hors-champ, exclu. Il s´agit
88 voire la note 5 ainsi que la citation correspondante
47
d´une situation à la fois perdue dans le sens qu´elle reste inaccessible pour
nous qui la voyons - on n´y est pas, dans son champ bidimensionnel
délimité par son format - et conservée, sauvée de l´oubli par son
enregistrement sur image parce que là, on la tient dans ses mains en
l´intégrant dans son présent.
Cette scène-là, une scène jamais vue sous cet angle car, au moment de
la prise, le déclencheur a empêché de la regarder à travers l´objectif en
fermant le viseur, apparaît comme image actuelle dans le sens où on la
regarde maintenant. Ce n´est pas que le passé entre dans l´actualité, mais
qu´un support d´image extérieur est « mobilisé » par l´actualité du regard
posé sur lui.
Nous l´avons vu : le lieu du crime et la photographie sont tous les deux
à la fois par leur caractère des indices et contiennent, mieux : rendent
saisissables, à leur tour, d´autres indices. Tous les deux sont constitués par
une structure temporelle très complexe – la superposition d´un autrefois et
d´un maintenant – c´est en cela qu´ils peuvent être considérés comme des
images dialectiques dans le sens que Benjamin leur accorde. Regarder une
photographie comme relevé juridique faite dans le cadre d´une
investigation au lieu où un crime a été commis est donc une pratique de
lecture conforme à un certain caractère de la photographie – son caractère
d´indice ainsi que d´indice d´indices.
Pourtant, il ne faut pas que nous oubliions que le point de départ est la
découverte d´un meurtre. Et c´est là une implication politique qui instaure
un moment d´urgence et de mobilisation. Regarder une photographie sous
cet angle de vue appelle et introduit un saisi spécifique d´images. Pour
accéder aux connaissances communiquées, médiatisées et mémorisées par
la photographie, il faut prendre une certaine position auprès d´elles. En
cela, le travail criminologique peut être instructif.
48
Connaissances et inventaires
Regardons de plus près la connaissance spécifique communiquée par la
photographie. Concernant les images d´Atget, Benjamin nous dit qu´on les
regarde comme les photographies prises lors d´une investigation sur un lieu
de crime – qu´elles se prêtent donc à être utilisées. Il s´agit, pour ainsi dire,
d´instruments de travail qui rendent discernables des micro-détails censés
être des traces laissées par le coupable. Nous avons déjà vu certaines
spécificités du lieu du crime et des photographies qui y étaient prises,
notamment leur temporalité propre et leur rapport spécifique aux indices.
Ces photographies sont des médiums censés conserver « l´état des lieux »,
en offrant à la vue un espace sensible visuel autre que celui qu´a pu retenir
l´œil humain. « Car la nature qui parle à l´appareil est autre que celle qui
parle à l´œil – autre, avant tout, en ce qu´à un espace consciemment
travaillé par l´homme se substitue un espace élaboré de manière
inconsciente. »89
On pourrait aussi dire : l´appareil photographique, quant à lui, ne saisit
pas les données qu´il enregistre de manière intentionnelle ou inconsciente -
par un appareil psychique en relation avec d´autres donnés psychiques –
mais de façon mécanique. Mieux : ce qu´une photographie saisit n´est pas
dirigé par une constitution psychique, embrouillé avec d´autres perceptions
et intentions, mais dépend de sa technique. Certes, la technique appliquée,
le motif et l´angle de vue dépendent du photographe qui, lui, tente peut-être
d´exprimer ainsi son intention à lui. Mais même s´il maîtrise parfaitement
son métier, il y a ce moment technique, non-intentionnel, on pourrait aussi
dire « non-humain », qui lui échappe nécessairement. Ce qui nous importe
ici, c´est cette non-intentionnalité de l´appareil qui enregistre des données
d´une manière qui lui est spécifique malgré l´intention de celui qui s´en
sert. Ce moment est lié au caractère indiciel d´une photographie.
89 Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., p. 300
49
L´inconscient optique
Quand Benjamin introduit le concept de l´inconscient optique, il a
probablement pensé aux photographies de Muybridge, ces images mises au
service par la science, censées enregistrer des mouvements image par
image afin de montrer comment ce mouvement se déroule exactement. Car
son exemple est le suivant : « si l´on se rend généralement compte, fût-ce
en gros, comment les gens marchent, on ne sait certainement plus rien de
leur attitude en cette fraction de seconde où ils « allongent le pas ». La
photographie, avec ces auxiliaires que sont les ralentis, les
agrandissements, montre ce qui se passe. »90
L´appareil se prête donc à décomposer un mouvement en traduisant les
éléments dynamiques en images fixes. Dans leur immobilité, ces images
rendent explicites ces moments qui ne sont, pour l´œil humain, jamais
visibles qu´en « cours ». C´est dans l´arrêt que leur constitution visuelle
devient discernable et analysable. « La photographie est sous le coup d´un
arrêt qui ne se traduit pas tant par la perte ou le manque de mouvement (ce
serait un reproche absurde), que par le reflux de l´énergie vers l´intérieur du
cadre, en une sorte de condensation ou d´implosion»91, écrit Régis Durand
à ce propos. « La photographie porte des marques, des scansions de
mouvement ou de durée, mais elles s´y trouvent suspendues ou violemment
superposées. »92
C´est parce qu´il y a encore « du mouvement » dans les images
photographiques, mais à l´état arrêté, qu´elles sont, pour ainsi dire,
chargées de ce mouvement. De là leur tension inhérente. Mais comme ce
mouvement a pris une autre forme sur une photographie, il se communique
autrement qu´en train de se faire.
Comment ce mouvement est-il traduit en image ? Examinons de plus
près l´exemple de Benjamin. Selon lui, la photographie « montre ce qui se
passe » avec ses auxiliaires, tel que l´agrandissement et le ralenti. Qu´est-ce
90 ibid., p. 300/301 91 Durand, Le regard pensif, p. 30 92 ibid.
50
que le ralenti en photographie ? Ne se réfère-t-il pas plutôt au film qui, lui,
se déroule dans le temps, qui est capable de communiquer des mouvements
en cours, transformant leur vitesse ? Regardons le texte en allemand. Le
mot que Benjamin utilise est « Zeitlupe » - littéralement, cela veut dire
« loupe de temps » ou « loupe temporelle ». Une loupe est, on le sait, une
lentille, un instrument optique agrandissant ce qui se trouve devant lui.
Enregistrant un instant précis, une photographie est, dans un certain
sens, toujours une loupe temporelle, car ce moment, celui qui correspond
au temps d´exposition, y est transcrit, mémorisé et ainsi, pourrait-on dire,
« agrandi » temporellement. Certes, la durée d´exposition peut varier.
Quand elle est très longue, l´image peut apparaître floue, montrant des
mouvements en cours « aplati », pour ainsi dire, parce que le mouvement
qu´elle saisit est pris en photo non pas tant comme instant « bref », mais
comme « suite d´instants ». Ce qui importe est que le temps correspondant
à la durée d´exposition se trouve « comprimé » et traduit en image.
L´instantané photographique inscrit ainsi les données qu´il fait voir dans la
durée, plus précisément dans la durée matérielle de la photographie. Il
s´agit d´une mémorisation en spatialisant, voire matérialisant cet instant
dont il est le cliché.
Il y a donc deux aspects qui importent : celui du saisi photographique
d´un continuum spatial de façon non-intentionnel lors du procédé de prise
d´ image, et celui de sauvegarde de ce saisi qui ne se transforme pas avec
le découlement du temps. Ces deux aspects vont, bien sûr, ensemble. Or, il
me semble intéressant de les différencier car leur distinction artificielle
peut, je pense, révéler des spécificités de chaque moment.
Dans la pratique criminologique, on utilise les photographies parce
qu´elles disposent des deux aspects. Ainsi, on prend des clichées de la plus
grande partie du lieu du crime ainsi que des objets trouvés en détail afin de
pouvoir reprendre ces images plus tard. On intente donc dans un premier
temps de rendre visible des détails jusqu`à là échappés aux regards attentifs
des investigateurs, non seulement par la production de l´image, mais aussi
par l´utilisation d´auxiliaires de post-production comme l´agrandissement
par exemple qui permet de regarder de plus près la constitution structurale
51
des objets trouvés et de l´état de lieu photographié. Il se peut que de telles
opérations révèlent des aspects particuliers – par exemple, l´agrandissement
d´un objet montre des traces suspectes d´usage ou des manipulations de cet
objet. Le détective se sert souvent de son appareil photo pour prendre des
images des personnes à surveiller dans des contextes multiples. Ce sont des
photographies qui aident à identifier la personne recherchée ainsi que de
prouver que le contact dit suspect entre les deux personnes a effectivement
eu lieu.
Benjamin se réfère aux photographies de Karl Bloßfeldt qui montrent
des plantes agrandies au maximum pour décrire le saisi spécifique donnant
accès à l´inconscient optique. « Les agencements structuraux, écrit-il, les
tissus cellulaires, auxquels la technique et la médecine sont habituellement
confrontés – tout cela est lié à l´appareil-photo plus originairement que le
paysage expressif. »93 De par son caractère machinal, la photographie se
prête donc plus à l´usage scientifique – en donnant accès à une
connaissance spécifique - qu´à « l´expression » artistique. On verra plus
tard que Benjamin critique vivement cette pratique de la photographie qui
ne veut qu´esthétiser son référant en ajoutant des accessoires ou en
retouchant les négatifs afin de produire une belle apparence, ainsi que la
théorie d´art qui la met en concurrence avec la peinture, en opposant tous
ce qui est produit technique à l´œuvre d´un génie créateur.
Contrairement aux photographes dans cette mouvance dite
« créatrice », cherchant à produire des images censées plaire au public, les
photographies de Bloßfeldt communiquent une connaissance spécifique
des structures matérielles qui ne sont pas discernables à l´œil nu.
L´agrandissement, en approchant ces plantes, montre des aspects aussi
inattendus qu´instructifs. « En même temps, poursuit Benjamin, la
photographie révèle dans ce matériau les aspects physiognomoniques, les
mondes d´images qui vivent dans les plus petites choses, assez
interprétables et cachés pour avoir trouvé refuge dans les rêves éveillés,
mais devenus désormais assez grands et formulables pour faire apparaître
93 Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., p. 301
52
la différence entre technique et magie comme une variable de part en part
historique. C´est ainsi que Bloßfeldt, avec ses étonnantes photographies de
plantes, a découvert dans la prêle des formes de colonnes primitives, dans
la fougère arborescente une crosse épiscopale, dans les pousses de
marronnier et d´érable grossies dix fois des arbres totémiques, dans le
chardon à foulon des ornements gothiques. »94
Ceci est un aspect étonnant – la photographie, quant à elle, sans
manipulation ultérieure, montre que l´incompatibilité de la technique avec
la magie n´est qu´une « variable de part en part historique », qu´elles ne
sont donc pas a priori opposées et inconciliables. Vues sous l´objectif
zoomant au maximum, les formes de ces plantes apparaissent comme des
éléments sculpturaux, décoratifs. Ce sont des « mondes » qui existent sous
ces formes, mais jusque-là, on ne les avait jamais aperçus. La « belle »
apparence, le « magique » de ces images, n´est pas le résultat d´une
manipulation de l´image, mais a comme fondement la technique
photographique. Il ne s´agit donc pas de création au sens du culte d´un
génie créateur, mais d´un procédé technique afin de rendre visible ce qui se
trouvait déjà dans la nature, qui est saisissable uniquement par l´accès
photographique, donc la focalisation spécifique de ces données par un
objectif spécifique.
Il y a donc « du magique » dans les images de Bloßfeldt, qui sont des
images produites techniquement. Mais ce « magique » ne vient pas, comme
c´était l´intention des photographes d´atelier au 19e siècle, d´accessoires
ajoutés, ni d´une agrémentation du référent, par exemple à l´aide de la
retouche sur négatif, ni d´autres moyens extérieurs à la technique
photographique : ces plantes sont « juste » agrandies au maximum et prises
en image par l´appareil. Il faut ajouter que ces photographies de Bloßfeldt
sont hautement stylisées : les plantes ne se trouvent pas dans leur « milieu »
naturel, mais sont placées devant un fond monochrome ; de plus elles sont
94 ibid.
53
posées de manière « favorisant les aspects formels. »95 « Il se réfère aux
catalogues de plantes médicales et aux livres de botanique de la fin du
Moyen Age ainsi qu´aux herbiers du 17e et du 18e siècle qui avaient besoin
d´un fond uniforme pour que les plantes présentées puissent être comparées
et donc déterminées scientifiquement et utilisées. »96
Leur construction formaliste permet donc de les rapprocher aux
sciences – cette construction s´est établie afin de rendre visuellement
comparable les plantes représentées sur les photographies. La beauté de ces
images va donc de pair avec leur utilité.
Bref : ce sont la technique et le dispositif photographique qui rendent
visible le « magique » dont les formes de ces plantes disposent sous ces
conditions, qui n´y est pas saisissable avec l´œil humain nu.
Ainsi, on voit sur ces photos des formes inattendues qui ressemblent
aux représentations cultuelles bien connues. On pourrait dire que, en faisant
voir des « mondes d´images » non pas encore explorés, mais existant dans
la nature, l´invention de la photographie fait partie à sa manière du
« désenchantement du monde », comme Max Weber l´appelle. C´est la
technique photographique qui à la fois produit et rend visibles ces formes
existantes dans la nature en montrant que la technique et le magique ne
s´excluent pas.
Faisant cela, elle donne accès à la perception de ce qui relève d´un
inconscient optique « comme la psychanalyse nous renseigne sur
l´inconscient pulsionnel. »97 Le psychanalyste, à partir de sa position
extérieure, peut recevoir et analyser l´inconscient de son patient qui émerge
de son discours conscient. Bien entendu : la position du psychanalyste ne
serait pas, pour rester dans cette comparaison, celle de l´appareil
photographique qui, lui, serait plutôt comparable à la « technique »
psychanalytique, mais celle du regardeur d´une photographie. Le pendant
de l´image même, impliquant ce que Benjamin appelle l´ « inconscient
95 Sachsse, Karl Bloßfeldt : modéliste, photographe, collectionneur de plantes, p.19 96 ibid., p. 11 97 Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., p. 301
54
optique», se trouverait plutôt dans le discours libre du patient, infiltré par
son inconscient.
Une photographie saisit donc dans le champ de la vision des aspects
autres que ceux qui constituent un regard humain – autres non seulement
parce que l´œil humain n´a qu´une capacité limitée à percevoir des données
visuelles, mais aussi parce que ce qui entre dans la conscience est dirigé par
le regard qui focalise des objets en ignorant d´autres. Ce qui s´offre à la vue
est, pour ainsi dire, filtré, voire dirigé.
Et ce sont ces mêmes images qui montrent l´incrustation de
représentations cultuelles dans le regard posé sur elles. Regardons le
passage de plus près. Benjamin remarque que « Bloßfeldt, avec ses
étonnantes photographies de plantes, a découvert dans la prêle des formes
de colonnes primitives, dans la fougère arborescente une crosse épiscopale,
dans les pousses de marronnier et d´érable grossies dix fois des arbres
totémiques, dans le chardon à foulon des ornements gothiques. »98 Ces
images rendent donc visible que ces plantes sont composées de formes
ressemblantes aux formes architecturales qu´on connaît des représentations
cultuelles. On ne les avait jamais perçus dans la nature parce qu´elles sont
trop petites, mais ces formes ont déjà existé dans la nature avant qu´on n´ait
bâti ces bâtiments. Il est donc pensable que les architectes qui les ont
construits se soient inconsciemment laissés influencer (plus qu´ils ne l´ont
pensé) par la nature.
De plus, Benjamin renvoie implicitement à l´occurrence que ces
comparaisons visuelles s´immiscent, pour ainsi dire, « automatiquement » à
la vue. Pourquoi ? Premièrement parce que le regardeur des photographies
de ces plantes agrandies au maximum constate, comme nous l´avons vu,
une ressemblance. Pourtant, il est curieux que ce soient les plantes
agrandies qui ressemblent aux éléments sculpturaux et non pas l´inverse,
comme si ces représentations cultuelles précédaient les formes naturelles.
Or, c´est ici peut-être une des raisons pour lesquelles ces images ont un
98 ibid.
