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Christian Jacomino Autres récits 23/10/2015 1

Autres récits, de Christian Jacomino

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DESCRIPTION

J’ai suivi la berge du torrent dans les éclats de pierre, la neige puis le sable encore. La montagne dominait ma course. Le jardinier habite les allées, le serpent reste caché, les oiseaux immobiles sur les branches basses. La ville est à l’écart du fleuve, au soleil maintenant. Dans la neige et le roc, l’eau surgit écumeuse, cascade vers la plaine. Je souris au visiteur. Des jeunes gens se promènent dans les jardins qui dominent la ville. Tu te promènes l’après-midi dans les jardins qui dominent la ville. Tu t’inquiètes de la sécheresse, de l’état des cultures, je te réponds de mon mieux.

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Christian Jacomino

Autres récits

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Table

L’infidèle, 3Jeunes amants, 4Chauve-souris, 6Serquigny, 7Lefax, 8Tarjil, 11Retour des îles, 14Felouque, 18Le Double obscur, 19Filiation, 21Des armes, des algues, 23Pierre Lanteri, 25Il neigeait, 27Les justes, 28Neige et sable, 29L’enquête, 30

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L’infidèle

Exquise indécence, par une nuit pluvieuse, du seul bruit des pas d’une femme qui se hâte dans une rue déserte des faubourgs. Les lampadaires sont rares et les immeubles séparés par des bosquets d’essences diverses, feuillages dégoulinants que le vent agite sous les cônes de lumière.

La pluie fait pousser les champignons et les fougères. La nuit, dans les faubourgs, elle fait se hâter le pas de la femme infidèle retour de son rendez-vous. Derrière les branches du cèdre, une fenêtre éclairée. Celle où un homme l’attend. J’eusse été seul passager de l’autobus avec elle. Nous aurions traversé la ville puis les quartiers extérieurs, debout, immobiles, prisonniers de cet habitacle de clarté, glissant dans une nuit semblable à celle de l’Enfer qu’aurait trouée de loin en loin la flamme du brasero des vagabonds.

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Jeunes amants

Elle est autrichienne et lui français et ils voyagent en Italie. Se confondent, tant que dure l’été, à la foule des touristes. Puis l’été se termine et ils continuent de se déplacer avec obstination d’une ville à l’autre, comme si, plutôt que d’admirer les vestiges du passé, ils avaient à cœur d’égarer quelque improbable poursuivant. Un matin enfin ils descendent du train, on les voit apparaître sur le quai d’une gare, les bras encombrés de valises et de cartons à chapeaux. Le nom de la ville importe peu. Elle est ancienne mais de moindre prestige. Ils y louent une chambre. Deux jours se passent avant que la jeune femme évoque le nom d’un médecin qui était un ami de son père, puis qui a quitté Salzbourg avant que la guerre n’éclate. Il demeurerait ici. Elle se souvient du son de sa voix, qu’il s’adressait à elle comme si elle eût été une grande personne. Pas grand, le regard clair et vif derrière des lunettes cerclées, épaisses comme des loupes.

Son ami l’encourage à lui faire une visite. Elle hésite, ou elle feint d’hésiter, car, après coup, il est permis de supposer que le voyage n’a jamais eu pour elle d’autre but que de retrouver cet homme. Et le nom du personnage figure bien dans l’annuaire du téléphone, mais plutôt que médecin on voit indiqué qu’il serait psychanalyste.

On les voit debout tous deux, serrés dans une cabine téléphonique. La mine de leur crayon casse, alors ils déchirent la page où figurent le nom et l’adresse qu’ils cherchaient. Ils sortent, on les voit qui se dégagent de la cabine, qui traversent le café et filent dans la rue, d’un pas raide et rapide, en évitant de se frôler, que leurs regards se rencontrent. Puis, enfin, quand ils ne craignent plus de sentir une main se poser sur leur épaule (le manteau ouvert qui les désigne, le rouge aux joues, pour elle, la coiffure défaite et qu’ils sont essoufflés), ils se prennent le bras, réduisent leur allure, et de nouveau ils paraissent semblables à tant de couples de jeunes mariés à leurs voyages de noces.

Jour après jour, ils s’approchent davantage du lieu où le docteur habite. Un après-midi enfin ils découvrent la place, celle-ci ornée de platanes, fermée au

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sommet de sa pente par une rangée de maisons flanquant une chapelle à la façade lisse. Ils se gardent d’avancer.

Irina Reger est le nom de la jeune femme. Elle fixe le scénario. Le lendemain à la même heure, ils reviendront ensemble jusqu’au seuil de la place où ils se tiennent à présent, debout, un peu comme des statues ou des silhouettes de carton qu’on aurait collées là pour compléter le tableau. Ils se diront au revoir, il la laissera partir, traverser cette place dans la clarté d’automne nimbant sa silhouette. Il la verra alors comme marcher sur l’eau. Et le jeune homme accepte.

Elle lève une main gantée et sonne, la porte s’ouvre presque aussitôt. Une première visite qui dure jusqu’à la nuit tombée. Après quoi elle revient vers lui, pose un baiser sur sa joue. Où iront-ils dîner? Déjà elle l’entraîne. Ils ont pris l’habitude d’une trattoria où l’on sert de la soupe dans des bols et dont ils ne repartent pas sans que René ait fini sa carafe de vin rouge. Mais d’autres visites s’en suivront, bien sûr, jusqu’au jour où il sera admis qu’Irina est devenue une « analysante » du docteur Paul Atzbacher, ce qui signifie qu’à peine entrée chez lui elle ôte son chapeau et s’allonge sur son divan pour lui livrer ses pensées les plus intimes, dans lesquelles on n’imagine pas que la personne de son amant (elle parle de «  son amant  », à présent, plutôt que de «  son fiancé  »), les relations qu’elle entretient avec lui, ne trouvent place, elles aussi, au point qu’il n’est pas de projets qu’ils puissent avoir conçus, au premier rang desquels celui de se marier, qui ne soient suspendus au silence de cet homme – un personnage que le malheureux garçon n’a jamais vu ni ne verra jamais mais qu’il se figure inévitablement penché sur elle, le visage grave, comme on verrait un chirurgien, ou peut-être un dentiste, tandis qu’elle lui confie tel souvenir d’enfance : la couleur d’une robe choisie pour le goûter. Oui, c’était l’été de quelle année, dans leur maison de Mittersill….

