16
FRANÇOIS CHENG, DU TAO À LA « VOIE CHRISTIQUE » Madeleine Bertaud Institut Catholique de Paris | Transversalités 2012/4 - N° 124 pages 129 à 143 ISSN 1286-9449 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-transversalites-2012-4-page-129.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Bertaud Madeleine, « François Cheng, du Tao à la « Voie christique » », Transversalités, 2012/4 N° 124, p. 129-143. DOI : 10.3917/trans.124.0129 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Institut Catholique de Paris. © Institut Catholique de Paris. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 12/03/2013 17h39. © Institut Catholique de Paris Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 12/03/2013 17h39. © Institut Catholique de Paris

François Cheng, du Tao à la « Voie christique »

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: François Cheng, du Tao à la « Voie christique »

FRANÇOIS CHENG, DU TAO À LA « VOIE CHRISTIQUE » Madeleine Bertaud Institut Catholique de Paris | Transversalités 2012/4 - N° 124pages 129 à 143

ISSN 1286-9449

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-transversalites-2012-4-page-129.htm

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Bertaud Madeleine, « François Cheng, du Tao à la « Voie christique » »,

Transversalités, 2012/4 N° 124, p. 129-143. DOI : 10.3917/trans.124.0129

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Institut Catholique de Paris.

© Institut Catholique de Paris. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

1 / 1

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

e La

val -

-

132.

203.

235.

189

- 12

/03/

2013

17h

39. ©

Inst

itut C

atho

lique

de

Par

is

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité de Laval - - 132.203.235.189 - 12/03/2013 17h39. © Institut C

atholique de Paris

Page 2: François Cheng, du Tao à la « Voie christique »

FrANçOIs CHENG, Du tAO À LA « VOIE CHrIstIQuE »

Madeleine bertaud

Professeur émérite de l’université de Lorraine

recevant François Cheng sous la Coupole1 le 19 juin 2003, Pierre-Jeanremy lui dit, avec de l’admiration dans la voix : « C’est un long chemin, oui,que vous avez fait pour venir jusqu’à nous. » long chemin à l’évidence, dela Chine, quittée en 1948 (il a dix-neuf ans), peu avant la naissance de larépublique Populaire, jusqu’à la France à peine relevée de la secondeGuerre mondiale ! Mais plus encore, l’homme a accompli et continue àaccomplir un « cheminement » (je reprends ici plusieurs mots qu’il aime àemployer) caractérisé par la recherche des « rencontres » au sens profonddu terme, celles qui permettent le «  dialogue  », «  l’échange-change  ».dialogue entre orient et occident, « rencontres » de vivants (dont la liste,à part quelques noms connus – lacan, Maldiney –, ne peut être établie) tandisque d’autres, d’une nature plus rare, se sont faites par-delà l’espace et letemps : celle de rembrandt, de Cézanne, de segalen, de Claudel… dechacune naît de la lumière. quand la rencontre est celle, sans équivalent, duChrist, cette lumière est particulièrement éblouissante.

aussi laisserai-je de côté l’acquisition, étalée sur quelques quarante ans,d’une nouvelle langue et, plus largement parlant, celle d’une nouvelleculture pour développer un seul aspect de ce cheminement : la symbioseexceptionnelle, pour ne pas dire unique, qu’il lui a permis de réaliser entre

1. au 34e fauteuil, celui de Jacques de bourbon busset, de Maurice Genevoix, deFénelon…

129

Transversalités, octobre-décembre 2012, n° 124, p. 129-143

519 - Transversalités 124_519 23/11/12 10:56 Page129

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

e La

val -

-

132.

203.

235.

189

- 12

/03/

2013

17h

39. ©

Inst

itut C

atho

lique

de

Par

is

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité de Laval - - 132.203.235.189 - 12/03/2013 17h39. © Institut C

atholique de Paris

Page 3: François Cheng, du Tao à la « Voie christique »

spiritualité chinoise et message du Christ2. et cela, sans qu’aucune rupturen’affectât son parcours : François Cheng n’a rien perdu en route, ni, assure-t-il, «  aucune parcelle de [son] âme  » – ceux que l’on désigne à notreépoque comme « les intellectuels » boudent le mot, mais ce n’est pas le casdu poète qui, dans ce qui est beaucoup plus qu’un jeu phonique, expliqueque l’esprit « raisonne », tandis que l’âme « résonne »3.

quels que soient la diversité des genres pratiqués et le mûrissement dela réflexion dans le temps, l’œuvre de l’académicien français que la Chinenous a donné présente une remarquable unité : celle-ci tient à la méditationqui la traverse toute, sur l’homme, sa situation dans l’univers, sa condition,si souvent tragique, sa destinée. Cette méditation part du problème crucial,entrevu dès sa prime jeunesse, de la coexistence du bien et du mal4 – celui-ci sous sa forme la plus terrible, celle de la cruauté humaine. À plus dequatre-vingts ans, parce que la mort donne au poète (à orphée descendu auxenfers) une connaissance que nul autre n’a ici-bas, il interroge encoreshelley dans l’Élégie de Lerici5 :

dis-nous jusqu’à quel degré de l’atrocel’homme est à même de creuser. Jusqu’ausans-fond? [...]toi qui as vécu de quête en quête, [...]dis-nous ce que tu as appris…

2. on trouvera plus de détails dans mon livre : François Cheng. Un cheminement versla vie ouverte, Paris, Hermann, [2009] nouvelle édition revue et augmentée 2011 (abr.Cheminement).