55
effet dit magique, car le magique est l´affaire du culte et donc associé à ses
représentations visuelles. Pour le dire autrement : dès qu´il y a du magique,
il s´immisce un lien avec un culte. Il s´agirait donc aussi d´un inconscient
optique qui s´est développé à partir de la socialisation dans un contexte
précis, (ici, il s´agit d´un contexte occidental). On voit dans ces images de
plantes des ressemblances avec des produits culturels parce que celles-ci
prédéterminent notre regard – comme par exemple les rêves nous
transmettent, selon Freud, des contenus embrouillés sous l´effet de pulsions
inconscientes à l´aide de représentations culturelles symboliques bien
connues.
Examiner le regard posé sur ces photographies nous apprend donc
aussi quelque chose de plus général ou, si l´on veut, plus « sociologique »
sur la perception qui, elle, n´est pas non plus fixe, mais se transforme,
comme Benjamin remarque dans « L´œuvre d´art à l´époque de sa
reproductibilité mécanisée » : « À de grands intervalles dans l´histoire,
écrit-il, se transforme en même temps que leur mode d´existence le mode de
perception des sociétés humaines. »99
Ce qui importe, c´est que la photographie, quant à sa technique, peut
rendre possible la perception de ce qui relève d´un inconscient dans
l´optique - ou bien, si l´on veut, dans la vision. Benjamin parle aussi de
« révision de l´inventaire de la perception qui va imprévisiblement
transformer notre vision du monde» (« Überprüfung des
Wahrnehmungsinventars, die unser Weltbild noch unabsehbar verändern
wird »).100 On voit bien : perception sensible des choses et vision du monde
vont de pair. La connaissance médiatisée par la photographie, perceptible
sensiblement, va plus loin qu´une connaissance purement « esthétique » au
sens classique du terme comme philosophie du beau, basée sur la beauté de
l´image (bien qu´on puisse, comme nous l´avons vu, la trouver belle). Il
s´agit d´une connaissance entrant dans le cadre de la science des structures
99 Benjamin, L´œuvre d´art à l´époque de sa reproduction mécanisée, op.cit., p. 182 100 traduit par moi à partir de : Benjamin : Neues von Blumen in : Medienästhetische Schriften, p. 294
56
visuelles ainsi que d´une connaissance, voire d´une explicitation de
« l´inventaire de la perception ».
Inventaires
Qu´est- ce qu´un inventaire de la perception ? Remarquons avant tout
que dans le texte allemand, Benjamin utilise ici le mot « Inventar », c´est-à-
dire, comme nous l´avons vu plus haut, tous les éléments constituant un
ensemble, et non pas l´opération d´inventorier.101 Dans ce cas, il s´agit de
l´ensemble de ce qui est perceptible. Nous l´avons vu : avec des
photographies comme celles de Bloßfeldt, le champ de la perception
s´élargit ; en ce que ces images nous rendent visible la constitution
structurelle des plus petites choses. Cette connaissance des formes va
transformer la perception en général, non seulement parce qu´on va
désormais regarder des plantes dans leur environnement autrement sachant
qu´elles sont composées par de telles formes subtiles, mais aussi parce
qu´un regard autre qu´humain s´ajoute à la perception quotidienne, en
transformant ainsi la « vision du monde ».
Avec la photographie, l´inventaire de la perception – l´ensemble de ce
qui entre dans son champ – s´est donc transformé. C´est pour cela que
Benjamin dit qu´elle nous fait réviser cet Inventar. Réviser, cela veut dire
reprendre, ou bien : refaire. On pourrait donc comprendre cette phrase
comme une invitation à (re-)faire un inventaire de la perception afin de le
« mettre à jour ».
Qu´est-ce qu´inventorier ? De façon générale, l´inventaire est défini
comme « [o]pération qui consiste à énumérer et à décrire les éléments
composant l´actif et le passif d´une communauté, d´une succession etc ;
état descriptif dressé lors de cette opération» et comme « [r] evue
minutieuse et détaillée (d´un ensemble de choses) ».102
Il s´agit donc d´un produit ; voire du résultat de l´opération de
dénombrer et de décrire des apparitions. Voilà les deux gestes qui
101 voire p. 19 de ce mémoire 102 Petit Robert
57
constituent ensemble l´inventorisation : dénombrer, c´est-à-dire constater
l´apparence de ces éléments en les schématisant (dans le sens que Kant lui
accorde), et décrire, c´est-à-dire représenter ces éléments tels qu´ils se
montrent. Prenons l´exemple d´un magasin de chaussures. C´est l´époque
de l´inventaire commercial annuel. Comment procéder ? Premièrement, il
faut définir l´ensemble en vue du but (le bilan annuel) ainsi que les
éléments à prendre en compte. Ils ont nécessairement été définis en tant que
les éléments à prendre en compte – dans notre exemple, les paires de
chaussures - alors que d´autres ont été ignorés (les étagères, les plantes, la
cafetière). S´il s´agit de dénombrer et décrire tous les éléments formant un
ensemble, il faut donc avant tout connaître les limites de cet ensemble ainsi
que sa structure interne, c´est-à-dire la logique inhérente selon laquelle ces
éléments sont à énumérer. Dans le « cas » d´un inventaire de la perception,
il faut disposer d´un concept de la perception.
Tout inventaire implique donc – et ce sur plusieurs plans - des
prédéfinitions concernant son cadre et sa constitution. Sans connaître des
limites de l´ensemble à inventorier, sans avoir déterminé des catégories,
fût-ce de façon implicite, il est impossible de commencer d´inventorier.
Ainsi, il faut déjà savoir non seulement quels objets vont être considérés
comme éléments, mais aussi comment ils vont être à saisir dans le cadre de
cet inventaire-là - est-ce que leur état importe ? leur âge ? leur couleur ?
leur prix ? donc- qu´est-ce qui est à saisir ? Les réponses à ces questions ne
sont pas évidentes.
Remarquons que le mot «inventaire» vient du mot latin invenire qui
signifie «trouver». Trouver, voire distinguer les éléments qui composent
l´ensemble, trouver une logique qui les englobe, trouver, enfin, un mode
d´articulation – tels sont les enjeux de tout inventaire. Et c´est ainsi que les
éléments, pris en compte un par un, sont en même temps mis en valeur,
bien que ce soit en les homogénéisant, voire en les soumettant à un ordre:
ils sont sauvés de l´oubli, ou, si l´on veut, de la perte – dans une
bibliothèque par exemple l´inventaire est indispensable pour retrouver des
documents. C´est dans l´inventaire qu´un ensemble devient matériellement
saisissable.
58
Invenire est d´ailleurs aussi la base du mot „inventer“. Effectivement,
les deux ont quelque chose en commun. Car ces catégories qui forment la
grille de l´inventaire, n´est-elle pas aussi le résultat d´une invention?
Foucault le montre à l´aide d´ « une certaine encyclopédie chinoise »
emprunté de Borges : toutes les classifications ne sont pas pensables par
tout le monde, bien qu´on puisse les écrire (ou dire).103 Et : qu´il y ait « de
l´ordre » au sous-sol de la perception, pour ainsi dire, est indispensable
pour le saisi des choses ainsi que pour toute classification. « Un « système
des éléments », écrit-il, – une définition des segments sur lesquels pourront
apparaître les ressemblances et les différences, les types de variation dont
ces segments pourront être affectés, le seuil enfin au-dessus duquel il y aura
différence et au-dessous duquel il y aura similitude – est indispensable pour
l´établissement de l´ordre le plus simple. L´ordre, c´est à la fois ce qui se
donne dans les choses comme leur loi intérieure, le réseau secret selon
lequel elles se regardent en quelque sorte les unes les autres et ce qui
n´existe qu´à travers la grille d´un regard, d´une attention, d´un langage ; et
c´est seulement dans les cases blanches de ce quadrillage qu´il se manifeste
en profondeur comme déjà là, attendant en silence le moment d´être
annoncé. »104
Ce sol relevant d´un « inconscient » n´est habituellement pas pris en
compte par l´inventaire. Il relève de la sphère de l´« on », à la fois
impersonnel et tout de même personnalisé dans de nombreuses occasions,
qui laisse transparaître l´épistème, la condition de possibilité de cet ordre-là
ainsi que sa compréhensibilité dans une socialité. Si une photographie est
regardée comme « étant l´inventaire général [Generalinventar] d´une
nature qui n´est pas davantage réductible, comme le catalogue de toutes les
apparitions s´offrant dans l´espace»105, son saisi est donc lui aussi basé sur
une épistème – celle qui détermine ce que nous sommes disposés de voir, et
comment. « Telle est la Photo, écrit Roland Barthes, elle ne sait dire ce
103 Foucault, Les mots et les choses, à partir de la page 18 104 ibid., p. 24/25 105 Kracauer, La Photographie, p. 198
59
qu´elle donne à voir. »106 Le « dire », ou le « voir », ne viennent qu´après.
Par rapport à l´inventaire, on pourrait reformuler cette phrase : Tel est
l´inventaire, il ne fait voir le sol sur lequel ses articulations sont basées.
Voilà donc deux axes de l´inventaire en général, mais aussi de
l´inventaire d´une photographie : premièrement, le saisi inventoriant, ayant
pour but de prendre en compte chaque élément qui se présente afin de
« comprendre » l´ensemble à partir de leur liaison. Et deuxièmement, le
socle épistémologique qui s´immisce dans un inventaire accompli, qui
donne accès à l´organisation du savoir même.
De toute façon, inventorier implique une prise en compte des éléments
afin de saisir un ensemble. Un regard inventoriant vise donc lui aussi les
détails. Les limites de l´inventaire à partir d´une photographie
correspondent au continuum spatial de la surface photographique qui, elle,
est désormais considérée non pas comme fragment, mais comme
l´ensemble encadrant les données à saisir. Ces détails sont à prendre en
compte, c´est-à-dire à focaliser un par un, à mettre l´un à côté de l´autre. Ce
qui importe n´est alors pas tant la beauté de l´image, mais les éléments qui
constituent l´ensemble. Ces éléments sont, au moins spatialement, liés.
Certes, pour faire cela, il faut savoir les distinguer sur la surface plane
du cliché. Pour voir quelque chose sur une photographie, nous l´avons vu,
le regard posé sur elle est prédéterminé par une « manière de voir », ou
bien, si l´on veut, une organisation de ce regard, qui est sa condition de
possibilité. Or, on pourrait dire que cette disposition qui détermine le
regard relève d´un inconscient optique en ce qu´il détermine en même
temps ce qu´on voit (par exemple des ressemblances avec des sculptures
dans les plantes photographiées par Bloßfeldt). En même temps, avec la
prise de conscience de ce dispositif, il est possible de le transformer de
l´intérieur, pour ainsi dire. C´est cela l´opération de révision d´un
inventaire: remettre en question non seulement la complétude de
l´enregistrement de ses éléments, mais aussi ses catégories et sa logique
interne. Ce n´est donc pas seulement que l´inventaire « premier» est
106 Barthes, La chambre claire, p. 156
60
lacunaire, mais aussi que sa structure n´est peut-être plus cohérente à ce
qu´il prétend représenter. Réviser l´inventaire de la perception, c´est donc
aussi une ré-interrogation par rapport à son schéma, ainsi que de son
inscription dans des contextes multiples. Parce qu´un inventaire
« accompli » apparaît comme état de choses, mieux : comme la
mémorisation de cet état - un instantané - qui décrit minutieusement tous
les composants dans un ensemble prédéfinit, on peut le reprendre, voire
réviser.
Donc : l´opération d´inventorier une photographie donne accès à une
connaissance de sa structure interne à partir des détails. Mais comme tout
inventaire est basé sur des prédéfinitions implicites et explicites, les
résultats de ce procédé varient. Et c´est cela l´avantage d´une lecture d´une
photographie en tant qu´Inventar pour le détective : à chaque fois qu´il
reprend une photographie, il peut y découvrir, en expérimentant des cadres
et catégories différents, d´autres liens et logiques inhérents.
Mémoire et photographie
L´autre aspect, celui de la mémorisation spécifique par une
photographie, n´est pas explicitement repris par Benjamin. Cependant, avec
la photographie, en tant qu´instrument de mémorisation extérieur à la
mémoire humaine, s´ouvre une possibilité de sauvegarde d´images qui
diffèrent des images mémorisées intérieures. « Non seulement la Photo
n´est jamais, en essence, un souvenir […], mais encore elle le bloque,
devient très vite un contre-souvenir »107, écrit Roland Barthes à ce propos.
C`est entre autres l´essai « la photographie » de Siegfried Kracauer qui
thématise cet aspect en opposant les images photographiques aux « images-
mémoires », donc aux images qui s´offrent à et dans la mémoire humaine.
« La photographie, écrit-il, saisit le donné comme continuum spatial (ou
temporel), les images-mémoires le conservent, elles, dans la mesure où il
signifie quelque chose. Puisque ce signifié ne se réduit pas plus au rapport
107 Barthes, La chambre claire, p. 142
61
purement spatial qu´au rapport purement temporel, les images-mémoires se
présentent en porte-à-faux face à la reproduction photographique. Tandis
que du point de vue de cette dernière elles paraissent fragmentaires – et
cela seulement parce que la photographie n´inclut pas le sens auquel les
images-mémoires se réfèrent et selon lequel elles cessent d´être fragments -
, la photographie de leur point de vue paraît être un amas de déchets. »108
Il s´agit donc de deux procédés très différents – tandis que la
« mémoire » humaine concentre ce qui fait du sens pour la personne et en
construit des images sous forme de « monogramme », comme Kracauer dit,
la photographie enregistre ce qui apparaît visuellement à la surface des
objets. Ainsi, les images-mémoires contiennent des informations qui
diffèrent essentiellement de l´apparence visuelle. Elles impliquent des
relations complexes entre des donnés qui « font du sens » et les
hiérarchisent selon leur importance subjectivement attribuée, alors que les
images photographiques reproduisent les surfaces visibles des objets visés
par l´objectif.
Ces modes d´enregistrement, voire de mémorisation ou de stockage
d´informations, ne saisissent pas les mêmes données, ne focalisent pas les
mêmes objets, et n´organisent pas leurs informations spécifiques de la
même façon. Quant au trait de la mémoire humaine de connotation des
données qu´elle saisit, ce qui lui « échappe » est, pour ainsi dire, la
quelconqueité des choses, donc leur constitution à la fois concrète et non-
signifiante.
Cependant, celui qui perçoit une photographie contemporaine ne la
regarde pas de la même façon que celui qui est confronté à une
photographie « périmée », comme Kracauer dit : « Dans une certaine
mesure, la photographie actuelle laisse entrer dans une certaine mesure la
vie de l´original quand elle reproduit une apparition familière à la
conscience contemporaine. A chaque fois, elle enregistre un aspect
extérieur qui, au temps de son règne, est un moyen d´expression aussi
108 Kracauer, La photographie, p. 191
62
communément compréhensible que la langue. »109 Ce que la photographie
fait voir s´inscrit dans un contexte historique qui est d´une certaine façon
partagé par son spectateur contemporain lorsqu´il lui est familier. Ainsi,
seul le regardeur contemporain a un accès direct au « signe optique »
transparent, à la « ressemblance » transmettant un commun.
Dès qu´une photographie est « périmée »110, n´est plus actuelle, le
regardeur n´a plus automatiquement cet accès direct à l´image, c´est-à-dire
il ne la « comprend » plus de façon immédiate, comme des phrases
entendues quotidiennement. Composée de « signes étrangers », l´image se
dissout donc en détails. Même la grand-mère représentée sur une ancienne
photographie à l´age de vingt-quatre ans devient « une quelconque jeune
fille en 1864 » pour ses petits-enfants qui ne l´ont pas connue à cette
époque-là. « Les photographies étant ressemblantes, celle-ci a dû l´être
également »111 - mais cette « ressemblance ne sert plus à rien »112 à la
postériorité qui n´ a pas de moyen permettant de la vérifier, d´identifier la
grand-mère. Sans médiation langagière (de la part de quelqu´un qui l´a
connue et qui donc est capable de la re-connaître), l´association de cette
image-là à la grand-mère est impossible. L´image « périmée » seule ne
représente pas une personne (ou un objet) déjà vue, mais simplement
quelqu´un (ou quelque chose).
