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AI NGUYEN CHI
LECTURE NARRATIVE D'EZECHIEL 37,15-28 Notion biblique de réunification, de réconciliation et ses
interpellations pour la situation actuelle au Vietnam
Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval dans le cadre du programme de la maîtrise en théologie
pour l'obtention du grade de Maître es arts (M.A.)
FACULTE DE THEOLOGIE ET DE SCIENCES RELIGIEUSES UNIVERSITÉ LAVAL
QUÉBEC
2011
© Ai Nguyen Chi, 2011
Résumé La composition du livre attribué au prophète d'Ézéchiel est discutable car il a été retravaillé, complété par ses disciples. La question du comment le texte a été construit reste très difficile. Les couches rédactionnelles sont multiples et leur répartition demeure controversée. Le chapitre 37,15-28 parle de la réunification entre les tribus de Juda et de Joseph. Une lecture narrative de ce passage nous permet de mieux comprendre l'effet de ce récit sur le lecteur. Cette lecture cherche à savoir comment l'auteur communique son message au lecteur. Elle met l'accent sur la cohérence du scénario narratif selon le schéma quinaire, sur la contribution des. personnages dans la construction de l'intrigue. Elle s'intéresse également à la « voix » narrative : qui parle ? Quel est le cadre de référence du narrateur, son idéologie, sa hiérarchie de valeurs, sa vision du monde ?... Ce faisant, nous dégagerons une notion biblique de réunification et montrerons en quoi cette notion peut aider le peuple vietnamien à entrer dans un processus de réconciliation.
11
Abstract The composition of the book attributed to the Prophet Ezekiel is debatable because it was reworked and completed by his disciples. The question of how the text was constructed seems to be very difficult. The editorial levels are multiple and their distribution remains controversial. Chapter 37: 15-28 speaks about the reunification between the tribes of Judas and Joseph. A narrative reading of this passage permits us to better understand the effect of the account upon its reader. This reading seeks to know how the author communicates his message to the reader. It accentuates the coherence of the narrative scenario according to the fifth outline as well as the contribution of characters in the construction of the intrigue. It also takes on an interest in the narrative « voice »: Who is speaking? What is the context referring to the narrator, his ideology, his hierarchy of values, his vision of the world?... This being said, we shall draw forth a biblical notion of reunification and we shall show how it can help the Vietnamese People to enter into the process of reconciliation.
Avant-Propos
La Bible s'est inscrite au cœur de l'histoire, de la culture du peuple juif. C'est précisément
dans cette histoire que Jésus s'est incarné pour annoncer le message universel du salut et de
la réconciliation. Chacun de nous est né dans une histoire particulière, dans une culture
spécifique.
J'adresse un grand merci aux gens de mon pays d'origine qui m'ont donné l'intuition pour
ce travail biblique. Ma gratitude s'oriente également vers ma famille, mes amis qui m'ont
encouragé durant le temps de la recherche. Merci à ma famille religieuse, les Augustins de
l'Assomption, pom son soutien fraternel. Vous faites partie intégrante du récit de ma vie.
Notre reconnaissance est grande aussi envers M. Guy Bonneau, professeur à la faculté de
théologie et de sciences religieuses de l'Université Laval, directeur de ces recherches, pour
son accompagnement tout au long de notre travail. Grâce à sa connaissance exégétique, à sa
compétence en narratologie, nous avons pu approfondir nos recherches.
A mon cher pays d'origine
Table des matières
Résumé p. i
Abstract p. ii
Avant-propos p. iii
INTRODUCTION GÉNÉRALE p.6
CHAPITRE I ÉTAT ACTUEL DE LA RECHERCHE
1.1 Traduction littérale de la péricope 10
1.2 Structure 12
1.2.1 Structure détaillée 12
1.2.2 Structure sommaire 13
1.3 Contenu 14
1.3.1 Une stratégie rhétorique signifiante 14
1.3.2 Parole unique de Dieu au risque d'une multitude d'interprétations 16
1.3.3 Action symbolique : Yahvé agit selon la manière annoncée par le prophète 17
1.3.4 Action symbolique et son interprétation 18
1.3.5 Le bois se dit en multiples façons 19
1.3.6 Usage inhabituel du nom de Joseph 20
1.3.7 Le prophète devient lui-même une métaphore pour Dieu 22
1.3.8 Action symbolique de la promesse divine devient visible au regard du peuple 23
1.3.9 Unité de la nation dans toutes ses dimensions 25
1.3.10 Le prince : responsable et médiateur de l'alliance 26
1.3.11 L'événement salutaire comme une alliance 28
1.3.12 Dieu se fait reconnaître par son agir 29
2
CHAPITRE II
LECTURE NARRATIVE D'ÉZÉCHIEL 37,15-28
Introduction 34
2.1 Première approche narrative 35
2.1.1 La construction du récit 35
2.1.2 Les instances narratives 36
2.2 Clôture et découpage du texte 38
2.2.1 Critères pour la clôture du texte 39
2.2.2 Le récit en tableaux 39
2.2.3 Séquence narrative 43
2.3 L'intrigue 44
2.3.1 Le schéma quinaire 45
2.3.2 Le programme narratif sémiotique 47
2.3.3 La tension narrative 49
2.3.4 La combinaison des intrigues 51
2.3.5 Intrigue unifiante et intrigue épisodique 52
2.3.5 Intrigue de révélation et de résolution 52
2.4 Personnages 54
2.4.1 Le schéma actantiel 54
2.4.2 Classement des personnages 57
2.4.3 Autonomie des personnes 59
2.4.4 Identification du lecteur 60
2.4.5 Le point de vue évaluatif 60
2.4.6 Showing ou telling 61
2.4.7 Les positions du lecteur 62
2.4.8 Focalisation 63
2.5 Cadre 65
2.5.1 Le cadre géographique 65
2.5.2 Le plan architectural 66
2.5.3 Cadre social 67
3
2.6 Le temps narratif 67
2.6.1 La temporalité 67
2.6.2 Types de narration 70
2.6.3 Durée et vitesse du récit 71
2.6.4 L'ordre 72
2.6.5 La fréquence 74
2.7 La « voix » narrative 77
2.7.1 Le commentaire explicite 78
2.7.2 Le commentaire implicite 78
2.7.2.1 Intertextualité 78
2.7.2.2 La mise en abyme 80
2.7.2.3 Le symbolisme 81
2.7.2.4 La polysémie 83
2.7.2.5 Opacité narrative 84
2.8 Le texte et son lecteur 86
2.8.1 Lepéritexte 87
2.8.2 L'incipit 89
2.8.3 Lecture-prévision 89
2.8.4 La construction du lecteur par le texte 91
2.9 L'acte de lecture 92
2.9.1 Monde du récit et monde du lecteur 92
2.9.2 Sens et signification 94
2.9.3 Lire pour (se) comprendre 95
Conclusion 96
CHAPITRE III
LA NOTION BIBLIQUE DE RÉUNIFICATION, DE RÉCONCILIATION ET SES
INTERPELLATIONS POUR LA SITUATION ACTUELLE AU VIETNAM
3.1 La notion biblique de réunification 99
4
Introduction 99
3.1.1 L'espérance d'un rassemblement des dispersés chez les chrétiens et chez les juifs 99
3.1.2 L'espérance d'un rassemblement et l'idée d'un petit reste 100
3.1.3 Différence essentielle entre l'idée du petit reste et celle de rassemblement 101
3.1.4 Le sens du rassemblement 102
3.1.5 La signification du rassemblement dans l'histoire du salut 104
3.1.6 Le fondement de l'espérance du rassemblement 105
3.1.7 La notion biblique de réunification 106
Conclusion 106
3.2 La notion biblique de réconciliation 108
Introduction 108
3.2.1 Observation du vocabulaire 108
3.2.1.1 Le verbe ôtaÀlâooœ 108
3.2.1.2 Le verbe KaxaXkàoooi 109
3.2.1.3 Le nom KarolAayrj 110
3.2.1.4 Le verbe 'anoKaraÀÀâooco 110
3.2.2 La réconciliation : initiative de Dieu 111
3.2.3 La réconciliation et la justification 113
3.2.3.1 Le rapport étroit entre KaxalXayr) et ôtKaioovvn 113
3.2.3.2 La justification précède logiquement la réconciliation 114
3.2.3.3 La réconciliation est l'aspect intérieur, vivant, personnel de la justification 115
3.2.4 La réconciliation et la sanctification 116
3.2.4.1 Avec la justification, la sanctification constitue le présupposé de la
réconciliation 116
3.2.5 Le Christ : le réconciliateur dès la création 117
3.2.6 De la réconciliation de toutes choses à la réconciliation des êtres humains 121
3.2.7 La réconciliation en Éphésiens 122
3.2.8 Le rapport étroit entre la réconciliation et la paix 124
Conclusion 125
CONCLUSION GENERALE 130
DOCUMENTATION BIBLIOGRAPHIQUE & DOSSIERS ANNEXES
Bibliographie d'Ézéchiel 37,15-28 136
Bibliographie pour le deuxième chapitre 138
Bibliographie pour le troisième chapitre 139
Annexe n° 1 142
Annexe n°2 143 Annexe n°3 144
INTRODUCTION GENERALE
Venant d'un pays marqué longtemps par la guerre1, puis la division, je suis très
sensible à la question de la réunification. Même si la réunification de deux parties du pays,
le Nord et le Sud du Vietnam, a été réalisée en 1975, l'unité du peuple est loin d'être
réalisée. Cette unité sera constituée de l'entente et du malentendu, de dits et de non-dits. En
tout cas, il reste encore un long chemin à parcourir. Pour engager un processus de
réconciliation, ce peuple a besoin d'une réflexion de fond sur le but ultime de la
réunification : la réunification se définit-elle comme l'absence de division ? Est-elle une
base vraiment solide à partir de laquelle le pays peut vivre enfin dans la paix et la
fraternité? Implique-t-elle des changements majeurs dans la relation entre les concitoyens
reconstitués de deux pays diamétralement opposés au point de vue politique ?
En 2009, les Églises de Corée ont été choisies pour préparer le thème de la Semaine
de l'unité des chrétiens2. Ces Églises vivent, elles aussi, dans la division Nord-Sud. Elles
ont choisi le texte d'Ézéchiel 37,15-28 en retenant le thème : «ils seront unis dans ta
main » (Éz 37,17).
Pour mon mémoire, je vais faire une analyse narrative de ce passage et dégager des
pistes de réflexion pour voir en quoi la vision biblique de la réunification et de la
réconciliation peut être éclairante pour la situation actuelle du Vietnam. Mon travail se
limite essentiellement au domaine biblique. Les interprétations, à la manière des prophètes,
pour la situation de mon pays d'origine ne seront évoquées succinctement qu'au terme du
travail exégétique.
Dans la Bible, le livre du prophète d'Ézéchiel est classé parmi les livres des grands
prophètes. La différence essentielle de ce livre avec les autres de cette catégorie est qu'il est
un livre qui prête à discussion. Discutable parce qu'il a été retravaillé, complété par les
disciples d'Ézéchiel. Ces derniers, à force d'expliciter les textes, en ont rendu la réception
Le Vietnam a été dominé par les Chinois pendant plus de mille ans (principale occupation : de 179 avant Jésus-Christ à 938 de notre ère), puis ce pays a subi le temps de l'occupation coloniale française (1862-1945), de l'occupation japonaise (1940-1945) et enfin la période de la guerre entre le Nord-communiste et le Sud-capitaliste soutenu par les Américains qui se termina en 1975.
difficile et l'écoute fastidieuse. D'une manière particulière, les derniers chapitres de ce livre
sont en discordance avec les textes de la Torah. Or, dans le judaïsme, la conformité avec les
textes de la Torah est un des critères principaux pour l'admission d'un livre dans le canon
de l'Écriture. C'est pourquoi il a été difficilement admis au canon de l'Écriture lors du
Synode de Jamnia (vers 90-95 de notre ère). En plus, au Concile de Trente, la difficulté
d'interprétation et de compréhension de ce livre a donné des arguments en faveur de
l'interdiction de traduire la Bible en langue « vulgaire ». Une traduction paraissait trop
dangereuse pour « la plèbe, les rustres et les femmes 3» ! Ce livre, retravaillé, complété et
ne correspondant pas aux textes de la Torah, nous paraît en revanche intéressant pour une
approche narrative qui considère l'effet du récit sur le lecteur. Une lecture historico-critique
serait aussi intéressante, mais elle s'avère très difficile pour ce livre, car cette lecture met
l'accent sur le rôle de l'auteur en cherchant à déterminer de quelles traditions il provient,
comment il les a transmises et interprétées. Avec l'analyse narrative, nous ne nous
demandons plus : « comment le texte a été produit », question propre de la méthode
historico-critique, mais bien : « qu'est-ce que le texte dit au lecteur ».
Nos recherches porteront donc sur l'analyse narrative du chapitre 37,15-28 et
comporteront trois parties. En un premier temps, nous chercherons à avoir une
précompréhension de ce texte en présentant l'état actuel de la recherche d'après les
commentaires existants. Loin d'être exhaustive, la recherche de cette partie a comme
objectif d'évoquer quelques thèmes principaux dégagés à travers les travaux antérieurs sur
le texte. En un deuxième temps, nous réaliserons une analyse narrative selon la grille de
lecture proposée par Daniel Marguerat dans son ouvrage intitulé Pour lire les récits
bibliques , qui devient un manuel de référence pour l'analyse narrative des textes bibliques.
Notre travail sera celui d'une application d'une théorie à un texte précis, à savoir Ézéchiel
37,15-28, pour évaluer l'efficacité de cette nouvelle méthode. Ce travail suivra
progressivement la grille de lecture proposée en revenant sans cesse à ces
questionnements : « sur quels éléments travaille la lecture ? Quelle stratégie le narrateur a-t-
2 La tradition veut que, chaque année, un pays, comprenant les différentes Églises chrétiennes, prépare le thème de cette prière pour l'Église universelle. 3 Cité par Jésus Maria Asurmendi, « Le prophète d'Ézéchiel », Cahiers Évangile 38, Paris, Édition du Cerf, 1981, p. 8.
il adoptée pour orienter le lecteur ? Comment donne-t-il le rythme à sa narration ? Par quels
moyens déclenche-t-il adhésion ou répulsion envers ses personnages ? Comment fait-il
connaître son système de valeurs ? Que cache-t-il au lecteur ? »5. En un troisième temps,
nous essayerons de donner une notion biblique de réunification, de réconciliation et ses
interpellations pour la situation actuelle au Vietnam. Cette notion biblique, peu travaillée
jusqu'à présent, sera étudiée dans l'un et l'autre testament avec des références du passage
étudié dans la mesure où l'intégration nous le permet. Pom la notion de réconciliation, nous
nous arrêterons longuement sur les épîtres de saint Paul, car c'est lui qui a introduit cette
notion dans le sens théologique pour qualifier le rapport entre Dieu et l'humain manifesté
en Jésus-Christ.
4 Daniel Marguerat et Yvan Bourquin, Pour lire les récits bibliques, Paris-Genève, Les Éditions du Cerf- Labor et Fides, 2009. 5 Daniel Marguerat (dir.) Quand la Bible se raconte, Paris, Cerf (coll. Lire la Bible), 2003, p. 11.
CHAPITRE I
ÉTAT DE LA RECHERCHE À PROPOS DES
COMMENTAIRES D'ÉZÉCHIEL 37,15-28
10
1.1 TRADUCTION LITTÉRALE DE LA PÉRICOPE6
15 La parole de Yahvé fut à moi en disant : 16 «(a) Et toi, (a') fils de l'être humain7, (b) prends pour toi un bois8 et (c) écris sur lui : pour Juda et pour les enfants d'Israël, ses associés9, (d) Et prends un10 bois et (e) écris sur lui : pour Joseph, souche d'Éphraïm11 et toute la maison d'Israël12, ses associés13. 17 Et les fais approcher un vers un pour toi pour qu'ils deviennent un14, unis dans ta main. 18 Et lorsque les enfants de ton peuple te diront : "est-ce que tu ne nous raconteras pas ceux-ci sont quoi pour toi ?" 19 (a) Dis-leur : (b) ainsi parle le Seigneur : (b') voici moi Yahvé (c) prenant le bois15 de Joseph qui est dans la main d'Éphraïm16 et les tribus d'Israël, ses associés, (d) Je les mettrai sur lui le bois de Juda17 et (e) je les ferai un bois unique et (f) ils seront un dans ma main18.
6 Nous suivons en grande partie la traduction proposée par l'Ancien Testament interlinéaire hébreu-français. Sur l'interprétation de cette expression, voir Jean Burnier-Genton, Ézéchiel, fils d'homme, Genève, Labor et
Fides, 1982. Voir aussi J.M. Asurmendi, « Le prophète... », p. 55. 'es désigne le bois, on peut traduire par un morceau de bois. La version des Septante (LXX), omis 'ehâd
"un", traduit ce terme par 'pâôôoç qui est équivalent au bâton, sceptre (Nb 17,16) et faisant la référence aux deux royaumes du Nord et du Sud. Le Targum suit Jérémie 8,1 et traduit ce vocable par tablette de bois. 9 Le Lamed est compris ici comme un Lamed inscriptionis qui précède le nom de Juda et celui de Joseph pour indiquer la propriété sur les sceaux en référence à Isaïe 8,1 ss (cf. Walther Zimmerli, Ezekiel, A commentary on the Book of the prophet Ezekiel, Tome 2, Translated by J.D. Martin, Philadelphia, Fortress Press, 1983, p. 267). "Ses associés" : ceux qui lui sont associés, littéralement "ses compagnons", lire le pluriel dans le Qeré (texte lu selon la vocalisation des Massorètes), et non dans le Kethib (texte écrit, fixé par les consonnes).
LXX prend le sens de 'ehâd avec ôeurépav, "second" ; la Vulgate : alterum. R. Martin-Achard propose de lire "autre" Çaher) au lieu "un" ('ehâd). Il y a une confusion du resh et du daleth (cf. Robert Martin-Achard, « Quelques remarques sur la réunification du peuple de Dieu d'après Ézéchiel 37,15 ss », dans Wort-Gebot-Galube (Mél. Eichrodt), Zurich, 1970, p. 68).
R. Martin-Achard veut supprimer cette mention considérée comme une glose explicative (p. 68). Pour W. Zimmerli (Ezekiel..., p. 274), cette glose a le but d'expliquer le moindre usage habituel "Joseph". En effet, poursuit notre auteur, « le pays de colline d'Éphraïm forme le centre de l'ancien royaume du Nord et en 733, comme tout ce qui est resté de cet état, il a reçu le sursis final. Ainsi, [...] le nom d'Éphraïm est utilisé pour l'état lui-même. » (C'est notre traduction). L'utilisation du nom Éphraïm peut être influencée par la question de la réunification promise dans Jér. 31,9.18. 20. 12 LXX et Syriaque lisent "les descendants d'Israël", une harmonisation avec la précédente inscription. 13 R. Martin-Achard le traduit en singulier "son associée" (« Quelques remarques... », p. 68). 14 'âhadîm est un usage inhabituel mais on le trouve en Genèse 11,1 : « Tout le monde se servait d'une même langue et des mêmes mots » (Sauf indication contraire, nous utilisons la Bible de Jérusalem [BJ] en dehors de notre passage étudié). La forme reflète simultanément l'unité et la nature composée du bois (Daniel Isaac Block, The Book of Ezekiel, chapters 25-48, Michigan/Cambridge, U.K., William B. Eerdmans Publishing Company, Gand Rapids, 1998, p. 396). 15 Deux fois dans ce verset, LXX rend 'es par (puAqv/(puÀâç, 'tribu', interprétant cette expression en accord avec sebet. Ce faisant, le traducteur déplace l'image métamorphique à la réalité manifestée dans l'action divine. 16 R. Martin-Achard veut supprimer cette glose explicative. Pour D. I. Block (The Book of Ezekiel..., p. 397), elle représente une explication naturelle, donnée une référence anachronique à Joseph et probablement ajoutée par le prophète lui-même. 17 Le texte massorétique (TM) paraît lourd et surchargé. En suivant la LXX qui lit al es (contre le bois de) au lieu de âlâyw éth es ([je les placerai] contre lui avec le bois), la Bible de la Pléiade traduit comme suit « Je les placerai contre le bois de Juda ».
11
20 Et les bois sur lesquels tu écriras seront dans ta main, [visibles] à leurs yeux19. 21 (a) Et dis-leur : (b) ainsi parle le Seigneur : (b') voici moi Yahvé (c) prenant les enfants d'Israël20 d'entre les nations où ils sont allés et (d) là je les rassemblerai des alentours21 et (e) je les ferai venir vers leur sol.
• 77
22 (a) Et je les ferai une nation unique dans le pays , (a') dans les montagnes d'Israël et (b) un roi23 unique sera comme roi pour eux tous et (c) ils ne seront plus jamais deux nations et (d) ils ne seront plus jamais divisés en deux royaumes. 23 (a) Et ils ne se rendront plus impurs avec leurs idoles, avec leurs horreurs et avec toutes leurs révoltes et (b) je les sauverai de tous lems lieux d'habitation où ils sont péchés (en eux)24, et (c) je les purifierai et (d) ils seront pour moi peuple et moi je serai Dieu pour eux. 24 (a) Et mon serviteur David sera roi25 sur eux et (b) un berger unique sera pour eux tous et (c) ils marcheront suivant mes règles et mes prescriptions et ils les garderont et ils les exécuteront. 25 (a) Et ils reviendront vers le pays que j 'ai donné à mon serviteur Jacob, qu'ont habité vos pères et (b) ils habiteront, eux et leurs enfants et les enfants de leurs enfants pour toujours et (c) David, mon serviteur sera prince pour eux pour toujours. 26 (a) Et je conclurai pour eux une alliance de paix, (b) une alliance de toujours sera pour eux, (c) je les rétablirai26, et (d) je les rendrai nombreux et (e) je mettrai mon sanctuaire au
77
milieu d'eux pour toujours. 27 (a) Et ma demeure sera auprès d'eux et (b) je serai pour eux Dieu et eux seront pour moi peuple. 28 (a) Et les nations connaîtront que moi Yahvé (b) consacrant Israël (c) quand mon sanctuaire sera aux milieux d'eux pour toujours. »
LXX « un dans la main de Juda ». Cf. 21,11. Littéralement, « être devant leurs yeux ».
20 TM bënê yisrâ 'êl ; LXX présuppose kol bêt yisrâ 'êl, "toute maison d'Israël". 21 TM missâbîb ; LXX présuppose mikkol sëbîbôtâm, "de tout qu'il les entoure". 22 LXX "dans mon pays". Cependant, aux dires d'Allen (Leslie C. Allen, « One King, One People (37 : 15-28) », Word Biblical Commentary, Volume 29, Dallas, Texas, Word Books, Publisher, p. 190), cette compréhension n'est pas appropriée ici. LXX assimile souvent les passages. Dans notre cas, Ézéchiel 36,5a une influence importante.
Certains corrigent melek par nos/en suivant LXX 'âpxwv, "prince, chef". Cependant, selon D. I. Block (The Book of Ezekiel..., p. 407), melek devient une meilleure corrélation avec gôy, en particulier devant l'association de mamlâkôt et gôyim. 24
Selon les manuscrits hébraïques, Yahvé sauve le peuple (v. 23b) soit du lieu de leur faute (môsevàtêhèm, les lieux où ils habitent), soit de la faute elle-même (mesûvôtêhèm, leurs apostasies) (cf. Brian Tidiman, Le livre d'Ézéchiel, tome 2, Edifac, 2007, 2e éd., p. 159). La LXX comprend "leurs abominations". La Bible Osty traduit : « toutes les infidélités par lesquelles ils ont péché ».
LXX lit de nouveau 'àpywv, 'prince, chef. Le Targum propose ûveraktim « et je les bénirai », tandis que le TM comprend ûnetattîm « et je les
établirai ».
12
1.2 STRUCTURE
1.2.1 Structure détaillée28 :
I. Formule prophétique 15 II. Préliminaire : adresse au fils de l'être humain 16aa' III. Direction pour performer un acte symbolique 16-19
A. Direction à propos de ce qu'il y a à faire 16-17 1. Prends le bois 16ab 2. Marque-le pour Juda 16ac 3. Prends un autre bois 16ad 4. Marque-le pour Joseph 16ae 5. Joindre les deux bois pour en faire un 17
B. Direction à propos de ce qu'il y a à dire : interprétation, première étape 18-19 1. Situation : Quand le peuple demande pour une explication 18 2. Transition 19abb'
a. Direction pour parler 19ab' b. Formule du message 19ab
3. Annonce du salut 19b'cdef a. Intervention 19b'cde
1) Prendre 19b'c 2) Unifier 19de
b. Résultat : unité 19f IV. Transition 20-21 abb'
A. Reprise de la description du résultat 20 B. Direction pom parler 21 ab' C. Formule du message 2lab
V. Deux parts prophétiques de preuve parlée : interprétation, deuxième étape 21-28 A. Annonce 21b'cde-23
1. Première intervention 21-22aa' a. Les Israélites sont pris de toutes les nations 21b'c b. Réunifié 2 lb'd c. Apporter dans le territoire 21b'e d. Faire un dans le territoire 22aa'
2. Résultats 22bcd-23a a. Un roi 22 b b. Plus de deux nations 22 cd c. Plus de souillure 23 a
3. Deuxième intervention 23bc a. Être sauvés de leurs péchés 23b b. Être purifiés 23c
4. Conclusion : Formule de l'alliance pour le futur 23d
27 BJ traduit par au-dessus d'eux ('âlêhèm). Au-dessus veut dire que le sanctuaire est situé sur la colline (cf. John William Wevers (editor), Ezekiel, Nelson, The centary Bible, 1969, p. 283). 28 Nous reprenons avec quelques modifications la démonstration faite par Hans (cf. Ronald M. Hais, Ezekiel, Michigan, William B. Eerdmans Publishing Company, Gand Rapids, 1989, p. 272-273).
13
B. Élaboration d'annonce 24-27 1. Première étape de résultats ultérieurs 24-25
a. David comme roi 24a b. Un berger 24b c. Obéissance 24c d. Habitation dans le territoire 25
1 ) Habitation dans le territoire donné à Jacob et aux pères 25a 2) Habitation pour toujours 25b
e. David comme prince pour toujours 25c 2. Première étape de l'intervention ultérieure : alliance de paix 26a 3. Deuxième étape des résultats ultérieurs : une alliance de toujours 26b 4. Deuxième étape de l'intervention ultérieure 26cde
a. Je vais les rétablir 26c b. Je vais les multiplier 26d c. Je vais leur donner mon sanctuaire pour toujours 26e
5. Troisième étape des résultats ultérieurs : mon habitation sera avec eux 27a 6. Conclusion : formule d'alliance dans le futur 27b
C. Formule de la reconnaissance élaborée 28 1. Formule de reconnaissance pour toutes nations 28a 2. Élaboration 28bc
a. Le rôle de Yahvé : le sanctificateur d'Israël 28b b. Le temps : quand mon sanctuaire est avec eux pour toujours 28c
1.2.2 Structure sommaire
7Q
Cette structure, plus succincte, est faite par Abadie
a Préparation de l'action symbolique (v.16) Description de l'action symbolique (v.17) A
b Sens de l'action symbolique (w. 18-19)
c « Retourner sur leur sol » (w. 20-21) d « Un seul roi, une seule nation » (v. 22)
e « Et je serai lem Dieu » (v. 23) B d' « Un seul pasteur pour eux tous » (v. 24)
c' « Habiter le pays » (v. 25)
a' Alliance éternelle (26a) Sanctuaire au milieu d'eux à jamais (26b) A'
b' Formule d'alliance (27) Sanctuaire parmi eux à jamais (28)
L'intérêt de ce schéma concentrique est de mettre au centre la formule de l'alliance
sinaïtique : je serai pour eux Dieu, ils seront pour moi peuple (B). A cela s'ajoute la prise
29 Philippe Abadie, « Les deux bâtons », Biblia 69 (mai 2008), Paris, Cerf, p. 25.
14
en considération de la place du sanctuaire (A'). La promesse d'établissement de ce dernier
est intercalée entre les formules d'alliance. Aux dires d'Abadie, le sanctuaire est au cœm de
l'alliance par le fait qu'il figure trois fois dans l'unité A' sous deux termes
différents : « J'établirai mon sanctuaire [miqdasî] au milieu d'eux à jamais. Je ferai ma
demeure [miskanî] au-dessus d'eux, je serai leur Dieu et ils seront mon peuple. Et les
nations sauront que je suis YHWH qui sanctifie Israël, lorsque mon sanctuaire [miqdasî]
sera au milieu d'eux à jamais. » (Éz 37,26b-28)30. La place centrale du sanctuaire est un des
thèmes principaux de la stratégie rhétorique de ce livre dont « la rédaction est achevée à la
fin d'exil en 538, ou, au plus tard, en 516, lorsque la construction du second Temple se
termine. »31
1.3 CONTENU
1.3.1 Une stratégie rhétorique signifiante
Pour Walther Zimmerli, exégète qui fait autorité sur le livre d'Ézéchiel, le thème de
cette péricope est "la purification de deux parts d'Israël" . Elle parle de la convocation de
Yahvé adressée au prêtre qui devient prophète33 au moyen d'une action symbolique34. Elle
s'achève avec une promesse du salut pour le peuple d'Israël. L'auteur se demande si cette
péricope constitue une unité originaire. Avant d'aborder la question de cette unité, nous
nous arrêtons sur la stratégie rhétorique. En cette péricope qui aborde des thèmes
importants du livre comme la réunification, le rétablissement de la paix, du sanctuaire de
Yahvé parmi le peuple, Ézéchiel adopte une stratégie rhétorique qui est différente de celle
30 P. Abadie, « Les deux bâtons »..., p. 25. 31 Jacques Pons « Ézéchiel, livre », Dictionnaire encyclopédique de la Bible, Montréal, Iris diffusion Inc., 1987, p. 465. 12 W. Zimmerli, Ezekiel..., p. 271. Éz 37,15-28, étant la dernière péricope de la session 33-37, en devient logiquement le sommaire. Cf. R. M. Hais, Ezekiel..., p. 274. 33 Sur cette question, voir Louis Monloubou, Un prêtre devient prophète : Ézéchiel, Paris, Cerf (coll. Lectio Divina 73), 1972, p. 55-67. Voir aussi Henri Cazelles (dir.), Introduction à la Bible, Tome II, Paris, Desclée, 1973, p. 420-422 ; J. M. Asurmendi, « Le prophète d'Ézéchiel »..., p. 28-29.
Ici « on peut parler d'un processus de communication prophétique qui [...] passe par le geste symbolique. Le geste symbolique, même s'il est sur le registre du mime, s'apparente à la parabole puisque, comme elle, il joue sur l'analogie en rapprochant deux éléments du réel dans un processus de communication. » Philippe Abadie, « Brique assiégée, cheveux coupés, pain de misère... », Biblia 68 (avril 2008) Paris, Cerf, p. 22-23. Sur la question des actions symboliques chez les prophètes, voir J. M. Asurmendi, « Le prophète Ézéchiel »..., p. 20.
15
de 37,1-14 .On peut diviser ce passage en quatre niveaux de signification : 1) Ezéchiel
réunit deux bâtons en une union physique ; 2) Yahvé réunit deux bâtons en une union
physique ; 3) Yahvé réunit deux royaumes en une union politique et spirituelle ; 4) Yahvé
unifie la nation unifiée avec lui-même dans une alliance de relation permanente36. Le
prophète parle du futur Israël avec des termes qui sont absurdes pour ses auditeurs. Comme
on le constate souvent chez Ézéchiel, l'espoir pour l'avenir est décrit en fonction du passé,
dans notre cas c'est le passé de l'âge d'or que fut la monarchie unie sous David37. En
suivant le peuple en exil, Ézéchiel porte un espoir de retourner un jour dans son pays natal
qui redeviendra une nation indépendante. Cet espoir est-il possible quand les descendants
du royaume du Nord sont conduits en exil par les Assyriens en 721 avant notre ère ? La
restauration du royaume du Juda pose déjà un problème majeur dans la mémoire du peuple,
combien ce peuple est troublé par l'idée de la restauration du royaume du Nord38. Jérémie,
contemporain d'Ézéchiel, a annoncé aussi le retour de la diaspora du royaume du Nord
(3,11-14 ; 30,31). Pour sa part, Ézéchiel promet à ses auditeurs et à ses lecteurs que tous les
rêves pourraient être réalisés. En 37,1-14, il invite ses auditeurs à regarder avec les yeux de
Dieu pour voir que les morts revivent. Dans le passage présent, il promet que les tribus
d'Israël divisées seront unifiées, le pays natal sera donné, l'alliance sera renouvelée, la
monarchie davidique sera restaurée, les nations connaîtront ce que Yahvé a accompli. Pour
ce prophète du sixième siècle avant notre ère, l'action spéciale de Dieu peut renverser une
division historique de quatre cents ans39. Regardons maintenant comment le prophète a fait
pour montrer au peuple la réalisation de cette promesse. Cette démonstration constitué-t
elle une unité dans l'ensemble de la péricope ?
35 Leander E. Keck (edited by), The New Interpreter's Bible, volume VI, Nashville, Abingdon Press, 1994, p. 1511. 36 Nous reprenons la démonstration de D. I. Block (The Book of Ezekiel..., p. 395) avec quelques modifications. 37 B. Tidiman, Le livre d'Ézéchiel..., p. 155. 38 D. I. Block, The Book of Ezekiel..., p. 395. 39 D. I. Block, The Book of Ezekiel..., p. 395.
16
1.3.2 Parole unique de Dieu au risque d'une multitude d'interprétations
Dans notre passage étudié, Yahvé intervient par deux fois aux versets 19 et 21 avec
une formule introductive du message "ainsi parle le Seigneur Yahvé"40 qui est précédée par
l'ordre d'annoncer la parole : "dis-leur". Cette formule introductive réapparaît au chapitre
38,1 pom indiquer le commencement d'une autre unité. Le verset 19 de notre passage est la
suite d'une série des paroles que Yahvé adresse au prophète (w. 16-18). W. Zimmerli
suggère de considérer le verset 20 comme une introduction de la nouvelle section. Selon
lui, « pendant que l'oracle divin au verset 19 est encore exprimé dans le langage
métaphorique de deux bâtons, cette image est complètement abandonnée dans l'oracle divin
des versets 21 et suivants, et c'est seulement le sujet principal décrit dans l'image dont on
parle. »41
Quant aux versets 20-28, constituent-ils une seule unité ? Dans cette section, nous
trouvons deux formules d'alliance au verset 23 et 27 qui en est le centre de gravité42 : "Je
serai pour eux Dieu et ils seront pour moi peuple". Aux chapitres 11,20 ; 14,11 ; 34,30 et
31, la formule d'alliance se trouve toujours à la fin de la section. En 34,24, elle est
légèrement répandue. En 36, 28, elle révèle au moins une rupture dans le discours43. Dans
notre passage, la formule d'alliance (v. 27) précède la formule de reconnaissance (v. 28).
Au verset 22, le roi est annoncé et au verset 24, David est désigné explicitement comme le
'roi', tandis qu'au verset 25, on nous parle de David comme prince. W. Zimmerli voit dans
la formule d'alliance du verset 23b une indication de la fin d'une section.
À côté de ces indications, nous trouvons quatre emplois de l'adverbe "pour toujours"
(v. 25 [2 fois], v. 26, 28) qui est totalement absent au chapitre 37. À cela s'ajoute le
vocabulaire "alliance de toujours" (alliance éternelle) qui insiste sur la durée de la
promesse.
40 Le binôme 'Seigneur Yahvé' est utilisé 283 fois dans toute le Bible dont 217 chez Ézéchiel. Sur cette question, voir Johan Lust, « "Mon Seigneur Yahvé" dans le texte hébreu d'Ézéchiel », Ephemerides Theologicae Lovanienses, tome XLIV, Leuven, 1968, p. 482-488. 41 W. Zimmerli, Ezekiel..., p. 271 ; c'est notre traduction. 42 D. I. Block, The Book of Ezekiel..., p. 295. 43 W. Zimmerli, Ezekiel..., p. 271.
17
En tenant compte de ces remarques, W. Zimmerli propose trois unités possibles : 15-
19 ; 20-23(24b) et 24b-2844. L'unité constituée par les versets 15-19 est le premier de tout
signe-action.
1.3.3 Action symbolique : Yahvé agit selon la manière annoncée par le prophète
La totalité de l'action est incluse dans la Parole de Yahvé, car l'exécution n'est pas
racontée. Comme en 12,9; 21,12, la question énigmatique du peuple à propos de
signification de l'action prophétique est incluse dans l'annonce divine. Le verset 19 de
notre péricope est une interprétation prévue par l'annonce divine devant le questionnement
du peuple. Ce questionnement est envisagé par Yahvé lui-même. « Avec ce regard, il est
remarquable qu'en principe cela ne contient pas une interprétation d'un élément
métaphorique du signe-action, mais cela dit simplement que, avec le regard de l'action du
prophète, Yahvé lui-même va agir de la manière dont le prophète agit en signe action. »45 II
est important de noter que la description de ce signe-action est dominée par la référence au
vocable "un" ('ehâd) qui se trouve huit fois dans cette unité, et une fois au 22a, au 22b et au
24a. L'"un" ici est au pluriel46. La forme plurielle d'"un" suggère que deux objets dans la
main d'Ézéchiel deviennent un. Ainsi, Ézéchiel a reçu l'ordre de montrer littéralement la
performance de ce signe-action. Apporter ensemble deux objets disparates pour former un
tout rappelle au lecteur l'épisode des ossements séchés47. Sur la connexion entre 37, 1-14
et 14-28, nous pouvons voir les motifs communs de Yahvé dans ces deux passages : "faire
sortir" son peuple (w. 12a, 21a) et "faire venir vers leur sol" (w. 12b, 21b)48.
44 W. Zimmerli, Ezekiel..., p. 272. La Companion Bible divise en trois cycles ternaires : v. 20-23a, 23b-24, 25-28 avec le thème pour chaque unité : rétablissement, roi, conversion-sanctification (Cf. B. Tidiman, Le Livre d'Ézéchiel..., p. 157). 45 W. Zimmerli, Ezekiel..., p. 272 ; c'est notre traduction. 46 Pour J. W. Wevers (Ezekiel..., p. 181), la forme plurielle de "un" est impossible. Aux dires de cet auteur, l'intention de l'action symbolique est claire, mais la manière selon laquelle deux bois peuvent devenir un ne l'est pas. Probablement, ces deux bois sont simplement attachés ensemble et sont tenus comme une unité singulière. 47 L. E. Keck, The New Interpreter's..., p. 1506. 48 D. I. Block, The Book of Ezekiel..., p. 393.
18
Dans cette unité, le contenu de l'inscription est indiqué par Yahvé dans un parallèle
presque parfait49 : pour Juda et pour les enfants d'Israël, ses associés / pom Joseph, souche
d'Éphraïm et toute la maison d'Israël, ses associés. Ce parallèle se situe dans la logique
d'une structure concentrique que Brian Tidiman a montrée50 :
A (16a) Le prophète reçoit l'ordre de prendre du bois
B (16b) Le prophète prend un bâton pour Juda
C (16 c) Le prophète prend un bâton pour Joseph
D (17-18) L'acte suscite des interrogations
C (19a) Dieu prend un bâton pour Joseph
B' (19b) Dieu prend un bâton pour Juda
A' (20) Le prophète tient les deux morceaux
Cette structure met au centre l'acte du prophète qui suscite des interrogations du
peuple. L'action de Dieu et l'action du prophète sont intercalées autour de cet acte central
(B-B' et C-C). Le verset 20 (A') constitue une exception : Dieu a besoin du prophète pour
montrer le rapprochement de deux bois. Mais comment cet acte est-il interprété ?
1.3.4 Action symbolique et son interprétation
L'unité formée par les versets 20-24a est une interprétation de signe-action51. Elle est
introduite par le verset 20 qui répète le contenu du verset 17 avec une légère modification.
En reprenant la formule "je vais prendre" du verset 19, l'annonce divine de cette unité
s'oriente vers une perspective du salut. Il ne s'agit pas ici d'un simple exposé du signe-S7
action, mais du chemin conduisant vers l'établissement d'alliance. Selon Ralph W. Klein ,
cette interprétation pourrait être un ajout secondaire, parce que le 'prendre' ne réfère pas à
'prendre' les bois, mais à 'prendre' le peuple d'Israël de toutes les nations pour réaliser une
nouvelle Exode, le retour vers le territoire natal.
49 D. I. Block, The Book of Ezekiel..., p. 401. 50 B. Tidiman, Le livre d'Ézéchiel..., p. 155. 51 Pour J. W. Wevers (Ezekiel..., p. 280), la plupart du temps, l'action symbolique est commentée par les traditionnistes tardifs de l'école ézéchiélienne. 52 Ralph W. Klein, Ezekiel, The Prophet and His Message, University of South Carolina Press, 1988, p. 151.
19
Quant à la dernière unité qui regroupe les versets 24b-28, elle ne se réfère pas à
l'instruction du signe-action dont parle la première unité et que la deuxième reprend en la
modifiant légèrement. Comme la deuxième unité, celle-ci se termine par la formule
d'alliance.
À la différence de W. Zimmerli, B. Tidiman propose une structure concentrique de
l'ensemble des versets 21-28. Nous reprenons ici la démonstration faite par ce dernier5 :
a (21) La fin de l'exil = le retour en Canaan
A b (22) Un même roi = la fin de la division
a' (23a) La fin d'idolâtrie
c (23b) La fin de l'exil = le retour à Dieu
B d (24 a) L'unité nationale sous le roi David, serviteur de Yahvé
c' (24b) La fin de toute désobéissance
d (25a) La fin de l'exil = le retour définitif en Canaan
A' e (25b) Un prince pour toujours, David
d' (26-28) La présence permanente de Dieu au milieu de son peuple
Ce schéma concentrique met l'accent sur l'unité nationale sous la conduite du roi
David. Cette unité est symbolisée par les deux bois qui sont riches en interprétation.
