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1 De la Justice Bertrand de Jouvenel* De tous temps, la Justice a été représentée comme la clé de voûte de l'édifice social. Agissant avec justice l'un envers l'autre, les citoyens entretiennent l'état de confiance et d'amitié qui est le principe d'une coopération aisée et fructueuse ; agissant avec justice envers tous et chacun, l'autorité publique obtient la confiance et le respect qui la rendent efficace. L'autorité trouve dans sa justice tout ensemble la fin et le moyen de son activité. Le sceptre et la main de Justice sont les attributs traditionnels du monarque, étroitement associés : il lui faut être fort pour être juste,— pour résister aux pressions qui lui feraient rendre des décisions injustes — et sa justice augmente son crédit, d'où il tire sa force. La préoccupation de justice est donc la préoccupation politique par excellence, et l'on peut se féliciter que "la Justice Sociale" soit l'obsession de notre temps. Elle ne semble pas pourtant être un principe de concorde mais plutôt de division. Sa "réalisation" ou sa "conquête" sont prêchées par les intellectuels et les groupes politiques se disputent l'honneur de mener cette croisade : car l'entreprise est conçue comme une lutte contre des forces hostiles à cette Justice dont les champions pensent avoir une idée claire. Malheureusement elle n'est point la même en tous. De sorte qu'on voit la Société se diviser et s'émietter au nom de la Justice qui doit l'harmoniser et y faire régner la paix. 1. À quoi ou à qui convient la justice ? Toutes les définitions classiques témoignent que la Justice était conçue comme résidant ou devant résider dans les âmes. Ainsi les Institutes de Justinien : "La justice est une ferme et perpétuelle volonté d'accorder à chacun son droit"[1] : la justice apparaît donc comme une manière d'être de la volonté ; saint Thomas renchérit : "La justice est une habitude qui entretient en nous une volonté ferme et perpétuelle d'accorder à chacun son droit"[2]. Il rejoint ainsi Aristote pour qui "la justice est l'état moral de l'homme juste, qui le rend apte à choisir avec justice, en matière d'attributions entre lui et un autre ou entre deux autres"[3]. Ainsi la Justice est conçue comme une disposition de l'homme, affermie en habitude, une vertu. Mais la Justice dont on parle aujourd'hui n'est plus cette vertu de l'âme, c'est un état de choses. Le mot ne présente plus à l'esprit une certaine manière d'être des hommes mais une certaine configuration de la Société ; il ne s'applique plus à des attitudes personnelles, il vise des aménagements collectifs. Au lieu de penser que les rapports sociaux sont améliorés par la justice dans les hommes, on pense au contraire que l'instauration d'une justice dans les institutions est génératrice d'amélioration dans les hommes. Ce renversement appartient au mode de pensée moderne qui fait commander le moral par le circonstanciel. La Justice dont il s'agit maintenant n'est donc pas une habitude que chacun de nous doit acquérir et d'autant plus qu'il a plus de pouvoir, mais c'est une organisation, un arrangement des choses. Aussi la première partie des définitions classiques, celle qui lie la justice à l'homme, ne se retrouve-t-elle plus dans les préoccupations modernes, qui lient la justice à la Société. On ne dit plus avec Aristote que la justice est l'attitude morale de l'homme juste, ou avec les jurisconsultes que c'est une certaine volonté, car ce qui se trouve ainsi mis en avant, c'est la disposition intime. Or la Justice que l'on préconise n'est pas une qualité de l'action et

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  • 1De la JusticeBertrand de Jouvenel*

    De tous temps, la Justice a t reprsente comme la cl de vote de l'difice social.Agissant avec justice l'un envers l'autre, les citoyens entretiennent l'tat de confiance etd'amiti qui est le principe d'une coopration aise et fructueuse ; agissant avec justiceenvers tous et chacun, l'autorit publique obtient la confiance et le respect qui la rendentefficace. L'autorit trouve dans sa justice tout ensemble la fin et le moyen de son activit. Lesceptre et la main de Justice sont les attributs traditionnels du monarque, troitementassocis : il lui faut tre fort pour tre juste, pour rsister aux pressions qui lui feraientrendre des dcisions injustes et sa justice augmente son crdit, d'o il tire sa force.La proccupation de justice est donc la proccupation politique par excellence, et l'on peutse fliciter que "la Justice Sociale" soit l'obsession de notre temps. Elle ne semble paspourtant tre un principe de concorde mais plutt de division. Sa "ralisation" ou sa"conqute" sont prches par les intellectuels et les groupes politiques se disputent l'honneurde mener cette croisade : car l'entreprise est conue comme une lutte contre des forceshostiles cette Justice dont les champions pensent avoir une ide claire. Malheureusementelle n'est point la mme en tous. De sorte qu'on voit la Socit se diviser et s'mietter aunom de la Justice qui doit l'harmoniser et y faire rgner la paix.

    1. quoi ou qui convient la justice ?

    Toutes les dfinitions classiques tmoignent que la Justice tait conue comme rsidant oudevant rsider dans les mes. Ainsi les Institutes de Justinien : "La justice est une ferme etperptuelle volont d'accorder chacun son droit"[1] : la justice apparat donc comme unemanire d'tre de la volont ; saint Thomas renchrit : "La justice est une habitude quientretient en nous une volont ferme et perptuelle d'accorder chacun son droit"[2]. Ilrejoint ainsi Aristote pour qui "la justice est l'tat moral de l'homme juste, qui le rend apte choisir avec justice, en matire d'attributions entre lui et un autre ou entre deux autres"[3].Ainsi la Justice est conue comme une disposition de l'homme, affermie en habitude, unevertu. Mais la Justice dont on parle aujourd'hui n'est plus cette vertu de l'me, c'est un tat dechoses. Le mot ne prsente plus l'esprit une certaine manire d'tre des hommes mais unecertaine configuration de la Socit ; il ne s'applique plus des attitudes personnelles, il visedes amnagements collectifs. Au lieu de penser que les rapports sociaux sont amliors parla justice dans les hommes, on pense au contraire que l'instauration d'une justice dans lesinstitutions est gnratrice d'amlioration dans les hommes. Ce renversement appartient aumode de pense moderne qui fait commander le moral par le circonstanciel.

