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Ionesco, E - Rhinocéros

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  • Eugne Ionesco

    RHINOCROS

    Pice en trois actes

    Et quatre tableaux

    ditions Gallimard, 1959

  • Genevive Serreauet au docteur T. Fraenkel.

  • PERSONNAGES

    par ordre dentre en scne :

    TABLEAU

    LA MNAGRE1er

    LPICIRE1er

    JEAN1er, 3e

    BRENGER1er, 2e, 3e, 4e

    LA SERVEUSE1er

  • LPICIER1er

    LE VIEUX MONSIEUR1er

    LE LOGICIEN1er

    LE PATRON DU CAF1er

    DAISY1er, 2e, 4e

    MONSIEUR PAPILLON2e

    DUDARD

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  • 2e, 4e

    BOTARD2e

    MADAME BUF2e

    UN POMPIER2e

    MONSIEUR JEAN3e

    LA FEMME DE MONSIEUR JEAN3e

    PLUSIEURS TTES DE RHINOCROS

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  • ACTE PREMIER

  • Dcor

    Une place dans une petite ville deprovince. Au fond, une maison composedun rez-de-chausse et dun tage. Au rez-de-chausse, la devanture dune picerie. Ony entre par une porte vitre qui surmontedeux ou trois marches. Au-dessus de ladevanture est crit en caractres trs visiblesle mot : PICERIE . Au premier tage,deux fentres qui doivent tre celles du loge-ment des piciers. Lpicerie se trouve doncdans le fond du plateau, mais assez sur lagauche, pas loin des coulisses. On aperoit,au-dessus de la maison de lpicerie, leclocher dune glise, dans le lointain. Entrelpicerie et le ct droit, la perspective dunepetite rue. Sur la droite, lgrement en biais,la devanture dun caf. Au-dessus du caf, untage avec une fentre. Devant la terrasse de

  • ce caf : plusieurs tables et chaises savan-cent jusque prs du milieu du plateau. Unarbre poussireux prs des chaises de la ter-rasse. Ciel bleu, lumire crue, murs trsblancs. Cest un dimanche, pas loin de midi,en t. Jean et Brenger iront sasseoir unetable de la terrasse.

    Avant le lever du rideau, on entend caril-lonner. Le carillon cessera quelques secondesaprs le lever du rideau. Lorsque le rideau selve, une femme, portant sous un bras unpanier provisions vide, et sous lautre unchat, traverse en silence la scne, de droite gauche. son passage, lpicire ouvre laporte de la boutique et la regarde passer.

    LPICIRE

    Ah ! celle-l ! ( son mari qui est dans laboutique.) Ah ! celle-l, elle est fire. Elle neveut plus acheter chez nous.

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  • Lpicire disparat, plateau videquelques secondes.

    Par la droite, apparat Jean ; enmme temps, par la gauche, apparatBrenger. Jean est trs soigneusementvtu : costume marron, cravate rouge,faux col amidonn, chapeau marron. Ilest un peu rougeaud de figure. Il a dessouliers jaunes, bien cirs ; Brengernest pas ras, il est tte nue, les cheveuxmal peigns, les vtements chiffonns ;tout exprime chez lui la ngligence, il alair fatigu, somnolent ; de temps autre, il bille.

    JEAN, venant de la droite.

    Vous voil tout de mme, Brenger.

    BRENGER, venant de la gauche.

    Bonjour, Jean.

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  • JEAN

    Toujours en retard, videmment ! (Il re-garde sa montre-bracelet.) Nous avionsrendez-vous onze heures trente. Il est bi-entt midi.

    BRENGER

    Excusez-moi. Vous mattendez depuislongtemps ?

    JEAN

    Non. Jarrive, vous voyez bien.

    Ils vont sasseoir une des tables de la ter-rasse du caf.

    BRENGER

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  • Alors, je me sens moins coupable,puisque vous-mme

    JEAN

    Moi, cest pas pareil, je naime pas at-tendre, je nai pas de temps perdre. Commevous ne venez jamais lheure, je viens ex-prs en retard, au moment o je supposeavoir la chance de vous trouver.

    BRENGER

    Cest juste cest juste, pourtant

    JEAN

    Vous ne pouvez affirmer que vous venez lheure convenue !

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  • BRENGER

    videmment je ne pourrais laffirmer.

    Jean et Brenger se sont assis.

    JEAN

    Vous voyez bien.

    BRENGER

    Quest-ce que vous buvez ?

    JEAN

    Vous avez soif, vous, ds le matin ?

    BRENGER

    Il fait tellement chaud, tellement sec.

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  • JEAN

    Plus on boit, plus on a soif, dit la sciencepopulaire

    BRENGER

    Il ferait moins sec, on aurait moins soif sion pouvait faire venir dans notre ciel desnuages scientifiques.

    JEAN, examinant Brenger.

    a ne ferait pas votre affaire. Ce nest pasdeau que vous avez soif, mon cherBrenger

    BRENGER

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  • Que voulez-vous dire par l, mon cherJean ?

    JEAN

    Vous me comprenez trs bien. Je parle delaridit de votre gosier. Cest une terreinsatiable.

    BRENGER

    Votre comparaison, il me semble

    JEAN, linterrompant.

    Vous tes dans un triste tat, mon ami.

    BRENGER

    Dans un triste tat, vous trouvez ?

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  • JEAN

    Je ne suis pas aveugle. Vous tombez de fa-tigue, vous avez encore perdu la nuit, vousbillez, vous tes mort de sommeil

    BRENGER

    Jai un peu mal aux cheveux

    JEAN

    Vous puez lalcool !

    BRENGER

    Jai un petit peu la gueule de bois, cestvrai !

    JEAN

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  • Tous les dimanches matin, cest pareil,sans compter les jours de la semaine.

    BRENGER

    Ah ! non, en semaine, cest moins frquent, cause du bureau

    JEAN

    Et votre cravate, o est-elle ? Vous lavezperdue dans vos bats !

    BRENGER, mettant la main son cou.

    Tiens, cest vrai, cest drle, quest-ce quejai bien pu en faire ?

    JEAN, sortant une cravate de la poche deson veston.

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  • Tenez, mettez celle-ci.

    BRENGER

    Oh, merci, vous tes bien obligeant.

    Il noue la cravate son cou.

    JEAN, pendant que Brenger noue sacravate

    au petit bonheur.

    Vous tes tout dcoiff ! (Brenger passeles doigts dans ses cheveux.) Tenez, voici unpeigne !

    Il sort un peigne de lautre poche de sonveston.

    BRENGER, prenant le peigne.

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  • Merci.

    Il se peigne vaguement.

    JEAN

    Vous ne vous tes pas ras ! Regardez latte que vous avez.

    Il sort une petite glace de la poche in-trieure de son veston, la tend Brenger quisy examine ; en se regardant dans la glace, iltire la langue.

    BRENGER

    Jai la langue bien charge.

    JEAN, reprenant la glace et la remettantdans sa poche.

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  • Ce nest pas tonnant ! (Il reprend aussile peigne que lui tend Brenger et le remetdans sa poche.) La cirrhose vous menace,mon ami.

    BRENGER, inquiet.

    Vous croyez ?

    JEAN, Brenger qui veut lui rendre lacravate.

    Gardez la cravate, jen ai en rserve.

    BRENGER, admiratif.

    Vous tes soigneux, vous.

    JEAN, continuant dinspecter Brenger.

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  • Vos vtements sont tout chiffonns, cestlamentable, votre chemise est dune salet re-poussante, vos souliers (Brenger essaye decacher ses pieds sous la table.) Vos souliersne sont pas cirs Quel dsordre ! Vospaules

    BRENGER

    Quest-ce quelles ont, mes paules ?

    JEAN

    Tournez-vous. Allez, tournez-vous. Vousvous tes appuy contre un mur (Brengertend mollement sa main vers Jean.) Non, jenai pas de brosse sur moi. Cela gonflerait lespoches. (Toujours mollement, Brengerdonne des tapes sur ses paules pour en fairesortir la poussire blanche ; Jean carte latte.) Oh ! l l O donc avez-vous priscela ?

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  • BRENGER

    Je ne men souviens pas.

    JEAN

    Cest lamentable, lamentable ! Jai hontedtre votre ami.

    BRENGER

    Vous tes bien svre

    JEAN

    On le serait moins !

    BRENGER

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  • coutez, Jean. Je nai gure de distrac-tions, on sennuie dans cette ville, je ne suispas fait pour le travail que jai tous les jours,au bureau, pendant huit heures, trois se-maines seulement de vacances en t ! Lesamedi soir, je suis plutt fatigu, alors, vousme comprenez, pour me dtendre

    JEAN

    Mon cher, tout le monde travaille et moiaussi, moi aussi comme tout le monde, je faistous les jours mes huit heures de bureau, moiaussi, je nai que vingt et un jours de congpar an, et pourtant, pourtant vous me voyez.De la volont, que diable !

    BRENGER

    Oh ! de la volont, tout le monde na pas lavtre. Moi je ne my fais pas. Non, je ne myfais pas, la vie.

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  • JEAN

    Tout le monde doit sy faire. Seriez-vousune nature suprieure ?

    BRENGER

    Je ne prtends pas

    JEAN, interrompant.

    Je vous vaux bien ; et mme, sans faussemodestie, je vaux mieux que vous. Lhommesuprieur est celui qui remplit son devoir.

    BRENGER

    Quel devoir ?

    JEAN

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  • Son devoir son devoir demploy parexemple

    BRENGER

    Ah, oui, son devoir demploy

    JEAN

    O donc ont eu lieu vos libations cette nu-it ? Si vous vous en souvenez !

    BRENGER

    Nous avons ft lanniversaire dAuguste,notre ami Auguste

    JEAN

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  • Notre ami Auguste ? On ne ma pas invit,moi, pour lanniversaire de notre amiAuguste

    ce moment, on entend le bruit trsloign, mais se rapprochant trs vite,dun souffle de fauve et de sa course pr-cipite, ainsi quun long barrissement.

    BRENGER

    Je nai pas pu refuser. Cela naurait pas tgentil

    JEAN

    Y suis-je all, moi ?

    BRENGER

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  • Cest peut-tre, justement, parce que vousnavez pas t invit !

    LA SERVEUSE, sortant du caf.

    Bonjour, Messieurs, que dsirez-vousboire ?

    Les bruits sont devenus trs forts.

    JEAN, Brenger et criant presquepour se faire entendre, au-dessus des bruits

    quil ne peroit pas consciemment.

    Non, il est vrai, je ntais pas invit. On nema pas fait cet honneur Toutefois, je puisvous assurer que mme si javais t invit, jene serais pas venu, car (Les bruits sontdevenus normes.) Que se passe-t-il ? (Lesbruits du galop dun animal puissant etlourd sont tout proches, trs acclrs ; on

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  • entend son haltement.) Mais quest-ce quecest ?

    LA SERVEUSE

    Mais quest-ce que cest ?

    Brenger, toujours indolent, sansavoir lair dentendre quoi que ce soit,rpond tranquillement Jean au sujetde linvitation ; il remue les lvres ; onnentend pas ce quil dit ; Jean se lvedun bond, fait tomber sa chaise en se le-vant, regarde du ct de la coulissegauche, en montrant du doigt, tandisque Brenger, toujours un peu vaseux,reste assis.

    JEAN

    Oh ! un rhinocros ! (Les bruits produitspar lanimal sloigneront la mme vitesse,

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  • si bien que lon peut dj distinguer les pa-roles qui suivent ; toute cette scne doit trejoue trs vite, rptant :) Oh ! unrhinocros !

    LA SERVEUSE

    Oh ! un rhinocros !

    LPICIRE, qui montre sa tte par laporte delpicerie.

    Oh ! un rhinocros ! ( son mari, restdans la boutique :) Viens vite voir, unrhinocros !

    Tous suivent du regard, gauche, la coursedu fauve.

    JEAN

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  • Il fonce droit devant lui, frle les talages !

    LPICIER, dans sa boutique.

    O a ?

    LA SERVEUSE, mettant les mains sur leshanches.

    Oh !

    LPICIRE, son mari qui est toujoursdans sa boutique.

    Viens voir !

    Juste ce moment lpicier montre sa tte.

    LPICIER, montrant sa tte.

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  • Oh ! un rhinocros !

    LE LOGICIEN, venant vite en scne par lagauche.