1.3.5 Le bois se dit en multiples façons
Le vocabulaire 'ë§ demeure indéfini. Il peut donner différents sens. «En règle
générale, il désigne les arbres (6,13 ; 17,24) d'où on vient récolter les fruits (34,27), mais il
peut également désigner une pièce individuelle du bois qui est utilisée pour un travail
artisanal (15,3) ou comme matériel pour allumer la lumière (24,10 ; 39,10). Dans le présent
passage, traduire 'è§ par 'pâBôoç, envisage ainsi un bois qui a un caractère personnel. »54
Le caractère personnel du bois rappelle Nb 17,16-26 où Moïse procure douze mattôt, un
pour chaque tribu et inscrit sur chacun le nom du prince (nâsî), c'est-à-dire le chef (rôs) de
chaque tribu respective. Ce terme peut aussi être utilisé au sens du bâton du chef si l'on fait
référence à Si 47,21 (« la souveraineté fut scindée en deux et d'Éphraïm il surgit un
53 B. Tidiman, Le livre d'Ézéchiel..., p. 158. 54 W. Zimmerli, Ezekiel..., p. 273.
20
royaume rebelle. » TOB) où la division des royaumes est décrite comme une séparation "de
deux sceptres". La traduction de ce terme en sceptre du chef est en accord avec le contexte
royal (w. 21-24) et avec l'utilisation du mattôt ôz "rameaux puissants" et du sibtê môsëlîm
"sceptres de souverain" chez Ézéchiel (19,11)55. C'est aussi la compréhension manifestée
par LXX56.
Pom W. Emery Barnes, selon la métaphore souvent utilisée dans les Écritures
hébraïques, un 'arbre' représente un peuple. Ainsi en Éz 31,3 et 9, le cèdre représente
l'Assyrie et les nations rivales sont décrites comme « tous les arbres d'Éden ». C'est
pourquoi, le sens habituel du 'es est l'arbre. En ce sens, « les deux maisons de Juda et
d'Israël sont une part comme les palmiers restant debout solitaires et d'autre part,
demeurant dans la grande plaine euphratéenne, mais ils doivent être rapprochés l'un à côté
de l'autre par le ministère d'Ézéchiel, afin qu'ils deviennent de nouveau 'un arbre'. »57
Ce terme a été aussi traduit par les houlettes si l'on se réfère au Zacharie 11,7 ss où
la houlette "Grâce" et la houlette "Entente" sont considérées comme deux bâtons du berger.
« Je fis donc paître le troupeau que les trafiquants vouaient à l'abattoir. Je pris deux
houlettes. J'appelai la première "Faveur" et la seconde "Entente", et je me mis à paître le
troupeau » (TOB). Si l'on comprend le "bois" dans le sens de la houlette du chef, on peut
envisager la marque indiquée de propriété. En ce cas, la réunification peut être pensée
comme une attribution de la portion de terre pour Juda et pour Joseph. Il est important de
noter ici que le nom de ce dernier est mentionné d'une manière inhabituelle.
1.3.6 Usage inhabituel du nom de Joseph
Pom certains comme Jean Steinmann, l'«usage du nom de Joseph pour désigner les
tribus du Nord, groupées autours d'Éphraïm et de Manassé, est relativement rare. Il
implique peut-être une référence discrète aux récits de La Genèse, où Juda et Joseph ne sont
plus des peuples mais des individus, unis étroitement l'un à l'autre au cours de certaines
55 Selon R. Martin-Achard (« Quelques remarques... », p. 69), les deux bois sont le symbole du pouvoir. 56 D. I. Block, The Book of Ezekiel..., p. 398. 57 W. Emery Barnes, « Two Trees Become One : Ezek. Xxxvii 16-17 », JTS 39, p. 398 ; c'est notre traduction.
21
péripéties des aventures des fils de Jacob dans les traditions iahvistes. »58 Pom d'autres
comme Zimmerli, Joseph est la principale tribu dans le royaume du Nord, c'est pourquoi, il
est appelé souvent la maison de Joseph59. Répondant à cet usage inhabituel, Daniel I. Block
précise que Joseph était le père d'Éphraïm et Manassé, les deux tribus dominantes dans le
royaume du Nord60. Ézéchiel préfère le nom de Joseph peut-être pom la même raison qu'il
remplace la désignation des chefs d'Israël mëlàkîm (rois) par nësîîm (princes). Sous le
regard du prophète, l'état du Nord conduit par Éphraïm était illégitime depuis le début. À la
différence de la tribu de Juda, les autres tribus n'ont pas imposé leurs noms à toute la
nation61.
Quoi qu'il en soit, Israël devient un nom habituel pour désigner le royaume du Nord.
Cependant, Ézéchiel réserve le nom Israël pour l'ensemble des tribus. Pour lui, « Israël ne
peut représenter qu'une grandeur religieuse, le peuple de Yahvé, qui peut être Juda lui-
même ou l'ensemble des douze tribus d'Israël. Le prophète pense d'une façon globale à
Israël, il le voit dans sa réalité historico-théologique, et dans toute son étendue, spatiale et
temporelle. »62 II est important de remarquer que les ajouts « les Israélites associés avec
lui » à côté du nom de Juda et « toute la maison d'Israël associée avec lui » à côté du nom
de Joseph sont employés pour la première fois. L'expansion de cette inscription souligne la
nature inclusive de l'oracle63. L'origine de cette glose explicative est mise en cause par
plusieurs auteurs64. En tout cas, il faut reconnaître que le vocable Israël est utilisé pom
désigner toute nation composée de douze tribus. Quand ces tribus sont divisées, elles
s'attachent aux deux tribus principales de Joseph et de Judas65. Sont attachées à la tribu de
58 Jean Steinmann, Le prophète Ézéchiel et les débuts de l'exil, Paris, Cerf (coll. Lectio Divina 13), 1953, p. 188 ; nous gardons l'orthographie 'iahvistes' de l'auteur. 59 Am 5,6 « Cherchez Yahvé et vous vivrez, de peur qu'il ne fonde comme le feu sur la maison de Joseph ». Voir aussi 15 ; 6,6. 60 D. I. Block, The Book of Ezekiel..., p. 402. Cf. Gn 49,22-26. 61 D. I. Block, The Book of Ezekiel..., p. 402. 62 R. Martin-Achard « Quelques remarques... », p. 75 ; cette remarque est faite suite à l'enquête menée par W. Zimmerli. 63 D. I. Block, The Book of Ezekiel..., p. 402. 64 George Albert Cooke, A critical and exegetical commentary on the Book of Ezekiel, Edinburgh, T. & T. Clark, 1936, p. 400-401. Voir aussi J. W. Wevers, Ezekiel..., p. 280. 65 Selon les commentateurs rabbiniques, le bâton sur lequel est écrit « pour Juda et les enfants d'Israël » doit être compris comme le «bâton pour Juda et pour la tribu de Benjamin, qui lui est associée ». Quant à l'expression « pour Joseph, souche d'Éphraïm et toute la maison d'Israël », elle est comprise comme le « bâton pour Joseph, souche d'Éphraïm et toute la maison d'Israël et les neufs autres tribus qui ont supporté
22
Juda : la tribu des fils de Siméon qui obtient lem héritage prélevé de la tribu de Juda (Jos
19,1-9) et une partie de Benjamin, de qui le territoire est alterné entre la Judée et la
domination israélite du Nord66. On peut mentionner également les tribus de Calébites, de
Qenizzites, de Yerahmélites qui ne sont pas comptées parmi les douze. Il est important de
noter que le terme "associé" n'est trouvé nulle part en Ézéchiel. Celui-ci l'utilise pour
décrire la relation entre ces associés avec leurs tribus dominantes. Ce terme désigne les
compagnons qui suivent les bergers dans le Cantique des cantiques 1,7 et 8,13 et les
camarades, les complices chez Isaïe 1,23. Il pourrait être compris dans le sens technique et
politique de "confédération" selon Juges 20,1167. Cet usage inhabituel du nom de Joseph et
ses associés conduit vers un changement significatif.
1.3.7 Le prophète devient lui-même une métaphore pour Dieu
Nous remarquons que l'ordre des noms selon lequel Ézéchiel écrit sur le bois est
renversé. Le nom de Juda précède celui de Joseph au verset 16, tandis qu'au verset 19 le
premier suit le deuxième. À cela s'ajoute l'absence de mention "associés" qui s'attache à la
tribu de Juda. En plus, le bois de Joseph est placé "dans la main d'Éphraïm" et la mention
"toute la maison d'Israël" (v. 16) est remplacée par celle "les tribus d'Israël" (v. 19). Au
lieu de rapprocher un bois à côté de l'autre pom qu'il devienne un dans la main du prophète
(v. 16), ici le bois marqué du nom de Joseph est placé contre celui portant le nom de Juda
pour souligner la supériorité de la tribu du Nord68. Ce rapprochement a pour objectif d'être
réuni dans la main de Yahvé. Le changement de la deuxième à la première personne du
singulier montre qu'Ézéchiel lui-même devient une métaphore pour Dieu69. L'action du
prophète reflète donc l'intention divine en faisant allusion à une explication plus concrète
qui va être mise en place. Cependant le verset 19 n'explique pas encore ce que signifie
l'action de Yahvé et ce qui va être réalisé.
Jéroboam », (Cf. William Rosenau, « What happened to the ten Tribes », HUCA, Jubilee Volume, 1925, p. 85). 66 D. I. Block, The Book of Ezekiel..., p. 402. 67 W. Zimmerli, Ezekiel..., p. 274. 68 D. I. Block, The Book of Ezekiel..., p. 405. 69 D. I. Block, The Book of Ezekiel..., p. 405. Voir aussi J. Lust, « 'Mon Seigneur Yahvé'... », p. 485-486.
23
Pour W. Zimmerli (p. 275), le verset 19 contient la divine promesse plutôt qu'une
réelle interprétation du signe-action70. En effet, l'action divine intervient pom manifester
qu'il est le sujet de l'action : « voici moi Yahvé prenant le bois... ». Les deux bois unifiés
dans la main du prophète deviennent maintenant sous la main de Yahvé. C'est Yahvé lui-
même qui attache les deux bois séparés en un seul dans sa propre main. Yahvé répète donc
l'action symbolique dont le prophète a montré la performance. Le verset 19 reprend donc
les grandes lignes du verset 16 avec une légère modification : la référence aux associés de
Joseph est mentionnée, tandis qu'il n'y a aucune référence aux associés de Juda. Cette
modification, qui n'apporte aucune affirmation complémentaire71, renforce les idées selon
lesquelles la mention de cette association est un ajout secondaire qui se fait d'une manière • 77
incohérente . Quoi qu'il en soit, cette modification est au service de la performance
publique que le prophète veut démontrer au peuple.
1.3.8 Action symbolique de la promesse divine qui devient visible au regard du peuple
La deuxième unité (20-24b) est introduite par une libre récapitulation de l'action
symbolique en utilisant le terme "bâton" au pluriel. Ce qui est nouveau ici c'est que l'action
a eu lieu "devant les yeux du peuple". Il est demandé au prophète de tenir les deux bois
dans sa main pour que tout le peuple puisse le voir. À la différence du signe-action
précédant, cet acte insiste davantage sur la performance publique. L'unité des morceaux de
bois sera un support visuel de la promesse de Yahvé73. Situant dans le style de
proclamation "ainsi parle le Seigneur", le verset 21 reprend l'expression "voici, je vais
prendre". Cependant, il ne s'agit plus ici de prendre les bois, mais de prendre les enfants
d'Israël dispersés pour les rassembler et pour les conduire vers le sol. De deux nations
divisées, Dieu va en faire une seule sous la conduite d'un seul roi (v. 22). Nous trouvons
dans le verset 22 un parallèle entre "une nation unique", "un roi unique" (22a) et "deux
nations", "deux royaumes" (22b). Le résultat de ce rassemblement est que le peuple est
70 Voir aussi R. W. Klein, Ezekiel The Prophet..., p. 151. 71 G. A. Cooke, A critical and exegetical commentary..., p. 401. 72 W. Zimmerli, Ezekiel..., p. 275.
3 Voir Kevin G. Friebel, Jeremiah's and Ezekiel's Sign-Acts, Rhetorical Nonverbal Communication, (coll. Journal for the study of the Old Testament, Supplement Series 283), Sheffield Academic Press, 1999, p. 362-369.
24
renouvelé de l'intérieur, un grand thème développé en 36,25 ss. En effet, « Dieu pénètre en
quelque sorte dans le cœur des hommes pour les rendre capables d'obéir parfaitement.
Toutefois, Ézéchiel va bien plus loin dans la description anthropologique : Dieu enlève le
cœur endurci et le remplace par un "cœur nouveau, de chair"»74. La fin de la souillure
causée par les idoles, les choses détestables et les actions rebelles est annoncée. Yahvé va
délivrer le peuple, le purifier pour en faire un peuple d'alliance75. Pour réaliser ce projet,
Dieu promet de donner David, un roi, un berger selon le cœur de Dieu, pour guérir les
blessures du schisme.
Selon W. Zimmerli (p. 275-276), il y a une différence considérable entre la première
unité et la seconde. Les versets 15-19, comme les déclarations préexiliques chez Jér. 3,6 ss ;
30 ss, abordent la question de réunification de ce qui est séparé. Ici, le contraste entre Juda
et Joseph s'est fait comme aux jours où Josias cherche à ramener vers la maison de Juda la
maison de Joseph violée sous le fléau des Assyriens et politiquement détruite. Cette unité
provient d'Ézéchiel lui-même et se situe dans le moule de la "déclaration de réunification"
de Jérémie. Quant à la deuxième unité, elle prend en compte le changement survenu depuis
587, date de la deuxième prise de Jérusalem par Nabuchodonosor et de la destruction du
Temple avec l'envoi des élites en exil à Babylone. Il n'est plus question ici d'une attente de
réunification, mais d'une espérance de la protection divine d'un peuple récemment
renouvelé du nouveau schisme. En ce sens, la deuxième unité insiste sur le renouvellement
interne de la nation avec des mentions comme "une nation unique", "un roi unique"76.
Quant à D. Block, en partageant les grandes lignes de l'interprétation de W.
Zimmerli, il considère que le verset 21 est une nouvelle commande faite par Yahvé au
prophète pour expliquer le sens du signe-action. Loin d'être une démonstration de la
performance, cette interprétation met l'accent sur l'anthropologie de l'idée de restauration
chez Ézéchiel77. Ce verset ouvre le processus dans lequel Yahvé va restaurer l'unité
74 Gerhard von Rad, Théologie de l'Ancien Testament, tome II, Genève-Paris, Labor et Fides, p. 203. 75 La dimension purificatrice est une marque de la tradition sacerdotale (Cf. J. W. Wevers, Ezekiel..., p. 282). 76 Pour R. W. Klein (Ezekiel The Prophet..., p. 151), en plaçant la promesse du verset 24ab après la formule d'alliance du verset 23d, le prophète exprime l'unité du peuple, de Yahvé et du roi : Le peuple sera le peuple pour Yahvé, Celui-ci sera Dieu pour eux et David, le serviteur de Dieu sera le roi sur eux. 77 D. I. Block, The Book of Ezekiel..., p. 408. Pour G. A. Cooke, A critical and exegetical commentary..., p. 400, chapitre 37, 15-28 est un passage clé dans lequel Ézéchiel réaffirme la caractéristique sociale et idéale des prophètes : une époque de paix sous le gouvernement d'un juste chef.
25
ethnique d'Israël. L'insistance sm l'aspect ethnique est soulignée par l'expression "enfants
d'Israël"78. Cette expression garde la mémoire de l'origine de la nation qui a un ancêtre
unique qu'est Israël/Jacob. On pourrait la considérer comme une application du rejeton
immédiat de Jacob dans un contexte narratif patriarcal (Gn. 48,8-27 ; Ex. 1,1-6). Dans notre
cas, il est préférable de garder l'idée de descendants de douze tribus d'Israël pour mettre en
valeur l'identité nationale.
Cependant, la reconnaissance de la réunification ethnique, à elle seule, n'est pas
suffisante pour restaurer l'intégralité nationale d'Israël. Elle doit être accompagnée par la
promesse de Yahvé à propos du retour de l'exil dans le pays ancestral. Les déportations
massives des Assyriens et des Babyloniens doivent être renversées. À cause de la promesse
que Yahvé a faite aux enfants d'Israël concernant la durabilité de la possession de la terre
(Gn. 13,15), son peuple doit être ramené vers son propre pays. Contrairement à l'intention
exprimée au chapitre 6, ici Yahvé veut faire de son peuple une nation (gôy) dans lem
territoire (bââref), sur les montagnes d'Israël (bëhârê yisraël). « La conjonction de cette
triade de désignation pour le territoire d'Israël souligne comment un autre territoire que
celui de pays natal est inconcevable. » Cette conjonction exprime donc l'unité de la nation
dans toutes ses dimensions.
1.3.9 Unité de la nation dans toutes ses dimensions
La troisième unité traduit un autre changement. Le thème signe-action évoqué à la
première unité y disparait complètement. Le vocabulaire utilisé rappelle 11,20; 20,19;
ainsi que Lv 26,3 pour parler de la nouvelle obéissance du peuple et leur nouvelle
installation dans le pays. Si la deuxième unité substitue le sujet de l'action (du prophète à
Yahvé), la troisième change l'objet de cette action. Rapprocher deux bois pour qu'ils
deviennent un n'est plus l'objectif ici. Cette unité insiste sur l'unité de la nation (v. 22). Le
prophète préfère le terme gôy (nation) que celui de 'am (peuple).
L'expression "enfants d'Israël" remplace celle de "la maison d'Israël" et est employée fréquemment dans les derniers chapitres. Elle se trouve 5 fois dans les chapitres 43-48 (Cf. G. A. Cooke, A critical and exegetical commentary..., p. 402).
D. I. Block, The Book of Ezekiel..., p. 412 ; c'est notre traduction.
26
Le dernier, un chaleureux terme relationnel, avec le sens sous-jacent de parenté, pourrait être approprié dans un autre contexte, mais ici l'intérêt est la restauration d'Israël comme une nation, qui requiert l'utilisation du gôy. Dans le contexte culturel du Proche-Orient, la réalisation de ce statut nécessite une combinaison des facteurs ethnique, politique, territorial, religieux et linguistique. En touchant quatre de ces facteurs dans ce paragraphe, Ézéchiel peint une image remarquablement comprehensive d'une nation mature. Si l'un de ces éléments était omis, les gens de l'ancien Proche-Orient considéreraient la restauration comme un processus avorté .
Le verset 25a prend presque mot pour mot le verset 25a du chapitre 28. Cependant, à
partir du verset 25b, le terme "pour toujours" devient le terme clé pour confirmer la durée
de la promesse réalisée par Dieu et le caractère définitif du salut81. Selon cette promesse, le
peuple va vivre, de père en fils et pour toujours, dans un lieu d'habitation durable. Dieu
refuse donc définitivement la menace d'un nouvel exil. Pour assmer la durée de ce lieu
d'habitation, le règne de David est promis d'être "pour toujours". Ici, nous voyons un
changement de l'ordre des mots concernant le titre donné à David : de "mon serviteur
David" du verset 24 (cf. 34,23.24) à "David mon serviteur"82. Ce n'est pas simplement une
variation stylistique, mais plus important encore, le signe d'un ajout secondaire. À cela
s'ajoute le remplacement du vocable "roi" par celui de "prince"83, un remplacement qui met
au centre la figure du prince.
1.3.10 Le prince : responsable et médiateur de l'alliance
En ce qui concerne l'utilisation de vocables 'roi' et 'prince', il est important de
signaler d'emblée que ces deux vocables sont employés pour désigner les règnes non-
israélites. Dans le livre d'Ézéchiel, le vocable melek et ses dérivations sont employés
trente-sept fois dont vingt-cinq références aux rois étrangers . Selon W. Zimmerli, le titre
80 D. I. Block, The Book of Ezekiel..., p. 410 ; c'est notre traduction. 81 Aux dires de Cody, si l'unité est le thème de l'action symbolique et son interprétation, la permanence est le thème des versets 24b-28 (cf. Aelred Cody, Ezekiel with an Excursus on Old Testament Priesthood, Wilmington, Delaware, Michael Glazier, Inc., 1984, p. 180). 82 À part Jacob, David est le seul personnage qu'Ézéchiel a attribué le titre du « serviteur de Yahvé » (Cf. Klein, Ezekiel The Prophet..., p. 152-153). 83 Sur cette question, voir Daniel Bodi, « le prophète critique la monarchie : le terme Nasî chez Ézéchiel », dans Prophètes et rois, Paris, Cerf, 2001, p. 249-257. 84 D. I. Block, The Book of Ezekiel..., p. 413. Par exemple, les rois de Babylon (17,12 ; 19, 9 ; 21, 23-25 ; 26, 7), d'Egypte (29, 2-3), de Tyr (28,12), d'Edom (32, 29), de la terre (28,17).
27
prince est un titre préféré d'Ezéchiel pour désigner le roi de Jérusalem. Chez Ezéchiel et
son école, ce titre est employé pour parler du futur roi . Le fait qu'Ezéchiel désigne les rois
Israélites par mëlàkîm suppose une attitude antimonarchique que les traducteurs de LXX
expriment en donnant 'âp/cov comme équivalent de melek . Chose remarquable, le titre roi 87
est utilisé là où la juxtaposition « nation » et « roi » se met en place (v. 22 et v. 24) . La
troisième unité ne prend donc plus le titre de roi mentionné à la deuxième unité, mais elle
utilise le titre de prince comme au 34,24. Aux chapitres 40-48, le titre de prince pour
désigner le futur chef d'Israël est confirmé clairement88. Mais quel est au juste le rôle
qu'Ezéchiel a attribué au chef d'Israël ? Aux dires de W. Zimmerli, dans ses oracles,
Ézéchiel a mélangé les différentes sources de la tradition. « Ainsi, nous croyons qu'il soit
possible de trouver chez lui des éléments de la prophétie d'Amos, d'Osée, et spécialement
de Jérémie. En conscience et avec l'acceptation des anciennes traditions, quelques éléments
de ceux-ci sont eux-mêmes très hétérogènes, le prophète formule son propre message qui on
est sans aucun doute déterminé par les facteurs très personnels » . Selon ces anciennes
traditions, certains membres du peuple d'Israël sont très critiques envers la royauté
antérieure car ils voient en elle une menace de la royauté de Yahvé, qui est la seule
admissible90. Cette royauté antérieure est considérée comme équivalent de "la rupture de
l'alliance". En contraste avec les prophètes du royaume du Nord et en particulier avec le
prophète Osée, nous trouvons en Ézéchiel un seul passage où Yahvé est désigné comme le
chef d'Israël dans l'instruction de la description du nouvel exode (20,33). Le nouveau
règlement ne sera plus décrit avec la mention du futur chef d'Israël. Par contre, cette 85 W. Zimmerli, Ezekiel..., p. 277. 86 D. I. Block, The Book of Ezekiel..., p. 413. Selon R. W. Klein (Ezekiel The Prophet..., p. 153), chez Ézéchiel, le futur chef n'est désigné pas seulement par le titre 'prince', un ancien et honorable terme réservé aux autorités officielles d'Israël, mais il exprime encore la limite de la puissance et de l'activité de la maison davidique. D'où l'importance de la promesse divine « David, mon serviteur sera prince pour eux pour toujours» (v. 25c). Pour sa part, J. W. Wevers (Ezekiel..., p. 282), considère qu'Ezéchiel et son école espèrent une réunification complète du peuple d'Israël comme aux jours de David et de Salomon. David n'est donc pas une référence particulière au prince mais à la dynastie davidique. 87 Selon A. Cody (Ezekiel with an Excursus..., p. 179-180), l'utilisation du titre du 'roi' à la place du 'prince' dans ce cas est déterminée par le besoin linguistique hébraïque de mettre en parallèle le mot hébreu 'nation' avec celui de 'roi'. C'est pourquoi cet usage n'est pas de signification particulière. 88 Pour A. Cody (Ezekiel with an Excursus..., p. 179), en 34,23-24 et en 37,20-24a, il n'y a aucune précision pour savoir si le futur chef est une personne concrète ou le symbole d'une série des chefs. 89 W. Zimmerli, Ezekiel..., p. 278 ; c'est notre traduction. 10 Pour A. Caquot, le titre 'prince' indique la subordination de David à Yahvé. (cf. André Caquot, « Le messianisme d'Ézéchiel », Semitica 14,1964, p. 19).
28
description se termine toujours avec la promesse du nouveau culte dans "la haute montagne
d'Israël" (20,40). Au regard méprisant contre les princes pécheurs d'Israël (22,6.25),
Ézéchiel considère que le salut du peuple d'Israël ne se réalise pas sans une confirmation
divine pour la maison royale de David. C'est la raison pour laquelle, « Israël, peuple de
l'Alliance, ne peut avoir à sa tête un "melek" semblable à celui de Babylone (19,9),
identique à celui des "autres nations" (IS 8,5-20 ; cf. Éz 20,32 et 25,8), mais doit avoir un
chef dont le statut exceptionnel manifestera la vocation de ce peuple : exceptionnelle ;
Israël, peuple de l'Alliance, doit s'organiser, en tout temps, comme il l'a été en ces temps
privilégiés où l'Alliance fut conclue ; c'était alors un peuple de frères, de tribus
rassemblées autour du sanctuaire de Dieu, sous la simple surveillance du "responsable",
du "médiateur" de l'Alliance, tel ce "nasi", ce prince que prévoyait déjà la vieille
prescription du code mosaïque (Ex 22,27) »91. Ainsi, en gardant cette prescription du code
mosaïque dont le prince est responsable et médiateur que le peuple entre dans une
perspective du salut comprise comme la réalisation de l'alliance.
1.3.11 L'événement salutaire comme une alliance
L'alliance de toujours92 dont parle le verset 26 désigne celle du salut. Il ne s'agit pas
ici d'une alliance de Yahvé avec Israël, mais pour Israël . Elle fait écho à la promesse
adressée aux patriarches : alliance inconditionnelle de salut de Dieu avec Noé (Gn 9,16) et
avec Abraham (Gn 17,7; 13,9; voir aussi Ps 105,10; 1 Chr 16,17). L'adverbe "pom
toujours" trouve son ultime sens dans la promesse d'installation du sanctuaire de Yahvé au
milieu de son peuple. Ce thème, déjà indiqué en 20,40 ss, va être développé aux chapitres
40-48. La réalisation du nouveau sanctuaire est décrite comme un don irrévocable que
Yahvé a fait à son peuple. À côté de ce thème, nous en remarquons un autre qui est tout à
fait unique dans le livre d'Ézéchiel94, à savoir le thème de "ma demeure"95. Il se trouve déjà
91 L. Monloubou, Un prêtre devient prophète..., p. 160. 92 Sur cette question, voir Bernard Renaud « l'alliance éternelle d'Éz 16, 59-63 et l'alliance nouvelle de Jér 31, 31-34 », dans Johan Lust (édité par.), Ezekiel and his book, Leuven, Leuven University Press, 1986, p. 335-339.
G. A. Cooke, A critical and exegetical commentary..., p. 403. 4 W. Zimmerli, Ezekiel..., p. 276.
Pour J. W. Wevers (Ezekiel..., p. 280), les thèmes "demeure de Dieu", "restauration du sanctuaire" et "alliance éternelle de paix" proviennent d'une même tradition. Ces thèmes accentuent sur la promesse
29
en 25,4, mais dans un contexte séculier. 2 Sa 7,6 évoque le déplacement de Yahvé dans la
période pré-Jérusalémite. L'expression "une tente pour mon habitation" est fréquemment
employée par les textes de tradition sacerdotale96 en connexion avec la "tente de rencontre".
« Cette expression, qui était originellement connectée avec l'ancienne tente de la rencontre,
peut ensuite être utilisée dans la période antérieure dans des passages isolés, pom référer,
d'une manière aussi archaïque, au Temple de Jérusalem. »97 Selon von Rad, "lieu
d'habitation" se situe dans un contexte théologique qui est en lien avec l'arche. En effet,
« où l'arche se trouve, Yahvé est toujours entièrement présent. Si on l'emporte lors d'un
déplacement, Yahvé aussi se déplace ; Si on la pose à terre, il reprend sa place sur son
trône. » Dans notre passage, le lieu d'habitation peut être compris comme une expression
qui insiste sur le fait que Yahvé habite "avec" son peuple. En ce sens, le véritable sanctuaire
c'est la présence de Dieu en sa personne. Yahvé devient donc le sanctuaire pour le peuple
en exil qui est privé du Temple. La nécessité d'un sanctuaire est tellement grande que
Yahvé vient en personne pour se substituer au Temple. Comme tous les auteurs bibliques,
Ézéchiel considère qu'un sanctuaire est indispensable pom le peuple de Yahvé. La religion
sans Temple n'existe pas dans la vision biblique99. Avec la présence de Dieu manifestée
dans le Temple, le peuple est invité sans cesse à être le peuple de l'alliance. Cette alliance
est renouvelée chaque fois que le peuple de Dieu reconnaît l'action divine agissante en eux
et pour les autres nations.
1.3.12 Dieu se fait reconnaître par son agir
La formule de reconnaissance100 au verset 28 est, comme le verset 14 de ce même
chapitre, la conclusion de notre passage étudié. Cette formule marque l'aboutissement de la
d'établissement du sanctuaire considéré comme une présence de Dieu au milieu de son peuple. Et la réalisation de cette promesse devient le symbole de la réalité de formule d'alliance mentionnée au verset 27. 96 On peut trouver une proximité entre l'écrit ézéchiélien et la littérature sacerdotale, voir H. Cazelles (dir.), Introduction..., p. 422.
W. Zimmerli, Ezekiel..., p. 277 ; c'est notre traduction. Gerhard von Rad, Théologie de l'Ancien Testament, tome I, Genève-Paris, Labor et Fides, 1963, p. 209.
99 J. Steinmann, Le prophète Ézéchiel..., p. 190. La racine du verbe "connaître" se trouve 947 fois dans la Bible dont 99 fois en Ézéchiel. « Et tu sauras
(vous saurez, ils sauront) que je suis Yahvé », cette formule en tant que telle est employée 54 fois chez Ézéchiel. Dans 18 autres cas, elle est élargie au moyen d'une subordonnée ou d'un adjectif (par ex. 5,13 ; 6,13 ; 20,20 ; 37,28). (cf. Walther Zimmerli, Le livre du prophète Ezéchiel, traduit par S. de Dietrich et les E.
30
promesse divine et son intention finale. Il ne s'agit pas ici d'effort humain pom connaître
Dieu, mais d'un acte révélateur venant de Dieu. Bien que Dieu n'est pas le sujet du verbe
"connaître" du verset 28, il est l'initiatem de l'action dans les versets précédents ("je vais
prendre" (w. 19, 21)... "je conclurai", "j'établirai", "je rendrai" (v. 26), "je serai" (v. 27) et
dans la deuxième partie du verset 28 ("je sanctifie"). Aux dires de W. Zimmerli, « la
connaissance de Dieu selon le livre d'Ézéchiel n'est jamais le fruit d'une démarche
intérieure ou d'une spéculation humaine mais un événement résultant d'un acte de Yahvé,
de son "faire". Jamais le livre ne tente de décrire l'être de Yahvé mais toujours son
agir. »101 W. Zimmerli est allé encore plus loin en étudiant le sens de la conjonction "et"
qui précède la formule de reconnaissance. Selon lui, il ne s'agit pas simplement d'un "et"
additif, mais d'un "et" explicatif et conclusif. En ce sens, l'action de Dieu vise la
connaissance de l'homme : Dieu veut se faire connaître ou reconnaître par son action. Il
faut donc traduire la formule de reconnaissance par une nuance imperative et non pas 107
seulement par une expression à l'indicatif: « ils devront donc reconnaître » . Cet exégète
de grande renommée fait également une analyse de la conjonction "quand" qui, selon lui,
n'a pas seulement un sens temporel, mais aussi un sens causal : « du fait que "telle ou telle
action de Yahvé intervient," vous saurez... »103. Selon W. Zimmerli, la formule de
reconnaissance se trouve aussi dans les textes sacerdotaux dans un contexte de la théologie
d'alliance. L'adjonction « votre Dieu » et la référence étroite à la sortie d'Egypte y sont
souvent mentionnées (cf. par ex. Ex 29,46). « Cette délivrance est aussi bien le moyen par
lequel Yahvé s'est fait connaître à son peuple que le contenu de cette connaissance. »104
Quant aux textes yahvistes, ils précisent que le fait de reconnaître l'action de Yahvé
manifestée dans l'événement raconté apporte à cet événement son sens et sa portée. « Qu'il
juge ou qu'il délivre, c'est dans l'action que Yahvé se manifeste, tant à Israël qu'au
Pharaon. »105 La connaissance de Dieu ne se transmet pas seulement par les récits, mais
aussi par les signes. Au verset 28, Yahvé, à travers son œuvre de sanctification, est reconnu
R. B., Foi et vie, Cahiers biblique n" 11, 1972, p. 26). Cette formule n'est pas trouvée sous sa forme stricte chez aucun prophète antérieur à l'exil, (cf. W. Zimmerli, Le livre du prophète..., p. 36). 101 W. Zimmerli, Le livre du prophète..., p. 27-28. 102 W. Zimmerli, Le livre du prophète..., p. 28. 103 W. Zimmerli, Le livre du prophète..., p. 28. 104 W. Zimmerli, Le livre du prophète..., p. 30. 105 W. Zimmerli, Le livre du prophète..., p. 30.
31
comme quelqu'un qui réserve son peuple pom lui-même. Le thème de sanctification est
donc proche de celui d'élection. En 20,12, les sabbats sont donnés comme signe de
reconnaissance de celui qui a sanctifié Israël. Dans notre passage, c'est l'établissement du
sanctuaire de Yahvé au milieu du peuple dans une stabilité durable "pom toujours". « La
fréquence de la formule déclarative chez Ézéchiel montre l'importance primordiale qu'a
pour lui la reconnaissance de la souveraineté de Yahvé ; elle doit susciter la prière et
l'adoration du peuple tout entier [...]. Ce n'est pas la restauration de la nation qui lui
importe avant tout mais cette reconnaissance. Il attend aussi cette reconnaissance du monde
des nations, ce qui l'apparente au Deutéro-Esaïe. »106 « Ainsi le prophète Ézéchiel, tout en
reprenant une tradition prophétique ancienne, a beaucoup enrichi la portée de la formule de
reconnaissance : par et dans toute son action dans l'histoire, Dieu tend à se faire reconnaître
et obéir. Israël, l'Israélite pris individuellement, mais aussi les nations, se trouvent
interpellés personnellement comme un "toi" directement concerné. »107 Cela dit, chaque
membre de la communauté croyante est invité à reconnaître Dieu dans les événements
historiques, même s'ils sont parfois dramatiques. En reconnaissant le Seigneur et son action
intervenue au cours des siècles, le croyant peut lire l'histoire avec un regard tout autre.
Devant les drames de l'histoire, les auteurs deutéronomistes cherchent à expliquer la
dispersion comme conséquence de l'injustice sociale et de l'infidélité à la Loi. Le retour à
la terre promise n'est possible qu'avec un retour à la pratique de la justice et à la fidélité de
la Loi. Quant à Ézéchiel, il considère que l'histoire du peuple d'Israël ne se termine pas
avec le désastre de 587. Loin d'encomager le peuple à se tourner vers le passé, il les invite
à accepter une certaine mort pour que la vie donnée par Dieu puisse surgir. Ce point de vue
original sur l'histoire mérite d'être traité longuement, mais il dépasse notre propos. Sur ce
point, nous parvenons à la conclusion de notre première partie.
En faisant ce bilan de l'état actuel de la recherche, nous prenons conscience des
questionnements surgis dans le passage étudié aussi bien dans sa forme littéraire que dans
son contenu. Cette démarche nous a permis d'établir un arrière-plan afin d'entrer dans une
lecture narrative de cette péricope qui est l'objectif de notre deuxième partie. Comme le
prophète, nous voulons nous situer dans une tradition pour favoriser davantage une
106 W. Zimmerli, Le livre du prophète..., p. 37.
32
reconnaissance de Dieu, des autres et de soi. Loin d'être répétitif et stérile, ce retour aux
somces nous aide à comprendre que l'histoire et ses récits concernent directement chacun
de nous dans sa singularité. Ils s'intéressent à l'intention des lectems que nous sommes.
Aussi cela n'est-il pas la spécificité d'une approche narrative que nous mettons en œuvre
maintenant ?
W. Zimmerli, Le livre du prophète..., p. 37.
CHAPITRE II
LECTURE NARRATIVE D'ÉZÉCHIEL 37,15-28
34
INTRODUCTION
Dans la première partie, nous avons cherché, avec l'aide des commentaires existants,
à comprendre l'intention de l'auteur et la teneur de son message exprimées dans le texte.
Nous avons interrogé la péricope avec l'autem et devant le texte. Nous avons cherché à
répondre à ces questions : que dit le texte ? Sur quelles traditions se base l'auteur108 ? Nos
intérêts se portent sur la fonction référentielle pour reconstruire le contexte historique
auquel renvoie le texte.
Dans cette partie qui s'ouvre, en suivant la grille de lecture proposée par Daniel
Marguerat, nous allons questionner ce même texte, mais en mettant l'accent sur l'effet de
ce récit sur le lectem que nous sommes. Nous insistons également sur l'acte de
communication entre l'auteur et le lecteur. Nous nous intéressons donc à la façon dont le
destinateur communique son message au destinataire pour susciter un effet à ce dernier. Ce
faisant, nous essayons de voir de quelle manière le lecteur peut participer au processus de
déchiffrement du sens dévoilé à travers le texte. Notre lecture se veut pragmatique, c'est-à-
dire en faisant l'acte de lecture, nous revenons sans cesse à la question initialement posée :
quel effet tel ou tel élément du récit, le plus détaillé possible, exerce sur nous en tant que
lecteur ? Autrement dit, par quelle stratégie le narrateur influence-t-il le lecteur pour le
conduire à entrer dans le monde du texte109 ? Cette question englobe une multitude d'autres
: comment le narrateur compose-t-il le récit ? Comment le dialogue y joue son rôle ? Quelle
est la fonction des répétitions dans une histoire ? Quel savoir le narrateur veut-il révéler au
lecteur et quel savoir échappe-t-il à ce dernier ? Comment, en fonction de la mise en récit
voulue par le narrateur, les personnages interviennent-ils dans le récit, quelles sont leurs
évaluations?110 Pour répondre à ces questions, nous abordons maintenant une première
approche narrative qui commence par la construction du récit.
108 Cf. D. Marguerat, Quand la Bible..., p. 13. 109 « La notion du "monde du texte" remonte à Paul Ricœur et désigne la réalité déployée par la fiction narrative ; elle dérive de la théorie des "mondes possibles" issue de la philosophie de Leibniz. » D. Marguerat, Quand la Bible..., p. 9. 110 Pour un approfondissement de ces questions, voir Robert Alter, L'art du récit biblique, traduit de l'anglais par Paul Lebeau et Jean-Pierre Sonnet, Bruxelles, Éditions Lessius (coll. le livre et le rouleau), 1999, spécialement les chapitres 4-8. Voir aussi un résumé fait par D. Marguerat, Pour lire les récits..., p. 15-16.
35
2.1 PREMIERE APPROCHE NARRATIVE
2.1.1 La construction du récit
Le geme littéraire de notre passage est un discours rapporté, car les paroles du
personnage sont citées par le narrateur-prophète111 : « La parole de Yahvé fut à moi » (v.
15). Ce discoms est antérieur à l'acte d'énonciation (le temps du verbe au passé « fut »). Il
y a donc une distance temporelle dans laquelle se joue la subjectivité112. En effet,
« l'élévation au statut littéraire n'abolit pas la force expressive de la parole ; dans la mesure
même où le dire prophétique est le dire d'un Autre, son énonciation, comme celle de la
prière, continue de porter la marque d'un "événement" personnel ; quelque chose "arrive" à
quelqu'un ; il lui arrive d'être saisi par la parole d'un Autre. »113 Cependant, l'intention de
ce discours est de transmettre des mots reçus (« La parole de Yahvé fut à moi en disant :
'Toi, fils de l'être humain, prends...' »), par opposition à l'interprétation (par exemple, le
Seigneur me dit de prendre...)114. Cela signifie que le dire (l'énoncé) construit l'image du
discours par une présentation des mots qui renvoie à un discours autre et à la transmission
d'un message autre115. Quant à la formulation de l'interprétation, elle renvoie à un
équivalent au plan du sens, à une description du contenu du discours. Le geme littéraire
employé dans notre récit permet donc au lecteur de recevoir la même information que le
narrateur. Comme ce dernier, le lecteur est invité à interpréter cette parole reçue116. Loin de
limiter uniquement à la forme de l'expression, ce passage conduit le lecteur vers une forme
du contenu, une forme à travers laquelle le contenu du message circule117. Les recherches
111 Pour l'instant, nous ne distinguons pas le narrateur du prophète d'Ézéchiel. 112 Jacqueline Authier-Revuz, « La Représentation du discours autre : Un champ multiplement hétérogène », dans Juan Manuel Lopez Munoz, Sophie Marnette et Laurence Rosier (dir.), Le discours rapporté dans tous ses états, Paris, l'Harmattan, 2004, p. 37. 113 Paul Ricœur et André LaCocque, Penser la Bible, Paris, Seuil, 1998, p. 226. 114 Sur cette distinction, voir J. Authier-Revuz, « La Représentation... », p. 41. 115 II est intéressant de signaler ici la remarque de Paul Ricœur : « La prophétie écrite déploie une puissance comparable d'interprétation : le lecteur ne lit pas seulement le message, mais il l'entend. Il s'agit ainsi d'un véritable retour à la parole par le détour de l'écriture. À leur retour, les interprétations nouvelles, pour être elles-mêmes entendues, devront garder quelque chose de force - voire de la violence - du message initial.» P. Ricœur et A. Lacocque, Penser la Bible, p. 226. 116 J.M. Asurmendi (« Le prophète... », p. 66), dit à juste titre que « [l]a prédication d'Ézéchiel est une parole, une façon de vivre et de comprendre la présence du Seigneur au milieu de son peuple, une réponse aux questions d'Israël. Mais, en aucun cas, on peut dire que c'est "la" parole, "la" réponse. » 117 Sur l'alternative de la « forme de l'expression » et de la « forme du contenu », voir Jean-Noël Aletti, L'art de raconter Jésus Christ, Paris, Éditions du Seuil, 1989, p. 17-19. Selon L. Monloubou (Un prêtre..., p. 43), Ézéchiel « était un prédicateur plus attentif au fond de son message qu'à sa forme ».