« La photographie, écrit Kracauer, est le résidu décanté du
monogramme, et d´année en année sa valeur significative s´amoindrit. »113
Donc : quant à sa liaison intime avec l´instant de la prise de vue, une image
photographique perd, avec le temps, ce qu´elle a pu signifier pour ses
contemporains. Dès lors, il n´a y plus de lien saisissable directement avec
une « signification » primaire : ce qui reste, c´est « seulement » l´image, la
surface auparavant actuelle des donnés. L´angle de vue selon lequel une
photographie est perçue dépend donc du temps – l´image même reste
109 Kracauer, la photographie, p. 193 110 ibid., p. 194 111 ibid.189 112 ibid. p. 190 113 ibid., p. 194
63
incrustée dans l´instant de la prise, mais non pas dans une « signification »
accordée.
Et c´est cela, comme nous l´avons vu, une des raisons pour
lesquelles la photographie est intéressante en tant qu´instrument de travail
pour le détective ou le commissaire qui, lui, peut reprendre une
photographie afin d´y trouver, en la ré-étudiant, des détails qu´il n´a pas
encore perçu et pas encore pris en compte lors de son premier inventaire
des choses. C´est aussi pour cela qu´un saisi inventoriant, mettant en
contact le maintenant du regardeur et l´autrefois du « continuum spatial »
prise en image – y compris des signes auparavant « transparents – est
prometteur : l´image, elle, n´impose pas un saisi complètement déterminé,
mais ouvre la possibilité d´en discerner, quant aux différents inventaires,
des connaissances multiples. Ce qui n´était pas perceptible par un
contemporain – l´épistème – peut ainsi apparaître dans une révision
ultérieure de l´image.
III. Objectifs et tribunaux
Avant de continuer, récapitulons où l´enquête nous a mené jusque là.
Nous avons situé la photographie en tant qu´instrument de travail, se
prêtant à communiquer certaines connaissances qui peuvent être utile pour
l´investigation : en tant qu´indice, elle relève d´un contact antérieur
spécifique que le cliché a entretenu avec les ombres venant de l´objet pris
en image – elle en est l´indice parce qu´elle résulte de ce contact. Et c´est
parce que la technique photographique enregistre ce qui apparaît devant
l´objectif en le traduisant en surface sans passer par un appareil psychique
humain qu´on peut l´utiliser en tant qu´instrument de sauvegarde, voire la
considérer comme porteur de connaissances pas encore « connues », par
exemple pour discerner après-coup sur une photographie des indices qu´on
n´avait pas encore saisis. La photographie, compris comme outil, rend
visible ce que l´œil nu ne peut pas percevoir, et, avec cela, elle instaure une
distance entre les choses « brutes » et leur perception. Comme accès à ces
64
donnés montrés sur une photographie, nous avons proposé un saisi
inventoriant, voire révisionnant d´anciens inventaires qui ont déjà été faits.
Ce procédé permet une approche structurée en ce que tout inventaire est
basé sur des prédéterminations, mais aussi, si elle est comprise comme
provisoire parce qu´en révision permanente, variable selon les critères
appliqués.
Le saisi d´une photographie à partir de son caractère indiciel et en tant
qu´inventaire permet d´accéder à des connaissances proprement
photographiques, c´est-à-dire correspondant à la technique photographique
même. Et voilà l´intérêt du détective et, avec cela, de l´historien, d´y
discerner du passé.
Il s´est alors déjà insinué qu´il s´agit d´une attitude spécifique que ce
regardeur prend auprès de ces photographies prises lors d´une investigation
au lieu d´un crime. Il n´est nullement désintéressé, au contraire : il les
regarde pour y discerner ce à quoi elles renvoient et ce qui pourrait avoir
un rapport avec ce qu´il cherche. Ceci dicte certainement des limites à son
regard qui est dirigé par cette intention, mais en même temps lui permet de
saisir ce qui se donne à voir de façon extrêmement sensible aux détails.
Comme l´appareil photographique a mémorisé et extériorisé un continuum
spatial dans l´instant même, ces images servent à sa sauvegarde et sa
traduction sur une surface, et cela permet au regardeur de découvrir de
nouvelles pistes à développer à partir de cette image photographique
même. De telles photographies prises dans le cadre d´une investigation au
lieu du crime sont faites pour être étudiées et pour en discerner ce qui
importe à la recherche « du temps perdu ».
Objectifs/ cadres
Dans cette partie, nous allons suivre un autre chemin. Tandis que ces
premiers pas se sont approchés de la photographie, l´ont mis,e pour ainsi
dire, au centre de l´enquête afin de découvrir sa « nature », la voie que nous
allons poursuivre maintenant va nous conduire aux alentours d´elle. On
pourrait dire qu`après avoir inspecté le lieu, nous allons lancer l´enquête à
65
partir de la photographie. Comment s´inscrit-elle dans les champs sociaux
et politiques ? Comment est-elle connotée, voire reçue ? Quelle est sa
« portée réelle » ? Et comment comprendre, dans un sens plus large, les
« injonctions que recèle l´authenticité de la photographie » ?
Pour examiner ces enjeux et tensions, nous allons retourner à notre point
de départ afin d´emprunter d´autres voies préconçues par Benjamin : les
photographies d´Eugène Atget.
Atget
Nous avons déjà vu qu´Atget n´a pas travaillé pour une équipe
d´investigateurs. Il a pris ses milliers de photographies sans être impliqué
dans une démarche autre que celle d´un photographe. Mais bien qu´il ne fut
pas engagé dans une équipe criminologique, ses images ont tout de même
servi à des institutions et personnes : Atget a vendu ces photographies « à
diverses collections historiques, telles que la Bibliothèque de la Ville de
Paris, le Musée de la ville de Paris (musée Carnavalet), la Bibliothèque
Nationale, les Monuments historiques, ainsi qu´à des entreprises de
construction et des artistes. »114 Atget même, à la fois producteur et
vendeur d´images, a donc certainement gardé à l´esprit les exigences de ces
institutions susceptibles d´acheter ses clichés.
En supposant que ses photographies soient prises dans la perspective
d´être vendues par la suite à des institutions ou des artistes, donc des
acheteurs multiples et hétérogènes, il n´est pas étonnant que l´œuvre
d´Atget ne soit justement pas nettement classifiable en tant qu´art ou
marchandise, outil ou « corpus de documents ». Lui-même les présentait,
sur un panneau devant sa porte, comme « photographies pour artistes »115.
De plus, il a numéroté ces clichés selon une logique propre non pas à lui,
mais aux institutions qui s´intéressaient à ses photographies : « Le système
de codage qu´Atget appliquait à ses images est dérivé du catalogue des
bibliothèques et des collections topographiques pour lesquelles il travaillait,
écrit Rosalind Krauss. Ses sujets sont souvent standardisés car ils étaient
114 Krauss, Le photographique, p. 48 115 Freund, Photographie et société, p. 87
66
dictés par les catégories établies de la documentation historique et
topographique. […] Un catalogue, ce n´est pas tant une idée qu´une
mathesis, un système d´organisation, qui relève moins de l´analyse
intellectuelle que socio-culturelle. Et il semble très clair que le travail
d´Atget est le produit d´un catalogue que le photographe n´a pas inventé et
pour lequel le concept d´auteur est sans objet. »116
L´objectif à travers lequel cette classification apparaît est donc celui de
l´acheteur et non pas celui d´un « créateur » : Atget lui-même ne se
considérait pas comme artiste, ni son travail comme artistique, c´est-à-dire
comme détaché de son aspect d´utilité.
Cependant, l´inventaire qu´il a fait de son travail montre l´application
du système de classification imposé par les collections des institutions-
acheteurs. On voit bien : ce qui importe était dans un premier temps moins
la beauté des images que leur utilité, voire leur capacité de communiquer
des connaissances et d´apparaître dans des contextes différents. Et ce fut
cet aspect documentaire qui intéressait les surréalistes qui l´ont fait entrer
dans le milieu artistique avec la publication de quelques-unes de ses images
dans « La révolution surréaliste » en 1926.117
Benjamin, d´ailleurs, n´en parle pas dans ses textes. Pour lui,
l´important est ce que les photographies d´Atget font voir, et peut-être aussi
qu´elles ne soient pas incrustées dans le cadre dans lequel elles se sont
inscrites à la base, qu´elles se prêtent donc à être regardées détachées de ce
cadre en ouvrant la possibilité de les consulter sans prendre en compte un
« extérieur » institutionnel. Sa source à lui était un « beau livre »
monographique intitulé « Lichtbilder »118. Or, une prise en compte de ces
institutions qui se sont intéressées à ses images peut éclaircir certains traits
inhérents à ces images.
116 Krauss, Le photographique, p. 52 117 voire par exemple Freund, Photographie et société, p. 88 118 voire la note 1 à la page 309 in : Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit.
67
Principalement, il s´agit de collections historiques. Les clichés
apparaissant dans ce cadre disposent donc, entre autres, d´une connotation
d´être médiateur, de médiatiser, voire d´actualiser « du passé » lors de leur
« consultation ». Dans cette collection qui les acquière et contient, elles ont
une importance en tant qu´éléments de l´ensemble qui est organisé selon
des catégories qui le prédéfinissent, l´englobé sous la prémisse d´avoir un
rapport précis avec le passé. Il s´agit, pour ainsi dire, dans les archives,
d´en faire un inventaire en images de certaines situations, événements ou
« décors » historique. Ainsi, les éléments se réfèrent à l´ensemble en ce
qu´ils en font partie et le constituent à la fois. Le corpus « historique »
consiste donc, entre autres, de photographies qui sont considérées comme
des « documents », comme images faisant voir un aspect particulier de ce
corpus. L´image, toute en montrant une particularité, n´est donc pas
détachée de l´ensemble auquel elle « appartient ». Mieux : ayant donné que
l´ensemble représente « de l´histoire », ces photographies sont elles aussi
censées la représenter. Leur rapport à l´histoire, cette histoire qu´elles sont
censées « illustrer » ou documenter, devient dans ce cadre-là leur critère
primaire en ce que c´est ce critère qui légitime leur apparition dans le
corpus.
C´est parce que ces images sont « complétées » par leur contexte que
les regarder se fait dans une direction précise. Mais une photographie est
toujours, de son caractère même, reproductible, c´est-à-dire que chaque
photographie peut potentiellement faire partie, être élément, de plusieurs
cadres à la fois.119 Les photographies d´Atget en tiennent explicitement
compte en ce qu´elles sont faites pour apparaître dans des contextes divers.
Et c´est peut-être pour cela qu´on a dit des photos d´Atget qu´elles
montrent la ville « vidée d´atmosphère » - l´intention n´est pas de produire
de belles apparences. Comme elles sont susceptibles de s´inscrire dans des
119 Il serait sûrement intéressant à´examiner les photos d´Atget à partir des cadres qui les contiennent au sens d´une analyse d´archives proposée par Foucault dans « L´archéologie du savoir ». Dans le cadre de ce mémoire, je ne vais pas plus élaborer cette idée
68
perspectives différentes, ce qui importe est leur capacité de médiatiser des
connaissances, de satisfaire aux critères extérieurs.
Ceci fait penser aux remarques de Benjamin sur l´exposé du physicien
Arago devant la Chambre des députés en 1839.120 Du côté de la théorie,
Arago laisse, selon Benjamin, « se développer le sentiment de la portée
réelle de l´invention [de la photographie]. […] Ce discours embrasse d´un
large geste tout le domaine couvert par la nouvelle technique, de
l´astrophysique jusqu`à la philologie : la photographie permettra à la fois de
dresser la carte du ciel et d´établir un corpus des hiéroglyphes
égyptiens. »121 Benjamin salue cet angle de vue assez large pour englober
les différents champs potentiellement occupés par la photographie sans
définir un cadre clos déterminant ses « fonctions » possibles. Spécialement
son utilisation dans le cadre de recherches scientifiques lui semble
prometteuse.
Et cette possibilité d´utilisations hétérogènes, n´est-elle pas donnée par
les photographies d´Atget qui trouvent une place dans les archives
historiques aussi bien que dans les bureaux de construction et dans les
ateliers d´artistes comme matériel d´étude ?
Mais revenons à Benjamin. Le passage introduisant Atget le présente
en tant que « comédien qui, rebuté par son métier, effaça son masque, puis
se mit en devoir de démaquiller aussi le réel. »122 Ce passage, montrant
Atget même en tant que comédien qui abandonne son jeu pour confronter
le « réel » avec lui-même, est d´autant plus important qu´il succède à une
présentation de l´époque de la commercialisation de la photographie, donc
la période de son appropriation par les couches sociales montantes, afin de
l´intégrer dans un culte d´autoreprésentation. Benjamin appelle cette
époque, la deuxième selon son schéma, celle de sa décadence.123
120 voire Benjamin, Petite histoire de la photographie, op.cit., p. 297 121 ibid., p.298 122 ibid., p.309 123 ibid., p. 308
69
Petites histoires de la photographie
Retraçons avec Benjamin cette histoire de la photographie afin de
comprendre l´importance des images d´Atget dans la conception
benjaminienne. Comment reconstruit-il la période d´avant, pourquoi est-
elle caractérisée par sa décadence ?
Benjamin se réfère à l´occurrence que, depuis sa commercialisation, la
photographie était mises au service de ceux qui pouvaient s´en procurer et
avaient l´intention d´en profiter pour l´autoreprésentation en suivant
l´exemple de la peinture portraitiste : la bourgeoisie. Avec l´invention des
cartes de visite par Disderi en 1850, donc avec les débuts de la
commercialisation de la photographie, la question du goût et, avec cela, de
la photographie dite « artistique », commençait à déterminer le
développement de la photographie qui fut de plus en plus populaire. Quant
aux coûts moins élevés, la photographie repoussait rapidement la peinture
de portrait en miniature. « [D]e toutes parts finalement les hommes
d´affaires envahirent la profession, écrit Benjamin, et lorsque plus tard se
répandit la retouche sur négatif, revanche du mauvais peintre sur la
photographie, on assista à une brusque décadence du goût. »124 On voit
bien comment Benjamin critique vivement ce développement. Pourquoi ?
Il semble que la caractéristique la plus flagrante du goût « officiel »,
c´est-à-dire, à cette époque, bourgeois, fut la préférence pour le « juste
milieu »125, la représentation agréable de la personne photographiée. Ainsi,
il y avait dans des ateliers photographiques des accessoires censés
souligner visuellement les aspects « favorables» de la personne représentée
en la projetant dans un contexte typé. « L´homme lui-même est astreint à
une pose »126, commente Gisèle Freund ce dispositif.
Agrémenter l´apparence des personnes, souligner l´aspect représentatif
correspondant à l´image que la bourgeoisie souhaitait établir d´elle-même,
cela montre que ces photographies de portrait étaient censées asservir au
culte par lequel elles étaient prise en charge – le culte de l´auto-
124 ibid., p. 305 125 voire Freund, Photographie et société, p.63 126 ibid., p. 65
70
représentation et –légitimation de la bourgeoisie qui tentait ainsi de
s´émanciper de son infériorité vis-à-vis de l´aristocratie. Ce culte était basé
sur la prise de conscience du statut social ainsi que sur l´autodiscipline.
Ainsi, les ateliers photographiques sont décrits par Benjamin comme étant
« à la frontière entre l´exécution et la représentation, entre la chambre de
torture et la salle du trône. »127
Cette pratique cultuelle trouve son pendant dans la pratique
d´intégration de ces portraits dans la vie quotidienne : ils furent gardés dans
des albums photographiques – « de gros bouquins de cuir armés de ferrures
dissuasives, des pages épaisses comme le doigt, bordées d´or, sur lesquelles
se distribuaient des figures grotesquement fagotées, oncle Alex et tante
Rika, Gertrude quand elle était petite, papa en première année de fac, et
enfin, pour porter notre confusion à son comble : nous-mêmes en Tyrolien
de salon, jodlant, agitant le chapeau vers un décor de sommets enneigés, ou
en marin propret, une jambe en appui, une jambe libre, comme il se doit,
appuyé sur un montant poli. »128 On voit bien que Benjamin caricature ici à
la fois le milieu bourgeois et cette pratique rituelle de conserver - on
pourrait presque parler de sacralisation - des portraits photographiques à la
fois typés et personnels ainsi que de consacrer une place spécifique – la
meilleure, donc visible et centrale – à l´album photographique. Cet album
était traité comme une sorte de trésor, et il s´inscrivait parfaitement dans
l´intérieur « typiquement » bourgeois : « L´intérieur bourgeois des années
soixante à quatre-vingt-dix, avec ses buffets gigantesques débordants de
sculpture en bois, les angles sans soleil où se tient le palmier,
l´encorbellement que retranche la balustrade, et les longs corridors avec la
flamme chantante du gaz, ne peut abriter convenablement que le cadavre.