3. François CHeNG, Œil ouvert et cœur battant. Comment envisager la beauté, Paris,desclée de brouwer-Collège des bernardins, 2011, p. 46.

4. Pour le bien, confondu avec le beau (sauf si celui-ci est trompeur), voir François CHeNG,Cinq méditations sur la beauté, Paris, albin Michel, [2006] 2008 (abr. Méditations), p. 15-18. Pour le mal, l’enfant qui s’appelait Cheng Chi-hsien le découvrit lors de la guerre sino-japonaise, avec les « massacres de Nankin », dès l’entrée de l’armée nipponne dans la vieillecapitale (13 décembre 1937). voir ibid., p. 18-20 : « Je sais, [explique-t-il p. 20, en un présentqui ne peut que renvoyer, mutatis mutandis, à ce jeune âge] que, désormais, il me faudra tenirles deux bouts. » les insoutenables photos qui lui tombèrent alors sous les yeux ne cesserontde le hanter, à preuve ces vers qu’il publia en 2009 dans Vraie lumière née de vraie nuit, 24poèmes accompagnés de 8 lithographies de Kim en Joong, op., non paginé (abr. Lumière-Nuit), vIII : « Nous sommes des violents, des violeurs, / bourreaux, tortionnaires, extermi-nateurs, / Fiers de l’être, pourtant jamais assouvis, / dévastant tout sur notre passage, / si brefpassage sur la terre offerte. » (voir aussi ibid., le terrible ecce homo de vII).

5. Publiée dans Poésie, n° 134, Paris, belin, 4e trimestre 2010, p. 19-25 (abr. Lerici). Ici,p. 20.

CHroNIque

130

519 - Transversalités 124_519 23/11/12 10:56 Page130

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

e La

val -

-

132.

203.

235.

189

- 12

/03/

2013

17h

39. ©

Inst

itut C

atho

lique

de

Par

is

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité de Laval - - 132.203.235.189 - 12/03/2013 17h39. © Institut C

atholique de Paris

Page 4: François Cheng, du Tao à la « Voie christique »

question douloureuse, obsessionnelle donc. elle est présente dans sesromans. elle est à l’origine des Cinq méditations sur la beauté, l’essai qu’ileut, de ce fait même, tant de peine à mener à son terme6 et qui contient laplupart des clés permettant aux occidentaux de lire avec profit (en s’enri-chissant intérieurement) des textes souvent difficiles (je parle d’expérience).elle se retrouve encore dans le tout récent et singulier « drame à trois voixavec chœur » intitulé Quand reviennent les âmes errantes7.

À quelques écarts près, je suivrai la méditation de François Cheng danssa poésie – lui-même se reconnaissant comme « essentiellement poète » etse plaçant, à la suite de rilke, dans le groupe des « poètes de l’être », ceuxpour lesquels la poésie « entend appréhender le mystère de l’univers créé etdu destin humain, avancer une possibilité de connaître et d’être »8. Nombrede ses compositions ont été reprises, pour ce qui parut jusqu’à 2004, dansl’anthologie À l’orient de tout9. s’y ajoutent Que nos instants soientd’accueil, co-signé avec le peintre Francis Herth10, « ultime voyage », quiclôt L’un vers l’autre. En voyage avec Victor Segalen11, Vraie lumière néede vraie nuit, l’Élégie de Lerici, enfin le long « Chant des âmes retrouvées »,sur lequel s’achève Quand reviennent les âmes errantes.

Né dans une famille de lettrés12, Cheng n’a pas pu ne pas être initié auconfucianisme. Il a toujours respecté la dimension morale et humaniste desleçons de « Maître Kong ». Mais en devenant « doctrine d’état », il observequ’elles se trouvèrent « sclérosées et rétrécies »13. d’où ses réserves. si les

6. afin d’aider l’écrivain, l’éditeur organisa cinq soirées dans une salle de judo parisienne,où F. Cheng put dialoguer sur le sujet en toute liberté avec des amis.

7. Paris, albin Michel, mars 2012 (abr. Âmes errantes).8. François CHeNG, Le Dialogue. Une passion pour la langue française, Paris-shanghai,

desclée de brouwer-Presses littéraires et artistiques de shanghai, [2002] 2010 (abr. Dialogue),p. 70.

9. François CHeNG, À l’orient de tout, préface d’andré velter, Paris, Gallimard, 2005(abr. Orient).

10. Paris, les amis du livre contemporain, 2005 (abr. Instants d’accueil).11. Paris, albin Michel, 2008 (abr. Segalen).12. dans la tradition chinoise, les lettrés pratiquaient plusieurs modes d’écriture du

monde : calligraphie, peinture et poésie constituaient « la triple excellence », suivie par lamusique. Initié au pinceau et à l’encre par son père, Cheng, poète, prosateur, connaisseur trèséclairé des peintures orientale et occidentale, est aussi calligraphe. voir Et le souffle devientsigne: ma quête du vrai et du beau par la calligraphie, qu’il publia en 2001 chez l’Iconoclaste,nv. éd. en 2010, sous le titre : Et le souffle devient signe. Portrait d’une âme à l’encre de Chine.