    Un rhinocros, toute allure sur le trottoirden face !

    Toutes ces rpliques, partir de : Oh ! un rhinocros ! dit par Jean,sont presque simultanes. On entend un ah ! pouss par une femme. Elle ap-parat. Elle court jusquau milieu duplateau ; cest la Mnagre avec sonpanier au bras ; une fois arrive au mi-lieu du plateau, elle laisse tomber sonpanier ; ses provisions se rpandent surla scne, une bouteille se brise, mais ellene lche pas le chat tenu sous lautrebras.

    LA MNAGRE

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  • Ah ! Oh !

    Le Vieux Monsieur lgant venant dela gauche, la suite de la Mnagre, seprcipite dans la boutique des piciers,les bouscule, entre, tandis que le Logi-cien ira se plaquer contre le mur dufond, gauche de lentre de lpicerie.Jean et la Serveuse debout, Brengerassis, toujours apathique, forment unautre groupe. En mme temps, on a puentendre en provenance de la gauchedes oh ! , des ah ! , des pas de gensqui fuient. La poussire, souleve par lefauve, se rpand sur le plateau.

    LE PATRON, sortant sa tte par la fentre ltage au-dessus du caf.

    Que se passe-t-il ?

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  • LE VIEUX MONSIEUR, disparaissant der-rire les piciers.

    Pardon !

    Le Vieux Monsieur lgant a desgutres blanches, un chapeau mou, unecanne pommeau divoire ; le Logicienest plaqu contre le mur, il a une petitemoustache grise, des lorgnons, il estcoiff dun canotier.

    LPICIRE, bouscule et bousculant sonmari, au Vieux Monsieur.

    Attention, vous, avec votre canne !

    LPICIER

    Non, mais des fois, attention !

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  • On verra la tte du Vieux Monsieurderrire les piciers.

    LA SERVEUSE, au Patron.

    Un rhinocros !

    LE PATRON, de sa fentre, la Serveuse.

    Vous rvez ! (Voyant le rhinocros.) Oh !a alors !

    LA MNAGRE

    Ah ! (Les oh et les ah des coulissessont comme un arrire-fond sonore son ah elle ; la Mnagre, qui a laisstomber son panier provisions et labouteille, na donc pas laiss tomber son chatquelle tient sous lautre bras.) Pauvre minet,il a eu peur !

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  • LE PATRON, regardant toujours vers lagauche, suivant des yeux la course de lanim-al, tandis que les bruits produits par celui-civont en dcroissant : sabots, barrissements,etc. Brenger, lui, carte simplement un peu

    la tte, cause de la poussire, un peu en-dormi, sans rien dire ; il fait simplement une

    grimace.

    a alors !

    JEAN, cartant lui aussi un peu la tte, maisavec vivacit.

    a alors !

    Il ternue.

    LA MNAGRE, au milieu du plateau, maiselle sest retourne vers la gauche ; les provi-sions sont rpandues par terre autour delle.

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  • a alors !

    Elle ternue.

    LE VIEUX MONSIEUR, LPICIRE,LPICIER, au fond, rouvrant la porte vit-

    re de dpicerie, que le Vieux Monsieur avaitreferme derrire lui.

    a alors !

    JEAN

    a alors ! ( Brenger.) Vous avez vu ?

    Les bruits produits par le rhinocros,son barrissement se sont bien loigns ;les gens suivent encore du regard lan-imal, debout, sauf Brenger, toujoursapathique et assis.

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  • TOUS, sauf Brenger.

    a alors !

    BRENGER, Jean.

    Il me semble, oui, ctait un rhinocros !a en fait de la poussire !

    Il sort son mouchoir, se mouche.

    LA MNAGRE

    a alors ! Ce que jai eu peur !

    LPICIER, la Mnagre.

    Votre panier vos provisions

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  • LE VIEUX MONSIEUR, sapprochant de laDame

    et se baissant pour ramasser les provisionsparpilles

    sur le plancher. Il la salue galamment, enl-evant son chapeau.

    LE PATRON

    Tout de mme, on na pas ide

    LA SERVEUSE

    Par exemple !

    LE VIEUX MONSIEUR, la Dame.

    Voulez-vous me permettre de vous aider ramasser vos provisions ?

    LA DAME, au Vieux Monsieur.

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  • Merci, Monsieur. Couvrez-vous, je vousprie. Oh ! ce que jai eu peur.

    LE LOGICIEN

    La peur est irrationnelle. La raison doit lavaincre.

    LA SERVEUSE

    On ne le voit dj plus.

    LE VIEUX MONSIEUR, la Mnagre,montrant le Logicien.

    Mon ami est logicien.

    JEAN, Brenger.

    Quest-ce que vous en dites ?

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  • LA SERVEUSE

    a va vite ces animaux-l !

    LA MNAGRE, au Logicien.

    Enchante, Monsieur.

    LPICIRE, lpicier.

    Cest bien fait pour elle. Elle ne la pasachet chez nous.

    JEAN, au Patron et la Serveuse.

    Quest-ce que vous en dites ?

    LA MNAGRE

    Je nai quand mme pas lch mon chat.

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  • LE PATRON, haussant les paules, lafentre.

    On voit pas a souvent !

    LA MNAGRE, au Logicien, tandis que leVieux Monsieur ramasse les provisions.

    Voulez-vous le garder un instant ?

    LA SERVEUSE, Jean.

    Jen avais jamais vu !

    LE LOGICIEN, la Mnagre, prenant lechat dans ses bras.

    Il nest pas mchant ?

    LE PATRON, Jean.

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  • Cest comme une comte !

    LA MNAGRE, au Logicien.

    Il est gentil comme tout. (Aux autres.)Mon vin, au prix o il est !

    LPICIER, la Mnagre.

    Jen ai, cest pas a qui manque !

    JEAN, Brenger.

    Dites, quest-ce que vous en dites ?

    LPICIER, la Mnagre.

    Et du bon !

    LE PATRON, la Serveuse.

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  • Ne perdez pas votre temps ! Occupez-vousde ces Messieurs !

    Il montre Brenger et Jean, il rentre sa tte.

    BRENGER, Jean.

    De quoi parlez-vous ?

    LPICIRE, lpicier.

    Va donc lui porter une autre bouteille !

    JEAN, Brenger.

    Du rhinocros, voyons, du rhinocros !

    LPICIER, la Mnagre.

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  • Jai du bon vin, dans des bouteillesincassables !

    Il disparat dans la boutique.

    LE LOGICIEN, caressant le chat dans sesbras.

    Minet ! minet ! minet !

    LA SERVEUSE, Brenger et Jean.

    Que voulez-vous boire ?

    BRENGER, la Serveuse.

    Deux pastis !

    LA SERVEUSE

    Bien, Monsieur.

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  • Elle se dirige vers lentre du caf.

    LA MNAGRE, ramassant ses provisions,aide par le Vieux Monsieur.

    Vous tes bien aimable, Monsieur.

    LA SERVEUSE

    Alors, deux pastis !

    Elle entre dans le caf.

    LE VIEUX MONSIEUR, la Mnagre.

    Cest la moindre des choses, chreMadame.

    Lpicire entre dans sa boutique.

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  • LE LOGICIEN, au Monsieur, la Mnagre,qui sont en train de ramasser les provisions.

    Remettez-les mthodiquement.

    JEAN, Brenger.

    Alors, quest-ce que vous en dites ?

    BRENGER, Jean, ne sachant quoi dire.

    Ben rien a fait de la poussire

    LPICIER, sortant de la boutique avec unebouteille de vin, la Mnagre.

    Jai aussi des poireaux.

    LE LOGICIEN, toujours caressant le chatdans ses bras.

    46/505

  • Minet ! minet ! minet !

    LPICIER, la Mnagre.

    Cest cent francs le litre.

    LA MNAGRE, donnant largent lpicier, puis sadressant au Vieux Monsieur

    qui a russi tout remettre dans le panier.

    Vous tes bien aimable. Ah ! la politessefranaise ! Cest pas comme les jeunes dau-jourdhui !

    LPICIER, prenant largent de la Mnagre.

    Il faudra venir acheter chez nous. Vousnaurez pas traverser la rue. Vous nerisquerez plus les mauvaises rencontres !

    Il rentre dans sa boutique.

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  • JEAN, qui sest rassis et pense toujours aurhinocros.

    Cest tout de mme extraordinaire !

    LE VIEUX MONSIEUR, il soulve sonchapeau, baise la main de la Mnagre.

    Trs heureux de vous connatre !

    LA MNAGRE, au Logicien.

    Merci, Monsieur, davoir tenu mon chat.

    Le Logicien rend le chat la Mn-agre. La Serveuse rapparat avec lesconsommations.

    LA SERVEUSE

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  • Voici vos pastis, Messieurs !

    JEAN, Brenger.

    Incorrigible !

    LE VIEUX MONSIEUR, la Mnagre.

    Puis-je vous faire un bout de conduite ?

    BRENGER, Jean, montrant la Serveusequi rentre

    de nouveau dans la boutique.

    Javais demand de leau minrale. Ellesest trompe.

    Jean hausse les paules, mprisant etincrdule.

    LA MNAGRE, au Vieux Monsieur.

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  • Mon mari mattend, cher Monsieur. Merci.Ce sera pour une autre fois !

    LE VIEUX MONSIEUR, la Mnagre.

    Je lespre de tout mon cur, chreMadame.

    LA MNAGRE, au Vieux Monsieur.

    Moi aussi !

    Yeux doux, puis elle sort par la gauche.

    BRENGER

    Il ny a plus de poussire

    Jean hausse de nouveau les paules.

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  • LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien, suivantdu regard

    la Mnagre.

    Dlicieuse !

    JEAN, Brenger.

    Un rhinocros ! Je nen reviens pas !

    Le Vieux Monsieur et le Logicien sedirigent vers la droite, doucement, paro ils vont sortir. Ils devisenttranquillement.

    LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien, aprsavoir jet un dernier coup dil en direction

    de la Mnagre.

    Charmante, nest-ce pas ?

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  • LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur.

    Je vais vous expliquer le syllogisme.

    LE VIEUX MONSIEUR

    Ah ! oui, le syllogisme !

    JEAN, Brenger.

    Je nen reviens pas ! Cest inadmissible.

    Brenger bille.

    LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur.

    Le syllogisme comprend la propositionprincipale, la secondaire et la conclusion.

    LE VIEUX MONSIEUR

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  • Quelle conclusion ?

    Le Logicien et le Vieux Monsieur sortent.

    JEAN

    Non, je nen reviens pas.

    BRENGER, Jean.

    a se voit que vous nen revenez pas.Ctait un rhinocros, eh bien, oui, ctait unrhinocros ! Il est loin il est loin

    JEAN

    Mais voyons, voyons Cest inou ! Unrhinocros en libert dans la ville, cela nevous surprend pas ? On ne devrait pas le per-mettre ! (Brenger bille.) Mettez donc lamain devant votre bouche !

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  • BRENGER

    Ouais ouais On ne devrait pas le per-mettre. Cest dangereux. Je ny avais paspens. Ne vous en faites pas, nous sommeshors datteinte.

    JEAN

    Nous devrions protester auprs des autor-its municipales ! quoi sont-elles bonnesles autorits municipales ?

    BRENGER, billant, puis mettant vivementla main

    sa bouche.

    Oh ! pardon Peut-tre que le rhinocrossest-il chapp du jardin zoologique !

    54/505

  • JEAN

    Vous rvez debout !

    BRENGER

    Je suis assis.

    JEAN

    Assis ou debout, cest la mme chose.

    BRENGER

    Il y a tout de mme une diffrence.

    JEAN

    Il ne sagit pas de cela.

    BRENGER

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  • Cest vous qui venez de dire que cest lamme chose, dtre assis ou debout

    JEAN

    Vous avez mal compris. Assis ou debout,cest la mme chose, quand on rve !

    BRENGER

    Eh oui, je rve La vie est un rve.

    JEAN, continuant.

    Vous rvez quand vous dites que lerhinocros sest chapp du jardinzoologique

    BRENGER

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  • Jai dit : peut-tre

    JEAN, continuant.

    car il ny a plus de jardin zoologiquedans notre ville depuis que les animaux ontt dcims par la peste il y a fortlongtemps

    BRENGER, mme indiffrence.