    La Justice dont il s'agit maintenant n'est donc pas une habitude que chacun de nous doitacqurir et d'autant plus qu'il a plus de pouvoir, mais c'est une organisation, un arrangementdes choses. Aussi la premire partie des dfinitions classiques, celle qui lie la justice l'homme, ne se retrouve-t-elle plus dans les proccupations modernes, qui lient la justice laSocit. On ne dit plus avec Aristote que la justice est l'attitude morale de l'homme juste, ouavec les jurisconsultes que c'est une certaine volont, car ce qui se trouve ainsi mis en avant,c'est la disposition intime. Or la Justice que l'on prconise n'est pas une qualit de l'action et

  • 2de l'homme, mais c'est une qualit de la configuration, de la gomtrie sociale, obtenued'ailleurs par des moyens quelconques. "La Justice" est indpendante de l'existence de"justes".

    On veut tablir "ce qui est juste", et l'on imagine que la difficult est toute dans l'excution :quant la conception du Juste, on ne doute point de la possder. Pourtant on peut s'en fairedes ides trs diffrentes, et c'est pourquoi les sages ont trait la justice comme une manired'tre d'agents moraux, plutt que comme un arrangement dont on aurait le secret. S'agissantde cet arrangement, il importe de se mettre au clair son sujet : quel arrangement peut tredit juste ? Voyons si la dfinition classique peut nous aider ici, abandonnant ce qu'elle dit dusujet pour ne conserver que ce qu'elle nonce quant "ce qui est juste" ; c'est -dire :"tribuere jus suum cuique" ou "reddere suum cuique". Si l'on veut ne s'attacher qu' l'tat dejustice, on peut le faire consister dans le "suum cuique" : mais alors se pose la question :quel est ce suum ? Diffrentes directions s'offrent l'esprit.

    2. Premire Conception De La Justice : Le respect des droits

    La conception la plus simple du suum est celle que suggre le verbe reddere auquel on letrouve habituellement associ ; il comporte l'ide de restitution, de remise en tat : "Si turencontres le buf de ton ennemi ou son ne gar, tu le lui ramneras"[4]. Le "Sien" qu'ilfaut rendre chacun, c'est essentiellement ce qu'il avait, et dont il s'est trouv priv sansjuste cause.

    Ici la Justice est conservatrice, restauratrice. Le datif est command par le gnitif et l'ablatif :ceci est de Pierre, a t enlev Pierre, donne-le Pierre : cette monnaie porte l'effigie deCsar, vient de ses ateliers : Redde Caesari. On peut diviser cette Justice en trois parties :injustice est l'agression contre Pierre pour lui enlever ce qui est sien, injuste la convoitise dusien : "Tu n'envieras pas la demeure de ton voisin, tu ne convoiteras pas la femme de tonvoisin, ni son serviteur, ni sa servante, ni son buf, ni son ne, ni rien de ce qui est lui".[5]Juste est la dfense du propre de Pierre contre l'agression par autrui, juste enfin larestauration de ce que Pierre a perdu. Ainsi la Justice apparat comme un respect de ce quiest attribu, et un respect agissant. On notera cet gard que "la dfense de la veuve et del'orphelin" a t entendue autrefois non comme l'attribution ceux-ci de droits nouveaux entant que veuve et orphelin mais comme la dfense des droits quelconques leur appartenant etque la faiblesse de la veuve ou de l'orphelin les rendaient inaptes dfendre par eux-mmes.

    Cette conception conservatoire de la Justice est celle qui a t incorpore dans le Pacte de laSocit des Nations, puis dans la Charte des Nations Unies. S'agissant des nations, on avoulu garantir chacun, au faible comme au fort, la tranquille jouissance du Sien, encondamnant moralement l'agression, et en faisant un devoir aux nations associesd'intervenir pour maintenir ou remettre la nation attaque en possession de ce qu'on lui adisput ou t.

    La Justice apparat donc d'abord comme conservatrice et restauratrice. Sa fonctionconservatrice est invisiblement accomplie par son activit restauratrice. Chaque fois qu'elle

  • 3replace les bornes et punit l'acte qui les a renverses ou dplaces, toutes bornes existantess'en trouvent consolides. En ce sens, on doit dire qu'elle entretient l'tat social qui, sans unetelle garantie de l'existant, se dissout. On doit dire aussi que le dfaut dans l'autoritpublique d'une prompte et svre rpression des attentats contre les droits existants est leplus grand vice dont l'autorit soit capable.

    3. Prestige de la notion conservatoire

    L'ide que la Justice consiste maintenir les droits existants rpugne notre poque. Cequ'on estime juste, c'est la cration de droits. Mais quels droits seront justes ? Si l'on sait trejuste en se rfrant aux droits de chacun, quoi se rfrera-t-on pour crer des droits ? Laconscience que l'on a de cette difficult se manifeste dans la forme habituellement revtuepar les demandes de droits.

    Durant tout l'Ancien Rgime, les exigences nouvelles qui voulaient se faire place se sontprsentes sous couleur de "rtablissements d'anciens droits, franchises et privilges".Lorsqu'on a voulu changer la Constitution franaise, on s'est rfr aux mythiquesconstitutions d'un mythique Pharamond. Aujourd'hui mme les demandes de droitsnouveaux sont intitules "revendications". Mot qui dsigne, comme on sait, l'action enreprise de quelque chose qui vous appartenait et vous a t drob.