36
actuelles mettent l'accent sur ce dernier aspect en dégageant une nouvelle manière de
communication de type horizontal entre le messager et le récepteur de ce message. Cette
manière de communication mérite d'être développée longuement, mais dans la limite de
notre propos, nous nous contentons de regarder maintenant comment la mise en œuvre des
instances narratives peut aider le lecteur à entrer dans le processus d'interprétation de la
parole reçue par l'intermédiaire du narrateur.
2.1.2 Les instances narratives
L'analyse narrative s'intéresse particulièrement à l'image de l'auteur tel qu'il se
manifeste à travers le récit, autrement dit, à « la trace qu'il laisse dans l'écriture du texte», à
son « mode d'être dans le texte. »119 Elle s'attache au style littéraire de l'auteur, au langage
qu'il a utilisé, à sa connaissance historique...Un tel auteur est qualifié 'implicite', car il est
« reconstruit par le lecteur à partir du récit. Il n'est pas le narrateur, mais plutôt le principe
qui a inventé le narrateur, ainsi que tous les autres éléments du récit ; c'est lui qui a empilé
les cartes de cette façon particulière, qui a voulu que tel événement arrive à tel personnage, 1 70
dans ces termes ou à travers ces images » . Dans notre péricope, l'auteur implicite, c'est-
à-dire le sujet de la stratégie narrative, a fait figurer le narrateur dans son récit. En effet, le
narrateur, celui qui met en œuvre la stratégie narrative, précède l'énoncé : « la parole de
Yahvé fut à moi » (v. 15). Il se situe donc avant l'énoncé de la parole. Il est également
présent explicitement dans ce texte. Il est donc à la fois intradiégétique, c'est-à-dire il se
situe à l'intérieur de l'histoire racontée et homodiégétique, celui qui est présent dans 171
l'histoire qu'il raconte. Par sa « voix » , il guide le lecteur à entrer dans le monde du récit.
Il est le personnage principal de l'histoire qu'il est en train de raconter. Il y intervient du
verset 15 au verset 21. À partir du verset 22, il n'y intervient plus mais il demeure présent à 118 Par exemple, John W. O'Malley déplace la question du « qu'est ce que » le concile Vatican II dit à la question du « comment » le concile dit. Sur ce sujet voir son article, « Vatican II: Did anything happen? », Theological Studies 67, 2006, spécialement p. 17-33. 119 D. Marguerat, Pour lire les récits..., p. 21. 120 S. Chatman p. 148, cité par D. Marguerat, Pour lire les récits..., p. 22.
« C'est ce genre d'incidences que nous allons considérer sous la catégorie de la voix : "aspect, dit Vendryès, de l'action verbale considérée dans ses rapports avec le sujet" - ce sujet n'étant pas ici seulement celui qui accomplit ou subit l'action, mais aussi celui (le même ou un autre) qui la rapporte, et éventuellement tous ce qui participent, fût-ce passivement, à cette activité narrative. » Gérard Genette, Discours du récit : essai de méthode, Paris, Éditions du Seuil, 2007, p. 220.
37
l'arrière-plan de l'histoire racontée. Il est donc un narrateur extradiégétique (externe à
l'histoire racontée), mais il reste homodiégétique (présent dans l'histoire racontée). Dans un
récit biblique, c'est très rare de voir le narrateur intervenir explicitement dans l'histoire 1 77
qu'il raconte * . Dans notre récit, le narrateur intervient au début de l'histoire racontée mais
progressivement il s'efface derrière la parole qu'il raconte. C'est la parole de Dieu qui
prend ou plutôt reprend sa place. Ce mode d'intervention du narrateur peut informer le
lecteur que la parole qu'il transmet ne vient pas de lui, mais qu'elle vient d'ailleurs. Cette
parole trouve en effet son origine en Dieu lui-même.
La notion de l'auteur implicite et du narrateur dont nous venons de parler rejoint celle
de lecteur implicite. Celui-ci est « l'image modélisée correspondant au lectorat imaginé par
l'auteur dans son travail d'écriture : compétences de savoir, attitudes, préoccupations,
réactions que l'auteur (à tort ou à raison) prête à son futur lecteur, et qui conditionnent
l'élaboration de son récit. »123 Avec cette définition, nous pouvons tracer maintenant à
grands traits le profil du lecteur implicite de notre récit. Le narrateur y construit, en effet,
un lecteur qui connaît certaines notions de la parole du Seigneur (v. 15), du fils de l'être
humain (v. 16), les tribus d'Israël (Juda et Joseph) (v. 16 et 19). Il connaît également la
dispersion des enfants d'Israël, l'espoir du peuple d'un retour au pays (v. 21), la division de
deux nations, de deux royaumes (v. 22). Il est au cornant des pratiques des idoles, les
révoltes du peuple d'Israël (v. 23). Il connaît aussi David comme roi, comme berger (v. 24)
ou comme prince (v. 25). Il sait de quoi il s'agit dans le commandement de Dieu : marcher
selon ses coutumes, garder ses lois et les mettre en pratique (v. 24). Il se fait une idée de
Jacob, le père de leurs pères par qui Dieu a donné un pays à habiter (v. 25). Il a présent à
l'esprit une attente d'un nouveau sanctuaire (v. 26 et 28). Du point de vue narratif, nous
pouvons penser que ce récit s'adresse à un lecteur qui fait une expérience douloureuse de
division et de déportation et d'un sentiment d'absence de Dieu. Il attend la réunification des
deux royaumes et l'établissement d'un nouveau sanctuaire à travers lequel Dieu manifeste
sa présence.
L'originalité d'une approche narrative ne se manifeste pas seulement dans les notions
de l'auteur implicite, de lecteur implicite, mais encore dans le rapport narrateur/ narrataire.
122 Les cas exceptionnels : Jean 21,24 ; Luc 1,1-3. 123 D. Marguerat, Pour lire les récits..., p. 23.
38
Dans chaque récit, le narrateur a besoin du narrataire, la figure textuelle du lecteur à
laquelle le narrateur adresse son récit, pour le bon déroulement de l'histoire racontée. Il le
conduit à voyager à travers le récit par des signaux de compréhension. Il lui donne
également des indications au moment opportun. Ce qui est intéressant dans l'analyse
narrative, c'est que nous découvrons qu'en faisant un acte de lecture, le lecteur prend place
de narrataire. Ainsi, entre eux se tisse un lien étroit dans l'opération de lecture. Dans notre
récit, le narrateur se présente à la première personne du singulier ("moi" au verset 15). Il
rapporte un événement du passé dont il était le personnage principal. Il est reconnu comme
un narrateur omniscient, car il ne connaît pas seulement la parole qui s'adresse à lui, mais
encore la parole prévue par le destinateur qu'est la parole de Dieu personnifiée pour
d'autres personnages. Par contre, dans la suite du récit, le narrateur se situe du côté du
récepteur d'un message annoncé par la parole de Dieu. Au verset 16, le narrateur est
présent à la deuxième personne du singulier ("et toi"), ainsi qu'aux versets 19 et 21, il est le
destinataire du verbe impératif: "dis leur". Il devient donc le narrataire de ce même
message. Mais le narrataire explicite de ce récit reste toujours « les enfants de ton peuple »
(v. 18). S'engageant dans la lecture de ce récit, le lecteur accorde une grande fiabilité au
narrateur, car ce dernier raconte une histoire qui l'implique personnellement124. Ainsi
compris, le lectem ne s'attarde pas à adhérer au système de valeurs que le narrateur
présente dans ce récit. Ce dernier a besoin d'être délimité dans une unité productrice de
sens.
2.2 CLÔTURE ET DÉCOUPAGE DU TEXTE
Avant d'avancer dans les autres étapes de la lecture narrative, il est important de
justifier le découpage de notre passage. En effet, le fait d'établir la clôture du texte engage
déjà le sens du récit. Nous défigurons le récit en le coupant trop tôt ou trop tard. C'est donc
le premier geste interprétatif que nous sommes en train de réaliser. Pour ce faire, nous
choisissons d'abord les critères de la clôture du texte à quatre niveaux différents : temporel,
spatial, personnage et thématique.
124 Voir aussi Rolf Rendtorff, Introduction à l'Ancien Testament, Paris, les Éditions du Cerf, 1989, p. 350.
39
2.2.1 Critères pour déterminer la clôture du texte
Au niveau du temps, notre récit se situe dans une longue période de l'ensemble du
chapitre 33, 21 au chapitre 39 : « la douzième année de notre déportation, le cinquième jour
du dixième mois » (33, 21). C'est au chapitre 40, 1 que nous trouvons une autre indication
temporelle : «la vingt-cinquième année de notre déportation, au début de l'année, le dix du
mois ; quatorze ans après la chute de la ville, le même jour exactement ». À ce niveau
temporel, il nous est donc difficile d'avoir des critères pom un découpage en petite unité.
Concernant le lieu, la dernière citation de l'espace remonte au verset 1 du chapitre
37 : « Au milieu de la vallée, une vallée pleine d'ossements ». Au verset 1 du chapitre 38, il
y a un changement de lieu : « Fils d'homme, dirige ton regard vers Gog, au pays de Magog,
grand prince de Mèshek et Toubal ». Le niveau spatial nous permet de voir une continuité
dans le chapitre 37 et une discontinuité avec le chapitre 38.
Quant aux personnages, nous remarquons les indications suivantes : « La main du
Seigneur fut sur moi » (37,1) ; « Il y eut une parole du Seigneur pour moi » (37,15) ; « Il y
eut une parole du Seigneur pour moi » (38,1). C'est toujours la main ou la parole du
Seigneur personnifiées qui entre en dialogue avec le narrateur. Au niveau du personnage,
nous pouvons voir que notre texte est une petite unité indépendante de celle qui la précède
et de celle qui la suit.
À propos du critère thématique, nous voyons que le passage qui précède celui-ci est
la vision des ossements desséchés. À la première lecture, ces deux visions nous
apparaissent juxtaposées. Mais à y regarder de plus près, nous découvrons une unité
thématique. En effet, en Éz 37,1-14, c'est Dieu qui redonne le souffle de vie aux ossements
desséchés ; et en Éz 37,15-28, c'est encore Dieu qui réunifie le peuple divisé en lui
apportant la paix. Nous constatons que c'est Dieu qui est le sujet de ces deux actions et que
l'acte de réunification succède immédiatement à celui de résurrection. En ces sens, la
réunification est comprise comme la réalisation de la vie nouvelle.
2.2.2 Le récit en tableaux
Le découpage selon les critères mentionnés ci-dessus permet d'identifier le micro
récit, c'est-à-dire une entité narrative minimale qui présente un épisode narratif.
40
Maintenant, nous allons repérer les tableaux successifs constitués par cet épisode. En
reprenant les trois critères aux niveaux temporel, spatial et du personnage, nous serons
attentif au changement du point de vue pour opérer le passage d'un tableau à un autre125.
Par contre, le critère thématique et les paroles échangées seront moins développés ici.
Commençons maintenant le montage cinématographique réalisé par un homme dont
« l'imagination est dominante. On dirait volontiers qu'il est naturellement un dramaturge.
Toute idée se montre à lui comme un spectacle à contempler ou comme un drame à
représenter. »126
Tableau 1 (v. 15) : Parole du Seigneur s'adressait à Ézéchiel. Ce tableau est encadré
par une indication temporelle (du passé). Le lecteur peut voir deux personnages dont un
parle et un autre écoute. Le lecteur est invité à adopter le point de vue du narrateur.
Probablement, la vision de ce dernier est ascendante, orientée dans la direction d'où la
parole divine lui est adressée.
Tableau 2 (v. 16) : Ézéchiel écrit sur deux morceaux de bois respectivement le nom
de Judas et le nom de Joseph. Le spectateur est orienté pour fixer le regard sur un seul
personnage. Celui-ci change d'attitude : de l'écoute à l'action.
Tableau 3 (v. 17) : Ézéchiel rapproche deux morceaux de bois pour qu'ils deviennent
un dans sa main. Le spectateur contemple le résultat de l'action du rapprochement. Son
regard est concentré sm les deux bois qui ne font qu'un dans la main du personnage.
Tableau 4 (v. 18 et v. 19) : À la demande d'explication du peuple, les deux morceaux
de bois deviennent un dans la main du Seigneur. Ici, l'objet ultime vers lequel tend le
regard du spectateur ne change pas, mais deux changements majeurs s'opèrent. D'abord,
les deux bois rapprochés passent de la main d'un personnage à un autre (d'Ézéchiel à
Yahvé). Ensuite, la vision du spectateur devient plus large : il regarde la même
démonstration (v. 17) que les autres personnages du tableau (les enfants d'Israël) mais, sous
le même regard, le spectateur voit ce que les personnages ne voient pas. C'est ce qui va être
représenté au tableau suivant.
Tableau 5 (v. 20) : Les deux morceaux de bois sont dans la main d'Ézéchiel sous le
regard du peuple. Sur ce tableau, les deux bois reviennent à la main d'Ézéchiel. Et
125 t ' Aux dires de P. Auvray (Ezéchiel, p. 138), « Ezéchiel reste un esprit éminemment visuel ».
126 P. Auvray, Ézéchiel, p. 136.
41
maintenant, les personnages voient la même chose que le spectateur. Le rapprochement
devient 'visible' aux yeux des personnages. Quant au spectateur, il se contente de revoir
l'image qu'il avait contemplée au tableau précédent.
Tableau 6 (w. 21 et 22) : Nous avons ici un tableau qui donne la vision d'ensemble
de l'action de rassemblement effectuée par le Seigneur : en ramenant tous les enfants
d'Israël dispersés, Yahvé les fait un peuple réunifié dans leur territoire natal et dans les
montagnes d'Israël en leur donnant un roi unique. Cette vision panoramique fait voir au
spectateur des événements successifs de l'histoire salvifique du peuple d'Israël. Le
spectatem est invité à faire des déplacements au niveau spatial en retraçant le regard pour
suivre les mouvements des personnages du tableau. En même temps, comme ces derniers,
son regard est concentré sur le personnage principal qu'est Yahvé, l'auteur de tous
mouvements. En effet, c'est son agir qui devient le trait dominant de ce tableau.
Tableau 7 (v. 23) : le peuple, étant sauvé de tous lieux d'habitation et purifié par le
Seigneur, reconnaît qu'il est leur Dieu. Après avoir vu la vision globale du tableau 6, ici le
spectateur est ramené à une vision plus étroite. Cette vision oriente son regard vers un acte
concret de l'intervention divine, à savoir la purification. Cette purification se réalise aux
différents niveaux : contre les idoles, contre les horreurs, contre les révoltes, contre les
lieux d'habitations où le peuple a péché et en dernier lieu, le peuple lui-même. On peut dire
que cette image est composée d'une couleur purificatrice. Un autre point particulier de ce
tableau c'est le regard reconnaissant du peuple envers l'action divine et envers les relations
réciproques entre lui et son Dieu. En regardant ce tableau, le spectateur entre dans ce même
processus de reconnaissance.
Tableau 8 (v. 24 et v. 25) : ce tableau est dominé par le personnage de David qui est à
la fois roi, berger et prince. L'image de ce personnage peut devenir complexe si l'on veut
lui donner toutes les caractéristiques de ses fonctions. Par exemple, on voit au centre du
tableau un homme assez jeune pour lui attribuer le titre du prince, qui s'assoit sur le trône
royal portant la couronne sur la tête comme un roi et tenant à la main un bâton de berger.
Par contre, cette image peut être simple quand toutes ces caractéristiques sont exprimées en
fonction des personnages secondaires. En ce cas, David est décrit avec les traits très simples
et il est devant trois types de personnages différents : par exemple, un groupe des
fonctionnaires de la cour royale pour dire qu'il est roi ; devant un autre personnage vêtu du
42
vêtement royal qui fait un geste particulier pour exprimer qu'il est prince ; un autre groupe
qui conduit les troupeaux pour lui attribuer le titre du berger. Devant ces possibilités, le
spectatem peut faire preuve d'imagination pour découvrir les richesses de l'image
constituée par ces deux versets. Il peut également s'identifier à un groupe du personnage
pour dire qu'il considère David comme roi, prince ou berger. À côté du personnage de
David, nous voyons celui de Jacob qui peut apporter un autre trait à ce beau tableau. Avec
Jacob, le tableau est en effet complété par la caractéristique patriarcale. Là encore, le
spectatem ne peut que s'émerveiller devant la beauté enrichissante d'un tel tableau.
Tableau 9 (w. 26-28) : l'image dominante constituée par ces versets est le sanctuaire
dans lequel Dieu établit sa demeure parmi son peuple et à travers lequel les nations
reconnaissent sa présence. Autour de l'image de ce sanctuaire se rassemblent d'un côté les
représentants du peuple devenant de plus en plus nombreux et d'un autre, les nations. Le
spectateur voit dans ce tableau quelque chose de stable et de durable. À cela s'ajoute une
image de l'établissement de l'alliance de paix, une alliance de toujours.
À travers ces tableaux, le narrateur offre au lecteur une vision de l'ensemble des
gestes qu'il a accompli et de ce qu'il a pu constater. Les versets 21-22 de notre passage
constituent en effet le plan d'ensemble qu'en langage cinéma on appelle zoom arrière. À 1 77
partir de ce plan, le lecteur découvre d'image en image : l'image du prophète avec deux
morceaux de bois en main (gros plan ou zoom avant), image de Dieu avec ces deux
morceaux en main (gros plan ou zoom avant), image de ces deux morceaux dans la main du
prophète sous le regard du peuple (plan moyen)...
L'ordre des tableaux et leur composition ont une portée théologique : la parole du
Seigneur sur le rapprochement de deux morceaux de bois, signifiant deux tribus d'Israël,
s'accomplit par le geste du prophète Ézéchiel, mais devant l'incompréhension du peuple,
Dieu doit accomplir lui-même ce geste. Ce faisant, Dieu montre qu'il est auteur de l'acte de
réunification. En même temps, il invite le peuple à saisir sa signification. Cette dernière se
dévoile petit à petit jusqu'à son sens ultime : la réunification du peuple à travers lequel
Dieu établit sa demeure est un témoignage pour que les nations puissent connaître sa
présence. Cette réunification n'est donc pas seulement un bien pour le peuple d'Israël
divisé et dispersé, elle est aussi une aide pour les autres nations. Ce que le spectateur voit à
Selon P. Auvray (Ézéchiel, p. 139), chez Ézéchiel tout « enseignement devient image ».
43
travers les tableaux sera vu par les nations. Celles-ci, en commençant par contempler
l'établissement du sanctuaire, lieu par excellence de la présence divine, peuvent voir la
manifestation des œuvres divines réalisées chez le peuple élu. Elles sont invitées à devenir
les bénéficiaires de ces mêmes œuvres divines. En ce sens, nous pouvons dire que dans la
perception d'Ézéchiel, l'unité « n'est pas une simple réunification de groupes auparavant
séparés ; il s'agit bien plus d'une création nouvelle, de la naissance d'un peuple nouveau
qui devrait être un signe d'espérance pour les autres peuples et pom l'humanité tout
entière. »'
Établir le récit en tableaux comme nous venons de le faire permet d'analyser dans le
détail chaque sous-unité du micro-récit. Regardons maintenant l'articulation entre ces
micro-récits sous le critère thématique que nous avons négligé quand nous avons constitué
les tableaux. Ce critère thématique rejoint celui du personnage principal, ce qui nous aide à
saisir l'apport de chaque micro-récit dans une unité architecturale qu'est la séquence
narrative.
2.2.3 Séquence narrative
La séquence narrative de notre récit est dominée par le thème de la réunification (w.
15-24) et de la durabilité (vv. 24-28). Quelques expressions suffisent pour voir la
dominance de la thématique de la réunification : approcher l'un vers l'autre pour qu'ils
deviennent un seul, ils seront unis (v. 17) ; en faire un bois unique, ils seront un (v. 19) ;
prendre d'entre les nations, rassembler, ramener (v. 21) ; faire d'eux une nation unique, un
roi unique à tous, plus jamais deux, plus jamais divisés (v. 22) ; berger unique pour tous (v.
24). Il est important de rappeler ici que le vocable « un » se trouve 11 fois dans notre
péricope. Quant à la thématique de la durabilité, elle s'exprime par l'adverbe « pour
toujours » qui est employé 4 fois dans ce passage. D'un point de vue narratif, nous voyons
que ces deux thématiques s'articulent bien. En effet, l'objectif principal de la réunification
est de maintenir unis dans la durée. C'est donc dans la durée que la réunification manifeste
128 Textes pour La Semaine de Prière pour l'Unité des Chrétiens et pour toute l'année 2009, Ils seront unis
dans ta main (Éz 37,17), [http://www.vatican.va/roman_curia/pontifical_councils/chrstuni/weeks-prayer-doc/rc_pc_chrstuni_doc_20080630_week-prayer-2009_fr.html] (consulté le 10 juin 2010).
44
sa valeur authentique. À côté de cette unité thématique, notre récit se construit autom d'un
personnage principal qui est Yahvé. En effet, si le narrateur intervient dans le récit, c'est
pour agir au nom de Yahvé. Les expressions «et toi... prends ; dis-leur: ainsi parle le
Seigneur... » en sont les preuves. Cependant, une fois que le peuple a compris la
signification de l'action symbolique, Dieu reprend la parole et c'est lui, et lui seul, qui agit.
Cela veut dire que l'œuvre de la réunification est due à l'initiative de Dieu. C'est pourquoi,
tout acte de réunification doit s'orienter vers celui qui est l'origine de toute unité.
« Ézéchiel prophétise donc la réunification du peuple de Yahvé, qui sera l'œuvre de Dieu
lui-même [...]. La fin de la scission entre Juda et Éphraïm fait ainsi partie du programme
divin en vue de la restauration d'Israël. »129 Cette restauration sera réalisée dans les
chapitres qui suivent.
La séquence narrative dégagée ci-dessus montre que notre récit se présente comme
une chaîne de micro-récits, articulée autour d'une thématique de réunification dans la durée
et d'un personnage principal qu'est Yahvé. Cependant, pour que ce récit soit un récit dans
le sens narratif du terme, il faut construire un monde du récit avec ses codes et ses règles de
fonctionnement. À cela s'ajoute un rapport de causalité pour lier les actions entre elles.
C'est la mise en intrigue qui permet de réaliser tout cela.
2.3 L'INTRIGUE
À ce point de notre étude, nous pouvons dire que l'intrigue est une structure unifiante
permettant de relier les divers éléments d'un récit pour en faire une histoire continue. C'est
elle qui fait le récit. Sa fonction est d'assurer l'unité d'action pour donner sens aux
différentes composantes du récit. Du désordre réel, l'intrigue constitue les faits par une
logique causale. Ce faisant, elle met en ordre les étapes de l'histoire racontée pour en faire
un scénario cohérent.130 Pour saisir la cohérence du scénario narratif, commençons avec le
schéma quinaire.
R. Martin-Achard, « Quelques remarques... », p. 70. Notre auteur poursuit cette idée dans la note de bas de page : « Pour LXX la réunification du peuple d'Israël consiste dans un simple retour d'Éphraïm à Juda, comme pour la théologie deutéronomiste. Ézéchiel voit plutôt dans la fin du schisme le résultat d'une double action de Yahvé à l'égard de Joseph comme de Juda. »
45
2.3.1 Le schéma quinaire
Ce schéma comporte cinq étapes qui sont entourées par deux bornes narratives qu'on
appelle la situation initiale et la situation finale. Entre elles s'établit un rapport de
transformation. Cet acte de transformation opère un passage où le sujet quitte un état pom
aller vers un autre. Le point de départ porte le nom de "nouement" et le point d'arrivée de
"dénouement"131. Quelle est la situation initiale de notre récit ?
Situation initiale (w. 15-17) : la situation initiale est constituée ici par le fait que le
destinateur demande au narrateur d'écrire le nom de Juda et de Joseph sm deux morceaux
de bois différents et de les approcher l'un vers l'autre.
Elément déclencheur (v. 18) : la tension narrative commence par un
questionnement du peuple devant l'incompréhension de l'acte démontré : « est-ce que tu ne
nous raconteras pas ceux-ci sont quoi pour toi ? ». Ce questionnement est prévu même par
le destinateur par l'intermédiaire du narrateur.
Action transformatrice (w. 19-21) : pour répondre au questionnement du peuple,
deux explications sont mises en place pour constituer le moment-charnière de l'intrigue
(turning point). Elles commencent avec l'impératif «dis leur» au v. 19 et au v. 21.
L'action affectée ici se situe à la fois au niveau pragmatique et cognitif. En effet, devant
l'incompréhension des personnages (les enfants du peuple), le destinateur reprend le geste
accompli par le narrateur (w. 19-20). C'est ici que joue le niveau pragmatique. Cependant,
le destinateur est allé plus loin pour faire comprendre à ses personnages ce qui concerne la
signification de cette action symbolique. C'est là où intervient le niveau cognitif. Cela dit,
la dynamique transformatrice se réalise dans un long processus d'explication. Devant ce
long processus, les personnages et le lecteur sont invités à se situer face à l'intervention de
Dieu.
D. Marguerat, Pour lire les récits..., p. 55-56. Pour une présentation détaillée de ce schéma, voir D. Marguerat, Pour lire les récits..., p. 57-58. La tension narrative est définie comme le « phénomène qui survient lorsque l'interprète d'un récit est
encouragé à attendre un dénouement, cette attente étant caractérisée par une anticipation teintée d'incertitude qui confère des traits passionnels à l'acte de réception.» Raphaël, Baroni, La tension narrative : suspense, curiosité et surprise, Paris, Éditions du Seuil, 2007, p. 18.
46
Élément de résolution (w. 22-26) : cette étape décrit les effets de l'action
transformatrice avec les promesses faites par le destinateur : « je ferai » au v. 22 et « je
conclurai » au v. 26.
Situation finale (w. 27-28) : cet état décrit une nouvelle situation dans laquelle Dieu
demeure auprès des humains : il est leur Dieu et ils sont son peuple. Les nations
connaissent qu'il est le Seigneur. À première vue, cette nouvelle situation peut surprendre
le lecteur qui attend une inversion de la situation initiale : à la situation de deux bois
signifiant deux tribus séparées doit correspondre une situation de réunification. Cependant,
en y regardant de plus près, nous constatons que cette situation répond logiquement à
l'objectif ultime de la réunification. En effet, le rapprochement de deux bois nous renvoie
vers une autre signification plus grande que la réunification. Loin d'être une valeur en soi,
cette dernière doit créer un nouvel espace où Dieu demeure avec les hommes et les femmes
de toutes conditions, de toutes croyances. Elle devient la condition minimale pom que Dieu
puisse habiter auprès de tous ses enfants. À ce propos, R. Martin-Achard dit que le
seul trait vraiment original de cette péricope, [c'est que] Yahvé s'installera au milieu de son peuple en y fixant son sanctuaire (v. 26 b s). Cette allusion à la demeure du Dieu d'Israël parmi les siens, qui répond aux déclarations d'Éz 8 ss et annonce celles d'Éz 40 ss sur le nouveau Temple, s'achève par la formule classique qui atteste l'intention dernière de Dieu quand il agit contre ou en faveur des Israélites : « Les nations samont que je suis Yahvé... » (v. 28). Le monde entier doit connaître la sainteté du Dieu d'Israël, tel est le but ultime des interventions divines, selon Ézéchiel.133
Ce schéma quinaire, selon lequel nous venons de décomposer l'intrigue, suit
progressivement le mouvement du récit. Il formalise donc le déroulement du récit. Pour
montrer la richesse de ce récit, nous allons maintenant constituer l'intrigue selon le
programme narratif sémiotique qui s'intéresse particulièrement au niveau infra-textuel, à sa
structure formelle134.
47
2.3.2 Le programme narratif sémiotique
Il faut signaler d'emblée que ce programme analyse le scénario en six étapes et il ne
suit pas nécessairement l'ordre du récit. Il présente donc un algorithme, « c'est-à-dire une
formule récapitulant les éléments nécessaires à toute transformation narrative. »135 Comme
le schéma quinaire, il commence par la situation initiale :
Situation initiale (w. 15-17) : cette étape fait un court exposé des circonstances de
l'action réalisée par le narrateur et elle présente un manque au niveau de la compréhension.
Ce manque nourrit l'intensité du désir de comprendre chez les personnages du récit et
également chez le lecteur. L'Objet-valeur à acquérir, c'est la compréhension de la
signification de l'acte de rapprochement de deux bois.
Manipulation (v. 18) : le manque de compréhension dans la situation initiale se
transforme ici en un vouloir-faire exprimé par les personnages qui sont les enfants du
peuple. Ce vouloir-faire est prévu par le destinateur lui-même et il demeure virtuel. Le
destinateur ne veut pas seulement que les personnages comprennent l'action symbolique
démontrée par le narrateur, mais aussi et surtout il a mis en eux le désir profond de la
comprendre.
Compétence (w. 19-21) : c'est dans cette étape où le destinateur veut actualiser son
pouvoir-faire. En reprenant l'action symbolique, le destinateur, par ce pouvoir-faire, précise
sa réelle intention : prendre les enfants d'Israël dispersés pour les ramener vers leur sol. Un
changement majeur s'opère ici : le destinateur intervient directement dans le récit pour
affirmer qu'il est l'auteur de toute action. En agissant ainsi, le destinateur montre son
savoir-faire.
Performance (v. 22-26abcd) : c'est un faire qui donne la signification à l'action
démontrée lors de la situation initiale et toutes les conséquences qui suivent. Le sujet qu'est
le destinateur réalise ici l'acquisition d'un Objet-valeur présenté à la première étape. Le
rapprochement de deux bois est compris à cette étape comme rassemblement du peuple
d'Israël dans un pays unique. Pour garantir cette réunification, un roi unique sera donné (v.
22), un berger unique est promis (v. 24), un prince guidera le peuple (v. 25). Ces trois
R. Martin-Achard, « Quelques remarques... », p. 70-71. Pour une comparaison de ces deux modèles, voir notre annexe numéro 1. D. Marguerat, Pour lire les récits..., p. 69.
48
fonctions à la fois royale, pastorale et princière s'incarnent parfaitement dans la personne
de David. En plus, pom manifester la performance de cet acte de réunification, le
destinateur promet de purifier le peuple, de le délivrer de lieux là où il a péché (v. 23), de le
faire habiter dans le pays donné à Jacob et à ses descendants (v. 25), d'établir avec lui une
alliance de paix et de le multiplier (v. 26). Cet acte de performance comble donc le manque
de compréhension au début du récit, en même temps, il conduit les personnages vers un
acte de reconnaissance.
Sanction (w. 27b-28ab) : c'est une reconnaissance de la nouvelle situation. Cette
dernière dépasse l'attente initiale. En effet, elle ne se situe pas seulement dans une situation
réunifiée du peuple, mais elle consiste aussi en la connaissance de l'action divine. Plus
forte encore, elle conduit le peuple dans une double reconnaissance de l'identité : ils sont
peuple pour Dieu et Dieu est Dieu pour eux (v. 23d et v. 27b). Plus qu'une connaissance de
Dieu dans son action, ici l'accent est mis sur une connaissance de l'être de Dieu à travers
laquelle le peuple reconnaît sa propre identité.
Zimmerli insiste très justement sur le fait qu'une telle formule de preuve d'identité ne s'adresse jamais à la spéculation ou à l'effort humain (intellectuel), mais exprime toujours une reconnaissance après un acte divin. Elle ne vient jamais isolément mais fréquemment comme une conclusion. Être reconnu, dit Zimmerli, est « le but de YHWH dans tous ses actes ». Il s'agit d'une connaissance humaine, et non pas exclusivement israélite .
Situation finale (w. 26e, 27a et 28c) : c'est le constat d'établissement du sanctuaire.
À travers l'œuvre de réunification, Dieu établit sa demeure parmi son peuple. Cette
promesse d'établissement du sanctuaire est très importante pour le peuple d'Israël en exil.
En effet, selon la vision théologique de ce peuple en exil, le Temple de Jérusalem est
détruit, Dieu quitte sa dememe pour rejoindre son peuple en dehors de son territoire natal.
Ce Dieu qui « est si au-dessus de l'homme qu'il n'est lié ni à la ville sainte ni au temple de
Jérusalem ; éminemment mobile, il suit son peuple dans toutes ses pérégrinations ».' 7
Maintenant, pour ramener le peuple vers leur pays, il faut établir un sanctuaire afin que
Dieu puisse y habiter. Vivre réunis dans le pays des pères et adorer l'unique Dieu demeuré
dans le sanctuaire est donc un désir inséparable de ce peuple.
P. Ricœur et A. LaCocque, Penser la Bible, p. 194 ; c'est A. LaCocque qui souligne. 137 P. Auvray, Ézéchiel, p. 144.
49
Même si la mise en intrigue selon ces deux modèles est très riche en enseignement,
elle insiste trop sur la structuration dans la logique de l'action avec une tendance à oublier
la dimension communicationnelle entre le texte et son lecteur. Pour éviter d'opposer ces
deux pôles, celui de l'ordre compositionnel et celui de l'ordre émotionnel, nous empruntons
la notion de la tension narrative mise en œuvre par Raphaël Baroni138.
2.3.3 La tension narrative
Selon cet auteur, il y a une relation d'interdépendance entre la structuration du récit et
la tension narrative. L'analyse de l'intrigue ne se joue donc pas seulement au niveau de
l'histoire racontée, mais aussi elle affecte tous les niveaux de la mise en récit,
particulièrement le niveau communicationnel entre l'auteur et le lecteur. Cela dit, la mise
en intrigue a une influence importante aussi bien sur le plan de la configuration formelle
que sur le plan de la configuration émotionnelle, passionnelle liée à l'acte de lecture. C'est
ce qu'on appelle « la fonction anthropologique de la mise en intrigue »139. Autrement dit,
«chacun des effets du texte peut être considéré comme une sorte d'interrogation adressée à
un destinataire pour susciter en lui une réponse prenant la forme d'un affect. »140 II s'agit
ici de la relation interactive « entre les nœuds existentiels que nous vivons et les nœuds
textuels générateurs de la tension narrative. »141 Nous dégageons maintenant les nœuds
textuels de notre passage pour refonder nos représentations et recadrer nos compréhensions
du réel. Cette démarche s'intéresse au pôle des émotions générées chez le lecteur quand ce
dernier fait acte de lecture. Autrement dit, elle insiste sur la dimension communicationnelle
des émotions dans sa fonction thymique du discours narratif. Cette fonction désigne « des
effets poétiques de nature "affective" ou "passionnelle", tels que la tension narrative, le
suspense ou la curiosité »142. Regardons d'abord le premier nœud du récit.
Le premier nœud du récit (v. 15) : la modalité de la tension narrative utilisée ici est le
suspense. Elle a fonction de souligner la temporalité narrative : le narrateur raconte un
événement qui s'est déjà passé avant le temps du récit. Le lecteur averti de cette remarque
138
Voir R. Baroni, La tension narrative..., spécialement p. 91-152. 139 R. Baroni, cité par D. Marguerat, Pour lire les récits..., p. 72. 140 D. Marguerat, Pour lire les récits..., p. 72 ; c'est l'auteur qui souligne. 141 Idem. 142 R. Baroni, La tension narrative..., p. 20, note 2.
50
temporelle anticipe son acte de réception par des traits passionnels différents. Il se sent
impliqué dans le récit et se met à vivre avec ses personnages à travers les événements. Il
peut faire également un pronostic pom savoir ce qui va arriver. Il se met donc devant une
posture d'attente et de prévision.
Quant au deuxième nœud (w. 16-17), il met l'accent sur la description de la demande
que Yahvé a faite au prophète. Le lectem est devant un grand étonnement en se demandant
le pourquoi de ce geste. C'est l'effet du retard dans la livraison de l'information utile au
lecteur. En effet, le narrateur a mis en place un décalage épistémique143 pour conduire le
lecteur dans une tension narrative de plus en plus forte.
À propos du troisième nœud (v. 18), c'est le moment où le peuple et le lecteur avec
lui se questionnent devant l'incompréhension du geste prophétique. Nous pouvons classer
cette tension narrative sous la modalité de la curiosité144 qui est en fait produite par une
rétention d'information et qui induit un diagnostic de la part du lectem. Dans sa stratégie
narrative, le narrateur ne donne pas à cette étape une complétude du texte concernant la
représentation de l'action. Quant à la « tonalité affective » que cette modalité de curiosité
apporte, elle se situe du côté intellectuel et distancié145. En effet, les personnages du récit
demandent au narrateur de dire la signification de l'action symbolique pom lui-même :
« ceux-ci sont quoi pour toi ? ».
Pour sa part, le quatrième nœud (w. 19-28) constitue l'effet de la surprise qui s'est
produit par le surgissement des informations ignorées auparavant. Ce quatrième nœud met
les personnages et le lecteur devant un sentiment :
1) D'admiration : avoir compris le rapprochement de deux bois renvoie à l'œuvre
divine de réunification.
2) De joie d'être purifiés de toutes les souillures, d'être délivrés de toutes les
abominations.
3) De perplexité devant la complexité de la figure de David.
C'est le « marqueur de la tension narrative, découlant d'un retard, d'une ambiguïté ou d'un non-dit dans l'information utile au lecteur. » D. Marguerat, Pour lire les récits..., p. 73. 144 Sur les modalités de la tension narrative, voir R. Baroni, La tension narrative..., p. 253-296.
Autres aspects de la tonalité affective sont 'curiosité émotionnelle et participative'. Cf. D. Marguerat, Pour lire les récits..., p. 72.
51
4) D'espérance : le retour au pays des pères, une alliance de paix sera conclue, le
sanctuaire sera établi, la demeure de Yahvé auprès de son peuple sera réalisée.
Loin de résoudre toute tension narrative (« euphorie conclusive »), à la fin de cet acte
de lecture, le lectem maintient toujoms vivace son intérêt (« dysphoric passionnante »)146.
En effet, toutes les promesses ici ne sont pas encore accomplies. Le lecteur voit la
réalisation de ces promesses dans les chapitres qui suivent jusqu'à la fin du livre où il est
averti que « le Seigneur est là ». D'ici là le lecteur est invité à travailler sur soi dans un
processus de « récognition »147 pour reconnaître non seulement la réalisation des promesses
et son auteur, mais encore pour y apporter sa propre contribution.
Nous allons voir maintenant comment la tension narrative renforcée par la
combinaison des intrigues conduit le lectem vers un dénouement qui n'est pas seulement
textuel, mais aussi existentiel marqué par sa découverte de l'intervention divine.
2.3.4 La combinaison des intrigues
Notre récit constitue un enchaînement des intrigues si nous le prenons dans sa
structure pyramidale (nouement - action transformatrice - dénouement). En effet, les versets
16-17, 19-20, 21 peuvent être considérés comme trois unités narratives autonomes.
Chacune d'elle occupe pour sa part la fonction d'action transformatrice sm la base d'un
nouement identique qui se trouve au verset 15. C'est donc par la répétition que le narrateur
veut faire monter la tension narrative pour conduire le lecteur vers un dénouement heureux
qui commence à partir du verset 22. Par un acte progressif de lecture, le lecteur accumule
ces trois récits avant de rebondir avec joie sm la fin marquée par l'action divine. Ces trois
récits font découvrir au lecteur le passage de l'action symbolique à l'action significative,
du représentant de l'auteur de l'action à l'acteur lui-même. En mettant en œuvre cette
stratégie narrative, le narrateur se veut être un bon pédagogue qui fait entrer le lecteur dans
le monde du récit par une porte qui s'ouvre au fur et à mesure de l'avancée dans la
146 R. Baroni, La tension narrative..., p. 49 et p. 131-140. Il est à noter ici qu'Ezéchiel insiste beaucoup sur le travail individuel sur soi. Selon sa vision, la
catastrophe a déjà commencé, car la conversion du peuple n'a pas eu lieu. Et « puisque le peuple ne peut plus éviter le châtiment, à chacun de travailler pour soi, d'abandonner les autres pour se sauver seul. Puisque la nation va périr, il s'agit d'en retirer à temps des individus, de créer une élite, avec laquelle on reconstituera un peuple, héritier de l'ancien Israël. » P. Auvray, Ézéchiel, p. 141-142.
52
connaissance de ce dernier. À côté de cet enchaînement des intrigues, il est intéressant de
voir les séquences mixtes mises en œuvre dans ce récit. En effet, le narrateur y compose des
séquences mixtes en alternant les récits et les discours : récit (w. 15-18), discours (v. 19),
récit (v. 20), discours (w. 21-28). Le premier discours (v. 19) suit immédiatement le
premier récit pour annoncer deux choses importantes : c'est Dieu qui est l'auteur de l'acte
de rapprochement et cet acte se réalise dans sa main. Quant au deuxième discoms, il donne
la signification de cet acte de rapprochement, à savoir la réunification, en précisant les
réalisations à travers cette réunification. Chose remarquable, c'est toujours Dieu qui est
l'auteur du discours. Le narrateur n'y intervient pas, il ne fait que rapporter le discours
divin. « Ainsi tous les récits d'Ézéchiel se rapportent à l'action de Dieu, à ses actes et ont
pour but d'amener les hommes à se soumettre à Dieu et à le reconnaître dans toute sa
majesté : "Ils sauront que je suis Yahvé". »148
Nous venons d'observer l'intrigue au niveau du micro-récit, mais comme chaque
épisode narratif, cette intrigue est englobée par une unité plus vaste qui précise le contexte
narratif que chaque lectem attentif doit parcourir. Cherchons à dégager maintenant le
macro-récit de notre récit.
2.3.5 Intrigue unifiante et intrigue épisodique
r
Ez 37,15-28 construit une intrigue épisodique (micro-récit). Son intrigue unifiante
(macro-récit) est l'ensemble des chapitres 33-37 qui a cette thématique : Israël sera purifié
par le Seigneur de toutes souillures, de toutes idolâtries. Cet ensemble est englobé par les
chapitres 25-32 « Dieu juge les païens » et par les chapitres 38-39 « Israël triomphera des 149
païens »
2.3.6 Intrigue de révélation et de résolution
Pour le lecteur, c'est une intrigue de révélation (un savoir-faire). Il s'agit dans ce récit
de savoir ce que Dieu fait à travers le fils de l'être humain et de reconnaître qu'il est le Dieu
pour son peuple. Plus importante que la réunification et la restauration de la nation, la
148 W. Zimmerli, Le livre du prophète..., p. 18. Plus de détail, consulter le schéma réalisé par B. Tidiman, Le livre d'Ézéchiel..., p. 15-16.