    Alors, peut-tre vient-il du cirque ?

    JEAN

    De quel cirque parlez-vous ?

    BRENGER

    Je ne sais pas un cirque ambulant.

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  • JEAN

    Vous savez bien que la mairie a interditaux nomades de sjourner sur le territoire dela commune Il nen passe plus depuis notreenfance.

    BRENGER, sempchant de biller et nyarrivant pas.

    Dans ce cas, peut-tre tait-il depuis lorsrest cach dans les bois marcageux desalentours ?

    JEAN, levant les bras au ciel.

    Les bois marcageux des alentours ! Lesbois marcageux des alentours ! Mon pauvreami, vous tes tout fait dans les brumespaisses de lalcool.

    58/505

  • BRENGER, naf

    a cest vrai elles montent de lestomac

    JEAN

    Elles vous enveloppent le cerveau. Oconnaissez-vous des bois marcageux dansles alentours ? Notre province est surnom-me La petite Castille tellement elle estdsertique !

    BRENGER, excd et assez fatigu.

    Que sais-je alors ? Peut-tre sest-il abritsous un caillou ? Peut-tre a-t-il fait son nidsur une branche dessche ?

    JEAN

    59/505

  • Si vous vous croyez spirituel, vous voustrompez, sachez-le ! Vous tes ennuyeuxavec avec vo paradoxes ! Je vous tiens pourincapable de parler srieusement !

    BRENGER

    Aujourdhui, aujourdhui seulement cause de parce que je

    Il montre sa tte dun geste vague.

    JEAN

    Aujourdhui, autant que dhabitude !

    BRENGER

    Pas autant, tout de mme.

    JEAN

    60/505

  • Vos mots desprit ne valent rien !

    BRENGER

    Je ne prtends nullement

    JEAN, linterrompant.

    Je dteste quon se paie ma tte !

    BRENGER, la main sur le cur.

    Je ne me permettrais jamais, mon cherJean

    JEAN, linterrompant.

    Mon cher Brenger, vous vous lepermettez

    61/505

  • BRENGER

    Non, a non, je ne me le permets pas.

    JEAN

    Si, vous venez de vous le permettre !

    BRENGER

    Comment pouvez-vous penser ?

    JEAN, linterrompant.

    Je pense ce qui est !

    BRENGER

    Je vous assure

    JEAN, linterrompant.

    62/505

  • Que vous vous payez ma tte !

    BRENGER

    Vraiment, vous tes ttu.

    JEAN

    Vous me traitez de bourrique, par-dessusle march. Vous voyez bien, vous minsultez.

    BRENGER

    Cela ne peut pas me venir lesprit.

    JEAN

    Vous navez pas desprit !

    BRENGER

    63/505

  • Raison de plus pour que cela ne me viennepas lesprit.

    JEAN

    Il y a des choses qui viennent lespritmme de ceux qui nen ont pas.

    BRENGER

    Cela est impossible.

    JEAN

    Pourquoi cela est-il impossible ?

    BRENGER

    Parce que cest impossible.

    64/505

  • JEAN

    Expliquez-moi pourquoi cela est im-possible, puisque vous prtendez tre enmesure de tout expliquer

    BRENGER

    Je nai jamais prtendu une chose pareille.

    JEAN

    Alors, pourquoi vous en donnez-vous lair !Et, encore une fois, pourquoi minsultez-vous ?

    BRENGER

    Je ne vous insulte pas. Au contraire. Voussavez quel point je vous estime.

    65/505

  • JEAN

    Si vous mestimez, pourquoi mecontredisez-vous en prtendant quil nest pasdangereux de laisser courir un rhinocros enplein centre de la ville, surtout un dimanchematin, quand les rues sont pleines denfantset aussi dadultes

    BRENGER

    Beaucoup sont la messe. Ceux-l nerisquent rien

    JEAN, linterrompant.

    Permettez lheure du march, encore.

    BRENGER

    66/505

  • Je nai jamais affirm quil ntait pasdangereux de laisser courir un rhinocrosdans la ville. Jai dit tout simplement que jenavais pas rflchi ce danger. Je ne me suispas pos la question.

    JEAN

    Vous ne rflchissez jamais rien !

    BRENGER

    Bon, daccord. Un rhinocros en libert, anest pas bien.

    JEAN

    Cela ne devrait pas exister.

    BRENGER

    67/505

  • Cest entendu. Cela ne devrait pas exister.Cest mme une chose insense. Bien. Pour-tant, ce nest pas une raison de vous querelleravec moi pour ce fauve. Quelle histoire mecherchez-vous cause dun quelconqueprissodactyle qui vient de passer tout faitpar hasard, devant nous ? Un quadrupdestupide qui ne mrite mme pas quon enparle ! Et froce en plus Et qui a disparuaussi, qui nexiste plus. On ne va pas seproccuper dun animal qui nexiste pas. Par-lons dautre chose, mon cher Jean, parlonsdautre chose, les sujets de conversation nemanquent pas (Il bille, il prend son verre.) votre sant !

    ce moment, le Logicien et le VieuxMonsieur entrent de nouveau, par ladroite ; ils iront sinstaller, tout en par-lant, une des tables de la terrasse ducaf, assez loin de Brenger et de Jean,en arrire et droite de ceux-ci.

    68/505

  • JEAN

    Laissez ce verre sur la table. Ne le buvezpas.

    Jean boit une grande gorge de sonpastis et pose le verre moiti vide surla table. Brenger continue de tenir sonverre dans la main, sans le poser, sansoser le boire non plus.

    BRENGER

    Je ne vais tout de mme pas le laisser auPatron !

    Il fait mine de vouloir boire.

    JEAN

    69/505

  • Laissez-le, je vous dis.

    BRENGER

    Bon. (Il veut remettre le verre sur la table. ce moment passe Daisy, jeune dactyloblonde, qui traverse le plateau, de droite gauche. En apercevant Daisy, Brenger selve brusquement et, en se levant, il fait ungeste maladroit ; le verre tombe et mouille lepantalon de Jean.) Oh ! Daisy.

    JEAN

    Attention ! Que vous tes maladroit.

    BRENGER

    Cest Daisy excusez-moi (Il va se cach-er, pour ne pas tre vu par Daisy.) Je ne

    70/505

  • veux pas quelle me voie dans ltat o jesuis.

    JEAN

    Vous tes impardonnable, absolument im-pardonnable ! (Il regarde vers Daisy qui dis-parat.) Cette jeune fille vous effraye ?

    BRENGER

    Taisez-vous, taisez-vous.

    JEAN

    Elle na pas lair mchant, pourtant !

    BRENGER, revenant vers Jean une fois queDaisy a disparu.

    Excusez-moi, encore une fois, pour

    71/505

  • JEAN

    Voil ce que cest de boire, vous ntes plusmatre de vos mouvements, vous navez plusde force dans les mains, vous tes ahuri, es-quint. Vous creusez votre propre tombe,mon cher ami. Vous vous perdez.

    BRENGER

    Je naime pas tellement lalcool. Et pour-tant si je ne bois pas, a ne va pas. Cestcomme si javais peur, alors je bois pour neplus avoir peur.

    JEAN

    Peur de quoi ?

    BRENGER

    72/505

  • Je ne sais pas trop. Des angoisses difficiles dfinir. Je me sens mal laise dans lexist-ence, parmi les gens, alors je prends un verre.Cela me calme, cela me dtend, joublie.

    JEAN

    Vous vous oubliez !

    BRENGER

    Je suis fatigu, depuis des annes fatigu.Jai du mal porter le poids de mon proprecorps

    JEAN

    Cest de la neurasthnie alcoolique, lamlancolie du buveur de vin

    73/505

  • BRENGER, continuant.

    Je sens chaque instant mon corps,comme sil tait de plomb, ou comme si jeportais un autre homme sur le dos. Je ne mesuis pas habitu moi-mme. Je ne sais passi je suis moi. Ds que je bois un peu, lefardeau disparat, et je me reconnais, je devi-ens moi.

    JEAN

    Des lucubrations ! Brenger, regardez-moi. Je pse plus que vous. Pourtant, je mesens lger, lger, lger !

    Il bouge ses bras comme sil allaitsenvoler. Le Vieux Monsieur et le Logi-cien qui sont de nouveau entrs sur leplateau ont fait quelques pas sur lascne en devisant. Juste ce moment, ilspassent ct de Jean et de Brenger.

    74/505

  • Un bras de Jean heurte trs fort le VieuxMonsieur qui bascule dans les bras duLogicien.

    LE LOGICIEN, continuant la discussion.

    Un exemple de syllogisme (Il est heurt.)Oh !

    LE VIEUX MONSIEUR, Jean.Attention. (Au Logicien.) Pardon.

    JEAN, au Vieux Monsieur.

    Pardon.

    LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur.

    Il ny a pas de mal.

    LE VIEUX MONSIEUR, Jean.

    75/505

  • Il ny a pas de mal.

    Le Vieux Monsieur et le Logicien vontsasseoir lune des tables de la ter-rasse, un peu droite et derrire Jean etBrenger.

    BRENGER, Jean.

    Vous avez de la force.

    JEAN

    Oui, jai de la force, jai de la force pourplusieurs raisons. Dabord, jai de la forceparce que jai de la force, ensuite jai de laforce parce que jai de la force morale. Jaiaussi de la force parce que je ne suis pas al-coolis. Je ne veux pas vous vexer, mon cherami, mais je dois vous dire que cest lalcoolqui pse en ralit.

    76/505

  • LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur.

    Voici donc un syllogisme exemplaire. Lechat a quatre pattes. Isidore et Fricot ontchacun quatre pattes. Donc Isidore et Fricotsont chats.

    LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien.

    Mon chien aussi a quatre pattes.

    LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur.

    Alors, cest un chat.

    BRENGER, Jean.

    Moi, jai peine la force de vivre. Je nen aiplus envie peut-tre.

    77/505

  • LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien aprsavoir longuement rflchi.

    Donc, logiquement, mon chien serait unchat.

    LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur.

    Logiquement, oui. Mais le contraire estaussi vrai.

    BRENGER, Jean.

    La solitude me pse. La socit aussi.

    JEAN, Brenger.

    Vous vous contredisez. Est-ce la solitudequi pse, ou est-ce la multitude ? Vous vousprenez pour un penseur et vous navezaucune logique.

    78/505

  • LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien.

    Cest trs beau, la logique.

    LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur.

    condition de ne pas en abuser.

    BRENGER, Jean.

    Cest une chose anormale de vivre.

    JEAN

    Au contraire. Rien de plus naturel. Lapreuve : tout le monde vit.

    BRENGER

    79/505

  • Les morts sont plus nombreux que lesvivants. Leur nombre augmente. Les vivantssont rares.

    JEANLes morts, a nexiste pas, cest le cas de le

    dire ! Ah ! ah ! (Gros rire.) Ceux-l aussivous psent ? Comment peuvent peser deschoses qui nexistent pas ?

    BRENGER

    Je me demande moi-mme si jexiste !

    JEAN, Brenger.

    Vous nexistez pas, mon cher, parce quevous ne pensez pas ! Pensez, et vous serez.

    LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur.

    80/505

  • Autre syllogisme : tous les chats sont mor-tels. Socrate est mortel. Donc Socrate est unchat.

    LE VIEUX MONSIEUR

    Et il a quatre pattes. Cest vrai, jai un chatqui sappelle Socrate.

    LE LOGICIEN

    Vous voyez

    JEAN, Brenger.

    Vous tes un farceur, dans le fond. Unmenteur. Vous dites que la vie ne vous in-tresse pas. Quelquun, cependant, vousintresse !

    BRENGER

    81/505

  • Qui ?

    JEAN

    Votre petite camarade de bureau, qui vientde passer. Vous en tes amoureux !

    LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien.

    Socrate tait donc un chat !

    LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur.

    La logique vient de nous le rvler.

    JEAN, Brenger.

    Vous ne vouliez pas quelle vous voie dansle triste tat o vous vous trouviez. (Geste deBrenger.) Cela prouve que tout ne vous est

    82/505

  • pas indiffrent. Mais comment voulez-vousque Daisy soit sduite par un ivrogne ?

    LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur.

    Revenons nos chats.

    LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien.

    Je vous coute.

    BRENGER, Jean.