    Les innovateurs les plus audacieux usent instinctivement de la rfrence au pass, prsententce qu'ils veulent comme le rtablissement de ce qui a t. Cet instinct porte des bizarreriescomme celle des prophtes du communisme, volutionnistes pour qui l'homme monte de labrute au cooprateur conscient, et qui ont pourtant cru fortifier leur recommandation ducommunisme comme stade final de l'organisation humaine en s'attachant prouver qu'ilavait t le stade primitif. De telles attitudes tmoignent qu'on cherche toujoursinconsciemment le renfort d'une posture proprement "revendicative", en vertu d'uneconviction intime qu'on pourra faire sentir comme Devant-tre ce qu'on aura pu reprsentercomme Ayant-t; qu'une instauration de droits nouveaux sera d'autant plus aismentaccepte qu'on russira lui donner figure de restauration d'un ancien tat de fait.

    Si ce que l'on veut n'a point de prcdent connu, on en peut trouver avant l'Histoire.L'invention d'un "tat de nature" sur lequel fonder des revendications, fut la granderessource des auteurs du XVIIIme sicle ; l'ide d'une situation primitive laquelle il s'agitde revenir, exploitation laque de la notion religieuse de Chute, est sans valeur positive dansles domaines auxquels on l'applique.

    Nous venons de constater une disposition fort gnrale prsenter les demandes de droitssous forme de "revendication". C'est parce qu'on trouve bien de la difficult dfinir le Justesitt qu'on ne se rfre plus au Coutumier. Claire est la notion de maintien de ce qui esttabli, attribu. Juste est le respect, juste la sauvegarde, des droits. Quels ? Ceux qui sont envigueur. Faire justice en ce sens, c'est maintenir. Tel est le serment royal : "Quant moi,autant que je le saurai et le pourrai, Dieu m'aidant, j'honorerai et sauvegarderai chacund'entre vous, selon son rang et sa dignit"[6]

  • 4Rien n'est plus ncessaire au commerce des hommes que cette justice qui conserve, nedemandant comme titre l'tre que l'Avoir-t. Mais assurment cette Justice n'est pointcelle que veulent tablir les rformateurs. C'est une justice plus parfaite, celle o les droitssont fonds en raison et non sur l'ancienne possession. Il s'y trouve des difficults, qui fontque l'on cherche du renfort dans la fiction d'une "conservation" : voyons ces difficults.4 Seconde conception de la justice : l'ordre parfait

    Ce que l'on qualifie de "juste" aujourd'hui, c'est bien plutt un ordre (au sens d'arrangement)qu'une disposition ou une action. Comment dclarer qu'un ordre est juste ou injuste, si laJustice consiste maintenir un ordre existant ? Mais la Justice ne consiste plus en ceci : elleconsiste dans la ralisation d'un ordre objectivement juste. Quel ordre est objectivementjuste ? Celui qui est ajust sur un modle qu'on a dans l'esprit. On dira ce-qui-est "injuste"en tant que la reprsentation que nous en avons s'carte du schme d'un ordre juste qui hantenotre esprit. Notons, pour y revenir plus tard, que cette seconde conception de la Justice a dumoins ceci de commun avec la premire que dans l'une et l'autre on recherche uneconformit : dans le premier cas conformit un modle rel, dans le second cas,conformit un modle idal.

    Notre second sens du mot "juste" est trs clair. Il s'agit d'une concidence de ce qui est avecce qu'on l'estime devoir tre. Il suffit alors de deux conditions pour que "le Juste" soit bienconnu de tous. C'est que tous aient dans l'esprit le mme schme de ce qui doit tre et lamme reprsentation de ce qui est. Alors les changements qu'il faut imprimer l'ordreexistant pour raliser l'ordre idal se trouveront parfaitement dfinis. Malheureusement lesesprits ne tombent d'accord, ni sur la reprsentation de ce qui est, ni sur le schme de ce quidoit tre. Si les droits sont regards comme devant tre attribus, la rpartition qu'il en fautfaire ne se prsente pas tous les esprits avec une vidence contraignante. En ralit lesmodles qu'on a dans l'esprit refltent des prfrences subjectives. De sorte que l'emploi dumot de Justice pour dsigner l'tablissement d'un ordre meilleur comporte une ambigutessentielle. On tombera aisment d'accord qu'il faut remplacer l'ordre existant par un ordremeilleur, mais raccord que l'on postule sur la consistance de cet ordre meilleur ne se trouvepas en ralit, de sorte qu'on n'est d'accord que pour changer et non sur ce que l'on fera. Onrpudie la rfrence au pass, on ne s'accordera point sur une autre. C'est l'observationmaintes fois rpte par Montaigne : "Il est bien ays d'accuser d'imperfection une police :car toutes choses mortelles en sont pleines ; il est bien ays d'engendrer un peuple lemespris de ses anciennes observances ; jamais homme n'entreprint cela qui n'en vint bout ;mais d'y rtablir un meilleur tat en la place de celui qu'on a ruyn, cecy plusieurs se sontmorfondus de ceux qui l'avaient entreprint[7]".

    Pascal affirme son scepticisme de faon bien plus positive : "La justice est ce qui est tabli ;et ainsi toutes nos lois tablies seront ncessairement tenues pour justes sans tre examines,puisqu'elles sont tablies[8]. Hors de l point d'accord possible : "La justice est sujette disputes[9]" "L'art de fronder et bouleverser les Etats est d'branler les coutumes tablies, ensondant jusque dans leur source pour marquer leur dfaut de justice. Il faut, dit-on, recouriraux lois fondamentales et primitives de l'tat, qu'une coutume injuste a abolies. C'est un jeu

  • 5sr pour tout perdre ; rien ne sera juste cette balance.[10] Pascal le prcise avec force :"Rien, suivant la seule raison, n'est juste de soi[11]"

    Si rien n'est juste de soi, il ne suit pas de l, remarquons-le bien, qu'un individu ou un princene puisse agir justement. La vertu de justice n'est point atteinte par ce scepticisme : maisl'ide d'un Ordre incarnant la Justice est atteinte en plein.