« Sur le sofa Tante ne peut être qu´assassinée .» La luxuriance sans âme du
mobilier ne devient confort que pour le cadavre »129
On voit bien : l´intérieur débordant bourgeois, ainsi que ces
photographies représentatives et esthétisantes, étaient censés, selon
127 Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., 306 128 ibid. 129 Benjamin, Sens unique, p. 144/145
71
Benjamin, cacher quelque chose – et ce quelque chose, mine de rien, est un
crime. Ces photographies sont donc loin de communiquer une connaissance
– leur but est de servir aux buts de la bourgeoisie en faisant semblant de
représenter des réalités alors que cette apparence est artificiellement
produite par manipulation de l´image. Or, le regard dévoilant de Benjamin-
détective, un regard, comme nous l´avons vu, inventoriant qui ne se laisse
pas bluffer par l´apparence agréable de l´image, découvre tout de même
leur mobile.
Car enfin, « il se dessinait toujours plus clairement une pose dont la
raideur trahissait l´impuissance de cette génération face au progrès
technique »130 - la pratique de la photographie portraitiste rend visible, dans
son utilisation comme moyen « d´expression », voire comme élément
constitutif de l´autoreprésentation bourgeoise, ce qu´elle devrait cacher par
tous ces accessoires et normes. La forme qu´a pris le dispositif
photographique témoigne donc malgré elle de la conduite de la société
bourgeoise - du champ ou la photographie fut de sa part inscrite.
Cette « période de décadence » de la photographie succédait à l´époque
de sa « floraison »131, que les photographes portraitistes essayaient alors en
partie d´imiter. Car les couches sociales qui s´étaient appropriées ce
médium, souhaitaient être représentées entourées de cette apparence
« magique » rencontrée sur les premières images. Or, ce « magique », cette
« aura », fut selon Benjamin justement le résultat de la technique
photographique peu développée de ces premiers temps. Pendant la longue
durée de la prise de vue, il a fallu que les modèles restent immobiles, qu´ils
s´« installent »132 dans le long instant photographié qui correspondait au
temps d´exposition. Ainsi, « [t]out dans ces anciennes images était fait pour
durer ».133 Le « magique » dans était une conséquence des conditions
techniques, elles aussi encore entourées par un magique.
130 Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., p. 308 131 ibid., p. 296 132 ibid., p. 303 133 ibid., p. 304
72
Les premières photographies témoignent donc de cet habiter-l´instant,
de cette connivence entre photographe, appareil et modèle qui marquait le
dispositif photographique au temps de l´apparition de la technique
photographique. « Le visage humain était entouré d´un silence dans lequel
le regard se tenait au repos. Bref, toutes les possibilités de cet art du portrait
viennent de ce que le contact n´est pas encore établi entre l´actualité et la
photo. »134 Ces images s´inscrivaient alors quant à elles dans la durée. C´est
ce rapport à un temps étendu qui leur donne une apparence magique. On
voit bien : ce qu´elles saisissent est très différent de ce qu´un instantané,
qui est caractérisé par son inscription dans l´actualité peut rendre visible.
La faible sensibilité à la lumière de ces premières plaques, provoquant des
contrastes clairs-obscurs très forts, renforçait encore plus le « magique » de
leur apparence. « Il y avait alors autour d´eux une aura, un médium qui,
traversé par leur regard, lui donnait plénitude et assurance. Là encore,
l´équivalent technique de ce phénomène est évident : c´est le continuum
absolu de la lumière la plus claire à l´ombre la plus obscure. »135
C´est alors dans ce contexte que Benjamin introduit le terme fameux
qu´il va poursuivre à développer dans « L´œuvre d´art dans l´époque de sa
reproduction mécanisée » : l´aura, en mentionnant – et ceci est très
important - que cette aura fût conditionnée par la technique photographique
peu développée de cette première époque.
L´aura
Plus tard dans la « Petite histoire de la photographie », après avoir utilisé
ce terme plusieurs fois, Benjamin pose la question : « Qu´est-ce au juste
que l´aura ? »136 et donne la réponse suivante qu´il va presque littéralement
reprendre dans « L´œuvre d´art dans l´époque de sa reproduction
mécanisée » : « Une trame singulière d´espace et de temps : l´unique
apparition d´un lointain, si proche soit-il. Un jour d´été, en plein midi,
suivre du regard la ligne d´une chaîne de montagnes à l´horizon ou d´une
134 ibid., p. 302 135 ibid., p. 307 136 ibid., p. 310/311
73
branche qui jette son ombre sur le spectateur, jusqu´à ce que l´instant ou
l´heure ait part à leur manifestation – c´est respirer l´aura de ces
montagnes, de cette branche. »137 Cette « définition », en faisant allusion à
une expérience personnelle, renvoie à la complexité du concept d´aura,
ainsi qu´à la difficulté de le cerner (le grand nombre d´ouvrages
secondaires sur ce concept en témoigne). Le mettre au point n´est donc
guère évident, et cette difficulté est encore renforcée par le fait qu´il utilise
ce mot dans des contextes hétérogènes. Dans le cadre de ce mémoire, je
vais me limiter à examiner l´utilisation de ce mot dans ses écrits sur la
photographie.138
En présentant le concept d´aura dans un premier temps par l´emploi
d´une situation qui fait appel à une expérience intérieure d´une personne
lors d´un contact « direct » avec la nature, Benjamin indique qu´il se
constitue à la fois par rapport à la situation ou l´objet auratique et par
rapport à sa réception. L´aura est décrite comme une constellation spatio-
temporelle provoquant une réception autant spécifique que difficile à
éclaircir rationnellement : « l´unique apparition d´un lointain, si proche
soit-il », donc un « loin » qui reste, malgré sa proximité, inaccessible, non-
atteignable. Ainsi, l´attitude du « spectateur » est forcément marqué par le
fait de ne pas arriver à le « toucher », ou « l´affronter », pour ainsi dire : cet
objet reste toujours hors de sa zone d´influence, lui échappe jusqu´à un
certain point qui, lui, n´est pas non plus discernable, en ce qu´il est emmené
toujours plus loin, sans arriver à « s´arrêter » pour changer son angle de
vue. L´objet auratique ne semble pas laisser d´occasion de se mettre à une
position distante qui rend possible un regard « coupé » d´elle, plus
englobant, critique. C´est lui, l´objet auratique, qui dirige sa propre
137 ibid., p. 311 ; voire aussi Benjamin, L´œuvre d´art à l´époque de sa reproduction mécanisée, op. cit., p. 183 138 dans le cadre de ce mémoire, je vais me référer aux textes suivants : « Sur quelques thèmes baudelairiens », « L´œuvre d´art à l´époque de sa reproductibilité technique » et sa version antérieure « L´œuvre d´art à l´époque de sa reproduction mécanisée » et « Petite histoire de la photographie » ; pour les différentes applications de ce concept très vaste chez Benjamin, voire p.ex. Josef Fürnkäs, Aura in : Benjamins Begriffe, à partir de la page 95
74
réception. L´éternel lointain qui caractérise l´objet ou la situation auratique
appelle une réception contemplative – le regardeur s´y perd dans un certain
sens ; il ne peut que le regarder « en s´absorbant dans la vue de l´objet »139.
Il est pourtant important de noter que l´aura est, premièrement, une
« apparence » qui se produit lors du contact d´un être humain avec la
nature. Le rapport de l´homme à la nature qui l´entoure est justement
constitué par son implication dans elle et sa distance – bien qu´il soit lui-
même un être naturel, dépendant d´elle, il ressent aussi la distance quant à
sa positon à part au sein d´une deuxième nature.
Dans le passage de Benjamin, il est écrit qu´on respire l´aura (ce qui,
d´ailleurs, reprend le sens étymologique du terme : le mot latin aura
signifie « souffle », atmosphère ») en suivant du regard la nature qui
l´entoure – on s´y trouve, dans ce morceau de nature, impliqué dans cette
« scène », mais on la saisit aussi en tant qu´extérieur, et à cette perception
optique s´ajoute la perception « olfactive » de l´aura.
Qu´est-ce qu´un air, et comment le percevoir ? « L´air » pénètre dans
le corps, on en a besoin pour vivre. Pourtant, l´aura est une sorte d´un air
qui nécessite une constellation spécifique. On pourrait comparer la
perception d´une œuvre auratique avec la perception sensible d´un air par
son odeur. Dans « Sur quelques thèmes baudelairiens », Benjamin nous
donne des indices permettant de comprendre la spécificité de ce saisi :
après avoir cité la phrase de Baudelaire : « Le Printemps adorable a perdu
son odeur », il la commente ainsi : « Désormais inaccessible, la mémoire
involontaire s´est réfugiée dans l´odeur. Elle se lie malaisément à l´image
visuelle ; parmi les impressions sensorielles, elle ne s´associera qu´à
l´odeur de même espèce. Si, plus que tout autre souvenir, la reconnaissance
d´une odeur est consolante, c´est sans doute parce qu´elle assoupit
profondément la conscience de l´écoulement du temps. En évoquant une
autre odeur, l´odeur présente abolit des années. »140
139 Le Robert historique de la langue française 140 Benjamin, Sur quelques thèmes baudelairiens, in : Œuvres 3, p. 375
75
Certes, l´odeur ne saisit pas l´image qu´un objet donne à voir, mais
l´apparence qu´il donne à sentir. En occurrence, c´est l´odeur qui héberge
la mémoire involontaire – des réminiscences donc qui n´ont pas accédé à la
conscience. L´odeur est hors-temps dans le sens où il n´est pas possible de
la situer dans un temps historique, et ainsi elle échappe à une localisation
temporelle. Il s´immisce plutôt à la perception, qui, du coup, ne le maîtrise
pas. L´objet dit auratique, en appelant un saisi à la fois visuel – dans
l´exemple employé par Benjamin, le paysage très large dans les montagnes
- et « olfactif » est donc difficile à cerner en tant que tel en ce qu´il n´est
pas dissociable de cet air qui provoque des sensations non-classifiables
rationnellement.
L´aura est donc une « atmosphère », d´une émanation qui apparaît
quant au regard posé sur une situation qui, lui, ne saisi qu´une partie du
champ vaste non-délimitable où la personne regardant se trouve elle-même
située. Cette atmosphère, en « pénétrant » dans la personne qui la perçoit,
ne peut pas être touchée, transformée, ou même précisément localisée. Or,
elle est une sorte de « réponse » au regard. « Dès qu´on est – ou se croit –
regardé, on lève les yeux, écrit Benjamin. Sentir l´aura d´un phénomène,
c´est lui conférer le pouvoir de lever les yeux. »141
Non pas la chose en soi, l´objet même, est donc l´aura, mais « l´air »
qui l´entoure, son enveloppe atmosphérique, pour ainsi dire. Pour celui qui
regarde l´objet, l´aura est une expérience spécifique. Et cette expérience, à
son tour, repose sur le transfert d´une forme de réaction courante dans la
société humaine à une situation de confrontation non-sociale.
En occurrence, le concept d´aura appliqué à une œuvre d´art, étant
« produite comme re-production de l´aura naturelle »142, est constitué par sa
singularité, « son « hic et nunc », son existence unique à l´endroit où elle se
trouve donc par son ici et maintenant, son « authenticité » (« Echtheit »)143.
141 ibid., p. 383 142 Tackels, L´œuvre d´art à l´époque de W. Benjamin, p. 52 143 Benjamin, L´œuvre d´art à l´époque de sa reproduction mécanisée, op.cit., p. 179
76
Cette apparence auratique d´une œuvre d´art vient, selon Benjamin, de
l´incrustation de cette œuvre dans un contexte de culte.
Tandis que l´organisation sociale était constituée par des pratiques
magiques, l´œuvre d´art y disposait d´une place privilégiée ; elle
concentrait en elle un pouvoir de représentation du culte. C´est parce que
l´œuvre auratique fut intimement liée au culte dont elle « faisait partie » et
qui, de son côté, s´en servait, pour ainsi dire, qu´elle restait inaccessible,
loin pour celui qui la percevait.144 Le « spectateur » d´une œuvre auratique
ne pourrait que la contempler parce qu´il attendait sa réponse ; c´était par
l´intermédiaire de l´œuvre que le contact avec un dieu ou un autre
représentant du culte fut instauré. Dans son attente de réponse et sa propre
implication dans le contexte cultuel représenté par l´œuvre, le spectateur ne
prenait pas de recul par rapport à elle qui renvoyait directement au culte
qu´elle représentait. Bref : l´œuvre auratique n´était pas perceptible, voire
pensable en ignorant « son » culte en ce qu´elle était complètement
trempée par lui, voire par l´aura.
En occurrence, l´œuvre d´art auratique assistait à son tour à
l´organisation cultuelle d´une socialité basée sur des rites et valeurs
traditionnels en ce que la constitution du culte se trouvait représentée en
elle ainsi que confirmée par sa notion d´authenticité. « L´authenticité
[Echtheit] d´une chose intègre tout ce qu´elle comporte de transmissible de
par son origine, sa durée matérielle comme son témoignage historique. Ce
témoignage, reposant sur la matérialité, se voit remis en question par la
reproduction, d´où toute matérialité s´est retirée. Sans doute seul ce
témoignage est-il atteint, mais en lui l´autorité de la chose et son poids
traditionnel. »145 Bref : avec la destruction de l´aura, la puissance
traditionnelle du culte se trouve elle aussi mise en question.
On voit bien ici comment la reproductibilité technique, en transformant
la « nature » d´une œuvre d´art, touche en même temps au fondement de
l´organisation et de l´auto-légitimation d´un culte par sa tradition. Non
144 voire ibid., II 145 ibid., p.180
77
seulement les œuvres deviennent, avec leur reproductibilité, « mobiles »
(transportables) et apparaissent donc, dès lors, potentiellement dans des
contextes différents, ce qui restreint et nie l´unicité et l´exclusivité d´un
culte. Ce qui se transforme aussi, c´est leur statut, voire leur inscription qui
se fait, dès lors, potentiellement dans des champs multiples selon leur
utilisation, voire leurs différentes réappropriations.
La connotation « d´originalité » dans le sens d´une origine authentique,
non-touchable, éternelle, « fixe », perd ainsi sa teneur, en même temps que
l´œuvre perd les fonctions qui lui étaient accordées dans le cadre du culte.
Ou bien, comme Benjamin écrit : « la reproduction mécanisée, pour la
première fois dans l´histoire universelle, émancipe l´œuvre d´art de son
existence parasitaire dans le rituel. »146 Avec son détachement du culte,
avec qui elle était auparavant intimement liée, voire embrouillée, l´œuvre
d´art devient donc ex-posable, c´est-à-dire montrable « hors de sa
position », déplaçable. Ce qui ne veut pas dire qu´elle n´était pas mise à la
vue d´un public avant, par exemple dans des musées consacrés à l´art ou
dans des églises. Mais comme elle se trouvait incrustée dans le culte qui
l´employait, elle ne pouvait pas être perçue détachée de lui. Bien que, dans
le cas des musées, il ne s´agît plus d´un culte religieux, le statut accordé
aux œuvres ainsi que leur réception renvoyaient à un culte - un « culte de la
beauté »147, comme Benjamin l´appelle.
« L´aura véritable, écrit Bruno Tackels à ce propos, comme lieu de
pouvoir, revient à celui qui la provoque et la met en scène. »148
Ce qui s´est transformé, c´est que cette exposabilité antérieurement
refoulée149 dans l´œuvre auratique, où « seul le culte s´expose et il s´expose
dans le cadre ritualisé de la contemplation »150 devient explicitement
condition de possibilité même de l´œuvre reproductible qui, dès lors, est
produite avec le but d´être vue. « Mais dès l´instant où le critère
d´authenticité cesse d´être applicable à la production artistique, écrit
146 ibid., p. 185 147 ibid., p. 184 148 Tackels, L´œuvre d´art à l´époque de W. Benjamin, p. 154 149 voire ibid., à partir de la page 67 150 ibid., p. 66
78
Benjamin, l´ensemble de la fonction sociale de l´art se trouve renversé. A
son fond rituel doit se substituer un fond constitué par une pratique autre :
la politique. »151
Avec sa reproductibilité technique, l´œuvre d´art ne devient donc pas
autonome, loin de là, mais son inscription, sa fonction sociale se
transforme : dès lors, l´œuvre d´art est mise au service de la politique.