13. Dialogue, op. cit., p. 18-19.

131

FraNçoIs CHeNG, du tao À la « voIe CHrIstIque »

519 - Transversalités 124_519 23/11/12 10:56 Page131

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

e La

val -

-

132.

203.

235.

189

- 12

/03/

2013

17h

39. ©

Inst

itut C

atho

lique

de

Par

is

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité de Laval - - 132.203.235.189 - 12/03/2013 17h39. © Institut C

atholique de Paris

Page 5: François Cheng, du Tao à la « Voie christique »

traces du confucianisme ne sont pas rares dans sa pensée14, l’essentiel deson fond spirituel natif est à chercher ailleurs : non dans l’ensemble dutaoïsme, dont il voit bien les insuffisances, mais dans la notion de Tao (la«  voie  ») qu’ont élaborée, plusieurs siècles avant l’ère chrétienne, lesmaîtres fondateurs (zhuangzi et le peut-être légendaire laozi étant les plusconnus), à partir de l’observation de la nature et du cosmos15.

le Tao nous écarte radicalement de la version biblique d’une Créationpar dieu, origine d’un temps linéaire. l’univers naît du souffle, dont le videoriginel contenait la virtualité16. trois autres souffles émanent de ce soufflepremier et agissent de manière concomitante : le yin (la douceur réceptive),le yang (la puissance active), le souffle du vide médian ; ils réunissentl’ensemble des éléments en « un gigantesque réseau d’engendrement et decirculation » : le Tao. À des degrés variables, yin et yang animent tout ce quivit : essentiellement, la femme est yin, comme la terre, la lune, la fleur, lefleuve…, l’homme est yang, comme la pierre17, le ciel, le soleil. le rôle duvide médian est de transcender l’antinomie qui existe entre eux, permettantainsi, idéalement, un accord fécond. la perfection – harmonie, action,élévation – est dans le trois.

J’ai dit « idéalement »: comme l’explique François Cheng, les anciens n’ontpas trouvé le moyen de faire régner entre leurs semblables le respect de l’autre,dans des échanges de sujet à sujet, garants de la liberté de chacun. de cet échecl’histoire de la Chine, si souvent sanglante, sa politique expansionniste, la

14. voir Madeleine bertaud et Cheng PeI, «  rencontre avec François Cheng, unelecture à deux voix », trad. chinoise par Cheng PeI, Dialogue transculturel, Nankin, août 2011.

15. François Cheng l’a souvent exposée à l’intention des ignorants que nous sommes,notamment dans la Préface du Livre du Vide médian, Paris, albin Michel, [2004] 2009, dontje m’inspire directement. Pour le rythme, je me réfère à la cinquième des Méditations, et àla conférence qu’il a faite le 29 mai 2010 pour la société de psychanalyse freudienne sur « lerythme en peinture » (non publiée à ce jour, sauf erreur de ma part).

16. le concept est difficile à cerner par un esprit occidental : qi, le souffle, est à la foisle rien et l’incarné, puisque les substances naissent de sa condensation ; si bien qu’on ne peutpenser le plein qu’à partir du vide, l’être qu’à partir du non-être, lequel n’est pas le néant, nile chaos dont parle l’ancien testament. le monde n’est à même de se tenir (comme on ledit d’un jeu de construction) que lorsque ce souffle primitif atteint le rythme (la « Granderythmique »), devenant ainsi le « souffle-esprit ».

17. Celle-ci tient dans l’imaginaire chinois une place qui stupéfie l’occidental. voir cettestrophe de Double Chant, Paris, encre marine, [2000] 2002, non paginé : « toi, la muette / tunous parles / à la manière / de l’incontournable vrai / de la vie ». et encore Cantos toscans,draguignan, unes, 1999, p. 13 : « rocher couché parmi les sables / […] son destin n’est plusqu’espérance, / de quoi ? Il ne sait. son cri // que parfois un aigle entend. »

CHroNIque

132

519 - Transversalités 124_519 23/11/12 10:56 Page132

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

e La

val -

-

132.

203.

235.

189

- 12

/03/

2013

17h

39. ©

Inst

itut C

atho

lique

de

Par

is

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité de Laval - - 132.203.235.189 - 12/03/2013 17h39. © Institut C

atholique de Paris

Page 6: François Cheng, du Tao à la « Voie christique »

société, la famille traditionnelle18, fournissent maints exemples. en revanche,la pensée ternaire y a très bien réussi aux artistes, calligraphes, peintres, poètes,musiciens, qui surent très tôt entrer en communion avec la nature afin derecevoir d’elle la révélation du vrai et du beau et d’en restituer le mystère.