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Chauve-souris

La plus grande partie de mon enfance se passe à Nice. Mon père est violoniste à l’opéra, ma mère mannequin, souvent absente. Nous habitons un appartement grand et vétuste de la rue Cronstadt. Ma grand-mère paternelle habite avec nous. Elle s’occupe du ménage. J’ai treize ans, je suis élève au lycée du Parc Impérial. Je m’y rends chaque jour par le boulevard Gambetta. Puis je tourne dans les ruelles qui grimpent en escaliers entre les murs des villas. Elle me conduisent jusqu’à l’entrée du parc. Plates-bandes et les palmiers, l’ancien palace transformé en hôpital militaire lorsqu’il s’est agi d’accueillir les trop nombreux blessés de la Première Guerre mondiale. Dans la pénombre du hall, l’impression que le sol se dérobe sous nos pieds, que nous devenons aveugles tant la lumière du dehors nous a éblouis. Le professeur de sciences naturelles fait tirer les lourds rideaux de toile noire pour nous projeter des photographies. Elles représentent des méduses, des coupes de cellules microbiennes. Le jeudi après-midi je vais assister à des concerts organisés par les Jeunesses Musicales de France. J’y retrouve un camarade. Après la sortie nous déambulons de conserve sur la Promenade des Anglais. Je parle, explique, discute, appuyant mes propos de grands gestes de la main. La taille de mon camarade est comiquement plus haute que la mienne. Les absences de ma mère se prolongent, mon père semble ne pas me voir. Je me souviens des tuyaux qui crient dans la salle de bains, la lumière qui filtre sous les portes, les chuchotements puis des sanglots, cette nuit-là. Le lendemain, très tôt, elle repart pour Rome. Assis tous deux devant le poste de télévision, nous la voyons qui s’avance à son tour sur une longue estrade. Elle porte un manteau chauve-souris et un chapeau à large bord. Parvenue au bout de l’estrade, elle pirouette, les deux bras tendus, écartés comme les branches d’un compas. Je crois qu’il est assez clair alors qu’elle ne reviendra pas.

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Serquigny

Un long après-midi derrière la fenêtre où il pleut et, sur la table, outre les pétales tombés d’une rose, mon stylographe et du papier. Il débarque au Havre. Quelques semaines plus tard, il achète cette maison à Serquigny, dans l’Eure, et il s’y installe. On ne peut pas empêcher les gens de bavarder, surtout lorsqu’ils se trouvent à attendre dans une pharmacie et que dehors il pleut. Tard dans la nuit de samedi à dimanche, un taxi tourne dans la rue déserte et s’arrête devant sa porte. Une femme en descend. De sa fenêtre au deuxième étage, Mme F. la voit. La mystérieuse créature porte une toque et un manteau de fourrure noire ; pour sonner, elle lève une main gantée de noir aussi.

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Lefax

On a beaucoup répété que Jean-Charles Morelli s’était identifié à la ville de Lefax, et lui-même a déclaré que son œuvre tout entière pouvait se lire comme une longue et amoureuse description de Lefax, une tentative de rendre compte par le moyen des mots du charme de cette ville. Il y avait passé la dernière partie de sa longue existence, plusieurs de ses livres avaient été composés à l’ombre de ses murs, ou, quelquefois, l’hiver, sur les toits en terrasses de certaines de ses maisons, et, à présent, pour des millions d’être humains à travers le monde, Lefax était la ville où Jean-Charles Morelli avait vécu et dont il avait fait le principal sujet de ses travaux.

Deux jours après son arrivée, Rémy Fogel note dans son carnet de route que « la ville est infiniment plus vaste et diverse que ce qu’il a pu en écrire », une remarque étonnante si l’on songe que, sans les livres de Jean-Charles Morelli, le jeune journaliste n’aurait sans doute jamais fait le voyage.

Rémy Fogel prétendait avoir appris à lire dans les livres de Jean-Charles Morelli, ses recueils de poèmes et surtout ses romans, et il n’était pas seul dans ce cas : au moment où les garçons et les filles de son âge s’étaient éveillés au sentiment de l’art, Jean-Charles Morelli, l’auteur de L’Orient énamouré, le futur Prix Nobel, passait déjà pour l’une des figures majeures de la littérature mondiale. Et pour un maître spirituel davantage encore que pour un littérateur. Or, voilà que le rédacteur en chef du journal dans lequel il venait d’être engagé au titre de stagiaire le chargeait d’aller effectuer une enquête sur place.

La mort de Jean-Charles Morelli remontait à cinq ans. Rémy Fogel était trop jeune dans le métier pour avoir eu l’occasion de rencontrer le personnage, mais son patron lui expliqua que sa tâche se limiterait à recueillir un certain nombre de témoignages et y ajouter ses impressions.

Il partit donc. Ce premier séjour fut bref. Le texte et les photos qu’il devait en ramener suffirent néanmoins à remplir deux grandes pages du supplément littéraire du journal en question. À cette époque, que ce fût à Paris, à Londres

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ou à Tokyo, il était bien rare qu’on évoque Lefax sans rappeler quel rôle cette ville (ou l’idée de cette ville) jouait dans l’œuvre de Jean-Charles Morelli. Or, le jeune reporter avait photographié des tramways dans les rues, la foule bigarrée des boulevards en pente après l’heure de la sieste, et un miracle s’était produit : un je-ne-sais-quoi, quelque chose comme l’âme de l’auteur en même temps que celle de la ville, transparaissait en filigrane dans chacune de ces vues dont il était absent.

