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Françoise Sabban Art et culture contre science et technique. Les enjeux culturels et identitaires de la gastronomie chinoise face à l'Occident In: L'Homme, 1996, tome 36 n°137. Chine : facettes d'identité. pp. 163-193. Citer ce document / Cite this document : Sabban Françoise. Art et culture contre science et technique. Les enjeux culturels et identitaires de la gastronomie chinoise face à l'Occident. In: L'Homme, 1996, tome 36 n°137. Chine : facettes d'identité. pp. 163-193. doi : 10.3406/hom.1996.370040 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1996_num_36_137_370040

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Françoise Sabban

Art et culture contre science et technique. Les enjeux culturels etidentitaires de la gastronomie chinoise face à l'OccidentIn: L'Homme, 1996, tome 36 n°137. Chine : facettes d'identité. pp. 163-193.

Citer ce document / Cite this document :

Sabban Françoise. Art et culture contre science et technique. Les enjeux culturels et identitaires de la gastronomie chinoiseface à l'Occident. In: L'Homme, 1996, tome 36 n°137. Chine : facettes d'identité. pp. 163-193.

doi : 10.3406/hom.1996.370040

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1996_num_36_137_370040

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Françoise Sabban

Art et culture contre science et technique

Les enjeux culturels et identitaires

de la gastronomie chinoise face à l'Occident*

Françoise Sabban, Art et culture contre science et technique. Les enjeux culturels et identitaires de la gastronomie chinoise face à l'Occident. — Après plusieurs décennies d'isolement et les horreurs de la révolution culturelle, les Chinois s 'intéressant de nou

veau à la cuisine et à la gastronomie chantent les louanges de cette expression authentique de l'identité chinoise. Mais ce discours est toujours implicitement construit en référence à l'Occident, considéré comme l'unique détenteur de la science et de la technique, face à une Chine définie comme l'empire de l'excellence en matière d'art et de culture ; un empire dont les habitants, plus que d'autres, sont naturellement doués d'une capacité à saisir les goûts, à les identifier, à les apprécier. Les modalités de cette représentation, qui paraît récente, renvoient en réalité à des conceptions élaborées dès les années trente et théorisées sur un plan philosophique aux lendemains de la deuxième guerre mondiale. On peut se demander si, en renouant subrepticement avec une vision du monde où Chine et Occident ont leurs rôles respectifs, l'intelligentsia chinoise ne cherche pas à calmer son inquiétude et celle de ses lecteurs devant l'essor d'une modernisation souhaitée et redoutée tout à la fois.

La culture chinoise est Art et Morale, la culture occidentale est Science et Loi, là réside leur différence la plus évidente. Wu Sen

De la cuisine chinoise ou de la cuisine française, laquelle est la meilleure se demande Yu Gang, auteur d'un article paru en 1991 dans une revue politique et culturelle de Hong Kong. Comparant terme à terme

les deux traditions, Yu Gang ne parvient pas à trancher, mais décerne en fin de

* Une première ébauche de ce texte a été présentée au Séminaire du Centre Chine de l'EHESS le 19 novembre 1992. Je remercie ses participants dont les remarques et les observations m'ont aidée à réécrire une nouvelle version. Je suis reconnaissante aussi à Brigitte Baptandier-Berthier pour sa minutieuse lecture commentée. Sans l'aide de Liu Fei, j'aurais eu quelques difficultés à identifier rapidement certains des contributeurs de l'anthologie Propos de lettrés sur le manger (Yu Jun 1991), qu'il en soit ici remercié. Les citations des textes chinois sont ma traduction.

L'Homme 137, janv.-mars 1996, pp. 163-193.

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compte la palme à la Chine, non en vertu de l'excellence supposée de sa table mais pour la qualité de ses mangeurs. À la différence des Occidentaux, explique-t-il, les Chinois possèdent une aptitude spécifique à la jouissance gus- tative et sont tous des gourmets. Ce qui.leur confère, à son avis, une supériorité sur les autres en matière de nourriture. Qu'une question somme toute dérisoire soit l'occasion d'une réflexion très sérieuse dans une revue elle-même très respectable ne manque pas d'étonner. L'affaire s'éclaire cependant si on la replace dans son contexte. Yu Gang commence par une interrogation apparemment sans lien avec la suite : « De quoi les Chinois peuvent-ils être fiers aujourd'hui ? » Et de répondre à l'adresse de ses lecteurs : « Je suis prêt à parier que vous allez tous placer la cuisine chinoise en première ligne. » Le ton est donné : si Yu Gang parle de cuisine ici, c'est surtout pour soutenir ceux de ses compatriotes qui, préoccupés du devenir de leur identité, cherchent désespérément quelque raison de garder la tête haute.

Cette petite querelle n'est qu'un épiphénomène révélateur de la fièvre culturelle qui s'est emparée des élites chinoises dans la décennie 80 après la réouverture du pays, et dont les échos ont été amplifiés par la communauté chinoise d'outremer. Ce débat, dont l'enjeu est la survie de la « culture traditionnelle » dans une Chine en pleine mutation qui cherche sa voie, resurgit après un blackout de plus de trente années imposé par la maoïsation (Thoraval 1989) l. Il renoue avec les préoccupations qui ont agité depuis la fin du xixe siècle les milieux intellectuels chinois sur l'opportunité d'une modernisation du pays s 'inspirant du modèle occidental. Des questions fondamentales ont ainsi été largement débattues sur la place publique mais, inversement, le mouvement a aussi généré une véritable angoisse de la population sur son identité et, parallèlement, « un désir éperdu de pouvoir [...] être fier de quelque chose » comme le dit J. Thoraval (1990 : 149). Le sport et l'art culinaire sont au nombre de ces quelques choses. Pratiques culturelles certes marginales en regard d'autres plus nobles, ils ont suscité et suscitent toujours l'intérêt de tous, car chacun à sa manière représente un espoir de voir la Chine reconnue à l'échelle internationale2. Toute médaille remportée dans une compétition mondiale est un encou-

1. Nous sommes bien évidemment sensible à toute l'ambiguïté du terme « tradition » soulignée par J. Thoraval (1990 : 146-147), qui se réfère selon les cas à la culture chinoise d'avant 1949 ou à celle des marxistes purs et durs dont les idéaux deviennent « traditionnels » et conservateurs lorsqu'ils s'opposent à ceux des réformateurs les plus décidés.

2. «... une médaille en moins aux Jeux olympiques paraît provoquer le désespoir de tout un peuple : pourquoi depuis cent ans perdons-nous toujours ? » (Thoraval 1990 : 149). On sait que l'organisation des XIe Jeux asiatiques, qui eurent lieu à Pékin durant l'été 1990, fut l'occasion d'une mobilisation générale de la population, et l'on connaît aussi l'importance que la presse chinoise attacha aux médailles gagnées lors des Jeux olympiques de 1992. Le sport et la cuisine sont fréquemment associés, en particulier par les promoteurs de la tradition culinaire chinoise. Voir par exemple les articles consacrés aux XIe Jeux asiatiques dans Zhongguo pengren [Cuisine chinoise] (1990, 8) ou encore Chen Tonggao & Zheng Qi (1990, 4 : 20-22). Ces espérances, censées compenser ce curieux sentiment d'être toujours les perdants d'on ne sait quel jeu mondial, montrent bien que l'ensemble de la population ne s'identifie pas du tout au statut de grande puissance politique que la Chine détient sur la scène internationale en tant que membre permanent du Conseil de Sécurité de F ONU. Ceci est une preuve supplémentaire de l'abîme qui sépare le gouvernement chinois de ses gouvernés.

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ragement à cette aspiration populaire, tandis que la gastronomie, remisée au rang d'une passion bourgeoise décadente pendant la révolution culturelle, est devenue pour le gouvernement chinois un argument de sa promotion culturelles.

La gastronomie4 chinoise est aujourd'hui investie d'une double fonction : être garante de l'identité et jouer le rôle d'ambassadrice de la culture. Un tel objectif se fonde sur la comparaison avec les cuisines étrangères, en l'occurrence la « cuisine occidentale » ; mais il s'agit moins d'une véritable analyse opposant deux réalités que d'une mise en parallèle codifée de certains traits de différenciation choisis pour leur caractère emblématique (Bromberger 1985 : 11). Ainsi la référence à la « cuisine occidentale », presque toujours au détriment de celle-ci, est une façon de légitimer l'éloge de la cuisine chinoise et d'en faire en quelque sorte un constat objectif.

Dans cet article, nous essaierons de comprendre comment s'élabore ce discours identitaire sur l'art culinaire dans la Chine actuelle, quels en sont les enjeux et les références culturelles, à partir, dans un premier temps, de l'analyse des passages consacrés à la nourriture dans des récits de voyage à l'Ouest publiés récemment, et, dans un second temps, de l'étude de petits essais sur la gastronomie, tels les Propos de lettrés sur le manger (Yu Jun 1991). Enfin nous nous intéresserons aux origines de ce discours dont la portée idéologique n'est pas limitée à la République populaire et concerne, semble-t-il, le monde chinois dans son ensemble.

Un mot sur les écrivains de notre corpus. Ce ne sont pas des professionnels de la gastronomie ou de la critique gastronomique5. Les auteurs des récits de voyage ont été choisis parce qu'ils ont vécu pour un temps la vie occidentale et ont donc fait par eux-mêmes la comparaison avec autrui. Mais s'ils n'ont pas de prédilection particulière pour la nourriture et sont même des mangeurs plutôt ordinaires, la gastronomie étant devenue l'enjeu identitaire que nous savons, l'alimentation des autres est pour eux un champ d'exploration immédiat et un instrument de communication privilégié. En revanche, certains des contribu- teurs de l'anthologie Propos de lettrés... témoignent d'une sensibilité spécifique à la nourriture et au savoir-manger.

3. Depuis quelques années se sont ouverts dans la capitale chinoise plusieurs grands restaurants de luxe où les touristes fortunés peuvent participer à des banquets traditionnels ; ainsi par exemple au Lai jin yu xuan, restaurant magnifique de style ancien installé dans le parc Sun Yat-sen où les menus, tirés du grand roman de Cao Xueqin (xvnie siècle), Le rêve dans le pavillon rouge, sont servis par de charmantes jeunes filles costumées, dans un cadre inspiré de l'époque ; ou encore au célèbre Yushan fandian spécialisé dans les banquets impériaux accompagnés de danses, de chants, et eux aussi servis en costumes. On annonce d'ailleurs l'ouverture prochaine en plein palais impérial d'un restaurant dont les menus s'inspireront, dit-on, des Archives impériales de la dernière dynastie mandchoue.

4. Nous emploierons de façon plus ou moins interchangeable les termes « cuisine », « art culinaire » et « gastronomie » pour désigner toutes les pratiques techniques, culturelles, sociales et même littéraires liées à l'alimentation.

5. Le statut de critique gastronomique n'existe pas en Chine au sens où on l'entend en France. Ce rôle a toujours été assuré par des écrivains esthètes et épicuriens qui pratiquent la dégustation comme un art et non comme une profession.

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Découverte de Paltérité culinaire

Pour comprendre la portée de leur discours, il convient de saisir le rôle que jouent ces écrivains-voyageurs en tant qu'ambassadeurs temporaires de leur pays et de mettre en évidence la grille implicite qui sous-tend leurs observations et leurs jugements ; d'analyser leur mode de découverte de l'altérité alimentaire tel qu'il s'exprime dans leurs textes et de cerner au mieux leur objet, la « cuisine occidentale ».