Ces mots pleins de gravité m’amènent à l’anthologie de 2005. le premierrecueil qui y figure, Double chant, a pour sous-titre « un jour les pierres,l’arbre en nous a parlé » : deux parties, deux chants, parce que l’artiste a suse mettre à l’écoute du monde –

quand nous sommes à l’écoutenous entendons

quand nous sommes aux aguetsnous recevons19

– parce qu’il a su, sinon veiller comme il l’imagine de shelley, depuisl’au-delà, mais garder les yeux ouverts dans la Nuit (c’est-à-dire en sedépouillant de son amour-propre, en pratiquant ou plutôt, pour l’immigréqu’il resta longtemps, en acceptant le dénuement), afin de mieux pénétrerau cœur du tout :

vraie lumièrecelle qui jaillit de la Nuit

et vraie Nuitcelle d’où jaillit la lumière20.

or voici le poème placé en ouverture de Double Chant :

rocher propulsant arbrearbre aspirant rocher

Cercle établi renouantl’alliance terre et ciel

18. voir François CHeNG, L’Éternité n’est pas de trop, Paris, albin Michel, 2002, oùl’héroïne est la victime d’un mari tyrannique, brutal et pervers. l’histoire se situe à la fin dela dynastie Ming. dans Le Dit de Tianyi (Paris, albin Michel, 1998 ; abr. Dit), c’est en pleinxxe siècle que yumei adolescente est séquestrée par son frère sur ordre du père, avant de sesuicider pour échapper à la cour trop pressante du secrétaire local du Parti.

19. Instants d’accueil, op. cit., p.9.20. Lumière-Nuit, op. cit., incipit (et déjà dans Qui dira notre nuit, orbey, arfuyen, [2001]

2003, repris dans Orient, p. 230).

133

FraNçoIs CHeNG, du tao À la « voIe CHrIstIque »

519 - Transversalités 124_519 23/11/12 10:56 Page133

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

e La

val -

-

132.

203.

235.

189

- 12

/03/

2013

17h

39. ©

Inst

itut C

atho

lique

de

Par

is

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité de Laval - - 132.203.235.189 - 12/03/2013 17h39. © Institut C

atholique de Paris

Page 7: François Cheng, du Tao à la « Voie christique »

Cercle ouvert renouvelantle mystère à trois faces

dans l’ombre ici offertel’homme de longue errance

assoit enfin royaume21.

s’y trouve résumée la conception chengienne de l’univers : c’est bien celledu taoïsme,

[ce] va-et-viententre ce qui s’offreet ce qui se cherche.va-et-vient sans finentre arbre et oiseau,

entre source et nuage22.

l’infinie circulation du souffle est promesse d’éternité. la voie peut êtreperturbée par l’irruption du tragique : catastrophes naturelles, guerre,tyrannie. Mais elle n’est pas annihilée, elle repartira, même après les piresdrames – tel est le sens de la dernière page du Dit de Tianyi après lesdésastres de la révolution culturelle :

[…] de cercle en cercle le temps réamorcera sans faille son rythmeimmémorial. […] l’éternité ne sera pas de trop pour que repousse l’arbre dudésir. Celui-ci repoussera ; pour sûr, il repoussera […]. Il suffit sans doutede savoir attendre.

on pourrait penser que la reprise du rythme produit la répétition dumême, d’autant que certaines formules, prises isolément, semblent lesuggérer : « Il ne nous est vie / que du pur re-voir »23 ; ou encore :

toute vraie rencontre se révèleretrouvailles24 !

21. Double-Chant, p. 17. Il existe toute une histoire autour de ce poème, parfois signéya ting, mais ya ting n’est autre que Cheng (voir Cheminement, op. cit., p. 32-35).

22. Cantos toscans, op. cit., p. 41.23. Orient, op. cit., p. 265.24. Lumière-Nuit, op. cit., xvI.

CHroNIque

134

519 - Transversalités 124_519 23/11/12 10:56 Page134

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

e La

val -

-

132.

203.

235.

189

- 12

/03/

2013

17h

39. ©

Inst

itut C

atho

lique

de

Par

is

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité de Laval - - 132.203.235.189 - 12/03/2013 17h39. © Institut C

atholique de Paris

Page 8: François Cheng, du Tao à la « Voie christique »

Mais la circulation dont il est question implique à la fois retour etdevenir –

[…] au sein de la voie, toute demeureest une partance, et toute partance

une provisoire demeure25.

aussi « ce qui surgit entre les vivants, fait d’inattendus et d’inespérés, [est-il] toujours neuf »26. la vie ici-bas est courte, mais sachons accueillir lesinstants de qualité qu’elle offre en abondance27 et qui suffisent à nousmettre « dans une relation d’échange privilégié avec le monde »28 : rencontrede la beauté, celle du lac sous la lune comme celle de l’humble fleur écloseentre les pavés…

toute beauté a […] partie liée avec l’unicité de l’instant. une vraie beauténe saurait être un état figé perpétuellement dans sa fixité. son advenir, sonapparaître-là, constitue toujours un instant unique ; c’est son mode d’être.

si chaque expérience de beauté « rappelle un paradis perdu et appelle unparadis promis »29, celle de la femme (le plus beau don que la nature nousait fait, comme le soulignent les pages que le « Pèlerin du louvre » a dédiéesà La Joconde30) est pure grâce :

quand l’être de beauté traverse la courravivant le rythme endormi, réveillantde l’oubli la nostalgie, ramenanttoute la vague d’un printemps tardifFlux de lumièresreflux d’ombres[…]

25. « ultime voyage », dans Segalen, op. cit., p. 123.26. Vide médian, op. cit., préface, p. 16. voir aussi Méditations, p. 32 : « […] chaque

scène, chaque fois unique, devrait nous offrir l’occasion de voir l’univers comme pour lapremière fois ».