53
reconnaissance devient une question primordiale aussi bien pour le peuple d'Israël que pour
les nations150. Au contraire, pour le prophète Ézéchiel, c'est une intrigue de résolution (un
pouvoir-faire). En effet, le prophète relate une révélation que Yahvé lui a adressée
auparavant. Il est le premier destinataire, donc il a acquis une connaissance préalable. Son
rôle dans ce récit est de faire connaître cette révélation au peuple. Pour ce faire, à la
demande de Yahvé, il prend deux bois, écrit les noms de Judas et Joseph respectivement sur
l'un d'eux et les rapproche l'un vers l'autre pour qu'ils deviennent un. Il reste toujours au
niveau pragmatique, c'est-à-dire à celui du pouvoir-faire. Cependant, cette intrigue de
résolution du point de vue d'Ézéchiel est au service de la reconnaissance du peuple. Le
faire du prophète devient l'instrument du savoir pour le peuple. Autrement dit, ce qui se
situe sm le registre cognitif chez le peuple s'inscrit sur le registre pragmatique chez le
prophète. Cela dit, la réunification est l'œuvre de Dieu, son pouvoir-faire. Notre meilleure
manière de participation est d'y reconnaître (notre savoir-faire) l'intervention divine.
Cette intervention salvifique de Dieu aura pour effet, et pom finalité tout à la fois, de reconnaître la présence souveraine et efficace du Seigneur au milieu de son peuple et la communion dans l'alliance [...]. Ainsi cette communion avec YHWH s'offre comme pure grâce divine. Loin d'être le fruit de l'effort de l'homme elle se réalise à travers la démarche salvifique et secourable de Dieu qui garde l'initiative.151
L'intrigue dégagée ci-dessus a fonction de faire tenir les objets du récit, de faire le
récit. Cependant, elle reste la face cachée du récit si les personnages n'y sont pas présents.
En effet, les « personnages sont la face visible de l'intrigue ; ils la suscitent, ils la
nourrissent, ils l'habillent ; sans eux, l'intrigue est réduite à l'état de squelette. »152
Comment les personnages sont-ils mis enjeu ici ? C'est l'objectif de notre quatrième partie
qui commence par le schéma actantiel.
50 W. Zimmerli, ie livre du prophète..., p. 37. 151 Bernard Renaud, Nouvelle ou éternelle Alliance ? le message des prophètes, Paris, Cerf (coll. Lectio Divina) 2002, p. 165. 152 D. Marguerat, Pour lire les récits..., p. 83.
54
2.4 LES PERSONNAGES
2.4.1 Le schéma actantiel
Notre récit se situe dans un schéma à six postes actantiels. Selon ce schéma, un sujet
court après un objet valorisé. Le destinateur insiste sur le sujet à la recherche de l'objet
jusqu'à ce qu'il le trouve pour le remettre au destinateur. En réalisant cela, le destinateur et
le sujet établissent le lien par contrat d'une manière explicite ou implicite. Dans sa
démarche, le sujet peut être favorisé par un actant (l'adjuvant) ou il est gêné par un autre
(l'opposant)153. Il est important de noter ici que le vocable actant est employé pour désigner
une fonction narrative essentielle à l'intrigue. Loin de l'idée d'un personnage dans sa
coloration psychologique, ce vocable reste strictement dans sa dimension fonctionnelle.
Dans ce sens, un poste actantiel peut être assumé par plusieurs personnages du récit. Au
contraire, un seul personnage peut occuper plusieurs postes actantiels. Ce qui est intéressant
encore, c'est qu'un objet inanimé ou un sentiment peut jouer le rôle d'actant154.
Maintenant, nous allons voir comment ce schéma est constitué dans le passage choisi
d'Ézéchiel.
Avant de dégager ce schéma, nous nous arrêtons quelques instants pour classer les
rôles actantiels. Le destinateur est ce qui demande que la conjonction entre le sujet et
l'objet soit établie. Dans notre récit, Dieu par sa parole demande au prophète Ézéchiel de
rapprocher deux bois signifiant la réunification des tribus d'Israël. Le prophète (fils de
l'être humain) devient donc le sujet qui accomplit le geste suggéré par Dieu. Quant à
l'objet, ce sont le rapprochement de deux morceaux de bois (v. 17 et v. 19), la réunification
de deux tribus d'Israël (v. 21), l'établissement d'une nation unique (v. 22), d'une alliance
de paix (v. 26), d'un sanctuaire (w. 26-28). Les destinataires sont ceux pour qui la quête
est réalisée : dans notre récit, ce sont les enfants d'Israël, les nations. Une question
importante à se poser ici est de savoir si Dieu est un destinataire (un bénéficiaire) de ces
actions ? Du point de vue narratif, Dieu est aussi bénéficiaire de la réunification et de
l'établissement du sanctuaire auprès du peuple, car le peuple connaîtra qu'il est leur Dieu
(v. 23 et v. 27) et les nations connaîtront qu'il est le Seigneur (v. 28). Cependant, au point
153 Pour une présentation plus détaillée, voir D. Marguerat, Pour lire les récits..., p. 89-90. 154 D. Marguerat, Pour lire les récits..., p. 89-90.
55
de vue théologique, les bénéficiaires de ces actions sont le peuple et les nations. En effet,
Dieu veut se révéler non pas parce qu'il en a besoin ou bien parce qu'il veut faire grandir sa
gloire aux yeux des humains. Cette révélation n'a qu'un seul objectif: faire participer le
peuple d'Israël et les nations à la connaissance de Dieu, à ce qu'il est. C'est dans ce sens
que la 4e préface commune de la prière eucharistique s'exprime: « m (Dieu) n'a pas besoin
de notre louange, et pourtant c'est toi qui nous inspires de te rendre grâce : nos chants
n'ajoutent rien à ce que tu es, mais ils nous rapprochent de toi »155. Sans vouloir jouer sm
les mots, nous pouvons dire que le fait de rapprocher les deux bois nous renvoie à un autre
rapprochement qui est beaucoup plus grand, à savoir notre rapprochement de Dieu dans son
être.
Revenons aux rôles actantiels. Le rôle adjuvant dans ce récit est joué par les deux
bois, un roi unique, un berger unique, un prince pour toujours, Jacob. Quant au rôle de
l'opposant, ce sont les souillures causées
par les idoles et leurs horreurs du passé. Le
verset 23 : « ils ne se rendront plus impurs
avec leurs idoles, avec lems horreurs et
avec toutes leurs révoltes et je les sauverai
de tous les lieux d'habitation où ils ont
péché et je les purifierai », atteste la
disparition de tout opposant.
Ce classement des actants nous
permet de construire le schéma actantiel que nous pouvons résumer de la manière suivante :
une parole du Seigneur personnifiée est le destinateur de ce récit. Il s'adresse au sujet (le
fils de l'être humain) pour lui demander d'écrire les noms de Juda et de Joseph sur deux
morceaux de bois. Ceux-ci, jouant le rôle adjuvant, sont rapprochés par le sujet pour qu'ils
deviennent un seul objet dans la main du sujet. Le peuple étant l'adjuvant dans la fonction
narrative, ne comprenant pas le geste du sujet, demande une explication. Cette demande
ouvre un autre récit dans lequel le destinateur devient le sujet «je vais prendre » (v. 19).
Cela dit, l'adjuvant joue un rôle essentiel ici, car son questionnement permet au destinateur
de se manifester en tant que sujet opérateur. Le sujet agit de même façon mais renversant
Destinateur Opposant
Destinataire
\ <> /
Sujet Objet Sujet
î Objet
Adjuvant
Missel romain, Paris, Desclée-Mame, 1978, p. 500.
56
l'ordre du nom (Joseph-Juda). Quant à l'objet, il est toujours le même : deux morceaux de
bois deviennent un dans la main du sujet. Cependant, un changement majem s'opère : ces
deux bois unifiés restent cette fois-ci dans la main du destinateur qui est en même temps le
sujet opérateur. Au v. 20, le sujet change à nouveau : l'objet (rapprochement de deux
morceaux de bois) est dans la main du fils de l'être humain sous le regard du peuple
(adjuvant). Au v. 21, c'est le retour du sujet opérateur qui est en même temps le destinateur
(le Seigneur) et qui réalise un autre objet (rassemblement des enfants d'Israël de partout
pour les ramener sur leur sol). Le sujet continue son travail avec un objet qui est plus
grand : faire de ces enfants une nation unique. Pour garder cette unité, un roi unique
(adjuvant) sera donné comme leur roi à tous (v. 22). La division entre deux nations, entre
deux royaumes (opposant) sera détruite. Également, les souillures causées par les idoles
(opposant) seront purifiées, les révoltes (opposant) seront pardonnées. Le sujet délivrera les
enfants d'Israël de tous les lieux où ils ont péché (opposant). Il les purifiera pour les
ramener vers un objet qui est beaucoup plus grand que la réunification, à savoir la
reconnaissance réciproque du peuple et de Dieu : « ils seront pour moi peuple et moi je
serai Dieu pour eux » (v. 23). C'est ici que se joue le rôle adjuvant de David, berger unique
pour tous. Les autres adjuvants (observance des coutumes du Seigneur et ses lois en les
pratiquant) se mettent en place. Jacob joue aussi le rôle adjuvant, car c'est lui qui assume la
continuité du lieu d'habitation que Dieu a donné à son peuple de génération en génération
(v. 25). Le sujet qu'est Dieu continue son action : établissement d'une alliance perpétuelle
de paix (objet). Il établit le peuple, il le multiplie. Le sujet met également son sanctuaire au
milieu du peuple. Cette mise en place conduit le peuple vers la connaissance dont nous
venons de parler : « Je serai Dieu pour eux et ils seront pour moi peuple » (v. 27). L'objet
de rapprochement de deux morceaux de bois n'est donc pas une simple réunification. Il
conduit vers une reconnaissance réciproque entre Dieu et son peuple parmi lequel Dieu
établit sa demeure. Cela ne s'arrête pas là, il continue jusqu'à la reconnaissance de toutes
les nations.
Au point de vue actantiel, nous voyons que le destinateur et le sujet opérateur
principal de la réunification sont Dieu. Cependant, ce rôle essentiel est là pour permettre
aux autres rôles actantiels de trouver leur place. En effet, chaque actant a un rôle à jouer
dans ce processus de réunification. Il participe, chacun à sa manière et malgré son
57
comportement, à la réalisation de l'unité du peuple et des nations. Bernard Sesboiié dit
justement à propos de résolution d'une situation de conflit en vue d'une unité entre tous les
actants :
Une situation de conflit s'est établie entre partenaires, personnes ou groupes. Dans ce conflit, il y a structurellement un offenseur et un offensé, même si dans nos divisions humaines les torts sont généralement partagés. Offenseur et offensé ont chacun un travail spécifique à accomplir, travail difficile qu'il faut presque prendre au sens obstétrique du terme. Si les torts sont partagés, la démarche se redouble, chaque partenaire devant vivre à la fois la démarche de l'offenseur et celle de l'offensé. Le travail de l'offenseur est de se repentir du mal qu'il a fait, de l'avouer, c'est-à-dire de le reconnaître comme sien et de le désavouer; il est aussi de faire prendre corps à cette conversion du cœur dans un agir nouveau qui la fait passer de l'intérieur à l'extérieur. L'offensé, de son côté, ne peut se désintéresser de son offenseur, car s'il s'enferme dans sa rancune, il devient à son tour offenseur. Il lui revient même de faire le premier pas, c'est-à-dire de montrer que de son côté le pardon est toujours offert. Il doit aussi vérifier l'authenticité du repentir, non pas au nom d'une exigence vindicative, mais en raison de la nature même de la démarche en jeu. L'interaction entre le repentir et l'offre de pardon devient alors une émulation dans l'amour qui permet la rencontre de l'offenseur et de l'offensé, et, par contagion mutuelle, peut aboutir à ce sommet du baiser de paix échangé dans le pardon et la réconciliation accomplis.156
À part le classement des personnages selon le schéma actantiel, nous pouvons les
classer selon l'intensité de la présence ou selon les traits constitutifs.
2.4.2 Classement des personnages
Au niveau de l'intensité de la présence, le classement se fait en trois catégories :
protagonistes, figurants et personnage-ficelle. Dans notre récit, les protagonistes, ceux qui
jouent les premiers rôles, sont Dieu et le fils de l'être humain. Quant aux figurants, ceux
dont le rôle se limite à faire toile de fond, ce sont les enfants du peuple qui jouent un rôle
passif dans ce récit. Ils y sont toujours présentés sous forme collective : « dis-leur » aux
versets 19 et 21. Concernant le personnage-ficelle, se situant entre les deux rôles
protagonistes et figurants, il n'intervient pas dans le récit mais sert de point de référence :
Juda, Joseph, (revêtus d'une dimension symbolique de tribus d'Israël), David (figure
156 Bernard Sesboùé, Jésus-Christ Tunique médiateur, Essai sur la rédemption et le salut, Tome I, Problématique et relecture doctrinale, Paris, Desclée (coll. Jésus et Jésus-Christ), 1988, p. 382.
58
royale), Jacob (figure patriarcale), les nations (figure non-juive). Le regard du peuple (v.
20) qui est au service de l'intrigue.
Une des difficultés dans la classification selon le degré de présence d'un personnage
est de savoir si l'intensité de sa présence se joue au niveau quantitatif ou qualitatif. C'est
pourquoi, nous essayons maintenant de voir les traits caractéristiques d'un personnage pour
mesurer sa consistance narrative. Dans le passage choisi, le personnage plat, la figure qui
est résumée à un seul trait, est Dieu qui joue ce rôle tout au long du récit. En effet, par sa
parole et par son acte, il montre fermement sa volonté de réunifier le peuple et de le
ramener dans le territoire natal. Pour ce faire, il prend soin de son peuple en le purifiant, le
rendant nombreux, en concluant une alliance de paix avec lui... À la différence de plusieurs
récits bibliques, Dieu ne se présente pas ici comme quelqu'un qui punit le peuple pour ses
fautes et le sauve quand il se repent. Sur ce point, la perception théologique chez Ézéchiel
est originale. En effet, pour ce dernier, si « Dieu ne sévit pas contre le peuple coupable,
c'est que le châtiment serait aux yeux de ses ennemis l'aveu d'un échec. Il préfère laisser
longtemps un crime impuni plutôt que de s'exposer à la risée des hommes. » Car, « les
succès de Dieu et ses bienfaits envers Israël contribuent à l'exaltation de son nom. »157 À
côté de ce rôle principal, nous en trouvons un autre qui est à la fois secondaire et passif.
C'est Jacob qui est présenté uniquement comme le père patriarcal qui reçoit le pays en
héritage. En ce qui concerne le personnage rond, la figure construite à l'aide de plusieurs
traits, nous trouvons dans le récit la figure de David qui est à la fois roi unique, berger
unique et prince pour toujours. C'est qu'en lui s'incarnent les trois figures importantes158. À
ce propos, Paul Beauchamp dit avec justesse quand il étudie la formule « David redivivus »
: « Tout se passe comme si le mot "David" absorbait en lui seul toutes les caractéristiques
du personnage annoncé. Objet de "servir" et de "chercher" du côté des hommes, objet
d'une investiture du côté de Dieu, est-il sujet d'une action qui lui donnerait du relief ? Le
titre "roi" (Jr 30, 9 ; Éz 37,24 ; Os 3,5) l'emporte sur l'action de régner.»159 Ce personnage
157 P. Auvray, Ézéchiel, p. 145. 158 « Le David de l'histoire avait trois caractères essentiels. Il était comme roi le vicaire terrestre de lahvé, son fils de prédilection. Il était également prêtre. Enfin, à titre de poète et compositeur, il était le chantre et le psalmiste de lahvé. » Jean Steinmann, David roi d'Israël, Paris, Éditions du Cerf (coll. Témoins de Dieu), 1948, p. 163. 159 Paul Beauchamp, « Pourquoi parler de David comme d'un vivant ? », dans Louis Desrousseaux et Jacques Vermeylen (dir.), Figures de David à travers la Bible, Paris, Cerf (coll. Lectio Divina 177), p. 229 ; c'est l'auteur qui souligne.
59
joue souvent le rôle de protagoniste dans les récits bibliques, mais pas dans le nôtre. Cette
remarque nous permet de voir l'autonomie des personnages dans lems rapports avec la
figure centrale.
2.4.3 Autonomie des personnages160
Les personnages dans ce récit ne sont pas autonomes. En effet, ils n'existent pas en
eux-mêmes, mais dans lem rapport à la figure centrale du récit : Parole de Dieu
personnifiée. En plus, ils établissent leur lien avec Dieu sous l'ordre de Celui-ci : « la
Parole du Seigneur fut à moi » (v. 15) et « ainsi parle le Seigneur Dieu » (v. 19 et v. 21). Ce
récit, comme la plupart des récits bibliques, construit ses personnages à l'intérieur d'un
système entièrement gouverné au point de vue narratif par une figure centrale : Dieu. Les
faits et les gestes de ces personnages sont complètement déterminés par la Parole de Dieu
personnifiée. L'exemple le plus frappant c'est la réaction des enfants d'Israël prévue par
Dieu lui-même. Quant au narrateur, il ne fait que répéter le geste demandé et dès qu'il
s'agit de la signification de ce geste, c'est Dieu qui intervient. C'est pourquoi le message
ultime de ce récit c'est la reconnaissance du peuple envers son Dieu (deux reprises au v. 23
et au v. 27) et celle des nations envers ce même Dieu (v. 28). Cela dit, « le but dernier de
l'action divine, c'est que Yahvé soit reconnu et adoré par ceux qui jusqu'à présent ne le
connaissent pas encore ou le connaissent mal. »161 Pour aider le lecteur à entrer dans ce
même processus de reconnaissance, le narrateur a retenu souvent les informations qu'il juge
nécessaires pour mettre en évidence le lien étroit entre les personnages du récit et Dieu. De
ce point de vue, ces personnages deviennent instructifs dans la mesure où ils concrétisent
par lem comportement un rapport possible à Dieu. Tout au long du récit, ils sont englobés
par une présence narrative de Dieu lui-même. Cependant, cette omniprésence ne diminue
pas la liberté du lecteur, bien au contraire, elle crée un espace d'ouverture pour que tous les
lecteurs dont nous faisons partie puissent faire un choix libre devant une multitude de
positions. À chaque lecteur de faire une interrogation possible et d'adopter une attitude
possible devant la parole adressée par Dieu. Cette interrogation, cette attitude se situent
dans une démarche d'identification du lecteur aux personnages du récit.
160 D. Marguerat, Pour lire les récits..., p. 91-92. Gerhard von Rad, Théologie de l'Ancien Testament, tome II, Genève-Paris, Labor et Fides, 1963, p. 205.
60
2.4.4 Identification du lecteur
À(Aux) quel(s) personnage(s) le lectem s'identifie-t-il dans ce récit ? Au fils de l'être
humain, aux enfants du peuple qui demandent une explication, au roi David, au berger
David, au prince David, au patriarche Jacob.. .En effet, le lecteur voit se déployer devant lui
un réseau de personnages avec des relations tissées entre eux. Chaque personnage donne au
lecteur un accès possible pour entrer dans le monde du récit. Il présente au lectem une
forme de vie possible. Plus ce personnage ressemble à la personne, à la situation actuelle du
lecteur, plus il influence ce dernier. Le lecteur peut donc adopter une figure du récit en
mettant en elle tout son espoir, son attente. En incarnant cette figure, il poursuit sa lecture
avec une imagination d'un destin qui ressemble au sien. Ce faisant, cette lecture devient un
voyage à travers lequel tous les "moi" possibles du lecteur se développent et trouvent leur
point de repère. Pour ce voyage, le lecteur a un guide qu'est le narrateur qui met en place
une stratégie narrative en vue d'exercer un attrait sur lui. Cette stratégie dans laquelle le
narrateur fait connaître son jugement personnel et son optique particulière se déploie à
travers le point de vue évaluatif.
2.4.5 Le point de vue évaluatif
Ce point de vue évoque la perspective narrative du narrateur. Ce dernier, dans notre
récit, garde une certaine distance avec le fils de l'être humain. Il ne raconte pas comment ce
fils a reçu le message, quels sont son questionnement, sa confiance, son doute au moment
de la révélation. Il est donc difficile pour le lecteur de s'identifier à lui. Cela pourrait avoir
une explication : l'œuvre de réunification est l'œuvre du Seigneur, il la confie aux humains
selon leurs disponibilités. En même temps, la figure du fils de l'être humain pointe en
direction du lecteur. Ce dernier, en effet, est invité comme le premier à accueillir le
message de réunification et à le faire connaître au grand public. Par contre, le lecteur peut
s'identifier au peuple qui demande simplement une explication de ce qui se passe. Il peut
partager le même système de valems que ce personnage collectif. Cela dit, celui-ci est
construit pour inspirer une empathie chez le lecteur. Le point de vue évaluatif exprime donc
la vision du monde par laquelle le narrateur construit son récit. Ce narrateur peut également
présenter ses personnages sous la forme du dire ou du montrer.
61
2.4.6 Showing ou telling
Dans notre récit, le narrateur présente ses personnages en montrant ce qu'ils font
(showing) et non pas en disant ce qu'ils sont (telling). Il donne une retranscription directe
des paroles reçues. Autrement dit, il décrit sans dire. En narratologie, on qualifie cette
manière de raconter « mimésis ». Dans ce cas, la présence du narrateur est discrète pour que
l'information narrative donnée au lecteur soit abondante. Une remarque très importante à
faire c'est que ce showing aboutit à un telling du destinateur du récit : « les nations
connaîtront que moi Yahvé » (v. 28). À cela s'ajoutent deux formules de reconnaissance au
w . 23 et 27. Cela dit, le narrateur, en décrivant ce qui lui est arrivé, conduit le lecteur dans
un processus de connaissance : de ce que le destinateur fait à travers les personnages à ce
qu'il est. L'aboutissement du faire divin à la connaissance de Dieu est parfaitement exprimé
par Paul Ricœur :
Connaître Dieu, c'est bien la conclusion à tous égards englobante que le prophète donne à sa prophétie ; or cette conclusion ne constitue pas une addition marginale, mais un couronnement de caractère téléologique. Ce que le connaître complète et achève, c'est toujoms un faire divin : ce trait résulte du caractère même de l'annonce prophétique : juger ou sauver, c'est chaque fois un acte de Dieu. C'est ce faire, cet acte, qui termine sa course dans un événement terminal : la connaissance de Dieu ; un vis-à-vis est ainsi donné à l'intervention divine, un vis-à-vis humain.
Walther Zimmerli va dans le même sens en disant que la formule « moi [je suis]
Yahvé » est une « formule de présentation dans laquelle Dieu se donne à connaître ». Celle-
ci « accompagne une déclaration concernant une action qu'il a accomplie. C'est dans cette
action que Yahvé révèle qui il est. C'est par ses actes que Yahvé entend être reconnu
comme le Seigneur d'Israël. » Dans ce sens, « on peut parler d'un geme de la parole de
démonstration disant comment Dieu administrera la preuve de ce qu'il est. »164 Devant une
telle mise en récit riche en enseignement, le lecteur ne peut qu'augmenter sans cesse son
savoir. Reste à entrevoir maintenant quel est son niveau de savoir, quelles sont ses positions
dans ce récit ?
162 P. Ricœur et A. LaCocque, Penser la Bible, p. 233. W. Zimmerli, Le livre du prophète, p. 17.
164 R. Rendtorff, Introduction..., p. 351 ; c'est l'auteur qui souligne.
62
2.4.7 Les positions du lecteur
Au point de vue du savoir, la position du lectem est supérieure à celle des
personnages. Car au verset 15, le lecteur est averti qu'il y a eu une parole du Seigneur
adressée au narrateur. Si le lecteur devait intervenir dans le texte pour dialoguer avec le
narrateur, il ne poserait pas la question « pourquoi fais-tu cela ? » comme fait le peuple. Sa
question serait plutôt : « pourquoi Dieu t'a demandé de faire cela ? ». Ici le lecteur observe
le même geste que le peuple (personnage du récit), mais il sait que ce geste est demandé par
le destinateur, la parole de Dieu personnifiée. Le personnage du récit ignore cela.
L'information concernant le destinateur lui échappe totalement. Cet écart d'information
entre le lecteur et le personnage permet au narrateur de mettre en œuvre la dramatique du
récit. Si le personnage disposait de la même information que le lectem au début, le récit
serait monotone. Cependant, à partir du verset 19, avec la précision rapportée par le
narrateur (« ainsi parle le Seignem »), le personnage du récit dispose d'une donnée égale à
celle du lecteur. Cette manière de gérer l'information apporte un effet considérable au
lecteur. Celui-ci est d'abord averti par une parole dont l'origine divine est incontestable. Il
devrait donc prêter attention en écoutant chaque parole dévoilée. Mais, au fur et à mesure
qu'il s'avance dans le récit, il est invité à se mettre au même niveau que le personnage du
récit. Ce faisant, il devient lui-même le personnage de l'histoire racontée, et ne reste plus au
niveau rhétorique. En ce sens, la parole divine lui parle d'une manière directe et
personnelle. Il est entré dans le récit avec une connaissance, il en sort transformé par une
expérience de la parole écoutée et vécue. Paul Ricœur appelle cette transformation le retour
du soi à lui-même par la méditation du texte. Aux dires de ce philosophe, plus qu'un retour
aux choses elles-mêmes, ce retour de soi à soi a une influence décisive dans l'agir humain.
À travers le texte, le lecteur est invité à effacer son soi égoïste pour que le soi de la lecture
puisse naître165. Rappelons-nous que l'herméneutique de Paul Ricœur est une
herméneutique entre le lire et le faire. Avec lui, nous pouvons dire qu'« expliquer plus,
c'est comprendre mieux », comprendre plus, c'est agir mieux. La compréhension devient
alors l'interprétation et l'agir devient le lieu privilégié de l'interprétation166.
165
166 Paul Ricœur, Réflexion faite. Autobiographie intellectuelle, Paris, Éditions Esprit, 1995, p. 76. Sur ce sujet, voir notre travail inédit Paul Ricœur et phénoménologie herméneutique, Faculté philosophie
de Paris, 2007.
63
Si les positions du lecteur cherchent à saisir le niveau du savoir que le narrateur lui
dispose, la focalisation que nous développons ci-dessous permet de préciser la question
formulée ainsi : « par le regard de qui le narrateur a-t-il choisi de faire voir
l'événement ? »167
2.4.8 Focalisation
Pom Gérard Genette, la focalisation est appelée interne quand le narrateur livre une
information dont un tel personnage dispose (c'est une « vision avec »). Tandis que dans la
focalisation externe, le narrateur livre moins d'information que le personnage puisse savoir
(c'est une « vision du dehors »). Quant à la focalisation zéro, le narrateur donne une
information qu'aucun personnage ne puisse acquérir (c'est une « vision par derrière »).168
Pour notre récit, aux w . 15-18, c'est une focalisation interne. Ici, le narrateur offre au
lecteur une information que le destinataire lui adresse personnellement. En même temps, il
s'agit ici d'une focalisation stable, car elle est limitée à un seul personnage qui, dans notre
cas, n'est autre que le narrateur. Au v. 19, il s'agit d'une focalisation zéro, c'est-à-dire
l'information livrée par le narrateur dépasse le cadre temporel et spatial de la scène. Au
v.20, nous sommes devant une focalisation externe, car, avec la mention du « visible aux
yeux », le personnage du récit voit la même chose que le lecteur. C'est donc par le regard
de ce personnage collectif du récit que le narrateur a choisi pour faire voir l'événement. À
partir du v. 21 jusqu'au v. 28, nous revenons à la focalisation zéro, parce que le narrateur
fait circuler un savoir qu'aucun personnage ne connaît et ce savoir dépasse la limite
temporelle et spatiale du récit.
En regardant la manière d'organiser ces focalisations, nous pouvons dire que le
message est d'abord adressé à une seule personne dans son intériorité (w. 15-18,
focalisation interne). Mais ensuite, ce message doit dépasser le cadre temporel et spatial (v.
19, focalisation zéro) pour se mettre au profit d'un certain nombre de personnes (v. 20,
focalisation externe). Ces dernières, quant à elles, doivent faire preuve d'un autre
dépassement toujoms plus grand pour que le message soit connu par un large public (v. 21-
167 D. Marguerat, Pour lire les récits..., p. 101. 168 G. Genette, Discours du récit..., p. 193-194.
64
28, focalisation zéro). C'est dans ce sens qu'on peut parler d'un changement du narrateur
au focalisatem. En effet, selon la définition de Mieke Bal,
à un moment décisif de l'histoire de la théorie du récit, on a découvert l'importance essentielle de ce délégué, l'autonomie de celui que l'auteur a délibérément investi de la fonction narrative dans le récit : le narrateur. À un autre moment, aussi bien décisif que plus récent, on a découvert la présence de celui à qui ce narrateur délègue, à son tour, une fonction intermédiaire entre lui-même et le personnage : le focalisateur16 .
Dans notre récit, ce sont les enfants du peuple d'Israël qui assument la fonction
narrative du focalisateur, pour le reste du peuple et pour les nations. Bien que passive, la
fonction du focalisateur s'accomplit parfaitement. En effet, à partir du verset 20, après avoir
montré les deux bois unifiés sous le regard du peuple, le narrateur n'intervient plus dans
l'histoire racontée. D'un point de vue narratologique, nous pouvons dire que le narrateur a
assimilé le voir et le faire pour passer la relève. Ce faisant, il accorde au focalisateur le rôle
d'assimilation. Désormais, il adopte la même vision que le focalisateur. Quant à ce dernier,
il englobe imperceptiblement la vue du narrateur (aucune réaction de sa part n'est
mentionnée) tout en prenant la responsabilité de faire passer le message. Assumer cette
responsabilité c'est répandre le message annoncé jusqu'à ce que toutes les nations
connaissent Yahvé (v. 28). Sur ce point, il faut distinguer le sujet de la focalisation
(focalisateur) de son objet (focalisé)170. En effet, la distinction de la nature du focalisé nous
permet de saisir la portée du message. Aux versets 16-17 et 19, nous avons une présentation
d'un focalisé extérieur. Le rapprochement de deux bois pour qu'ils deviennent un est
perceptible par la vue. Tandis qu'au verset 21 et suivants, la signification de ce
rapprochement est le rassemblement des enfants d'Israël dispersés est imperceptible
(focalisé interne). Cela dit, la signification du geste prophétique ne peut être perçue que de
l'intérieur. Le comprendre c'est déjà s'y impliquer.
Les actions accomplies par les personnages dans le récit ne peuvent pas être séparées
du cadre temporel, spatial et environnemental social. Ces indicatems fournissent en effet
des pistes d'interprétations voulues par le narrateur. Dans la partie qui suit, nous allons voir
169 Mieke Bal, Narratologie : Essai sur la signification narrative dans quatre romans modernes, Paris, Éditions Klincksieck, 1977, p. 32. 170 M. Bal, Narratologie..., p. 37-39.
65
comment le cadre, dans sa dimension symbolique à l'action, peut participer à l'élaboration
du sens.
2.5 LE CADRE
2.5.1 Le cadre géographique
Du v. 15 au v. 20, nous ne trouvons aucun indicateur géographique. De cette absence,
nous pouvons tirer une leçon : au début de notre récit, le cadre narratif est tellement chargé
d'une valeur métaphorique qu'il perd toute référence au niveau factuel. En effet, il s'agit ici
d'un espace de rencontre entre la parole de Dieu personnifiée et le narrateur. Cependant, à
partir du verset 20, une opposition au niveau de la topographie est relevée : au v. 21 : les
nations/ les alentours/ le sol natal ; au v. 22 : une nation unique dans le pays/ dans les
montagnes d'Israël/ deux nations/ deux royaumes ; au v. 23 : lieux d'habitation où ils ont
péché ; au v. 25 : pays donné à Jacob ; au v. 26 : sanctuaire ; au v. 27 : demeure ; au v. 28 :
sanctuaire.
Cette topographie peut être schématisée de la manière suivante : Pluriel/ pluriel/
singulier - singulier/ pluriel/ pluriel/ pluriel - pluriel - singulier - singulier - singulier -
singulier. Ces indices géographiques sont employés six fois au pluriel et six fois au
singulier. Elles commencent par l'utilisation du pluriel et finissent par celle du singulier et
entre temps, c'est la confrontation du pluriel et du singulier. Cela dit, la réunification est
toujours la confrontation entre le pluriel et le singulier jusqu'à ce que le singulier se mette
en place. Cependant, il faut comprendre le singulier non pas dans le sens de l'uniformité,
mais un sens plus large où l'unité s'établit dans le respect du pluriel, de ce qui est
spécifique chez l'autre. Il est bon de rappeler ici que le vocable 'un' ('ehâd), utilisé huit fois
dans notre récit, reste toujours dans sa forme plurielle171. La réunification est donc un long
processus où le singulier est mis en valeur dans un horizon toujours plus ouvert et le pluriel
est respecté172.
Plus de détail, voir notre premier chapitre, p. 17. À ce propos, Paul Ricœur a fait une belle réflexion dans L'unique et le singulier, Montréal, Stanké, 1999, p.
46 : «Assurément, les personnes singulières, irremplaçables. Nos rôles sociaux pourront nous remplacer les
66
À part cette topographie, le cadre géographique peut prendre la dimension
architecturale en jouant sur l'opposition entre le dehors et le dedans.
2.5.2 Le plan architectural
Nous pouvons établir ce plan pour notre récit comme suit : au v. 21 : de l'extérieur du
pays vers l'intérieur du pays ; au v. 22 : à l'intérieur du pays (une répétition : dans le pays,
dans les montagnes d'Israël) ; au v. 23 : à l'extérieur du pays ; aux w . 24, 25, 26 : à
l'intérieur du pays ; au v. 27 : à l'intérieur d'un peuple uni, Dieu fait sa demeure ; au v. 28 :
de l'intérieur vers l'extérieur du pays.
Ce mouvement peut être résumé de manière suivante : de l'extérieur du pays vers
l'intérieur du pays - à l'intérieur du pays - à l'extérieur du pays - à l'intérieur du pays - à
l'intérieur d'un peuple uni, Dieu fait sa demeure - de l'intérieur vers l'extérieur du pays.
Cette alternative extérieur-intérieur a une portée théologique considérable. En effet, selon
ce plan architectural, nous pouvons dire que l'unité du peuple est une démarche qui, ayant
rassemblé les gens dispersés de partout, se fait à l'intérieur de pays, mais une fois qu'elle
est réalisée, elle doit se répandre dans tous les pays. Autrement dit, l'unité est d'abord et
avant tout une démarche intérieure, mais elle n'atteint son but ultime qu'en devenant un
témoignage pom le monde d'extérieur en vue de rétablir l'honneur divin que le peuple a
fait perdre à cause de la division. Cette remarque se situe dans la vision théologique selon
laquelle « Ézéchiel a placé parfois toute l'œuvre du salut dans une perspective théologique
qui est très caractéristique de l'ensemble de son message. En rassemblant Israël et en le
ramenant dans son pays, Yahvé "se sanctifie aux yeux des nations". Cette "sanctification"
est bien plus qu'une affaire purement intérieure ou spirituelle ; c'est un événement qui se
passera dans le cadre politique le plus vaste, et dont les peuples auront connaissance. Yahvé
doit à son honneur de rétablir l'alliance que tous les païens ont bafouée. Il y a dans cette
argumentation un côté incontestablement rationnel. Ézéchiel explique théologiquement
toute l'œuvre du salut en la déduisant d'une façon extrêmement radicale de l'honneur de
Dieu, qui doit être rétabli devant les nations. »173
uns les autres, mais nous ne pourrons pas nous substituer les uns aux autres dans notre qualité absolument singulière. Et là, j'irai très volontiers du côté de Levinas, avec le visage : chaque visage est unique. » 173 G. von Rad, Théologie de..., tome II, p. 204.
67
2.5.3 Le cadre social
Le narrateur suppose que son lecteur implicite a une certaine connaissance de
l'histoire d'Israël : l'histoire du règne davidique, de la division entre deux royaumes du
Nord et du Sud, de la réunification, de l'attente d'un nouveau Temple...174 Cette culture
historique est indispensable pour tous les lecteurs qui veulent comprendre le récit, car elle
dit à la fois le monde de l'histoire racontée et le monde du narrateur.
L'étude de cadre du récit nous aide à prendre en considération l'importance des
indications géographiques et sociale dans le processus d'élaboration du sens. Il y a
également un autre aspect très important que nous ne pouvons pas négliger dans notre
recherche, à savoir la temporalité.
2.6 LE TEMPS NARRATIF
2.6.1 La temporalité
Avant de voir le rythme de la narration de notre récit, jetons un coup d'œil sur celui
de l'ensemble du livre du prophète Ézéchiel :
Chapitre 1-7 : la trentième année, le quatrième mois, le cinq du mois (1,1) = juin
593175.
Chapitre 8-19 : la sixième année, le sixième mois, le cinq de ce mois (8, 1) = août/
septembre 592.
Chapitre 20-23 : la septième année, le cinquième mois, le dix du mois (20, 1) = août
591.
Chapitre 24-25 : la deuxième année, au deuxième mois, le dix du mois (24, 1) =
janvier 588.
Chapitre 26-28 : la onzième année, le premier du mois (26, 1) = 587/ 586.
Chapitre 29,1-29,16 : la dixième année, le dixième mois, le douze du mois (29, 1) =
janvier 587.
174 Nous n'abordons pas ici l'aspect historique du récit que nous avons déjà mentionné dans la première partie de notre travail. Pour un approfondissement, voir Roland de Vaux, Les Institutions de l'Ancien Testament, Paris, Cerf, tome 1,1958 et tome 2,1960. 175 Nous reprenons la datation faite par J. W. Wevers (editor), Ezekiel, p. 2.
68
Chapitre 29, 17-30, 19 : la vingt-septième année, le premier mois, le premier jour du
mois (29, 17) = avril 571.
Chapitre 30, 20-30, 26 : la onzième année, le premier mois, le septième jour du mois
(30, 20) = avril 587.
Chapitre 31, 1-31, 18 : la onzième année, le troisième mois, le premier du mois (31,
1)= juin 587.
Chapitre 32, 1-32, 16 : la douzième année, le douzième mois, le premier du mois (32,
l) = mars 585.
Chapitre 32, 17-33, 20 : la douzième année, le quinzième du mois (32, 17) = avril
586.
Chapitre 33, 21-39 : la douzième année de notre déportation, le cinquième jour du
dixième mois (33, 21) = janvier 585.
Chapitre 40, 1-48, 35 : la vingt-cinquième année de notre déportation, au début de
l'année, le dix du mois = avril 573 ; quatorze ans après la chute de la ville, le même jour
exactement (40, 1).
Grâce à cette datation, nous pouvons constituer le temps de l'histoire racontée selon
ce diagramme suivant :
a) Chapitre 1-7 : 10 (9) mois pour 7 chapitres : presto
b) Chapitre 8-19 : 12(13) mois pour 12 chapitres : prestissimo
c) Chapitre 20-23 : 43 mois pour 1 chapitre : moderato
d) Chapitre 24-25 : 12 ou 24 mois pom 3 chapitres : allégro
e) Chapitre 26-28 : 12 mois pour la moitié d'un chapitre : allégretto
f) Chapitre 29, 1-16 : 15 ans et 9 mois pour la moitié d'un chapitre : lento
g) Chapitre 29, 17- 30, 19 : - 16 ans pour 6 versets : ritardando
h) Chapitre 30, 20- 30, 26 : 2 mois pour un chapitre : allégro
i) Chapitre 31 : 27 mois pour la moitié d'un chapitre : adagio
j) Chapitre 32, 1-16 : - 14 mois pour un chapitre et demi : ritardando
69
k) Chapitre 32, 17- 33, 20 : 15 mois pom six chapitres et demi : allégro
1) Chapitre 33, 21-39 : 11 ans et 9 mois pour 8 chapitres : lento
m) Chapitre 40-48 : pas d'indication temporelle possible permettant de mesurer la
durée de ces chapitres. Nous savons seulement que ces chapitres commencent
quatorze ans jom pour jour après la chute de la ville de Jérusalem. Cependant, il est
important de noter que ce livre se termine par cette phrase : « Et le nom de la ville
sera désormais : « Yahvé est là. » Cela dit, avec l'entrée de l'éternel dans le temps,
il n'y a aucun moyen possible pour mesurer la durée du temps. La manifestation de
l'éternel dans le temps l'emporte sur tous les modes existants possibles du temps176.
Pour beaucoup d'auteurs, ces dates sont identifiables177. Notre question ici est de
savoir pourquoi il y a-t-il deux dates décalées (aux chapitres 29 et 32) dont le rythme de la
narration est qualifié par nous ritardando. Si nous observons le relevé des dates, nous
remarquons que ces deux chapitres englobent ceux de 30 et 31 qui se sont passés en 587,
date de la destruction du temple. Or, dans le livre d'Ézéchiel, comme nous l'avons
mentionné dans la première partie de notre travail, l'espoir pour l'avenir est décrit en
fonction du passé. Cela dit, le livre d'Ézéchiel est organisé autour de la date importante
qu'est 587. Pour mettre en valeur cette date, l'auteur a reculé les dates de deux chapitres qui
sont proches de ceux évoquant la chute du temple. Quant à notre récit, il se situe dans
l'ensemble du chapitre 33, 21 au chapitre 39 avec un rythme de la narration qualifié lento.
Ce rythme nous indique une chose importante : l'œuvre de réunification prend tout le temps
nécessaire pour que ceux et celle qui y participent s'y préparent. Elle n'est pas l'œuvre du
jour au lendemain, mais elle est l'œuvre d'une vie. Autrement dit, la réunification devient
un horizon vers où la vie tend, et non pas seulement quelque chose qu'on doit atteindre à
tout prix et tout de suite. Étant déjà à l'œuvre, quoiqu'imparfaite, elle nous indique le
chemin conduisant vers une unité plus grande, à savoir l'unité avec Dieu dans sa
communion profonde. Ainsi le dernier verset du livre d'Ézéchiel « le Seigneur est là » nous
fait-il comprendre que la présence divine n'est pas une finalité, mais un horizon de la vie
176 Sur le rapport entre l'éternité et le temps, voir Paul Ricœur, Temps et récits I, Paris, Éditions du Seuil, 1983, p. 19-53.
J.M. Asurmendi, « Le prophète... », p. 6.
70
croyante ? Cet horizon traverse tous les récits bibliques puisque ce même verset se trouve à
la fin du livre d'Apocalypse, le dernier livre de la Bible. Cette fin ouverte laisse une grande
possibilité pour que le lecteur puisse entrer dans un horizon marqué par la présence divine
qui est déjà là, mais qui n'est pas encore totalement dévoilée178. Entre le déjà-là et le pas-
encore se situe le temps de narration, un temps sous de multiples dimensions.