Des médiateurs, représentants d'une identité collective

Wang Meng, Zhang Jie et Zhang Kangkang, que nous citerons le plus souvent car leurs récits sont les plus riches de notations sur les nourritures, sont des écrivains connus, des personnalités accréditées, Wang Meng ayant même exercé des fonctions ministérielles de 1986 à 19896. Ils se déplacent à l'invitation d'organismes étrangers et ne sont pas loin de considérer leur voyage comme une mission semi-officielle, se retrouvant d'ailleurs à l'occasion dans les mêmes réceptions. C'est pourquoi leurs récits ne content aucune aventure privée ou rencontre imprévue, mais s'apparentent plutôt à des reportages, voire à des rapports consignés au fil d'un périple très organisé. Leur premier objectif semble être de noter leurs impressions fugitives — le voyage ne dépasse guère quelques mois — pour porter témoignage sur cet Occident si controversé et qui suscite tant d'interrogations et de curiosité en Chine7. Cette attitude médiatrice et l'apparente simplicité de leur écriture ne doivent pas nous tromper. Leurs déclarations ne sont pas de simples dépositions à prendre au pied de la lettre. Il faut parfois en découvrir le message derrière une rhétorique bien huilée.

Nés pendant la deuxième guerre mondiale ou juste après, ils appartiennent à cette génération qui a vécu dans l'ignorance du monde extérieur jusqu'aux années 80 et qui n'a aucune expérience de la vie des pays industrialisés. Ils ne parlent que leur langue maternelle, sauf Wang Meng qui a appris le ouïghour lors de son exil de seize ans au Xinjiang, et s'ils ont autrefois su le russe, ils l'ont oublié après la crise des relations sino-soviétiques au début des années 60 8. Cependant malgré un isolement de près de trente ans, ils ont leur petite idée sur le mode de vie occidental et ils adhèrent à une représentation collective de l'Occident résultant d'une superposition de savoirs plus ou moins livresques,

6. Ceci ne veut pas dire bien sûr qu'ils soient à l'abri des critiques et des attaques de la part des gardiens les plus conservateurs de l'orthodoxie littéraire. Depuis juin 1989, ils font partie de ces écrivains parfois suspectés de tendances « libérales-bourgeoises ». C'est après les événements de Tian'anmen que les ennemis de Wang Meng obtinrent sa démission du poste de ministre de la Culture qu'il occupait depuis 1986. Pour plus ample information sur le cas de Wang Meng, voir Bonnin 1992 : 44-50.

7. Malheureusement nous n'avons aucun moyen d'évaluer l'impact de ces journaux de voyage en Chine car nous ne connaissons pas le chiffre de leur tirage. À juger de la difficulté que nous avons eue à nous les procurer à Pékin — ils sont publiés par une maison d'édition apparemment modeste — , il ne semble pas que ces textes aient connu une large diffusion. Néanmoins, à leur parution, ils ont été en vente à Hong-kong et même à Paris dans certaines librairies spécialisées.

8. Voir à ce propos les quelques pages liminaires de Zhang Jie (1989) dans son récit de voyage.

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de croyances, de préjugés anciens ou d'idées toutes faites tirées de l'actualité et popularisées par la télévision, la presse, la littérature traduite en chinois. C'est par le biais de cette vulgate à laquelle s'ajoute le système de valeurs de leur propre culture que ces écrivains déchiffrent le monde extérieur lorsqu'ils voyagent. Nous verrons que cet instrument d'approche à deux dimensions ne sera quasiment jamais remis en question par l'expérience et qu'au contraire ils essaieront presque toujours de faire correspondre les faits aux interprétations fournies par cette grille prête à l'emploi (Lévi-Strauss 1983 : 30). Il n'en reste pas moins que chacun a sa personnalité et que les positions personnelles, l'histoire singulière conditionnent aussi les points de vue9.

Goûter pour juger in fine

La prescience que ces voyageurs ont de l'Occident a l'avantage de leur éviter certaines désillusions sur le plan alimentaire. C'est pourquoi, même s'ils sont loin d'être enthousiasmés par les cuisines étrangères, leurs jugements sans véhémence apparaissent plus comme la confirmation de ce qu'ils présupposaient que comme le résultat d'une véritable découverte avec ses surprises agréables et ses déboires. Ils n'ont d'ailleurs guère besoin de le préciser ; leurs lecteurs savent bien qu'il est vain d'espérer des cuisiniers occidentaux qu'ils mitonnent des menus répondant aux canons de l'art culinaire chinois, considéré comme l'étalon en la matière. Jiang Zilong (1989 : 22) le rappelle pour mémoire : en Occident on ne maîtrise pas les principes de la cuisine dont la réalisation ultime est une harmonie des goûts, des couleurs, des odeurs et des formes. Comme cette harmonie ne s'accomplit idéalement que dans les denrées cuisinées à la chinoise, les mets occidentaux n'ont guère de chance de trouver grâce aux yeux de nos auteurs. Cependant, ce qui est considéré comme un manquement au b a-ba du métier n'est jamais réinterprété selon une autre logique qui obéirait à un système de référence inconnu. Pour le commun des mortels chinois, et nos écrivains en sont, les Occidentaux n'ont pas atteint un degré de raffinement culinaire comparable au leur. Jiang Zilong (ibid.) estime même le « retard » des Américains sur les Chinois à plusieurs décennies. Il suffit alors à nos écrivains d'argumenter sur quelques points significatifs pour prouver les insuffisances constatées, comme nous le verrons. Paradoxalement, leurs

9. Zhang Kangkang est la plus curieuse, la plus ouverte à l'expérimentation de saveurs inconnues ; elle est probablement la plus sérieuse dans son rôle de reporter gastronomique. Ses descriptions ont parfois un côté méthodique assez surprenant ; ainsi ses lecteurs sauront tout des modes de restauration rapide aux États-Unis, des nourritures de rue ou des choix qu'offrent les distributeurs automatiques de boissons. Zhang Jie est la plus féroce, la plus partisane, avec humour cependant. Mais elle aime la provocation et sacrifierait sans états d'âme la vraisemblance à la littérature. Elle est la seule à avouer tout haut qu'elle n'a jamais pu s'habituer à la « cuisine occidentale ». Curieusement, malgré son constant souci d'anticonformisme, c'est elle qui paraît la plus enfermée dans un point de vue sino-centrique. Quant à Wang Meng, sa vision des cuisines étrangères est, peut-on dire, géopolitique, mais aussi la plus informée. Il reconnaît à l'Amérique du Nord l'avantage du fonctionnel et de l'économie dans le fast-food, au Mexique les senteurs du terroir, et il voit l'Union soviétique comme une sœur de la Chine dans ses préférences alimentaires. C'est lui qui brandit le plus souvent l'étendard de l'excellence de la gastronomie chinoise.

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conclusions sont aussi soutenues par un critère récurrent : celui du goût. Ce dernier est utilisé aussi bien à propos de mets ou d'aliments isolés que pour évaluer une cuisine nationale. Zhang Kangkang (1990 : 90), accueillie par une amie chinoise vivant à Paris, s'étonne de ce que « ses plats chinois ont un goût français et ses plats français un goût chinois ». Quant à Wang Meng (1989 : 210), il estime que « la nourriture des États-Unis ou d'Allemagne paraît fade aux Chinois et que certains goûts en sont étranges ». Mais les appréciations en termes de goût démontrent une véritable agilité sensuelle et linguistique de la part de certains de nos voyageurs qui ne se contentent pas de dire « bon » ou « mauvais », mais essaient souvent de qualifier au plus près leur impression. Ainsi les différents aliments testés sont « parfumés », « incomparablement frais», «d'une authentique saveur de terroir», «excitants pour l'appétit», « totalement fades », « sans (le moindre) goût », « conformes au goût chinois », « insipides comme de la cire », « d'une saveur étrange », etc.

Cette importance attachée au goût s'accompagne d'une liberté de goûter qui semble exempte de prévention et qui contraste avec la sentence finale annoncée d'avance. Du coup, nos écrivains n'ont pas la méfiance à fleur de peau de la plupart des voyageurs occidentaux modernes effrayés à la perspective de mettre en bouche des nourritures qu'ils n'auraient pas parfaitement identifiées et toujours soupçonneux à l'égard des cuisines — comme la chinoise — qui rendent trop souvent les aliments méconnaissables10. Au contraire, les écrivains chinois ne rechignent pas à goûter des mets inconnus, même si leur apparence ne remplit aucune des conditions du « parfaitement cuisiné » selon les règles de l'art chinois. Au Mexique, Wang Meng (1989 : 50) découvre comme un enfant le maïs frais bouilli, accommodement ignoré en Chine, et il est agréablement surpris par la saveur des tortillas et des nachos qu'il décrit en les comparant à une variété de pâtes pékinoises.

Dans toute société la comestibilité d'un aliment s'établit en fonction de deux critères : son appartenance à un ensemble d'ingrédients du monde naturel validé par le groupe et sa transformation convenable par une technique culinaire reconnue telle. Les écrivains chinois sont beaucoup moins sensibles au premier que les voyageurs occidentaux et s'ils sont tout autant intéressés à savoir si le processus culinaire est correct, cela influe probablement moins sur leurs réactions spontanées. Car, au bout du compte, ils en testeront le résultat

10. Une constante des réactions occidentales face aux mets chinois est en effet le dégoût provoqué par l'impossibilité d'identifier avec certitude ce que l'on met en bouche. L'homme « occidental » veut savoir à l'avance ce qu'on lui offre pour être sûr que le mets proposé appartient bien à son univers du comestible. La jouissance du goût dépend de l'assurance de manger une nourriture connue. S'il est trompé, son plaisir se transforme instantanément en dégoût. Il s'abstient donc quand il le peut de toute nourriture suspecte dans la mesure où elle ne se laisserait pas identifier au premier regard. Ainsi par exemple de C. Thubron dans un restaurant de Canton qui renonce à manger ce qu'on lui offre : « Je soulevai le couvercle pour découvrir une épave flottante de champignons couleur acajou et de la chair non identifiable. Une paire de côtes frêles flottaient, révélatrices, à la surface » (Thubron 1991 : 308), ou encore d'Edgar Morin se régalant de « nouilles » jusqu'à ce qu'« On m'informe que ce sont des vers de terre [sic]. Mon enthousiasme se dégonfle et s'enfuit. Je regarde d'un œil nouveau mes ex-nouilles et n'ai plus aucune envie de me resservir » (Morin 1993 : XIX).

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du point de vue du goût. En vérité, on peut dire que les Occidentaux veulent surtout éviter de s'empoisonner, tandis que les Chinois recherchent ce qui est agréable au palais. Cette tolérance chinoise à l'égard de toute denrée jugée comestible par autrui11 se paie d'une croyance en l'infaillibilité du goût testé au palais et exprimé par la plume — faut-il rappeler que nous analysons leurs dires. Comme si l'homme chinois détenait le canon du goût universel. Ce sentiment est à ce point intériorisé chez nos écrivains qu'ils ne semblent pas avoir conscience de la relativité des goûts et de leurs variations interindividuelles ou interculturelles 12. De plus, le verdict déclaré, « mauvais » goût ou simplement « manque » de goût, vient parfois confirmer l'arriération présupposée de la cuisine étrangère. Ainsi, lorsque Zhang Jie (1989 : 83) souligne l'élégance de la présentation d'un déjeuner chic qu'on lui offre en Allemagne, c'est presque aussitôt pour ajouter, comme par contraste, que les plats n'avaient aucun goût. Zhang Jie n'a d'ailleurs que peu d'appétence personnelle pour la cuisine occidentale, et la nausée éprouvée après avoir mangé du roquefort, décrite avec force effets, en apportera une justification supplémentaire. Mais retenons que sa conclusion repose sur l'expérience, elle en a bel et bien goûté {ibid. : 103). Le fromage cependant représente peut-être une exception dans cette logique, exception culturellement construite comme nous le verrons.