    L'autorit de Pascal vaut pour dissiper l'illusion que l'Ordre Juste s'offre naturellement l'esprit. Nous ne sommes pas obligs de lui concder que le Juste est introuvable. Nousadmettrons qu'il n'est pas vident. Ce sera une dcouverte pour beaucoup de noscontemporains.

    5. Si la justice doit tre identifie d'autres qualits Des arrangements sociaux

    Si la Justice est une qualit que nous recherchons dans les arrangements sociaux, et si nousavons de la peine nous en faire une ide claire, la tentation est grande de l'identifier desqualits clairement concevables des arrangements sociaux.

    Et par exemple, parmi les configurations sociales, n'en est-il pas qui prsentent une stabilitnaturelle, de sorte que si l'on cherche dfaire cette configuration, elle tend se reconstituer? Une telle configuration reprsente un tat d'quilibre stable. Possdant cette proprit, elleest, toutes choses gales d'ailleurs, certainement prfrable une "configuration" qui ne lapossde pas. Si l'on se dnie le droit de choisir entre des arrangements chacun soutenu pardes prfrences subjectives, on peut attribuer un arrangement ayant la proprit de stabilitune supriorit objective. On pourra tre tent de dire qu'une telle configuration est "juste".Mais comme sa qualit est suffisamment dnote par le terme de "stabilit" on ne voit pas ceque l'on gagnerait logiquement faire jouer au mot de justice le rle d'un synonyme inutile.

    Une quatrime conception de la Justice peut tre avance, qui a, elle aussi, un caractreobjectif, encore que cette objectivit soit instrumentale, conditionnelle, A condition quenous ayons une ide du Bien d'un ensemble, la configuration intrieure qui le portera sonplus grand Bien propre sera la meilleure. Par exemple, s'agissant d'une arme dont la fin estexactement connue, la victoire, la configuration qui rend cette arme le plus propre raliser sa fin est la meilleure ; la ralisation, le maintien ou la restauration de cetteconfiguration ou forme doivent tre voulus par quiconque se propose le Bien propre cetensemble, et ce vouloir manifeste la vertu de justice relativement l'ensemble donn et safin dtermine. Mais cependant, ce que le serviteur de cet ensemble et de cette fin voudra,justement en tant qu'il est ce serviteur, pourra tre prononc injuste par qui n'est passerviteur de cet ensemble ou de cette fin ; ou par qui, se croyant serviteur de cet ensemble,ne peroit pas clairement ce qui est ncessaire sa fin. Et par exemple il peut arriver qu'ungnral use de rigueur envers les lments insubordonns, dans l'intrt de la victoire, et quesa conduite soit prononce injuste par ignorance de sa ncessit relativement la finpoursuivie, ou par indiffrence cette fin, deux cas manifestement trs-diffrents. Le secondest de beaucoup le plus intressant. Il est clair que si la justification d'un acte estd'acheminer un ensemble donn une fin donne, l'acceptation de ces donnes constitue le

  • 6cadre de rfrence l'intrieur duquel on doit se placer pour convenir de la justice de l'acte.On peut, au contraire, nier cette justice en situant le jugement dans un autre cadre derfrences : par exemple je ne penserai pas aux soldats en tant que membres d'une arme quidoit vaincre ou tre en tat de vaincre, mais en tant que soutiens de famille. De l vient queles apprciations de la Justice n'ont gure de chance de concider, si les apprciations ne sontpas fondes sur un sentiment d'appartenance commune et une intention commune.

    6. La justice, simple conformit la rgle pose ?

    Bien des auteurs ont estim que vaine tait toute poursuite "mtajuridique" du Juste. Juste,ont-ils dit, est ce qui est conforme la rgle connue, injuste ce qui est contraire. La rgle estl'talon du juste et de l'injuste, et on n'a pas de moyens de mesurer l'talon lui-mme : il n'estpas possible de dire qu'une rgle soit juste ou injuste, car quoi la comparer elle-mme pouren dcider ?

    Cette attitude intellectuelle mne des consquences bien diffrentes, selon qu'elle estadopte par des thologiens et accepte par des croyants, ou bien prise par des philosopheset juristes incroyants. Examinons successivement les deux cas.

    Tous les thologiens s'accorderont dire : "Juste est ce qui est conforme auxcommandements divins, injuste ce qui leur est contraire." Mais les uns pensent que ce quiest command par Dieu est juste parce que Dieu l'a voulu tel, et les autres que Dieu lecommande parce que cela est juste. Pour les derniers, le Juste existe antrieurement toutcommandement, mme de Dieu ; pour les premiers, le Juste ne prend de sens que par lavolont de Dieu : ses commandements ne se bornent pas nous faire connatre ce qui estbien et ce qui est mal, mais dterminent ce qui, partir de ces commandements, sera bien etsera mal. Poss dans une entire libert, ces dcrets auraient pu tout aussi bien nouscommander ce qui est dfendu et nous dfendre ce qui est command : il n'y a aucunencessit dans les prceptes poss par le tout-puissant, que rien ne saurait dterminer, et quidtermine tout. Ainsi, la thologie admet deux points de vue dont le contraste a tnettement formul par Leibniz : en tout cas Dieu commande ce qui est juste, mais cela a tcommand parce que cela est juste, ou bien cela est juste parce que cela a t command.Les deux points de vue ont t soutenus par des Docteurs chrtiens, mais au sein duChristianisme, c'est certainement le premier point de vue qui prvaut[12], au contraire dansl'Islam le second point de vue rgne.