2.6.2 Types de narration
Après avoir observé le rythme de la narration, nous abordons ici le lieu temporel à
partir duquel la narration s'opère. Dans cette démarche, il s'agit de préciser le point de
l'histoire auquel le narrateur se situe pom raconter son histoire. Le commencement de ce
récit est une narration ultérieure. En effet, le narrateur raconte un récit au passé : « La
parole de Yahvé fut à moi en disant » (v. 15). Tandis que les versets 16-17 se situent dans
une narration simultanée, c'est-à-dire le récit est au temps présent et il est contemporain de
l'action. À partir du verset 18, le récit est marqué par le caractère prédictif au futur. Il s'agit
ici d'une narration antérieure. Cette dernière est enrichie par une narration intercalée
exprimée par la demande de Yahvé : « dis-leur » (v. 19 et 21) au temps présent. Ce court
récit a embrassé donc toutes les dimensions du temps : le passé, le présent et le futur. Au
point de vue narratif, il est intéressant de voir que ces trois dimensions du temps se
manifestent simultanément aux yeux du lecteur. Ainsi, ce dernier, en faisant la lecture de ce
récit, prend en compte que tous les temps sont au présent. Augustin, dans les Confessions,
s'est bien exprimé à ce sujet. Pour ce grand penseur dont la conception du temps influence
beaucoup de philosophes comme Martin Heidegger, Hannah Arendt, « il y a trois temps : le
présent du passé, le présent du présent, le présent du futur. Car ces trois sortes du temps
existent dans notre esprit et je ne les vois pas ailleurs. Le présent du passé, c'est la
mémoire ; le présent du présent, c'est l'intuition directe ; le présent de l'avenir, c'est
l'attente.»179 Le temps n'a donc pas raison d'être en lui-même, il n'existe que dans l'esprit
du lecteur que nous sommes. C'est par son esprit que le lectem introduit ces trois
178 La dimension eschatologique du livre d'Ézéchiel est souvent mentionnée, voir par exemple J. D. Levenson, Theology of the program..., p. 94-95. 179 Les Confessions, XI, 20, 26, Traduction, préface et notes par Joseph Trabucco, Paris, 1964, GF Flammarion, p. 269.
71
dimensions du passé, du présent et du futur180. Ces trois dimensions en introduisent deux
autres que sont la durée et la vitesse du récit.
2.6.3 Durée et vitesse du récit
Comme on le constate souvent dans les récits bibliques, les pauses descriptives - les
moments où le temps de l'histoire racontée s'arrête, mais le récit continue - occupent des
insertions descriptives. Loin d'être limitées à la fonction esthétique, ce qui est très rare dans
la Bible, ces pauses manifestent une grande utilité au service de la compréhension du
lecteur. Dans notre passage, la pause se trouve aux w . 18, 19 et 20. Le verset 20 est en effet
une répétition du verset 17 avec quelques modifications pour reprendre le récit. À ce
moment de la pause descriptive, le temps de l'histoire racontée est à zéro, mais la
connaissance du lecteur ne cesse d'être augmentée. Cette pause fournit au lecteur une clé de
lecture très importante : c'est Dieu qui est l'auteur de la réunification (les deux bois
deviennent un dans la main de Yahvé v. 19). Le geste du prophète n'est donc qu'une
démonstration de cette unification réalisée par Dieu. En plus, lors de cette pause, le lecteur
pourrait se questionner avec les enfants d'Israël pour saisir la signification du geste
prophétique. Cela suscite l'intérêt du lecteur pour entrer davantage dans le processus de
compréhension du geste démontré. Également, il prend le temps de regarder cette action
avec ses propres yeux. Cette action est en effet visible aux yeux du peuple (v. 20).
Une autre pause descriptive se trouve au verset 25 dans lequel la promesse du retour
au pays faite au verset 21 est reprise avec une précision concernant le premier destinataire
de ce pays, à savoir Jacob. Selon Paul Beauchamp, cette « mention de Jacob et de "vos
pères" (v. 25) souligne qu'il s'agit d'une alliance qui s'appuie essentiellement sur la
promesse. »' ' À cela s'ajoute le caractère durable de la promesse avec l'introduction du
terme « pour toujours ». En plus, le roi unique promis au verset 22, désigné explicitement
par le nom de David au verset 24 est mentionné ici sous le nom du prince David. Au point
de vue narratif, cette pause apporte de nouvelles connaissances au lecteur. En effet, le
narrateur précise à son lecteur que le pays promis n'est autre que celui donné à Jacob. Ce
pays est un lieu d'habitation permanent pour le peuple d'Israël de génération en génération.
180 Sur ce sujet, voir Marcel Neusch (édité par), Le temps, dans Itinéraires augustiniens n° 23, janvier 2000.
72
Sans compter l'adverbe 'ad 'ôlam qui est employé deux fois dans ce verset, le caractère
permanent est d'abord exprimé par la mention du nom de Jacob, le père de toutes les tribus
d'Israël. Habiter dans le pays de leur père pom toujoms est un désir profond de tous les 1 R7
hommes bibliques . Ensuite, ce caractère est renforcé par la précision « le pays qu'ont
habité vos pères, eux et leurs enfants et les enfants de leurs enfants ». C'est dans cette
optique que le titre du prince attribué à David est compréhensible même s'il est erroné
historiquement. En effet, David était un roi estimé par le peuple183. Lui attribuer le titre de
prince est une manière de préserver la durabilité de la grandeur du règne davidique. Ce
retour en arrière ouvre un horizon d'espérance qui est toujours plus grande. De plus, aux
dires de Paul Beauchamp, « le nom de David est un moyen efficace - mieux choisi que
"Salomon" - de symboliser la monarchie unifiée»184.
2.6.4 L'ordre
La richesse de la valeur temporelle ne s'arrête pas avec la durée et la vitesse que nous
venons de mentionner. Elle est renforcée par le jeu du narrateur quand il met en œuvre un
surgissement du temps soit en avant (prolepse), soit en arrière (analepse). L'ensemble de
notre passage est une analepse, c'est-à-dire un retour en arrière pour évoquer un événement
antérieur. Le narrateur, à la première personne, raconte une histoire qui fait référence à un
temps narratif premier : « la Parole de Yahvé fut à moi en disant» (v. 15). Sur le plan
narratif, cette analepse reconduit le lecteur à un événement du passé dont il est absent.
Quant au plan théologique, cette analepse confirme l'origine divine des événements
rapportés dans le récit. Cependant, par la suite, au temps de la narration, le narrateur fait
181 P. Beauchamp, « Pourquoi parler de David... », p. 235.
182 « Peu de livres dans la Bible insiste autant qu'Ezéchiel sur l'importance centrale du pays. Dieu réside sur la terre (7,7 ; cf. 45,1 ; Ésaïe 8,18), il la possède et la donne à qui il veut (11,5 ; 20,15), à savoir aux Ancêtres d'Israël (36,28 ; 47,14). Un tel don n'est pas superflu. Dès le commencement, comme le démontrent les sagas patriarcales, la terre sauve le peuple d'extinction, de la non-existence. En d'autre terme, la terre est la conditio sine qua non pour la création du peuple d'Israël. » P. Ricœur et A. LaCocque, Penser la Bible, p. 206. 183 Selon J. Steinmann (David roi d'Israël, p. 158), « loin de s'effacer après sa mort ou après la ruine de son œuvre, comme les noms de tant d'empereurs et de rois infiniment plus puissants que lui, son souvenir n'allait cesser de grandir. Dans un avenir qu'il pressentait, David hanterait les prophéties des prophètes, les poèmes des lyriques juifs, le messianisme des croyants. Sa haute figure resterait présente à l'esprit des Évangélistes. [...] Son histoire héroïque et aventureuse enchanterait une foule des gens de toutes races et de tous les pays. Par la Bible, David allait survivre pour toujours dans la mémoire des hommes. »
P. Beauchamp, « Pourquoi parler de David... », p. 229.
73
aussi allusion aux événements qui sont encore à venir. Dans ce sens, nous pouvons parler
de prolepse. En effet, le geste du prophète (verbe au temps présent) annonce l'action que
Dieu va accomplir (verbe au temps futur). En plus, c'est une prolepse interne, c'est-à-dire
qu'elle reste dans le cadre du récit ézéchiélien, car ces annonces seront accomplies dans les
chapitres qui suivent. Au chapitre 39,25-29 : Dieu ramènera son peuple dans son pays et au
chapitre 40,1-43,3, une visite du nouveau Temple. Également, la promesse que Yahvé va
demeurer auprès de son peuple est une prolepse interne, car à la fin du livre, Dieu est
présent « Yahvé est là » (48,35).
Toujours dans notre récit, une autre particularité dans le surgissement du temps est
soulignée par une analepse externe. En effet, au v. 25, la référence à la figure de Jacob
déborde le cadre chronologique de l'histoire racontée. Il en va ainsi pour la mention de la
figure du roi David (v. 24)185. On peut parler ici d'une anachronie, c'est-à-dire d'une
discordance entre l'ordre du discours narratif et l'ordre de l'histoire racontée, liée au
contexte historique. Ces analepses ont pour fonction essentielle de lier l'histoire du peuple
d'Israël en exil à l'histoire patriarcale et à l'histoire royale dont Jacob et David sont les
représentants respectifs. Ce moment de l'histoire, même s'il est dramatique, fait partie
intégrante de l'Histoire du peuple de Dieu. Ainsi, en mettant en place ces analepses, le
narrateur veut souligner l'importance de cette histoire aussi bien par sa portée (marquée par
la figure de David avec ses multiples fonctions) que par son amplitude (depuis Jacob
jusqu'à ses descendants de tous les temps). Plus qu'un rappel du passé, ces analepses font
tenir en mémoire du lecteur l'intervention inoubliable de Dieu dans chaque moment de
l'histoire. Pour Ézéchiel, « l'histoire ne peut être comparée à un règlement de comptes entre
des hommes inconstants, rebelles à l'occasion, et un législateur exigeant et méticuleux.
L'histoire est manifestation du Dieu qui est le Seigneur [...], l'histoire est révélation de la
sainteté de Dieu. »186 Ce même Dieu ne cesse d'intervenir dans tous les instants où vit le
lecteur, car son histoire est unique et sacrée aux yeux de Dieu. Cette histoire singulière est
indispensable pour la construction de la totalité de l'histoire de Dieu avec son peuple à
travers tous les âges.
185 Le livre d'Ézéchiel a été écrit en 538 (ou en 516), tandis que Jacob a vécu autour des années 1700 et David entre 1010 et 970 environ. 186 L. Monloubou, Un prêtre devient..., p. 87.
74
Avant de fermer le volet consacré au temps, nous poursuivons notre recherche en
nous arrêtant sur l'aspect de la fréquence. Cette dernière se joue sur la correspondance entre
l'occurrence de l'événement et l'occurrence narrative. Il faut signaler d'emblée que chez
Ézéchiel « l'accumulation et la répétition sont les principales ressomces de son art. »187
2.6.5 La fréquence
Notre péricope est un récit répétitif, c'est-à-dire une histoire qui s'est passée une fois
est racontée plusieurs fois. En effet, les w . 16-17 et les w . 19-20 décrivent la même action.
Cependant, si nous y regardons de plus près, nous remarquons que l'ordre de noms est
renversé : Juda-Joseph au v. 16/ Joseph-Juda au v. 19. En narratologie, ce détail mérite
d'attirer l'attention du lectem. Ce dernier peut comprendre qu'au verset 16, le narrateur
respecte l'ordre chronique des tribus d'Israël. Mais, au verset 19, le narrateur manifeste son
attachement particulier à la figure de Joseph et par conséquent, à toutes les personnes
appartenant à cette tribu. Ce faisant, il invite le lecteur à faire de même. Au lecteur qui
connaît le récit de l'histoire de Joseph dans la Genèse (chapitres 39-50), l'affection
particulière du narrateur envers cette figure biblique est compréhensible. Ce renversement
de noms produit donc un effet considérable aux yeux du lectem. En effet, pom faire
comprendre au lecteur la réunification, le narrateur l'oriente vers mie autre histoire où
Joseph a pardonné à tous ses frères au-delà de toutes fautes et de toutes trahisons. Le
pardon exprimé dans cette histoire doit être fondateur sans lequel aucune réunification est
possible. Paul Beauchamp, en étudiant le récit de Joseph, a dit à juste titre que « le pardon
est beaucoup plus qu'un acquittement et une absolution. Il est guérison mutuelle de
l'offenseur et de l'offensé, Joseph revient à la vie, sa vie est la même chose que ses
larmes »188. En plus, poursuit notre auteur, « le pardon est par excellence don ici en ce sens
qu'il est donné à celui qui pardonne. Il lui est donné de pardonner. [...] Conditions
nécessaires et suffisantes pour laisser passage à la vie, laisser le bien se faire. Joseph
pardonne, se laisse faire par le pardon »189.
187 P. Auvray, Ézéchiel, p. 141. 188 Paul Beauchamp, « Joseph et ses frères : offense, pardon, réconciliation », dans Sémiotique et la Bible 105 (2002), p. 9.
P. Beauchamp, « Joseph et ses frères... », p. 10 ; c'est l'auteur qui souligne.
75
Outre ce renversement de noms, un autre changement s'opère dans ces deux unités
narratives : au verset 17, les deux bois sont réunis dans la main du prophète, tandis qu'au
verset 19, ils sont réunis dans la main de Dieu. Ce changement fournit au lecteur un
enseignement théologique important : c'est Dieu qui est à la source de tout acte de
réunification et il a besoin de la « main » du prophète pour la réaliser. Autrement dit, la
réunification est l'œuvre de Dieu, mais pour la mettre en œuvre, Dieu compte sur la
participation de toutes les personnes concernées. En tout cas, la réunification est d'abord et
avant tout un don de Dieu à accueillir190. La participation des êtres humains n'est possible
qu'en cette attitude d'accueil. Et Dieu, dans sa grande sagesse, met en tous ses enfants la
capacité d'accueillir ce don. En plus, il réoriente ses enfants chaque fois que ceux-ci ont
refusé d'accueillir le don de réunification et par là le don de communion avec lui. Il est
important de souligner ici que
comme pour tous les autres prophètes, le point de départ absolu de son message [d'Ézéchiel] est la certitude du don radical que Dieu a fait à son peuple. Envers et contre tout, Dieu veut être le Seigneur d'Israël. Il veut être en rapport, en communion avec son peuple. Et il repart à neuf à chaque fois que le peuple a rompu cette communion. Voilà la base de la foi d'Israël : le Dieu d'Israël veut que son peuple vive. Il est prêt à tout et à n'importe quoi pour que son peuple l'accepte et que la communion soit établie. Pour toujours.191
Dans ces unités formées par les versets 16-18 et 19-20, une autre répétition se trouve
au v. 20 : « et les bois sur lesquels tu écriras seront dans ta main, [visibles] à leurs yeux ».
Le but de cette répétition est de faire voir au peuple l'action de Dieu : le v. 20 répète le v.
17 en ajoutant la mention «visibles à leurs yeux (des enfants du peuple)». Cela dit,
l'œuvre de réunification ne réside pas seulement dans le 'faire', mais aussi dans le 'voir'.
Le 'faire' insiste souvent sur l'effort humain, tandis que le 'voir' est un processus de
reconnaissance pour prendre en compte l'origine de toute œuvre. Une fois ce processus de
'voir' et de reconnaissance réalisé, le 'faire' devient efficace. Paul Auvray dit justement
qu'
Ézéchiel a besoin de voir. Toute sa vie il verra les vérités qu'il devra enseigner : il verra les animaux symboliques et le trône de Yahvé, il verra les ossements desséchés se lever sur la plaine, il verra le futur temple de Jérusalem dans tous ses détails. Au sens précis du mot, Ézéchiel est un visionnaire. Et
190
191 Il en va ainsi pour l'alliance de paix. Sur ce sujet, voir B. Renaud, Nouvelle ou éternelle Alliance..., p. 162. J.M. Asurmendi, « Le prophète... », p. 65-66.
76
c'est pomquoi Yahvé ne se contente pas de lui parler, il se montre, il agit. La parole introduit une vision, qui placée entre deux discours, préparée et expliquée par eux, constitue le centre de cette vocation.192
Il est intéressant de remarquer ici que le 'voir' est souvent mis en parallèle avec
T'être'. Paul Ricœur exprime l'alternatif entre le voir et l'être dans une formule très
parlante : le "voir-comme" de l'énoncé métaphorique, dans notre cas, c'est le
rapprochement de deux bois, renvoie à l'"être-comme" de l'ordre extra-linguistique du
langage poétique. Et ce « langage poétique [...] contribue à la "redescription" du réel. »193
Ce qui devait être redécrit, poursuit notre auteur, c'est le réel appartenant au monde du
lecteur. Ce monde offre « le site ontologique des opérations de sens et de référence »194.
Entre la référence et l'être-comme découvert par l'énoncé métaphorique, il y a un chaînon
intermédiaire c'est-à-dire l'acte de lecture. C'est le lectem qui se réfère à, parce qu'en fait il
est l'interlocuteur de l'acte de langage du poème. Un énoncé ne réfère qu'avec l'aide de
quelqu'un qui se réfère à. Ce dernier point nous montre donc l'importance de la place du
lecteur dans la démarche redescriptive du réel qui est, dans notre récit, la réunification de
tous les enfants d'Israël et par là la réunification de tous les enfants de Dieu.
Avec ce que nous venons de voir, il est important de souligner que la formule de
reconnaissance est répétée deux fois aux versets 23 et 27. En y regardant de plus près, nous
remarquons qu'il ne s'agit pas ici d'une simple répétition. En effet, l'ordre de la phrase est
renversé : au verset 23, c'est le peuple qui est mentionné en premier, tandis qu'au verset 27,
c'est Dieu qui est mis en première place195. Le v. 23 parle de la purification du peuple de
toutes sortes de souillure. Quant au v. 27, c'est Dieu qui promet d'établir sa demeure auprès
de son peuple. Cela dit, pour réaliser l'œuvre de réunification et toutes ses conséquences, il
faut un engagement et du côté divin et du côté humain. Cet engagement bilatéral est
indispensable pour que l'œuvre de réunification soit établie. Dans ce sens, nous pouvons
dire que
[Rapprocher les tribus les unes des autres et « les tenir unies dans sa main », telle est la volonté de Dieu. Ézéchiel doit aussi appeler le peuple à la
P. Auvray, Ézéchiel, p. 13-14. 192
193 P. Ricœur, Réflexion faite..., p. 47. 194 Idem, p. 48.
Sur le renversement de deux membres de la formule d'alliance, voir B. Renaud, Nouvelle ou éternelle Alliance..., p. 149.
77
conversion pour préparer les chemins de cet avenir nouveau de réconciliation. Cet avenir meilleur d'unité et de paix pour Israël passe en effet par une conversion sincère de sa part. C'est la tâche des prophètes d'en proclamer l'urgence au nom du Seigneur. Qui veut l'unité selon l'Alliance doit s'engager à se détourner des idoles et à se laisser purifier par Dieu : « Je les délivrerai de toutes les iniquités dont ils se sont rendus coupables, je les purifierai. Ils seront mon peuple et je serai lem Dieu ». Le renouvellement de l'espérance passe par le renouveau de la fidélité envers Dieu.196
Voilà une autre répétition concernant la promesse divine d'établissement de son
sanctuaire au milieu du peuple. Cette promesse se fait d'abord au moment où Dieu promet
de conclure une alliance de paix avec son peuple (v. 26). Ensuite, cet établissement est un
signe pour que les nations puissent connaître que c'est Dieu qui consacre Israël. Cela dit,
l'alliance de paix est inséparable du témoignage en vue d'une reconnaissance. Si
l'établissement du sanctuaire est la conséquence de l'alliance de paix entre Dieu et son
peuple, il est le témoignage par lequel les nations connaissent Dieu et son œuvre de
sanctification. Cet établissement est donc le résultat de l'alliance de paix et la condition de
la reconnaissance des nations. En ce sens, nous pouvons dire avec Louis Monloubou que
« ce qui caractérisera, en effet, la nouvelle communauté, ce sera moins sa constitution
monarchique que l'étroitesse des rapports que Dieu développera avec elle ; de ces rapports
nouveaux, de cette "alliance", le Temple, demeure de Yahvé établie au milieu du peuple,
sera le signe le plus remarquable et le plus remarqué aussi pour l'ensemble des
Nations. »197 « Ainsi le peuple deviendra-t-il pom les nations médiateur de connaissance,
d'expérience de Dieu. À travers la communauté sanctifiée, celles-ci pourront percevoir la
manifestation divine. »198
2.7 LA « VOUC » NARRATIVE
Tout au long du texte, le narrateur fournit au lecteur des clarifications qui contribuent
à la compréhension du récit. Ces indications se manifestent sous forme de commentaires
explicites et implicites. Ils constituent des signaux permettant au lecteur de connaître la
196 Textes pour La Semaine de Prière pour l'Unité des Chrétiens et pour toute l'année 2009, Ils seront unis dans ta main (Éz 37,17), r^t^://www.vatican.va/roman_curia/pontifical_couiicils/chrstuni/weeks-prayer-doc/rc_pc_chrstuni_doc_20080630_week-prayer-2009_fr.html] (consulté le 10 juin 2010). 197 L. Monloubou, Un prêtre devient..., p. 132. 198 B. Renaud, Nouvelle ou éternelle Alliance..., p. 150.
78
programmation de lecture du récit et en même temps le système de valeurs de l'autem
implicite. Commençons par un type de commentaire explicite, en l'occurrence celui de la
glose explicative.
2.7.1 Le commentaire explicite
La glose explicative est un commentaire ajouté par le narrateur. Dans notre récit,
nous la trouvons au v. 16 (Joseph, souche d'Éphraïm) et au v. 19 (le bois de Joseph qui est
dans la main d'Éphraïm). Pour Robert Martin-Achard, à l'origine du texte, ce sont
seulement les noms de Juda et de Joseph qui sont inscrits sur les bois pour désigner « les
deux parties séparées d'Israël depuis le schisme de 931 avant Jésus-Christ »199. Cependant,
la mention du nom de Joseph ne se trouve que rarement dans l'Ancien Testament, « c'est
pomquoi elle a nécessité la glose explicative sur Éphraïm »200. Cette glose explicative
montre que le lectem implicite du récit ne connaît pas la désignation courante des noms de
Juda et de Joseph. Elle a donc la fonction d'explication à l'intention du lecteur à qui le
narrateur veut adresser le message. Cette manière d'explication se qualifie comme
explicite, car elle constitue un commentaire ouvertement inséré dans le récit.
À côté de cela, nous trouvons aussi des commentaires implicites, c'est-à-dire des
communications indirectes révélées à travers des paroles et des actes des personnages, tout
au long de l'intrigue. L'intertextualité en fait partie.
2.7.2 Le commentaire implicite
2.7.2.1 Intertextualité
Le travail d'écriture nous montre que « nul texte ne peut s'écrire indépendamment de
ce qui a été déjà écrit et il porte, de manière plus ou moins visible, la trace et la mémoire
R. Martin-Achard, « Quelques remarques... », p. 69. Nous pouvons voir ici une influence de Jérémie 31 au verset 9 : « [J]e suis (Yahvé) un père pour Israël et Éphraïm est mon premier né ». Et au verset 20 : « Éphraïm est-il donc pour moi un fils si cher, un enfant tellement préféré, que chaque fois que j'en parle je veuille encore me souvenir de lui ? » 200 Idem, note 6.
79
d'un héritage et de la tradition »201. L'intertextualité est définie donc comme « le
mouvement par lequel un texte récrit un autre texte »202.
La formule déclarative de reconnaissance de notre récit est un exemple éclairant de la
présence effective, sous des formes variées203, d'un texte dans un autre : « Et les nations
sauront que je suis Yahvé » (v. 28). Cette formule contient deux éléments : la déclaration
proprement dite- les nations sauront -, et le contenu de cette connaissance, - que je suis
Yahvé -204. Au premier élément, le verbe savoir est compris soit dans le sens de « mettre à
l'épreuve » (Gn 22,12 ; 42,33-34), soit dans celui où un homme demande à un autre un
signe de la véracité de la parole prononcée (Gn 24,12-14). Quant au deuxième élément, la
formule se prononce soit dans un contexte de théophanie - Yahvé révèle son Nom (Ex 3) -,
soit au moment de la conclusion de l'Alliance (Ex 20). L'originalité de cette formule est le
regroupement de ces deux éléments pour en faire un seul. Aux dires de W. Zimmerli, cette
formule « ne se trouve sous sa forme stricte chez aucun des prophètes antérieurs à l'exil.
Certes Ézéchiel a connu ces prophètes mais il suit sa ligne propre, dont on peut, grâce au
chap. 20 de I Rois, faire remonter l'origine aux cercles prophétiques du royaume du
Nord. »205 Ézéchiel emprunte donc une formulation appartenant à la tradition prophétique
du royaume du Nord, antérieure de deux ou trois siècles206. Ce faisant, il trace les grandes
lignes de l'histoire du salut (Gn et Ex) dans une formulation courte et porteuse de sens. Par
cette citation qu'on peut qualifier de citation-preuve20'', le lecteur ne peut que revisiter cette
histoire pour en vivre personnellement et concrètement au quotidien. En effet, d'une part, la 9(18
déclaration "les nations sauront"
201 Nathalie Piégay-Gros, (Introduction à l'intertextualité, Paris, Dunod, 1996, p. 7) résume le constat fait par Julia Kristeva.
Idem, p. 7. 203 Idem, p. 45-52. On repère quatre catégories des relations de coprésence d'un texte dans un autre : citation, référence, plagiat, allusion. 204 Voir W. Zimmerli, Le livre du prophète..., p. 34-36.
Idem, p. 36. 206 Idem, p. 29. 207 Selon D. Marguerat (Pour lire les récits..., p. 145), « le fragment cité peut recevoir plusieurs statuts : a) la citation-preuve réfute, défend, appuie un argument en raison de son contenu ou de son autorité (argument d'autorité) ; b) la citation-relique authentifie le discours par un fragment de "discours vrai" qui lui confère le sceau originel ; c) la citation-culture crée une connivence avec le lecteur par adhésion à des valeurs communes ».
On peut repérer les autres emplois : « tu sauras » (par ex. 16,62), « vous saurez » (par ex. 24,24), « ils sauront » (par ex. 20,26).
80
était liée à un signe [...]. Mais la déclaration solennelle "JE SUIS Yahvé" ôte au récit son caractère anecdotique, nous met en présence d'une révélation dernière, d'une connaissance qui conditionne toute la vie et l'histoire du peuple de Dieu. [...] D'autre part, le sens de la formule "JE SUIS Yahvé" s'élargit. Nous avons cru discerner son origine dans les théophanies ; mais dans notre double formule elle déborde le seul domaine culturel, sacral. Par le discours prophétique, Yahvé intervient dans les tourbillons de l'histoire. Il engage son nom dans cette histoire. Cette révélation du nom nous éloigne de toute magie. Il ne s'agit pas de commentaires humains sur le sens de l'histoire mais d'une parole prononcée par un porteur autorisé de la révélation divine. Cet "aujourd'hui" de la révélation de Yahvé dans le concret de l'histoire n'est pas un phénomène secondaire par rapport à sa révélation dans le culte. Si importantes que soient les premières rencontres de Yahvé avec son peuple, celles dont la tradition garde le souvenir, Israël n'a pas à se réfugier dans le passé. C'est dans son présent, par la parole autorisée de ses messagers que Yahvé entend le rencontrer ; la rencontre prend de ce fait un caractère personnel.209
Le lecteur implicite du récit, connaissant la destruction du Temple, trouve donc dans
cette formule à la fois une consolation et une invitation à vivre l'aujourd'hui de sa vie. La
révélation de Yahvé dans la quotidienneté de son existence, entre joie et désespoir, lui
accorde une confiance toujours plus grande pour avancer vers un avenir qu'il n'envisage
pas encore. Le Temple est détruit, la présence de Dieu n'y est plus, mais n'est-il pas venu le
temps de s'attacher à Dieu lui-même, lui qui demeure éternellement au milieu de son
peuple ?
2.7.2.2 La_m_ise en_abyine_
Faisant partie aussi des commentaires implicites, la mise en abyme est une reprise
miniaturisée du récit porteur. Selon Lucien Dâllenbach, « est mise en abyme tout miroir
interne réfléchissant l'ensemble du récit par réduplication simple, répétée ou spécieuse »210.
Les versets 19 et 21 du passage choisi forment un récit spéculaire211 avec comme sujet Dieu
qui est à la première personne du singulier. La portée essentielle du message de notre récit
s'y trouve. Nous pouvons l'appeler le « condensé » d'Éz 37,15-28, car c'est à partir de ce
condensé que l'ensemble de l'histoire a été construit. Il est à noter que la distribution de
cette mise en abyme dans le texte ne se fait pas « en bloc », mais d'une manière morcelée.
209 W. Zimmerli, Le livre du prophète..., p. 36. 210 Cité par M. Bal, Narratologie..., p. 167.
81
En effet, les versets 19 et 21 sont intercalés par le verset 20 dont le sujet est à la deuxième
personne du singulier. C'est ce verset intercalé qui permet d'intégrer le récit en « tu » des
versets 16-18. En regardant de plus près cette mise en abyme, nous voyons qu'elle est
placée au milieu du récit en deux phases de portée différente. Au verset 19, la mise en
abyme s'intéresse à la référence (le rapprochement de deux bois), tandis qu'au verset 21,
elle insiste sur le sens (le rassemblement des enfants d'Israël dans lem pays natal). Ce
faisant, elle évite, d'une part, de tomber dans une vision prospective qui « risque de
dévoiler avant terme et avec trop de clarté le dénouement de l'histoire »212. D'autre part,
comme elle se trouve au milieu du récit, elle n'est pas qualifiée comme retrospection qui
« ne risque pas de priver la diégèse de son intérêt mais de perdre le sien »213. Loin d'être
prospective ou rétrospective, cette mise en abyme, qui est le centre structural du récit, prend
« une position intermédiaire entre ce qui est su et ce qui reste à découvrir »214. Elle est
qualifiée donc comme rétroprospective, la troisième dimension de la tripartition dans le
domaine de la mise en abyme, ce qui permet que « le lecteur présume à partir de ce qui ■y i c
resume » . Ainsi, par sa forme d'expression, elle suscite progressivement l'intérêt du
lecteur depuis le début du récit jusqu'à la fin. En même temps, dans sa forme de contenu,
elle oriente le lecteur vers l'essentiel du message prophétique où Dieu n'est pas seulement
le sujet de l'acte de réunification : il s'adresse aussi aux personnages et au lectem par un
«je » personnel, par un «je » qui dit toute sa personne. En effet, l'humain « peut attribuer
des qualificatifs à Dieu, l'appeler roi, juge, saint, mais nul autre que Yahvé lui-même ne
peut révéler son nom, c'est-à-dire le secret de sa personne »216.
2.7.2.3 Lejs^mbplfeme
Restons toujours dans le cas des commentaires implicites, il faut considérer ici
l'expression symbolique du texte. Comme nous savons, Ézéchiel est reconnu comme un
Autre appellation pour la mise en abyme. La tripartition dans le domaine de la mise en abyme (prospective, rétrospective, rétroprospective) est
réalisée par Dâllenbach. Voir la courte présentation faite par M. Bal, Narratologie..., p. 169. 213 M. Bal, Narratologie..., p. 169. 214 Idem, p. 169.
Dâllenbach, cité par M. Bal, Narratologie..., p. 169 ; c'est Dâllenbach qui souligne. W. Zimmerli, Le livre du prophète..., p. 35.
82
« maître incontesté dans l'art du symbole »217. Regardons maintenant comment ce maître
construit la symbolique interne du récit. Les versets 16-17 se situent dans une symbolique
construite autour d'une logique de séparation/rapprochement : « Prends un bois et écris sur
lui... Et prends un bois et écris sur lui... Et les fais approcher un vers un pour qu'ils
deviennent un ». Cette logique est répétée au verset 19 avec un changement qui précise le
sujet de l'acte de rapprochement, à savoir Dieu. Comme toute action symbolique, le
rapprochement de deux bois conduit le lectem à une compréhension au sens figuré. En
effet, les actions symboliques sont définies « comme un mime qui représente, par analogie,
le message du prophète »218. Dans notre cas, le message n'est pas simplement celui du
prophète, mais il révèle le message du destinateur, de Dieu lui-même. En ce sens, ces
actions ont une visée didactique, car au verset 21, avec la symbolique mise en œuvre par la
logique de dispersion/regroupement, le message que Dieu veut adresser à son peuple par
l'intermédiaire du prophète est exprimé. Le rapprochement de deux bois renvoie donc à
l'œuvre de regroupement de tous les enfants d'Israël dispersés. Ce qui est intéressant dans
notre récit c'est qu'à partir du verset 22, le narrateur apprend au lecteur, par la bouche du
destinateur, les conséquences de l'acte de rapprochement, de l'œuvre de réunification. Le
lecteur, en observant ces conséquences, comprend mieux l'enjeu de l'action symbolique
initialement présentée. Cette action symbolique est très significative pom le lecteur qui fait
l'expérience douloureuse du drame de la division, de la dispersion . Loin d'éviter de faire
rappel à ce drame, le narrateur en parle sous le langage symbolique en laissant une grande
place à la mémoire du lectem. En ce sens, nous pouvons dire qu'«Ézéchiel, plus que tout
autre peut-être, a aimé les drames et les symboles. Tout n'est pas drame, dans son œuvre,
mais le drame y tient une place de choix, et lorsque le texte laisse une certaine liberté, on
aura peu de chance de se tromper en donnant de l'épisode l'interprétation la plus concrète
et la plus réaliste. C'est que son tempérament, sa personnalité religieuse, la nature de sa
mission, tout contribuait à lui faire sentir sous leur aspect dramatique, les vérités qu'il
prêchait et les événements qu'il annonçait. »220 Pour entrer dans le processus de
réunification, il faut donc faire mémoire de ceux qui se sont séparés, de ceux qui nous ont
217 P. Auvray, Ézéchiel, p. 10. 18 J.M. Asurmendi « Le prophète... », p. 20.
219 Sur cette question, revoir § 2.1.2 Les instances narratives, p. 36-38. 220 P. Auvray, Ézéchiel, p. 23.
83
séparé les uns les autres. Même si ce rappel à la mémoire est douloureux, il est
indispensable pour une démarche authentique de réunification221.
Avant de quitter le domaine de la symbolique manifestée dans notre récit pour
développer sa valeur polysémique, il est important de souligner que les deux bois sont
reconnus, dans le contexte néotestamentaire, comme une préfiguration de la croix du
Christ, l'instrument par lequel Dieu répare toutes les divisions liées au péché entre les
humains et lui pom nous ramener vers l'unité par son amour pardonnant.
À travers les deux morceaux de bois qui forment sa croix, Jésus nous réconcilie avec Dieu ; l'humanité est ainsi remplie d'une espérance nouvelle. Malgré nos péchés, malgré la violence et les guerres, malgré la disparité entre riches et pauvres, malgré notre manque de respect envers la création, malgré la maladie et les souffrances, malgré les discriminations et malgré notre désunion et nos divisions, Jésus Christ - les bras ouverts sur la croix - embrasse toute la création et nous donne le Shalom de Dieu. Dans ses mains, nous sommes un et sommes attirés vers lui qui est mis en croix.222
De plus, la croix n'est pas simplement un signe évoquant la douleur de la Passion.
Elle nous parle davantage encore de la victoire du Christ sur le mal et la mort. Elle devient
pour ainsi dire le lieu de la gloire , le passage conduisant vers la résurrection.
2.7.2.4 La_EQbLsélïïi_e
La polysémie désigne la pluralité de sens. En narratologie, son utilisation renvoie à
une imprécision voulue ou une ambivalence volontaire. Ainsi, dans notre récit, le vocable
"es" peut se traduire de multiples manières : arbre, morceaux de bois, houlette, bâton du
221 Un exemple contemporain concret qui montre la difficulté de cette démarche : Après la réunification de deux pays Nord et Sud du Vietnam (1975), plusieurs familles se sont trouvées dans une situation extrêmement difficile. Les membres d'une seule famille appartenaient les uns au pays du Nord, les autres au pays du Sud. Pour vivre dans un esprit de paix, beaucoup d'entre elles, au nom de la primauté du lien charnel qui unit les membres de la famille, voudraient oublier complètement ce qui s'est passé. Mais les choses maintiennent leur complexité le jour (30 avril) où le pays, gouverné uniquement par le parti communiste jusqu'à ce jour, commémore cet événement (victoire pour le pays du Nord, défaite pour le pays du Sud). Le fait de vouloir tout oublier pour demeurer dans un esprit de paix et d'unité en famille est-il la bonne solution ? Sous quelle forme le mémorial à ce passé douloureux engage-t-il tout le monde ?
Textes pour La Semaine de Prière pour l'Unité des Chrétiens et pour toute l'année 2009, site d'Internet cité.
!3 Sur cette question, voir particulièrement la thématique de la croix comme le lieu de la gloire dans l'Évangile selon Saint Jean. On peut consulter Alain Marchadour, L'Évangile de Jean, Paris, Bayard Éditions/ Centurion, 1992, spécialement p. 230-232.
84
chef, sceptre royal...224 «À la suite de quelques anciennes traductions, on a souvent
compris qu'il s'agissait de deux "bâtons". Cela conviendrait parfaitement si, comme le
semble bien, le texte a une connotation politique : il pourrait s'agir de deux sceptres,
symbole du pouvoir. Mais cela n'est pas très cohérent avec l'action symbolique : deux
bâtons dans une main continuent à être deux ! C'est pour cela qu'on choisit prudemment le
terme générique "deux morceaux de bois" ; on respecte ainsi le flou du texte lui-même. »22
Loin de choisir un terme au détriment d'un autre, la lecture narrative garde donc une part
d'ambiguïté pour ouvrir un grand espace au lecteur par sa fonction pragmatique. Cette
ouverture virtuelle le conduit vers une richesse interprétative très grande, car les effets de
chaque traduction le poursuivent tout au long de sa lecture. S'il doit faire un choix, il peut
le faire en sachant que l'autre demeure possible. Cette position place le lecteur devant la
dimension réelle de l'œuvre interprétée, devant son travail interprétatif en renonçant à
vouloir lever toute ambiguïté . En ce sens, nous pouvons dire que les formulations, les
propositions dans la démarche de réunification pourraient demeurer polyvalentes, car cela
donne un grand potentiel d'interprétation dans lequel la liberté et l'inventivité de chaque
groupe sont garanties. Loin d'enfermer ceux qui s'y engagent dans les idées fixes issues
d'un seul groupe, l'appel à construire l'œuvre de réunification doit créer un espace libre,
ouvert où chacun peut apporter sa propre contribution en fonction de sa situation. Pour le
lecteur, cet espace de liberté et d'ouverture se manifeste, d'une manière ou d'une autre, par
la cassure entre l'histoire racontée et la mise en récit que le phénomène d'opacité narrative
provoque.
2.7.2.5 Opacité narrative
L'opacité narrative survient dans le récit au moment où le lecteur comprend des
éléments que les personnages n'arrivent pas à percevoir, ou inversement. Cela témoigne
d'une cassme entre l'histoire racontée et la mise en récit provoquée par le narrateur.
224 Pour plus de détail, voir notre premier chapitre, p. 19-20. Sur le symbolique biblique du bois, on peut consulter Marc Girard, Les symboles dans la Bible, Montréal/Paris, Les Éditions Bellarmin/Les Éditions du Cerf, 1991, p. 567-582. 225 J.M. Asurmendi « Le prophète... », p. 58. 226 D. Marguerat, Pour lire les récits..., p. 159.
85
Nous avons déjà observé l'inégalité dans la distribution de l'information entre le lecteur et
les personnages. Nous avons également dégagé certains effets de la manière dont ces
informations sont disposées (voir section 2.4.7). Maintenant, nous allons voir comment le
phénomène de l'opacité narrative permet au lecteur de participer au déroulement de
l'action du récit. Comme nous l'avons dit, dès le début de notre récit, le lectem est averti
que la parole annoncée par le narrateur a une origine divine. C'est à travers cet horizon que
le lecteur est invité à participer au récit. C'est aussi sous cet horizon que tous les thèmes du
récit seront développés. Bénéficiaire de cette information, le lecteur projette un regard qui
va au-delà du thème de rapprochement de deux bois (w. 16-17). Le déséquilibre entre la
parole divine qu'il écoute par l'intermédiaire du narrateur et le rapprochement de deux bois
qu'il voit dans la main de ce dernier crée en lui un désir profond de comprendre le pourquoi
de ce geste prophétique. Au verset 18, ce désir rejoint celui du personnage collectif du récit
qui, jusqu'à présent, ignore l'origine divine de la parole annoncée et du geste démontré. Au
verset 19, avec le personnage du récit, le lecteur prend le temps pom écouter ou plutôt
réécouter l'explication du narrateur à propos du sujet de l'acte de rapprochement de deux
bois. Ce faisant, il perçoit la même chose que le personnage (v. 20). Du coup, un autre
déséquilibre se met en place aussi bien chez le lecteur que chez le personnage du récit : le
rapprochement de deux bois soit dans la main du narrateur soit dans la main du destinateur
perd sa valeur thématique. En effet, l'image de ce rapprochement devient le passage
transitoire par lequel une autre thématique va être développée. C'est ce que le lecteur et le
personnage observent au verset 21 avec la mise en œuvre d'une thématique de
rassemblement des enfants d'Israël dispersés. Dans les versets qui suivent, avec une tension
narrative devenue de plus en plus intense, les autres thématiques comme la restauration du
pays, la purification, l'établissement de l'alliance de paix, du sanctuaire, la sanctification du
peuple, seront mentionnées. Ce qui est intéressant ici c'est que le lecteur participe
activement au processus de transformation de toutes les thématiques. Au fil de la lecture, il
perçoit chaque thématique dans une perspective d'ouverture toujours plus grande. Dès
qu'une thématique perd de sa valeur, une autre se met en place à son intention. Cependant,
27 Nous suivons le développement fait par Wolfgang Iser. Ce dernier utilise le terme ' le blanc' du récit pour désigner les déséquilibres entre la position offerte au lecteur et celle aux personnages. Plus de détail sur ce terme et ses analyses, voir Wolfgang Iser, l'acte de lecture, théorie de l'effet esthétique, Bruxelles, Pierre Mardaga éd., 1985, spécialement p. 317-338.