Cet exercice sans a priori de leurs sens et le plaisir parallèle qu'ils éprouvent à en disserter laissent la place à quelques coups de cœur. Le meilleur exemple en est une dégustation d'huîtres par Zhang Kangkang. Elle fait preuve d'un réel courage lorsqu'elle accepte de manger des huîtres crues à Baltimore ; ces coquillages qui, selon les principes de l'art culinaire chinois, n 'étant pas cuisinés du tout, appartiennent au répertoire des ingrédients bruts et ne devraient pas être comestibles en l'état. Contrairement à toute attente, Zhang Kangkang (1990 : 153) s'émerveille de sa découverte : « J'avais très peur. Tout compte fait je n'avais jamais mangé d'huîtres crues. [...] Finalement je me suis décidée. La première huître, fraîche et tendre, glissa dans mon esto-

11. Bien évidemment le jugement de comestibilité conféré à un aliment par autrui ne recoupe pas nécessairement celui d'un Chinois, car pour certains aliments, comme les produits animaux par exemple, la comestibilité aux yeux d'un Chinois dépend essentiellement de l'application correcte d'une loi culinaire, c'est-à-dire de sa « parfaite » cuisson. Cependant, nombreux sont les Chinois qui sont au courant de cette différence d'appréciation entre Chinois et Américains. Cela suscite plus d'étonne- ment que de véritable répulsion ; cf. n. 13. Bien qu'il faille en faire l'étude, on peut dire qu'apparemment l'échantillonnage du comestible est très varié en Chine, probablement beaucoup plus qu'aux États-Unis et même qu'en Europe. Un plus grand nombre de produits sont transformés selon un plus grand nombre de techniques culinaires. Cette particularité est d'ailleurs vécue en Chine comme une richesse, elle est valorisée et fait l'objet d'un discours qui peut même s'adresser aux Occidentaux, comme toujours dès qu'il s'agit de gastronomie. Dégoûté de ses nouilles qu'il trouvait délicieuses dans l'instant même où il apprend que ce sont des vers de terre, Edgar Morin est réconforté, si l'on peut dire, par le célèbre adage « Le Cantonáis mange tout ce qui vole sauf les avions, tout ce qui a des pattes sauf les bancs des jardins publics » que lui récite son guide cantonáis ; cf. n. 10.

12. Pour être tout à fait juste, il faut signaler que Wang Meng, amateur de vodka, commente l'évolution de son goût pour cet alcool. Avec l'âge, avec l'habitude aussi probablement, il s'est mis à l'apprécier de plus en plus. Et il constate justement, mais seulement à propos de la vodka, que l'on « dirait que les années changent l'expérience que l'on a des choses ; elles vous aident à accepter plus facilement ce qui était inconnu au début » (Wang Meng 1989 : 248).

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mac sans que j'ai même le temps de la mâcher. Sur ma langue l'impression indescriptible d'une fraîcheur aérienne et marine. L'appétit excité je les mangeai toutes l'une après l'autre. Cette fraîcheur marine n'avait rien de factice ; c'était leur goût véritable, une authentique saveur océane, finement moelleuse, exempte de toute odeur de poiscaille. C'était vraiment un délice. J'avais beaucoup perdu de n'avoir jamais mangé d'huîtres crues plus tôt ! »

Même si l'on fait la part de l'effet littéraire, de l'humour — c'est l'une des plus belles pages du livre — et de la mise en scène dont Zhang Kangkang devient l'héroïne téméraire, en acceptant de manger ces huîtres et en les aimant elle ébranle ses propres convictions et remet en cause l'un des fondements de l'art culinaire de son pays : « Tout en mangeant, je me demandais si la découverte et l'usage du feu avaient bien apporté à l'humanité le meilleur moyen de jouir et de profiter des aliments. À ce qu'on raconte le steak cru est d'une saveur incomparable» (ibid. : 153-154) 13. Zhang Kangkang se singularise en établissant un lien entre son goût personnel pour une nourriture inconcevable en Chine parce que non cuisinée et l'existence probable d'un autre système de référence où le cru de l'huître et de la viande rouge est une catégorie de la consommation.

La cuisine en Occident

Chacun de ces écrivains a visité les États-Unis et plusieurs contrées européennes où existent naturellement des traditions culinaires autochtones. Cette variété est ignorée, et l'objet de toute leur attention est la cuisine occidentale (xican ou xicai) dont les grands traits ressemblent fort à ceux de la cuisine anglo-saxonne ou américaine. Wang Meng glose sur les nourritures d'Allemagne fédérale et le titre de son ouvrage, Souper dans un célèbre restaurant de Firenze c'est-à-dire Florence (1989), atteste qu'il a séjourné en Italie, mais il ne dit rien des systèmes alimentaires et culinaires de ces deux pays.

Mais ce qui semble le plus curieux est le silence qu'ils observent tous à propos de la gastronomie française dont ils connaissent pourtant la réputation14. Zhang Jie choisit comme exprès Paris, où on lui laisse le choix de manger chinois ou français, pour déclarer haut et fort son aversion pour la « cuisine

13. Nous verrons ultérieurement quelles sont les références de Zhang Kangkang à propos du « bœuf cru ». Quoi qu'il en soit, selon de nombreux témoignages, les Chinois s'étonnent qu'en Occident on apprécie les viandes « insuffisamment cuites » : « Les Américains font trois repas par jour. [...] Parmi les plats les plus souvent consommés, la côte de bœuf ou de porc ; une côte de bœuf pèse environ 160 g, souvent elle contient encore des traces de sang et n'est pas facile à mâcher. Mais les Américains considèrent que c'est un mets délicieux » (Zhao Meisong 1993).

14. Invité dans un restaurant de Vienne pour y déguster des escargots, ce « plat renommé de la gastronomie française », comme il le dit lui-même, Cong Weixi ne fait pas de commentaire sur le contenu de son assiette, s'intéressant surtout à l'architecture de l'établissement et encore plus aux graffitis des toilettes qui choquent son sens de l'harmonie (Cong Weixi 1989 : 172). Dans les publications spécialisées sur l'alimentation et la cuisine, on connaît la réputation gastronomique de la France ; cf. par exemple Zhao Meisong 1993 : 4. Dans son roman Vie et passion d'un gastronome chinois (1988a), le romancier Lu Wenfu prête à son héros l'intention de fonder une « association internationale des gastronomes » dont le président serait français et le vice-président chinois. Voir à ce propos l'interview de Lu Wenfu dans Littérature chinoise (1988b : 9).

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occidentale » et la justifier sur le moment par son dégoût du roquefort15. Il est vrai que Zhang Jie n'est pas femme à nuancer son propos. Ses lecteurs le savent et n'en attendent pas moins d'elle. Zhang Kangkang, quant à elle, relate en détail son séjour en France mais ne mentionne qu'en passant la composition d'un de ses repas alors qu'elle s'est montrée particulièrement loquace sur les pratiques alimentaires américaines, expliquant même à ses lecteurs qu'aux États-Unis, pays de l'abondance, on peut goûter à toutes les cuisines du monde16.

Ce déni apparent de la valeur des traditions culinaires françaises révèle en vérité la logique de l'approche de nos auteurs. On peut en effet être étonné que des hommes et des femmes, sensibles au goût des choses, restent fermés à ce qui est censé les intéresser. Même si les cuisines française ou italienne ne sont pas toujours à la hauteur de leur renommée, il est bien des plats de leur répertoire qui auraient pu susciter des commentaires de la part de nos voyageurs, et même leur plaire, eux qui sont en principe curieux de saveurs. Mais une telle démarche aurait nécessité de faire des distinctions, des évaluations respectives et donc de remettre en question le concept de « cuisine occidentale ». La comparaison avec leurs propres habitudes aurait alors été plus difficile, et qui sait si nos écrivains n'auraient pas trouvé quelques compères en gourmandise au delà de la Grande Muraille ? Or la cuisine française, si renommée soit-elle, ne valait sûrement pas que l'on bouleverse le partage reconnu des compétences entre Chine et Occident dans une représentation du monde où la haute gastronomie est un empire chinois tandis que le fast-food et le prêt-à-manger sont considérés comme des spécialités occidentales. Aussi nos écrivains passent-ils sous silence tout ce qui pourrait troubler cette représentation figée, et c'est pourquoi Zhang Kangkang est intarissable sur les fast-food américains et si avare de remarques sur les repas pris en France. En respectant cette vulgate, elle et ses pairs répondent probablement à l'attente de leurs lecteurs, plus intéressés d'apprendre par le menu(!) comment on vit et on mange aujourd'hui dans les pays industrialisés que de découvrir qu'à l'Ouest d'autres peuples ont des préoccupations gourmandes égales aux leurs.

15. « Je ne m'étais jamais habituée à la nourriture occidentale et encore moins à ce fromage de brebis français tout mou et piqueté en son milieu d'une espèce de raie sombre de moisissure qui me faisait très peur. La première fois que j'en avais malencontreusement goûté, j'avais failli vomir, et j'avais attrapé le premier verre venu pour le faire passer en avalant une bonne gorgée de vin » (Zhang Jie 1989 : 103). On pourrait analyser sans fin cette tirade qui, dans un sens, fait de Zhang Jie une voyageuse typique occidentale, effrayée par l'apparence du fromage ; cf. n. 10. En décrivant la moisissure du fromage, elle veut probablement montrer que cet aliment n'appartient pas à l'univers du comestible, le sien en l'occurrence ou celui des Chinois qui, si riche et varié qu'il soit, ne va tout de même pas jusqu'à inclure des aliments portant les effets visibles d'une décomposition avancée. De cette façon, elle sape à la base toute prétention française à la gastronomie. Comment des gens qui aiment la pourriture pourraint-ils être de véritables gastronomes ?

16. Zhang Kangkang (1990 : 116) se borne à décrire platement la composition d'un menu pris chez une amie française par le nom des ingrédients principaux des plats : « Nous avons mangé du jambon, du bœuf et de la salade. » Dans un restaurant du Bordelais elle évoque le « coquelicot liquide » contenu dans son verre, ce qui suggère qu'elle connaît probablement l'importance du vin dans cette région {ibid. : 125).

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Les arguments d'une sentence annoncée

De même que la « cuisine occidentale » est une construction de toute pièce, son blâme n'a rien de spontané. La comparaison implicite avec les traditions et les manières chinoises ne concerne que certains traits considérés comme pertinents et les observations faites à leur propos ont une justification sur un plan strictement alimentaire, du point de vue chinois. Mais elles revêtent parfois une signification plus profonde. Soumettre à la critique les conduites alimentaires et les pratiques culinaires des Occidentaux revient aussi à jauger les hommes qu'ils sont, à suggérer leurs manquements à la morale, voire à sous-entendre qu'ils sont inaptes à accéder de plein droit à la dignité d'êtres humains.

Manger, un plaisir oublié. — Ce sont les mœurs épulaires et les pratiques culinaires des Américains qui servent d'exemples pour passer au crible les travers de la cuisine occidentale. Mais il faut comprendre que c'est la gastronomie festive qui est ainsi mise en cause, non pas la cuisine quotidienne. Le constat de Wang Meng n'est pas brillant : la solennité, le décorum, l'hygiène et l'ordre des repas formels contraste de façon saisissante avec les mets servis qui lui paraissent d'une grande indigence et dont la cuisine est à ses yeux pauvre, froide et chiche. Pour Wang Meng, si les Américains ont un comportement aussi « simpliste » envers la nourriture, c'est, nous explique-t-il, parce qu'ils sont incapables de tirer plaisir de la bonne chère, car ils ne soupçonnent même pas que manger puisse être une jouissance. À l'en croire, les Américains ne voient dans la nourriture qu'un moyen de se maintenir en vie. Tout s'explique à son avis par le niveau de vie, si élevé dans ce pays que la nourriture n'a plus aucune valeur17 (Wang Meng 1989 : 11).