Le jeune journaliste note, à côté des photos, que Jean-Charles Morelli hante cette ville, qu’il le fera à jamais. Et il ajoute : « Mais ne s’est-il pas reconnu lui-même comme un habitant de Lefax, comme un piéton de ses rues, un philosophe de ses cafés et ses terrasses, la première fois qu’il s’est rencontré dans cette ville alors qu’il était déjà un homme fait ? »

Puis les années passent. Et l’on en vient à l’épilogue où il est question d’une coupure de journal. Quelques lignes que Rémy Fogel relève dans un article signé par Antoine de Gaudemar dans le supplément littéraire de Libération. On y lit : « Assis dans un fauteuil de cuir indigo, les pieds nus posés sur un pouf, Satyajit Ray répond tour à tour à deux antiques téléphones posés sur son bureau, un noir et un bleu. Son fils apporte le thé et joint les mains avant de servir. Il fait quarante degrés dehors et pourtant l’air circule: Comment garder son équilibre avec une telle chaleur ? »

Rémy Fogel en est alors à son troisième ou quatrième séjour à Lefax, il a perdu le compte, sans doute commence-t-il à s’en fatiguer. Et il songe que s’il n’était pas venu se terrer dans cette ville, c’eût été lui peut-être qu’on aurait chargé de se rendre en Inde pour rencontrer le cinéaste.

Il s’attarde sur une longue description : « C’est un vieil immeuble colonial de l’ancien quartier anglais. Satyajit Ray habite au troisième étage et son appartement ressemble au décor de ses films : peintures décrépies, persiennes mi-closes sur fenêtres entrouvertes, sol en tomettes vieux rouge, pales de ventilateur qui tournent lentement au plafond. »

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Ayant eu entre les mains de nombreuses photos de Jean-Charles Morelli, il lui est facile de juger à quel point celui-ci ressemblait peu au cinéaste indien - ce dernier étant décrit comme «   très grand, cheveux gris et blancs rejetés en arrière, pieds nus, ample tunique blanche sur pantalon de la même couleur. » Pourtant il ne peut s’empêcher de rapprocher les deux personnages. Qu’ont-ils donc de commun pour, qu’à ses yeux au moins, ils viennent à se confondre ? Seulement leur goût des livres ? Car l’article dit encore que «  La pièce est encombrée de livres. En rangs sur les étagères, en piles sur les tables, par terre. Partout, sauf sur le piano. »

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Tarjil

Tarjil est une petite ville située à cent cinquante kilomètres au sud de Lefax, à l’entrée du désert. Lorsqu’il effectua son premier séjour là-bas, Adrien Blanchard fut l’hôte de Jean-Charles Morelli. Les deux hommes s’étaient connus à Dijon, en classe de philosophie, ils avaient gardé l’habitude de s’écrire et ce fut grâce à son ami qu’Adrien Blanchard put entrer en contact avec les docteurs de la loi. On sait ce qu’il apprit auprès d’eux (L’Encre des sages date de 1958 pour sa première édition, chez Adrien-Maisonneuve, et en atteste). Pourtant il est une expérience dont l’auteur ne devait rendre compte dans aucun de ses ouvrages. Elle concerne la petite ville de Tarjil, et plus précisément l’un de ses habitants les plus obscurs auquel je suis en mesure d’affirmer qu’il fit plusieurs visites.

Les docteurs de la loi lui avaient parlé de Tarjil et de l’opinion répandue au sein de certaines communautés selon laquelle cette ville abritait un walî. Et pas des moindres. D’après la tradition, il se serait s’agi d’un walî de la plus haute sphère, à savoir l’un de ceux dont le nombre demeure invariable au fil des siècles et sur lesquels repose le poids du monde. Hélas, avaient-ils ajouté, ils n’étaient pas en mesure de lui livrer son nom.

Blanchard avait d’abord cru à une simple réserve. Les docteurs de la loi, grâce à la recommandation de Jean-Charles Morelli, acceptaient de l’écouter, et même de lui communiquer quelques bribes éparses de leur enseignement, cela n’empêchait pas qu’il fût, à leurs yeux, un incroyant. Plus tard, il dut se rendre à l’évidence que ce nom, ils l’ignoraient eux-mêmes. Leur ignorance s’expliquait par le fait qu’un walî de ce rang ne se distingue ni par la position qu’il occupe dans l’échelle sociale, ni par sa conduite personnelle, celle-ci étant marquée par une discrétion tout opposée à l’héroïsme qu’illustrent de différentes manières les saints de la chrétienté. Il n’était même pas certain que le personnage en question fût lui-même conscient d’avoir été choisi. Et d’ailleurs, quand même il l’aurait su, cela ne l’aurait pas rendu plus humble ni plus effacé qu’il pouvait l’être.

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Aussi, s’inquiéter de savoir qui était ce walî, se mettre en quête de sa personne, cela apparaissait aux yeux de l’initié comme une démarche privée de sens.

« Une fois donc rendu à Tarjil, devait-il m’expliquer bien des années plus tard, je ne fis rien pour découvrir le saint homme. Je me contentai de me promener dans les rues, comme l’eût fait un touriste. Il y avait une place ombragée de platanes, avec un unique bistrot où des silhouettes coiffées de burnous jouaient aux dominos et où je buvais de la limonade tiède. Je logeais chez un Européen qui tenait un garage. Mon séjour se déroulait dans une joie paisible, sans qu’il ne se passe rien. Mais, de la fenêtre de ma chambre, je voyais les jardins entourés de murets. Et, la veille du jour prévu pour mon départ, la soirée était limpide, les étoiles s’allumaient une à une dans un ciel violet et l’air embaumait le jasmin. Je voulus marcher jusqu’au désert. Je quittai la ville par un sentier qui semblait se dessiner sous mes pas à mesure que j’avançais. À quelques centaines de mètres de la dernière habitation, au milieu de champs arides, je vis une construction semblable aux immeubles qu’on rencontre dans les faubourgs ouvriers de certaines villes européennes, haute de cinq étages, à la façade lisse. Et aussitôt je me dis que si le walî demeurait à Tarjil, il fallait que ce fût ici, au tout dernier étage, où une lampe brillait à une fenêtre ouverte. »

Blanchard n’eut aucun mal à apprendre qui habitait ce lieu. C’était un vieux tailleur, entouré de sa femme et de leurs neuf enfants. Deux de ses fils avaient choisi de s’installer en ville, après leur mariage, mais l’aîné passait la plus grande partie de son temps sur les routes (il était camionneur), l’autre au café. Et le soir, quand ces garçons rentraient chez eux, il arrivait que la maison fût vide. Cela ne les inquiétait pas. Ils savaient que leurs jeunes épouses, chaque fois qu’elles s’ennuyaient, s’en retournaient là-bas, à la maison du tailleur, où elles aimaient à se retrouver pour préparer la cuisine et baigner les enfants. Et ils allaient les y rejoindre. Plus tard, à la nuit tombée, ils revenaient à travers champs, un enfant endormi sur l’épaule, un autre accroché à la main.