    Dans une socit croyante et imprgne de religiosit, l'ide gnrale que la justice estconformit la rgle pose, dterminera de faon ncessaire et univoque les lois positivesdduites des commandements divins, et auxquelles s'attachera un respect driv. La mmeide aura des suites bien diffrentes dans une socit incroyante ou vie socialeprofondment lacise. La justice n'tant que la conformit aux rgles, dans l'ordre social onn'aura aucune ressource pour discuter la justice des rgles. De mme qu'une socitreligieuse avait conu la moralit comme l'obissance aux rgles poses par le Tout-Puissantdans l'entire libert de sa puissance, on devra concevoir la moralit comme l'obissanceaux rgles poses par le Prince de ce monde dans l'entire libert de sa souverainet. Mais

  • 7alors, au lieu que le Juste soit invariable et certainement connu par la casuistique s'exerantsur les dcrets divins, le Juste sera indfiniment variable au gr des changements apportspar le Souverain. C'est la thse soutenue par Hobbes et critique par Leibniz[13], et il n'y apas lieu de nous tendre ici sur ce grand sujet, qui n'est pas le ntre, sinon pour soulignerque l'on peut invoquer de fortes autorits pour dclarer de nul sens toute proposition de laforme "telle rgle est injuste", n'y ayant d'talon de justice que dans la rgle.

    Cependant c'est un fait constatable que tous les jours les hommes s'attaquent aux rglesexistantes, les taxant d'injustice. quoi des contemporains rpondent que les hommes disentinjustes des rgles qui leur dplaisent, que ce qu'ils reprsentent comme juste est ce qu'ilsveulent, que "Juste" est le "nom de majest" qu'ils donnent leur prfrence, mais que leursides du Juste sont aussi diverses que leurs prfrences. D'o l'on conclut qu'il s'agit de lapoursuite d'un fantme, chacun appelant Juste ce qui sduit son esprit.

    Mais avant de conclure, comme nous y invitent les positivistes modernes, que le nom de"juste" n'est qu'un terme d'approbation que chacun applique sa guise, il convientd'examiner s'il ne se trouve rien de commun entre les estimations diffrentes du Juste. Pournous faire toucher du doigt l'ambigut du Juste, un auteur subtil nous signale qu'une mesurefiscale peut tre dite juste en tant qu'elle place le fardeau fiscal sur ceux qui sont prsent leplus capables de le supporter, mais injuste en ce qu'elle pnalise ceux qui, dans le pass, ontt actifs et conomes[14]. Or n'est-il pas vident que la mme mesure est ici apprcie deuxfois par une mme opration de l'esprit, s'attachant des aspects diffrents ? On pense d'unepart que des revenus actuels ingaux doivent supporter des fardeaux ingaux, on pensed'autre part que des efforts passs ingaux doivent assurer des rsultats actuels ingaux. Ils'agit toujours d'assurer l'galit de proportion de quelque chose avec quelque chose.

    S'il n'y a point d'accord entre les hommes quant "ce qui est juste", il y a identitd'oprations dans les diffrents esprits lorsqu'ils apprcient une justice particulire. Ce queles hommes trouvent juste c'est de conserver entre les hommes quant quelque chose qui esten question, les rapports que ces hommes ont entre eux quant autre chose. L'un dit quePrimus doit recevoir un salaire de moiti suprieur celui de Secundus, comme ayant faitmoiti plus de travail ; l'autre dit que Secundus doit recevoir un salaire de moiti suprieur celui de Primus, comme ayant dans sa famille moiti plus de bouches nourrir. Les deuxopinants sont en contradiction diamtrale quant la solution, mais comment ne pas voirqu'ils se sont livrs aux mmes oprations de comparaison, en partant seulement deproprits diffrentes des agents compars ? Si un troisime veut rcompenser galementPrimus et Secundus, c'est qu'il les aura envisags sous un aspect o ils se trouvent gaux, parexemple ils ont travaill le mme temps.

    Reprsentons-nous Primus et Secundus comme deux points dans l'espace, situs par rapport trois axes sur l'un desquels on porte la tche accomplie, tandis que sur le second on porteles besoins familiaux, et sur le troisime les heures de travail. Sur chacun des axes, lespositions relatives de Primus et de Secundus s'ordonneront diffremment, et qui mesurera letraitement eux d d'aprs les positions sur l'un des axes, encore qu'il ait le souci d'trejuste, semblera injuste celui qui mesure sur un autre axe.

  • 8On remarquera que le concept d'Egalit, qui joue un rle fondamental mais non simple dansle concept de Justice, entre dans les trois jugements. Celui qui veut payer Primus,producteur de 150 units, une fois et demie autant que Secundus, veut que 100 unitsproduites par Primus soient payes autant que 100 units produites par Secundus: alors,pense-t-il, que si les 150 units ne sont payes qu'autant que les 100, comme le veut letroisime opinant, Primus recevra pour 100 units seulement les deux tiers du prix pay Secundus pour 100 units : ce qui pche contre l'galit ; et si, comme le veut le secondopinant, Secundus est pay moiti plus que Primus, alors Primus ne recevra pour 75 unitsqu'autant que Primus pour 33,3 : l'galit est encore plus gravement rompue. Cependant lesecond opinant ne veut pas que les six personnes entretenues par le travail de Secundusn'aient se partager qu'autant que les quatre personnes entretenues par Primus, ce quiarrivera si les rmunrations sont gales, comme le veut le troisime opinant ; il veut encoremoins que les six personnes entretenues par Secundus n'aient se partager que les deux tiersde ce qui advient aux quatre personnes entretenues par Primus, comme il arrivera si l'on suitle conseil de celui-ci.