Le chacun pour soi, la pingrerie et la légèreté des Américains. — Aux États- Unis, les invitations sont visiblement conçues de façon à ce que l'amphytrion ne soit pas dérangé. Il ne s'occupe pas de servir et chacun remplit son assiette à son gré. Wang Meng est déconcerté. Comment peut-on se donner si peu de mal pour ce qui est tout de même un acte social {ibid. : 12) ? Zhang Kangkang (1990 : 303), elle aussi, est stupéfaite lorsqu'elle comprend que l'on va chercher le repas commandé au restaurant chinois du coin seulement cinq minutes avant l'arrivée des convives. Il n'y a rien qui contrevienne plus aux manières (chinoises) que cette façon désinvolte de concevoir les repas entre amis. Lésiner ainsi sur le nombre des plats et une absence aussi évidente de recherche feraient rougir de honte l'hôtesse chinoise la plus modeste18. Quand on pense, explique Wang Meng (1989 : 12), à tout le mal que l'on se donne en Chine pour honorer dignement les invités. L'hôte ne sait que faire pour les satisfaire,

17. Wang Meng estime que c'est du jeu et non du manger que les Américains tirent du plaisir. 18. « Pour être simple, c'est simple [...] L'hôte comme les invités est tout à son aise parlant à droite et. à

gauche avec grand naturel [...] au milieu de la cour est dressée une seule table sur laquelle il y a de la bière, des eaux gazeuses, du coca-cola, des jus de fruits, du pain, des espèces de rouleaux de printemps frits, du fromage, des cacahouètes, et c'est tout» (Wang Meng 1989 : 11).

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sa femme disparaît à la cuisine pour la soirée tellement elle est débordée : surtout, on met les petits plats dans les grands, on prévoit large, on dépense plus qu'à l'ordinaire pour offrir une chère abondante et délicieuse. Bref on se dérange ! Pourtant si Wang Meng désapprouve ces offenses au savoir-vivre, il y voit tout de même un louable souci d'économie et une franchise dans les rapports sociaux dont les Chinois devraient, à son avis, s'inspirer à l'occasion, eux qui dépensent sans compter pour leurs banquets et font tant d'efforts qui n'en valent pas toujours la peine (ibid. : 13).

L'hypocrisie de Vordre, l'inhibition de la propreté. — L'ordre qui règne sur les tables occidentales, l'apparat du service et les changements successifs de couverts et de vaisselle19 sont autant de signes révélateurs de la propension des Américains à se contenter de faux- semblants, à se préoccuper des apparences au détriment du contenu des plats. Quant à la propreté et à l'arrangement impeccable des tables après un repas de fête, ils sont une preuve supplémentaire que ces hommes modernes sont ignorants des joies de la gastronomie et de la convivialité. Wang Meng ayant commencé sa tirade par l'axiome « les Américains ne savent pas jouir de la nourriture » cherche à en montrer les conséquences (ibid. : 11). Il n'a nul besoin d'expliquer. Le lecteur aura compris ce qu'il suggère, car chacun en Chine mesure la réussite d'un banquet à l'abondance et à la qualité des mets, mais aussi au tohu-bohu de la vaisselle et au brouhaha des convives.

Silence et mécanisation de la cuisine. — Pour ce qui est de la confection des mets, la situation n'est guère plus réconfortante. Rien d'étonnant à ce que la cuisine américaine soit si mauvaise, si monotone, puisque les cuisiniers ne maîtrisent pas les règles de l'art comme le rappelle Jiang Zilong (1989 : 22). Par cette remarque Jiang Zilong fait allusion à la fois à l'habileté personnelle du cuisinier chinois, mais aussi à sa capacité de conjoindre dans son activité culinaire une série de règles conceptuelles conduisant à l'harmonie des formes, des couleurs, en fonction de la nature et de la valeur diététique des aliments tout en tenant compte de la saison et du temps.

Zhang Jie ne peut s'empêcher de conduire son lecteur jusqu'au fourneau pour bien montrer l'inanité des pratiques culinaires occidentales. Pour elle, rien de bon ne peut sortir de cuisines silencieuses dont on craint sûrement de salir les carrelages impeccables. Et il serait vain d'attendre que le four, l'instrument discret mais omniprésent des maisons occidentales, accouche d'aliments qui ne soient pas trop cuits20. Dans les conceptions chinoises, au contraire, le processus culinaire est une véritable transformation de la matière par le feu, dans le bruit et la fureur, au milieu des flammes et des giclées de sauce à laquelle

19. « Pour être solennel, c'est solennel, mais pour ce qui est des mets, ce n'est guère compliqué, et on ne risque pas de gaspiller en laissant des restes » (Wang Meng 1989 : 12-13). « Du début à la fin du repas les tables restent bien propres sans verres et plats renversés » (ibid. : 215).

20. « Une fois passés au four, les légumes les plus frais et les plus croquants deviennent tout mous. Nos Cantonáis en sont malades » (Zhang Jie 1989 : 60).

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répondra une dégustation bruyante et joyeuse. De toute façon, explique Zhang Jie, s'ils voulaient procéder autrement, les Occidentaux ne le pourraient pas. La raison en est simplement qu'ils ne connaissent pas le wok, la poêle chinoise à fond arrondi, unique en son genre, sans laquelle aucune cuisson digne de ce nom n'est réalisable ; et en particulier le « sauté » (chao) à la chinoise, un mode de préparation inconnu à l'Ouest où il n'existe même pas de mot pour le désigner, remarque-t-elle21. Voilà un manque tout à fait irréparable, qui suffit à lui seul à disqualifier les Occidentaux d'une quelconque prétention à la maîtrise d'un savoir culinaire. Elle ne peut imaginer aucune alternative au modèle chinois. Supposant tout à coup que la poêle chinoise ait droit de cité dans les cuisines d'Occident, elle se demande comment on s'y prendrait pour la faire entrer dans un four ! Elle ne voit pas non plus qu'à la poêle chinoise multi- fonctionnelle correspond à l'Ouest tout un arsenal de casseroles de formes et de tailles diverses, signe évident de deux conceptions fort différentes de la technique culinaire22.

Par ailleurs, tout le monde sait en Chine que la bonne cuisine n'est pas qu'une affaire d'équipement, de machinerie et de technique comme semblent le croire les Occidentaux. Les remarques de Zhang Jie suggèrent que la réussite des mets dépend surtout du savoir-faire, de la sensibilité et de l'inspiration de l'être humain, cuisinier ou cuisinière, à l'œuvre au piano. Mettre des plats au four et brancher une minuterie pour être averti du terme de la cuisson lui semble le comble du ridicule. La cuisson s'apprécie à l'œil, à l'odeur, au toucher si besoin est, et aucun robot ne pourra jamais remplacer l'homme dans cet exercice. L'art culinaire ne s'apprend pas non plus dans les livres, et il ne sert à rien de suivre fidèlement des indications écrites pour faire cuire des œufs ou des pâtes comme Bettina, une amie allemande de Zhang Jie. Ses œufs au plat sont excellents, c'est un fait, constate Zhang Jie, mais Marina, une autre collègue, les réussit tout aussi bien, sans horloge, sans compteur, sans recette, simplement avec son flair23 (ibid. : 159-160). Le peu de crédit que Zhang Jie accorde à l'écrit culinaire, pâle transposition d'un art vivant, riche et complexe, est partagé par nombre de ses compatriotes. Liu Zongren, un journaliste chinois

21. Zhang Zie, ibid. Ce que l'on traduit parfois par « sauter à la chinoise » (chao) consiste à faire revenir rapidement et à feu vif dans un peu de matière grasse un ou plusieurs ingrédients (légume, viande, etc.) découpés en morceaux de taille et de forme identiques dans une poêle à fond arrondi dite wok, sans cesser de remuer, soit en retournant continuellement le contenu avec une spatule, soit en secouant la poêle par le manche. Par cette brève cuisson, les pièces, de petit format généralement, gardent tout leur moelleux et leur croquant.

22. Une économie de moyens remarquable en regard de la richesse des résultats obtenus, que Zhang Jie aurait pu mettre au crédit de la tradition chinoise, si elle y avait pensé ! D'autres ont noté cette disparité et ont été fascinés par le déploiement en matériel des cuisines américaines : « I would love to have some of the tools in American kitchens : exquisite peelers, a set of stainless steel knives hanging on a magnetic rack, electric mixers, and especially that marvelous invention, the food processor. But I'am a practical man and know that even if I could afford to buy those luxuries, I would not have space for them. My kitchen would barely hold a refrigerator, and I prefer to keep the space in my bedroom for my books » (Liu Zongren 1985 : 27).

23. « Ce queje veux dire c'est qu'on ne peut pas tout résoudre en comptant simplement sur une minuterie » (Zhang Jie 1990 : 160).

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auteur d'un récit plein de verve sur son séjoour de deux ans aux États-Unis, raconte avec humour comment Ron, un de ses amis, décide un beau jour de préparer un repas chinois, un œil fixé sur une fiche de cuisine, l'autre surveillant la cuisson. Liu, très surpris, prévint Ron qu'il n'est pas possible de cuisiner en se fiant simplement aux instructions d'un livre ; mais l'ami américain n'en fit qu'à sa tête. Comme de juste, le bœuf sauté fut raté, conclut Liu (1985 : 36-37).

Danger et barbarie du manger froid. — À l'anonymat mécanisé des cuisines occidentales silencieuses et trop nettes, à la propreté inhibitrice des tables américaines s'ajoute l'indifférence des Occidentaux à la nécessité de manger chaud. Dans les réceptions en Amérique, remarque Wang Meng (1989 : 11-14) « on ne voit pas la moindre vapeur d'un quelconque plat chaud ». Et Zhang Kangkang (1990 : 207) est soulagée de découvrir que le bar du train qui relie Toronto à New York est équipé d'un four à micro-ondes, car elle ne peut « manger toujours froid comme le font les Occidentaux ». Les jugements de Wang Meng et de Zhang Kangkang portent sur des situations différentes, mais complémentaires. Dans un cas, le froid du casse-croûte ferroviaire connote l'inconfort d'une digestion troublée ; dans l'autre, l'absence de plats chauds signifie surtout manque de raffinement culinaire et défaut d'attention aux autres.

Mais cette répugnance envers le manger froid est plus profonde qu'on pourrait le croire, même si elle est justifiée par des raisons conjoncturelles. La nourriture froide en Chine a une connotation négative forte. Elle renvoie à l'image du foyer éteint, à l'impossibilité de se chauffer et de cuisiner lorsque la pauvreté extrême vous saisit à la gorge ; elle évoque aussi l'obligation d'éteindre les feux lors de la fête Qingming, pour la « visite aux tombes », le 106e jour après le solstice d'hiver (Holzman 1986 ; Eberhard 1972 : 65-66). Le foyer éteint, ou plutôt la privation de foyer, c'est aussi l'anté-cuisine, la sauvagerie du cru et la barbarie de ceux qui, ne connaissant pas les principes fondateurs de l'art culinaire, se repaissent de denrées brutes24. Enfin la nourriture froide nuit à la santé de l'être humain qui a besoin pour se nourrir et entretenir son principe vital d'absorber une certaine quantité de céréales (ou féculents) transformées par la cuisine et présentées chaudes.

Aussi, passe encore que l'on apaise une petite faim passagère avec un en- cas froid lorsque la saison le permet, mais s'il faut véritablement se nourrir, l'estomac demande du chaud et sa dose de céréales. Dans le train, les quelques fruits pourtant consommés à l'heure du repas par Zhang Kangkang n'avaient pu différer le processus biologique de la faim authentique qui ne peut être satisfaite que par une ration de céréales. Elle choisit donc de se nourrir d'un hamburger dont la composition reproduit finalement celle du menu chinois : un petit pain fait de blé, accompagné de viande hachée, le tout bien chaud, comme le serait un bon bol de riz servi avec un plat correctement cuisiné. Un tel sand-

24. Sur l'âge d'or et l'avènement de la civilisation grâce à l'agriculture et au feu, cf. Levi 1983.

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wich, cela tient au ventre et c'est le déjeuner de tous les Américains, ajoute- t-elle (1990 : 207).

Zhang Kangkang et Wang Meng n'ont pas eu le temps de comprendre que l'alternance du chaud et du froid dans les menus occidentaux — quoiqu'il soit bien difficile en la matière de généraliser — répond à des règles qui n'ont rien d'aléatoire et que la consommation de nourritures froides n'est pas commandée par un vice incompréhensible. Dans la plupart des pays européens, le chaud est l'un des traits définitoires du repas formel, et tandis que les Chinois s'abreuvent de thé à longueur de journée, en Amérique et en Europe on boit généralement froid par goût, les boissons chaudes étant réservées à certaines collations. Zhang Kangkang {ibid. : 209) déplore d'ailleurs la taille minuscule des verres en carton du wagon-bar qu'elle doit immédiatement faire remplir à nouveau pour avoir son compte de thé. Mais contrairement à ce qu'on pourrait croire à lire nos écrivains, les Chinois ne s'interdisent nullement de manger froid en certaines circonstances, et il existe en Chine une véritable cuisine froide25.