    De toute faon, je crois quelle a djquelquun en vue.

    JEAN, Brenger.

    Qui donc ?

    BRENGER

    83/505

  • Dudard. Un collgue du bureau : licencien droit, juriste, grand avenir dans la maison,de lavenir dans le cur de Daisy ; je ne peuxpas rivaliser avec lui.

    LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur.

    Le chat Isidore a quatre pattes.

    LE VIEUX MONSIEUR

    Comment le savez-vous ?

    LE LOGICIEN

    Cest donn par hypothse.

    BRENGER, Jean.

    84/505

  • Il est bien vu par le chef. Moi, je nai pasdavenir, pas fait dtudes, je nai aucunechance.

    LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien.

    Ah ! par hypothse !

    JEAN, Brenger.

    Et vous renoncez, comme cela

    BRENGER, Jean.

    Que pourrais-je faire ?

    LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur.

    Fricot aussi a quatre pattes. Combien depattes auront Fricot et Isidore ?

    85/505

  • LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien.

    Ensemble ou sparment ?

    JEAN, Brenger.

    La vie est une lutte, cest lche de ne pascombattre !

    LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur.

    Ensemble, ou sparment, cest selon.

    BRENGER, Jean.

    Que voulez-vous, je suis dsarm.

    JEAN

    Armez-vous, mon cher, armez-vous.

    86/505

  • LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien, aprsavoir pniblement rflchi.

    Huit, huit pattes.

    LE LOGICIEN

    La logique mne au calcul mental.

    LE VIEUX MONSIEUR

    Elle a beaucoup de facettes !

    BRENGER, Jean.

    O trouver les armes ?

    LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur.

    La logique na pas de limites !

    87/505

  • JEAN

    En vous-mme. Par votre volont.

    BRENGER, Jean.

    Quelles armes ?

    LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur.

    Vous allez voir

    JEAN, Brenger.

    Les armes de la patience, de la culture, lesarmes de lintelligence. (Brenger bille.)Devenez un esprit vif et brillant. Mettez-vous la page.

    BRENGER, Jean.

    88/505

  • Comment se mettre la page ?

    LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur.

    Jenlve deux pattes ces chats. Combienleur en restera-t-il chacun ?

    LE VIEUX MONSIEUR

    Cest compliqu.

    BRENGER, Jean.

    Cest compliqu.

    LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur.

    Cest simple au contraire.

    LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien.

    89/505

  • Cest facile pour vous, peut-tre, pas pourmoi.

    BRENGER, Jean.

    Cest facile pour vous, peut-tre, pas pourmoi.

    LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur.

    Faites un effort de pense, voyons.Appliquez-vous.

    JEAN, Brenger.

    Faites un effort de pense, voyons.Appliquez-vous.

    LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien.

    Je ne vois pas.

    90/505

  • BRENGER, Jean.

    Je ne vois vraiment pas.

    LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur.

    On doit tout vous dire.

    JEAN, Brenger.

    On doit tout vous dire.

    LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur.

    Prenez une feuille de papier, calculez. Onenlve six pattes aux deux chats, combien depattes restera-t-il chaque chat ?

    LE VIEUX MONSIEUR

    91/505

  • Attendez

    Il calcule sur une feuille de papier quil tirede sa poche.

    JEAN

    Voil ce quil faut faire : vous vous habillezcorrectement, vous vous rasez tous les jours,vous mettez une chemise propre.

    BRENGER, Jean.

    Cest cher, le blanchissage

    JEAN, Brenger.

    conomisez sur lalcool. Ceci, pour lex-trieur : chapeau, cravate comme celle-ci,costume lgant, chaussures bien cires.

    92/505

  • En parlant des lments vesti-mentaires, Jean montre avec fatuit sonpropre chapeau, sa propre cravate, sespropres souliers.

    LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien.

    Il y a plusieurs solutions possibles.

    LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur.

    Dites.

    BRENGER, Jean.

    Ensuite, que faire ? Dites

    LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur.

    Je vous coute.

    93/505

  • BRENGER, Jean.

    Je vous coute.

    JEAN, Brenger.

    Vous tes timide, mais vous avez des dons.

    BRENGER, Jean.

    Moi, jai des dons ?

    JEAN

    Mettez-les en valeur. Il faut tre dans lecoup. Soyez au courant des vnements lit-traires et culturels de notre poque.

    LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien.

    94/505

  • Une premire possibilit : un chat peutavoir quatre pattes, lautre deux.

    BRENGER, Jean.

    Jai si peu de temps libre.

    LE LOGICIEN

    Vous avez des dons, il suffisait de lesmettre en valeur.

    JEAN

    Le peu de temps libre que vous avez,mettez-le donc profit. Ne vous laissez pasaller la drive.

    LE VIEUX MONSIEUR

    95/505

  • Je nai gure eu le temps. Jai tfonctionnaire.

    LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur.

    On trouve toujours le temps de sinstruire.

    JEAN, Brenger.

    On a toujours le temps.

    BRENGER, Jean.

    Cest trop tard.

    LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien.

    Cest un peu tard, pour moi.

    JEAN, Brenger.

    96/505

  • Il nest jamais trop tard.

    LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur.

    Il nest jamais trop tard.

    JEAN, Brenger.

    Vous avez huit heures de travail, commemoi, comme tout le monde, mais le di-manche, mais le soir, mais les trois semainesde vacances en t ? Cela suffit, avec de lamthode.

    LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur.

    Alors, les autres solutions ? Avec mthode,avec mthode

    Le Monsieur se met calculer de nouveau.

    97/505

  • JEAN, Brenger.

    Tenez, au lieu de boire et dtre malade, nevaut-il pas mieux tre frais et dispos, mmeau bureau ? Et vous pouvez passer vos mo-ments disponibles dune faon intelligente.

    BRENGER, Jean.

    Cest--dire ?

    JEAN, Brenger.

    Visitez les muses, lisez des revues lit-traires, allez entendre des confrences. Celavous sortira de vos angoisses, cela vousformera lesprit. En quatre semaines, voustes un homme cultiv.

    BRENGER, Jean.

    98/505

  • Vous avez raison !

    LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien.

    Il peut y avoir un chat cinq pattes

    JEAN, Brenger.

    Vous le dites vous-mme.

    LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien.

    Et un autre chat une patte. Mais alorsseront-ils toujours des chats ?

    LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur.

    Pourquoi pas ?

    JEAN, Brenger.

    99/505

  • Au lieu de dpenser tout votre argentdisponible en spiritueux, nest-il pas prfr-able dacheter des billets de thtre pour voirun spectacle intressant ? Connaissez-vous lethtre davant-garde, dont on parle tant ?Avez-vous vu les pices de Ionesco ?

    BRENGER, Jean.

    Non, hlas ! Jen ai entendu parlerseulement.

    LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien.

    En enlevant les deux pattes sur huit, desdeux chats

    JEAN, Brenger.

    Il en passe une, en ce moment. Profitez-en.

    100/505

  • LE VIEUX MONSIEUR

    Nous pouvons avoir un chat six pattes

    BRENGER

    Ce sera une excellente initiation la vieartistique de notre temps.

    LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien.

    Et un chat, sans pattes du tout.

    BRENGER

    Vous avez raison, vous avez raison. Je vaisme mettre la page, comme vous dites.

    LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur.

    Dans ce cas, il y aurait un chat privilgi.

    101/505

  • BRENGER, Jean.

    Je vous le promets.

    JEAN

    Promettez-le-vous vous-mme, surtout.

    LE VIEUX MONSIEUR

    Et un chat alin de toutes ses pattes,dclass ?

    BRENGER

    Je me le promets solennellement. Jetiendrai parole moi-mme.

    LE LOGICIEN

    102/505

  • Cela ne serait pas juste. Donc ce ne seraitpas logique.

    BRENGER, Jean.

    Au lieu de boire, je dcide de cultiver monesprit. Je me sens dj mieux. Jai dj la tteplus claire.

    JEAN

    Vous voyez bien !

    LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien.

    Pas logique ?

    BRENGER

    103/505

  • Ds cet aprs-midi, jirai au muse muni-cipal. Pour ce soir, jachte deux places authtre. Maccompagnez-vous ?

    LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur.

    Car la justice, cest la logique.

    JEAN, Brenger.

    Il faudra persvrer. Il faut que vos bonnesintentions durent.

    LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien.

    Je saisis. La justice

    BRENGER, Jean.

    104/505

  • Je vous le promets, je me le promets.Maccompagnez-vous au muse cet aprs-midi ?

    JEAN, Brenger.

    Cet aprs-midi, je fais la sieste, cest dansmon programme.

    LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien.

    La justice, cest encore une facette de lalogique.

    BRENGER, Jean.

    Mais vous voulez bien venir avec moi cesoir au thtre ?

    JEAN

    105/505

  • Non, pas ce soir.

    LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur.

    Votre esprit sclaire !

    JEAN, Brenger.

    Je souhaite que vous persvriez dans vosbonnes intentions. Mais, ce soir, je dois ren-contrer des amis la brasserie.

    BRENGER

    la brasserie ?

    LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien.

    Dailleurs, un chat sans pattes du tout

    JEAN, Brenger.

    106/505

  • Jai promis dy aller. Je tiens mespromesses.

    LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien.

    ne pourrait plus courir assez vite pourattraper les souris.

    BRENGER, Jean.

    Ah ! mon cher, cest votre tour de donnerle mauvais exemple ! Vous allez vous enivrer.

    LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur.

    Vous faites dj des progrs en logique !

    On commence de nouveau en-tendre, se rapprochant toujours trsvite, un galop rapide, un barrissement,

    107/505

  • les bruits prcipits des sabots dunrhinocros, son souffle bruyant, maiscette fois, en sens inverse, du fond de lascne vers le devant, toujours en cou-lisse, gauche.

    JEAN, furieux, Brenger.

    Mon cher ami, une fois nest pas coutume.Aucun rapport avec vous. Car vous vousce nest pas la mme chose

    BRENGER, Jean.

    Pourquoi ne serait-ce pas la mme chose ?

    JEAN, criant pour dominer le bruit venantde la boutique.

    Je ne suis pas un ivrogne, moi !

    108/505

  • LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur.

    Mme sans pattes, le chat doit attraper lessouris. Cest dans sa nature.

    BRENGER, criant trs fort.

    Je ne veux pas dire que vous tes un ivro-gne. Mais pourquoi le serais-je, moi, plus quevous, dans un cas semblable ?

    LE VIEUX MONSIEUR, criant au Logicien.

    Quest-ce qui est dans la nature du chat ?

    JEAN, Brenger ; mme jeu.

    Parce que tout est affaire de mesure. Con-trairement vous, je suis un homme mesur.

    109/505

  • LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur, mains encornet loreille.

    Quest-ce que vous dites ?

    Grands bruits couvrant les paroles desquatre personnages.

    BRENGER, mains en cornet loreille, Jean.

    Tandis que moi, quoi, quest-ce que vousdites ?

    JEAN, hurlant.

    Je dis que

    LE VIEUX MONSIEUR, hurlant.

    Je dis que

    110/505

  • JEAN, prenant conscience des bruits qui sonttrs proches.

    Mais que se passe-t-il ?

    LE LOGICIEN

    Mais quest-ce que cest ?

    JEAN se lve, fait tomber sa chaise en se le-vant, regarde vers la coulisse gauche do

    proviennent les bruits dun rhinocrospassant en sens inverse.

    Oh ! un rhinocros !

    LE LOGICIEN se lve, fait tomber sa chaise.

    Oh ! un rhinocros !

    111/505

  • LE VIEUX MONSIEUR, mme jeu.

    Oh ! un rhinocros !

    BRENGER, toujours assis, mais plus r-veill cette fois.

    Rhinocros ! En sens inverse.

    LA SERVEUSE, sortant avec un plateau etdes verres.

    Quest-ce que cest ? Oh ! un rhinocros !

    Elle laisse tomber le plateau ; les verres sebrisent.

    LE PATRON, sortant de la boutique.

    Quest-ce que cest ?

    112/505

  • LA SERVEUSE, au Patron.

    Un rhinocros !

    LE LOGIGIEN

    Un rhinocros, toute allure sur le trottoirden face !

    LPICIER, sortant de la boutique.