27. voir Instants d’accueil, op. cit., p. 17 : « Nous sommes éphémères / Il nous demeurel’instant ».

28. extrait d’une conférence sur Que nos instants soient d’accueil prononcée par F. Chengle 6 octobre 2006 à la Fondation bodmer à Genève.

29. Méditations, op. cit., p. 26 et 51-52.30. François CHeNG, Pèlerinage au Louvre, Paris, Musée du louvre-Flammarion, 2008

(abr. Louvre), p. 42-47.

135

FraNçoIs CHeNG, du tao À la « voIe CHrIstIque »

519 - Transversalités 124_519 23/11/12 10:56 Page135

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

e La

val -

-

132.

203.

235.

189

- 12

/03/

2013

17h

39. ©

Inst

itut C

atho

lique

de

Par

is

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité de Laval - - 132.203.235.189 - 12/03/2013 17h39. © Institut C

atholique de Paris

Page 9: François Cheng, du Tao à la « Voie christique »

quand l’être de beauté traverse la courl’en-clos cède le pas à l’ou-vert31.

dans cette conception de l’éternité, la mort (sauf quand elle vient avantl’heure, horrible, révoltante – celle de Haolang lapidé par les «  gardesrouges  » dans le Dit) fait partie de la vie ; croisés par tianyi dans sonenfance, le bandit aux chairs gangrenées et le moine errant32 le savent,chacun à sa manière. de la rose qui, à peine épanouie, retourne à l’humus,naîtra une autre rose33 ; l’oncle que sa famille prenait pour un hédonismedécadent demande que ses cendres soient mêlées au fumier du potager ducamp où il est emprisonné34 afin d’y féconder quelques légumes, de réinté-grer humblement la voie. attendons, à son exemple, le terme avec sérénité,confiants en ce qui nous est promis :

elle [la mort] n’est point notre issue.Posant la limite,elle nous signifie l’extrême

exigence de la vie,Celle qui donne, élève,

déborde et dépasse35.

C’est ce que fait le vieillard, double poétique de François Cheng, qui,dans un des derniers textes de Que nos instants soient d’accuei36, est assis« au fond du jardin », « à sa place », « sur une chaise de fortune / ou un bancdélabré », et dont l’esprit « coïncide avec ce qui vit / tout de souvenir et d’oubli ».Faut-il chercher un message plus explicite encore? voici l’évocation de la fin, restéemystérieuse, de victor segalen:

au bout du chemin de la vie, nous entronsdans la forêt obscure […]sur la berge nous nous asseyons.s’installe alors autour de nous l’étrange silence,[…]

31. Instants d’accueil, op. cit., p. 73.32. Dit, op. cit., p. 25-31.33. voir Méditations, op. cit., p. 37-40.34. Dit, op. cit., p. 41.35. Lumière-Nuit, op. cit., xx.36. p. 73. l’organisation du recueil est bien sûr significative.

CHroNIque

136

519 - Transversalités 124_519 23/11/12 10:56 Page136

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

e La

val -

-

132.

203.

235.

189

- 12

/03/

2013

17h

39. ©

Inst

itut C

atho

lique

de

Par

is

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité de Laval - - 132.203.235.189 - 12/03/2013 17h39. © Institut C

atholique de Paris

Page 10: François Cheng, du Tao à la « Voie christique »

l’heure enfinN’est-elle venue de nous rendre sans plus tarder

À l’audience du destin?[…]Ici donc le lit de douleur, ici le litde douceur. Nous nous y abandonnons,[…]

lorsque tout se termine, toutNe fait que commencer37.

Ces deux derniers vers d’« ultime voyage » me ramènent au roman de1998. yumei (« l’amante ») avait jadis déclaré au peintre et au poète38 : « Jevous chasserai comme un chasseur. Je vous poursuivrai jusqu’à ce que jevous rattrape ! » or, des années après son suicide, dans la forêt proche ducamp où ils sont persécutés, elle vient à eux, en une présence «  aussipalpable que la lumière ou l’eau » – celle que l’occidental tend à trouverchimérique ou onirique mais qui, pour le contemplateur taoïste de l’univers,vaut certitude :

À ce moment précis, une brise passe et l’air bleuit. Je reconnais sans hésiter lePays et la Présence. « yumei ! » […] lui de même voit. Claire silhouette ausourire intact ; poignante extase au regard sans fin… sans fin, la durée: unéclair? une vie?39

Par rapport à ce qui s’est passé à l’origine de leur histoire, le « trois » estreconstitué, plus parfait que jamais ; les personnages ont fait définitivementretour les uns vers les autres.

Ce retour, cette indestructibilité du « trois », est (sont) précisément le(s)thème(s) essentiel(s) de Quand reviennent les âmes errantes, où seconjuguent, sur fond historico-légendaire – le règne du terrible « Premierempereur », au IIIe siècle avant notre ère – veines épique et lyrique. Chun-niang a perdu les deux hommes qu’elle a aimés : Jing Ko, celui qui mettaitsa force et son épée au service des faibles, et Gao Jian-li le musicien, tousdeux morts dans d’horribles supplices pour avoir tenté d’assassiner ce

37. Segalen, op. cit., p. 117-119. le « nous » désigne à la fois le poète breton et l’auteurqui, après avoir « voyagé » avec lui, l’accompagne en pleine sympathie jusqu’au bout duchemin. la « forêt » est celle de Huelgoat, où le corps de segalen fut retrouvé le 23 mai 1919.