Cette indifférence à la température des aliments que nos voyageurs prêtent aux Occidentaux témoigne en fait de l'arriération de leurs mœurs, une arriération déjà suggérée par le médiocre niveau de leur cuisine. Et leur penchant pour le manger froid confirme en quelque sorte leur goût pour les nourritures insuffisamment élaborées, à moitié cuites ou carrément crues. Si les Occidentaux ne savent pas jouir de la nourriture, ni l'apprécier au mieux de ses qualités, c'est qu'au fond leurs sens n'ont pas été suffisamment affinés par des siècles de culture ; c'est qu'ils peuvent se contenter de nourritures à peine dégrossies et qu'ils sont incapables de percevoir ce que tout Chinois, tout être civilisé est à même d'éprouver. D'autres que nos écrivains sont allés au bout de cette idée en dépeignant, non sans humour, l'homme occidental comme un demi-sauvage encore couvert de poils, se repaissant de chairs sanguinolentes à l'aide d'un couteau et d'une fourchette, instruments hautement agressifs réservés à un usage exclusif en cuisine où les aliments subissent une transformation nécessaire avant leur apparition à table, paisible espace de sociabilité où régnent les baguettes, ustensiles pacifiques et aboutissement d'un long processus de civilisation (Chen Cunren s.d. : 84) 26. À l'autre bout de l'Eurasie, ce stéréotype a sa contrepartie tout aussi caricaturale. La civilisation chinoise, raffinée à l'extrême, trop raffinée, n'est-elle pas toujours soupçonnée d'avoir aussi produit les supplices chinois, d'avoir dévoyé ses hommes en les rendant cruels et

25. Les plats froids (lengcai ou liangcai) sont des espèces de hors-d'œuvre variés qui constituent l'un des services du menu chinois ; ils peuvent aussi être servis comme en-cas ou dégustés avec des boissons alcooliques. Des livres de recettes entiers leur sont consacrés (cf. par exemple Xiao B aolin & Xiao Kun 1981). Par ailleurs, l'été est le moment d'une importante consommation de préparations froides salées et sucrées, et il existe une véritable cuisine du froid en pays chinois, surtout dans les régions chaudes. Ainsi à Taiwan où le climat subtropical favorise ces consommations rafraîchissantes, le répertoire des en-cas sucrés et glacés est particulièrement riche.

26. Les premiers voyageurs chinois en Occident sont effrayés à l'idée de mettre une fourchette en bouche, car ils ont peur de se blesser. L'image de l'homme vêtu de peaux de bêtes et se repaissant de ses proies toutes crues est un topos de la littérature classique qui symbolise l'âge d'avant la civilisation (cf. Levi 1983).

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tatillons, comme l'écrit dans un grand hebdomadaire un sociologue français bien connu : « ... une formidable civilisation, pour le pire (hiérarchie, étiquette, bureaucratie, cruauté) et pour le meilleur (culture, raffinement, ingéniosité, intelligence, pensée, avec l'héritage du taoïsme, du confucianisme, du bouddhisme) » (Morin 1993 : xv ; nos italiques).

Le dogme de l'excellence culinaire

Derrière les remarques de ces écrivains en voyage se déchiffre un credo à usage interne — celui de la « valeur universelle de la cuisine chinoise »27 — qu'ils ne sont pas les seuls à professer. La plupart des hommes de lettres, universitaires, savants, etc., priés par les responsables de la revue Zhongguo pen- gren [Cuisine chinoise] d'écrire de courts essais sur la nourriture, réunis dans le petit volume Propos de lettrés sur le manger, chantent le même air à quelques variations près.

La substance de cette profession de foi s'actualise dans une maigre phraséologie qui contraste parfois avec la finesse des textes qui les contiennent. Ces clichés sont intégrés de façon quelque peu forcée dans l'argumentation, leur rhétorique est celle du slogan : « l'alimentation fait aussi partie de la culture » [yinshi ye shi wenhua] ; « la cuisine (= faire la cuisine, cuisiner) est un art » (pengren/pengjiao shi yi zhong yishu) ; « le peuple chinois est de tous les peuples celui qui excelle à manger » [Zhongguo ren shi quan shijie shan chide minzu] ; « la renommée de la cuisine chinoise est internationale » [Zhongguo pengren shi shiming zhongwaide]2^.

Les stratégies pour adapter ce prêt-à-penser sont variables, mais rares sont

27. Au début de son récit Zhang Kangkang (1990 : 74) loue la « valeur universelle de la cuisine chinoise » à l'occasion de la dégustation d'un excellent repas confectionné en Allemagne par une jeune femme indonésienne d'origine chinoise. De même Wang Meng persille-t-il ses remarques sur les pratiques alimentaires américaines de phrases élogieuses pour la cuisine de son pays : « L'art culinaire chinois est célèbre dans le monde entier, et l'un des arts majeurs de notre pays à la vénérable culture c'est bien celui de manger. L'une des raisons en est que 'manger' occupe une place dans la vie de la société chinoise qui n'a rien de comparable avec ce qui se passe en Amérique [...] La Chine est le pays où l'on comprend le mieux la gastronomie » (Wang Meng 1989 : 11). Plus avant dans son livre, alors que les doutes l'assaillent, son discours est toujours laudateur, mais plus nuancé. Ne supportant pas l'éloge que font de la cuisine chinoise ses amis allemands, il s'écrie : « C'est à mourir de rire tout de même, on voudrait nous faire croire que le développement de la Chine et son niveau de consommation sont déjà aux premiers rangs mondiaux ! Évidemment la diffusion des restaurants chinois dans toute l'Allemagne pourrait laisser croire que nous en sommes au point des Allemands qui vendent leurs Mercedes Benz et leurs comprimés Bayer à la Chine entière ou des Japonais qui ont inondé le marché mondial de leurs véhicules Toyota et de leurs montres Seiko. Naturellement nul ne peut contester à la cuisine chinoise sa réputation internationale, et nous avons le droit de nous en réjouir. Mais est-ce à dire que notre grande patrie au passé si riche ne puisse revendiquer aucune autre réalisation marquante hormis le 'poulet à la Gongbao' ou les 'filets de poisson à l' aigre-douce' ? Où est l'esprit d'invention d'antan qui permit la découverte de l'imprimerie, de la poudre et de la boussole ? » (ibid. : 143-144).

28. Ces phrases tirées de certains des textes de notre corpus ont été choisies pour leur représentativité. On les relève sous des formulations similaires, plus ou moins concises, dans l'ensemble du corpus.

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les auteurs qui ne tiennent aucun compte de ces références29, nécessaires, semble-t-il, dès lors qu'on aborde les grands principes de la gastronomie. Ainsi Wu Enyu, commentateur du Rêve dans le pavillon rouge, riche en notations sur la nourriture, explique d'entrée de jeu, comme par acquis de conscience, que le goût n'a rien d'absolu, que la cuisine chinoise est sans aucun doute excellente mais surtout pour les Chinois. Quant à savoir, ajoute-t-il, si d'autres que les Chinois l'apprécient, tout ce qu'on peut dire, c'est que si certains l'aiment, à n'en pas douter, ils aiment encore mieux leur propre cuisine ! « C'est pourquoi », conclut-il, « nous ne pouvons proclamer d'emblée de manière subjective que 'la cuisine chinoise est la meilleure du monde'. Ce que nous pouvons dire en revanche, c'est que la cuisine chinoise a ses spécialités propres. Néanmoins, pour ce qui est de la complexité des techniques culinaires et de la variété des mets, la cuisine chinoise est probablement un cas unique au monde » (Wu Enyu 1991 : 119). Ouf ! Wu Enyu retombe in fine sur ses pieds, alors que ses opinions tout à fait sensées sur la relativité des goûts laissaient attendre une tout autre chute. Quant à Dong Fuqi, en visite au Mexique où il s'intéresse de très près à la fabrication des tortillas, plus savoureuses à son avis que les préparations chinoises du même type, il manifeste un enthousiasme si inhabituel pour une spécialité étrangère qu'il se sent obligé de le tempérer en justifiant quelque peu son propos30 : « Bien que la cuisine de notre pays ait une très longue histoire, que ses techniques soient extrêmement raffinées, que ses mets soient riches et variés, j'ai souvent pensé qu'il fallait, tout en ne cessant de promouvoir les acquis de notre tradition, s'intéresser aux expériences étrangères qui pourraient nous être profitables » (Dong Fuqi 1991 : 213).

L'essai du romancier Deng Youmei, consacré au lien entre culture et cuisine, est au contraire organisé en fonction du dogme, reformulé en termes logiquement articulés. D'emblée il proclame : « Quand on dit que l'alimentation fait aussi partie de la culture, voilà une idée à laquelle j'adhère sans restriction. Avec une idée comme celle-là, nous les Chinois qui avons toujours accordé tant d'attention à la cuisine, nous ne pouvons que consolider les positions de notre culture et en tirer encore plus de fierté » (Deng Youmei 1991 : 244). Puis interrompant sa réflexion en son milieu, il assène une autre vérité : « Dans l'absolu, que l'on parle de qualité ou de quantité, la Chine est toujours le grand pays de la nourriture. La cuisine chinoise est renommée dans le monde entier, et l'on peut dire que les restaurants chinois disséminés aux

29. Citons au moins un exemple, celui du célèbre sociologue Fei Xiaotong (1991), dont le texte raconte une visite au Japon décrite simplement sur le ton ethnologique et curieux du chercheur qui n'a rien à prouver, qui a beaucoup voyagé et qui connaît bien l'étranger.

30. Dong Fuqi explique que dans les zones rurales du nord de la Chine la semoule de maïs sert à préparer des wowotou (petits pains coniques cuits à la vapeur) ou des galettes qui, à son avis, ne sont guère appétissants et pèsent sur l'estomac. Dans la hiérarchie chinoise des céréales, le maïs n'occupe pas une très bonne place ; c'est pourquoi Dong est frappé par les tortillas qui sont servies aussi bien ordinairement que lors de repas de fêtes. Il s'explique ce fait justement par l'excellence de leur qualité, car elles sont fabriquées, remarque-t-il, avec une farine d'une mouture beaucoup plus fine qu'en Chine. Ces questions nous valent une description précise autant qu'enthousiaste de la préparation des tortillas (Dong Fuqi 1991).

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quatre coins de la planète sont une contribution offerte par le peuple chinois au monde entier » (ibid. : 247). La doctrine ainsi argumentée s'appuie sur le postulat de départ : la cuisine est une pratique culturelle. Pourquoi faut-il que la cuisine soit nécessairement une pratique culturelle ? Parce que les Chinois ayant de tout temps accordé une grande attention à la préparation de leur nourriture ont ainsi enrichi par ce biais leur patrimoine culturel et contribué à sa grandeur. Ils peuvent donc légitimement s'enorgueillir de leur vénérable culture. De plus, la Chine ayant toujours été un pays de grande gastronomie, sa renommée est devenue internationale ; la meilleure preuve de cette réputation est la diffusion mondiale des restaurants chinois. Nous reviendrons sur l'importance de la prémisse de cette pseudo-démonstration. Hormis ces quelques clichés, l'essai de Deng Youmei ne manque pas d'intérêt. C'est pourquoi, spontanément, on est tenté d'en analyser les scories phraséologiques comme une conséquence du carcan idéologique imposé pendant plusieurs décennies à une population coupée du monde, et dont Deng Youmei n'aurait pu ou su se défaire, contrairement à certains de ses pairs. L'explication est un peu courte. Car une version proche de cette doctrine apparaît aussi en 1979 dans un texte de Bo Yang, célèbre écrivain de Taiwan :

Si nous louons à cor et à cri la cuisine chinoise pour ses indéniables qualités, c'est parce que nous sommes Chinois, bien sûr, et non pas parce que nous serions atteints d'une incurable xénophobie. [...] La cuisine chinoise est bien la seule qui ait jamais réussi à s'implanter dans le monde entier sans la puissance d'un État et à s'imposer par son mérite propre, aussi bien aux États-Unis qu'au Japon, en Corée, en France, ou au Brésil. Dans tous ces pays, on trouve partout des restaurants chinois. [...] La cuisine chinoise n'a bénéficié d'aucun appui. Son succès mondial, elle ne le doit qu'à ses qualités propres et à l'excellence de son art. Qu'un étranger en täte une seule fois et il est conquis ajamáis (Bo Yang 1988 : 133)31.