    Nos trois opinants sont identiquement proccups de traiter galement des choses gales etproportionnellement des choses entre lesquelles il y a proportion : seulement les cotes quiservent de point de dpart chacun sont diffrentes. Ainsi sont mis en lumire les rapportsde l'galit avec la Justice : la Justice, comme l'a dit Aristote, est une galit de proportions.Toute attribution fonde sur l'galit sous un certain rapport, comme elle doit l'tre pour trejuste, sera hirarchique et contraire l'galit sous un autre rapport. Pour prendre unexemple trs simple, on a des commandes rpartir entre diffrentes usines, de capacitstrs diffrentes : si on les rpartit galement, les usines seront d'autant moins occupesqu'elles sont plus importantes ; elles auront, cet gard, t traites ingalement ; si onrpartit les commandes proportion de la capacit des usines, cette rpartition, tendant l'galit, sera ingale. On peut compliquer le problme : ingales quant leur capacit, lesusines sont d'ailleurs, avant les commandes, des degrs ingaux d'emploi du fait d'autrescommandes: la Justice veut-elle que les commandes les amnent des degrs gauxd'emploi, ou, ce faisant, pnalisera-t-on injustement celles qui se sont d'elles-mmes procurdes commandes ?

    Le problme de la Justice nous apparat ici aussi simple dans son principe que divers dansson application. On peut le saisir tout entier, nous semble-t-il, par une comparaison. Soit despoints dans un espace multiples dimensions, points dont chacun est dnot par autant decoefficients qu'il y a de dimensions. On demande de projeter ces points sur un vecteur, enmaintenant entre eux les mmes rapports qu'ils ont dans l'espace. Le problme ainsi pos estsusceptible d'un nombre infini de solutions. D'abord il y a les solutions simples, aussinombreuses que les dimensions de l'espace considr, solutions consistant ranger lespoints sur le vecteur selon les dimensions d'un des coefficients dont ils sont affects ;ensuite il y a les solutions composes, consistant combiner deux ou plusieurs coefficientsde chaque point.

    Chaque solution offerte sera bien une rponse au problme pos, mais chacune sera

  • 9diffrente et aucune n'aura plus de valeur que l'autre : le problme tait insuffisammentdtermin. Pour qu'il y ait une rponse valable et une seule, il faut prciser que le rangementsur le vecteur devra se faire selon les dimensions pour chaque point de tel coefficient, ouencore selon telle pondration, bien prcise, de tels coefficients.

    Appliquant ces rflexions notre problme, on voit bien que les hommes sont semblables ces points dans un espace multidimensionnel affects de coefficients diffrents relatifs chaque dimension : en effet les hommes peuvent tre considrs sous une foule d'aspects,relativement chacun desquels ils mritent des coefficients diffrents : de sorte que l'ordreque l'on voudra mettre entre eux dpendra du coefficient, ou de la combinaison decoefficients, laquelle on s'attachera. Aucune mesure de ce genre ne fournirait jamais "levrai classement" des hommes, mais seulement le classement correspondant l'aspect ou auxaspects pris en considration. C'est ainsi que les "concours" ne dsignent pas "les meilleurshommes", mais ceux qui se sont le mieux acquitts de diffrentes tches, lesquelles, muniesde pondrations diffrentes, leur donnent chacun un coefficient gnral permettant leclassement. Et le classement du concours n'est pas le seul possible entre les postulants : il yen a une infinit d'autres possibles, en variant les pondrations et en changeant la nature despreuves. Tout ce que prtendent les dfenseurs du concours, c'est que le classement obtenuest le plus pertinent.

    7. La notion de pertinence

    Supposez que je sois milliardaire et que j'aie la bonne ide d'instituer des bourses pourpermettre des jeunes gens la visite des muses d'Italie. Supposez en outre que j'indique lecritre suivant pour le choix des cinquante bnficiaires annuels : le comit dsignant devraretenir les postulants les plus blonds. Cette rgle tant pose par moi, donateur, les membresdu comit devront classer les postulants par degr de blondeur : ils seront justes s'ils seconforment exactement injustes s'ils y drogent, si un moins blond est admis dans lecontingent au prjudice d'un plus blond. Tout le monde cependant conviendra que la rglequ'ils appliquent est absurde : le voyage d'Italie peut tre regard comme une rcompenseaccorde au mrite ; mais quel mrite y a-t-il tre plus blond ? Ou, et peut-tre plusplausiblement, le voyage d'Italie peut tre regard comme un moyen d'avancement cultureldevant tre accord ceux qui peuvent en tirer le plus grand profit : mais la blondeur n'estpas un indice de dispositions l'art ou la culture. Le critre que j'ai impos n'est donc paspertinent.

    Cette notion de pertinence est fondamentale tous problmes de justice. Ayant raliserune distribution particulire entre une srie d'individus, je dois, pour tre juste, fonder leclassement et les proportions sur l'ordre sriel de ces individus dans un autre plan, pris pourbase de rfrence ; et si ma rpartition finale n'est pas conforme l'ordre sriel de rfrence,je me montre injuste. Mais en outre, l'ordre sriel que je choisis pour base de rfrence doittre pertinent la rpartition finale. Par exemple, s'agissant de lguer mes biens, si je merfre pour leur rpartition l'ordre sriel des degrs de parent avec moi, cette base derfrence semblera pertinente ; mais si, chef de gouvernement, je me rfre l'ordre srieldes degrs de parent pour dsigner aux dignits politiques, mon choix paratra scandaleux,

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    la base de rfrence n'tant point pertinente l'occasion.