    Oh ! un rhinocros !

    JEAN

    Oh ! un rhinocros !

    LPICIRE, sortant la tte par la fentre,au-dessus

    de la boutique.

    113/505

  • Oh ! un rhinocros !

    LE PATRON, la Serveuse.

    Ce nest pas une raison pour casser lesverres.

    JEAN

    Il fonce droit devant lui, frle les talages.

    DAISY, venant de la gauche.

    Oh ! un rhinocros !

    BRENGER, apercevant Daisy.

    Oh ! Daisy !

    114/505

  • On entend des pas prcipits de gensqui fuient, des oh ! des ah ! comme tout lheure.

    LA SERVEUSE

    a alors !

    LE PATRON, la Serveuse.

    Vous me la payerez, la casse !

    Brenger essaie de se dissimuler,pour ne pas tre vu par Daisy. Le VieuxMonsieur, le Logicien, lpicire, lpici-er se dirigent vers le milieu du plateauet disent :

    ENSEMBLE

    a alors !

    115/505

  • JEAN et BRENGER

    a alors !

    On entend un miaulement dchirant,puis le cri, tout aussi dchirant, dunefemme.

    TOUS

    Oh !

    Presque au mme instant, et tandisque les bruits sloignent rapidement,apparat la Mnagre de tout lheure,sans son panier, mais tenant dans sesbras un chat tu et ensanglant.

    LA MNAGRE, se lamentant.

    116/505

  • Il a cras mon chat, il a cras mon chat !

    LA SERVEUSE

    Il a cras son chat !

    Lpicier, lpicire, la fentre, leVieux Monsieur, Daisy, le Logicien en-tourent la Mnagre, ils disent :

    ENSEMBLE

    Si cest pas malheureux, pauvre petitebte !

    LE VIEUX MONSIEUR

    Pauvre petite bte !

    DAISY et LA SERVEUSE

    117/505

  • Pauvre petite bte !

    LPICIER, LPICIRE, la fentre,LE VIEUX MONSIEUR, LE LOGIGIEN

    Pauvre petite bte !

    LE PATRON, la Serveuse, montrant lesverres briss,

    les chaises renverses.

    Que faites-vous donc ? Ramassez-moicela !

    leur tour, Jean et Brenger se pr-cipitent, entourent la Mnagre qui selamente toujours, le chat mort dans sesbras.

    LA SERVEUSE, se dirigeant vers la terrassedu caf pour ramasser les dbris de verres et

    118/505

  • les chaises renverses, tout en regardant enarrire, vers la Mnagre.

    Oh ! pauvre petite bte !

    LE PATRON, indiquant du doigt, laServeuse, les chaises et les verres briss.

    L, l !

    LE VIEUX MONSIEUR, lpicier.

    Quest-ce que vous en dites ?

    BRENGER, la Mnagre.

    Ne pleurez pas, Madame, vous nous fendezle cur !

    DAISY, Brenger.

    119/505

  • Monsieur Brenger Vous tiez l ? Vousavez vu ?

    BRENGER, Daisy.

    Bonjour, mademoiselle Daisy, je nai paseu le temps de me raser, excusez-moi de

    LE PATRON, contrlant le ramassage desdbris puis jetant un coup dil vers la

    Mnagre.

    Pauvre petite bte !

    LA SERVEUSE ramassant les dbris, le dostourn

    la Mnagre.

    Pauvre petite bte !

    120/505

  • videmment, toutes ces rpliquesdoivent tre dites trs rapidement, pr-esque simultanment.

    LPICIRE, la fentre.

    a, cest trop fort !

    JEAN

    a, cest trop fort !

    LA MNAGRE, se lamentant et berant lechat mort

    dans ses bras.

    Mon pauvre Mitsou, mon pauvre Mitsou !

    LE VIEUX MONSIEUR, la Mnagre.

    121/505

  • Jaurais aim vous revoir en dautrescirconstances !

    LE LOGIGIEN, la Mnagre.

    Que voulez-vous, Madame, tous les chatssont mortels ! Il faut se rsigner.

    LA MNAGRE, se lamentant.

    Mon chat, mon chat, mon chat !

    LE PATRON, la Serveuse, qui a le tablierplein de brisures de verre.

    Allez, portez cela la poubelle ! (Il a relevles chaises.) Vous me devez mille francs !

    LA SERVEUSE, rentrant dans la boutique,au Patron.

    122/505

  • Vous ne pensez qu vos sous.

    LPICIRE, la Mnagre, de la fentre.

    Calmez-vous, Madame.

    LE VIEUX MONSIEUR, la Mnagre.

    Calmez-vous, chre Madame.

    LPICIRE, de la fentre.

    a fait de la peine, quand mme !

    LA MNAGRE

    Mon chat ! mon chat ! mon chat !

    DAISY

    Ah ! oui, a fait de la peine quand mme.

    123/505

  • LE VIEUX MONSIEUR, soutenant la Mn-agre et se dirigeant avec elle une table de

    la terrasse ; il est suivi de tous les autres.

    Asseyez-vous l, Madame.

    JEAN, au Vieux Monsieur.

    Quest-ce que vous en dites ?

    LPICIER, au Logicien.

    Quest-ce que vous en dites ?

    LPICIRE, Daisy, de la fentre.

    Quest-ce que vous en dites ?

    LE PATRON, la Serveuse qui rapparat,tandis quon fait asseoir, une des tables de

    124/505

  • la terrasse, la Mnagre en larmes, beranttoujours le chat mort.

    Un verre deau pour Madame.

    LE VIEUX MONSIEUR, la Dame.

    Asseyez-vous, chre Madame !

    JEAN

    Pauvre femme !

    LPICIRE, de la fentre.

    Pauvre bte !

    BRENGER, la Serveuse.

    Apportez-lui un cognac plutt.

    125/505

  • LE PATRON, la Serveuse.

    Un cognac ! (Montrant Brenger.) CestMonsieur qui paye !

    La Serveuse entre dans la boutique endisant :

    LA SERVEUSE

    Entendu, un cognac !

    LA MNAGRE, sanglotant.

    Je nen veux pas, je nen veux pas !

    LPICIER

    Il est dj pass tout lheure devant laboutique.

    126/505

  • JEAN, lpicier.

    a ntait pas le mme !

    LPICIER, Jean

    Pourtant

    LPICIRE

    Oh ! si, ctait le mme.

    DAISY

    Cest la deuxime fois quil en passe ?

    LE PATRON

    Je crois que ctait le mme.

    JEAN

    127/505

  • Non, ce ntait pas le mme rhinocros.Celui de tout lheure avait deux cornes surle nez, ctait un rhinocros dAsie ; celui-cinen avait quune, ctait un rhinocrosdAfrique !

    La Serveuse sort avec un verre de cognac, leporte la Dame.

    LE VIEUX MONSIEUR

    Voil du cognac pour vous remonter.

    LA MNAGRE, en larmes.

    Noon

    BRENGER, soudain nerv, Jean.

    128/505

  • Vous dites des sottises ! Comment avez-vous pu distinguer les cornes ! Le fauve estpass une telle vitesse, peine avons-nouspu lapercevoir

    DAISY, la Mnagre.

    Mais si, a vous fera du bien !

    LE VIEUX MONSIEUR, Brenger.

    En effet, il allait vite.

    LE PATRON, la Mnagre.

    Gotez-y, il est bon.

    BRENGER, Jean.

    Vous navez pas eu le temps de compterses cornes

    129/505

  • LPICIRE, la Serveuse, de sa fentre.

    Faites-la boire.

    BRENGER, Jean.

    En plus, il tait envelopp dun nuage depoussire

    DAISY, la Mnagre.

    Buvez, Madame.

    LE VIEUX MONSIEUR, la mme.

    Un petit coup, ma chre petite Damecourage

    La Serveuse fait boire la Mnagre,en portant le verre ses lvres ; celle-ci

    130/505

  • fait mine de refuser, et boit quandmme.

    LA SERVEUSEVoil !

    LPICIRE, de sa fentre, et DAISY

    Voil !

    JEAN, Brenger.

    Moi, je ne suis pas dans le brouillard. Jecalcule vite, jai lesprit clair !

    LE VIEUX MONSIEUR, la Mnagre.

    a va mieux ?

    BRENGER, Jean.

    131/505

  • Il fonait tte baisse, voyons.

    LE PATRON, la Mnagre.

    Nest-ce pas quil est bon !

    JEAN, Brenger.

    Justement, on voyait mieux.

    LA MNAGRE, aprs avoir bu

    Mon chat !

    BRENGER, irrit, Jean.

    Sottises ! Sottises !

    LPICIRE, de sa fentre, la Mnagre.

    Jai un autre chat, pour vous.

    132/505

  • JEAN, Brenger.

    Moi ? Vous osez prtendre que je dis dessottises ?

    LA MNAGRE, lpicire.

    Je nen veux pas dautre !

    Elle sanglote, en berant son chat.

    BRENGER, Jean.

    Oui, parfaitement, des sottises.

    LE PATRON, la Mnagre.

    Faites-vous une raison !

    JEAN, Brenger.

    133/505

  • Je ne dis jamais de sottises, moi !

    LE VIEUX MONSIEUR, la Mnagre.

    Soyez philosophe !

    BRENGER, Jean.

    Et vous ntes quun prtentieux ! (levantla voix :) Un pdant

    LE PATRON, Jean et Brenger.

    Messieurs, Messieurs !

    BRENGER, Jean, continuant.

    Un pdant, qui nest pas sr de ses con-naissances, car, dabord, cest le rhinocros

    134/505

  • dAsie qui a une corne sur le nez, lerhinocros dAfrique, lui, en a deux

    Les autres personnages dlaissent laMnagre et vont entourer Jean etBrenger qui discutent trs fort.

    JEAN, Brenger.

    Vous vous trompez, cest le contraire !

    LA MNAGRE, seule.

    Il tait si mignon !

    BRENGER

    Voulez-vous parier ?

    LA SERVEUSE

    135/505

  • Ils veulent parier !

    DAISY, Brenger.

    Ne vous nervez pas, monsieur Brenger.

    JEAN, Brenger.

    Je ne parie pas avec vous. Les deux cornes,cest vous qui les avez ! Espce dAsiatique !

    LA SERVEUSE

    Oh !

    LPICIRE, de la fentre, lpicier.

    Ils vont se battre.

    LPICIER, lpicire.

    136/505

  • Penses-tu, cest un pari !

    LE PATRON, Jean et Brenger.

    Pas de scandale ici.

    LE VIEUX MONSIEUR

    Voyons Quelle espce de rhinocros naquune corne sur le nez ? ( lpicier.) Vousqui tes commerant, vous devez savoir !

    LPICIRE, de la fentre, lpicier.

    Tu devrais savoir !

    BRENGER, Jean.

    Je nai pas de corne. Je nen porteraijamais !

    137/505

  • LPICIER, au Vieux Monsieur.

    Les commerants ne peuvent pas toutsavoir !

    JEAN, Brenger.

    Si !

    BRENGER, Jean.

    Je ne suis pas asiatique non plus. Dautrepart, les Asiatiques sont des hommes commetout le monde

    LA SERVEUSE

    Oui, les Asiatiques sont des hommescomme vous et moi

    LE VIEUX MONSIEUR, au Patron.

    138/505

  • Cest juste !

    LE PATRON, la Serveuse.

    On ne vous demande pas votre avis !

    DAISY, au Patron.

    Elle a raison. Ce sont des hommes commenous.

    La Mnagre continue de selamenter, pendant toute cettediscussion.

    LA MNAGRE

    Il tait si doux, il tait comme nous.

    JEAN, hors de lui.

    139/505

  • Ils sont jaunes !

    Le Logicien, lcart, entre la Mn-agre et le groupe qui sest form autourde Jean et de Brenger, suit la contro-verse attentivement, sans y participer.

    JEAN

    Adieu, Messieurs ! ( Brenger.) Vous, jene vous salue pas !

    LA MNAGRE, mme jeu.

    Il nous aimait tellement !

    Elle sanglote.

    DAISY

    140/505

  • Voyons, monsieur Brenger, voyons, mon-sieur Jean

    LE VIEUX MONSIEUR

    Jai eu des amis asiatiques. Peut-trentaient-ils pas de vrais Asiatiques

    LE PATRON

    Jen ai connu des vrais.