Le point de vue défendu par Bo Yang ne prend que plus de valeur quand on sait que ce trublion prolifique de la vie culturelle de Taiwan, jeté en prison de 1968 à 1977, est l'auteur du brûlot The Ugly Chinaman... [L'horrible Chinois...], une satire humoristique et féroce des Chinois qu'il accuse d'osciller perpétuellement entre complexe de supériorité et sentiment d'infériorité vis-à-vis de l'Occident (Bo Yang 1992 : 101-150). Ce pamphlet, publié en 1985, qui a connu un immense retentissement à Taiwan, en République populaire et dans toute l'Asie, déclencha, tant sur le Continent qu'à Hong-kong ou

3 1 . Malgré leurs origines différentes, Wang Meng, Deng Youmei et Bo Yang partagent la même ignorance des phénomènes socio-économiques quand ils voient dans la diffusion à travers le monde des restaurants chinois la « preuve » de l'excellence de la cuisine chinoise. Ce serait plutôt le signe de sa déqualification — à l'instar des pizzerias — car la restauration chinoise hors du monde chinois est souvent de qualité médiocre, et si elle a obtenu le succès que l'on sait, c'est qu'elle répondait aux besoins d'un public populaire peu fortuné, ce qui eut le mérite de la faire connaître, malheureusement dans une version trop souvent édulcorée. Nos écrivains semblent ignorer le lien entre le développement du restaurant chinois à l'étranger et l'émigration, interprétant cette propagation comme une conquête pacifique de la part des Chinois.

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Los Angeles, de violentes réactions contre son auteur que l'on accusa d'être « vendu » à l'Occident et de vilipender la culture chinoise. Pourtant, dans la longue liste des griefs que Bo Yang formule contre ses compatriotes, rien ne concerne leurs habitudes alimentaires. Et comme la suite de son texte le confirme, non seulement celles-ci ne font l'objet d'aucun reproche, mais elles sont sans conteste considérées comme supérieures à celles des autres. Dans tous ces essais, sous couvert de louer le rayonnement culinaire international de la Chine, la question abordée est en réalité celle de l'identité chinoise. Or celle-ci préoccupe aussi bien les écrivains du Continent que ceux de Taiwan, de Hongkong ou d'ailleurs dès lors qu'ils revendiquent leur statut de Chinois, et ce souci déborde le cadre d'un nationalisme de frontières.

Pour comprendre comment et quand cette doctrine de l'excellence culinaire chinoise a pris naissance dans le monde intellectuel, et pourquoi elle touche de si près la fibre identitaire des Chinois, il nous faut nous intéresser à l'ouverture qui s'est produite en République populaire à partir de 1980 dans les cercles littéraires comme dans les milieux professionnels de l'alimentation.

Un art de vivre à la chinoise

Après 1980, on assiste en Chine à un étrange phénomène qui fait de certains écrivains les promoteurs indirects de la haute cuisine chinoise, activité économique de grande importance pour le devenir touristique de ce pays. En effet, la bonne chère et le plaisir esthétique de la dégustation sont désormais des motifs littéraires reconnus. À preuve le succès du roman de Lu Wenfu, Vie et passion d'un gastronome chinois (1988), ou la renommée des petits textes élégants que Wang Zengqi consacre à la gastronomie32. Lu et Wang sont amis de Deng Youmei, qui les cite dans son texte paru dans Propos de lettrés..., auquel ils ont eux aussi participé. S'ils ne mettent guère en pratique leur passion en maniant la poêle, préférant, en véritables hédonistes et esthètes, s'exercer au savoir- goûter et au commentaire gastronomique, leurs petits essais sur la nourriture servent de façon implicite la cause des grands chefs et celle des Éditions du Ministère du Commerce33. Un autre contributeur du recueil, l'écrivain Yu Pingbo, savant et vieux routier de la littérature que l'histoire des quarante dernières années a rompu à toutes les vicissitudes, perçoit l'ambiguïté de sa position : « Je ne sais pas cuisiner, je ne sais que manger ! [bu dong shaocai, wo zhi hui chi], lance-t-il d'emblée, comme s'il voulait ainsi préciser les limites de ses compétences, essentiellement erudites, et son désintérêt pour les casseroles (Yu Pingbo 1991 : 96). Et Wang Zengqi, auteur de la préface, s'interroge pour

32. Cf. Wang Zengqi (1989), entre autres. Je remercie Annie Curien de m' avoir signalé et communiqué ce texte.

33. Le très faible tirage du volume (1 700 exemplaires) ne manque cependant pas de nous laisser perplexe.

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savoir s'il existe vraiment « une cuisine de lettrés », ceux-ci étant en général plus doués pour savourer et composer que pour tenir la cuiller à ragoût (Wang Zengqi 1991 : 7).

Certains des auteurs de cette anthologie ont donc bien conscience du décalage entre leur sphère d'activités habituelles et le rôle qu'on cherche à leur faire jouer. Mais les éditeurs de Propos de lettrés... n'avaient guère le choix. Seuls ces écrivains, de bonne volonté tout de même, étaient aptes à remplir cette fonction de promotion par la plume ; promotion qui, en principe, concerne l'art de manger, la gastronomie et non la cuisine comme technique, mais dont on espère une retombée bénéfique sur toutes les activités liées à l'alimentation.

Les écrivains n'ont d'ailleurs guère eu besoin d'innover. Ils ont tout simplement renoué avec une veine littéraire dissoute par le raz de marée révolutionnaire des années 30 pour faire renaître cet « art de vivre à la chinoise », alors prôné par des hommes de lettres comme Lin Yutang, Zhou Zuoren ou Liang Shiqiu34, oubliés et déconsidérés depuis pour leur « légèreté ». Et si les écrivains d'aujourd'hui tentés par le néo-hédonisme ne se réclament pas ouvertement de leurs illustres prédécesseurs, les Éditions du Ministère du Commerce revendiquent clairement cet héritage puisqu'une anthologie des chroniques gastronomiques de Zhou Zuoren avait été publiée dans la même collection que Propos de lettrés... (Zhong Shuhe, ed., 1990) ; la première partie réunit d'ailleurs les essais d'écrivains de l'ancienne génération, morts pour la plupart, dont Zhou Zuoren et Lin Yutang.

Comme Lin Yutang, ceux des écrivains actuels que nous qualifions de « néo-hédonistes »35 cultivent un intérêt pour les choses de la vie dont la nourriture est un élément essentiel. Dans My Country and My People (1962 [1936]), Lin Yutang chantait un art de vivre à la chinoise fondé sur une alliance du beau et du bon, et taillé sur mesure pour un lettré chinois traditionnel, averti des modes d'Occident mais qui refuse de se laisser éblouir par elles. Son modèle était Li Yu, le poète dramaturge du xvne siècle, épicurien, sensible et esthète, qui consacra de très belles pages à la gastronomie et au vin dans ses Xianqing ouji [Notes jetées à temps perdu]36. On ne peut certes isoler Lin Yutang du contexte politique et culturel dans lequel s'insère son œuvre, à une époque tourmentée où les appartenances littéraires marquaient des lignes de fractures idéologiques irréductibles. Pour notre propos, retenons seulement que le brillant Lin Yutang, formé dans les universités européennes et américaines, était dans les années 30, avant son départ définitif aux États-Unis, le chef de file populaire d'une littérature essayiste sans couleur politique, écrite dans un style léger et humoristique, et dont les thèmes traditionnels sont tirés de la vie quotidienne,

34. L'œuvre de Zhou Zuoren dans son ensemble connaît aujourd'hui en Chine un regain d'intérêt et est réhabilitée ; cf. Valette-Hémery 1993 : 27.

35. Cette étiquette que nous leur attribuons ne correspond en aucune façon à la désignation d'une école à laquelle ils appartiendraient, mais marque dans les limites de cet article leur inclination particulière pour les pratiques alimentaires.

36. Nous reprenons là traduction du titre de cet ouvrage proposée par André Lévy (1991 : 96).

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du folklore, des arts, de la bibliophilie, etc. Néanmoins si la cuisine, les pratiques alimentaires et la gastronomie intéressent à ce titre Lin Yutang, elles sont pour lui, avec l'arrangement de la maison et du jardin, du côté de l'art de vivre ; tandis que la calligraphie, la peinture, l'architecture, en véritables arts majeurs, sont traités dans un autre chapitre de son livre.

L'idéal de vie de Lin Yutang où chaque instant est prétexte à une jouissance épicurienne37 passa de mode, on s'en doute, après la prise de pouvoir par Mao Zedong ; et plus tard, lors de la révolution culturelle, ce souci du bien-être fut considéré comme le signe condamnable d'un mode de vie bourgeois, égoïste et décadent : la cuisine ne devait avoir d'autre objectif que nourrir les individus, de même que l'habillement fut uniformisé et l'habitat réduit au strict nécessaire.

Depuis 1980, la cuisine et la nourriture sont donc l'objet d'une double réhabilitation. On comprend ainsi pourquoi les instigateurs officiels de cette campagne promotionnelle ont cherché appui chez les héritiers potentiels de Lin Yutang ou de Zhou Zuoren. Mais l'exercice de la gourmandise magnifié par l'écriture est une activité si singulière, lorsqu'on songe aux années grises de la révolution culturelle, que ses adeptes ont besoin, pour le faire accepter, de revendiquer sa pleine appartenance à la culture et à l'art ; c'est pourquoi ils ne cessent de répéter que les préoccupations liées à la nourriture relèvent de la culture38. « Art » et « culture » dans tous ces textes tantôt sont parfaitement synonymes, tantôt appartiennent à un même champ sémantique, nébuleuse où ces termes fonctionnent comme des emblèmes dont nous allons voir qu'ils s'opposent à deux autres unités linguistiques tout aussi mal définies : Science et Technique.

Art et culture contre science et technique

Nous ne sommes pas aussi éloignés qu'il y paraît des écrivains voyageurs que l'on ne peut néanmoins qualifier de « néo-hédonistes ». Les observations sur la nourriture d'un Wang Meng ou d'une Zhang Kangkang, éparses dans leur récit, n'y occupent pas la première place ; cependant la rhétorique de leur discours sur l'alimentation tout comme son contenu présentent bien des similitudes avec l'orientation des petits essais de Deng Youmei et de ses amis.

En vérité, les réflexions de Wang Meng, Zhang Kangkang, Bo Yang et des autres font immanquablement penser aux quelques pages du best-seller de Lin Yutang, My Country and My People, où il traite de la diète et des goûts de ses compatriotes. Dans la section intitulée « Eating and Drinking » (pp. 317-325), Lin explique point par point les façons culinaires chinoises et pour chaque argument se réfère implicitement aux pratiques de l'Occident en la matière ;

37. Voir par exemple ses pages sur le plaisir d'« être au lit » dans le chapitre « La jouissance de vivre » (Lin Yutang 1948 : 201-204).