38. Dit, op. cit., p. 141.39. Ibid., p. 368.

137

FraNçoIs CHeNG, du tao À la « voIe CHrIstIque »

519 - Transversalités 124_519 23/11/12 10:56 Page137

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

e La

val -

-

132.

203.

235.

189

- 12

/03/

2013

17h

39. ©

Inst

itut C

atho

lique

de

Par

is

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité de Laval - - 132.203.235.189 - 12/03/2013 17h39. © Institut C

atholique de Paris

Page 11: François Cheng, du Tao à la « Voie christique »

monstre de tyrannie. or, après trente ans d’errance, «  leurs âmes l’ontretrouvée et rejointe. toutes les nuits de pleine lune, elles sont là, avec elle »,pour reprendre « ce chant ininterrompu à trois voix »40 :

Moi, si proche déjà de la mort !Moi, déjà si loin de la mort !la mort a eu lieu ; la mort n’est plus[…] toute vie est à refairetoute vie est à revivreFallait-il passer par tant de détours?[…]toi et toi, vous deux en unen un vous deux, toi et toi,en un nous trois !

Il faut avoir traversé le tout pour savoir comment vivreComment vivre la vraie vie, comment vraiment vivrerecommencer à vivre, n’est-ce pas là le vrai et seul désir ?41

Je ne développerai pas l’apport du bouddhisme dans la spiritualitéchengienne : comme le peintre Chu ta, qui fut moine bouddhiste avant depasser au taoïsme, notre poète pourrait dire : « dans ma création, le Chan etle tao ne font qu’un. »42 venu de l’Inde au début de notre ère, sinisé plustard sous le nom de chan, la doctrine bouddhiste s’était de fait révélée assezcompatible avec le fond taoïste43. un point cependant est à signaler, parcequ’il a pu disposer Cheng à entendre le message du Christ : le bouddhismeintroduisit en asie un sentiment qui y avait été jusque-là peu présent : lacompassion. la mère de tianyi nourrit et secourt, malgré sa pauvreté, tousles passants qui ont besoin de l’être ; dame ying, dans L’Éternité n’est pas

40. Âmes errantes, op. cit., p. 142.41. Ibid., p. 145-150.42. François CHeNG, Chu Ta 1626-1705, le génie du trait, Paris, Phébus, [1986] 1999,

p. 13. l’indice le plus probant de cet amalgame se trouve dans le Dialogue (p. 64) bien quele poète y évoque une question extérieure à notre sujet, sa venue à l’orphisme : « […] il y adonc deux voix / voies auxquelles je me suis référé, celle du chan et celle d’orphée » (surl’orphisme, voir Cheminement, op. cit., p. 231-239).

43. ses leçons portaient sur le cycle de la mort et de la renaissance par la réincarnation,sur l’insignifiance des choses temporelles, le renoncement, la méditation, et encore surl’âme, le péché, la grâce divine, l’ultime salut. Je ne parle pas de l’imagerie et des supersti-tions qui s’y ajoutèrent.

CHroNIque

138

519 - Transversalités 124_519 23/11/12 10:56 Page138

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

e La

val -

-

132.

203.

235.

189

- 12

/03/

2013

17h

39. ©

Inst

itut C

atho

lique

de

Par

is

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité de Laval - - 132.203.235.189 - 12/03/2013 17h39. © Institut C

atholique de Paris

Page 12: François Cheng, du Tao à la « Voie christique »

de trop, distribue quotidiennement un repas chaud à qui se présente à la portede sa maison. la femme – amante, épouse, mère – est particulièrement portéeà la compassion, ou si l’on préfère à la consolation ; mais ding (devenuquand on le rencontre dans la 3e partie du Dit lao ding, « le vieux ding »)l’a longuement pratiquée, au point de compromettre la fortune familiale : dèsavant sa venue au christianisme, il était préparé à accueillir la parole deMatthieu (6, 24) : « Nul ne peut servir deux maîtres […]. vous ne pouvezservir dieu et la richesse ».

*

en 1969, deux ans avant d’être naturalisé, Cheng reçut le baptême et pritle prénom de François, comme le petit pauvre d’assise, si proche de « notregrand frère le soleil », de « notre sœur la lune », de « notre sœur l’eau »,de « notre mère la terre »... – le stigmatisé agenouillé de Giotto, « les plisde sa robe s’accord[ant] avec ceux du rocher », dont Pèlerinage au Louvredit l’« humble acceptation »44. Cependant il ne se déclare pas « catholique »,ni «  chrétien  » : il dit seulement (seulement ?) qu’il est venu à la Voiechristique.

Il resta longtemps sans s’expliquer publiquement, mais plusieurs de sespoèmes, y compris parmi les plus anciens, permettaient de deviner ce qui sepassait au profond de son être – à commencer par celui-ci, où il s’adresse àl’arbre :

toi à jamais jaillissement

Propageant d’onde en ondeton souffle ombrageant

vers tout le créé qui afflue

Parfois tu salueslà-bas

l’homme cloué immobile

l’homme enseignant et saignantqui n’aura de cesse

44. p. 18 («Porter dans sa propre chair les plaies de son seigneur… »). on aura reconnuplus haut les termes du « Cantique des créatures », encore appelé « Cantique de frère soleil ».