La famille du tailleur occupait à elle seule la plus grande partie du dernier étage, mais la fenêtre où Blanchard avait vu de la lumière était celle de son atelier. Il voulut en apprendre davantage.

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Adrien Blanchard aurait souhaité qu’on lui parlât du vieux tailleur, mais personne ne trouvait rien à lui dire le concernant, mis à part qu’il était né à Tarjil, qu’il y avait toujours vécu, qu’il ne sortait presque jamais de sa maison, que sa lampe demeurait bien souvent allumée jusque tard dans la nuit et qu’enfin, il s’acquittait ponctuellement des tâches qui lui étaient confiées, sans faire preuve pour autant d’un zèle remarquable. Un être banal entre tous. Aussi, Adrien Blanchard regagna-t-il Lefax puis la France sans l’avoir rencontré.

«   J’avais besoin de temps, m’expliqua-t-il. Le vieux tailleur pouvait-il être l’Aimé de Dieu dont m’avaient parlé les docteurs de la loi? Je l’ignorais. J’en avais l’intuition, mais cette intuition m’était-elle inspirée par Allah ou par les djinns? Je sentais que ma curiosité était trop forte, qu’il importait que je ne rencontre pas le personnage avant qu’il me soit devenu indifférent que ce fût lui. Je laissai passer quatre années sans m’entretenir de ma préoccupation, ou de mon "intuition", avec personne que Jean-Charles Morelli et, une fois au moins, avec Henri Bosco (Un rameau dans la nuit était paru quelques années auparavant, en 1950, et nous lui avions tout de suite écrit pour lui dire notre sympathie). Puis, à l’automne 1956, je lui fis ma première visite. »

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Retour des îles

Alexandre Jacopo revient à Nice après une longue absence. Sa fuite a été la conséquence d’un scandale. Durant le quart de siècle qu’a duré son exil, on a eu de ses nouvelles grâce au Père Di Falco. Il arrivait que, parlant de lui, le P. Di Falco montrât sur une mappemonde où se trouvait Singapour. Le premier informé de ses lettres était Charles Bertaina. Dans leur jeune âge, Charles Bertaina et Alexandre Jacopo avaient été amis. Le P. Di Falco les connaissait tous deux mieux que personne, les ayant eus pour élèves au collège des jésuites où il enseignait le latin et la géométrie, et sans doute était-il seul à savoir dans quelles circonstances Alexandre avait séduit Hélène, qui était la sœur de Charles et passait pour n’avoir pas tous ses esprits. Celle-ci s’était plainte qu’il l’eût forcée et, depuis, le seul nom d’Alexandre lui faisait horreur. Elle prétendait mourir plutôt que de devenir sa femme. Charles parla de porter cette affaire sur la place publique mais le P. Di Falco, ne pouvant se résoudre à un tel déshonneur, enjoignit au coupable de fuir, et celui-ci prit la mer. Ainsi connut-il l’errance et la misère. Il vint à faire le trafic de la soie aux îles des antipodes, avant de s’amouracher d’une jeune princesse aux mœurs scandaleuses, dont le père l’attira à sa cour pour s’en faire un ministre.

Année après année, avec une patience inlassable, le P. Di Falco plaida pour son retour, tandis que Charles Bertaina, de son côté, s’épuisait à ourdir des complots politiques à l’issue provisoire desquels on le vit prendre la tête du sénat. Et, à présent, il semblait clair pour Alexandre que tout espoir était perdu, qu’il finirait là-bas où son imprudence l’avait conduit, dans ces îles du bout du monde depuis où il aurait continué d’envoyer de minutieuses descriptions, ornées de croquis à la plume, de jardins et de palais peuplés de personnages en longues robes et aux chapeaux cornus, que le P. Di Falco montraient dans les salons de la ville qu’il fréquentait le soir, où l’on jouait au whist. Mais le P. Di Falco ne perdit pas confiance et, en effet, Charles Bertaina ne fut pas longtemps à se découvrir d’autres adversaires, plus près de lui, qui n’étaient pas d’étourdis séducteurs, amoureux d’une folle, mais machinaient pour le perdre avec le

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soutien occulte de la puissance voisine. Et, comme les adversaires de Charles Bertaina étaient ceux des jésuites, le P. Di Falco lui fit valoir quel profit il y aurait à tirer des services d’un espion. Or, qui mieux qu’Alexandre Jacopo pouvait tenir ce rôle? Personne ne soupçonnerait jamais qu’il fût de son parti.

Charles Bertaina avait l’âme rongée par la crainte et une vie de débauche : il accepta. Pour Alexandre, on ignore ce que Di Falco lui manda, mais à son retour tout le monde put constater qu’il était riche. Il s’installa dans un vaste appartement de la rue Saint-Joseph. Le deuxième jour, il appela sa logeuse et lui montra du thé. Il lui expliqua comment se préparait la boisson et qu’il attendait qu’elle lui en servît plusieurs tasses au réveil, puis de nouveau le soir, quand il serait occupé à lire près de sa fenêtre. Après quoi il griffonna quelques mots sur une page de son calepin, qu’il déchira et lui remit. C’était l’adresse d’un négociant de Marseille qui tenait de cette plante et auprès duquel il serait commode de se fournir.

Puis Di Falco lui emmena le chanoine Eynaudi. C’était un homme petit, au visage rubicond et au regard chafouin, qui parlait d’un ton flûté en exhibant, de part et d’autre de sa panse, des mains frétillantes comme des nageoires. Il avait apporté des plans qu’il déroula sur une table du salon. Il entretint leur hôte des pluies de l’automne précédent qui avaient endommagé une partie de la cathédrale. Alexandre l’écouta en fronçant les sourcils. Le visage penché, il considérait le tracé et se fit donner des chiffres. Puis, comme Eynaudi ôtait sa main des grandes feuilles de vélin qui s’enroulèrent illico, il le pria des les lui laisser afin qu’il pût débattre de certains détails avec l’architecte avant de commander l’ouverture des travaux.