    Il y a injustice lorsqu'il y a scandale pour l'esprit dans de fausses proportions : ce qui arrive,rptons-le, soit lorsque l'ordre sriel invoqu n'est point respect, soit lorsque l'ordre srielinvoqu ne parat point pertinent. Prenons un cas concret : un industriel que le flchissementdes commandes oblige dbaucher quelques membres de son personnel, congdie non lesplus rcemment embauchs, mais ceux qui sont le moins utiles la marche de l'affaire : cechoix peut lui paratre juste et paratre injuste aux employs qui pensent qu'il devraitappliquer la rgle de sniorit (c'est--dire congdier ceux dont le temps de service est leplus faible, les derniers entrs). Dans ce cas, il y a conflit entre deux conceptions du Juste.Supposons maintenant la mme conduite de la part de l'employeur, mais qu'il y ait contratcollectif stipulant la rgle de sniorit : en ce cas la conduite de l'employeur est injuste parnon-conformit la rgle. Enfin supposons que l'employeur ait lui-mme nonc la rgle desniorit, prtende l'appliquer mais en fait la viole : en ce cas, il y a injustice radicale,absolue.

    Des espces analogues aux deux derniers cas se prsentent frquemment dans la vie sociale,et causent des ractions violentes qui sont lgitimes : aucun problme intellectuel n'estimpliqu. Le problme intellectuel se pose plein dans tout ce qui s'apparente au premiercas : conflit entre deux conceptions du Juste, chacune solidement fonde.

    8. Les problmes de la justice

    Il n'y a point de problme de la Justice lorsque, s'agissant d'une rpartition oprer, on saiten raison de quel ordre sriel, convenu ou reconnu pertinent, cette rpartition doit tre faite.La rpartition juste est celle qui se conforme l'ordre sriel pertinent, et celui qui veutfidlement l'appliquer manifeste la vertu de justice, puisqu'il a l'intention d'assurer chacunson d. Il y a, au contraire, un problme du Juste, lorsqu'il y a doute ou contestation surl'ordre sriel pertinent l'occasion. Bien plus, et c'est ce qui est grave, deux ou plusieurshommes peuvent tre en conflit quant ce qui est Juste, alors que chacun manifeste la vertude justice, ayant le ferme propos d'appliquer fidlement l'ordre sriel qu'il croit pertinent.Ainsi nous apparat-il que les problmes pineux sont ceux du choix d'un critre pertinent l'occasion.

    Le choix du critre pertinent est particulirement facile au cas o ce qui est rpartir estenvisag par tout le monde comme moyens au service d'une fin dont tout le monde estconvenu. Ainsi je dispose, pour une aprs-midi, de dix paires de ski, pour cinquante jeunesgens qui dsirent les chausser : l'attribution sera vite dcide et accepte par tous, si nousavons un compagnon gar dans la montagne et qu'il faille retrouver avant la nuit : les skisaux meilleurs skieurs. Ds qu'il y a un but vident d'action, la rpartition juste est celle quimaximise les chances de succs de ladite action. Reprenons l'exemple des bourses devoyage pour visiter les muses d'Italie : on aura un critre simple d'attribution de celles-ci,au cas o le but de l'institution est de dresser un catalogue systmatique de ces muses. Sansdoute l'erreur de fait est toujours possible : ainsi, slectionneur de l'quipe de France pour laCoupe Davis, j'ai dsign et dplac quatre joueurs, dont l'un s'acquitte beaucoup plus mal

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    que tel autre qui aurait pu tre choisi : on pourra me reprocher une erreur d'apprciationmais non une injustice si j'avais pris les quatre joueurs reconnus et classs comme lesmeilleurs.

    L'impratif de la fin dicte la rpartition de ce qui est envisag comme ressources destines cette fin. Et l'on voit aussitt tous les divorces de jugements qui sont possibles. Par exemple,le Prsident du Conseil doit dsigner, pour une confrence internationale de la plus grandeimportance, trois dlgus de la France : la fin qu'il a dans l'esprit est le bon succs de laconfrence pour son pays, les places attribuer sont regardes par lui comme ressources cette fin, il s'applique choisir les trois hommes qui lui semblent devoir tre le plusefficaces. Son directeur de cabinet critique ce choix, faisant remarquer au Prsident qu'ildoit se proccuper de rester au pouvoir (fin alternative) et que la nomination de troisdlgus qui seront longtemps absents lui offre l'occasion d'carter trois personnalits dontles intrigues sont gnantes pour lui. Arrive le secrtaire gnral du parti, qui est encore d'unautre avis : les trois places sont enviables et doivent tre attribues comme rcompenses auxtrois personnages qui ont le plus contribu la victoire du parti : ici la notion de fins'vanouit et ce qui est rpartir est regard comme moyens de satisfaction. Cet exemple sesitue dans la ralit politique quotidienne : on conviendra que le premier point de vues'impose irrsistiblement comme le seul juste en l'occasion.

    Ds que l'on est d'accord sur un but d'action et pour regarder certaines ressources commedevant tre mises au service dudit but, on doit ncessairement rpartir lesdites ressourcesselon l'ordre sriel de capacit des sujets relativement audit but. Le dsaccord ne sauraitalors porter que sur la structure interne de l'ordre sriel adopt, le classement des sujetsn'tant pas ncessairement le mme aux yeux de diffrents juges : mais ces jugements sontplutt disperss qu'en conflit, tous cherchent mesurer une mme capacit objective, et l'onpourra se mettre d'accord sur un classement comme le plus probable. Tout change lorsquedeux groupes d'esprits envisagent les ressources rpartir comme devant servir deux butsd'action diffrents, vis--vis desquels les attributaires se rangent dans deux ordres srielsdiffrents ; ou encore lorsque les deux groupes d'esprits admettent chacun les deux butsmais en leur affectant des importances diffrentes. Et le problme se complique mesureque l'on multiplie les buts auxquels les ressources sont applicables et que l'on diffrencie lesdegrs d'importance attachs par les diffrents esprits aux diffrents buts.