Authenticité/ Echtheit
Pourtant, Benjamin parle aussi de la photographie en termes
d´authenticité. C´est pour cela qu´il me paraît important d´annoter que le
mot utilisé dans le texte allemand pour décrire des œuvres auratiques est
« Echtheit » qui est aussi connoté par « véritable » ; « originaire ». Ainsi, le
champ de l´« Echtheit » dans le sens que Benjamin lui accorde, semble être
plus large que celui d´ « Authentizität » en ce qu´il implique aussi des
associations morales - d´où la relation intime avec le culte qui, en
organisant une socialité selon des valeurs traditionnelles, communique une
morale.
Il s´agit donc de deux mots différents employés par Benjamin :
« Authentizität », employé pour parler d´un trait de la photographie qui
résulte de la technique photographique, est un effet de l´enregistrement
mécanique par un appareil qui, lui, consiste dans son non –intentionnalité,
c´est-à-dire dans son caractère de « ça a été », de trace « authentique » qui
relève, comme nous l´avons vu, d´un trait spécifiquement photographique.
Dans ce sens, le mot « authentique » se réfère donc à la « nature » de
l´image photographique. Il ne s´applique pas à l´originalité de l´œuvre qui,
elle, est dès lors « de nature » reproductible, mais à la façon dont une
photographie transmet des données visuelles. Cette authenticité est donc
basée sur le caractère mécanique du procédé et du matériel de la production
ainsi que sur son contact physique avec l´objet enregistré par l´appareil
dont elle est le résultat.
151 Benjamin, L´œuvre d´art à l´époque de sa reproduction mécanisée, op. cit., p. 186
79
Le mot « Echtheit », par contre, apparaît dans le contexte de l´œuvre
auratique en faisant référence à la fois à son unicité et son authenticité – il
s´agit d´une « authenticité » résultant de son incrustation traditionnelle,
voire de son association avec un « origine ». L´ « Echtheit » apparaît donc
comme caractéristique d´une œuvre censée confirmer le statut de l´œuvre
au sein du culte qui, à son tour, se trouve représenté par elle.
On voit bien, Benjamin ne juge pas les médiums en « soi » - ce qui lui
importe, c´est d´analyser à partir de leur constitution comment ils sont
utilisés, comment ils s´inscrivent dans un contexte social, donc quelles
fonctions leur sont accordées par ceux qui s´en servent. Ainsi, dans
l´histoire et la théorie photographique se mêlent des « aspects », ou, si l´on
veut, des angles de vues, multiples et hétérogènes qui s´influencent
réciproquement - par exemple, l´histoire technique et sociale de la
photographie et celle de sa perception. Certes, la perte de l´aura va de pair
avec une perte plus générale des valeurs communiquées par un culte afin
d´accorder du « sens » à une organisation sociale traditionnellement établie
ainsi qu´avec celle de l´expression d´une « incomparable beauté »152 que
l´on trouve encore sur les premières photographies. Et il est évident que ce
concept de l´aura reste problématique, non seulement parce qu´il est
difficile à cerner, mais aussi parce que les enjeux qu´il décrit sont loin
d´être homogènes. Parler d´une disparition totale de l´aura à l´époque de la
reproductibilité technique serait trop dire. Il s´agit plutôt d´une tendance
qui transforme, lentement, la société dans laquelle elle s´instaure de
l´intérieur. Répondre aux transformations en cours, c´est prendre une
responsabilité face au présent.
Ce qui est à gagner en abandonnant l´intention d´introduire de l´aura
artificiellement dans les images qui n´en disposent plus, c´est la possibilité
d´ouvrir « la voie au regard politiquement éduqué, qui renonce à toute
intimité au profit de l´éclairement des détails. »153
Ce nouveau regard – un regard examinant, critique – se distingue de la
contemplation libre, donc d´une perception qui se perd dans l´œuvre afin de
152 ibid., p. 190 153 Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., p. 312
80
se laisser absorber par elle, de rester dans l´attente de sa réponse. Il ne
s´agit pas d´une perception basée sur l´intériorité, car l´œuvre non-
auratique ne peut, voire ne prétend pas « légitimer » ou représenter un
culte, qui dépasse donc nécessairement ce que son regardeur est capable de
recevoir, en restant par cette constitution « en soi » non-accessible.
L´œuvre non-auratique ne permet donc pas d´entrer dans un
« Blickkontakt » avec elle. Par rapport à la photographie, Benjamin
remarque que « [c]e qui devait paraître inhumain, on pourrait même dire
mortel, dans le daguerréotype, c´est le fait que l´on regardait (longtemps
d´ailleurs) un appareil qui recevait l´image de l´homme sans lui rendre son
regard. Or, le regard est habité par l´attente d´une réponse de celui auquel il
s´offre. »154 L´œuvre non-auratique ne se prête donc plus à une
communication directe conforme aux modes de communication sociale
établis traditionnellement – elle est à saisir autrement.
Bruno Tackels décrit l´accès à l´œuvre non-auratique comme tactile :
« La tactilité ne signifie pas que nous pourrions véritablement pénétrer dans
les choses, mais plutôt que notre manière de les voir se sait, par essence,
coupée d´elles. […] Par les filtres des techniques de reproduction, ce qui,
de la chose, se donne à voir, est une manière de voir. »155 La photographie,
en tant que matériel produit techniquement, peut rendre visible et donc
explicit, comment on perçoit les choses de façon visuelle en ce qu´elle n´est
pas « par sa nature » un « regard », mais un enregistrement. Parce que,
entre l´appareil et l´œil, il y a une différence fondamentale, le saisi d´une
photographie qui est le produit d´un contact non pas entre l´œil et un
donné, mais, comme nous l´avons, l´indice basé sur un contact direct entre
le matériel photographique et ce donné, la photographie remet en cause la
perception humaine. Une photographie, par cette distance même, enregistre
donc un espace autre, extérieur à la mémoire humaine qui, pourtant,
représente en même temps ce à quoi « on » s´est déjà habitué.
« [L]es tâches qui, aux tournants de l´histoire, ont été imposées à la
perception humaine ne saurait guère être résolues par la simple optique,
154 Benjamin, Sur quelques thèmes baudelairiens, op. cit., p. 383 155 Tackels, L´œuvre d´art à l´époque de W. Benjamin, p. 56/57
81
c´est-à-dire la contemplation, écrit Benjamin. Elles ne sont que
progressivement surmontées par l´habitude d´une optique
approximativement tactile. » C´est pour cela que Benjamin y voit un « sens
politique caché ».
Comme ces œuvres se prêtent à être ex-posées dans des contextes
différents, comme elles n´apparaissent plus dans des lieux consacrés à un
cercle bien clos d´« initiés » et n´ont plus un statut « absolu », ces œuvres
reproductibles en masse sont dès lors censées atteindre des masses. Ce qui
convient à la perception transformée - et se transformant encore - qui
s´insinue et se manifeste avec l´époque de la reproductibilité
technique dont ces transformations sont en même temps le résultat.156
« « [R]approcher » les choses de soi, écrit Benjamin, ou plutôt des
masses, c´est chez les hommes d´aujourd´hui un penchant tout aussi
passionné que le désir de réduire l´unicité de chaque situation en la
soumettant à la reproduction. De jour en jour s´affirme plus
impérieusement le besoin de posséder l´objet d´aussi près que possible,
dans l´image ou plutôt dans la reproduction. Et il est évident que la
reproduction, telle qu´en disposent le journal illustré et les actualités
filmées, se distingue de l´image. En celle-ci l´unicité et la durée sont aussi
étroitement liées qu´en celle-là la fugacité et la reproductibilité. Dégager
l´objet de son enveloppe, détruire son aura, c´est la marque d´une
perception qui a poussé le sens de tout ce qui est identique dans le monde
au point qu´elle parvient même, au moyen de la reproduction, à trouver de
l´identité dans ce qui est unique. »157
La destruction de l´aura, le rapprochement des choses qui interdit de
garder la constitution d´une œuvre auratique, sont donc à la fois des
conséquences et des causes d´une perception qui s´est déjà établie, mise en
156 Cette pensée d´influence réciproque peut être rapproché de celle de Georg Simmel, notamment de son concept de « Wechselwirkung » (voire par exemple sa « Philosophie de l´argent »). Dans le cadre de ce texte, je ne vais pas entrer plus profondément dans l´affrontement de ses deux auteurs, mais me contenter d´annoncer qu´une telle analyse pourrait être féconde. 157 Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., p. 311
82
place dans le quotidien d´une société constituée par des masses. Chez
Benjamin, la perception des objets et les produits, voire les médiums, qui
se sont développés à partir d´eux s´entrecroisent, s´influencent
réciproquement – il s´est alors déjà installé un besoin d´approcher les
choses des masses auquel répond la reproduction. Il est important de ne pas
perdre de vue que l´angle de vue benjaminien est très large – il ne tente pas
d´écrire une « Histoire», mais plutôt des histoires qui se superposent - une
histoire de la technique, une histoire de la perception, une histoire de l´art...
Ceci lui permet de ne pas « juger » a priori des inventions techniques, selon
des critères pré-définis, mais de critiquer certaines de leurs utilisations et
inscriptions.
Aura et photographie
Les photographies, étant par leur nature reproductibles et produites
mécaniquement, ne peuvent donc plus, quant à elles, transmettre ce que
Benjamin appelle aura, car celle-là est définie par son unicité et son
« Echtheit ». Pourtant, les premières photographies, à l´époque où leur
reproduction n´était pas encore possible, disposaient encore d´un
« magique » singulier. Or, comme nous l´avons vu, ce « magique » était un
résultat des conditions de production, de la technique peu développée qui
produisait des images non-reproductibles dans un « continuum absolu de la
lumière la plus claire à l´ombre le plus obscure »158, voire du dispositif
spécifique de la production photographique. Ce qui importe selon
Benjamin, c´est que, « [e]n ces premiers temps de la photographie, l´objet
et la technique correspondent aussi rigoureusement qu´ils divergeront par la
suite, dans la période de sa décadence. »159
C´est à l´aide de la photographie du jeune Kafka que Benjamin décrit
la différence entre ce « magique » des premières photographies et le
résultat en échec des essais « décadents » de production artificielle. Car
avec l´amélioration de la technique photographique– sa plus haute
158 Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., p. 307 159 ibid., p. 308
83
sensibilité à la lumière ainsi que la durée réduite de son temps d´exposition,
les images « reflètent le visible avec la fidélité d´un miroir. »160 Mais ce
« visible reflété » a perdu son apparence auratique. Ainsi, pour
« agrémenter » l´aspect des modèles, les techniques telles que la retouche
sur négatif furent utilisées ainsi que fut accessoirisé l´environnement du
modèle dans les ateliers photographiques pendant cette période. Par
conséquent, ces photographies chargées de matériel censé esthétiser, alors
qu´il déguisait plutôt leurs modèles, renvoyaient selon Benjamin malgré
eux à leurs conditions de production, en témoignant justement de la raideur
et du ridicule du processus même.
C´est l´image du jeune Kafka qui montre ce surchargement
d´accessoires étouffant de façon exemplaire : « Le garçon, âgé d´environ
six ans, est vêtu d´un costume d´enfant, trop étroit, presque humiliant,
surchargé de passementeries ; il pose dans une sorte de jardin d´hiver, sur
fond de feuilles de palmier. Et, comme pour ajouter à la suffocante moiteur
de ces capitonnages tropicaux, il tient de la main gauche un immense
chapeau à larges bords, comme en portent les Espagnols. Il disparaîtrait
certainement au milieu d´un tel arrangement, si les yeux démesurément
tristes de l´enfant ne dominaient ce paysage fait pour eux. »161 Cependant,
cette photographie, « [d]ans son insondable tristesse, […] fait pendant aux
premières photographies, où les gens ne jetaient pas encore sur le monde,
comme ici le jeune Kafka, un regard perdu et délaissé. »162 C´est parce que
ce regard désespéré du garçon contraste avec ses alentours censés produire
une apparence agréable dans l´atelier, que Benjamin compare cette
photographie aux premières. Car dans ce contraste, cette image démasque
l´artificialité de la photographie d´atelier. Elle dévoile un trait de la relation
entre l´intention du photographe, basée sur celle de son client, et sa
technique, qui relève du décalage entre les conditions techniques et les
connotations de l´image, qui n´harmonisent pas. S´agissant d´un portrait
« typique » de cette époque, cette image fait voir la raideur des ordres du
160 ibid. 161 ibid., p. 307 162 ibid.
84
photographe par rapport à la pose ainsi que l´absurdité des accessoires et
donc le grotesque qui s´instaure. Ce qui est authentique (« echt ») dans
cette photographie, c´est ce contraste.
C´est, selon Benjamin, Atget qui, « [l]e premier, désinfecte
l´atmosphère suffocante qu´avait répandue le portrait photographique
conventionnel de l´époque de la décadence. Il purifie, mieux : il dissipe
cette atmosphère. Il inaugure cette libération de l´objet par rapport à l´aura,
qui est le mérite le moins contestable de la nouvelle école photographique.
»163
Il s´agissait donc d´une « maladie » dont le jeune Kafka semble avoir
souffert, qui s´est répandue avec la photographie de portrait, infectant
l´image d´une certaine réalité sociale dont les représentations
« agrémentées » sont « malsaines ». Les photographies d´Atget, par contre,
nettoient l´atmosphère de son étouffement par le chargement d´éléments
censés renvoyer à un culte de la personnalité en ce qu´il photographie des
images de ville désertée. « Elles pompent l´aura du réel comme l´eau d´un
navire en perdition. »164
Ce sont donc ces images qui, quant à elles, pompent l´aura du réel – ce
qu´on y voit est l´enlèvement même de l´aura, l´aura disparaissante, pour
ainsi dire. Et « [c]´est dans la perte de l´aura que l´aura se révèle.»165
L´aura est encore présent dans ces photographies, mais en disparaissant.
Nous l´avons vu : ces images montrent des traces du passé ; et ces traces
comportent un rapport spécifique avec leur objet qui, lui, n´est plus là .
Elles indiquent ce contact passé, mais sans en montrer plus. Ce qui manque
sur les images d´Atget, c´est justement cette mascarade censée
« détemporaliser », rendre intemporel leur référent en l´imbibant avec du
magique. Les photographies d´Atget s´inscrivent explicitement dans le
temps historique en ce qu´elles apparaissent dans leur caractère de trace.
163 ibid., p. 310 164 ibid. 165 Tackels, L´œuvre d´art à l´époque de W. Benjamin, p. 46
85
Découvrant de nouveaux référents qui correspondent à la « nature » de
la photographie techniquement très développée, notamment à leur caractère
d´instantané et d´indice, les photographies d´Atget et, par la suite, celles
des surréalistes, font voir des « images de réalités » quotidiennes, non-
exceptionnelles, en tant qu´apparitions spatiales dans leur temps historique
précis. Ces photographies ne sont pas prises au service d´un culte : elles
sont des traces qui font voir, à leur tout, des traces, témoignant de la vie
quotidienne en ville en montrant cette ville désertée, abandonnée par tout
culte.
Voilà la différence entre des images trempées par l´aura, donc censées
asservir à un culte en le représentant, en renvoyant hors d´elles, et des
images qui s´inscrivent en tant que traces dans cette réalité qu´elles font
voir. Dans les mots de Benjamin : « Trace et aura. La trace est l´apparition
d´une proximité, quelque lointain puisse être ce qui l´a laissée. L´aura est
l´apparition d´un lointain, quelque proche que puisse être ce qui l´évoque.
Avec la trace, nous nous emparons de la chose, avec l´aura, c´est elle qui se
rend maîtresse de nous. »166 Tandis que l´aura éloigne l´objet qui est trempé
par elle, la trace le rapproche et renvoie en dehors d´elle. Nous l´avons vu :
c´est en tant que trace que la photographie peut devenir outil. Et c´est parce
qu´elle est trace, indice, que le détective s´en sert au lieu de se laisser
diriger par elle. Avec cette transformation non seulement de la « nature »
de l´image, mais aussi de ses connotations, son rapport avec ses regardeurs
change fondamentalement. Et, avec cela, son statut dans la société.
Nous l´avons vu : Atget en est le précurseur. Ses images donnent
explicitement à voir des traces s´inscrivant dans l´enveloppe quotidienne,
en ce qu´elles montrent des aspects de la ville. Et ces endroits qu´il
photographie sont justement les lieux « où ça se passe », donc ceux qui
donne potentiellement lieu aux crimes, et, avec cela, ceux qui contiennent
des indices des crimes du passé. Il s´agit d´une collection de traces, mieux :
de traces de traces. L´ « innocence » de ces lieux peu exceptionnels se
trouve remise en question.