86
cela ne veut pas dire qu'une thématique dépréciée est rejetée totalement. Paradoxalement,
elle devient l'horizon de perception qui contribue à la compréhension de la thématique
suivante. Cet enchaînement se pomsuit dans la mesure où les points de vue du narrateur et
du lecteur se croisent et s'enrichissent mutuellement et jusqu'au moment où la totalité du
message est communiquée. Compris ainsi, le point de vue du lecteur, en ce qui concerne la
compréhension des thématiques, n'est jamais arbitraire. Il est invité continuellement à
comprendre la nouvelle thématique sous l'horizon de l'ancienne qu'il vient de traverser. En
ce sens, nous pouvons dire que l'œuvre de réunification est un long processus qui respecte
toutes les étapes qui la précèdent. Pour la comprendre et s'y impliquer, il est proposé à
chaque participant de réfléchir à tous les moyens possibles pour faire avancer toutes les
démarches nécessaires sans oublier cependant la préoccupation principale. À juste titre,
Robert Martin-Achard disait qu'en
évoquant d'autres aspects de la reconstitution de son peuple, il [Ézéchiel] ne perd pas de vue la préoccupation d'unité qu'il a exprimée par un geste symbolique. Il parle du rassemblement des dispersés, thème proche, mais distinct de celui de la réunification d'Israël, qui jouera un rôle important dans la période postexilique (v. 21). Il insiste sur la purification du peuple de Yahvé, rendue nécessaire par les abominations dont celui-ci s'est rendu coupable (v. 23). Il annonce l'instauration d'un ordre stable, sous l'autorité de David (v. 24a). Mais il n'a gardé d'oublier ce qui paraît ici son souci majeur : la fin du schisme.228
Nous venons de parcourir le récit sous l'angle de la communication indirecte, du
commentaire implicite. Tous ces moyens, que ce soit la mise en abyme, le symbolisme, la
polysémie ou l'opacité narrative, n'ont qu'une seule fonction : favoriser la participation
active du lecteur par l'acte de lecture. Cette remarque nous conduit à nous intéresser au rôle
du lecteur dans l'acte de lecture. À partir des questions telles que celles-ci : quelle réponse
le récit appelle-t-il le lecteur à donner ? Comment pouvons-nous analyser ces éléments de
réponse ? C'est ce que nous voulons développer maintenant.
2.8 LE TEXTE ET SON LECTEUR
Le texte propose à son lecteur une sorte de contrat de lecture. En s'y engageant, le
lecteur comprend mieux comment le texte doit être lu. Ce contrat se manifeste d'abord par
R. Martin-Achard, « Quelques remarques... », p. 70.
87
le péritexte, une stratégie préfacielle qui est posée avant le texte pom orienter sa lecture.
Puis, il se noue à un autre emplacement textuel qu'est l'incipit, un autre protocole de
lecture posé à l'intention du lecteur.
2.8.1 Le péritexte
C'est une forme textuelle préalable que le narrateur a mise en place pom avertir le
lecteur comment et pourquoi il faut lire le texte. Loin d'être simplement une introduction
du récit, sa fonction est de « fixer le statut du récit en dictant les normes du pacte de lecture
». « Ses préfaces surplombent le texte en assignant une incontournable clef de lecture à qui
veut le comprendre conformément à l'intention de son concepteur. »229
Le livre d'Ézéchiel s'ouvre par ce passage : « La trentième année, le quatrième mois,
le cinq du mois, alors que je me trouvais parmi les déportés au bord du fleuve Kebar ; le
ciel s'ouvrit et je fus témoin de la vision divine. Le cinq du mois - c'était la cinquième
année d'exil du roi Yoyakîn - la parole de Yahvé fut adressée au prêtre Ézéchiel, fils du
Buzi, au pays des Chaldéens, au bord du fleuve Kebar. C'est là que la main de Yahvé fut
sur lui. » (Éz 1,1-3) Ce court passage introductif nous montre une chose importante du
point de vue narratif. En effet, nous y voyons deux récits : le premier est un récit en « je »
(v. 1) et le second est un récit en « il » (v. 2-3). Pour certains, il s'agit là d'un travail
rédactionnel en deux temps : celui du prophète lui-même (v. 1) et celui de l'éditeur qui
parle du prophète (v. 2-3). Cependant, « l'opération qui permettrait de distinguer ce qui
provient de ces mains anonymes de ce qui a été écrit par le prophète lui-même » demeure
« fort délicate »230. En narratologie, on fait une distinction entre le moi et le soi du récit. Le
début du livre d'Ézéchiel en est un bon exemple.
Nous voulons mentionner ici quelques réflexions de Paul Ricœur pour qui le récit est
plus souvent un récit en il ou en elle qu'une méditation à la première personne. Le je
proustien c'est-à-dire le je « à devenir lecteur de lui-même » est un il transformé. P. Ricœur
a proposé donc une distinction entre le soi et le moi, qui peut être expliquée de trois
manières.
29 D. Marguerat, Pour lire les récits..., p. 169. 30 L. Monloubou, Un prêtre devient..., p. 43.
88
D'abord c'est la distinction entre le moi immédiat et le soi réflexif. Cette distinction
s'est faite dans l'intégration de différentes procédures objectivantes à propos du discours et
de l'action. C'est une herméneutique entre le dire et le faire.
Ensuite, c'est la distinction entre Yidentité-mêmeté et l'identité-ipséité. Cette
distinction concerne la nature de l'identité de sujet selon le discours ou l'action. W identité-
mêmeté est considérée comme objective ou objectivée du sujet parlant et agissant alors que
l'identité-ipséité est apparue comme un sujet capable d'être l'autem de ses paroles et de ses
actes et comme un sujet responsable de son dire et de son faire.
Enfin c'est la distinction entre le sujet parlant, agissant et le sujet se racontant. Cette
distinction concerne la composante de passivité ou d'altérité de l'identité-ipséité. Cette
altérité se joue à différents niveaux : l'autre peut être à la fois corps propre et autrui ; l'autre
peut devenir aussi le porteur d'une autre histoire que la mienne dans les récits de ma 231
vie... . Cette remarque rejoint la réflexion de Louis Monloubou pour qui
Ézéchiel vivait au milieu de ce groupe d'exilés dont la mentalité, au gré des événements, se modifiait ; après lui son livre a vécu au sein d'une communauté dont l'histoire progressait, dont les soucis évoluaient, dont les désirs ou les besoins spirituels se transformaient. Au lieu de rester figés, tous deux, le prophète et son livre, ont fourni des réponses renouvelées, adaptées à des situations nouvelles. De ces adaptations constantes, le texte que nous lisons aujourd'hui porte les traces ; disons, si on le veut, les cicatrices. Cicatrices glorieuses, malgré tout, indices certains de l'éternelle jeunesse de la Parole, qui, programmée, lue, méditée, relue par des générations attentives, se complète, se transforme, vit.232
Ces mots introductifs du livre invitent donc le lecteur à être sensible aux changements
du sujet dans chaque récit, car ils ont des conséquences considérables non pas seulement
dans le rapport sujet-objet, mais aussi dans le rapport d'un sujet à un autre.
Dans notre cas, le début du récit est un récit en «je », le «je » du narrateur (v. 15),
puis les versets 16-21 présentent un récit en « tu », et à partir du verset 22, c'est un récit en
«je » qui revient, mais cette fois-ci c'est le «je » du destinateur. Avec ce changement du
sujet dans le récit, nous pouvons dire que l'œuvre de réunification provient d'abord d'une
initiative divine, mais par la suite elle est confiée à une personne (Ézéchiel) qui suscite la
231 P. Ricœur, Réflexion faite..., spécialement p. 75-77. 232 L. Monloubou, Un prêtre devient..., p. 44.
89
collaboration d'un groupe donné (les enfants d'Israël). Enfin, elle s'achève toujours par
l'agir personnel de Dieu sur un groupe devenu de plus en plus important (les nations) grâce
au témoignage de celui que constituent les enfants d'Israël, préalablement choisi.
À côté du péritexte, l'ouverture du texte lui-même, Yincipit, mérite lui aussi notre
attention.
2.8.2 L'incipit
Nous constatons que la première parole joue un rôle très important dans chaque
rencontre. Ce qui est valable dans la vie l'est aussi pour le récit. C'est toujours par la
première phrase que le narrateur établit sa relation avec son lecteur en lui fournissant des
éléments porteurs de sens. Cette phrase est donc une indication de première importance
dans la production intentionnelle du sens. L'incipit, un terme d'origine latine signifiant « il
commence », a pour fonction de fixer le cadre du récit en donnant au lecteur un protocole
de lecture . Ainsi, notre récit commence par cette phrase : « La parole de Yahvé fut à moi
en disant » (v. 15). « Cette formule, aux dires de Zimmerli, revient constamment : elle
exprime le fait que la parole est événement, acte, jamais une vérité intemporelle. »234 Cela
dit, la parole révélée dans notre récit est à accueillir comme un événement conditionné par
l'espace et le temps de chaque lectem235. Loin d'être une vérité qui s'impose de l'extérieur,
sa vocation est de transformer le lecteur de l'intérieur. Ce processus de transformation est
achevé dans la mesure où le lecteur assimile cette parole pour se l'approprier.
2.8.3 Lecture-prévision
Avec le pacte de lecture proposé par le péritexte et l'incipit, le lecteur est invité à
suivre la programmation de la lecture à venir. Pour autant la réception du récit n'est pas
complètement jouée. Loin de suivre simplement et sans surprise le déroulement d'un
233 Plus de détail, voir D. Marguerat, Pour lire les récits..., p. 169. 234 W. Zimmerli, Le livre du prophète..., p. 41. 235
François-Xavier Amherdt évoque les réflexions de Paul Ricœur : « la parole du prophète est contestée par ses destinataires. Elle est liée au cours des événements, "elle est daté et elle prend date" ». La dernière citation est de P. Beauchamp. F.-X. Amherdt, L'herméneutique philosophique de Paul Ricœur et son importance pour l'exégèse biblique. En débat avec la New Yale Theology School, Paris, Éditions du Cerf, 2004, p. 294.
90
scénario planifié, le lecteur est continuellement invité à coopérer avec le récit dans le
processus de déchiffrement de l'itinéraire proposé. Par ses propres compétences, il peut
anticiper la suite du récit en analysant les données du récit antérieur. Autrement dit, avant
même la lecture, il va émettre des hypothèses pour prévoir comment l'intrigue va se
poursuivre. Mais au fur et à mesme de l'avancement du récit, il est amené à valider ou non
ces hypothèses. Quant au narrateur, pour attirer l'intention du lectem à ce jeu porteur de
sens, il peut glisser de faux indices ou des signes ambigus pour déjouer les prévisions de ce
dernier.
Au début du livre, le lectem a été averti par le récit de la mission d'Ézéchiel : « Il
(Yahvé) me dit : "Fils d'homme, tiens-toi debout, je vais te parler." L'esprit entra en moi
comme il m'avait été dit, il me fit tenir debout ; et j'entendis celui qui me parlait. Il me
dit : "Fils d'homme, je t'envoie vers les Israélites, vers les rebelles qui se sont rebellés
contre moi. Eux et leurs pères se sont révoltés contre moi jusqu'à ce jour. Les fils ont la tête
dure et le cœur obstiné ; je t'envoie vers eux pour leur dire : "Ainsi parle le Seigneur
Yahvé". Qu'ils t'écoutent ou qu'ils ne t'écoutent pas, c'est une engeance de rebelles, ils
sauront qu'il y a un prophète parmi eux. » (Éz 2,1-5). Cet avertissement peut aider le
lecteur à anticiper la réaction du peuple, prévue même par le destinateur au verset 18 de
notre passage. Lorsque le lectem lit cette réaction, il se souvient de ce qui s'est passé dans
le récit de la mission du prophète. Il peut imaginer une réaction très active, même violente
du peuple. Mais en fait c'est une réaction très passive, non pas de la part des gens qui ont
«la tête dure et le cœur obstiné» (2,4). Le lecteur est donc ramené à envisager une autre
possibilité pour poursuivre l'intrigue du récit et son enjeu. Et il la trouve au fameux verset
26 du chapitre 36 où Dieu a promis à son peuple : « Et je vous donnerai un cœur nouveau,
je mettrai en vous un esprit nouveau ; j'ôterai de votre chair le cœur de pierre et je vous
donnerai un cœur de chair. » Devant une telle maestria du narrateur, le lecteur ne peut que
s'incliner devant lui. Mais ce travail subtil ne s'arrête pas là. Elle est allée plus loin pour
montrer au lecteur le rôle fondamental de la mémoire : une mémoire à court terme
(remonter aux quelques versets précédents du chapitre 36) ou une mémoire à long terme
(remonter au récit de la mission au chapitre 2). Dans chaque récit, le lecteur trouve donc un
va-et-vient continuel entre ce qui est mémorisé et ce qui est envisagé, entre la rétention (de ce qui s'est passé) et la prédiction (de ce qui va arriver). La
91
lecture vit de ce mouvement d'allers et retours, mais elle n'est pas la seule : tout processus d'apprentissage suit la même dialectique. Pom le dire avec les mots de Jean-Michel Adam : dans la lecture, « le processus cognitif est un va-et-vient de l'antécédent au conséquent envisagé et du conséquent à l'antécédent reconstruit »
Nous venons de voir comment le narrateur attribue au lecteur des compétences pour
que le récit soit lu. Cette attribution est réalisée dans le processus de la réception du texte
(péritexte, incipit, prévision-lecture). Maintenant, arrêtons-nous sm un autre aspect
important dans la démarche de la construction d'un lecteur coopérant : il s'agit pour le récit
de construire un lecteur compétent pour le lire238.
2.8.4 La construction du lecteur par le texte
Le déchiffrement de la symbolique chez Ézéchiel nous permet de voir comment un
lecteur compétent est construit pour lire le récit. Étant averti de l'origine divine de la parole
au verset 15, le lecteur ne se contente pas de rester dans le sens obvie du rapprochement de
deux bois décrit aux versets 16-17. En observant la mise en récit voulue par le narrateur, il
est proposé au lecteur d'accéder au niveau figuratif. Il regarde le même geste que le
personnage collectif du récit, mais il est plus compétent que ce dernier. Sur ce point, on
peut dire que la compétence du lectem est mise en opposition avec l'ignorance du
personnage du récit. Le lecteur ne saisit pas encore la portée du message exprimé à travers
ce geste, mais il comprend que ce message est d'une grande importance car celui-ci vient
de Dieu. L'explication au verset 19 (« Dis-leur : ainsi parle le Seigneur : voici moi Yahvé
prenant le bois... ») est nécessaire au personnage du récit et non pas au lecteur. Se situant
dans le processus d'apprentissage de la symbolisation dès le début du récit, le lecteur
comprend facilement le message dévoilé au verset 21 : le rassemblement des enfants
dispersés. Cependant, la compétence du lecteur ne s'arrête pas là, il est apte à saisir les
conséquences de ce rassemblement qui sont développées à partir du verset 22. Elles
conduisent le lecteur à reconnaître Dieu comme son Dieu. Par la mise en œuvre de l'action
symbolique, le lecteur, construit par la stratégie narrative, est conduit donc progressivement
236 Le texte narratif, p. 29, cité par D. Marguerat. 237 D. Marguerat, Pour lire les récits..., p. 177-178. 238 D. Marguerat (Pour lire les récits..., p. 179) reprend l'idée d'Umberto Eco.
92
dans la reconnaissance de Celui par qui vient toute œuvre de réunification. À chaque fois,
le lectem lit le récit dans sa dimension symbolique, progressant dans la connaissance du
récit et plus encore dans la reconnaissance même de Dieu.
2.9 L'ACTE DE LECTURE
Avec ce que nous venons de rappeler, nous comprenons que grâce à la lecture, le
texte entre dans un processus d'achèvement. L'acte de lecture est le moyen par lequel un
texte est ramené à ses destinateurs. Une fois le texte terminé, son auteur le laisse aux bons
soins du lecteur pour l'achever. En lisant le texte, le lectem fait une expérience qui engage
toute sa personne. Quant au texte, il conduit le lecteur vers les questionnements sur les
valeurs essentielles de sa vie. Le texte et son lecteur entrent donc dans une tension parfois
violente, mais toujours porteuse du sens : tension entre l'effet recherché par le texte et la
liberté du lecteur, tension entre le travail de déchiffrement sur le sens du texte et le travail
du lectem sur lui-même pour être conformé au sens déployé dans le texte. Pour voir
comment cette tension se joue, commençons par étudier le rapport entre le monde du récit
et le monde du lecteur.
2.9.1 Monde du récit et monde du lecteur
Quelle est la relation entre ce que raconte le récit et ce que vit le lecteur? Pour
théoriser ce rapport, Paul Ricœur utilise le terme mimesis emprunté chez Aristote.
Raconter, c'est montrer les capacités de mimesis, c'est représenter l'action par le discours.
Le discours narratif est donc une imitation créatrice, une présentation d'un processus de
configuration dans le récit d'une expérience du monde. Dans ce sens, le récit se situe au
croisement de deux mondes : celui que l'auteur a expérimenté et celui où vit le lecteur.
L'acte de lecture a l'objectif de rechercher l'expérience à partir de laquelle le récit a été
construit pour susciter des effets sm le lectem. Pour réaliser cette recherche, il faut
remonter vers le monde du récit pour voir en quoi l'expérience de ce monde rejoint celle du
lecteur d'aujourd'hui. Reprenant la trilogie classique production-texte-interprétation, Paul
Ricœm l'a reformulée d'une manière originale : mimesis I (amont du récit), mimesis II
(récit), mimesis III (aval du récit). Il est possible d'appliquer cette grille de lecture à notre
sujet.
93
Mimesis I : Ce moment correspond au temps annoncé par le verset 15 : « La parole de
Yahvé fut à moi en disant ». Le narrateur décrit un monde auquel réfère le récit. Autrement
dit, ce moment préfigure le monde narratif à partir duquel le narrateur va développer la
mise en récit. C'est pourquoi, ce moment aide le lecteur à reconstruire l'histoire racontée.
Mimesis II : C'est le monde du récit qui est exclu de l'expérience immédiate et qui,
pour notre texte, commence au verset 16 et se termine au verset 28. C'est le moment de la
configuration narrative où l'auteur met en place une intrigue avec un réseau de
personnages. Prenant en compte la temporalité, l'auteur utilise ce quiproquo d'événements
pour en établir une unité.
Mimesis III: C'est le moment de l'appropriation, s'appliquant au monde où vit le
lecteur. Le lectem enregistre le monde du récit avec son système de valeurs, son
programme de vie et voit en quoi cette vision du monde peut avoir une influence sm la
sienne. Devant cette « proposition de monde »239 suscitée par le texte, le lecteur est invité à
l'habiter pom y contribuer ce qui est lui est propre. Ce moment correspond à celui de
l'interprétation. Cette démarche que Paul Ricœur nomme « refiguration » opère le passage
du monde de l'œuvre au monde du lecteur. C'est aussi ce que nous sommes en train de
réaliser durant notre parcours. Ce moment mimétique de la narration invite le lecteur que
nous sommes à appliquer la vision du réel proposée par le récit dans notre propre monde.
En lisant le récit, le lecteur a la vocation de l'actualiser. Cependant, il faut garder toujours
une distance nécessaire entre le monde du récit et le monde du lecteur. Plus la distance est
forte entre ces deux mondes, plus la lecture devient féconde pour le lectem. Grâce à sa
distance historique et culturelle, le texte résiste à son lectem, mais c'est dans cette
résistance que ce dernier découvre une richesse infinie dans sa quête de sens. L'altérité
dans le rapport du texte et son lecteur demeure une expérience productrice de signification
pour ce dernier. Face à l'étrangeté du texte, le lectem fait une opération de
décontextualisation, détachant le contexte historique auquel le récit renvoie, pour se situer
dans son monde actuel par la démarche de recontextualisation.
Une question légitime se pose cependant qui est de savoir si le lecteur demeure
souverainement libre quand il lui est proposé d'adopter la vision du réel suscitée par le
239 Paul Ricœur, Du texte à l'action. Essais d'herméneutique II, Paris, Éditions du Seuil, 1986, p. 115.
94
monde du récit. La distinction entre le sens et la signification permet de répondre à cette
question.
2.9.2 Sens et signification
Le sens du texte se déploie au moment du déchiffrement durant la lecture (mimesis
II). Quant à la signification, elle correspond au « moment de la reprise du sens par le
lecteur, de son effectuation dans l'existence »240 (mimesis III). L'acte de lecture articule
donc ces deux moments : saisir le sens du texte et réagir à partir de ce qui a été perçu. Dans
notre récit, le personnage collectif qu'est le peuple demande au narrateur d'expliquer ce
qu'il est en train de faire. Cela se joue au niveau de la compréhension. La réponse du verset
19 est largement suffisante pom une telle question. Mais le narrateur ne s'arrête pas là, il
fait parler le destinateur pour donner la signification de son geste. Ce qui est intéressant
dans ce récit c'est que le narrateur articule bien les deux éléments dont nous venons de
parler : le texte n'est pas seulement expliqué (au niveau du sens), mais encore il est compris
(au niveau de la signification)241. Une distinction subtile à faire ici, c'est que le sens
précède logiquement la signification même s'il y a souvent un va-et-vient entre ces deux
éléments. Dans notre passage, le personnage du récit est curieux de comprendre le « ceux-ci
sont quoi pour toi » (v. 18). Son intérêt porte donc sur le sens de l'acte de rapprochement
des deux morceaux de bois. Quant au lecteur, ce même intérêt ouvre chez lui une possibilité
dans la découverte de la signification. Chose remarquable, plus il veut intégrer la
signification du récit dans sa vie, plus son désir de la quête de sens est intense. Nous
trouvons ici une autre version du paradigme ricœurien : comprendre plus, c'est expliquer
mieux.
Il est à noter qu'après avoir compris la signification du texte, le lecteur se situe face
au choix d'intégrer ou non cette part de vérité dans sa vie. En tout cas, il demeure pour cela
souverainement libre. L'effet objectif surgi à travers le texte est une potentialité : c'est au
lectem, par sa réception subjective, de l'actualiser ou non. Cependant, cela ne veut pas dire
que toutes lectures sont légitimes. Le sémioticien Umberto Eco évoque Les Limites de
240 Paul Ricœur, Le conflit des interprétations, p. 389. 241 Le texte nous fait penser à la parabole de la semence dans l'Évangile (Mt 13,1-23 ; Mc 4,1- 20, Lc 8,4-14). Dans ce récit, Jésus ne donne pas seulement une explication de cette parabole, mais encore sa signification.
95
l'interprétation à poser entre liberté d'interprétation et fidélité au texte. Selon lui, la
variabilité de la lecture ne peut pas dépasser « les droits du texte ». Au lecteur est donc
proposé de respecter les contraintes de lecture manifestées par les indications textuelles. A
partir de là, le lecteur est invité à être vigilant et accueillant envers les potentialités de sens
cachés dans le texte sans dépasser les limites ni les réduire à un sens unique. De plus, cette
compréhension du sens du texte renvoie toujours à une compréhension du lecteur de lui-
même.
2.9.3 Lire pour (se) comprendre
La lecture est un aller-et-retour entre l'observation et l'implication. Autrement dit,
elle alterne un mouvement du texte à soi et du soi au texte. « Ce qui est à interpréter, dans
un texte, c'est une proposition du monde que je pourrais habiter et où je pourrais projeter
mes possibles les plus propres. »242 Ainsi, « le texte est une médiation par laquelle nous
nous comprenons nous-mêmes »243.
En lisant le passage étudié ici, chaque lecteur est ainsi invité à s'identifier au
personnage collectif du récit pour se questionner à partir du « ceux-ci sont quoi pour
toi (narrateur) » (v. 18). Devant le récit constitué autour du geste de rapprochement des
deux morceaux de bois, ce personnage collectif, étant le premier lecteur de l'histoire
racontée, voit que derrière ce geste se déploie une proposition multiple de monde. L'autem
implicite veut que l'interrogation du personnage du récit envers le narrateur ne renvoie pas
seulement à une compréhension du geste (« ceux-ci sont quoi ») et par là du récit, mais
encore à une compréhension qui concerne directement ce dernier dans sa vision du monde
(« pour toi »). Cela dit, la compréhension du texte implique nécessairement la
compréhension du soi. Le lecteur que nous sommes est invité à refigurer le monde qui nous
habite à partir du monde du texte. Autrement dit, il nous est proposé de passer l'intrigue du
récit dans la trame de notre propre existence. Le récit nous conduit donc vers une possibilité
de changer notre intrigue personnelle, il nous offre une possibilité de devenir autre tout en
nous maintenant dans notre identité-ipséité. Ainsi, selon notre récit, nous sommes invités à
être prophète à la manière d'Ézéchiel pour les hommes et les femmes de notre temps. « Être
242 P. Ricœur, Du texte à l'action..., p. 53. 243 Idem, p. 115.
96
prophète à la suite d'Ézéchiel, c'est être attentif à ce qui se passe en nous et autour de nous,
c'est être capable de lire les événements pour les comprendre, avoir les yeux ouverts et
l'oreille aux aguets pom voir et entendre, être prêt au changement, au retournement, à la
conversion, ne pas s'accommoder, ne pas se couler dans un moule, ne pas s'installer dans la
monotonie et dans la répétition, ne pas prendre le passé comme seule norme et seul horizon,
avoir de l'espoir et être enraciné dans l'espérance, ne pas avoir peur et croire dans la vie et
dans les autres. C'est, tout simplement, suivre sm son chemin, Jésus Christ, le
prophète. »244
CONCLUSION
Tout au long de notre deuxième chapitre, en suivant progressivement la grille de
lecture proposée par Daniel Marguerat, nous avons questionné le récit d'Ézéchiel 37,15-28
d'un point de vue narratif. Ces questionnements nous rendent plus proches du récit, malgré
la distance qui sépare le monde du récit et le monde du lecteur. Au fur et à mesme que nous
avançons dans le récit, nous devenons plus familiers avec lui. Nous grandissons devant lui.
Nous sommes appelés à être ses contemporains. Le monde du récit devient notre monde.
Ces deux mondes coïncident l'un avec l'autre grâce à l'acte de lecture. La lecture est
appelée à être un lieu privilégié de rencontre où tous les « moi » possibles du lecteur se
déploient, et à devenir ainsi un lieu de l'incarnation. À l'instar de la logique de
l'incarnation, le monde du récit habite le monde du lecteur pour que le dernier puisse
devenir le premier. L'intrigue du récit prend donc chair dans notre intrigue personnelle.
Chaque lecteur est invité à concrétiser cette intrigue dans la quotidienneté de son existence.
Cette méthode peut être appliquée avec des résultats inattendus dans les récits
bibliques. Elle bénéficiera gracieusement des autres méthodes d'exégèse biblique comme la
méthode historico-critique ou sémiotique. Cependant, elle ne prétend pas épuiser tous les
sens cachés derrière le récit. Par contre, elle veut laisser entrevoir de nouvelles possibilités
de compréhension qui surgissent à chaque lecture. Tous les critères théoriques ne peuvent
pas être appliqués à tous les récits, car ces derniers dépassent toutes les méthodes
envisagées. Les récits ne peuvent pas être encadrés par ces critères, si efficaces soient-ils.
244 » J.M. Asurmendi, « Le prophète... », p. 66.
97
Ils résistent toujours par rapport au lecteur, mais c'est dans cette capacité de résistance que
le lecteur peut puiser le sens pour lui aujourd'hui. Ils sont donc à interpréter sans cesse au
profit du lecteur. Mieux encore, ils sont interprétants pour tous les lecteurs de tous les
temps et de tous les espaces. En tout cas, les outils mis en œuvre par cette méthode aident
le lecteur à se surprendre toujours devant des récits connus et familiers. Ils lui fournissent
une multitude de chemins pour accéder à la profondeur des significations du récit.
Cette approche narrative aide le lectem à se laisser interpeller par le récit de
différentes façons. Elle le conduit à reproduire la trame narrative dans la trame existentielle
et culturelle qui lui est propre. Le récit d'Ézéchiel 37 nous parle de la réunification des
tribus d'Israël dispersées. Cette vision biblique de réunification sera enrichie par celle de
réconciliation. En quoi, cette vision de réunification, de réconciliation interpelle-t-elle la
situation actuelle du Vietnam ? Tel est l'objectif de notre troisième chapitre.
98
CHAPITRE III
LA NOTION BIBLIQUE DE RÉUNIFICATION, DE
RÉCONCILIATION ET SES INTERPELLATIONS POUR LA
SITUATION ACTUELLE AU VIETNAM
99
3.1 LA NOTION BIBLIQUE DE REUNIFICATION
INTRODUCTION
Selon le dictionnaire le Petit Robert245, la réunification est 'l'action de réunifier ; son
résultat'. Le verbe 'réunifier', composé de 'ré' et d"unifier', est défini comme 'rétablir
l'unité d'un pays, d'une entité sociale ou politique désunie'. Quant au verbe 'unifier', il est
compris comme 'faire de plusiems éléments une seule et même chose ; rendre semblables
divers éléments que l'on rassemble ; rendre homogène, cohérent'. Ce dernier verbe est
semblable à celui de 'réunir' en ce qui concerne les choses : 'remettre ensemble des choses
séparées ; mettre ensemble plusieurs choses pour former un tout ; joindre ou rapprocher
suffisamment pour unir les choses entre elles'. Cependant, lorsque le verbe 'réunir'
s'applique à des personnes, il signifie 'réconcilier'246. La définition du vocable de
réunification en tant que tel ne figure dans aucun dictionnaire théologique et biblique que
nous avons consulté247. La recherche sm sa définition nous renvoie aux termes 'unité',
'rassemblement des dispersés'... Robert Martin-Achard nous parle du « rassemblement des
dispersés, thème proche, mais distinct de celui de la réunification d'Israël » . Avant de
proposer une notion biblique de réunification, nous commencerons par dégager quelques
traits essentiels du thème de rassemblement des dispersés249.
3.1.1 L'espérance d'un rassemblement des dispersés chez les chrétiens et chez les juifs
Dans le christianisme, l'espérance d'un rassemblement des dispersés est d'emblée
comprise dans un sens spirituel et universel, alors que le judaïsme veut en maintenir
l'ambivalence à la fois spirituelle et temporelle. En effet, pour le premier, « le
rassemblement s'opère sans cesse dans le temps, tout en restant toujoms une espérance,
245 Le Petit Robert 1, Paris, Le Robert, 1990. 246 Nous revenons sur ce terme plus tard. 247 Dictionnaire de spiritualité, Paris, Beauchesne, 1988 ; Dictionnaire critique de théologie, Paris, Quadrige/PUF, 2002 ; Vocabulaire de théologie biblique, Paris, Cerf, 1970 ; Dictionnaire encyclopédique de la Bible, Montréal, Iris diffusion inc., 1987 ; Theological Lexicon of Old Testament, Massachusetts, Hendrickson Publishers inc., 1997. 248 R. Martin-Achard, « Quelques remarques... », p. 70. 249 Nous reprenons les grandes lignes développées par Paul Démann « Le rassemblement des dispersés d'après la Bible », Cahiers Sioniens 10,1950, p. 92-110.
100
tendue vers la plénitude, dont le retom des exilés spirituels d'Israël fait essentiellement
partie. Pour le Juif fidèle à sa tradition, ce rassemblement sera un événement temporel,
mais tellement grand, tellement prodigieux qu'il ne pourrait se réaliser que dans le cadre du
Royaume messianique. C'est la raison pour laquelle le Judaïsme traditionnel a longtemps
refusé l'idée d'un rassemblement proche mais partiel, fruit de l'effort humain. »250 Dans
notre récit, comme nous l'avons montré, l'espérance d'un rassemblement est fondée sur la
miséricorde bienveillante de Dieu et non pas sur nos efforts251.
3.1.2 L'espérance d'un rassemblement et l'idée d'un petit reste
L'espérance d'un rassemblement s'est constituée autour d'une expérience des
malheurs qui a semblé mettre en cause les Promesses divines du salut. Devant les épreuves
de dispersions, le peuple se demande si Dieu est encore fidèle à sa promesse quand il laisse
partir son peuple en exil. En se posant cette question, le peuple prend conscience que les
dispersions ne sont jamais totales. Il existe toujours un petit reste qui est épargné dans ces
malheurs par la grâce miséricordieuse de Dieu. C'est ce petit reste qui assume
l'accomplissement de la promesse divine. L'idée du petit reste est une expression la plus
proche de l'élection selon laquelle Dieu choisit un groupe de personnes pour réaliser son
économie du salut252. « Ce reste, épargné par le passage du jugement, constitue un élément
essentiel de l'espérance biblique. » Cette idée demeure très marquée dans l'enseignement
des prophètes. Chez Ézéchiel, nous trouvons la même idée selon laquelle la mission du
petit reste est de faire découvrir à ses frères exilés le véritable motif de l'incompréhensible
chute de Jérusalem :
Bien que j'envoie (Yahvé) mes quatre fléaux terribles, épée, famine, bêtes féroces et peste, vers Jérusalem pour en retrancher bêtes et gens, voici qu'il s'y trouve un reste de survivants que l'on a fait sortir, fils et filles ; les voici qui
250 P. Démann, « Le rassemblement... », p. 92. 251 Voir par exemple la section 2.6.5. 252 Contrairement à cette idée, dans Les dispersés d'Israël, les origines de la diaspora et son rôle dans la formation du judaïsme, 1929, p. 26, Antonin Causse considère que « l'âme d'Israël survivait à la catastrophe. Elle était avec la diaspora : Tandis que les restes d'Éphraïm et de Juda, demeurés sur la terre ancestrale, végètent obscurément et menacent de se perdre dans la masse païenne, parmi les dispersés, un Israël nouveau se prépare, qui ne sera plus un peuple, une organisation politique, ni même exclusivement une race, mais une société religieuse, une communauté unie par le culte et par la tradition. » 253 François Dreyfus, « Reste », Vocabulaire de théologie..., p. 1097.
101
sortent vers vous pour que vous voyiez leur conduite et leurs œuvres, et que vous vous consoliez du mal que j'aurai fait venir contre Jérusalem, de tout ce que j'aurai fait venir contre elle. Ils vous consoleront quand vous verrez lem conduite et leurs œuvres, et vous samez que ce n'est pas en vain que j 'ai fait tout ce que j 'ai fait en elle (Éz 14,21-23).
Cependant, au cours de l'histoire du peuple juif, le sens historique et immédiat du
rassemblement des dispersés a pris une signification de plus en plus messianique et
eschatologique. Le petit reste devient l'héritier des promesses que Dieu a faites aux
patriarches et à son peuple tout entier.
Représentatif, aux yeux du Seigneur, le reste tient lieu de la masse provisoirement écartée de la scène de l'Histoire du salut. Il lui est, en quelque sorte, provisoirement substitué. Mais il porte en lui-même la promesse d'intégration de l'ensemble dont il a été pris. Témoin de la fidélité et de la miséricorde du Seignem, il constitue comme un gage de salut pour les autres, et il a, lui-même, une mission à accomplir au bénéfice des autres. Le petit reste épargné appelle, préfigure, garantit le rassemblement des masses dispersées.254
Dans notre passage choisi, la signification messianique d'un rassemblement des
dispersés s'exprime par la promesse d'un nouveau roi (prince, berger). Sa signification
eschatologique se trouve dans le temps du verbe, toujours au futur à partir du verset 21.
3.1.3 Différence essentielle entre l'idée du petit reste et celle de rassemblement
Dans la prédication, les prophètes ont employé le terme 'petit reste' dans des sens
différents. En soulignant le caractère de la petitesse, l'idée du petit reste peut être utilisée
comme une menace, une espérance ou une consolation. Par contre, le vocable
rassemblement est employé uniquement dans le sens d'une espérance. L'utilisation de ce
vocable s'oppose justement aux épreuves d'exil ou de dispersion.
On peut donc s'attendre à ce que l'espérance du rassemblement du peuple de Dieu, sans être tout à fait absente chez les prophètes du VIIIe siècle, ne prenne toute son ampleur et toute son importance que chez les prophètes exiliens et postexiliens. Cela se comprend d'autant mieux que l'emploi prophétique de l'idée du reste aussi, c'est à partir de l'exil et surtout de la restauration que le côté miséricorde et espérance tend de plus en plus à prendre le pas sur le côté châtiment et menace25 .
254 P. Démann, « Le rassemblement... », p. 94. 255 Idem, p. 95.
102
En ce qui concerne Ézéchiel, avant lui,
les prophètes ne semblaient pas distinguer les prochaines épreuves et le jugement eschatologique qui doit réduire la nation à un reste de justes. Après la catastrophe de 587, Ézéchiel a dû constater que les survivants n'étaient pas meilleurs que les morts (Éz 6, 8s ; 12, 15s ; 14, 21ss). Or, auparavant, il avait prédit que les justes seuls seraient épargnés (9,4ss). Le jugement eschatologique qu'il visait alors est donc encore à venir (20, 35-38 ; 34, 17). Lui seul séparera les infidèles et le Reste saint (20, 38 ; 34, 20).256
Dans la péricope 37,15-28, la promesse d'un rassemblement s'est constituée autour
d'une purification, d'un rétablissement de l'alliance. Nous ne trouvons aucun terme
désignant la menace, le châtiment. Si l'idée du petit reste vise d'abord une partie choisie du
peuple d'Israël, « le rassemblement n'est pas limité à Israël, mais s'étend à tous ceux qui
s'attacheront à l'alliance de Yahweh, aux fils de l'étranger, à tous les peuples, aux autres
qui seront, eux aussi, réunis à ceux qui sont déjà rassemblées à Israël. »257 Là encore, nous
trouvons la dimension universelle du rassemblement exprimée chez Éz 37. En effet, ce
rassemblement ne s'achève que quand « les nations connaîtront que moi je suis Yahvé » (v.
28).
Il est à noter ici qu'il existe une différence dans l'idée du rassemblement chez les
prophètes d'avant l'exil et d'après l'exil. Chez les prophètes d'avant ou du temps de l'exil,
l'idée du rassemblement s'exprime par des oracles prophétiques et des promesses divines.
Tandis que pour ceux d'après l'exil, cette idée est très marquée par des prières pour le
rassemblement. « Cela montre à quelle profondeur l'idée ou plutôt l'attente du
rassemblement était déjà entrée, à cette époque, dans la conscience et dans l'espérance,
dans toute religion d'Israël. Au moment descendant de la révélation succède un cri de
supplication qui monte du plus profond de l'âme d'Israël. »258
3.1.4 Le sens du rassemblement
Le rassemblement, tout comme l'idée du reste, se comprend dans un sens historique
immédiat. Dès le VIIIe siècle, la dispersion s'effectue au sein du peuple d'Israël à la suite
256 F. Dreyfus, « Reste », Vocabulaire de théologie..., p. 1098. P. Démann, « Le rassemblement... », p. 98 ; nous gardons l'orthographie 'Yahweh' de l'auteur. Idem, p. 99.
103
de la chute du Royaume du Nord avec la déportation des notables des dix tribus en Assyrie
dont on perd progressivement la trace. À cela s'ajoute une dispersion volontaire du peuple
causée par des dévastations et des menaces. Cette dispersion ne cesse de s'agrandir jusqu'à
l'établissement de plusieurs colonies juives au Proche-Orient et dans le Monde
méditerranéen. Ce malheur est suivi par un autre puisqu'au VIe siècle, le Royaume de Juda
souffre de deux grandes déportations. Devant ces désastres, les exilés nourrissent une
espérance de plus en plus grande d'un retour au pays. Quant à ceux qui restent au pays, ils
sont, à l'aide de prédications prophétiques et de leur foi, conscients d'être un petit reste
réservé par la grâce divine. La question qu'ils se posent concerne évidemment la place des
membres exilés du peuple dans l'héritage des promesses divines.
C'est, en quelque sorte, par la dialectique de ces promesses et de la situation de fait que s'élabore et s'enracine dans l'âme d'Israël l'espérance non seulement du retour des exilés qui subsistent et restent fidèles, mais encore celle du grand rassemblement des dispersés d'Israël, de la totalité du peuple des douze tribus, espérance qui s'élargit peu à peu de manière à faire entrer les nations aussi dans son orbite.259
Même si cette espérance devient de plus en plus grande à travers une vision plus
universaliste, elle est disproportionnée face aux difficultés rencontrées à chaque époque.
D'où le caractère messianique de l'attente du rassemblement est indispensable. En ce sens,
l'époque messianique est marquée par l'intention de la restauration des douze tribus
d'Israël. En plus, cette attente a un sens eschatologique, car l'espérance d'un
rassemblement historique et immédiat est très loin d'être comblée. En effet, « il ne s'agit
plus seulement du retour d'une poignée d'exilés et de la reconstruction de la cité détruite,
mais d'une Jérusalem nouvelle, illuminée d'une gloire transcendante, vers laquelle affluent
les nations pour le jour du grand rassemblement, pour le salut et la gloire de Yahweh. »260
Chez le prophète Ézéchiel, la portée eschatologique se manifeste d'abord par le
caractère 'total' du rassemblement: «ces ossements, c'est toute la maison d'Israël. [...]
Voici que j'ouvre vos tombeaux ; je vais vous faire remonter de vos tombeaux, mon peuple,
et je vous ramènerai sur le sol d'Israël » (Éz 37,11-12)261. Cette vision d'Ézéchiel rejoint
259 Idem, p. 101. 260 Idem, p. 102. 261 Voir aussi Éz 3,7 et 39,25.
104
parfaitement celle des prophètes qui « dans ces jours de cris et d'angoisse, viennent
annoncer la consolation de leur peuple et préparer sa restauration, [...] ils s'adressent à la
diaspora dans son ensemble. C'est toute la diaspora, les tribus d'Israël établies parmi les
nations, qu'ils viennent appeler au salut. »262 De ce fait, la terre promise, une fois
renouvelée, sera l'héritage en partage pour tous les enfants d'Israël : « ils reviendront vers
le pays que j 'ai donné à mon serviteur Jacob, qu'ont habité vos pères et ils habiteront, eux
et leurs enfants et les enfants de leurs enfants pour toujours » (Ez 37,25) .