Ses visiteurs hochèrent la tête et s’apprêtaient déjà à se retirer, puisque de fait ils avaient obtenu ce qu’ils attendaient de lui, mais Alexandre voulut savoir si la paroisse disposait d’une salle de théâtre. La question surprit les prêtres. Eynaudi se recula, fit la grimace et dit : « Pour nos fêtes, bien sûr, trois planches et un rideau ! » Alexandre aussitôt précisa son idée : « Et verriez-vous un inconvénient à ce que j’y fisse travailler des jeunes gens du collège ? » Cette fois Eynaudi se retourna vers Di Falco, et ce dernier répondit que non, bien sûr,

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ce serait au contraire une chance pour eux. « Mais à quoi songez-vous, Alexandre ? » Et lui : « C’est que, voyez-vous, notre vieux Corneille m’a tellement manqué lorsque j’étais aux îles. »

Le mystère christique est rempli de mouillures. Longtemps, j’ai demandé autour de moi qu’on m’indiquât un poème de langue française, antérieur au dix-neuvième siècle, où seulement il plût. Bien sûr, en posant cette limite je songeais à Verlaine, chez lequel les larmes et le sang sont mêlés. L’art, de préférence, s’éloigne de certaines couleurs (le violet). Mais, quand il ne les évite plus, on croirait qu’il prépare le monde pour servir de scène, comme ces après-midi d’hiver où les boutiques des rues étroites s’éclairent de lampes à abat-jour et que, par-dessus les toits, on devine l’imminence des montagnes que la neige lentement recoiffe sous une nuit précoce. Son silence alors, la profondeur d’une perspective.

Je tiens quelques maigres bribes encore de ce récit. Qu’Alexandre Jacopo retrouve Hélène, un matin, à la messe de sept heures, et que d’abord elle se détourne de lui. Caballero est une qualité nobiliaire, ou une distinction, que la tradition accorde au fondateur de la Compagnie de Jésus, de son vivant, et par quoi on le désigne. Je vois Alexandre Jacopo faire répéter Corneille aux jeunes gens du collège (la question des décors, qu’il finira par peindre lui-même, courbé en deux, et dont la modernité du style manquera de faire capoter le projet) puis obtenir de son amante qu’elle le rejoigne pour prendre le thé dans l’arrière-salle de la pâtisserie Auer, en face de l’opéra.

Il avait le projet, ou seulement l’espoir, de revenir en Europe mais ne songeait pas à Nice. Depuis longtemps il s’était résigné à ne plus la revoir, puis il y avait eu ce courrier du P. Di Falco et, comme l’occasion lui en était offerte, Alexandre avait décidé de s’y rendre pour passer quelques mois. Mais les choses se figent. Violente émotion des retrouvailles. D’abord il se figure que ce ne sera qu’une étape dans le périple de sa vie, gardant à l’esprit l’idée de la Hollande où certaines lectures (celle, en particulier, d’une lettre de Descartes à Guez de Balzac datée du 5 mai 1631) lui font situer le décor de ses vieux jours : le site enfin où un homme tel que lui ne répugnerait pas à se perdre dans la

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foule avant de s’effacer de la surface de la terre. Mais un lent cataclysme se produit au vu du paysage.

Alexandre en parle au P. Di Falco comme d’un tremblement de terre au gré duquel le moindre pan de mur, au lieu de s’écrouler, viendrait à «  revêtir la solennité d’un antique monument rongé par la poussière » (ce sont ses mots). Et ce n’est pas qu’il oublie la promesse d’Amsterdam mais tout se passe comme s’il entrait alors lui-même dans le tableau, qu’il y allait jour après jour d’un pas immobile sans choisir la lumière, le geste quoi qu’il en ait un peu trop théâtral.

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Felouque

Le voyageur effectue la traversée seul à bord d’une felouque, puis, aussitôt qu’il découvre la plage, celle-ci lui paraît dangereusement étroite. Il tire son embarcation au sec, sous les arbres. Son projet consiste à reprendre des forces, à s’habituer en demeurant quelques jours sur cette rive avant d’entreprendre l’ascension du mont à mi-pente duquel devrait s’enfouir le temple, ou les ruines du temple dont ses recherches dans les bibliothèques de plusieurs continents lui ont permis de soupçonner l’existence en ce lieu, et qu’il est venu explorer. Mais la première nuit qu’il passe, assis dans le sable, éclairé par une lune pleine et léché par les vagues, le mont couvert d’une forêt épaisse, inextricable… Agacé par les oiseaux, des tortues hautes comme des ânes… Avisant de loin les frondaisons de pins et de palmiers secouées comme houppes à poudrer… Réveillé quelquefois, quand le sommeil le prend, par un bruit insituable de cascade ou de fontaine.

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Le Double obscur

Le Double obscur possède un savoir absolu concernant un personnage illustre, une figure marquante de l’histoire de l’humanité. La vie de l’un est très différente de celle de l’autre, mais le Double sait tout de son modèle, comme s’il avait vécu une existence identique jusque dans ses moindres détails, qu’il avait été lui et qu’il conservait du moindre épisode, de la moindre conversation, des rêves eux-mêmes inscrits dans « l’autre programme », un souvenir exact.

Certains auteurs en appellent aux anciennes doctrines de la métempsycose; d’autres, plus prudents, parlent d’un simple, encore qu’inexplicable phénomène d’écho. La distance est de règle. Le Double, en effet, ne se révèle le plus souvent qu’avec plusieurs siècles de retard. Surtout, la place qu’il occupe sera d’autant plus obscure que son modèle aura brillé plus haut dans l’échelle sociale. Ainsi, pour le cas d’un Isaac Newton ou d’un Benvenuto Cellini, un simple magister peut suffire, pourvu qu’il demeure à exercer, sa vie durant, dans un village de montagne. Mais qu’il s’agisse de Napoléon Bonaparte, il sera nécessaire d’aller chercher au moins jusque parmi la foule des liftiers new-yorkais ou, même, celle des mendiants lépreux des faubourgs de Shangaï.

À la question de savoir si le Double a conscience de l’importance de l’enjeu que ne peut pas manquer de représenter, pour les grands de ce monde, la communication (ou la prise de contrôle) du savoir qu’il détient, la réponse est incertaine. Le Double est en attente, il garde son secret, sans souci apparent d’en tirer pour lui-même, ni pour le reste de l’humanité, le plus modeste avantage. Sa vie durant, il se tient en retrait ; mais que quelqu’un enfin (un voyageur) le devine et l’interroge… Inutile de préciser que l’éventualité d’une pareille découverte est des plus improbables.