    LA SERVEUSE, lpicire.

    Jai eu un ami asiatique.

    LA MNAGRE, mme jeu.

    Je lai eu tout petit !

    JEAN, toujours hors de lui.

    141/505

  • Ils sont jaunes ! jaunes ! trs jaunes !

    BRENGER, Jean.

    En tout cas, vous, vous tes carlate !

    LPICIRE, de la fentre, et LA SERVEUSE

    Oh !

    LE PATRON

    a tourne mal !

    LA MNAGRE, mme jeu.

    Il tait si propre ! Il faisait dans sa sciure !

    JEAN, Brenger.

    142/505

  • Puisque cest comme a, vous ne me verrezplus ! Je perds mon temps avec un imbcilede votre espce.

    LA MNAGRE, mme jeu.

    Il se faisait comprendre !

    Jean sort vers la droite, trs vite,furieux. Il se retourne toutefois avant desortir pour de bon.

    LE VIEUX MONSIEUR, lpicier.

    Il y a aussi des Asiatiques blancs, noirs,bleus, dautres comme nous.

    JEAN, Brenger

    Ivrogne !

    143/505

  • Tous le regardent consterns.

    BRENGER, en direction de Jean.

    Je ne vous permets pas !

    TOUS, en direction de Jean.

    Oh !

    LA MNAGRE, mme jeu.

    Il ne lui manquait que la parole. Mmepas !

    DAISY, Brenger.

    Vous nauriez pas d le mettre en colre.

    BRENGER, Daisy.

    144/505

  • Ce nest pas ma faute

    LE PATRON, la Serveuse.

    Allez chercher un petit cercueil, pour cettepauvre bte

    LE VIEUX MONSIEUR, Brenger.

    Je pense que vous avez raison. Lerhinocros dAsie a deux cornes, le rhinocrosdAfrique en a une

    LPICIER

    Monsieur soutenait le contraire.

    DAISY, Brenger.

    Vous avez tort tous les deux !

    145/505

  • LE VIEUX MONSIEUR, Brenger.

    Vous avez tout de mme eu raison.

    LA SERVEUSE, la Mnagre.

    Venez, Madame, on va le mettre en bote.

    LA MNAGRE, sanglotant perdument.

    Jamais ! jamais !

    LPICIER

    Je mexcuse ; moi, je pense que cest mon-sieur Jean qui avait raison.

    DAISY, se tournant vers la Mnagre.

    Soyez raisonnable, Madame !

    146/505

  • Daisy et la Serveuse entranent laMnagre, avec son chat mort, vers len-tre du caf.

    LE VIEUX MONSIEUR, Daisy et laServeuse.

    Voulez-vous que je vous accompagne ?

    LPICIERLe rhinocros dAsie a une corne, le

    rhinocros dAfrique, deux. Et vice versa.

    DAISY, au Vieux Monsieur.

    Ce nest pas la peine.

    Daisy et la Serveuse entrent dans lecaf, entranant la Mnagre toujoursinconsole.

    147/505

  • LPICIRE, lpicier, de sa fentre.

    Oh ! toi, toujours des ides pas commetout le monde !

    BRENGER, part, tandis que les autrescontinuent de discuter au sujet des cornes du

    rhinocros.

    Daisy a raison, je naurais pas d lecontredire.

    LE PATRON, lpicire.

    Votre mari a raison, le rhinocros dAsie adeux cornes, celui dAfrique doit en avoirdeux, et vice versa.

    BRENGER, part.

    148/505

  • Il ne supporte pas la contradiction. Lamoindre objection le fait cumer.

    LE VIEUX MONSIEUR, au Patron.

    Vous faites erreur, mon ami.

    LE PATRON, au Vieux Monsieur.

    Je vous demande bien pardon !

    BRENGER, part.

    La colre est son seul dfaut.

    LPICIRE, de sa fentre, au Vieux Mon-sieur, au Patron et lpicier.

    Peut-tre sont-ils tous les deux pareils.

    BRENGER, part.

    149/505

  • Dans le fond, il a un cur dor, il marendu dinnombrables services.

    LE PATRON, lpicire.

    Lautre ne peut quen avoir une, si lun en adeux.

    LE VIEUX MONSIEUR

    Peut-tre cest lun qui en a une, cestlautre qui en a deux.

    BRENGER, part.

    Je regrette de ne pas avoir t plus concili-ant. Mais pourquoi sentte-t-il ? Je nevoulais pas le pousser bout. (Aux autres.) Ilsoutient toujours des normits ! Il veut

    150/505

  • toujours pater tout le monde par son savoir.Il nadmet jamais quil pourrait se tromper.

    LE VIEUX MONSIEUR, Brenger.

    Avez-vous des preuves ?

    BRENGER

    quel sujet ?

    LE VIEUX MONSIEUR

    Votre affirmation de tout lheure qui aprovoqu votre fcheuse controverse avecvotre ami.

    LPICIER, Brenger.

    Oui, avez-vous des preuves ?

    151/505

  • LE VIEUX MONSIEUR, Brenger.

    Comment savez-vous que lun des deuxrhinocros a deux cornes et lautre une ? Etlequel ?

    LPICIRE

    Il ne le sait pas plus que nous.

    BRENGER

    Dabord, on ne sait pas sil y en a eu deux.Je crois mme quil ny a eu quun rhinocros.

    LE PATRON

    Admettons quil y en ait eu deux. Qui estunicorne, le rhinocros dAsie ?

    LE VIEUX MONSIEUR

    152/505

  • Non. Cest le rhinocros dAfrique qui estbicornu. Je le crois.

    LE PATRON

    Qui est bicornu ?

    LPICIER

    Ce nest pas celui dAfrique.

    LPICIRE

    Il nest pas facile de se mettre daccord.

    LE VIEUX MONSIEUR

    Il faut tout de mme lucider ce problme.

    LE LOGICIEN, sortant de sa rserve.

    153/505

  • Messieurs, excusez-moi dintervenir. Lnest pas la question. Permettez-moi de meprsenter

    LA MNAGRE, en larmes.

    Cest un Logicien !

    LE PATRON

    Oh ! il est Logicien !

    LE VIEUX MONSIEUR, prsentant le Logi-cien Brenger.

    Mon ami, le Logicien !

    BRENGER

    Enchant, Monsieur.

    154/505

  • LE LOGIGIEN, continuant.

    Logicien professionnel : voici ma cartedidentit.

    Il montre sa carte.

    BRENGER

    Trs honor, Monsieur.

    LPICIER

    Nous sommes trs honors.

    LE PATRON

    Voulez-vous nous dire alors, monsieur leLogicien, si le rhinocros africain estunicornu

    155/505

  • LE VIEUX MONSIEUR

    Ou bicornu

    LPICIRE

    Et si le rhinocros asiatique est bicornu.

    LPICIER

    Ou bien unicornu.

    LE LOGICIEN

    Justement, l nest pas la question. Cest ceque je me dois de prciser.

    LPICIER

    Cest pourtant ce quon aurait voulu savoir.

    156/505

  • LE LOGIGIEN

    Laissez-moi parler, Messieurs.

    LE VIEUX MONSIEUR

    Laissons-le parler.

    LPICIER, lpicire, de la fentre.

    Laissez-le donc parler.

    LE PATRON

    On vous coute, Monsieur.

    LE LOGICIEN, Brenger.

    Cest vous, surtout, que je madresse. Auxautres personnes prsentes aussi.

    157/505

  • LPICIER

    nous aussi

    LE LOGIGIEN

    Voyez-vous, le dbat portait tout dabordsur un problme dont vous vous tes malgrvous cart. Vous vous demandiez, au dpart,si le rhinocros qui vient de passer est biencelui de tout lheure, ou si cen est un autre.Cest cela quil faut rpondre.

    BRENGER

    De quelle faon ?

    LE LOGIGIEN

    158/505

  • Voici : vous pouvez avoir vu deux fois unmme rhinocros portant une seule corne

    LPICIER, rptant, comme pour mieuxcomprendre.

    Deux fois le mme rhinocros.

    LE PATRON, mme jeu.

    Portant une seule corne

    LE LOGIGIEN, continuant.

    Comme vous pouvez avoir vu deux foisun mme rhinocros deux cornes.

    LE VIEUX MONSIEUR, rptant.

    Un seul rhinocros deux cornes, deuxfois

    159/505

  • LE LOGICIEN

    Cest cela. Vous pouvez encore avoir vu unpremier rhinocros une corne, puis unautre, ayant galement une seule corne.

    LPICIRE, de la fentre.

    Ha, ha

    LE LOGIGIEN

    Et aussi un premier rhinocros deuxcornes, puis un second rhinocros deuxcornes.

    LE PATRON

    Cest exact.

    160/505

  • LE LOGICIEN

    Maintenant : si vous aviez vu

    LPICIER

    Si nous avions vu

    LE VIEUX MONSIEUR

    Oui, si nous avions vu

    LE LOGIGIEN

    Si vous aviez vu la premire fois unrhinocros deux cornes

    LE PATRON

    deux cornes

    161/505

  • LE LOGIGIEN

    La seconde fois un rhinocros unecorne

    LPICIER

    une corne.

    LE LOGIGIEN

    Cela ne serait pas concluant non plus.

    LE VIEUX MONSIEUR

    Tout cela ne serait pas concluant.

    LE PATRON

    Pourquoi ?

    162/505

  • LPICIRE

    Ah ! l, l Jy comprends rien.

    LPICIER

    Ouais ! ouais !

    Lpicire, haussant les paules, disparat desa fentre.

    LE LOGIGIEN

    En effet, il se peut que depuis tout lheure le rhinocros ait perdu une de sescornes, et que celui de tout de suite soit celuide tout lheure.

    BRENGER

    Je comprends, mais

    163/505

  • LE VIEUX MONSIEUR, interrompantBrenger.

    Ninterrompez pas.

    LE LOGICIEN

    Il se peut aussi que deux rhinocros deuxcornes aient perdu tous les deux une de leurscornes.

    LE VIEUX MONSIEUR

    Cest possible.

    LE PATRON

    Oui, cest possible.

    LPICIER

    164/505

  • Pourquoi pas !

    BRENGER

    Oui, toutefois

    LE VIEUX MONSIEUR, Brenger.

    Ninterrompez pas.

    LE LOGICIEN

    Si vous pouviez prouver avoir vu lapremire fois un rhinocros une corne, quilft asiatique ou africain

    LE VIEUX MONSIEUR

    Asiatique ou africain

    165/505

  • LE LOGICIEN

    La seconde fois, un rhinocros deuxcornes

    LE VIEUX MONSIEUR

    deux cornes !

    LE LOGICIEN

    quil ft, peu importe, africain ouasiatique

    LPICIER

    Africain ou asiatique

    LE LOGICIEN, continuant la dmonstration.

    166/505

  • ce moment-l, nous pourrions con-clure que nous avons affaire deuxrhinocros diffrents, car il est peu probablequune deuxime corne puisse pousser enquelques minutes, de faon visible, sur le nezdun rhinocros

    LE VIEUX MONSIEUR

    Cest peu probable.

    LE LOGIGIEN, enchant de sonraisonnement.

    Cela ferait dun rhinocros asiatique ouafricain

    LE VIEUX MONSIEUR

    Asiatique ou africain.

    167/505

  • LE LOGICIEN

    Un rhinocros africain ou asiatique.

    LE PATRON

    Africain ou asiatique.

    LPICIER

    Ouais, ouais.

    LE LOGICIEN

    Or, cela nest pas possible en bonne lo-gique, une mme crature ne pouvant trene en deux lieux la fois

    LE VIEUX MONSIEUR

    Ni mme successivement.

    168/505

  • LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur.

    Cest ce qui est dmontrer.

    BRENGER, au Logicien.

    Cela me semble clair, mais cela ne rsoutpas la question.

    LE LOGICIEN, Brenger, en souriant dunair comptent.

    videmment, cher Monsieur, seulement,de cette faon, le problme est pos de faoncorrecte.

    LE VIEUX MONSIEUR

    Cest tout fait logique.

    169/505

  • LE LOGIGIEN, soulevant son chapeau.

    Au revoir, Messieurs.

    Il se retourne et sortira par lagauche, suivi du Vieux Monsieur.

    LE VIEUX MONSIEUR

    Au revoir, Messieurs.

    Il soulve son chapeau et sort la suite duLogicien.