38. Cf., à titre d'exemple, « La table est aussi un art » de Lu Wenfu (1989 : 20-21).

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mais l'écrivain, parfaitement à l'aise dans la culture occidentale, ne confond jamais Anglais, Américains, Allemands et Français. S'il arrive parfois au célèbre humoriste d'opposer la « cuisine européenne » à la cuisine chinoise dans ses grands principes, ce sont plutôt les Anglais qui sont tout au long de ce passage moqués pour leur déplorable cuisine alors que les Français sont pour lui de proches cousins des Chinois. Il est vrai que Lin, en écrivant ce texte dans la langue de Shakespeare, le destinait aux Occidentaux dont il n'hésite pas à épouser les préjugés quand cela est utile, mais auxquels il ne craint pas non plus de rappeler quelques vérités. La confrontation culinaire de la Chine et de l'Occident débouche en effet sur une constatation d'ordre général. Lin Yutang remarque que les échanges culturels se font toujours dans le même sens : les Chinois sont certes prêts à admettre qu'il leur faut s'inspirer de l'Occident, mais il ne viendrait jamais à l'esprit d'un Anglais que la Chine puisse aussi lui enseigner quelque chose. Et comme Lin estime que ses compatriotes sont de piètres évangélistes, qu'ils n'oseront jamais « remonter le Mississipi ou la Tamise pour, à coups de canons, envoyer au Paradis des Anglais et des Américains contre leur gré39 », il en conclut qu'ils ne parviendront jamais à convaincre les Occidentaux de leur suprématie en matière culinaire {ibid. : 323).

Lorsqu'on reprend phrase après phrase le texte de Lin Yutang, on constate que ses thèmes ont très probablement inspiré la vulgate qui a modelé les perceptions des écrivains de notre corpus et en particulier les écrivains- voyageurs. My Country and My People, traduit dès 1938 en chinois40, contribua sans aucun doute à fournir quelques arguments populaires à une sensibilité réfrac- taire à la toute-puissance occidentale. Mais les nuances du propos ironique de Lin furent oubliées. Certains de ses thèmes de prédilection, extraits de leur contexte, sont devenus de véritables topoï sous la plume de Wang Meng, Zhang Kangkang, Zhang Jie et les autres écrivains.

Le fromage. — Les Chinois mangent de tout, remarque Lin Yutang, mais si les Mongols ne les ont pas convaincus de manger du fromage, il est à parier que les Européens n'ont pas plus de chance d'y parvenir. Zhang Jie, on l'a vu, épouse d'emblée la détermination de Lin, et, confortée par cette vérité, on ne s'étonne plus qu'elle mette tant de verve et d'emphase à décrire son aversion pour le fromage, le seul aliment qui déclenche une telle envolée de sa part.

Les huîtres. — Les Chinois ne sont pas difficiles sur le chapitre de la nourriture, poursuit Lin. Ils aiment les moules comme les Européens, mais apprécient tout autant les clams surtout prisés des Américains ; néanmoins, à la différence de ces derniers, les Chinois ne consomment jamais les huîtres sans les faire

39. Lin Yutang fait ici allusion aux guerres de l'Opium et à la « politique de la canonière » pratiquée par les Anglais au milieu du xixe siècle pour contraindre les Chinois à s'ouvrir au commerce.

40. L'édition la plus récente de cet ouvrage en République populaire de Chine que nous avons pu consulter date de 1990. La même édition a connu une seconde impression en 1991. Elle fut tirée à 26 000 exemplaires.

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cuire. L'épisode de la dégustation d'huîtres de Zhang Kangkang à Baltimore s'éclaire tout à coup d'une nouvelle signification. Mais au contraire de Zhang Jie qui confirme le stéréotype du dégoût des Chinois à l'égard du fromage en se le réappropriant, Zhang Kangkang prend ici Lin Yutang à rebours, ce qui lui permet de se donner le beau rôle dans une véritable aventure personnelle.

Le cru et le rosbif. — Lorsque, séduite par la fraîche saveur de l'huître dans sa coquille, Zhang Kangkang, soudain dubitative, en vient à se demander si le steak cru n'aurait pas lui aussi un goût délicieux, elle poursuit à notre insu son dialogue avec Lin Yutang. N'avait-il pas affirmé que parfois nécessité fait loi pour justifier l'appétence sans discernement qu'il attribue à ses compatriotes. Que celui qui n'a jamais souffert de la faim nous jette la première pierre explique-t-il : « Certains d'entre nous ont été contraints de manger jusqu'à des bébés — fort rarement heureusement — mais nous ne les avons jamais mangés tout crus comme le font les Anglais de leur rosbif ! » {ibid. : 318). En d'autres termes, si la famine a parfois poussé les Chinois au pire, ils ont malgré tout su raison garder en se comportant jusqu'au bout en hommes, c'est-à-dire en êtres civilisés qui se nourrissent d'aliments cuits. Par sa petite remarque instillant le doute au sein d'une certitude culturelle si fortement ancrée dans les consciences, Zhang Kangkang donne encore plus de poids au stéréotype de l'horreur chinoise de la viande crue.

À cuisine pauvre, sémantique pauvre. — Lin Yutang soutient sa charge contre les Anglais. Ceux-ci en vérité n'ont jamais su ce que cuisiner veut dire. À preuve leur langue, qui ne fait même pas la distinction entre « cuire » et « cuisiner » et ne possède qu'un seul verbe, to cook, pour désigner les deux opérations. Comment ne pas voir dans cette réflexion d'ordre linguistique une source d'inspiration pour Zhang Jie qui reproche aux « Occidentaux » (il ne s'agit plus seulement des Anglais) leur incapacité à faire cuire correctement, et qui constate en conséquence l'absence d'un mot dans leur langue pour qualifier le « sauté à la chinoise », cette cuisson canonique et basique de la cuisine.

Nutrition contre gastronomie. — Lin Yutang prétendait ironiquement que les Anglais n'ont aucun plaisir à manger et ne voient qu'un seul intérêt dans la nourriture : l'entretien de leur santé pour éviter les visites coûteuses chez le médecin. Raillerie qui aujourd'hui conserve son pesant de vérité pour certains. Souvenons-nous, en transposant des Anglais aux Américains ou aux Occidentaux : les Américains ne savent pas jouir de la nourriture, nous dit Wang Meng (1989 : 11) ; pour Jiang Zilong (1989 : 22) les Américains « prêtent attention à la valeur nutritionnelle des plats mais ne s'intéressent nullement à leur goût, leur odeur, leur couleur, leur forme » ; Bo Yang (1988 : 132-133), de son côté, voit les Occidentaux comme des avaleurs de calories et de vitamines qui confondent la dégustation du repas avec la prise d'une potion et qui ne se rendent pas compte que l'appétit stimulé par la gourmandise vaut tous les médicaments.

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L'économie. — Enfin, s'il est un domaine où les Occidentaux pourraient vraiment servir de modèle aux Chinois, c'est, pense Lin Yutang, dans l'économie et l'ordonnance de leurs repas. Les banquets chinois représentent parfois un danger mortel tant ils sont trop souvent surabondants et il faudrait que les Chinois apprennent à économiser comme les Occidentaux. À l'imitation de Lin, lorsque Wang Meng juge que les réceptions américaines sont Spartiates, il ne peut s'empêcher d'évoquer parallèlement l'ostentation outrancière de certains festins chinois, mais il ne parvient pas à la condamner fermement41.

Si Lin Yutang, fidèle à son ambition, tisse un récit drôle entre l'essai documentaire et l'anecdote, maniant l'exagération ou la provocation joyeuse pour moucheter ses piques à l'adresse des Occidentaux et par contraste louer les façons chinoises, ses idées n'ont rien de systématique. Seules d'ailleurs certaines d'entre elles sont reprises par ses successeurs et transposées librement à l'actualité du moment. Son texte se veut aussi une défense de la gastronomie comme plaisir esthétique, phénomène qui lui semble totalement inconnu en Occident où il n'eût pas été de bon ton que Wordworth célébrât la fine saveur des pousses de bambous fraîchement tirées de terre (Lin Yutang 1962 [1936] 320). Bo Yang, quant à lui, s'exprime franchement : pour les Chinois, la cuisine et la dégustation sont du côté de l'art, alors qu'en Occident elles sont du côté de la science et de la technique. Et le voilà qui se moque de ces cuisiniers étrangers qui prétendent cuisiner en pesant les ingrédients au gramme près (Bo Yang 1988 : 132). L'art ne se détaille pas en grammes, pas plus qu'il ne se réduit à quelques indications portées sur un emballage. Zhang Jie en est tout aussi convaincue ; elle trouve stupide de se fier à des instructions imprimées pour agir en cuisine car les chefs-d'œuvre culinaires sont une création de l'homme coopérant avec le feu pour transformer harmonieusement la matière.

Les observations amusantes de Lin Yutang sur l'altérité culinaire ont été rationalisées en une doctrine explicative, et l'opposition entre culture (ou art) et science (ou technique) a eu ses théoriciens. Dans son livre, Les valeurs spirituelles de la culture chinoise, publié pour la première fois en 1943, le philosophe Tang Junyi, qui quitta la Chine pour Taiwan en 1949, consacre un chapitre à la philosophie de la vie quotidienne dans lequel il développe une longue comparaison entre les théories esthétiques chinoises et occidentales42. Il montre comment elles ont influé sur les habitudes alimentaires des deux sociétés et ont contribué à les différencier. Cette mise en parallèle tourne nettement au désavantage de l'Occident :

41. Il fait cette réflexion en songeant aux riches banquets qui lui furent offerts à Hong-kong. Jiang Zilong relate de même l'opulence de ces repas hong-kongais qui se veulent de grande tradition. Mais pour lui cette tradition, symbolisée par les costumes de style chinois des serveuses, l'ameublement et l'atmosphère du restaurant, n'est qu'une tradition de pacotille, à la fois occidentalisée et théâtralisée. Malgré ces quelques réserves sur le « goût de Hong-kong » — entendre le « mauvais goût » — , Jiang Zilong (1989 : 7-8) déclare cependant préférer ces fastes chinois accompagnés de musique populaire à un repas dans le plus célèbre self-service au dernier étage d'un building d'où l'on contemple une baie illuminée.

42. Pour une présentation en français des conceptions de Tang Junyi sur la nature, voir Jullien 1983.

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L'importance que les Occidentaux attachent à la qualité nutritionnelle des aliments n'est pas comparable à l'attention que les Chinois portent à l'harmonie des goûts. Le philosophe Mengzi a dit : « II n'y a pas un seul homme qui ne mange ni ne boive, mais il en est peu qui sache distinguer les goûts. » La capacité à distinguer les goûts s'appuie en fait sur une conception de l'esthétique fondée sur l'expérimentation des goûts. Les esthètes occidentaux ne veulent généralement pas reconnaître que [les informations fournies par] le goût et l'odorat sont de l'ordre de l'esthétique, pour eux il s'agit de sensations et non de sentiments esthétiques. Quand les goûts se transforment concrètement par l'assaisonnement et que l'on peut objectiver ces transformations dans la conscience, cette objectivation peut être qualifiée d'esthétique. Pour que l'homme puisse produire un sentiment esthétique à partir du goût, il faut qu'il dispose justement d'une capacité relativement grande d'objectiver le contenu des sensations. Les Chinois sont au monde les plus aptes à apprécier les goûts des aliments, c'est pourquoi la plénitude de leur art culinaire, la variété de leurs mets n'ont pas d'équivalent au monde (Tang Junyi 1991 : 258-259).

Sous le langage philosophique de Tang Junyi, nous retrouvons les idées- forces sous-jacentes aux observations de tous les écrivains de notre corpus. Les Occidentaux ne mangent que pour se nourrir, tandis que les Chinois ajoutent à cette fonction biologique une dimension esthétique. La jouissance du goût pour eux n'est pas seulement une expérience physique immédiate comme le pensent les Occidentaux, mais elle participe aussi d'un véritable sentiment esthétique. En exerçant consciemment leurs sens, les Chinois atteignent la beauté dans la jouissance du bon. Pour cette expérience, comme pour la création des goûts par le mélange et l'harmonie, rien ne peut remplacer l'homme et ses aptitudes naturelles, à la condition bien sûr de les y entraîner par l'exercice répété. Dans cette logique, les Chinois, dont l'esthétique est essentiellement humaniste, sont donc les meilleurs arbitres du goût et les plus grands cuisiniers du monde, comme le suggérait Yu Gang que nous avons cité au début de cet article. Ils sont par conséquent du côté de l'art et de la culture tandis que les Occidentaux, qui font plus confiance à la machine qu'à l'homme, au risque de devenir eux-mêmes des machines, sont du côté de la science et de la technique.