Combien de ces êtres prodigieux ont pu vivre et mourir, de par le monde, sans que personne ne soupçonne qui ils étaient vraiment? Honoré de Balzac parle, on s’en souvient, d’un joueur de clarinette (Facino Cane, 1836) ; pour Thomas Bernhard, il s’agirait d’un gardien du Kunsthistorisches Museum de Vienne

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(Alte meister komödie, 1985). Car le Double obscur ne refuse pas de se livrer, mais, pour qu’il le fasse, il faut qu’on l’interroge, ce qui suppose que son interviewer l’ait d’abord deviné. Et si ce n’est pas par ses propres indiscrétions que le Double se découvre au tout premier contact, il faut que quelque chose au moins dans sa physionomie… Or, c’est en cela que réside le paradoxe le plus troublant : rien, jamais, dans la physionomie d’un Double, n’a pu être désigné comme rappelant le moins du monde la figure de son modèle. Le Double, aussi étrange que cela puisse paraître, ne ressemble pas à son modèle ; ou, du moins, nul n’a jamais su dire en quoi consistait l’inévitable analogie sans laquelle ces lointains phénomènes d’écho seraient demeurés insoupçonnables.

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Filiation

Il y a toujours eu des fautes d’orthographe dans les lettres de mon fils, et, à chaque occasion, c’était une souffrance pour moi de le constater. Je ne pouvais les mettre sur le compte de l’ignorance, ayant eu loisir de lui servir de maître, à tout le moins pour ce qui concernait la chose écrite, ses autres professeurs ayant si peu compté. Mais aussi bien celles-ci me faisaient-elles craindre que ce double qui s’était éloigné de moi et qui avait rendu mon nom célèbre sur les scènes les plus prestigieuses d’Europe où il était prié et payé à prix d’or pour monter des spectacles, ne fût en fin de compte qu’un vil usurpateur.

C’était un doute qui m’obsédait, comme je ne doutais pas qu’il obsédât le public, si bien que, dans ses lettres, je ne voyais plus qu’elles : d’étranges aberrations, dont le nombre d’ailleurs n’était pas excessif mais d’une nature telle, pas toutes d’inattention, qu’elles m’empêchaient de lire ; ou plutôt  faisaient-elles de chacune de ces missives comme un paysage de cauchemar, peuplé de monstres grimaçants, que je parcourais trop vite et dont je ressortais inondé de sueur, alors que leur auteur n’avait eu d’autre but, en m’écrivant, que me faire partager la joie presque enfantine qu’il éprouvait à diriger ses comédiens : des êtres transfigurés par la lumière des projecteurs et par le fard, que, grâce à lui, je pouvais me représenter, courant dans les coulisses, riant, s’apostrophant avec emphase, disparaissant derrière de lourds rideaux de velours poussiéreux, se baisant dans le cou.

Car il semblait, en effet, que rien à présent ne lui fût défendu ; que, par un étrange privilège, Rodolphe avait droit, et lui seul, de déchiqueter une tragédie de Racine, de lui superposer de la musique rock, de la truffer de Shakespeare, sans susciter d’autres réactions de la part des critiques, sinon du public tout entier, que des protestations de pudeur effarouchée, devenues tellement habituelles avec le temps qu’elles lui tenaient lieu d’hommage, et dont il s’arrangeait pour poursuivre sa carrière, courant de ville en ville, logeant dans les meilleurs hôtels, parfois même des palaces, où il usait pour m’écrire du papier à entête, ce qui visiblement ne laissait pas de le ravir.

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Je cueillais ces lettres dans l’entrée de la maison que j’habite, mais, pour en prendre connaissance, j’attendais d’avoir gravi les cinq étages d’escaliers qui me mettaient sous le toit, et d’être parvenu enfin dans ma cuisine d’où la vue s’étend sur la ville, bien au-delà de la partie historique où j’ai fini par m’établir, voici longtemps, celle-ci hérissée de clochers, avec les montagnes qui la dominent, semblables à des géants aux aguets, couverts de capuches blanches parfois encore jusqu’en plein mois d’avril, et qui paraissent couver cette merveille déroulée à leurs pieds d’un œil concupiscent.

La cuisine était le lieu où je passais la plus grande partie de mon temps, préparant mes repas et écoutant de la musique, car il serait abusif de prétendre que son goût de la musique, Rodolphe ne le doit qu’à sa mère, qui était et demeure une excellente violoniste, tandis que je serais l’unique responsable de sa passion pour le théâtre, sous prétexte que je lui ai appris à lire dans les comédies de Corneille, que la rivalité de Corneille et Racine a fourni l’argument de nos premières disputes, et que ses mises en scène, tellement provocatrices, n’en sont pas moins animées par le désir violent d’en perpétuer le style.

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Des armes, des algues

Il effectue la dernière partie de son voyage assis sur des rouleaux de fil de fer, à l’arrière d’une camionnette, sous une bâche délavée. Il n’est guère plus de midi, c’est le mois le plus chaud de l’année. Aux cahots de la route, il dodeline du buste et de la tête. Puis la voiture s’arrête, le conducteur en descend et vient le réveiller. Il annonce: « Kilomètre 32. » Le voyageur remercie, il descend à son tour en clignant des yeux. La camionnette repart. Il reste seul au milieu de la route, le sac marin à ses pieds.

Il sonne à la grille, un chien accourt et se jette contre la grille en aboyant. Un homme apparaît, grand, en slip de bain et tricot de tennis, la peau brunie par le soleil. Il sourit. Il écarte le chien pour ouvrir la grille et invite le voyageur à entrer. Il l’embrasse. «   Je suis heureux de te revoir, Madeleine aussi sera contente. »

Une petite gare désaffectée, le train passait donc si près de la mer. Pas d’électricité, on y dîne aux bougies, sur une véranda qui domine la plage. Sur le sable de la plage, une barque échouée. En rade, un sous-marin. Il vient de Chine. À l’heure du dîner, on distingue un bruit de rames, cinq marins tirent leur chaloupe au sec et montent les rejoindre. Ils prennent place sur la véranda comme de vieux habitués. Ils se tiennent debout, à distance respectueuse de la table, mais n’en acceptent pas moins en souriant les verres de vin rouge et les fruits qu’on leur propose.