    LPICIER

    Cest peut-tre logique

    ce moment, du caf, la Mnagre,en grand deuil, sort, tenant une boite,elle est suivie par Daisy et la Serveuse,

    170/505

  • comme pour un enterrement. Le cortgese dirige vers la sortie droite.

    LPICIER, continuant.

    Cest peut-tre logique, cependantpouvons-nous admettre que nos chats soientcrass sous nos yeux par des rhinocros une corne, ou deux cornes, quils soient asi-atiques, ou quils soient africains ?

    Il montre, dun geste thtral, lecortge qui est en train de sortir.

    LE PATRON

    Il a raison, cest juste ! Nous ne pouvonspas permettre que nos chats soient crasspar des rhinocros, ou par nimporte quoi !

    LPICIER

    171/505

  • Nous ne pouvons pas le permettre !

    LPICIRE sortant sa tte, par la porte dela boutique, lpicier.

    Alors, rentre ! Les clients vont venir !

    LPICIER, se dirigeant vers la boutique.

    Non, nous ne pouvons pas le permettre !

    BRENGER

    Je naurais pas d me quereller avec Jean !(Au Patron.) Apportez-moi un verre decognac ! un grand !

    LE PATRON

    172/505

  • Je vous lapporte !

    Il va chercher le verre de cognac dans lecaf.

    BRENGER, seul.

    Je naurais pas d, je naurais pas d memettre en colre ! (Le Patron sort, un grandverre de cognac la main.) Jai le cur tropgros pour aller au muse. Je cultiverai monesprit une autre fois.

    Il prend le verre de cognac, le boit.

    RIDEAU

    173/505

  • ACTE II

  • PREMIER TABLEAU

    Dcor.

    Le bureau dune administration, ou duneentreprise prive, une grande maison depublications juridiques par exemple. Aufond, au milieu, une grande porte deuxbattants, au-dessus de laquelle un criteauindique : Chef de Service. gauche aufond, prs de la porte du Chef, la petite tablede Daisy, avec une machine crire. Contrele mur de gauche, entre une porte donnantsur lescalier et la petite table de Daisy, uneautre table sur laquelle on met des feuilles deprsence, que les employs doivent signer enarrivant. Puis, gauche, toujours au premi-er plan, la porte donnant sur lescalier. Onvoit les dernires marches de cet escalier, le

  • haut de la rampe, un petit palier. Au premierplan, une table avec deux chaises. Sur latable : des preuves dimprimerie, un encri-er, des porte-plume ; cest la table o travail-lent Botard et Brenger ; ce dernier sassoirasur la chaise de gauche, le premier sur cellede droite. Prs du mur de droite, une autretable, plus grande, rectangulaire, galementrecouverte de papiers, dpreuves dim-primerie, etc. Deux chaises encore prs decette table (plus belles, plus importantes )se font vis--vis. Cest la table de Dudard etde M. Buf. Dudard sassoira sur la chaisequi est contre le mur, ayant les autres em-ploys en face de lui. Il fait fonction de sous-chef. Entre la porte du fond et le mur dedroite, une fentre. Dans le cas ou le thtreaurait une fosse dorchestre, il serait prfr-able de ne mettre que le simple encadrementdune fentre, au tout premier plan, face aupublic. Dans le coin de droite, au fond, unportemanteau, sur lequel sont accrochs desblouses grises ou de vieux vestons.

    176/505

  • ventuellement, le portemanteau pourraittre plac lui aussi sur le devant de la scne,tout prs du mur de droite.

    Contre les murs, des ranges de livres etde dossiers poussireux. Sur le fond, gauche, au-dessus des rayons, il y a descriteaux : Jurisprudence, Codes ; sur le murde droite, qui peut tre lgrement oblique,les criteaux indiquent : Le Journal offi-ciel , Lois fiscales . Au-dessus de la portedu Chef de Service, une horloge indique :9 heures 3 minutes.

    Au lever du rideau, Dudard, debout, prsde la chaise de son bureau, profil droit lasalle ; de lautre ct du bureau, profilgauche la salle, Botard ; entre eux, prs dubureau galement, face au public, le Chef deService ; Daisy, un peu en retrait prs duChef de Service, sa gauche. Elle a, dans lamain, des feuilles de papier dactylograph-ies. Sur la table, entoure par les troispersonnages, par-dessus les preuves

    177/505

  • dimprimerie, un grand journal ouvert esttal.

    Au lever du rideau, pendant quelquessecondes, les personnages restent immobiles,dans la position o sera dite la premirerplique. Cela doit faire tableau vivant. Audbut du premier acte, il en aura t demme.

    Le Chef de Service, une cinquantaine dan-nes, vtu correctement : complet bleu mar-ine, rosette de la Lgion dhonneur, faux colamidonn, cravate noire, grosse moustachebrune. Il sappelle : M. Papillon.

    Dudard : trente-cinq ans. Complet gris ; ila des manches de lustrine noire pourprserver son veston. Il peut porter des lun-ettes. Il est assez grand, employ (cadre)davenir. Si le chef devenait sous-directeur,cest lui qui prendrait sa place ; Botard nelaime pas.

    Botard : instituteur retrait ; lair fier,petite moustache blanche ; il a une

    178/505

  • soixantaine dannes quil porte vertement.(Il sait tout, comprend tout.) Il a un bretbasque sur la tte ; il est revtu dune longueblouse grise pour le travail, il a des lunettessur un nez assez fort ; un crayon loreille ;des manches, galement de lustrine.

    Daisy : jeune, blonde.Plus tard, Mme Buf : grosse femme de

    quarante cinquante ans, plore,essouffle.

    Les personnages sont donc debout aulever du rideau, immobiles autour de la tablede droite ; le Chef a la main et lindex tendusvers le journal. Dudard, la main tendue endirection de Botard, a lair de lui dire : Vous voyez bien pourtant ! Botard, lesmains dans les poches de sa blouse, un souri-re incrdule sur les lvres, lair de dire : Onne me la fait pas. Daisy, ses feuilles dacty-lographies la main, a lair dappuyer duregard Dudard. Au bout de quelques brvessecondes, Botard attaque.

    179/505

  • BOTARD

    Des histoires, des histoires dormirdebout.

    DAISY

    Je lai vu, jai vu le rhinocros !

    DUDARD

    Cest crit sur le journal, cest clair, vous nepouvez le nier.

    BOTARD, de lair du plus profond mpris.

    Pfff !

    DUDARD

    180/505

  • Cest crit, puisque cest crit ; tenez, larubrique des chats crass ! Lisez donc lanouvelle, monsieur le Chef !

    MONSIEUR PAPILLON

    Hier, dimanche, dans notre ville, sur laplace de lglise, lheure de lapritif, unchat a t foul aux pieds par unpachyderme.

    DAISY

    Ce ntait pas exactement sur la place delglise !

    MONSIEUR PAPILLON

    Cest tout. On ne donne pas dautresdtails.

    181/505

  • BOTARD

    Pfff !

    DUDARD

    Cela suffit, cest clair.

    BOTARD

    Je ne crois pas les journalistes. Les journ-alistes sont tous des menteurs, je sais quoimen tenir, je ne crois que ce que je vois, demes propres yeux. En tant quancien insti-tuteur, jaime la chose prcise, scientifique-ment prouve, je suis un esprit mthodique,exact.

    DUDARD

    182/505

  • Que vient faire ici lesprit mthodique ?

    DAISY, Botard.

    Je trouve, monsieur Botard, que la nou-velle est trs prcise.

    BOTARD

    Vous appelez cela de la prcision ? Voyons.De quel pachyderme sagit-il ? Quest-ce quele rdacteur de la rubrique des chats crassentend-il par un pachyderme ? Il ne nous ledit pas. Et quentend-il par chat ?

    DUDARD

    Tout le monde sait ce quest un chat.

    BOTARD

    183/505

  • Est-ce dun chat, ou est-ce dune chattequil sagit ? Et de quelle couleur ? De quellerace ? Je ne suis pas raciste, je suis mmeantiraciste.

    MONSIEUR PAPILLON

    Voyons, monsieur Botard, il ne sagit pasde cela, que vient faire ici le racisme ?

    BOTARD

    Monsieur le Chef, je vous demande bienpardon. Vous ne pouvez nier que le racismeest une des grandes erreurs du sicle.

    DUDARD

    Bien sr, nous sommes tous daccord, maisil ne sagit pas l de

    184/505

  • BOTARD

    Monsieur Dudard, on ne traite pas cela lalgre. Les vnements historiques nous ontbien prouv que le racisme

    DUDARD

    Je vous dis quil ne sagit pas de cela.

    BOTARD

    On ne le dirait pas.

    MONSIEUR PAPILLON

    Le racisme nest pas en question.

    BOTARD

    185/505

  • On ne doit perdre aucune occasion de lednoncer.

    DAISY

    Puisquon vous dit que personne nest ra-ciste. Vous dplacez la question, il sagit toutsimplement dun chat cras par un pachy-derme : un rhinocros en loccurrence.

    BOTARD

    Je ne suis pas du Midi, moi. Les Mri-dionaux ont trop dimagination. Ctait peut-tre tout simplement une puce crase parune souris. On en fait une montagne.

    MONSIEUR PAPILLON, Dudard.

    Essayons donc de mettre les choses aupoint. Vous auriez donc vu, de vos yeux vu, le

    186/505

  • rhinocros se promener en flnant dans lesrues de la ville ?

    DAISY

    Il ne flnait pas, il courait.

    DUDARD

    Personnellement, moi, je ne lai pas vu.Cependant, des gens dignes de foi

    BOTARD, linterrompant.

    Vous voyez bien que ce sont des racontars,vous vous fiez des journalistes qui ne saventquoi inventer pour faire vendre leurs mpris-ables journaux, pour servir leurs patrons,dont ils sont les domestiques ! Vous croyezcela, monsieur Dudard, vous, un juriste, un

    187/505

  • licenci en droit. Permettez-moi de rire ! Ah !ah ! ah !

    DAISY

    Mais moi, je lai vu, jai vu le rhinocros.Jen mets ma main au feu.

    BOTARD

    Allons donc ! Je vous croyais une fillesrieuse.

    DAISY

    Monsieur Botard, je nai pas la berlue ! Etje ntais pas seule, il y avait des gens autourde moi qui regardaient.

    BOTARD

    188/505

  • Pfff ! Ils regardaient sans doute autrechose ! Des flneurs, des gens qui nont rien faire, qui ne travaillent pas, des oisifs.

    DUDARD

    Ctait hier, ctait dimanche.

    BOTARD

    Moi, je travaille aussi le dimanche. Jencoute pas les curs qui vous font venir lglise pour vous empcher de faire votreboulot, et de gagner votre pain la sueur devotre front.

    MONSIEUR PAPILLON, indign.

    Oh !

    BOTARD

    189/505

  • Excusez-moi, je ne voudrais pas vous vex-er. Ce nest pas parce que je mprise les reli-gions quon peut dire que je ne les estime pas.( Daisy.) Dabord, savez-vous ce que cestquun rhinocros ?

    DAISY

    Cest un cest un trs gros animal, vilain !

    BOTARD

    Et vous vous vantez davoir une penseprcise ! Le rhinocros, Mademoiselle

    MONSIEUR PAPILLON

    Vous nallez pas nous faire un cours sur lerhinocros, ici. Nous ne sommes pas lcole.

    190/505

  • BOTARDCest bien dommage.

    Depuis les dernires rpliques, on apu voir Brenger monter avec prcau-tion les dernires marches de lescalier ;entrouvrir prudemment la porte dubureau qui, en scartant, laisse voir lapancarte sur laquelle on peut lire : ditions de Droit.

    MONSIEUR PAPILLON, Daisy.

    Bon ! Il est plus de neuf heures,Mademoiselle, enlevez-moi la feuille deprsence. Tant pis pour les retardataires !

    Daisy se dirige vers la petite table, gauche, o se trouve la feuille deprsence, au moment o entreBrenger.

    191/505

  • BRENGER, entrant, tandis que les autrescontinuent de discuter ; Daisy.

    Bonjour, mademoiselle Daisy. Je ne suispas en retard ?

    BOTARD, Dudard et M. Papillon.

    Je lutte contre lignorance, o je la trouve !

    DAISY, Brenger.

    Monsieur Brenger, dpchez-vous.