139

FraNçoIs CHeNG, du tao À la « voIe CHrIstIque »

519 - Transversalités 124_519 23/11/12 10:56 Page139

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

e La

val -

-

132.

203.

235.

189

- 12

/03/

2013

17h

39. ©

Inst

itut C

atho

lique

de

Par

is

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité de Laval - - 132.203.235.189 - 12/03/2013 17h39. © Institut C

atholique de Paris

Page 13: François Cheng, du Tao à la « Voie christique »

À ton instarde redonner vie

au bois mort.45

Cette mise en relation de l’entité abstraite (le souffle qui anime le bois)avec le crucifié est difficile à saisir pour des esprits cartésiens. Mais qui nousdemande d’en avoir une claire perception ? Ici l’intellect est inopérant, lecœur est plus efficace. Cyprès s’élançant vers le Ciel, Croix de Golgotha,arbres de vie. ailleurs, la pierre fait elle aussi signe au « dieu de passage »qui n’a pas où poser la tête46.

le 16 octobre 2007, reçu docteur honoris causa à l’Institut Catholiquede Paris, François Cheng décida de s’expliquer :

Je suis cet être qui a vécu tout au long du xxe siècle. J’ai été témoin, directe-ment ou indirectement, d’événements tragiques qui ont contribué à creuserl’abîme pour ainsi dire sans fond de la condition humaine. [...]À un moment donné, j’ai compris qu’au sein de l’humanité, il avait fallu quequelqu’un vînt pour dévisager le mal absolu et envisager le bien absolu [et]les prendre en charge, cela au prix de sa vie, offerte comme un don total, afinde démontrer que le bien absolu est possible, que l’absurdité et le désespoirne sont pas notre issue. C’est ce qu’on appelle une vérité incarnée ; c’est cequ’a accompli le Christ, en qui le bien absolu s’était manifesté commeamour absolu. Ce qu’il a accompli est proprement sur-humain [...]. que cetaccomplissement fût porté par le divin, qu’il révèle par là la part divine dela destinée humaine, c’est une vision que j’accepte aussi. C’est dire quej’épouse volontiers la voie christique. Mon engagement relève de l’adhésionet non de la « croyance ». [...]Cela est-il en contradiction avec ma vision cosmologique de base, laquellevenait de la grande intuition taoïste ? Nullement. [...] dans cette vision quim’est native, je me sens charnellement en connivence avec l’universvivant ; je ne l’abandonnerai pas et je n’ai pas à l’abandonner. elle mepermet au contraire de vivre pleinement la voie christique, celle parlaquelle la destinée humaine est portée à son plus haut degré d’exigenceet de réalisation47.

45. Orient, op. cit., p. 63. sur toute cette question, voir Cheminement, op. cit., p. 68-78.46. Ibid., p. 48. Cf. Mt 8, 20: « les renards ont des tanières, et les oiseaux du ciel ont des

nids, mais le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête » (id. dans luc 9, 58).47. discours publié dans Transversalités, n° 105, janvier-mars 2008, p. 167-169.

CHroNIque

140

519 - Transversalités 124_519 23/11/12 10:56 Page140

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

e La

val -

-

132.

203.

235.

189

- 12

/03/

2013

17h

39. ©

Inst

itut C

atho

lique

de

Par

is

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité de Laval - - 132.203.235.189 - 12/03/2013 17h39. © Institut C

atholique de Paris

Page 14: François Cheng, du Tao à la « Voie christique »

un homme, librement conduit par un amour surhumain, a réitéré laPromesse d’éternité contenue dans le souffle initial. entre taoïsme et « voiechristique », le poète a réussi, avec l’aide probable de sa part bouddhiste maisaussi de ce naturel de bonté qui se lit sur son visage, à percevoir, au fil des« rencontres » que j’ai évoquées en commençant, une « unité organiquevitale ». Cela ne l’a pas amené à une conversion à proprement parler maisà ce qu’il désigne, non comme un syncrétisme (terme qu’il récuse avecvéhémence), mais comme une « symbiose vivante »48 entre « la meilleurepart » de son fond chinois49, et « la meilleure part » de l’autre.

aussi « dévisager » le mal qui inonde le monde ne le conduit-il pas audésespoir, que la perspective soit taoïste ou chrétienne – à preuve les deuxtextes ci-dessous. le premier appartient aux Cantos toscans :

Contempler jusqu’à l’heure extrême,Jusqu’à l’écœurement, jusqu’auretournement. Muscles brûlés,os fendus. un filet de sangre-trace l’initiale promessede la prime nuit où jadis

Jaillit l’impensable étincelle.50

le second figure dans le Livre du Vide Médian :

un mot encoreJailli du flanc

du corps percé

Pour fixer le jourPour sauver la face51.

le Christ a accepté de mourir sur la croix. « Ce fut là sans doute un desplus “beaux gestes” que l’humanité ait connus. »52 C’est à ce prix inouï qu’il

48. Il n’est peut-être pas très éloigné de Jean-luc Marion qui, confronté au nihilisme,envisage la survie de la théologie par le renouvellement de sa source : dégager la pensée dedieu de la question de l’être et de l’idolâtrie qui l’accompagne.