Le voyageur est surpris d’entendre ses amis parler leur langue. Puis, quand les marins repartent, c’est très tard dans la nuit, ils sont un peu ivres et se bousculent en riant. L’un, qui fredonne à l’écart, s’arrête pour uriner.

Un trafic d’armes, ses amis le lui avouent : il s’agit bien d’un trafic d’armes, de venir en aide aux insurgés, à ceux qui luttent pour leur indépendance. Ils ne doutent pas de sa loyauté, jamais ils n’ont songé à se cacher de lui, mais il faut encore qu’il les entende. Et quand son compagnon trop las se renverse sur son

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fauteuil d’osier, qu’il semble prêt à renoncer, c’est Madeleine qui s’appuie des deux coudes sur la table. Elle dit : « Écoute », et trouve d’autres arguments.

Dans les jours qui suivent, le voyageur s’adresse aux marins eux-mêmes. Questions précises concernant la vie quotidienne des foules anonymes (ce qu’on appelle le « peuple ») dans leur lointain pays. Réponses argumentées de chiffres. Et ses amis traduisent, toujours après dîner, sur la véranda, à la clarté vacillante des bougies.

On boit du vin rouge, sa lueur dans les verres. Madeleine frissonne, blottie dans son fauteuil, son compagnon se lève, il disparaît dans la maison puis en ressort avec un châle. Discussions animées, violentes parfois, interminables. Les hôtes ne font plus que traduire.

Une nuit enfin, le voyageur repart avec le petit groupe des marins. Il reste debout dans la chaloupe, tourné vers la maison, la véranda éteinte. Clair de lune sur une mer d’huile. Puis, au matin, quand ses amis se réveillent et repoussent les volets de leur chambre, le sous-marin est parti. Il file dans les profondeurs de la mer visqueuse où le caressent les algues.

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Pierre Lanteri

Au rez-de-chaussée de l’hôtel de ville, un cabinet médical qui n’avait jamais servi. C’est là que Pierre Lanteri fut installé, le soir de son arrivée. Il était apparu accompagné par un capitaine de gendarmerie qu’il avait requis au chef-lieu le plus proche. Arrivé à l’hôtel de ville, il demanda à voir monsieur le maire. On devait aller le quérir aussitôt, quitte à fermer le bureau le temps nécessaire, et la secrétaire avait couru à la scierie qui se trouvait à la sortie du village, d’où l’édile était redescendu le cou nu, la chemise trempée de sueur, en courant presque, sous une petite pluie d’octobre qui sentait le champignon, le cierge et l’adultère, à vous glacer les os.

Les deux hommes restèrent enfermés, seul à seul, un peu moins d’une heure, à la suite de quoi il fut annoncé que Pierre Lanteri aurait accès aux livres de comptes, aux registres d’archives, qu’il logerait dans le cabinet médical, où lui serait dressé un lit et où on lui ferait apporter ses repas, sauf ceux, bien sûr, qu’il souhaiterait aller prendre à l’auberge.

Il demeura tout l’hiver. Le soir, dans la grande salle à manger de l’auberge, il regardait jouer aux cartes et au billard sans jamais jouer lui-même ni se mêler aux conversations. Il fumait des cigares et ne buvait pas de moindres quantités de vin que les autres habitués. Puis, pour regagner le cabinet médical, il devait traverser la place sur le pavé de laquelle la neige s’était couverte d’une croûte de glace. Une paire de vieux nigauds se glissaient alors dans l’encoignure d’une porte pour l’épier. Ils se bourraient les côtes en pouffant de rire, convaincus qu’il finirait par faire une glissade et se retrouver le cul par-dessus tête. Mais le bonhomme allait sans hâte, parfois il s’arrêtait au milieu de la place et, sans paraître deviner la présence de ceux qui gloussaient dans son dos, il pissait abondamment, la tête renversée vers le ciel.

Il se lia avec le curé. Les deux hommes passaient de longs après-midi ensemble sans beaucoup se parler. Pierre Lanteri s’intéressait aux fresques qui ornaient les murs d’une chapelle de la paroisse. Elles dataient du Moyen Âge et les

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représentations qu’elles donnaient de certaines stations du chemin de Croix paraissaient maladroites à l’excès, comme si l’artiste n’avait pas lu le texte évangélique, dont il confondait les personnages, intervertissant leur rôle, ou comme s’il ne l’avait pas compris. Un effet de l’ivrognerie assez répandue dans la corporation des fresquistes ? Ce n’était pas impossible. Mais Lanteri n’était pas convaincu par l’idée. Il penchait plutôt pour un message crypté, de caractère hérétique. Et il tâchait d’expliquer ses soupçons au prêtre. Mais celui-ci, de son côté, n’avait d’autre passion que la «  psychologie des profondeurs  », qu’il étudiait dans le texte allemand de Sigmund Freud. Et il ne lui répondait pas, se contentant de hocher la tête. Parfois, comme l’autre insistait, il lui jetait un regard vide puis repiquait le nez dans sa lecture.

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Il neigeait

La nuit, la fenêtre éclairée au dernier étage de l’immeuble qui s’élevait de l’autre côté de la cour paraissait suspendue dans le ciel. D’où je me trouvais, je ne voyais qu’un plafond. Selon mon humeur, il m’arrivait d’imaginer dans ce décor des scènes d’amour ou d’étude. Puis la révolte éclata. Elle fit des centaines de victimes dans les rues étroites de la vieille ville, alentour du palais, et j’appris par les journaux que la fenêtre éclairée en figurait la source.

Ce logement était celui d’un jeune professeur de philosophie venu de l’étranger. Les réunions avaient lieu dans la pièce éclairée qui lui servait tout à la fois de chambre et de bureau. On racontait qu’il offrait du thé et des cigarettes à ses hôtes. Que, parfois, pour des raisons de sécurité, le groupe préférait se partager le lit et l’unique fauteuil dans l’atmosphère empuantie par le tabac, jusqu’au matin.