Il est important de signaler ici que « le rassemblement attendu dépasse singulièrement
les situations historiques qui pouvaient être réellement envisagées. Il est lourd de
signification messianique et eschatologique. Cela vaut plus particulièrement des passages
dans lesquels le rassemblement est étendu aux nations»264. En plus, la signification
messianique s'exprime par le fait que le rassemblement est mis en relation avec une
alliance nouvelle que Yahvé veut conclme avec son peuple : « je conclurai pour eux une
alliance de paix, une alliance de toujours sera pom eux » (Éz 37,26). Avant de dégager la
signification du rassemblement dans l'histoire du salut, il est intéressant de remarquer que
1'«espérance du rassemblement est souvent accompagnée du thème éminemment
messianique d'une merveilleuse fertilité du sol et des bêtes, ou du thème plus
eschatologique d'une exaltation prodigieuse de toute la nature »265 (Cf. 36,8-11). Étant un
signe de bénédiction, la fertilité de la nature renvoie à une autre bénédiction plus grande : le
rassemblement eschatologique d'Israël sera une bénédiction parmi les nations.
3.1.5 La signification du rassemblement dans l'histoire du salut
Le rassemblement, la délivrance de tout le peuple, la réunion des parties provisoirement rejetées au reste épargné, tout cela est, comme le salut de ce reste épargné, œuvre de Dieu, de son action souveraine de Sauveur, de sa grâce. Si cela apparaît un peu moins dans les débuts du thème, - les prophètes du VIIIe
siècle exigeant une conversion de tout le peuple comme condition de son retour à la Terre Promise, - à partir de l'exil, à partir de Jérémie et Ézéchiel, c'est la miséricorde de Yahweh qui est à l'avant-plan.
262 A. Causse, Les dispersés d'Israël..., p. 31. 263 Voir aussi Éz 47,21. 264 P. Démann, « Le rassemblement... », p. 104. 265 Idem, p. 104. 266 P. Démann, « Le rassemblement... », p. 105-106.
105
Ézéchiel a donc changé complètement les perspectives des prophètes du VIIIe siècle.
En effet, sous son optique théologique, Israël n'a plus à se purifier pour être délivré, au
contraire, c'est Dieu, en rassemblant les enfants d'Israël dispersés sur le territoire natal, qui
les sanctifie lui-même : « prenant les enfants d'Israël d'entre les nations où ils sont allés et
là je les rassemblerai des alentours et je les ferai venir vers leur sol. [...] Et ils ne se
rendront plus impurs avec leurs idoles, avec leurs horreurs et avec toutes leurs révoltes et je
les sauverai de tous lems lieux d'habitation où ils sont péchés, et je les purifierai » (Éz
37,21 et 23)267. « Ainsi l'élection d'un reste et le rassemblement des restes (ou de la masse)
apparaissent comme deux moments d'une même œuvre de grâce, manifestant ensemble,
dans l'histoire biblique, l'Amour divin, dans sa souveraine liberté et dans son inépuisable
miséricorde, beaucoup mieux que l'un des deux, à lui seul, ne pourrait le faire. » C'est
dans cet amour divin que se trouve le fondement de l'espérance du rassemblement.
3.1.6 Le fondement de l'espérance du rassemblement
« Le fondement inébranlable de cette espérance, c'est la miséricorde, c'est l'amour
gratuit et indéfectible de Yahweh, c'est sa fidélité à ses promesses. »269 Même si l'infidélité
des humains est grande, la fidélité divine reste inchangeable. Pour l'humain, la seule façon
de demeurer dans la fidélité, c'est d'avoir une confiance absolue dans la miséricorde
pardonnante de Dieu. Cette fidélité prend racine dans l'amour inconditionnel de Dieu pour
fonder une espérance par rapport à lui et par rapport avec les autres.
Il n'y a qu'une espérance théologale. Le juif qui attend d'abord un rassemblement des dispersés de son peuple, mais fait entrer finalement tous les hommes et tous les peuples dans le Royaume messianique dont il espère l'avènement, le Chrétien qui attend le rassemblement de tous les enfants de Dieu dispersés (Jean, XII, 51) en un seul peuple de Dieu (Éphésiens, II, 14 ; Jean, X, 16), sans division entre Juifs et Gentils (Galates, III, 28 ; Colossiens, III, 11), et prie, avec le Christ, « afin que tous soient un » (Jean, XVII, 21, etc.) à l'image de l'Unité de Dieu, communient, malgré tout, dans une même espérance, nourrie de la même attente biblique millénaire et fondée sur le même Dieu « qui rassemblera les dispersés de son peuple ».
267 Voir aussi Ez 36,24-29 et 39,27-28. 268 P. Démann, « Le rassemblement... », p. 107 ; c'est l'auteur qui souligne. 269 Idem, p. 107 ; c'est l'auteur qui souligne. 270 P. Démann, « Le rassemblement... », p. 110.
106
3.1.7 La notion biblique de réunification
Sur cette belle perspective, nous tentons maintenant de préciser la notion biblique de
réunification. La réunification est d'abord et avant tout l'œuvre de Dieu. C'est lui qui prend
l'initiative pour rassembler ses enfants dispersés. Pour ce faire, il pardonne tous les péchés
commis par le peuple en le purifiant, en le sanctifiant. Il relève toutes les divisions entre les
membres de ce peuple. En même temps, il les invite à entrer dans le processus de
réunification, car le rassemblement des enfants dispersés précède logiquement la
réunification. En effet, pour que l'œuvre de réunification soit établie, il faut que le
rassemblement des enfants dispersés soit préalablement effectué. Ensuite, ce
rassemblement sera réunifié avec le petit reste qui demeure dans le pays. Vues les
difficultés rencontrées lors d'une telle œuvre de réunification, celle-ci ne pourra pas se
réaliser d'une manière immédiate et historique. Elle prend alors une signification
messianique et eschatologique. Cependant, cette signification a déjà commencé à se
manifester dès aujourd'hui, car à travers l'œuvre de réunification, Dieu veut faire connaître
que la vocation de tous les humains c'est d'être unis en lui. C'est lui qui est, en effet, la
source de toute unité, d'abord en lui et ensuite pour nous. Dans ce sens, être réuni, c'est être
retourné vers la même source, être rassemblé dans un amour unique et universel de Dieu
qui est le Père de toute humanité.
CONCLUSION
Cette notion biblique de réunification interpelle directement la situation actuelle au
Vietnam. Que signifie vraiment la réunification ? En quoi consiste précisément l'œuvre de
réunification ? La division entre le pays du Nord et le pays du Sud a cessé d'exister, mais
le pays du Vietnam est-il réellement réunifié ? Dans quelle mesme l'absence de division
devient-elle l'œuvre de réunification ? L'absence de division est-elle la condition de
possibilité de toute œuvre de réunification ? Qu'est ce que présuppose cette œuvre ? Qu'en
est-il des gens qui ont quitté le pays après la chute de Saigon en 1975 ? Ceux-ci, dont
certains gardent encore la citoyenneté vietnamienne, qui vivent maintenant dans la
Diaspora, font-ils partie du pays réunifié ? Comme le peuple vietnamien est dispersé
partout dans le monde, la réunification au sens historique et immédiate devient-elle
107
possible ? L'espérance d'un rassemblement possible donne-t-elle un sens à la vie de ceux
qui sont dans les situations dispersées ? Cette espérance anime-t-elle un désir d'unité au-
delà de toute réalité ? Devant ces questionnements, nous pensons qu'il est nécessaire de
voir quel est le but ultime de la réunification. S'agit-il d'habiter sm le même territoire pom
être réunifié ? Doit-on habiter dans une même maison pour être sœurs et frères ? Nous
considérons qu'être réunifié c'est essentiellement être sœurs et frères avec celles et ceux
qui appartiennent ou appartenaient à un même pays. En d'autres mots, c'est être réconcilié
dans une fraternité toujours plus grande. Quelle est la définition biblique de réconciliation ?
C'est ce que nous voulons développer maintenant.
108
3.2 LA NOTION BIBLIQUE DE RÉCONCILIATION271
INTRODUCTION
Dans l'Ancien Testament, même si le mot réconciliation n'est pas utilisé en tant que
tel, sa réalité trace les grands moments de l'histoire du salut. La réconciliation entre Jacob
et Ésau (Gn 33), entre Joseph et ses frères (Gn 45), entre David et Absalon (2 Sam. 14),
entre les Benjamites et les autres tribus d'Israël (Jg 21),... Malgré les péchés commis par le
peuple d'Israël, Dieu prend l'initiative d'établir une alliance nouvelle et éternelle avec lui
(Jr 31 ; Éz 36). C'est lui qui invite son épouse infidèle (Os 2) et ses enfants rebelles (Éz 18)
à retourner vers lui.
Dans le Nouveau Testament, c'est le Christ, le réconciliateur par excellence, qui
enseigne l'amour de Dieu envers ses enfants pécheurs (Lc 15,11-32). Il invite les humains à
se réconcilier entre eux (Mt 5,24). Avec saint Paul, l'usage du mot de réconciliation devient
plus éclairant : la réconciliation est l'œuvre de Dieu ; par la vie et la mort du Christ, il a
réconcilié le monde avec lui ; il invite les humains à se réconcilier entre eux et avec la
création ; il confie aux humains le ministère de la réconciliation.
3.2.1 Observation du vocabulaire272
3.2.1.1 Le_vejjj_e_oiq>;^acgcq
Le verbe ôtaÀXâooco est employé une seule fois dans le Nouveau Testament (Mt
5,24). Ce verbe peut être utilisé :
a. Dans la forme active pour exprimer une action d'une personne intermédiaire qui
persuade deux groupes ou deux personnes en conflit d'abandonner leur inimitié les
uns envers les autres.
271 Nous reprenons ici avec quelques remaniements notre travail intitulé « La réconciliation : une nouvelle approche du mystère de salut », sous la supervision du professeur Pierre-René Côté, Université Laval, Faculté de théologie et de sciences religieuses, 2009. '2 I. Howard Marshall, "The meaning of 'Reconciliation'", Unity and Diversity in New Testament, Theology,
Essays in Honor of George E. ladd, ed. R. A. Guelich, Grand Rapids: Wm. B. Eerdmans, 1978, p. 117-121.
109
b. Dans la forme active pour exprimer l'action d'une personne qui persuade son
ennemi d'abandonner son inimitié et de faire la paix avec elle.
c. Dans la forme passive pour décrire comment une personne offensée abandonne son
inimitié.
Un autre emploi se trouve en 1 Samuel 29,4 de la LXX. Dans ce cas, le verbe est
utilisé au passif avec un sens moyen (comme le deuxième sens de ce verbe dont nous
venons de parler). C'est David qui prend l'initiative de réconcilier Saul avec lui-même. Ce
verbe ne se réfère pas à la personne de David qui abandonne ses sentiments contre Saul,
mais à l'action de persuasion de David en vue d'obtenir que Saul abandonne sa colère. Le
résultat de cette action est l'établissement de la relation mutuelle et fraternelle entre les
deux personnes concernées. Cependant le verbe renvoie particulièrement à la persuasion
affectée chez Saul.
3.2.1.2 Le_vjerJ^e_KaTa2^a_qo«
Dans l'usage du Nouveau Testament, le verbe KaxcdXâooœ est plus utilisé que le
verbe ôtaÀXâooœ. Cependant le sens de ces deux verbes est le même :
a. Il peut être utilisé dans la forme active pour décrire l'action d'un intermédiaire qui
persuade deux partis en guerre d'abandonner leur inimitié et leur haine.
b. Ce verbe, semble-t-il, n'est pas employé dans la forme active pour exprimer l'action
d'une personne qui persuade une autre d'abandonner sa colère contre elle.
c. Dans la forme passive et la forme moyenne, ce verbe peut se rapporter à l'action
d'une personne qui persuade une autre d'abandonner sa colère contre elle.
d. Le passif peut également être utilisé pour une personne offensée qui est persuadée
d'abandonner sa colère.
e. Le verbe peut être utilisé avec un objet direct pour dire aux offenseurs concernés
que la réconciliation doit être faite.
110
On trouve six références du verbe KaxaÀÀâooœ chez Paul (Rm 5,10 [bis] ; 1 Co 7,11 ;
2 Co 5,18,19,20).
3.2.1.3 Le_nqm_Kaja2^aj]l
Le nom qui correspond à ce verbe est KaxaÀXayt). Il peut référer à l'acte d'être
réconcilié (Ant. 7.9.1 § 196) ou à l'état de la réconciliation (2 M 5,19-20 : « Le Seigneur a
choisi non pas le peuple à cause du saint lieu, mais le lieu saint à cause du peuple. C'est
pourquoi le lieu lui-même, après avoir participé aux malheurs arrivés au peuple, a eu part,
dans la suite, aux bienfaits ; abandonné au moment de la colère du Tout-Puissant, il a été de
nouveau, en vertu de la réconciliation avec le souverain Maître, restauré dans toute sa
gloire. »273 Le nom KoxaXkayr] se trouve 4 fois chez Paul (Rm 5,11 ; 11,15 ; 2 Co 5,18,19).
3.2.1.4 Le_verb_e_ _' aTtpKjxTqJ^açço
Ce verbe est employé trois fois chez Paul (Ép 2,16 ; Col 1,20,22). AnoKaxaÀXàooœ est
une forme inhabituelle apparemment utilisée ici pour la première fois.274 C'est aussi une
forme verbale qu'on ne trouve pas en dehors de la littérature chrétienne. Dans le
Nouveau Testament, ce verbe ne se trouve qu'aux épîtres de Colossiens et d'Éphésiens
dans lesquelles le verbe KaxoXkàoooi ne figure pas. La signification de ce verbe est
essentiellement la même que celle de KaxaÀÀâooœ . La différence consiste en ceci : c'est
Dieu seul qui est le sujet du verbe KaxaÀÀâoooo, tandis que le sujet du verbe
'anoKaxaÀÀâooœ est soit Dieu ou ixXtjpoopa (Col 1,20), soit le Christ (Col 1,22 ; Ép 2,16)277.
Dans tous les cas, Dieu n'est jamais l'objet de ces verbes, mais seulement l'être humain ou
l'être vivant.
273 Sauf indication contraire, nous utilisions la Traduction œcuménique de la Bible pour ce chapitre. 274 I. H. Marshall, "The meaning...", p. 125. 275 Markus Barth, Ephesians, Garden city, New York, Doubleday & Company, inc., 1974, p. 265. 276 Friedrich Bùchsel, « 'aXAdootu », Theological Dictionary of the New Testament, ed. G. Kittel, t. 1, Mich./London, Grand Rapids, 1933, p. 258. 77 Débat sur ce sujet, voir Stanley E. Porte
Pauline Writings, Cordoba, Ediciones el almendro, 1994,176-177.
277 Débat sur ce sujet, voir Stanley E. Porter, KaxcuWàoou) in Ancient Greek literature, with reference to the
I l l
3.2.2 La réconciliation : initiative de Dieu
Saint Paul est le premier auteur connu qui a utilisé le groupe des mots
KaxaÀÀâooœ I KaxaÀÀayrj' dans le sens théologique . Il est possible que Paul l'ait hérité
des premiers chrétiens. Cependant, ce groupe de mots n'est pas réutilisé chez les autres
autems dans ce sens. Chez Paul, la catégorie de réconciliation est considérée comme une
expression de la signification de l'action de Dieu en Jésus-Christ. Ce terme n'est pas
employé dans le sens théologique dans la LXX. Quand le verbe « réconcilier » apparait
sous la forme active pom parler de la relation entre Dieu et l'humanité, Dieu (ou le Christ)
est toujours le sujet de ce verbe280. Quand ce verbe apparait sous la forme passive dans un
tel contexte, c'est toujours l'humain qui en est le sujet. Cela dit, c'est toujours Dieu qui
réconcilie et l'humain qui est réconcilié.281 Pour Paul, c'est Dieu qui prend l'initiative de la
réconciliation et c'est lui qui la dirige vers son accomplissement. Le concept de la
réconciliation n'a pas joué un grand rôle dans le vocabulaire des religions grecque et
hellénistique . Ce mot est apparu très rarement dans le Judaïsme pour parler de la relation
entre Dieu et l'humain. Le peu de cas où cela est arrivé, c'est toujours Dieu qui est
réconcilié comme le résultat de l'action humaine283. Autrement dit, Dieu se réconcilie avec
les humains en fonction de l'action réalisée par ces derniers. C'est Paul qui a tourné le sujet
de ce verbe. Désormais, c'est Dieu qui prend l'initiative pour apporter la réconciliation. En
plus, Paul n'a jamais considéré que Jésus, le Fils bien aimé du Père, a pris l'initiative pom
protéger l'être humain de la colère de Dieu. C'est Dieu le Père qui a pris l'initiative en
278 En hébreu, la racine ratsah à l'hitpaël (forme réfléchie) constitue le meilleur équivalent du grec. 279 S. E. Porter, KaxaXXâoau)..., p. 130.
80 1 Co 7,11 est un usage exceptionnel, car il s'agit ici de la réconciliation entre la femme et son mari et non pas celle de Dieu avec les humains. 281 W. Hulitt Gloer, "Ambassadors of reconciliation: Paul's genius in applying the gospel in a multi-cultural world: 2 Corinthians 5:14-21", Review & Expositor 104 no 3 Sum 2007, p. 594. 282 F. Buchsel, « 'aXXdaow »..., p. 254. 283 « Qu'il (Dieu) ouvre votre cœur à sa Loi et à ses préceptes et qu'il fasse régner la paix. Qu'il exauce vos prières, se réconcilie avec vous et ne vous abandonne pas au temps du malheur. » (2 Mc 1,4-5). Voir aussi 2 Mc 5,20 ; 8,29.
112
envoyant Jésus pour accomplir le travail de la réconciliation. Dieu a accompli l'œuvre de la
réconciliation par le Christ. C'est pomquoi, « Dieu est l'auteur de la réconciliation ; Jésus-
Christ en est l'instrument et la cause méritoire, l'homme en est le sujet et comme le
récipient. »284
L'usage du mot « réconciliation » clarifie le fait qu'il y a eu un renversement complet
dans la relation entre Dieu et l'humain. Jusqu'à maintenant, l'humain était l'ennemi de
Dieu (Rm 5,10). Cette inimitié s'exprime soit dans un sens actif « révolte contre Dieu »
(Rm 8,7) soit dans un sens passif « ennemi » (Rm 5,10 ; 11,28). Le renversement de cette
relation a eu lieu, comme 2 Co 5,19 nous l'indique, par le fait que Dieu ne tient pas compte
des péchés de l'humain. Cette mise en place n'est pas à cause du mérite ni de l'attitude de
l'humain, elle se fait seulement par l'initiative de Dieu. « La réconciliation en effet descend
de Dieu vers l'homme et ne monte pas de l'homme vers Dieu » . « Tout vient de Dieu,
qui nous a réconciliés avec lui par le Christ » (2 Co 5,18). Nous sommes réconciliés avec
Dieu « quand nous étions ennemis de Dieu » (Rm 5,10). « Ennemis de Dieu et objet de sa
colère, que nos péchés l'avaient provoquée et que nous étions impuissants à fléchir, il fallut
de toute nécessité que Dieu, l'offensé, nous réconciliât à lui. »286 Cela dit, la réconciliation
précède tous les efforts humains, toutes ses connaissances. Cependant, elle n'est pas un
processus subjectif sans action humaine, elle est une situation objective accordée par Dieu.
Ce que l'homme peut faire c'est de recevoir la « réconciliation » (Rm 5,11). Cette manière
de s'exprimer est très fine : le concours de l'humain est sauvegardé, mais l'honneur du
résultat revient à Dieu. Quand Dieu met à la disposition de l'humain la réconciliation, il lui
confie aussi le « ministère » et la « parole » de réconciliation. De son côté, l'humain est
invité à accomplir un changement subjectif par lui-même : « laissez-vous réconcilier avec
Dieu » (2 Co 5,20)287.
En Rm 5,10, l'idée de réconciliation s'exprime par la volonté de Paul de répéter une
pensée déjà annoncée sous une forme différente. Dans 2 Co 5, la notion de réconciliation a
remplacé celle de justification. C'est le moment où Paul présente la mission apostolique
284 Ferdinand Prat, La théologie de saint Paul, Deuxième partie, Paris, Beauchesne et ses fils, 1961, p. 263. 285 Idem, p. 263. 286 Idem, p. 263. 87 Cette « forme verbale ici employée recommande de traduire non pas "laissez-vous réconcilier", mais être
réconciliés, et de comprendre : "Vous êtes déjà réconciliés : soyez-le !" ». Michel Trimaille, « La réconciliation selon saint Paul », Spiritus, n° 135, mai 1994, p. 228; c'est l'auteur qui souligne.
113
comme une « ambassade » envoyée au monde par le Christ. L'idée de réconciliation est
mieux appliquée à la mission de l'ambassade que l'idée de justification. Cela dit, la
réconciliation a un caractère assez juridique. Pour saint Paul, la réconciliation ne consiste
pas en un changement de sentiments en Dieu. En plus, l'invitation de changement de
sentiments chez l'humain (2 Co 5,20) n'est qu'une suite de la réconciliation déjà réalisée
par Dieu dans le Christ. La réconciliation développe donc essentiellement un changement
dans nos relations avec Dieu. Cependant, Paul dépasse parfois le point de vue juridique.
Dans 2 Co 5, Paul annonce, d'une part, aux humains que Dieu les a réconciliés avec lui et
qu'il ne tient plus compte de lems péchés, d'autre part, il les exhorte à « se réconcilier »
avec Dieu, c'est-à-dire à changer leurs propres dispositions. La réconciliation consiste
essentiellement en un rétablissement de relation entre Dieu et nous. En même temps, elle
implique un changement réel de notre part, un changement qui nous fait justes, nous qui
étions péchems.
2 Co 5 est un passage qui s'achève par une affirmation de la justice que nous avons
reçue et que nous devons seulement à Dieu (v. 21). La mort du Christ a tout changé : « le
monde ancien est passé, voici qu'une réalité nouvelle est là.» (v. 17) « Le monde ancien »
c'était le péché. Désormais Dieu n'en tient plus compte (v. 19). Toutes choses sont
renouvelées car Dieu ne tient plus compte des péchés. Et c'est précisément en cela que
Dieu réconcilie le monde avec lui. La réconciliation consiste dans le fait que Dieu renonce
à tenir rigueur aux humains de leurs péchés. C'est en nous pardonnant que Dieu nous a
réconciliés avec lui.
3.2.3 La réconciliation et la justification
3.2.3.1 Le_r_ajîj>ort_étroit entre Kaja}^ajfi et ôiKgioçvvtj
Selon Rudolf Bultmann288, le terme de justification peut être substitué par celui de
réconciliation pour désigner la nouvelle situation que Dieu lui-même a rétabli avec
l'humain. Chez Paul, l'expression « nous sommes en paix avec Dieu » veut dire la même
chose que « nous sommes réconciliés ». Or, « être en paix avec Dieu » est le résultat de la
justification. La réconciliation est donc, à strictement parler, la conséquence de la
114
justification. « Nous sommes en paix avec Dieu » ne fait que développer le sens de la
justification : « justifiés par la foi, nous sommes en paix avec Dieu » (Rm 5,1). En Romains
5,9, le « nous sommes justifiés » du verset 1 a été répété au verset 9 et au verset 10, le mot
« justifié » est remplacé par le mot « réconcilié » en gardant la même structure qu'au verset
9. La justification est effectuée par le Christ (Rm 3,24), et le Christ est celui « par qui nous
avons reçu la réconciliation » (5,11). L'accès des païens au salut est décrit aussi bien par
l'expression «la réconciliation du monde» (11,15) que par celle-ci «les païens...ont
reçu... la justice » (9,30). L'Évangile, par lequel la «justice de Dieu » est révélée (Rm 1,16-
17), est également appelé «la parole de réconciliation» (2 Co 5,19). Le ministre qui
annonce cette Bonne Nouvelle s'est appelé soit « le ministre de la justice » (2 Co 3,9) soit
« le ministre de la réconciliation » (2 Co 5,18). L'homme de foi reçoit la réconciliation (Rm
5,11) comme il reçoit la justice (5,17). Cette mise en parallèle est une base solide sur
laquelle nous pouvons dégager une certaine gradation entre la justification et la
réconciliation.
3.2.3.2 LaJ^_stiJïcajtjonjirécèdeJp^guem
Rm 5,9 : « Et puisque maintenant nous sommes justifiés par son sang, à plus forte
raison serons-nous sauvés par lui de la colère. »
Rm 5,10 : « Si en effet, quand nous étions ennemis de Dieu, nous avons été
réconciliés avec lui par la mort de son Fils, à plus fort raison, réconciliés, serons-nous
sauvés par sa vie. »
Les deux affirmations semblent, à première vue, équivalentes : le sang du Christ nous
a justifiés (v. 9), sa mort nous a réconciliés (v. 10). Il s'agit ici de deux aspects d'une même
réalité. Cependant, en étudiant le texte soigneusement, on peut trouver une certaine
gradation entre les deux affirmations289. En effet, le verset 1 de ce même chapitre annonçait
déjà le thème abordé par le verset 10 : « Ainsi donc, justifiés par la foi, nous sommes en
paix avec Dieu par notre Seigneur Jésus Christ ». « Être en paix avec Dieu » est le résultat
de la réconciliation, l'état des réconciliés. « Être en paix avec Dieu » veut dire davantage
288 Rudolf Bultmann, Theology of the New Testament, t . l , New York, 1951, p. 285. Jacques Dupont, La réconciliation dans la théologie de saint Paul, Bruges-Paris, Descelée de Brouwer,
1953, p. 30-32.
115
que « avoir justifié ». La justification permet aux humains pécheurs d'avoir une nouvelle
relation avec Dieu. La réconciliation qui nous est accordée par Dieu suppose que nous
soyons justifiés préalablement de nos fautes. C'est le péché qui nous a rendus ennemis, il
faut qu'il soit détruit pour que nous devenions réconciliés. Autrement dit, la justification
opère le passage de la condition de pécheur au salut : une possibilité acquise. Le péchem
est rendu juste, entre dans cette perspective du salut. Quant à la réconciliation, elle est déjà
acquise, le péché a été englouti par la grâce, mais le salut reste à distance.
Michel Trimaille remonte au verset 8 de ce même chapitre pour faire un double
parallélisme entre pécheurs/ennemis et justifiés/réconciliés. Aux dires de cet exégète,
[antérieurement à leur justification, les hommes sont qualifiés de pécheurs (cf. aussi impies, au v. 6) ; de même, avant leur réconciliation, ils étaient ennemis (de Dieu). [...] La katallagè/réconciliation ajoute à la justification la nuance de transformation. Si Dieu regarde autrement celui qui était auparavant son « ennemi », si ses relations avec lui sont devenues des relations de « paix », c'est parce que l'homme n'a pas été justifié au seul plan juridique, mais bien au niveau « existentiel ».290
Selon R. Swaeles, la distinction entre la réconciliation et la justification est très nette.
La justification est présentée comme le fondement de la réconciliation de Dieu avec l'être
humain. La justification est la condition nécessaire de la réconciliation, la première précède
logiquement la dernière. La première est pour ainsi dire la condition de possibilité de la
dernière. « La justification a donc pour effet immédiat de nous transformer aux yeux de
Dieu et jusque dans notre for intérieur, afin de permettre la réconciliation. »291
Ces remarques sont très subtiles, Franz J. Leenhardt le dit d'une autre manière : la
réconciliation est l'aspect intérieur de la justification.
3.2.3.3 L^jré_cpnj:jfiatipn_estjj^
« La réconciliation n'est pas davantage que la justification ; elle en est l'aspect
intérieur, vivant, personnel [...] Ce que la justification permet, la réconciliation le réalise en
introduisant le croyant dans la vie nouvelle que la justification annonçait. »292 En effet,
selon cet auteur, la justification n'est pas simplement et purement une sentence rendue par
290 M. Trimaille « La réconciliation... », p. 229 ; c'est l'auteur qui souligne. 291 R. Swaeles, "La réconciliation", Assemblées du Seigneur 76, Publications de Saint André, Biblica, 1964, p. 61.
116
un juge, elle est aussi le pardon que le Père a accordé à ses enfants prodigues. Le pardon
des péchés (justification) est lié intimement à l'accueil d'un amour réservé aux enfants
(réconciliation). Par son amour pardonnant, Dieu réintègre le coupable dans sa maison
(justification) et en même temps, il le fait participer à sa vie intime (réconciliation). Par la
mort salvifique du Christ, le croyant n'est plus l'objet de la condamnation jugée par Dieu
(justification), il est le bénéficiaire d'un amour paternel qui met fin à l'hostilité qui a dressé
le fils contre le Père (réconciliation). Dès maintenant, l'humain peut se glorifier devant
Dieu par le Seigneur Jésus-Christ dans la mesure où il affronte le jugement de Dieu par la
grâce venant de lui seul et par la « justice » divine manifestée en Jésus-Christ : « nous
mettons notre orgueil en Dieu par notre Seigneur Jésus Christ par qui, maintenant, nous
avons reçu la réconciliation » (Rm 5,11).
3.2.4 La réconciliation et la sanctification
3.2.4.1 AyeçJaJyi_stifiçatjonL la sançti|kation çpnstitueje jy"_ésupj>p_sé_de la
récjjjïçjfiatipji
« La justification et la sanctification ne se confondent pas pour autant avec la
réconciliation, et n'en sont pas une expression équivalente. Elles en constituent le
présupposé. C'est parce que les hommes sont justifiés du péché, purifiés et sanctifiés, qu'il
pourra y avoir réellement réconciliation. »293 L'idée de la justification a mis l'accent sm la
tension entre l'observance et la non-observance de la Loi. C'est une affaire de Juifs. Un Juif
observant se sent «juste » devant un Juif relâché. Quant à la sanctification, l'accent est mis
sur ce qui est opposé à la sainteté : souillure, impureté. Les désordres du paganisme sont
considérés non pas comme des infractions à la Loi, mais comme une opposition à la
sainteté. Ce que les païens doivent faire, c'est de se laisser sanctifier. Le récit d'Ézéchiel 37
nous montre une autre manière de comprendre la distinction entre la justification et la
sanctification. Pour faire des tribus d'Israël séparées une nation unique, Yahvé promet de
purifier le peuple et de les sauver dans tous les lieux où ils ont péché (v. 23). Il s'agit bien
ici de l'œuvre de la sanctification, car le peuple élu est en exil. La fréquentation avec les
92 Franz J. Leenhardt, l'Épître de Saint Paul aux Romains, Genève, Labor et Fides, 1981, p. 81. 93 Pierre Adnès, « Réconciliation », Dictionnaire de spiritualité, tome XIII, Paris, Beauchesne, 1988, p. 239.
117
nations païennes les a rendus impurs. La question de l'observation de la loi ne se pose
qu'une fois ce peuple rentré dans le pays. C'est ce que le verset 24 exprime : « mon
serviteur David sera roi sur eux, un berger unique sera pour eux tous et ils marcheront
suivant mes règles et mes prescriptions et ils les garderont et ils les exécuteront. »
Revenons à saint Paul qui, dans Col 1,21-22 et Ép 2, s'adresse aux chrétiens venant
du monde helléniste. Ils étaient à la fois « étrangers et ennemis » à cause de lems « œuvres
mauvaises ». Dieu les a réconciliés avec lui par la mort du Christ, pour les « faire paraître
devant lui saints, irréprochables et inattaquables. » (Col 1,22) Pom eux, la réconciliation
consiste en la sanctification des « œuvres mauvaises », la cause de l'inimitié. La
sanctification a pour fonction de paraître irréprochable devant Dieu au jour du dernier
jugement. Par rapport à la justification, le point de vue de la sanctification est moins
juridique. La sanctification s'adresse aux païens qui sont impurs par définition pour les
faire devenir «concitoyens des saints» (Ép 2,19). Les destinataires de la sanctification
sont différents de ceux de la justification, mais l'auteur est toujours le même. « La
justification apparaît essentiellement comme un idéal religieux pour les Juifs, tandis que la
sanctification est principalement nécessaire pour les Gentils »294.
Comment Dieu sanctifie-t-il les Gentils pom les faire entrer dans le processus de la
réconciliation ? Nous voyons là un grand secret du dessein de Dieu : il permet un rejet
provisoire des Juifs pour favoriser la réconciliation des Gentils (Rm 11,15). Dieu accorde le
salut aux croyants par leur foi, il l'accorde à ceux qui ne croient pas encore par pure
miséricorde. Les Gentils sont les premiers bénéficiaires de la miséricorde divine. Par la
venue du Christ, Dieu a rendu caduque la Loi pour faire miséricorde aux Juifs (Rm 11,30-
32). Le motif du rejet des Juifs est le refus de croire et c'est par la foi que les Gentils
reçoivent la réconciliation de Dieu.
3.2.5 Le Christ ; le réconciliateur dès la création
Nous avons déjà mentionné que Dieu n'est jamais objet du verbe 'anoKaxaÀÀâooœ.
C'est seulement l'être humain ou l'être vivant qui l'est. En Col 1,22, il est clair que la
réconciliation vient de Dieu, car il est le sujet du verbe 'anoKaxaÀÀâooœ au verset 20. Chez
294 J. Dupont, La réconciliation..., p. 38.
118
l'être humain, la réconciliation est précédée par l'aliénation et l'inimitié. Cependant cette
inimitié n'est pas comprise comme un désaccord ou une méfiance de la part de Dieu. Elle
existe dans le fait même du péché. C'est le péché qui a éloigné l'être humain du projet
initial de Dieu. Ce n'est pas Dieu qui a une inimitié envers l'homme pécheur, mais
l'homme se trouve dans la situation de l'inimitié du fait qu'il a commis le péché. Si la
réconciliation ('anoKaxaÀÀâaoetv est à l'aoriste) s'adresse à quelqu'un c'est un fait
accompli. Cette réconciliation a pour but de faire tenir le réconcilié debout au dernier
jugement. Col 1,20 parle de l'intention de la grâce que Dieu a démontrée pour réconcilier le
monde entier avec lui. Ce verset ne parle pas de la réconciliation d'un monde dans son
achèvement. AnoKaxaÀÀâÇai ne peut pas référer seulement au renoncement du péché par
Dieu depuis qu'il est expliqué comme un rétablissement de paix en Col 1,20, en Ép 2,15 et
comme une nouvelle création en Ép 2,15. Désormais la réconciliation n'est pas quelque
chose de partiel. Elle embrasse la vie toute entière de l'être humain. En Ép 2,16, la
réconciliation avec Dieu apporte aussi la réconciliation entre Juifs et païens et en Col 1,20
la réconciliation de l'homme avec Dieu apporte aussi avec elle les êtres qui sont « dans les 295
cieux » .
En Col 1,19-22, Paul296 utilise le verbe 'anoKaxaÀÀâooœ dans le contexte de la
création de Dieu de toutes choses par et pour son Fils. Dieu veut que son Fils ait une
première place en toutes choses parce que Dieu a fait demeurer en lui toute plénitude
(désormais il est digne de recevoir le même honneur que Dieu) et a réconcilié toutes choses
par lui et pour lui (Col 1,19-20). En tant qu'agent de la réconciliation, le Christ est digne
d'être premier dans l'univers.
L'auteur a cité un hymne préexistant en y ajoutant certaines parties pour son besoin
d'argumentation297. Il y a donc dans cette hymne intégrée à Colossiens deux pensées
coexistantes, celle des auteurs de l'hymne et celle de l'auteur de l'épître. Les versets 21-23
ne font pas partie de l'hymne. C'est un commentaire de l'autem de l'épître298.
F. Bùchsel, « 'aXkàoow »..., p. 258-259. 296 Nous n'entrons pas ici dans le débat sur l'authenticité paulinienne de l'épître.
Daniel von Allmen, «Réconciliation du monde et christologie cosmique », Revue d'histoire et de philosophie religieuse, T. I (1968), Strasbourg, p. 39. 298 La mise en évidence de cette r « Réconciliation du monde... », p. 40.
298 La mise en évidence de cette remarque est faite par Schweizer, reprise par D. von Allmen dans
119
299 Le texte de l'hymne (w. 15-20) reconstitué sans le commentaire des v. 21-23
15 {Lui} qui est l'image de Dieu l'invisible Premier-né de toute créature 16 Car en lui ont été créées toutes choses dans les cieux et sm la terre (Les visibles et les invisibles Soit les Trônes soit les Seigneuries Soit les Principautés soit les Autorités) Toutes choses par lui et pour lui ont été créées 17 Et lui est avant tout et toutes choses en lui subsistent 18 Et lui est la tête du corps (de l'Église) Lui qui est le commencement Premier-né d'entre les morts (Afin qu'il soit en tout lui ayant le premier rang) 19 Car en lui a trouvé bon toute la plénitude d'habiter 20 Et par lui de réconcilier toutes choses pour lui [Ayant établi la paix (par le sang de la croix) par lui] [(Soit celle sur la terre Soit celle dans les cieux)]300
L'hymne est composée de deux strophes de trois versets chacune : la première
strophe comporte trois versets 15,16,17 et la deuxième strophe comporte trois autres versets
18,19,20301. Dans la première strophe, le Christ est présenté comme le médiateur de la
création et comme celui qui récapitule le cosmos tout entier. Tandis que dans la deuxième
strophe, il est présenté comme le médiateur de la réconciliation (v. 20). Un parallélisme
évident entre 16b et 20 : Toutes choses par lui et pour lui ont été créées /Et par lui de
réconcilier toutes choses pour lui. Nous voyons ici un lien direct entre la création et la
réconciliation. C'est par le Christ et pour lui que toutes choses ont été créées. C'est aussi
par le Christ et pour lui que toutes choses se réconcilient avec Dieu. La question de
première importance est de savoir si le rôle réconciliateur du Christ a contribué avec Dieu à
la création ou s'il s'est exercé seulement après la chute du premier homme. Il est clair que
le désordre de la création est lié au péché de l'homme (et non l'inverse). Mais avant la
chute, Dieu a-t-il donné au Christ le rôle de réconciliateur pour orienter toutes choses vers
299 Fait par Gabathuler, repris par D. von Allmen dans « Réconciliation du monde... », p. 40. 300 Entre crochets [...] sont placés les fragments qui sont probablement encore tirés de l'hymne originel. L'accumulation des parenthèses est le signe qu'en ces matières, il est impossible d'atteindre partout une certitude mathématique (cf. D. von Allmen, « Réconciliation du monde... », p. 40). La traduction de ce texte est du Nouveau Testament interlinéaire grec/français. 301 D. von Allmen (« Réconciliation du monde... », p. 39) reprend les travaux de Gabathuler et de Schweizer.
120
la plénitude divine ? La réponse à cette question est affirmative. Dès la création, Dieu a
déjà fait demeurer dans le Christ le « plérôme » de la création. La mission d'accomplir
pleinement la réconciliation du « ciel » et de la « terre », du cosmos et de la divinité est
confiée au Christ. L'homme est aussi le bénéficiaire de cette réconciliation. C'est parce que
l'homme a commis le péché que la réconciliation a trouvé son centre dans la mort du
Christ. Avant de réconcilier les êtres humains et toutes créatures avec Dieu par le sang de la
croix, Dieu a eu un projet de les réconcilier avec lui par la vie de son Fils, le Verbe
éternel302. Cela nous offre une nouvelle manière de comprendre la réconciliation en Rm
5,10 : « Si en effet, quand nous étions ennemis de Dieu, nous avons été réconciliés avec lui
par la mort de son Fils, à plus forte raison, réconciliés, serons-nous sauvés par sa vie. »
Revenons maintenant à la forme du verbe 'anoKaxaÀÀâooœ. Son préfixe «'ano»
mérite un développement plus rigoureux. Pour Stanley E. Porter303, la meilleure façon de
comprendre ce préfixe est de le considérer comme une préposition qui intensifie le verbe ou
bien comme un usage emphatique de la forme simple. Il n'est pas clair que quand l'auteur
parle de la réconciliation de l'univers, il réfère à un rétablissement d'un ancien ordre.
Probablement, parle-t-il d'établissement d'un nouvel ordre qui rectifie les défauts de
l'ancien. Cela devient clair quand, après avoir référé au rôle du Christ dans la création,
l'auteur a tourné la signification de la mort du Christ. Il ne parle pas seulement de la
restauration du monde dégradé par la chute et l'entrée du péché, ce qui fait que la mort du
Christ devient inévitable, mais il parle de la nécessité du travail du Christ pour délier toutes
sortes d'aliénations. Pour Charles Masson , le verbe 'anoKaxaÀÀâooetv signifie
« réconcilier complètement ». C'est la totalité d'une réconciliation et des êtres vivants et
des êtres humains.
302 Une remarque importante qui nous aide à approfondir cette affirmation : « 'Par le sang de la croix.' Dans notre texte au caractère plus poétique que doctrinal, ce serait une erreur que de vouloir trop préciser le sens de ces mots. Contentons-nous de cette observation : quand le Nouveau Testament parle du 'sang' du Christ, il parle de la vie qu'il a donnée, de la mort qu'il a volontairement consentie, bref, de son sacrifice pour le salut du monde, sans qu'une doctrine précise de la rédemption par le sang du Christ soit nécessairement impliquée dans de telles déclarations (BEHM, ThWbNT, I, 173). » Note de Charles Masson, L'Épitre de Saint Paul aux Colossiens, Neuchâtel (Suisse), Delachaux et Niestlé, 1950, p. 104. 303 S. E. Porter, HaxaXXâoou)..., p. 184. 304 Ch. Masson, L'Épitre de Saint Paul..., p. 103.
121
3.2.6 De la réconciliation de toutes choses à la réconciliation des êtres humains
Dans l'analyse de la structure de l'hymne Col 1,15-20, nous avons remarqué que les
versets 21-23 sont un commentaire ajouté par l'autem de l'épître. Ce dernier a déplacé la
réconciliation de niveau cosmique à un niveau anthropologique. Ce déplacement permet de
reprendre « l'universalisme cosmique de l'hymne [...] mais par le biais de
l'anthropologie »305. Le monde des êtres humains devient le destinataire de l'annonce de
l'Évangile. Ce monde participe aussi à la réconciliation universelle, à la réconciliation de
« toute créature sous le ciel » (v. 23).