166 Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, p. 464
86
Dans son essai « Le surréalisme », Benjamin écrit : « Il ne nous avance
à rien en effet de souligner, avec des accents pathétiques ou fanatiques, le
côté énigmatique des énigmes, au contraire, nous ne pénétrons le mystère
que pour autant que nous le retrouvons dans le quotidien, grâce à une
optique dialectique qui reconnaît le quotidien comme impénétrable et
l´impénétrable comme quotidien. »167 Franchir la frontière entre
« mystère » - en tant que réalité hors du commun – et quotidien - en tant
que réalité « banale », non-spectaculaire,– ceci fait penser au texte
« L´inquiétante étrangeté » dans lequel Freud cherche la signification de ce
terme (« das Unheimliche ») entre autres dans l´étymologie du mot et
découvre un lien entre cette « inquiétante étrangeté » et la familiarité. Selon
lui, « nous comprenons que l´usage linguistique fasse passer le Heimlich
[caché, intime, secret] en son contraire, Unheimlich, puisque ce Unheimlich
n´est en réalité rien de nouveau ou d´étranger, mais quelque chose qui est
pour la vie psychique familier de tout temps, et qui ne lui est devenu
étranger que par le processus du refoulement. »168 Bref : le
« Unheimliche », l´inquiétante étrangeté, n´est étrange que parce que le
« Heimlich » qu´il fut d´abord fut refoulé. Ce qui inquiète a justement sa
base dans le familier, le bien connu, le quotidien.
Si l´inquiétant, le mystère, apparaît dans cet espace familier et
quotidien, cela signifie qu´il nous « regarde » : ce ne sont pas les endroits
autre qui donnent lieu aux crimes, mais ceux qui se trouvent tout près.
C´est ici, chez moi, dans mes alentours, qu´il faut commencer l´enquête.
L´enjeu est de rendre visible qu´on est concerné par ces menaces, que les
crimes sont commis ici, dans ce quotidien, que les suspects se cachent dans
la foule, pour, enfin, mobiliser des énergies politiques.
Les photographies d´Atget, des instantanées, sont des enregistrements,
des instruments de mémorisation, de ce qui n´est d´habitude perçu que
passagèrement, fugitivement. Ainsi, elles extériorisent et conservent ces
« impressions » qui se trouvent déjà, le plus souvent, inscrites dans la
167 Benjamin, Le surréalisme in : Œuvres II, p. 131 168 Freud, L´inquiétante étrangeté, p. 99
87
mémoire involontaire.169 Nous avons déjà rencontré ce terme par rapport à
l´odeur et l´aura. Il s´agit d´impressions non pas perçues consciemment,
mais tout de même mémorisées en tant que « Erinnerungsspuren »
(« traces mnésiques »170). « Ce qui, en langage proustien, signifie ceci : ne
peut devenir élément de la mémoire involontaire que ce qui n´a pas été
expressément et consciemment « vécu » par le sujet. »171 Les procédures de
sauvegarde de telles impressions sur des plaques photographiques, qui sont,
pour ainsi dire, des traces matérialisées, à l´aide d´un appareil non-
intentionnel, « élargissent le champ de la mémoire volontaire ; grâce aux
appareils, elles permettent, en toute occasion, de conserver une trace
visuelle […] de l´événement. »172. Donc : les photographies extériorisent et
mémorisent ce qui n´accéderait pas à la mémoire volontaire sans elles,
parce qu´elles sont produites techniquement. En rendant possible la prise de
vue, voire la prise de conscience de ces éléments habitant involontairement
la mémoire, elles ouvrent la voie, pour ainsi dire, à une révision de
l´inventaire de la mémoire. Retracer, inventorier : en saisissant une
photographie en tant qu´instrument, elle nous confronte avec nous-mêmes,
en ouvrant un accès à ces sphères censées rester dans l´ombre.
C´est en cela que les images d´Atget sont « conformes » à la technique
photographique : elles font voir ce que seul l´appareil – toujours prêt à
produire des instantanés - est capable de rendre visible, extériorisable et
mémorisable, en donnant accès à une connaissance spécifique. Et c´est
ainsi que se décale notre objectif de nouveau : si la photographie peut être
utilisé, c´est-à-dire utile pour l´élucidation du crime, si elle est indice et
nous renvoie notre propre perception : le criminel, ne se trouve-t-il pas
parmi ceux qui refuse de la considérer telle qu´elle est, qui essaie donc de
dissimuler sa portée réelle ?
169 Benjamin se réfère à Freud et son texte : au-delà du principe de plaisir, voire Benjamin, Sur quelques thèmes baudelairiens, op. cit., à partir de la page 336 170 voire la traduction dans Benjamin, Sur quelques thèmes baudelairiens, op. cit., p. 337 171 ibid. 172 ibid., p. 378/379
88
Tribunaux
Déplaçons donc encore un peu l´angle de vue. La photographie, dans son
caractère de trace et de procédé de mémorisation extérieure, donne accès à
une connaissance spécifique et peut ainsi être utilisée dans de nombreux
champs différents. En même temps, elle représente un continuum spatial.
Ainsi se pose la question de son rapport à l´art, lieu de représentation, qui a
déterminé principalement les premières tentatives de sa théorisation.
Benjamin lui-même situe la photographie dans ce champ en intitulant son
article sur elle et le film « L´œuvre d´art à l´époque de sa reproductibilité
technique. »
Kracauer par exemple oppose « la photographie » à l´œuvre d´art :
« dans l´œuvre d´art, écrit-il, la signification de l´objet devient apparition
spatiale, tandis que dans la photographie, l´apparition spatiale d´un objet
est sa signification. Les deux apparitions spatiales, la « naturelle » et celle
de l´objet reconnu, ne se recouvrent pas. […] L´œuvre d´art aussi se
décompose dans le temps ; mais de ses éléments émiettés se relève ce
qu´elle désigne, tandis que la photographie entrepose simplement ces
éléments. »173 Pour lui, l´œuvre d´art est donc capable d´ajouter une
dimension de sens aux donnés qu´elle saisi, alors qu´en photographie, on a
affaire à des donnés « bruts », pour ainsi dire, des donnés pas encore
réintégrés dans une conception de connaissance. On voit bien, cette
conception de l´œuvre d´art est basée sur la notion d´auteur ou, si l´on veut,
de « génie » – c´est la personne de l´artiste qui compose les éléments en les
rejouant dans son œuvre ; cet artiste est nécessairement celui qui tente de
communiquer ses connaissances, alors que dans le cas de la photographie,
le contact entre matière et image se fait par intermédiaire de l´appareil qui,
lui, ne dispose pas de conscience ou de cognition.
Benjamin, par contre, tente de penser cette relation autrement. Sa
question n´est pas de savoir si la photographie entre ou n´entre pas dans le
champ de l´art qui, lui, se présente comme clos, définit une fois pour toutes.
173 Kracauer, La photographie, p. 192
89
Nous l´avons vu : le détective est toujours prêt à refaire son inventaire,
voire à réviser ses catégories avec lesquelles il a commencé à travailler
quand celles-là n´arrivent plus à saisir l´ensemble. L´enjeu est de repenser,
à partir de la photographie, la conception même de l´œuvre d´art et, avec
cela, de sa critique.
Remarquons d´abord que l´art, ses connotations et ses fonctions
accordées ont beaucoup changées depuis que Benjamin a écrit ses textes
qui, eux, étaient à leur tour souvent repris par des artistes et théoriciens à la
suite. L´approche benjaminienne a sans doute influencé la pensée d´art au
XXe siècle. Les tendances en art et sa critique de son époque à lui étaient
très hétérogènes, voire ambiguës par rapport à l´art : tandis que les avant-
gardes mettaient en question les formes et conceptions traditionnelles en
reformulant de nouvelles fonctions d´art et en expérimentant de nouvelles
inscriptions de l´art dans la vie sociale et politique, la critique d´art
bourgeoise défendait sa conception traditionnelle de l´œuvre d´un artiste-
créateur, et le national-socialisme tentait d´intégrer un art autant esthétisant
que monumental dans leur propagande fasciste.
Comment Benjamin saisit-il ces cadres englobant la photographie ?
Comment se constitue, selon lui, le rapport entre ce médium et ses
contextes ? Comme nous le savons, Benjamin-détective commence par
l´examen minutieux des donnés.
Le tribunal renversé
Ainsi, il observe qu´avec l´apparition des techniques de reproduction, la
perception des œuvres d´art, y compris des œuvres « anciennes », et, avec
cela, leur statut social, se sont complètement transformés, et ce sur
plusieurs plans différents. Traduite en image, donc « aplatie », pour ainsi
dire, l´œuvre peut facilement être déplacée – sa perception n´est donc plus
réservée à un cercle exclusif d´initiés constitué de ceux qui ont la
possibilité de la voir sur place.
La prise en photo d´œuvres d´art a donc fondamentalement transformé
le rapport de l´art à son public – non seulement ces œuvres représentées et
reproduites perdent ainsi leur apparence unique ou auratique et leur
90
inscription dans un lieu précis consacré à l´art. Elles deviennent aussi et de
manière de moins en moins exclusive accessibles à un nombre beaucoup
plus important de personnes, plus précisément aux masses. Ainsi, « [les
grandes œuvres] ne peuvent plus être envisagées comme des productions
individuelles ; elles sont devenues des compositions collectives ; si
puissantes qu´on ne peut plus les assimiler qu´à condition de les réduire.
Les méthodes mécaniques de reproduction se ramènent en fin de compte à
une technique de réduction, et procurent à l´homme un degré de maîtrise
sur les œuvres sans lequel il ne saurait plus qu´en faire. »174
On voit bien : l´œuvre d´art photographiée est d´une toute autre
« nature » que l´œuvre d´art dans son contexte et ses proportions
« d´origine ». « Chacun aura pu observer combien un tableau, plus encore
une sculpture et, par-dessus tout, une architecture se laissent mieux
appréhender en photo que dans la réalité. »175 Parce que ses limites
spatiales sont constituées par son format et son référent apparaît comme
surface plane, une photographie facilite l´accès à l´œuvre qu´elle fait voir.
L´image réduit l´œuvre, pour ainsi dire, en la présentant sur une surface
homogénéisante. De plus, prise en photo, une œuvre d´art peut être
appropriée matériellement : ces photographies peuvent être possédées,
voire commercialisées, comme par exemple sous forme de cartes postales
et de catalogues d´exposition. Ce n´est pas nouveau qu´une logique
économique s´immisce dans le cadre de l´art, mais la consommation de
masse d´œuvres d´art reproduites transforme ce champ durablement. Ainsi
médiatisée, l´œuvre d´art, réduite au format d´une photographie et
présentée comme une image parmi d´autres images, y compris celles qui
sont présentées quotidiennement dans les journaux illustrés, perd sa
manifestation unique et originale, voire, comme nous l´avons déjà vu, son
aura. Dès lors, « l´art en tant que photographie »176, comme Benjamin dit,
élargit et transforme la perception d´œuvres d´art en changeant leur statut
social et, avec cela, le champ de la critique de l´art.
174 Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit. p. 315/316 175 ibid., p. 315 176 ibid.
91
On voit bien : la photographie est, pour le dire avec un mot récent, un
phénomène singulier. Sa « véritable nature » ne peut se révéler en la
mettant immédiatement en opposition avec autre « chose », en
prédéterminant son champ sans avoir pris en compte son champ
performatif historique « réel ». L´enjeu benjaminien est de repenser aussi
les alentours à partir de la photographie. Ainsi, l´ancien débat sur « la
photographie en tant qu´art », opposant principalement la photographie à la
peinture, ne peut aboutir si elle essaie simplement de les hiérarchiser, les
mettre en concurrence, et ce sont justement les photographes qui ont
l´intention de faire des images « artistiques », en concurrence avec la
peinture, en esthétisant leur référant, que Benjamin critique le plus fort.
Bien que, selon Benjamin, c´est justement ce débat-là qui ait
déterminé les tentations de théorisation de la photographie dès ses débuts.
L´article exemplaire cité par Benjamin dans la « petite histoire de la
photographie » est paru en 1839 dans le Leipziger Anzeiger. Son auteur
défend l´idée que seul l´artiste-génie, « animé d´une inspiration céleste »
serait capable et autorisé de « rendre les traits de l´homme-Dieu sans le
secours d´aucune machine. »177 Englobé dans une vision du monde
chrétienne et conservatrice– qui situe donc l´œuvre d´art au sein de cette
conception - ce point de vue, craintif de tout changement, interdit toute
mise en question de son propre fondement. Benjamin le commente ainsi :
« On voit ici entrer en scène, avec ses gros sabots, la fruste conception d´un
« art », auquel toute considération technique est étrangère, et qui se sent
mortellement menacé par l´apparition provocante de la nouvelle
technique. »178 Il s´agit, selon Benjamin, d´une « conception fétichiste de
l´art, par principe ennemi de toute technique »179. La raison pour laquelle
elle ne peut aboutir, ne peut vraiment toucher ou problématiser la
photographie, est que ceux qui argumentent ainsi « [entreprennent]
177 cité par Benjamin, ibid., p 297 178 ibid., p. 297 179 ibid.
92
précisément de justifier le photographe devant le tribunal qu´il
renversait. »180
Cette phrase me semble concentrer un des points centraux de
l´argumentation de Benjamin. La comparaison avec un tribunal indique
comment de nombreux critiques ont commenté la photographie : en
l´accusant de faire quelque chose qui n´est pas « permis ». Le crime pour
lequel la photographie est pénalisée serait de rivaliser avec dieu, - un
blasphème donc, ou, au moins, avec l´homme-créateur. La base d´un tel
jugement est un tribunal défendant cette « vision du monde ». Or, selon
Benjamin, la photographie a renversé ce tribunal – c´est son fondement
juridique, son « système de catégories », pour ainsi dire, voire les bases
même de cette « critique » et, avec cela, de ce chef d´accusation, qui ne
sont plus valables depuis que la photographie, qui n´est simplement pas
saisissable par ces principes, existe. Nous l´avons vu : pour qu´il y ait un
crime, il faut qu´il y ait une loi le concernant. Et ces lois, elles, dépendent
de « leur » société. Quand cette société se transforme, quand son
appréhension et sa perception des mots et des choses changent, alors elle
doit aussi repenser sa propre constitution et réviser ses lois.
Ce que Benjamin insinue ici n´est pas seulement que les critères de
la réflexion sur la photographie sont nécessairement autres que ceux qui
étaient « établis » au 19e siècle dans la théorie de l´art. En proposant de
trouver, avant tout, à partir de son « objet » même, la photographie, en
l´interrogeant, ce que pourraient être des catégories « justes » pour cet
objet, il renverse tout un système qui ne fait que soumettre son « objet » à
des concepts déjà fixés. C´est alors le rapport du théoricien à son objet qui
se trouve ainsi renversé : le théoricien n´est pas a priori sur une position
supérieure ; il cherche le contact avec son objet, et c´est son objet qui le
sensibilise à ses logiques et ses potentialités. Ainsi, les concepts ou
catégories se transforment avec les transformations « réelles » de et autour
de l´ « objet ». On l´a déjà vu : la « méthode » benjaminienne remet en
180 ibid.
93
question toute une conception de critique. Et avec cela s´insinue une
redéfinition permanente du concept de l´art en vue des performations
« réelles ». En inventoriant non seulement des objets selon des catégories
fixes, mais en les mettant aussi en doute lors de l´inventorisation en vue de
leur crédibilité, ce cadre de l´inventaire se déplace par rapport aux enjeux
réels – il est, pour ainsi dire, à la brèche de sa révision permanente.