La confrontation Chine-Occident qui fonde les discours et les jugements sur la cuisine dans notre corpus est en fait totalement artificielle, car il n'est guère justifié de considérer l'Occident comme un bloc culturel homogène, de même qu'il est difficile de croire à cette Chine éternelle toute d'harmonie que l'on veut nous présenter. Cette fiction a cependant le mérite de permettre la comparaison, mais elle induit en revanche une tension, comme si les auteurs, porte- parole de l'ensemble des Chinois menacés d'être dépossédés de ce qui leur est le plus cher, éprouvaient constamment le besoin de se défendre. Dans la lutte que livrent nos écrivains pour l'affirmation de leur identité, la gastronomie et la

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cuisine chinoises sont un média et une arme. Chez Lin Yutang, nous avons relevé les péripéties les plus anecdotiques de ce combat, tandis que Tang Junyi nous en a fourni une théorisation permettant sa justification. On peut s'interroger sur les sources d'inspiration de Lin et de Tang et se demander si l'expression de cette revendication identitaire par la gastronomie est très ancienne. Les journaux des membres des premières missions diplomatiques chinoises à l'étranger en 1866 témoignent d'une tout autre approche. Leurs auteurs ne virent dans les pratiques alimentaires des peuples visités que des coutumes de la vie quotidienne, et ils n'y attachèrent de l'importance que dans la mesure où ils voulaient avant tout instruire et distraire leurs lecteurs (Lévy 1986 : 58-59, 67-68, 71-72)43. Vers 1880, Yuan Zuzhi, un écrivain de Shanghaï, petit-fils du célèbre poète anti-conformiste des Qing, Yuan Mei, et auteur d'un Vademécum du voyageur en Occident et de Mon humble opinion sur le monde occidental, est tout aussi équitable dans ses apppréciations. Il se pose en apôtre confucéen du relativisme culturel et déclare que « l'hôte doit se conformer aux usages du lieu où il se trouve, mais on a beau dire que les hommes aiment toujours ce qui est bon, les différences de goûts sont grandes entre les Chinois et les autres peuples » (Yuan Zuzhi, s.d., CYXZ 4b). Même si les conduites alimentaires occidentales lui paraissent parfois étranges, Yuan n'en tire pas argument d'une quelconque supériorité chinoise en la matière44. Cette grille d'interprétation fondée sur la différence des cultures était parfois sous-tendue par le schéma explicatif de l'inversion. Pour comprendre les façons des autres, il suffisait d'inverser celles des Chinois. Ainsi l'Occident n'était rien qu'une Chine où tout se faisait à l'envers45. L'inversion permet la reconnaissance de l'Autre, c'est une mise à distance prudente et commode qui limite la déconsidération des manières étrangères. Le recto est certes supérieur au verso, mais pour des raisons d'apparences et non de fond.

À l'époque de Lin Yutang, personne ne pouvait plus adhérer à une vision aussi simple de l'Occident. S'est alors élaborée une autre représentation des

43. Pour plus d'informations sur ces premiers voyageurs, voir les extraits de journaux traduits dans Lévy 1986, Sm Kangqiang 1986, Chih 1962, Frodsham 1974, Masci 1989 et Li Shuchang 1988.

44. Il faut le mal de mer et la nausée pour que le jeune Zhang Deyi, l'interprète de la mission Hart, avoue qu'en de telles circonstances la cuisine anglaise ne lui convient pas du tout, car « elle est complètement différente de la chinoise » (Lévy 1986 : 67 ; Zhang Deyi 1985 : 450).

45. Voici comment Yuan Zuzhi présente les choses en ce qui concerne l'alimentation : « En Chine on s'interdit de boire froid pour ne pas nuire à la digestion, en Occident on boit froid pour se rafraîchir. En Chine on boit le vin attiédi, en Occident on le déguste froid. En Chine le repas débute par des mets et se termine par un potage, en Occident on apporte d'abord le potage et l'on poursuit avec des plats. En Chine on prise les gibiers et les fruits de la mer et l'on attache peu de prix aux viandes et aux poissons ordinaires, en Occident c'est exactement le contraire. En Chine, on utilise le bœuf pour tirer la charrue et on s'interdit de consommer sa chair, en Occident on apprécie tout spécialement la viande de bœuf et l'on se sert du cheval pour labourer » (SYGJ, f.2). On trouvera d'autres traductions d'extraits de textes sur ce sujet dans Frodsham 1974 : 171 et Chih 1962 : 206-207. L'image de l'inversion, mais dans l'autre sens naturellement, fut aussi utilisée par certains témoins occidentaux à propos de la Chine. Ainsi du docteur Matignon pour lequel la Chine était « l'envers de l'Europe » et qui pour illustrer cette affirmation disait : « il [le Chinois] mange son dessert au début du repas, et son potage à la fin ; il se rafraîchit en buvant chaud et après son bain s'éponge avec des serviettes légèrement humides... » (Matignon 1936 : 176).

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attributions respectives de l'Occident et de la Chine qui a figé les Occidentaux dans un rôle de détenteurs d'une supériorité technique, tandis qu'elle représentait les Chinois comme (les seuls) aptes aux disciplines artistiques. À chaque partie était ainsi reconnue une suprématie. Les hommes de l'Ouest ont alors été perçus implicitement comme des conquérants efficaces, de tempérament agressif, confiants dans la machine et le progrès, tandis que les Chinois se voyaient comme des êtres pacifiques, attentifs à l'expression de leurs émotions, de leurs sentiments, en harmonie avec le monde. Certes les choses ne sont jamais dites avec tant de netteté, mais nous avons vu que les jugements sur les conduites al

imentaires des autres pouvaient souvent se déchiffrer en référence à cette opposition. Ainsi, pour affirmer la spécificité — la supériorité en réalité — de la gastronomie et de la cuisine chinoises, il ne suffisait pas d'en détailler les richesses, il fallait qu'elles soient définies par leur nature même comme des arts, domaine où l'excellence des Chinois ne pouvait être mise en doute. Dès lors on comprend mieux les raisons qui ont poussé Tang Junyi à développer sa théorie de l'esthétique chinoise du goût alimentaire en la confrontant aux conceptions occidentales de la sensation physique éphémère. Cela explique aussi le peu de réceptivité de nos voyageurs à toute manifestation de gourmandise chez les autres, laquelle aurait faussé une grille d'interprétation qui a au moins le mérite de leur laisser un terrain d'élection incontesté. C'est pourquoi au contraire, ils ne sont pas avares de remarques sur les produits de l'industrie agro-alimentaire qui confortent le stéréotype.

L'actualité récente donne du fil à retordre à cette vision des choses en Chine aujourd'hui, car la modernité technique dans ses effets sur l'alimentation ne peut plus être tenue à distance. Elle représente désormais une séduction à laquelle personne ne résiste46. Certains de nos écrivains eux-mêmes ne sont-ils pas sur le point de succomber à ces facilités du quotidien, libératrices de temps et de tracas, du moment que sont préservées des plages de gourmandises authentiques entre amis ? Mais chez les plus sensibles d'entre eux, cette évolution, qui pourtant distingue nettement le goût valorisé par la tradition chinoise et la représentation positive de la société de consommation, est source d'une profonde inquiétude.

N'est-ce pas un avertissement que Wang Meng a voulu adresser à ses compatriotes sur le danger d'une modernisation sans conscience lorsqu'il publia en 1989 une brève nouvelle allégorique et humoristique, Une soupe de riz dure à avaler, où il montre les méfaits catastrophiques entraînés par un changement brutal de régime alimentaire au sein d'une famille de quatre générations ?47 (Wang Meng 1991 : 95-116) Le benjamin à qui sont confiées les

46. Le succès des McDonald's et autres fast-food est considérable dans les grandes villes de Chine depuis le début des années 90.

47. La publication de cette nouvelle, mais encore plus le prix qui récompensa son auteur furent l'occasion d'une série d'attaques orchestrées par des éléments conservateurs au sein du gouvernement qui ont vu là le moyen d'avoir enfin la peau de Wang Meng. Mais la tentative a échoué, Wang ayant réussi à contre-attaquer par une action en justice pour diffamation contre le rédacteur en chef de la revue qui avait accepté de publier la lettre d'un lecteur « anonyme » exprimant son mécontentement

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rênes du ménage, saisi par le démon de la réforme, décrète du jour au lendemain le remplacement du petit déjeuner habituel par un complet-café-au-lait à l'occidentale. L'introduction brutale d'œufs à la coque, de café, de toasts et de lait dans le régime de la famille provoque de tels bouleversements en son sein que les membres survivant à l'ouragan de la nouveauté aspirent au plus vite à revenir à l'ordre ancien et à retrouver la bonne vieille soupe de riz d'antan, accompagnée des petits légumes en saumure traditionnels. Tant il est vrai qu'il n'est de bon potage que dans de vieux pots.

Si la parabole de Wang Meng incite les Chinois à la prudence et à modérer leur engouement pour la modernisation venue de l'Ouest, elle révèle aussi qu'ils sont déjà convaincus de la supériorité nutritionnelle du petit déjeuner à l'occidentale sur la soupe de riz aux légumes en saumure. Le narrateur n'hésite pas à établir une équation entre la robustesse physique des habitants des pays développés et leur régime alimentaire. De goût en revanche il n'est plus guère question, sauf pour signaler que la grand-mère, devenue quantité négligeable le temps de la tempête réformiste, ne peut se faire à l'amertume du café. Ainsi Wang Meng semble dire à ses compatriotes : sachez que la modernisation, pour bénéfique qu'elle soit, ne se fera pas sans de gros sacrifices, et qu'il est dangereux même d'en brûler les étapes.

Octobre 1994

École des hautes Études en Sciences sociales Centre d'études comparatives du monde chinois 22, avenue du Président-Wilson - 75116 Paris

mots clés : Chine — gastronomie — identité — culture — goût

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ABSTRACT

François Sabban, Art and Culture versus Science and Technique: Issues of Culture and Identity in Chinese Gastronomy as Opposed to the West. — Following several decades of isolation and the horror of the Cultural Revolution, the Chinese are, once again, taking interest in cooking and gastronomy. They always implicitly formulate their praise of this authentic form of Chinese identity by contrasting the West, as the single source of science and technology, with China, as the empire that excels in art and culture, an empire whose inhabitants, more than elsewhere, are naturally endowed with the ability to detect, identify and appreciate flavors. This discourse, which is of recent date, refers back to conceptions that were worked out during the 1930s and theorized philosophically following the Second

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World War. By surreptitiously adopting a world-view that assigns specific roles to China and the West, is the Chinese intelligentsia not seeking to soothe anxiety as modernization, which is both desired and feared, advances in full force?

RESUMEN

Françoise Sabban, Arte y cultura versus ciencia y técnica : los principios culturales y de identificación de la gastronomía China frente al Occidente. — Tras varios decenios de aislamiento y después de los horrores de la revolución cultural, los Chinos se han vuelto a interesar a la cocina y la gastronomía, cantan los encomios de esta auténtica expresión de la identidad china. Pero ese discurso esta implicitamente construido siempre con respecto al Occidente, considerado como el detentor único de la ciencia y la técnica, frente a una China definida como el imperio de lo excelente en materia de arte y cultura, un imperio cuyos habitantes están más dotados que otros de una capacidad por asimilar los gustos, identificarlos, apreciarlos. Las modalidades de esta representación, que parecen recientes, en realidad hacen referencia a concepciones elaboradas en los años treinta y teorizadas desde punto de vista filosófico después de la segunda guerra mundial. Si reanudamos subrepticiamente con una visión del mundo en el que la China y el Occidente tienen sus respectivas funciones, podemos preguntarnos si la intelligentsia china no trata de calmar su inquietud y la de sus lectores ante el ímpetu de una modernización a la vez deseada y temeda.