Une jeune femme avait été arrêtée, porteuse d’une bombe. Elle avait été l’élève du philosophe et sa maîtresse. Je n’étais qu’un magister de l’école publique et, quand j’avais préparé ma classe du lendemain, que ma femme et mes enfants dormaient, que tout était éteint et silencieux chez moi, et même quand il neigeait, quitte à m’emmitoufler dans quantité de vestes et de cache-nez et me coiffer d’un bonnet ridicule, je sortais fumer une pipe sur mon balcon.

La prudence et la fatigue, presque un dégoût, m’avaient empêché de me mêler à la révolte, mais je songeais au philosophe. Son portrait et celui de la porteuse de bombes furent publiés dans les journaux. C’étaient des photos déjà anciennes. Elles montraient un couple de frère et sœur à peine sortis des forêts imaginaires de l’enfance, des êtres d’une légèreté, d’une transparence presque irréelles. Comme pour me rendre le personnage plus proche encore, le hasard voulut que je me souvienne d’une étude concernant Guillaume d’Ockham qui était parue, signée de lui, quelques semaines auparavant, dans une très savante revue de l’université. Son nom m’était alors inconnu mais, pour le plaisir ou par défi, j’en avais annoté le texte difficile au crayon rouge.

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Les justes

J’ai joué aux échecs chaque samedi après-midi, dans un bistrot de banlieue, avec un ami toujours le même. Il prenait l’autobus au cœur de la ville et j’attendais son arrivée derrière la vitre du café en disposant les pièces. Je ne me souviens pas de quoi se nourrissaient nos conversations pendant ces parties interminables, seulement du bruit des camions qui passaient sur la route. Le soleil nous brûlait la joue. Un poste de télévision était installé derrière le comptoir, parmi les bouteilles d’apéritifs, où passaient en continu des clips de chansons. Les buveurs levaient des regards absents au-dessus de leurs verres pour suivre, dans la fumée des cigarettes, les déhanchements en couleurs criardes d’une chanteuse que le bruit de la circulation rendait presque muette.

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Neige et sable

J’ai suivi la berge du torrent dans les éclats de pierre, la neige puis le sable encore. La montagne dominait ma course. Le jardinier habite les allées, le serpent reste caché, les oiseaux immobiles sur les branches basses. La ville est à l’écart du fleuve, au soleil maintenant. Dans la neige et le roc, l’eau surgit écumeuse, cascade vers la plaine. Je souris au visiteur. Des jeunes gens se promènent dans les jardins qui dominent la ville. Tu te promènes l’après-midi dans les jardins qui dominent la ville. Tu t’inquiètes de la sécheresse, de l’état des cultures, je te réponds de mon mieux. Je te montre les fruits qui alourdissent les branches, le bassin d’arrosage, les canaux d’irrigation. Le soir nous trouve assis contre le mur de la maison. Le jardinier habite les terrasses. Il circule dans l’ombre, sous les arbres du verger (le bruit de l’eau dans les rigoles, un serpent). Il regarde au soleil la montagne enneigée, dans la plaine qui se déroule, la route des marchands.

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L’enquête

Il s’installe dans une ville qu’il ne connaît pas, où il n’était jamais venu, pour écrire un livre qui sera un portrait (description) de cette ville : un ouvrage de commande, où l’on trouvera les récits des rencontres qu’il fera avec certains habitants, augmentées de transcriptions d’interviews.

Il habite cette ville une année durant, loge dans un appartement qui est la propriété de son éditeur, dont celui-ci a hérité sans l’avoir jamais occupé, explique-t-il, où il lui est arrivé de rendre visite à ses parents (les parfums confinés dans le recul, la demie obscurité de leur chambre commune, un miroir au-dessus de la cheminée, sur la tablette, des peignes et des brosses, quelques objets de culte), mais où, même en visiteur, il n’a jamais dormi et où il n’est pas retourné depuis le décès de son père, voici longtemps.

L’éditeur lui donne la clé, il dit : « Tu verras, tu ne manqueras pas de place pour installer ton matériel. » Un appartement beaucoup trop vaste pour les besoins d’un journaliste et resté tel (meublé) que l’ont laissé des vieillards.

Le voyageur s’y installe au début d’un été étouffant. Un travail bien payé, aucune recommandation particulière : il lira les journaux, fréquentera les bibliothèques publiques et décidera seul qui il doit rencontrer. Le plus grand nombre d’interlocuteurs (ou de témoins) possible. Mais au début il fait trop chaud. Il lit les journaux sans se décider à décrocher le téléphone ni à faire aucune visite. Tout au plus se risque-t-il à effectuer de brèves explorations dans les limites du quartier qu’il habite. Puis, il se hasarde ailleurs, de plus en plus loin dans la ville, mais en plein jour seulement, de préférence à pied. Enfin, quand il aura pris plus d’assurance, il lui arrivera de ressortir la nuit. La chaleur alors paraît moins étouffante. Ou est-ce qu’il se résigne à être trempé de sueur, de la tête aux pieds?

Au début, les premières semaines, il rencontre les gens chez eux ou à leur bureau, dans leur environnement habituel : il s’assied dans le fauteuil qu’on lui montre, les jambes croisées, un carnet sur les genoux. Il leur pose des questions

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et note leurs réponses, en regardant les photos encadrées sur les murs. Quelquefois, il s’essuie le front et les mains avec un mouchoir blanc qu’il tire de sa poche. Mais, comme cette première entrevue ne suffit pas (elle ne suffit presque jamais), il sollicite un autre rendez-vous. N’importe où dans la ville. Presque toujours il s’agira d’un lieu public : les quais du port ou un jardin.

Il devient un excellent connaisseur des jardins de la ville, il les connaît beaucoup mieux qu’aucun habitant qu’il y interviewe, tandis qu’ils marchent ensemble, côte à côte, dans des allées qui conduisent à une cascade, un pré où des enfants lâchent un cerf-volant, un bosquet sous les arbres duquel des jeunes gens ont déjeuné et maintenant font la sieste ; et, en allant ainsi, ils bavardent comme feraient de vieux amis.

Enfin rentré à l’appartement qui lui tient lieu de domicile, le voyageur tire un verre d’eau au robinet de la cuisine, il allume l’écran de son ordinateur et se met à écrire.

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