La photographie, est-elle donc un art ? La question est, comme nous
avons vu, mal posée, mais davantage révélatrice : dans la 2e lettre
parisienne intitulée « peinture et photographie », Benjamin remarque avec
Gisèle Freund que « la revendication de la photographie d´être un art se
manifeste en même temps que son apparition en tant que marchandise. »181
L´art, ou plutôt sa « définition », apparaît donc dans un contexte
économique – et ceci est dû, entre autres, à la critique d´art : « Celle-ci ne
sert que de façon apparente au public, en réalité au marché d´art »182, écrit
Benjamin. Il fallait plutôt se demander : quel sujet est autorisé de définir
l´art ? – une question dont la structure sera reprise plus tard par des
penseurs comme Michel Foucault183 et Michel de Certeau184. Dans le cadre
181 traduit par moi-même à partir de Benjamin, 2. Pariser Brief, Malerei und Photographie in : Medienästhetische Schriften, p. 334 182 traduit par moi-même à partir de ibid., p. 331 183 voire par exemple l´article que Foucault a écrit pour le « Dictionnaire des philosophes » (Paris, P.U.F., 1984, pp. 942-944) sous le pseudonyme Maurice Florence : « La question est de déterminer ce que doit être sujet, à quelle condition il est soumis, quel statut il doit avoir, quelle position il doit occuper dans le réel ou dans l´imaginaire, pour devenir sujet légitime de tel ou tel type de connaissance ; bref, il s´agit de déterminer son mode de <subjectivation> […]. Mais la question est aussi et en même temps de déterminer à quelles conditions quelque chose peut devenir un objet pour une connaissance possible, comment elle a pu être problématisée comme objet à connaître, à quelle procédure de découpage elle a pu être soumise, la part d´elle-même qui est considérée comme pertinente. […] Cette objectivation et cette subjectivation ne sont pas indépendantes l´une de l´autre ; c´est de leur développement mutuel et de leur lien réciproque que naissent ce qu´on pourrait appeler les <jeux de vérité> : c´est-à-dire non pas la découvert des choses vraies, mais les règles selon lesquelles, à propos de certaines choses, ce qu´un sujet peut dire relève de la question du vrai et du faux. », cité de : Dits et Écrits 2, p. 1451 184 concernant le savoir historique, voire la définition du champ historiographique, de Certeau écrit dans « L´écriture de l´histoire » : « Une
94
de ce travail, je vais me contenter d´annoncer que cette forme
d´interrogation importe aussi à Benjamin : toute définition de l´art- ainsi
que de l´œuvre d´art - est liée au contexte dans lequel elle apparaît, parce
qu´il s´immisce en même temps des propos sociaux et politiques sur
lesquels cette conception-là est fondée. Ainsi, un art compris comme
créateur, présupposant un sujet créateur, voire un « génie », est
accompagné par une critique défendant une conception bourgeoise de la
(haute-) culture, en légitimant en même temps la constellation sociale sous
laquelle elle a pu s´établir.
Benjamin par contre insiste sur la question du statut de l´art en vue de
son contexte ainsi que de l´utilité de l´image – pas seulement celle qui est
directement communiquée par le choix du sujet, mais aussi celle qui se
pose par rapport à la perception qui se manifeste avec elle et la position
qu´elle accorde au spectateur – comment fonctionne l´optique de ces
images, que font-elles voir au-delà de leur sujet ? Comment s´inscrivent-
elles dans la société, et que reflètent-elles d´elle ? Il s´agit de questions qui
déplacent la théorie en fonction de la « portée réelle »185 des médiums, en
vue du contexte où ils s´inscrivent. « Pour partie, écrit-il, [les circonstances
que l´œuvre a anticipées] sont certaines transformations sociales, qui
modifient la fonction de l´art ; pour d´autres des découvertes
mécaniques »186.
Qu´une œuvre soit regardée comme une œuvre d´art dépend moins du
médium (matériel) utilisé que du contexte qui l´inscrit ou non dans le
champ artistique. Ainsi, pour nommer une œuvre « artistique », il importe
moins à Benjamin de définir les supports susceptibles d´entrer dans un
médicine et une historiographie modernes naissent presque simultanément du clivage entre un sujet supposé savoir lire et un objet supposé écrit dans une langue qui ne se connaît pas, mais doit être décodée. Ces deux « hétérologies » (discours sur l´autre) se construisent en fonction d´une séparation entre le savoir qui tient le discours et le corps muet qui le soutient. » (p. 16) 185 Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., p. 298 186 Benjamin, Paralipomènes et variantes de la version définitive [de « L´œuvre d´art à l´époque de sa reproduction mécanisé »] in : Écrits français, p. 232/233
95
cadre préconçu - dans « l´œuvre d´art à l´époque de sa reproductibilité
mécanique » par exemple, il parle de la photographie et du film en tant que
médiums techniquement reproductibles - que d´examiner l´accès qu´ils
donnent à la connaissance perceptible communiquée en vue des
caractéristique spécifiques de ce support.
Ce n´est peut-être pas sans raison que, pour Benjamin, « Duchamp
est l´un des phénomènes les plus intéressants de l´avant-garde
française»187 : avec sa conception d´œuvre et ses gestes artistiques,
Duchamp a durablement transformé la notion d´œuvre et d´auteur ainsi
qu´il a thématisé avec son travail le contexte d´art même. « Sa théorie de
l´œuvre d´art [de la valeur d´art], poursuit Benjamin, qu´il a illustré
récemment (sans l´expliquer) par une série de grands cartons, La Mariée
mise à nue par ses célibataires, est à peu près la suivante : dès qu´un objet
est regardé par nous comme une œuvre d´art, il cesse absolument de
fonctionner comme tel. C´est pourquoi, quant à l´effet spécifique de
l´œuvre d´art, l´homme contemporain en éprouvera davantage´avantage
l´expérience (Erfahrung) dans le cas d´objets dégagés de leur contexte
fonctionnel <arrachés de ce contexte, ou mis au rebut> (des objets tels un
palmier d´appartement portant des touches de piano, un chapeau haut de
forme criblé de trous), plutôt qu´avec des œuvres accréditées pour jouer ce
rôle. »188 En remettant en question le contexte artistique, Duchamp
s´interroge en même temps sur la réception des « œuvres », voire sur la
place accordée au spectateur. Dans ses œuvres, le choix et l´utilisation du
matériel, leur placement ainsi que celui du spectateur et leur perception
sont pensés ensemble.
Rosalind Krauss, d´ailleurs, va parler du « photographique »
immanent de son œuvre. Ainsi, « dans ce « Retard en verre » [« La Mariée
mise à nue par ses célibataires » dont Benjamin parle], cette
« photographie » très grande et très complexe, Duchamp concentre notre
attention visuelle sur un aspect du photographique, ce que nous pourrions
appeler son statut sémiotique de trace. Nous nous rendons alors compte que
187 ibid., p. 231 188 ibid.
96
c´était la nature structurelle de ce statut qui l´intéressait le plus. »189 Selon
elle, c´est donc le caractère indiciel de la photographie que Duchamp
rejoue dans ces œuvres, non seulement dans le « Grand Verre », mais aussi
dans ses Ready-mades dont il écrit lui-même que « [l]´important est […]
cet horlogisme, cet instantané, comme un discours prononcé à l´occasion
de n´importe quoi mais à telle heure. »190
Nous l´avons vu : ce qui importe pour l´indice, c´est le contact
direct avec l´objet qu´il désigne. Ce contact, et non point l´interprétant,
constitue sa signification. Dans le cas des ready-mades, c´est le geste qui
déplace l´objet qui en fait une œuvre qui est ce contact temporellement
défini. « Ce que suggère l´art de Duchamp, c´est que ce changement de la
forme des images qui constituent de plus en plus notre environnement
entraîne avec lui un changement dans sa structure dominante de la
représentation, et qu´à son tour cela aura peut-être des conséquences sur les
processus symboliques et imaginaires eux-mêmes – c´est-à-dire que le
mode de production des signes affecte les processus mêmes de la
connaissance. »191
Ainsi l´art de Duchamp soulève des questions proches de celles que se
pose Benjamin sous une autre forme.
Construction/démystification vs. réclame/association
Il est évident que la photographie trace un champ hétérogène. Il s´agit
d´une pratique non exclusivement artistique, loin de là : elle s´inscrit dans
de nombreux de champs très différents –comme la science, la vie
quotidienne, la presse, l´art, pour n´en citer que quelques-uns. Et c´est entre
autres avec elle – qui, depuis toujours, se trouve appréhendée par la critique
d´art (fût-ce pour l´intégrer ou pour l´exclure), que les frontières entre l´art
et la vie quotidienne, donc les fonctions sociales de l´art, sont remises en
question. On l´a déjà vu plusieurs fois : Benjamin privilégie clairement une
certaine utilisation de la photographie, et cette utilisation n´a rien à voir
189 Krauss : Le photographique, p. 78/79 190 Duchamp, Duchamp du signe, p. 49 191 Krauss, Le photographique, p. 87
97
avec la photographie dite « artistique », créatrice. Mais cela ne veut pas
dire que la photographie dont il parle – dont les acteurs sont Atget,
Bloßfeldt, Krull, Sander et les surréalistes – ne puisse être intégrée dans un
contexte artistique.
Rappelons encore une fois qu´à l´époque de Benjamin, le contexte
artistique était conçu différemment qu´aujourd´hui, et il ne tressait pas de
champ homogène. Il ne faut pas oublier que les expérimentations entre
autres des artistes conceptuels n´ont pas cessé de remettre en question ce
champ, ses médiums et fonctions dans la société. Ce que nous allons
examiner ici, c´est la perspective benjaminienne sur l´art et son contexte à
son temps.
Selon Benjamin, « [l]´art est une tentative d´amélioration de la
nature (Verbesserungsvorschlag), une imitation (Nachmachen), qui dans
son fond le plus caché consiste à servir d´exemple (Vormachen). En
d´autres termes, l´art est une mimésis parachevant la nature (Vollendete
Mimesis). »192 Pour lui, l´art implique donc une tache politique, ou bien
utopique. Il ne s´agit donc pas d´un art du beau, ayant pour but de plaire
aux spectateurs, mais d´un art engagé. C´est avec la perte de l´aura que
cette implication devient, pour Benjamin, centrale. Ainsi, « la seconde
technique », celle qui s´applique aux œuvres produites et reproduites
techniquement, « dont l´objet est de reprendre, en les variant
inlassablement, ses expériences »193, envisage d´expérimenter de nouvelles
formes d´harmonie entre l´homme et la nature dont il se sait distancié. « La
fonction sociale décisive de l´art actuel consiste en l´initiation de
l´humanité à ce jeu « harmonien ». »194
Or, cette « initiation » aux conditions transformées, et se
transformant encore, de la relation entre l´homme et la nature par l´image
produite techniquement nécessite une connaissance de ces conditions
techniques et sociales. C´est-à-dire, selon cette formule, qu´il faut prendre
192 Benjamin, Paralimpoèmes et variantes de la version définitive [de « L´œuvre d´art à l´époque de sa reproduction mécanisée], op. cit., p. 234 193 Benjamin, L´œuvre d´art à l´époque de sa reproduction mécanisée, op. cit., p. 188 194 ibid., p. 189
98
position par rapport à son propre travail ainsi que par rapport à son
contexte. Ceci est exactement ce que la photographie dite créatrice élude en
ignorant ses propres conditions. « L´objectif ne se préoccupe plus que de
« vue synthétique » ; c´est le folliculaire de la photographie qui entre en
scène. »195
Pour Benjamin, la photographie dite créatrice ne fait que produire
des images stéréotypées, en esthétisant leur référant. Elles ne
communiquent pas de contenu allant plus loin que nécessaire à leur vente,
ne sont pas réflexives, elles ne pourraient pas non plus être utiles en
donnant accès à une connaissance. « [L]´élément créateur - , écrit-il, qui
est, dans son essence la plus intime, variation : la contradiction est son
père, l´imitation sa mère – devient un fétiche, dont les traits ne doivent leur
vie qu´aux jeux de lumière de mode. La création, en photographie, est ce
par quoi elle se trouve livrée à la mode. […] En elle se démasque l´attitude
d´une photographie qui peut donner à n´importe quelle boîte de conserve sa
place dans l´univers, mais n´est pas capable de saisir une seule des relations
humaines dans lesquelles elle intervient, et qui par là, jusque dans ses sujets
les plus éthérés, prépare davantage leur commercialisation que leur
connaissance.»196
On l´a déjà vu plusieurs fois : ce qui importe à Benjamin, c´est le
rapport de l´image à d´autres champs de connaissance, voire sa
référentialité aux champs qu´elle anticipe implicitement. Or, la
photographie dite créatrice va de pair avec la mode actuelle et la réclame,
en les légitimant, dans un sens inhérent, donc sans interroger ou mettre en
question la situation actuelle. Dans la conception benjaminienne, la
photographie ne peut être isolée des champs dans lesquels elle s´inscrit,
loin de là – la connaissance à laquelle elle seule donne accès doit être
connectée, mise en relation avec d´autres. Il propose, pour reprendre la
citation introduisant ce mémoire, un « partners in crime philosophique » et
artistique.
195 Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., p. 317 196 ibid., p. 317/318
99
Ainsi, la photographie qui se désigne elle-même – soutenu par la
critique d´art conservatrice– comme artistique, créatrice, n´entre pas dans le
champ d´art dans le sens accordé par Benjamin. Ce n´est peut-être pas par
hasard que Benjamin se réfère encore et encore à Atget qui, lui, ne se
voulait pas être artiste, mais entrait clairement et explicitement dans la
logique économique en vendant ses clichés. Or, il n´a justement pas produit
des images montrant des « clichés visuels », comme nous avons vu plus
haut, mais reflète par et dans ces images la perception photographique. Et
tout de même, ses images furent, bien qu´ultérieurement, ingérées par un
contexte artistique.
« [P]uisque le vrai visage de cette création photographique est la
réclame ou l´association, sa contrepartie légitime est la démystification ou
la construction. »197 La photographie, parce qu´elle peut servir à la
production d´images stéréotypées, peut aussi servir à son dévoilement. À la
place de répéter visuellement des clichés qui ne servent qu´à homologuer
un état des choses existant et confirmé par elle, elle peut aussi servir à
« élargir » ou préciser cette vue, en faisant voir des taches non pas encore
déplorées. De là son caractère criminologique : le détective ne se laisse pas
manipuler par des images, mais en discerne des détails. Il cherche le
suspect, non guère la beauté séduisante. Les images, il les prend pour ce
but précis qui est de travailler avec elles afin d´en retirer des connaissances
spécifiques. L´image photographique qui fait voir des données s´inscrivant
dans un contexte plus large, donne à penser, ouvre des pistes, et cela quant
à ses conditions techniques spécifiques.
Or, « rendre visible » ne veut pas forcément dire : photographier
l´apparence visuelle « brute », telle qu´elle se donne à voir à première vue.
On l´a déjà vu dans les images de Karl Bloßfeldt hautement stylisées – la
construction mise en service à l´intention de révéler quelque chose, peut
être utile. Ceci se voit aussi dans les photographies portraitistes de Sander,
montrant des « personnes ordinaires » dans leur environnement, en
constituant « une photographie comparée, une photographie dépassant le
197 ibid., p. 318
100
détail pour se placer dans une perspective scientifique. »198 C´est entre
autres le principe constructif de la série qui rend possible d´appréhender sa
publication en tant que « cahier d´exercice »199. « Regardez ces étudiants-
ouvriers, écrit Döblin dans le préface du livre « Antlitz der Zeit » de
Sander, et à côté ce professeur et cette famille bourgeoise si paisible,
ancrée dans sa satisfaction et ne se doutant encore de rien : en trois photos,
les tensions de notre époque apparaissent en pleine lumière. »200
La production sérielle d´images se trouve, même en restant
implicite dans l´œuvre, dans toutes les photographies que Benjamin cite –
Atget a fait des séries de photographies de ville, Bloßfeldt de plantes
agrandies. Il est vrai que, dans la série, l´élément constructif devient très
explicite : le spectateur cherche immédiatement un lien entre les images qui
la constituent ; il les regarde sous l´angle de vue que la série impose quant à
elle. Dès lors, le sol de l´inventaire qu´on en dresse n´est plus pareil à celui
de l´image unique, mais se constitue par rapport à la série qui l´englobe.
Dès lors, la perception de chaque image se fait à partir du nouveau
« système de catégories » qui s´est instauré avec la série. Le saisi des
photographies change de paradigme, pour ainsi dire : il est dirigé par la
logique interne de l´ensemble.