« Et vous qui autrefois étiez étrangers, vous dont les œuvres mauvaises manifestaient
l'hostilité profonde, voilà que maintenant Dieu vous a réconciliés grâce au corps périssable
de son Fils, par sa mort, pour vous faire paraître devant lui saints, irréprochables,
inattaquables. » (Col 1,21-22)
Nous constatons qu'il y a un double complément au verset 22 : Corps périssable de
son Fils et sa mort. Le sens de ce double complément est controversé. Pour Lohmeyer , le
terme « corps périssable » (corps de chair) est nécessairement mis en place pour distinguer
le corps dans lequel le Christ a offert le sacrifice rédempteur de « son corps qu'est
l'Église» (v. 18a et 24). Pour Ch. Masson, cette précision est faite dans la perspective
sotériologique de l'épître. Les Colossiens, par le baptême dans la mort du Christ, ont été
dépouillés de leur « corps de chair » (2,11). Si nous situons ce double complément dans la
logique de la réconciliation par la vie du Christ, nous le comprenons différemment. Dès la
création, Dieu a le projet de réconcilier l'être humain avec lui par le Christ, Verbe éternel
de Dieu, pour le faire entrer dans sa vie intime, dans sa vie trinitaire. Ce projet peut se
réaliser avec le Christ dans son « corps périssable ». Ce n'est qu'après la chute que la mort
du Christ devient le lieu et le moyen de la réconciliation.
305 D. von Allmen, « Réconciliation du monde... », p. 42. 306 Cité par Ch. Masson, L'Épitre de Saint Paul..., p. 108.
122
Selon Ch. Masson307, la forme verbale 7iapaaTT|aat (de faire paraître) est un infinitif
de but. Ce verbe peut être un terme technique du langage cultuel avec la signification :
offrir un sacrifice (Rm 12,1) ; il peut être aussi un terme technique du langage judiciaire
signifiant : faire paraître devant le juge. Les adjectifs qualificatifs que l'autem de l'épître a
utilisés sont aussi bien d'origine cultuelle ( 'âytot [saints] et 'âp\œp:oi [irréprochables]) que
d'origine juridique et judiciaire ( 'aveytcÀtjxot [inattaquables]). Cette remarque nous permet
de voir le lien entre la justification qui est plus juridique et la sanctification. « En les (ceux
qui étaient étrangers) réconciliant avec Lui [...], Dieu se proposait de les "faire paraître
devant Lui" "saints", comme le sont ceux qui lui appartiennent, "sans défaut", et ainsi
dignes de Lui, "irréprochables", comme le sont ceux qu'il justifie en Jésus Christ (Rm
8,33). »308
3.2.7 La réconciliation en Éphésiens
En Ép 2,16, la dimension cosmique est absente309. La pensée de Paul est plus
concentrée sur le fait qu'un acte de réconciliation devient effectif dans la destruction des
barrières entre les Juifs, les païens et entre ces derniers et Dieu. Ép 2,13-18, nous trouvons
une construction de phrases remarquable :
13 Mais maintenant, en Jésus Christ, vous qui jadis étiez loin, vous avez été rendus proches par le sang du Christ. 14 C'est lui, en effet, qui est notre paix : de ce qui était divisé, il a fait une unité. Dans sa chair, il a détruit le mm de séparation : la haine. 15 II a aboli la loi et ses commandements avec leurs observances. Il a voulu ainsi, à partir du Juif et du païen, créer en lui un seul homme nouveau, en établissant la paix, 16 et les réconcilier avec Dieu tous les deux en un seul corps, au moyen de la croix : là, il a tué la haine. 17 II est venu annoncer la paix à vous qui étiez loin, et la paix à ceux qui étaient proches. 18 Et c'est grâce à lui que les uns et les autres, dans un seul Esprit, nous avons l'accès du Père.
Ch. Masson, L'Épitre de Saint Paul..., p. 108. Idem. I. H. Marshall, "The meaning of 'Reconciliation'"..., p. 127.
307
308 10 309
123
Pom Stanley Porter310 il y a trois moments importants dans la construction de ces
versets : nouvelle création (v. 15), réconciliation (v. 16) et restauration (v. 17-18). En Ép
2,16, le sujet du verbe et par conséquence agent de réconciliation est clairement le Christ.
Pour la première fois en Ép, c'est le Christ qui est sujet311. Le but de la réconciliation est
orienté vers Dieu (to theo v. 16).
En Éphésiens, l'utilisation de la croix comme lieu de la réconciliation est unique : « À
la suite de Col, Ép choisit le registre de la réconciliation pour faire comprendre ce qui s'est
passé sur la croix : c'est elle, ici, et non plus la résurrection, qui est le sillon de la nouvelle
création. »312 « La croix signifie, de façon radicale, l'initiative unilatérale, inconditionnelle
de Dieu qui rend tout possible »313. Ép semble éviter ici encore le terme de la mort utilisé
en Rm 5,10 et en Col 1,22.
Selon la perspective théologique exprimée dans cette épître, l'homme nouveau doit
être compris non pas comme un nivellement indifférencié, mais comme une incorporation
mutuelle en un même devenir communautaire.
La lettre aux Éphésiens parle, en effet, de la création d'un unique homme nouveau, en faisant une relecture étonnante de Gn 2,24. Comme dans le cas du premier couple, l'humanité nouvelle, c'est deux en un, non plus l'homme et la femme, mais les Juifs et les Goïm, et c'est dans ce contexte que prend tout son sens l'emploi du verbe « réconcilier ». Il devient ici presque synonyme de « créer » ; en tout cas, il explicite le sens du verbe « créer »314.
Le résultat de cette réconciliation est immense: les uns (Juifs) et les autres (Gentils),
grâce à la croix du Christ, unifié dans un seul Esprit, ont l'accès du Père315. C'est ici qu'on
peut voir la dimension trinitaire dans l'œuvre de réconciliation.
C'est donc au moyen de la croix que le Christ a tué la haine. En effet, la haine
( 'é/Opa) résume ce que le mm symbolise : l'état de conflit entre deux camps qui
s'affrontent. Le vocable 'éxdpa signifie la haine au sens de hostilité. L'étymologie de ce
mot renvoie précisément à l'homme du dehors. C'est la haine qui divise l'humanité et qui
310 S. E. Porter, KcnaXXâoou)..., p. 186. 311 Michel Bouttier, L'épître de saint Paul aux Éphésiens, Genèse, Labor et Fides, 1991, p. 109. 312 M. Bouttier, L'épître de saint Paul..., p. 115. 313 M. Bouttier, L'épître de saint Paul..., p. 122. 314 M. Trimaille, « La réconciliation... », p. 231 ; c'est l'auteur qui souligne. 315 Voir aussi Rm 5,2 : « justifiés par la foi, nous sommes en paix avec Dieu par notre Seigneur Jésus Christ ; par qui nous avons accès, par la foi, à cette grâce dans laquelle nous sommes établis ».
124
rend hostiles les Juifs et les Gentils. Cette hostilité révèle, à son torn, la séparation entre
Dieu et les êtres humains316. C'est par le moyen de la croix que le Christ a fait disparaître la
haine qui existe entre les Juifs et les Gentils. Cette haine a été détruite d'une manière
radicale :
Le Christ, en sa mort, a subi la haine accumulée par les hommes, celle de son peuple et celle des nations ; non seulement, il pardonne à ses bourreaux sans répercuter, pour qu'elle rebondisse, l'inimitié dont il est l'objet, mais il laisse venir sur lui, en lui, la haine sous toutes ses formes, s'en charge jusqu'à la dernière goutte, pour qu'elle meure, clouée avec lui sur la croix. De lui, ne
"117
smgit que l'amour.
3.2.8 Le rapport étroit entre la réconciliation et la paix
Par la mort du Christ en croix, Dieu réconcilie les humains pécheurs avec lui en
donnant sa paix. Nous trouvons qu'il y a un rapport étroit entre la réconciliation et la paix.
« Les notions de paix et de pacification sont en effet en connexion toute naturelle avec celle •y i Q
de réconciliation, et les mots voisinent » . Autrement dit, la « réconciliation se caractérise
par un rétablissement de la paix ; c'est une 'pacification' »319.
Selon Michel Bouttier, chez Paul, le champ sémantique de la justice est remplacé par
celui de la paix320. En effet, l'établissement de la paix en Col 1,20-22 et Ép 2,14-16 est
employé comme le synonyme de la réconciliation. La paix messianique payée par le sang
du Christ est davantage que la réparation d'une relation endommagée. Ép 1,13 ; 2,1-22 et
3,5-6 décrivent une nouveauté : Juifs et Gentils, qui étaient toujours dans l'hostilité, sont
maintenant réconciliés les uns avec les autres et avec Dieu . Quant à Charles Masson, en
étudiant l'épître aux Colossiens, il a remarqué qu'sipnvonotrioaç est un hapax. Selon lui, il fallait un verbe qui exprimât la même idée que le verbe 'aizoKaxaÀÀâooeiv = réconcilier. Le participe eipnvonoirjoac = faisant la paix s'y prêtait, tout en étant parallèle par le nombre des syllabes au dernier vers de la strophe précédente, et
316 M. Bouttier, L'épître de saint Paul..., p. 120. 317 M. Bouttier, L'épître de saint Paul..., p. 122. 318 P. Adnès, « Réconciliation »..., p. 239.
Ceslas Spicq, Note de Lexicographie néo-testamentaire, tome I, Vandenhoeck & Ruprecht Gôttingen, Éditions universitaires Fribourg Suisse, 1978, p. 410.
M. Bouttier, L'épître de saint I M. Barth, Ephesians..., p. 266.
320 M. Bouttier, L'épître de saint Paul..., p. 120.
125
en produisant l'assonance de sa syllabe initiale avec la syllabe initiale du dernier vers de la strophe et de l'hymne.322
Dans Ézéchiel 37,15-28, il y a une importance accordée à l'alliance de la paix. Cette
alliance est liée à l'alliance de toujours. En effet, nous pouvons remarquer la disposition en
chiasme du verset 26a :
a) Je conclurai pour eux, b) une berît shalôm II b') berît 'olam, a') elle sera avec 323
eux
Cela dit, l'alliance de paix est appelée à entrer dans l'alliance éternelle par laquelle
Dieu a voulu depuis toujoms inviter les humains à participer à sa vie intime. Malgré les
péchés commis par les humains, Dieu reste fidèle à sa promesse de paix. Cette alliance de
paix trouve en fait son motif théologique du Proche-Orient ancien324.
Dans les mythes anciens, ce motif de la paix avait pom fonction de signifier la fin de l'hostilité manifestée par les dieux à l'égard de l'humanité révoltée lors de la création. Les dieux avaient décidé de détruire l'humanité. Par serment ils s'engagent désormais à maintenir paix et harmonie sm terre. Non seulement l'humanité se trouvait épargnée, mais la création toute entière bénéficierait de cet ordre nouveau caractérisé par la paix entre créateur et créature. Ainsi se trouvaient posées les conditions de vie quasi paradisiaques.
Ce nouvel ordre de maintenir la paix et l'harmonie sur terre devient donc la condition
indispensable pour que tous les humains de tous temps et de tous lieux puissent vivre dans
une fraternité toujours plus grande. Cette fraternité a un caractère universel, car nous
sommes tous enfants de Dieu. En prenant conscience de cela, nous sommes déjà tous
engagés dans le processus de réconciliation.
CONCLUSION
En partant de la recherche sur la notion biblique de réunification, nous parvenons à
préciser le but ultime de cette œuvre, à savoir la réconciliation. En ce qui concerne la
conception de rédemption, le terme de réconciliation nous ouvre un nouveau chemin
322 Ch. Masson, L'Épître de Saint Paul..., p. 106. 323 B. Renaud, Nouvelle ou éternelle Alliance..., p. 149. 324 Plus de détail sur ce sujet, voir B.F. Batto, CBQ, 1987, p. 187-211, cité par B. Renaud, Nouvelle ou éternelle Alliance..., p. 169. 325 Idem, p. 169.
126
salutaire. En effet, si le terme du salut est souvent compris dans une vision plutôt
individuelle et eschatologique (je suis sauvé par mon Dieu au dernier jom), le vocable de
réconciliation met en avant l'aspect collectif et permanent du mystère de salut (je suis
réconcilié avec Dieu et les autres, ici et maintenant) . Un autre avantage c'est que le
vocable de réconciliation a une proximité avec la sensibilité moderne : « Réconciliation est
un mot dont les résonnances humaines, personnalistes, sont certainement davantage en
consonance avec la sensibilité moderne ; celui de la rédemption, qui renvoie à une antique
expérience biblique, n'est pas aussi immédiatement suggestif aujourd'hui (à moins qu'on
ne parle de libération). »327 En plus, avec le verbe 'se réconcilier avec', nous trouvons une
ouverture potentielle dans la structure langagière elle-même : je suis réconcilié par Dieu,
mais toujours avec quelqu'un d'autre.
Pour un peuple comme celui du Vietnam qui entre dans le processus de paix après
une période de guerre et de division, la notion biblique de réconciliation parle au cœur de
chacun de ses membres. Comme nous l'avons montré, la réconciliation est précédée
logiquement par la justification. La réconciliation se réalise donc sur la base de la justice.
C'est pourquoi, il faut prendre en compte cet élément dans le processus de la réconciliation
entre les personnes et les nations. La réconciliation ne se construit pas sans l'établissement
préalable de la justice. Sous le regard de la foi, c'est Dieu qui nous justifie d'abord et
ensuite il nous réconcilie avec lui. Nous devenons justes avant d'être réconciliés. Mais cette
règle change légèrement de registre en ce qui concerne l'action humaine. Nous savons bien
que nous ne sommes pas justes. Nous essayons au jour le jour d'être ajustés à Dieu. C'est la
raison pour laquelle nous n'attendons pas que la justice soit établie complètement pour
commencer le processus de réconciliation. Notre tâche est double : d'une part, nous devons
prendre en compte la condition nécessaire de la justice pour le processus de réconciliation,
326 Pour F. Prat (La théologie..., p. 257), « [ijntrinsèquement liée à la mort du Christ, la rédemption potentielle est indépendante de ses applications plus ou moins étendues et, pour ainsi dire, de son succès historique. Les effets immédiats en sont la réconciliation du genre humain avec Dieu et la victoire du Christ sur les ennemis de l'humanité. » Quant à M. Trimaille (« La réconciliation... », p. 229), il considère que « l'œuvre de notre salut futur exigera moins de puissance que notre justification/ réconciliation déjà advenue. La réconciliation est une transformation plus radicale que celle du salut eschatologique lui-même : donner la vie à nos corps mortels est plus facile à Dieu que faire de nous des justes. » C'est l'auteur qui souligne. 327 P. Adnès, « Réconciliation », p. 242.
127
d'autre part, il nous faut oser commencer la démarche de réconciliation même si la
condition de la justice n'est pas encore parfaite. Cette remarque est importante pom la mise
en œuvre de la réconciliation. Pour ne citer qu'un exemple, à l'occasion de l'ouverture de
l'année jubilaire 2009, les évêques vietnamiens ont demandé à tous les fidèles de vivre
cette année sous le signe de la réconciliation, la réconciliation avec Dieu, entre les chrétiens
et avec les compatriotes328. Quelques jours après, certains étudiants chrétiens ont dit qu'ils
veulent bien commencer la démarche de réconciliation, mais ils ne peuvent pas le faire, car
la police municipale leur interdit de se rassembler pour un temps de partage et de prière. La
police les a forcés à quitter le lieu de leur rencontre sans donner le motif de ce renvoi. Ces
étudiants se demandent si l'invitation à la réconciliation est faite un peu trop tôt, car le pays
ne connaît pas vraiment la justice en particulier en ce qui concerne la pratique religieuse.
Ma réponse sera négative, il est temps de commencer cette démarche. Selon moi, en tant
que chrétiens, nous sommes justifiés par Dieu et il nous réconcilie avec lui. Il nous a confié
le ministère de la réconciliation. Cette mission doit être accomplie à temps et à contre
temps en s'appuyant sur la valeur fondamentale de la justice. À coup sûr, en commençant la
démarche de réconciliation, nous comprenons davantage la nécessité de la justice.
Nous avons noté que le vocabulaire de « réconciliation » est proche de la sensibilité
moderne. Il en va ainsi pour celui de « libération ». Cependant, il y aura peut-être un
avantage pour nous quand nous employons le mot « réconciliation ». Car le mot
« libération » a une connotation politique. Jésus-Christ est un libérateur pom son peuple,
mais pas un libérateur comme nous l'entendons dans le monde politique. D'ailleurs, dans la
Bible, Jésus refuse d'être le libérateur attendu par le peuple d'Israël pour le libérer de la
domination romaine329. Cela dit, le mot « réconciliation » exclut d'emblée la connotation
politique. Jésus-Christ est le réconciliateur de Dieu pour tous les humains et pour l'univers,
il réconcilie tout ce qui est irréconciliable : le sacré et le profane, le religieux et le
politique...Cette remarque est très importante pour les Vietnamiens de notre époque. Car le
communisme, pouvoir politique unique du Vietnam jusqu'aujourd'hui, confond souvent la
revendication de la liberté religieuse des chrétiens ou des autres religions avec la volonté du
28 Voir dans l'annexe numéro 2 un extrait du message du Pape Benoît XVI à Monseigneur Pierre Nguyen Van Nhon, évêque de Dalat, président de la Conférence épiscopale du Vietnam et du discours d'ouverture de l'année jubilaire prononcé par ce dernier. 329 Voir par exemple Lc 24,21 ; Jn 18,36.
128
renversement du pouvoir politique. La vie chrétienne en tant que telle ne consiste pas à une
« libération » du peuple du pouvoir autoritaire des communistes, bien que le devoir de
renoncer à l'injustice est primordial. Elle est davantage un processus de réconciliation où le
religieux et le politique travaillent, chacun par sa propre force en respectant l'autre dans son
altérité330, en vue de la construction du bien commun331.
Avant de parvenir au terme de la conclusion de ce chapitre, nous faisons encore une
remarque. Paul a pris une hymne existante pour mettre en valeur le rôle réconciliateur du
Christ. C'est une bonne manière pour nous de tenir compte des éléments culturels dans la
démarche de réconciliation. Concernant le Vietnam, nous pouvons utiliser les légendes, les
contes pour intégrer le rôle réconciliateur du Christ et des chrétiens332. En plus, il faut
trouver les valeurs culturelles communes à tous, aussi bien pom les communistes
vietnamiens que pour les personnes qui appartenaient à l'ancien régime du Sud du
Vietnam. La réconciliation se construit plus facilement sur les bases culturelles accessibles
à tous. Nous pouvons également intégrer le processus de réconciliation dans le désir
Une note importante de M. Trimaille « La réconciliation... », p. 228 : « En grec, le verbe "réconcilier" est composé à partir de l'adjectif "autre". La réconciliation est donc une action de transformation ; "réconcilier" est tout autre chose que "fermer les yeux sur le mal", puisque Dieu a identifié son Fils au péché ». C'est l'auteur qui souligne.
À l'occasion de l'année jubilaire 2009 de l'Église du Vietnam, le Pape Benoît XVI invite cette Église à s'engager pour « une evangelisation approfondie qui portera à l'ensemble de la société vietnamienne les valeurs évangéliques de la charité, de la vérité, de la justice et de la rectitude. Ces valeurs, vécues à la suite du Christ, prennent une dimension nouvelle qui dépasse leur sens moral traditionnel, lorsqu'elles s'ancrent en Dieu qui désire le bien de tout homme et qui veut son bonheur. » [http://eglasie.mepasie.org/asie-du-sud-est/vietnam/pour-approfondir-vietnam-allocutions-et-messages] (consulté le 29 novembre 2010).
Voir par exemple la légende sur « l'origine de la chique de bétel » dans l'annexe numéro 3.
129
d'harmonisation avec soi, avec le cosmos et avec le prochain dans la culture traditionelle de
ce pays.
CONCLUSION GENERALE
Notre étude prend comme point de départ l'état actuel de la recherche sur le passage
d'Ézéchiel 37,15-28. Ce retour aux sources nous aide à nous situer dans une tradition
exégétique. Nous ne partons donc pas de zéro. Cependant, l'état de la recherche ne nous
renferme pas dans les répétitions, bien au contraire, il nous rend inventifs et sensibles aux
choses habituelles. Il nous ouvre un espace de liberté pom que nous puissions avancer dans
une lecture narrative, qui a autant de légitimité que toutes les autres. C'est ce que nous
démontrons dans notre deuxième partie, laquelle applique une approche narrative à la
péricope choisie. Au terme de notre travail, nous voulons faire une évaluation de cette
lecture qui se veut pragmatique. Avant de nous y engager, nous citons encore une fois
Daniel Marguerat qui dit à juste titre que « chaque questionnement a sa légitimité, mais
chacun n'apporte pas les mêmes résultats. C'est à la fécondité de son questionnement et à la
performance de ses outils que s'évalue une lecture. »333 Cette évaluation comportera trois
points essentiels : la cohérence interne de la Bible et de tous les récits, une nouvelle
manière de faire la théologie en narrativité, une nouvelle manière d'incarner le message
biblique dans une culture donnée.
La Bible comme un récit
L'analyse narrative du passage choisi nous aide à comprendre davantage la cohérence
interne de la Bible dans son intégralité. Ce n'est pas exagéré de dire que ce qui est plus
important dans la Bible, c'est la reliure ! Cela dit, l'unité de la Bible est à prendre en
considération pour toutes les lectures. Notre péricope étudiée est un récit dans un grand
récit qu'est la Bible qui nous parle des questions de la vie humaine dans son rapport avec
Dieu et avec les autres à partir d'une histoire donnée. Comme un récit autonome, Ézéchiel
37,15-28, avec son réseau des personnages et sa mise en intrigue, aborde la question de la
réunification entre les tribus d'Israël dispersées. Cette question se développe grâce à la mise
en œuvre des actants du récit. Chose à remarquer, chaque actant, un objet inanimé ou un
333 D. Marguerat, Quand la Bible..., p. 14.
131
sentiment y compris, a un rôle à jouer dans le processus de réunification. Le récit de la
Bible et le récit de la vie prennent donc en compte tous les actants pom lem permettre de
contribuer avec leurs propres potentialités à la construction en vue des biens communs. Ces
biens communs orientent vers un bien suprême qu'est Dieu lui-même, qui est à la fois
l'auteur du récit de la Bible et du récit de notre vie334. C'est par lui, avec lui et en lui que
notre récit de vie trouve sa cohérence interne et son sens plénier.
À propos de l'unité du récit, outre les perspectives spatiale, temporelle, thématique et
du personnage, se dégage un autre point important concernant le contrat de lecture dans
l'approche narrative. En effet, le lecteur que nous sommes n'entre jamais dans un micro
récit avec un regard neutre. Il est toujoms averti par le péritexte, une stratégie préfacielle
qui est posée au début de chaque livre pour orienter la lecture. Egalement, il est attiré par
l'incipit qui est la première phrase du récit pour être capable de comprendre le protocole de
lecture.
Au point où nous en sommes, il est intéressant de situer notre récit dans l'ensemble
du récit biblique. En lisant le récit d'Ézéchiel, le lecteur peut méditer en lui-même la
première phrase de la Bible : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre... » (Gn l i e
1,1) . Cette méditation l'aidera à comprendre l'œuvre de réunification dans l'ensemble de
l'histoire de la création. Il peut également projeter son regard vers la dernière phrase de
l'Ecriture Sainte : « Amen, viens Seigneur Jésus ! Que la grâce du Seigneur soit avec
tous ! » (Ap 22,20-21)336. C'est dans cette grâce de la présence du Seigneur que le lectem
est invité à entrer dans le récit avec toutes les vulnérabilités que ce dernier représente337.
C'est dans cette même grâce qu'il peut dégager les sens théologiques du récit.
3 « Dieu est lui-même sujet d'une "intrigue" que l'apocalypse a désignée par le concept de "dessein divin". » Christoph Theobald, Le Christianisme comme style, Une manière de faire la théologie en postmodernité, Paris, Les Éditions du Cerf (coll. Cogitatio Fidei), 2007, p. 472. 335 La traduction de la Bible de Jérusalem. 336 Ibid.
37 Pour Paul Beauchamp, « Narrativité biblique du récit de la passion », dans RSR 73/1 (1985), p. 53 : « tout récit est vulnérable » ; cité par C. Theobald, Le Christianisme..., p. 466.
132
Une nouvelle manière de faire de la théologie en narrativité
La narratologie fournit un intrument non négligeable pom la conduction d'un
discours théologique. En effet, cette discipline essaie de dégager un sens théologique à
travers la construction d'un réseau de personnages, d'une intrigue, de la temporalité, d'un
cadre géographique et social... Le récit dans sa structure interne n'impose pas la vision du
monde, le système des valeurs , mais il les expose à l'aide des différents dispositifs
narratifs pour que le lecteur puisse librement les adopter, valider ou non339. Les auteurs
bibliques ont fait le choix de raconter Dieu et non pas de discourir à son sujet. Loin d'être
un Dieu définissable par des concepts si magnifiques soient-ils, le Dieu du récit est d'abord
et avant tout un Dieu qui advient par et dans l'histoire. Ce Dieu n'a pas d'histoires, mais il
est l'histoire340. Il est donc racontable. La mise en récit voulue par l'auteur implicite
indique déjà la manière à travers laquelle le lecteur est invité à se situer. C'est une
rhétorique de l'invitation, de proposition que l'auteur veut employer. Cette rhétorique est à
développer davantage aujourd'hui. En effet, le récit, en particulier le récit biblique, est à
comprendre
comme proposition faite à l'imagination du triomphe de la concordance sur la discordance. Que, aujourd'hui, cette propostition suppose plus que jamais un contrat de confiance entre narrateur et narrataire, cela a été suffisamment souligné. Seule une dogmatique narrative, attentive à la concordance entre forme et contenu du discours biblique dans l'existence des témoins, est capable de scruter les dimensions ultimes de cette confiance : l'imminente
338 « Le récit n'est-il pas la langue qui brise les systèmes - donc la langue de tout ce qui échappe à la saisie et à l'explication par nos systèmes de connaissance (si complexes et si métathéoriques soient-ils) ? Ne faut-il pas voir dans le christianisme, en fin de compte un unique refus du système, et ne demeure-t-il pas « subversif » en ce sens par rapport à tous les modèles de compréhension et tous les systèmes d'interprétation qu'on lui propose ou qu'on lui impose ? Et si cette subversion refuse de sombrer dans le mutisme ou l'arbitraire, ne doit-elle pas nécessairement s'articuler dans des récits ? » Jean Baptiste Metz, La Foi dans l'histoire et dans la société, Paris, les éditions du Cerf, 1979, p. 243. 339 Eberhard Jungle, Dieu mystère du monde, 2, p. 136, cité par C. Theobald, Le Christianisme..., p. 474 : « L'intérêt pratique du narrateur n'est pas dirigé directement vers l'agir ; il veut bien plutôt rendre expérimentable ce qui, sans la parole narrative ne va pas de soi [...], mais à partir de la parole narrative apparaît comme le plus évident du monde. Ce n'est pas la raison pratique, mais la faculté de juger que l'on provoque en premier lieu. » 340 C. Theobald, Le Christianisme..., p. 475.
133
sainteté de Dieu en train de se rendre immanente à notre histoire multiforme i • > 341
et bigarrée. Le temps est-il venu de préférer un récit à travers lequel les sens théologiques,
spirituels s'expriment à un discours théologique dans sa formulation doctrinale
désincarnée de toutes réalités humaines et culturelles ?
Une nouvelle manière d'incarner le message biblique dans une culture donnée
La culture juive s'est constituée dans la tradition orale. Cette tradition consiste
devantage en l'acte de raconter. Ce peuple prend le temps de raconter l'histoire tissée entre
Dieu et les siens tout au long des événements. La mise en récit de cette histoire
événementielle est transmise de génération en génération et elle est parvenue jusqu'à nous.
La culture vietnamienne, comme la plupart des cultures asiatiques, est marquée aussi
par la tradition orale, par l'art de raconter qui se déploie dans les mythes, les contes, les
fables, les romans en vers, les légendes totémiques et cosmogoniques,...342. L'approche
narrative aura un avantage pour ce peuple dans le processus de la compréhension et de
l'actualisation du message biblique. En effet, ce peuple peut prendre l'histoire racontée de
la Bible afin de mettre en récit en prenant en compte des éléments spécifiques d'une culture
donnée. Autrefois, le peuple juif a raconté l'histoire du salut dans une langue locale, dans
une culture particulière. Aujourd'hui, chaque peuple peut raconter cette histoire de la
réconciliation à la même manière que le peuple juif. Ce faisant, la Bonne Nouvelle du salut
et de la réconciliation dont nous avons travaillé le thème au troisième chapitre ne sera pas
désincarnée. Ce message universel, s'appuyant fondamentalement sur la valeur de la justice
341 C. Theobald, Le Christianisme..., p. 481 avec une inspiration de Paul Ricœur. L'hypothèse de C. Theobald (Le Christianisme..., p. 472) : « il y a théologie, et théologie narrative en particulier, quand son contenu et sa forme concordent absolument. On pourrait donc dire que la dogmatique narrative est vraiment à la hauteur de son programme si, dans un même mouvement de pensée, la forme de sa mémoire faite de récits, de débats et de structures régulatrices est l'expression parfaite du contenu théologal de cette mémoire, dessein de Dieu "structuré" par sa façon unique de se livrer à nos récits et à nos débats. » C'est aussi dans une rhétorique d'invitation et de proposition avec la concordance entre le contenu de la foi et la forme à travers laquelle cette foi s'exprime que les recherches actuelles sur la réception du Vatican II s'orientent, sur ce sujet voir par exemple J. W. O'Malley, « Vatican II... », p. 26-27. 342 Sur ce sujet, voir Huu Ngoc, Esquisses pour un portrait de la culture vietnamienne, Hanoi, Éditions The Gioi, 1997, p. 215-327.
134
et de la fraternité, sera communiqué par les canaux spécifiquement marqués par les valems
culturelles ou ethniques.
C'est dans cette perspective narrative que le premier Congrès missionnaire asiatique
qui s'est tenu à Chiang Mai en Thaïlande, du 18 au 22 octobre 2006 a choisi comme thème
de rencontre : « Raconter l'histoire de Jésus en Asie ». Ce Congrès
adoptait la méthode de « la missiologie narrative ». Car les récits nous disent ce que nous sommes ; il nous mettent ensemble en rapport et ils approfondissent notre identité, ils révèlent beaucoup d'aspects du mystère de notre être. Ces récits sont des fenêtres ouvertes pour regarder le monde ; ils possèdent une formidable influence sur la foi et la vie. Ils sondent le cœm, illuminent nos relations avec Dieu et les autres.343
Lors de cette rencontre, Monseigneur Antonio Tagle (Imus, Philippines) a prononcé
un discours clef du congrès qui évoque les huit dimensions du récit pour aider l'Église à
comprendre sa mission évangélisatrice en Asie :
► Les bons récits émergent de l'expérience ; l'Église raconte la vie de Jésus à partir de son expérience du Christ. ► Les récits révèlent l'identité personnelle et la puissance de configuration du peuple et des événements ; le récit de la vie de Jésus manifeste l'identité de l'Église au milieu des peuples (spécialement des pauvres), des religions et des cultures d'Asie. ► Les récits sont dynamiques et transformants ; l'Eglise tient en éveil la mémoire de Jésus. ► Les récits aident l'interprétation des symboles spirituels, doctrinaux et éthiques et le récit de la vie de Jésus fournit le sens des symboles de la foi de l'Église. ► Les récits créent la communauté. ► Quand ils sont reçus, les récits transforment l'auditeur ; l'Église doit écouter le récit de la vie de Jésus pour être renouvelée. ► Comme les récits peuvent être dits de plusieurs manières, l'Église peut, dans une certaine mesure, annoncer l'Évangile sur différents modes. ► Les récits des individus et des peuples pouvant malheureusement être menacés, l'Église doit être la voix des victimes de la société et de leurs
, . _ , , 344
récits refoules
En tant que lecteur attentif à tous les récits qui racontent Dieu dans chaque culture
singulière, chacun de nous est invité à s'investir dans un travail d'interprétation. Ce travail
exige nécessairement un passage de l'intrigue du récit à l'intrigue du monde qui nous
343 Les propos rapportés par James H. Kroeger, « Thaïlande : Retour sur le premier Congrès missionnaire
asiatique » [http://www.esprit-et-vie.com/breve.php3?id_breve=494] (consulté le 20 novembre 2010). Idem.
135
habite345. La lecture devient alors un lieu priviligé de révélation et de conversion. C'est
dans le récit que Dieu nous parle et c'est par lui qu'il nous propose d'entrer dans son récit :
un récit de la réconciliation entre lui et nous par Jésus-Christ, entre nous les humains et
entre nous et la création toute entière. Cette « réconciliation est une histoire. Qui veut la
connaître, doit la connaître comme une histoire. Qui veut y réfléchir, doit y réfléchir
comme à une histoire. Qui veut en parler, doit la raconter comme une histoire. »
Avec beaucoup de justesse, Paul Ricœur (Temps et récit 2, p. 40, cité par C. Theobald, Le Christianisme..., p. 462) disait : « la Bible est la grandiose intrigue de l'histoire du monde, et chaque intrigue littéraire est une sorte de miniature de la grande intrigue qui joint l'Apocalypse à la Genèse. »
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Annexe n° 1 Schéma quinaire Ezéchiel 37,15-28 Programme narratif sémiotique
Situation initiale
Élément déclencheur C
Action transforma trice
Élément de résolution
Situation finale
V
15 La parole de Yahvé fut à moi en disant : 16 « Et toi, fils de l'être humain, prends pour toi un bois et écris sur lui : pour Juda et pour les enfants d'Israël, ses associés. Et prends un bois et écris sur lui : pour Joseph, souche d'Éphraïm et toute la maison d'Israël, ses associés. 17 Et les fais approcher un vers un pour toi pour qu'ils deviennent un, unis dans ta main. 18 Et lorsque les enfants de ton peuple te diront : "est-ce que tu ne nous raconteras pas ceux-ci sont quoi pour toi ?" 19 Dis-leur : ainsi parle le Seigneur : voici moi Yahvé prenant le bois de Joseph qui est dans la main d'Éphraïm et les tribus d'Israël, ses associés. Je les mettrai sur lui le bois de Juda et je les ferai un bois unique et ils seront un dans ma main. 20 Et les bois sur lesquels tu écriras seront dans ta main, [visibles] à leurs yeux. 21 Et dis-leur : ainsi parle le Seigneur : voici moi Yahvé prenant les enfants d'Israël d'entre les nations où ils sont allés et là je les rassemblerai des alentours et je les ferai venir vers leur sol. 22 Et je les ferai une nation unique dans le pays, dans les montagnes d'Israël et un roi unique sera comme roi pour eux tous et ils ne seront plus jamais deux nations et ils ne seront plus jamais divisés en deux royaumes. 23 Et ils ne se rendront plus impurs avec leurs idoles, avec leurs horreurs et avec toutes leurs révoltes et je les sauverai de tous leurs lieux d'habitation où ils sont péchés (en eux), et je les purifierai et ils seront pour moi peuple et moi je serai Dieu pour eux. 24 Et mon serviteur David sera roi sur eux et un berger unique sera pour eux tous et ils marcheront suivant mes règles et mes prescriptions et ils les garderont et ils les exécuteront. 25 Et ils reviendront vers le pays que j 'ai donné à mon serviteur Jacob, qu'ont habité vos pères et ils habiteront, eux et leurs enfants et les enfants de leurs enfants pour toujours et David, mon serviteur sera prince pour eux pour toujours. 26 Et je conclurai pour eux une alliance de paix, une alliance de toujours sera pour eux, je les rétablirai, et je les rendrai nombreux et je mettrai mon sanctuaire au milieu d'eux pour toujours. 27 Et ma demeure sera auprès d'eux et je serai pour eux Dieu et eux seront pour moi peuple. 28 Et les nations connaîtront que moi Yahvé consacrant Israël quand mon sanctuaire sera aux milieux d'eux pour toujours. »
Le schéma quinaire lit le récit comme une reconnaissance de l'oeuvre d'unification réalisée par Dieu, tandis que le programme narratif sémiotique s'attache à l'établissement du sanctuaire au milieu du peuple et des nations.
Situation initiale
Manipulation Vouloir-faire
Compétence Devoir-faire
Performance Faire
J
Sanction Savoir
Constat de la performance achevée
143
Annexe n° 2 Message du pape Benoît XVI
à Mgr Pierre Nguyên Van Nhon, président de la Conférence épiscopale du Vietnam347
Alors que commence la célébration jubilaire du trois cent cinquantième anniversaire de la création des vicariats apostoliques du Tonkin et de la Cochinchine, et des cinquante ans de l'établissement de la hiérarchie catholique au Vietnam, je m'unis de tout cœur à lajoie et à l'action de grâce des évêques de votre pays, quej'ai eu lajoie de rencontrer en juin dernier, et de l'ensemble de leurs diocésains. [...]
L'année jubilaire est un temps de grâce propice à la réconciliation avec Dieu et avec le prochain. Dans ce but, il convient de reconnaître les manquements du passé et du présent commis contre les frères dans la foi et contre les frères compatriotes et d'en demander pardon. En même temps, il convient aussi de prendre comme résolution d'approfondir et d'enrichir la communion ecclésiale et d'édifier une société juste, solidaire et équitable par le dialogue authentique, le respect mutuel et la saine collaboration. Le jubilé est aussi un temps spécial offert pour renouveler l'annonce de l'Évangile aux concitoyens et devenir toujours davantage une Église qui est communion et mission. [...]
En cette année jubilaire, puisse ce lieu qui vous est si cher être au cœur d'une evangelisation approfondie qui portera à l'ensemble de la société vietnamienne les valeurs évangéliques de la charité, de la vérité, de la justice et de la rectitude. Ces valeurs, vécues à la suite du Christ, prennent une dimension nouvelle qui dépasse leur sens moral traditionnel, lorsqu'elles s'ancrent en Dieu qui désire le bien de tout homme et qui veut son bonheur.
Discours d 'ouver ture pa r M g r Pierre Nguyên Van Nhon, président de la Conférence épiscopale du Vietnam
Le Seigneur veut en effet que nous fassions de l'Église une famille de Dieu, dont les membres s'aiment et vivent en paix et dans l'unité comme frères et sœurs. Le cadre de cette fête d'ouverture de l'Année jubilaire exprime plus que jamais ce sens ecclésial. Venant des vingt-six diocèses répartis dans toutes les provinces et les villes du pays, et représentant tous les états de vie dans le Peuple de Dieu, nous formons une communauté nombreuse et unie. Nous sommes nombreux à communier au même pain et au même calice eucharistiques, et nous formons tous un seul corps, unis entre nous et unis au Christ (cf. ICor 10,17). Cette communion eucharistique doit s'exprimer concrètement dans la vie quotidienne sur le modèle de l'Église primitive dans laquelle la multitude de ceux qui étaient devenus croyants n'avait qu'un cœur et qu'une âme ; et ils étaient tous assidus à l'approfondissement de la doctrine de la Foi, à la fraction du pain et aux prières ; et ils partageaient toutes choses ensemble (cf. Ac 2,42-46 ; 4,32). C'est ce que nos ancêtres ont vécu de toutes leurs forces. Cette célébration qui a lieu dans l'archidiocèse de Hanoi, rappelle à notre mémoire la première communauté chrétienne de Thang Long, où les croyants vivaient dans une telle unité et une telle charité que leurs concitoyens non chrétiens les appelaient « les adeptes de la religion de ceux qui s'aiment ».
Chers frères et sœurs, l'Église du Christ sur terre est une Église itinérante, une communauté en route vers le Royaume des Cieux comme étant son but ultime mais pas encore atteint. C'est ce qui explique le fait que nous, catholiques, aussi bien individuellement que communautairement, nous n'avons pas réussi à éviter toutes les fautes et les omissions. Nous reconnaissons donc humblement ces fautes et ces omissions et nous en demandons sincèrement pardon à Dieu et à tous, afin de pouvoir avancer, avec un cœur serein et un esprit rempli de force, sur le chemin missionnaire qui nous mène jusqu'à nos concitoyens, nos frères et nos sœurs, pour leur annoncer Jésus-Christ et son Évangile.
347 Ce message, daté du 17 novembre 2009, [http://eglasie.mepasie.org/asie-du-sud-est/vietnam/pour-approfondir-vietnam-allocutions-et-messages] (consulté le 15 octobre 2010).
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Annexe n° 3 L'origine de la chique de bétel348
Sous le règne du Roi Hung vivaient deux frères jumeaux. Tan et Lang étaient leurs noms. Ils se ressemblaient comme deux gouttes d'eau et s'aimaient bien l'un et l'autre. Orphelins dès leur tendre enfance, ils étaient adoptés par un érudit généreux. Adultes, les deux tombèrent amoureux de la fille de leur maître et père adoptif. La jeune fille choisit l'ainé pour époux.
L'amour conjugal finit peu à peu par séparer Tan de son cadet qui souffrait en silence. Un soir, de retour du champ, Lang entra le premier dans la chaumière alors baignée dans la pénombre. Sa belle sœur, croyant qu'il s'agissait de son mari, vint non sans un élan de tendresse à sa rencontre. Tan, passant par là, vit la scène et devint injustement soupçonneux.
Incapable de se justifier, Lang décida de s'enfuir. Ayant traversé tant de monts et forêts, il arriva enfin au bord d'un ruisseau et y tomba épuisé. À force de pleurer, il expira sur la berge déserte du ruisseau et se mua en un rocher.
Un matin, rongé de remords à l'idée qu'il puisse être responsable de la fuite de Lang, Tan quitta sa jeune femme pour partir à la recherche de son frère. Il marcha longtemps et arriva enfin au même endroit, au bord du ruisseau. Là aussi, épuisé, il tomba par terre. Il mourut tout en enlaçant le rocher et se métamorphosa en un aréquier.
Après avoir vraiment attendu, la femme de Tan, désolée, alla à la recherche de son mari. Malgré la fatigue et la faim, elle parvint aussi à atteindre le ruisseau au même endroit, elle embrassa l'aréquier et mourut. Elle se transforma en une plante grimpante, le bétel.
Quelque temps après, par une belle journée, le Roi Hung voulut prendre un peu de frais au bord du ruisseau. À cet endroit, il prit une feuille de bétel, ainsi qu'un fruit de l'arbre et mastiqua. Il y trouva une saveur agréable et un jet de salive tomba sur le rocher, et à sa grande surprise, une teinte rougeâtre apparut.
L'usage de la chique de bétel dans les cérémonies du mariage, symbole d'une union durable, date de ce temps là. Aujourd'hui, il continue toujours, surtout à la campagne et parmi les femmes. Les chiques de bétel sont offertes comme on offre des cigarettes en Europe.
348 Huu Ngoc, Esquisses pour un portrait..., p. 76-77.
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