49. voir Méditations, op. cit., p. 21.50. repris dans Orient, op. cit., p. 150.51. Vide médian, op. cit., repris dans Orient, op. cit., p. 309.52. Méditations, op. cit., p. 78.

141

FraNçoIs CHeNG, du tao À la « voIe CHrIstIque »

519 - Transversalités 124_519 23/11/12 10:56 Page141

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

e La

val -

-

132.

203.

235.

189

- 12

/03/

2013

17h

39. ©

Inst

itut C

atho

lique

de

Par

is

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité de Laval - - 132.203.235.189 - 12/03/2013 17h39. © Institut C

atholique de Paris

Page 15: François Cheng, du Tao à la « Voie christique »

a offert à Marie-Madeleine au matin de Pâques, et à tous les hommes avecelle, un « nouveau jardin », placé sous le signe de la beauté – sous le signede la grâce. Il a accompli comme le tao, mais autrement, la Promesse :

voici le nouveau jardinà toi il s’offre

si tu ouvres les yeuxvoici les iris

si tu tends la mainvoici les pivoines

si tu as répandu ta chevelurevoici, de senteur en senteur,

tous les sentiers de la fragrancemenant vers les herbes infinies

vers la fontainejaillie du tombeau

si tu as soif encoreÀ toi il s’offre

le jardin nouveau53.

*

Ce parcours spirituel d’un grand méditatif cherchant passionnément àdéchiffrer à la fois le mystère de l’être et celui du divin a joué un grand rôle,plus important encore, me semble-t-il, que l’acquisition, pourtant essentielle,d’une nouvelle langue, dans son aventure humaine. l’un et l’autre en toutcas ont permis à Cheng de se réenraciner, non seulement dans la terre deFrance, mais aussi, selon sa formule, «  dans l’être  » – c’est-à-dire desurmonter sa nostalgie pour retrouver son unité, et avec elle, concernant sonhistoire personnelle du moins, la paix intérieure. aussi est-il profondémentému devant le Saint Jérôme pénitent de lorenzo lotto : l’ascète prie et

53. Orient, op. cit., p. 286. Ces vers, repris du Livre du Vide médian, véritable « théorieet illustration du taoïsme n’en sont pas moins tissés de réminiscences de l’évangile de Jean :les larmes renvoient à celles de Marie-Madeleine, et aux questions des anges puis de Jésuslui-même (20, 11 et 13). la chevelure et les senteurs rappellent béthanie et le geste d’amourde Marie, sœur de lazare (Jn encore, 11, 2 et 12, 3), à moins qu’ils ne soient un souvenir dela pécheresse pardonnée chez luc (7, 38). la fontaine jaillie du tombeau et le « si tu as soifencore » sont probablement un rappel des paroles de Jésus à la samaritaine (Jn 4, 13-14).

CHroNIque

142

519 - Transversalités 124_519 23/11/12 10:56 Page142

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

e La

val -

-

132.

203.

235.

189

- 12

/03/

2013

17h

39. ©

Inst

itut C

atho

lique

de

Par

is

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité de Laval - - 132.203.235.189 - 12/03/2013 17h39. © Institut C

atholique de Paris

Page 16: François Cheng, du Tao à la « Voie christique »

mortifie sa chair ; presque nu, il est adossé au rocher : « Peut-être le saintermite, en tentant de prendre sur lui la souffrance du monde, à l’imitationde son seigneur, éprouve-t-il tout de même un sentiment de connivence aveccette matière vivante qu’est la pierre, qui le porte et qui, contrairement àl’âme humaine, jamais ne se corrompt ni ne trahit. »54 C’est ainsi queFrançois Cheng a « cheminé » vers la « vie ouverte » – ouverte à toujoursplus d’échanges, plus de dons, j’oserais dire à toujours plus d’amour (desévangiles, n’est-ce pas celui de Jean qui revient le plus souvent sous saplume?) C’est l’amour qui inspire les plus beaux commentaires de Pèleri-nage au Louvre, celui de la Pietà de Villeneuve-lès-Avignon d’enguerrandquarton, du Portrait d’un vieillard et d’un jeune garçon de domenicoGhirlandaio, ou de la Bethsabée de rembrandt55. C’est l’amour aussi quiguide la main du poète, dont la vocation dépasse sa propre destinée :

le monde attend d’être dit,et tu ne viens que pour dire [...]le monde et son mot de passe.56

Ce « mot de passe » est le don que François Cheng fait aux hommes,comme tianyi qui parle et écrit « avant que tout ne soit perdu »57, pour lesaider à vivre.

Madeleine bertaud

54. Louvre, op. cit., p. 32.55. Ibid., respectivement, p. 66, 38 et 152-155.56. Cantos toscans, op. cit., repris dans Orient, op. cit., p. 149. voir aussi Le long d’un

amour, 2003, repris dans Orient, op. cit., p. 204.57. Dit, op. cit., p. 11.

143

FraNçoIs CHeNG, du tao À la « voIe CHrIstIque »

519 - Transversalités 124_519 23/11/12 10:56 Page143

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

e La

val -

-

132.

203.

235.

189

- 12

/03/

2013

17h

39. ©

Inst

itut C

atho

lique

de

Par

is

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité de Laval - - 132.203.235.189 - 12/03/2013 17h39. © Institut C

atholique de Paris