La construction en photographie devient nécessaire parce que, comme
le dit Brecht, la « réalité proprement dite a glissé dans le fonctionnel.»201
Son exemple est l´image d´une usine qui ne reflète en rien la situation
réelle des ouvriers ; c’est-à-dire que la surface visuelle seule n´éclaircit pas
leur « réalité sociale ». Pour rendre cette réalité-là tout de même
saisissable, pour servir à l´enquête censée éclaircir ses conditions réelles, il
faut la (re)construire visuellement. Les précurseurs de cette utilisation de
l´image sont pour Benjamin les photographies des surréalistes et le cinéma
russe - sur ce point, encore une fois, le film et la photographie ne sont pas
différenciés -, justement parce que l´intention n´y est pas de produire des
198 Döblin, « Des visages, des images et de leur vérité », p. 192 199 Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., p. 314 200 Döblin, « Des visages, des images et leur vérité », p. 192 201 cité par Benjamin in : Petite histoire de la photographie., op. cit. p. 318
101
images esthétisantes, mais de « délivrer [à l´aide des images] une
expérience et un enseignement. »202
Or, sans être accompagnée d´un texte explicatif, d´une légende, « toute
construction photographique doit rester dans l´à-peu-près.»203 Parce que,
selon Benjamin, nos « conditions d´existence » se trouvent dans un
« processus de littérarisation », une photographie a besoin de sa légende
pour être reconnaissable dans sa prise de position. Ainsi, nombreux sont les
scandales, notamment dans la presse, qui témoignent de l´impossibilité de
situer une photographie sans son accompagnement par une légende
explicative. Et les légendes imposent elles aussi leur point de vue. « Il suffit
souvent de peu de choses pour donner à des photos un sens diamétralement
opposé à l´intention du reporter »204, écrit Gisèle Freund dans son livre
« Photographie et société », en donnant quelques exemples violents. Le
photographe doit donc prendre une responsabilité pour ses images – en tant
qu´ « [h]éritier des augures et des aruspices, le photographe ne doit-il pas,
sur ces images, découvrir la faute et désigner le coupable ? »205 Pire que
celui qui ne sait pas déchiffrer les images, « l´analphabète de demain », est
selon Benjamin « le photographe qui ne sait pas lire ses propres
images »206. Dans l´enquête, la position du photographe dépasse son
activité de prise d´images – il les commente aussi afin de permettre au
regardeur de s´orienter. C´est cela sa responsabilité auprès de l´équipe et la
conduite de l´enquête.
Il fallait ajouter que le contexte dans lequel une photographie apparaît
donne lui aussi des indices, ou bien, si l´on veut, une fiche de lecture. Nous
l´avons vu quant à la série : dès que l´hors-champ entre dans le champ
visuel, la perspective se déplace complètement, en ouvrant des nouvelles
voies au regard critique. Ainsi, la même photographie publiée dans un
journal de mode, dans une revue scientifique ou exposée dans une galerie
ne va pas être regardée de la même façon à chaque fois, justement parce
202 ibid., p. 319 203 ibid., p. 320 204 Freund, Photographie et société, p.154 205 Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., p. 320 206 ibid.
102
que ce contexte concret communique déjà certains propos concernant son
intention.
Ce qui importe, c´est – nous l´avons déjà vu sous plusieurs angles de
vue – le rapport entre la technique et la position du photographe. Ce que
Benjamin attend d´un photographe semble donc être qu´il soit « conscient »
de ce qu´il fait, des donnés que ses images communiquent, voire du
contexte qui se l´approprie potentiellement et du « comment » on pourrait
s´en servir. Le photographe devrait donc, pour ainsi dire, participer
activement à la distribution potentielle de ses clichés, se situer. De même,
celui qui regarde une photographie est appelé à suivre les injonctions que
recèle ce médium, de ne pas se perdre dans une contemplation absorbante,
mais de garder la distance qu´instaure la technique afin de prendre une
position critique auprès des images. Chez Benjamin, cette exigence de prise
de position est clairement dirigée, mise au point, par l´urgence en vue de la
situation politique qui s´aggrave – on connaît son avertissement devenu
fameux d´une « esthétisation de la vie politique »207 par les nationaux-
socialistes menant vers la guerre qui surprend encore par sa clairvoyance.
La photographie, se prêtant à transmettre une connaissance sensiblement
perceptible, peut être instrumentalisée - elle l´est, probablement, toujours –
il faut donc se rendre compte par qui et comment elle est prise en service.
207 Benjamin, L´œuvre d´art à l´époque de sa reproduction mécanique, op. cit., p. 218
103
IV. Mise(s) au point et suite
« Si l´on cherche ce qu´a produit la philosophie de Benjamin, on sera forcément déçu : elle ne peut contenter que celui qui la rumine jusqu`à ce qu´il ait trouvé ce qu´elle contient. »208
Nous sommes donc au point de tirer des conclusions de notre enquête.
Or, nous sommes loin d´avoir trouvé des résultats définitifs. Pour dire vrai,
cela n´en a pas même été le but. Car, bien que le processus de
conceptualisation commence avec un arrêt, une cristallisation en monade,
comme nous l´avons vu, la pensée de Benjamin est dynamique – et c´est
ainsi qu´elle permet de focaliser un « état des choses » en transformation
permanente. Tel un détective qui part, lui aussi, d´un état des choses, et qui
tente de rejouer ses propos et soupçons afin de déplier cette première image
qui s´offre à lui.
C´est entre autres parce que la photographie est elle aussi image fixe,
instantanée, que sa focalisation par le regard benjaminien est fructueuse.
L´examen de photographies concrètes, de leurs contextes et de l´influence
plus générale de l´invention de la photographie sur la perception permet en
même temps de mettre au point des traits spécifiques de la pensée
benjaminienne.
Nous l´avons vu : l´objet et « sa » théorisation », voire le regard posé
sur lui, sont embrouillés. C´est dans leur connexion que des connaissances
s´immiscent, s´instaurent et, enfin, s´installent.
Retraçons les chemins de pensée empruntés pour voir plus clair.
Le point de départ de cette enquête a été double : premièrement, un fait
curieux - la texture particulière des écrits de Benjamin. Deuxièmement, la
photographie en tant qu´objet d´observation et objectif à la fois. Nous
avons donc formulé des soupçons qu´avait éveillé en nous la lecture des
textes de Benjamin. Ainsi, nous avons découvert que les questions
208 Adorno, Introduction aux « Écrits » de Benjamin, op.cit., p. 56
104
philosophiques et historiques de la photographie sont intimement liées à
d´autres objets, ce qui nous a invité à mettre ses textes en voisinage
d´autres écrits. Nous avons vu qu´il place l´historien dans son actualité à
lui, en visant le rapport entre « l´autrefois » et la « Jetztzeit » : l´historien
est concerné par ses objets. La connaissance historique se révèle toujours
dans un instant arrêté, dans une « constellation saturée de tensions, […]
cristallis[ée] en monade.»209 De là son lien avec l´enquête criminologique
qui, elle, se fait toujours en urgence. Et de là aussi l´intérêt pour la
photographie, étant instant arrêté (matérialisé) par excellence. Le panorama
qu´il dresse va de la formation sociale des masses à la perception qui ne
cesse d´être en processus de transformation, des utilisations par rapport au
statut social du médium jusqu`à ses connotations. Ces photographies
concrètes peuvent donc, si nous nous mettons à les regarder attentivement,
à percevoir ce qu´elles font voir quant à elles et quant aux champs où elles
sont inscrites, nous apprendre beaucoup.
Ensuite, nous avons focalisé l´endroit où Benjamin connecte le crime,
ou plutôt son lieu, avec la photographie : dans les images d´Atget. Ce n´est
pas sans raison qu´il propose de les regarder comme des relevés judiciaires
pris sur un lieu de crime, comme nous l´avons vu par la suite. Car un tel
endroit ne donne pas seulement lieu au crime ; il est aussi constitué par une
temporalité très particulière en ce qu´il garde en lui « du passé » de façon
explicite. Cette structure spatio-temporelle s´est révélée être au centre de
l´écriture policière ainsi que matérialisée sous forme d´indices.
Ceci nous a emmené à regarder de plus près la notion d´indice si
importante pour toute enquête et en même temps caractéristique pour la
photographie : en tant que trace, elle est constituée par le contact antérieur
entre la lumière venant d´un objet et la plaque photosensible dont elle est le
résultat. Voilà donc une première lecture possible de la photographie à
partir de son mode de production, voire son caractère indiciel. Cette
approche nous a permis de discerner des particularités du mode de
209 Benjamin, Sur le concept de l´histoire, in : Œuvres III, p. 441
105
perception permettant d´en saisir des connaissances sensibles spécifiques :
la concentration sur des micro-détails enregistrés sur photo.
La technique photographique donne un accès autre à la perception
visuelle des choses. Par la suite, nous nous sommes interrogés sur cet
accès. Ainsi, nous avons suivi le regard benjaminien posé sur les
photographies de Karl Bloßfeldt où nous avons rencontré le concept
d´inconscient optique : faisant voir des « mondes » non pas perceptibles par
l´œil humain, en ouvrant un espace optique autre, ses images mettent en
question « l´inventaire de la perception » qui est donc à réviser à partir de
là. Nous avons vu que la notion d´inventaire, mieux : de révision de
l´inventaire permet de penser la photographie et sa perception de façon à la
fois dynamique et fixe, en tenant compte du procédé de perception.
L´opération d´inventaire nous a reconduit à notre démarche
criminologique. Car, le lecteur de romans policiers le sait : le détective,
quant à lui, n´arrête pas de réviser les inventaires qu´il fait pendant son
enquête. Lui aussi n´arrête pas de mettre au point, encore et encore, la
poursuite de son enquête, lui aussi va changer de paramètre selon la portée
réelle de l´affaire, tout en sachant que celle-là dépend de son regard à lui.
Dans cette deuxième partie, nous avons alors focalisé la photographie
en tant que singularité. Elle se trouvait au centre de nos recherches.
Après cette focalisation sur la photographie comme objet et produit,
nous avons, pour ainsi dire, changé de direction. Dès lors, la photographie
n´était plus vraiment notre « objet ». Ce qui nous a intéressé étaient les
transformations qui se sont mises en place quant à elle. Dans ce passage,
nous avons vu qu´avec la photographie (entre autres), il s´est instauré un
changement dans le rapport de l´homme aux choses, voire sa perception.
L´organisation de la distance, et, avec cela, la position du théoricien face à
« son » objet, ne peut plus être la même qu´à l´époque de l´aura. Nous
l´avons vu : en saisissant les choses à partir de leur caractère de traces, nous
les avons en même temps approchées. Et ainsi, mine de rien, tout un
système de catégories se trouve renversé. Ce qui, dans un dernier point,
nous a fait découvrir le renversement du tribunal même – c´est à dire de
l´institution de la critique. Ce que Benjamin met en question, c´est une
106
conception de critique qui se veut intouchable. La photographie, n´étant
plus saisissable par cette critique et ayant déjà transformé la perception,
appelle ses regardeurs à la repenser en tenant compte et de sa portée réelle,
et de ses contextes, voire ses champs performatifs. Bref : l´angle de vue
benjaminien est assez large pour penser, à partir d´une « monade », tout un
système politique et social.
Voilà donc le rapport de travail.
Mais quelles sont donc les « injonctions que recèle l´authenticité de la
photographie » ? Nous nous sommes approchés par la porte de derrière. Au
travers de notre démarche, nous avons vu que toutes les photographies ne
communiquent pas les mêmes « sortes » de connaissances ni de la même
manière. Une photographie prise au service de la propagande fasciste,
soulignant des slogans censés manipuler le public, ne transmet évidemment
pas la même connaissance qu´une série de photographies d´August Sander,
visant la confrontation avec des données d´une réalité hétérogène, « dans
leur cruelle vérité.[…] Il nous faut pouvoir supporter de voir la vérité, dit-il
dans un texte d´exposition, mais surtout il faut que nous la transmettions à
nos prochains et à notre descendance, qu´elle nous soit favorable ou
non. »210 On voit bien : Sander se sent responsable de ses images, qui ne
reflètent pas un travail insoucieux, mais s´inscrivent dans une prise de
position politique et l´effort de saisir, voire de comprendre sa situation
historique.
Et c´est cela ce qui intéresse aussi Benjamin : une politique des images
et une politisation de l´art.
La technique photographique instaure dans la perception des choses –
et, avec cela, du « monde » - certains accès nouveaux. Certains traits qui lui
sont propres élargissent le champ de la connaissance, tandis que son
utilisation devrait, selon Benjamin, s´orienter et s´inscrire dans la
perception « réelle » du public - c´est-à-dire des masses - qui s´est déjà
manifestée. Ainsi, nous l´avons vu, les photographies, des produits
techniques, ne peuvent pas disposer d´« Echtheit » (dans le sens accoré en
210 Sander, « Ma profession de foi envers la photographie. Les Hommes du XXe siècle. », p. 187
107
rapport avec l´œuvre auratique), bien qu´elles soient authentiques à leur
manière : en tant que traces enregistrées techniquement.
Ce qui compte, c´est de s´en servir de façon cohérente, conforme à cette
technique même. La photographie peut apporter un enseignement :
comment les choses se présentent au regard ? comment les recevoir ? et
ainsi participer à la transformation de la « vision » dans le sens large du
terme. Elle est capable de faire voir, de rendre visible, de matérialiser et de
mémoriser des données, mais la manière dont elle le fait dépend de
plusieurs éléments – de leur technique, bien sûr, du photographe et de
l´institution qui s´en charge, du contexte politique et social etc.
Comment utiliser donc la technique photographique conforme à son
potentiel ? C´est la question que le photographe devrait se poser aussi bien
que le regardeur devrait mettre en question sa propre perception.
Tout d´abord, le photographe doit, quant à lui, en prendre
« conscience » et savoir où il va. Donc : ses images s´inscrivent dans une
pensée, une intention. Elles rendent perceptibles ce qu´une pensée
rationnelle ne peut aborder car cette connaissance est sensible. Mais ceci
non pas pour réévaluer la notion d´auteur, pour mettre en avant la personne
qui a pris l´image – cette conscience se manifeste dans l´image même. Ce
n´est certainement pas pour rien que Benjamin privilégie une utilisation du
médium qui fait penser à l´usage dans le cadre de la science – qui s´inscrit
donc dans un champ dont le but explicite est d´acquérir des connaissances
précises.
Cependant, la question de ce que la photographie peut donner à voir,
voire à penser, ne cesse heureusement d´être posée et reformulée, non
seulement par des théoriciens, mais aussi par des artistes. Leur point de
départ est souvent constitué – comme chez Benjamin – par les conditions
techniques, le dispositif photographique même et les inscriptions dans des
champs sociaux et politiques. Ainsi, dans le domaine d´art, la photographie
ne cesse d´être réinterrogée (im- et explicitement) et de changer de statut,
en transformant avec cela aussi le contexte artistique même. Ceci se fait sur
plusieurs plans et selon des axes multiples.
108
Une de ces axes est constituée par la temporalité propre aux images
photographiques – instantanées, elles se prêtent, comme nous avons vu, à
saisir, voire à spatialiser et matérialiser l´instant correspondant au temps
d´exposition. C´est ainsi que des questions historiques se réintroduisent
sous un nouvel angle de vue. Fut-ce en intégrant dans le contexte artistique
la notion du « document », ou par l´appropriation de pratiques de
production et de collation des photographies dites amateurs par certains
artistes conceptuels afin de les utiliser explicitement en tant qu´outil
documentant des actes ou des situations – la photographie a acquis un accès
au monde de l´art, et le pousse pour sa part à se redéfinir continuellement.
Dans cet espace nouveau, elle apparaît non seulement comme œuvre, c´est-
à-dire qu´elle n´est pas seulement exposée (ou publiée) en tant que telle,
mais aussi qu´elle fonctionne souvent comme outil, matériau récupéré afin
de l´intégrer dans la pièce « véritable ».
L´art a beaucoup changé depuis que Benjamin a écrit ces textes. Les
questionnements proposés et mis en jeu par Benjamin, visant la pensée du
médium, des enjeux instaurés et des conditions techniques et réceptives, se
trouvent, entre autres, reprises par certains artistes contemporains qui les
développent avec une visée productive. Ce serait sûrement très fructueux
de regarder de plus près comment ces questions s´articulent à travers les
œuvres. Retenons à ce point que l´enquête est loin d´être terminée.
Dans un certain sens, nous sommes encore une fois arrivés au départ ;
une nouvelle « monade » se cristallise avec la mise en question non
seulement de la photographie et notre regard sur elle, mais aussi du tribunal
censé juger sur elle. Comment établir un nouveau tribunal ? On pourrait
suivre les traces de ce renversement et examiner la portée réelle de la
photographie dans ses conditions transformées d´aujourd´hui. De toute
façon, l´angle de vue s´est déplacé, et se décale encore. C´est cela la ruse de
Benjamin-détective : parce qu´il suit les traces des choses avec son regard
critique, il est capable de penser les transformations, de réviser ses
inventaires et d´accéder à des connaissances inachevées. L´affaire n´est pas
close, elle ne cesse d´être en cours.
109
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