    BOTARD

    Dans les palais, dans les chaumires.

    DAISY, Brenger.

    Signez vite la feuille de prsence !

    192/505

  • BRENGER

    Oh ! merci ! Le Chef est dj arriv ?

    DAISY, Brenger ; un doigt sur les lvres.

    Chut ! oui, il est l.

    BRENGER

    Dj ? Si tt ?

    Il se prcipite pour aller signer la feuille deprsence.

    BOTARD, continuant.

    Nimporte o ! Mme dans les maisonsddition.

    193/505

  • MONSIEUR PAPILLON, Botard.

    Monsieur Botard, je crois que

    BRENGER, signant la feuille ; Daisy.

    Pourtant, il nest pas neuf heures dix

    MONSIEUR PAPILLON, Botard.

    Je crois que vous dpassez les limites de lapolitesse.

    DUDARD, M. Papillon.

    Je le pense aussi, Monsieur.

    MONSIEUR PAPILLON, Botard.

    Vous nallez pas dire que mon collaborat-eur et votre collgue, monsieur Dudard, qui

    194/505

  • est licenci en droit, excellent employ, est unignorant.

    BOTARD

    Je nirai pas jusqu affirmer une pareillechose, toutefois les Facults, lUniversit, celane vaut pas lcole communale.

    MONSIEUR PAPILLON, Daisy.

    Alors, cette feuille de prsence !

    DAISY, M. Papillon.

    La voici, Monsieur.

    Elle la lui tend.

    MONSIEUR PAPILLON, Brenger.

    195/505

  • Tiens, voil monsieur Brenger !

    BOTARD, Dudard.

    Ce qui manque aux universitaires, ce sontles ides claires, lesprit dobservation, le senspratique.

    DUDARD, Botard.

    Allons donc !

    BRENGER, M. Papillon.

    Bonjour, monsieur Papillon. (Brengerjustement se dirigeait derrire le dos du chef,contournant le groupe des trois person-nages, vers le portemanteau ; il y prendra sablouse de travail, ou son veston us, en y ac-crochant la place son veston de ville ;maintenant, prs du portemanteau, tant

    196/505

  • son veston, mettant lautre veston, puis al-lant sa table de travail, dans le tiroir delaquelle il trouvera ses manches de lustrinenoire, etc., il salue.) Bonjour, monsieurPapillon ! excusez-moi, jai failli tre en re-tard. Bonjour, Dudard ! Bonjour, monsieurBotard.

    MONSIEUR PAPILLON

    Dites donc, Brenger, vous aussi vous avezvu des rhinocros ?

    BOTARD, Dudard.

    Les universitaires sont des esprits abstraitsqui ne connaissent rien la vie.

    DUDARD, Botard.

    Sottises !

    197/505

  • BRENGER, continuant de ranger ses af-faires pour

    le travail, avec un empressement excessif,comme

    pour faire excuser son retard ; M. Papillon,dun ton naturel.

    Mais oui, bien sr, je lai vu !

    BOTARD, se retournant.

    Pfff !

    DAISY

    Ah ! vous voyez, je ne suis pas folle.

    BOTARD, ironique.

    198/505

  • Oh ! M. Brenger dit cela par galanterie,car cest un galant, bien quil nen ait pas lair.

    DUDARD

    Cest de la galanterie de dire quon a vu unrhinocros ?

    BOTARD

    Certainement. Quand cest pour appuyerles affirmations de Mlle Daisy. Tout le mondeest galant avec Mlle Daisy, cestcomprhensible.

    MONSIEUR PAPILLON

    Ne soyez pas de mauvaise foi, monsieurBotard, M. Brenger na pas pris part lacontroverse. Il vient peine darriver.

    199/505

  • BRENGER, Daisy.

    Nest-ce pas que vous lavez vu ? Nousavons vu.

    BOTARD

    Pfff ! Il est possible que M. Brenger aitcru apercevoir un rhinocros. (Il fait derrirele dos de Brenger le signe que Brengerboit !) Il a tellement dimagination ! Avec lui,tout est possible.

    BRENGER

    Je ntais pas seul, quand jai vu lerhinocros ! ou peut-tre les deux rhinocros.

    BOTARD

    Il ne sait mme pas combien il en a vu !

    200/505

  • BRENGER

    Jtais ct de mon ami Jean Il y avaitdautres gens.

    BOTARD, Brenger.

    Vous bafouillez, ma parole.

    DAISY

    Ctait un rhinocros unicorne.

    BOTARD

    Pfff ! Ils sont de mche tous les deux pourse payer notre tte !

    DUDARD, Daisy.

    201/505

  • Je crois plutt quil avait deux cornes,daprs ce que jai entendu dire !

    BOTARD

    Alors l, il faudrait sentendre.

    MONSIEUR PAPILLON, regardant lheure.

    Finissons-en, Messieurs, lheure avance.

    BOTARD

    Vous avez vu, vous, monsieur Brenger, unrhinocros, ou deux rhinocros ?

    BRENGER

    Euh ! cest--dire

    BOTARD

    202/505

  • Vous ne savez pas. Mlle Daisy a vu unrhinocros unicorne. Votre rhinocros vous,monsieur Brenger, si rhinocros il y a, tait-il unicorne, ou bicornu ?

    BRENGER

    Voyez-vous, tout le problme est ljustement.

    BOTARD

    Cest bien vaseux tout cela.

    DAISY

    Oh !

    BOTARD

    203/505

  • Je ne voudrais pas vous vexer. Mais je nycrois pas votre histoire ! Des rhinocros,dans le pays, cela ne sest jamais vu !

    DUDARD

    Il suffit dune fois !

    BOTARD

    Cela ne sest jamais vu ! Sauf sur les im-ages, dans les manuels scolaires. Vosrhinocros nont fleuri que dans les cervellesdes bonnes femmes.

    BRENGER

    Lexpression fleurir , applique desrhinocros, me semble assez impropre.

    DUDARD

    204/505

  • Cest juste.

    BOTARD, continuant.

    Votre rhinocros est un mythe !

    DAISY

    Un mythe ?

    MONSIEUR PAPILLON

    Messieurs, je crois quil est lheure de semettre au travail.

    BOTARD, Daisy.

    Un mythe, tout comme les soucoupesvolantes !

    205/505

  • DUDARD

    Il y a tout de mme eu un chat cras, cestindniable !

    BRENGER

    Jen tmoigne.

    DUDARD, montrant Brenger.

    Et des tmoins !

    BOTARD

    Un tmoin pareil !

    MONSIEUR PAPILLON

    Messieurs, messieurs !

    206/505

  • BOTARD, Dudard.

    Psychose collective, monsieur Dudard,psychose collective ! Cest comme la religionqui est lopium des peuples !

    DAISY

    Eh bien, jy crois, moi, aux soucoupesvolantes !

    BOTARD

    Pfff !

    MONSIEUR PAPILLON, avec fermet.

    a va comme a, on exagre. Assez de bav-ardages ! Rhinocros ou non, soucoupesvolantes ou non, il faut que le travail soit fait !La maison ne vous paye pas pour perdre

    207/505

  • votre temps vous entretenir danimaux relsou fabuleux !

    BOTARD

    Fabuleux !

    DUDARD

    Rels !

    DAISY

    Trs rels.

    MONSIEUR PAPILLON

    Messieurs, jattire encore une fois votre at-tention : vous tes dans vos heures de travail.Permettez-moi de couper court cettepolmique strile

    208/505

  • BOTARD, bless, ironique.

    Daccord, monsieur Papillon. Vous tes lechef. Puisque vous lordonnez, nous devonsobir.

    MONSIEUR PAPILLON

    Messieurs, dpchez-vous. Je ne veux pastre dans la triste obligation de vous retenirune amende sur vos traitements ! MonsieurDudard, o en est votre commentaire de la loisur la rpression antialcoolique ?

    DUDARD

    Je mets cela au point, monsieur le Chef.

    MONSIEUR PAPILLON

    209/505

  • Tchez de terminer. Cest press. Vous,monsieur Brenger et monsieur Botard, avez-vous fini de corriger les preuves de la rgle-mentation des vins dits dappellationcontrle ?

    BRENGER

    Pas encore, monsieur Papillon. Mais cestbien entam.

    MONSIEUR PAPILLON

    Finissez de les corriger ensemble. Lim-primerie attend. Vous, Mademoiselle, vousviendrez me faire signer le courrier dans monbureau. Dpchez-vous de le taper.

    DAISY

    Cest entendu, monsieur Papillon.

    210/505

  • Daisy va son petit bureau et tape la machine. Dudard sassoit son bur-eau et commence travailler. Brengeret Botard leurs petites tables, tousdeux de profil la salle ; Botard, de dos la porte de lescalier. Botard a lair demauvaise humeur ; Brenger est passifet vaseux ; Brenger installe lespreuves sur la table, passe lemanuscrit Botard ; Botard sassoit enbougonnant, tandis que M. Papillon sorten claquant la porte.

    MONSIEUR PAPILLON

    tout lheure, Messieurs !

    Il sort.

    211/505

  • BRENGER, lisant et corrigeant, tandis queBotard suit sur le manuscrit, avec un

    crayon.

    Rglementation des crus dorigine dits dappellation (Il corrige.) Avec deux L,appellation. (Il corrige.) Contrle une L,contrle Les vins dappellation contrlede la rgion bordelaise, rgion infrieure descoteaux suprieurs

    BOTARD, Dudard.

    Je nai pas a ! Une ligne de saute.

    BRENGER

    Je reprends : les vins dappellationcontrle

    DUDARD, Brenger et Botard.

    212/505

  • Lisez moins fort, je vous prie. On nentendque vous, vous mempchez de fixer mon at-tention sur mon travail.

    BOTARD, Dudard par-dessus la tte deBrenger, reprenant la discussion de tout

    lheure ; tandis que Brenger, pendantquelques instants, corrige tout seul ; il faitbouger ses lvres sans bruit, tout en lisant.

    Cest une mystification !

    DUDARD

    Quest-ce qui est une mystification ?

    BOTARD

    Votre histoire de rhinocros, pardi ! Cestvotre propagande qui fait courir ces bruits !

    213/505

  • DUDARD, sinterrompant dans son travail.

    Quelle propagande ?

    BRENGER, intervenant.

    Ce nest pas de la propagande

    DAISY, sinterrompant de taper.

    Puisque je vous rpte que jai vu jaivu on a vu.

    DUDARD, Botard.

    Vous me faites rire ! De la propagande !Dans quel but ?

    BOTARD, Dudard.

    214/505

  • Allons donc ! Vous le savez mieux quemoi. Ne faites pas linnocent.

    DUDARD, se fchant.

    En tout cas, monsieur Botard, moi je nesuis pas pay par les Pontngrins.

    BOTARD, rouge de colre, tapant du poingsur la table.

    Cest une insulte. Je ne permettrai pas

    M. Botard se lve.

    BRENGER, suppliant.

    Monsieur Botard, voyons

    DAISY

    215/505

  • Monsieur Dudard, voyons

    BOTARD

    Je dis que cest une insulte

    La porte du cabinet du Chef souvresoudain : Botard et Dudard se rassoienttrs vite ; le Chef de Service a en main lafeuille de prsence ; son apparition, lesilence stait fait subitement.

    MONSIEUR PAPILLON

    M. Buf nest pas venu aujourdhui ?

    BRENGER, regardant autour de lui.

    En effet, il est absent.

    MONSIEUR PAPILLON

    216/505

  • Justement, javais besoin de lui ! (Daisy.) A-t-il annonc quil tait malade, ouquil tait empch ?

    DAISY

    Il ne ma rien dit.

    MONSIEUR PAPILLON, ouvrant tout faitsa porte,

    et entrant.

    Si a continue, je vais le mettre la porte.Ce nest pas la premire fois quil me fait lecoup. Jusqu prsent, jai ferm les yeux,mais a nira plus Quelquun dentre vous a-t-il la cl de son secrtaire ?

    Juste ce moment, Mme Buf faitson entre. On avait pu la voir, pendantcette dernire rplique, monter le plus

    217/505

  • vite quelle pouvait les derniresmarches de lescalier, elle a ouvertbrusquement la porte. Elle est tout es-souffle, effraye.

    BRENGER

    Tiens, voici Mme Buf.

    DAISY

    Bonjour,