    Mais, en considrant les ressources rpartir comme moyens d'action devant servir laralisation d'un but d'action donn, nous avons ramen les problmes de Justice auxproblmes d'action. Mais cette justice n'est admise par les hommes qu'en tant qu'ils sontobsds d'un but d'action, et non au contraire. Par exemple un directeur de journal a dgagdes bnfices : son obsession est d'augmenter le succs du journal ; cette fin, estimant cesuccs procur par les grands reportages, il dcide d'assigner le surplus de dpenses qui luidevient possible, des frais de reportage accrus. Mais au contraire, ses rdacteurs, nepartageant point le souci qui dicte sa conduite, veulent qu'il rpartisse son surplus enaugmentations de traitements.

    leurs yeux, les ressources provenant d'une action ne sont pas moyens de progrs dans

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    l'action commune, mais rsultats de cette action, et doivent servir de moyens d'existencesindividuelles. Les objets rpartissables quelconques sont toujours susceptibles d'treenvisags sous deux aspects entirement diffrents : comme moyens d'action rpartir selonle critre pertinent un but d'action, et comme moyens d'existence, rpartir selon uncritre diffrent. Les deux points de vue ont chacun leur validit, variable selon lescirconstances. Par exemple, je mne une compagnie d'infanterie au cours d'une guerrenationale, dans une marche importante ; venant traverser un bourg, je rquisitionne tout lepain disponible : le maire me soutient dans cette action, qui ne parat point injuste auxvillageois, dont les esprits sont accords au but de mon action. La mme rquisition paratrainjustifie en temps de manuvres, l'action qu'il s'agit de servir n'tant pas d'une importancesuffisante.

    Ainsi, selon l'importance attache un but, il paratra juste d'y attribuer plus ou moins deressources: mais les hommes sont trs ingalement proccups de buts lointains ncessitantune action collective, de sorte qu'une minorit d'entraneurs, ayant vivement de tellesproccupations, et par 1 ports regarder les ressources surtout comme moyens d'action,doit naturellement se trouver en conflit avec une majorit, porte regarder les ressourcescomme moyens d'existence[15]. De l une tension immanente tout processus derpartition, d'autant plus grave qu'il porte sur des blocs relativement plus importants deressources : c'est pourquoi il convient que le processus gnral de rpartition soit fragmenten autant de petits processus autonomes qu'il est possible : plus il est global, plus la tensionest grave [16].

    Le moyen le plus simple de cette fragmentation, c'est que tout lment nouveau deressources soit attribu mesure qu'il apparat. N'apparaissant pas de lui-mme, saufexceptions, mais comme fruit d'efforts dtermins, il est gnralement admis qu'il revient ceux dont les efforts l'ont caus : ce qui nous amne examiner le problme du Juste dans larpartition des fruits.

    9. Que les ressources sont des fruits et ce qui en rsulte

    Il est d'une extrme importance de reconnatre que les ressources sont des fruits : on va voirpourquoi. Supposons un ensemble humain quelconque o je sois matre de rpartir toutesressources comme je le jugerai bon. Rien ne me dtermine : je rdigerai donc mon dcret derpartition en appliquant mon ordre sriel d'lection, n'importe quel il est : je puis ordonnerla rpartition gale ou suivant les degrs d'affection que je porte aux individus del'ensemble, ou tout autrement. Voici la division faite, les lots fixs en proportions. Cetterpartition est arrte, s'applique dans l'instant prsent aux ressources prsentes, dans unmoment futur aux ressources alors prsentes. Mais ces ressources d'un moment futur sontelles-mmes des futurs contingents. un moment futur, que nous appellerons "le secondjour", les lots respectent bien les proportions dictes mais se trouvent chacun plus faibleque "le premier jour", les ressources totales tant moindres : chacun se montre alorsmcontent de la diminution prouve. Inquiet de ce mcontentement, je m'adresse Mentorqui me parle en ces termes :

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    De toute antiquit, les peuples ont regard l'abondance croissante, la prolifration desressources, comme le signe d'un bon gouvernement : il est donc normal que le tien soitcondamn. Tu aurais d te soucier de ce que les conomistes de ton temps appellent lamaximisation du produit futur. Tu aurais d prvoir que Primus, l'un quelconque de tescitoyens, serait averti par ton dit que son avoir futur ne dpendrait plus de son faire mais dufaire collectif, o le sien ne figure que pour une part imperceptible, et qui lui apparatcomme essentiellement le faire des autres ; et que ds lors Primus rduirait son faire ce quela coutume et l'opinion exigent de lui. C'est ce qui a rduit l'avoir collectif.

    Ce langage me dsole et je me plains Mentor que la justice et l'utilit collective soient enconflit. Mais il ne l'admet pas :

    Tu affirmes ce conflit parce que je t'ai fait voir que ce que tu avais dcrt juste estcontraire l'utilit collective. Mais es-tu sr d'avoir t juste ? Demande-le donc Primus,qui trouvait juste que les fruits lui disponibles fussent proportion de son faire: il trouveinjuste que ce rapport soit rompu. J'ai encore une autre rponse te fournir : c'est que rien nedoit tre tenu pour juste, dans un ensemble, qui le mne son amoindrissement, la justice estdifiante.

    Il m'apparat alors, d'une part que je n'ai point de libert quant la rpartition des biensfuturs qui doit suivre l'ordre sriel des contributions, et d'autre part que ce sera une tcheimmense d'appliquer cet ordre sriel ; mais Mentor m'en affranchit trs largement :

    La grande masse de fruits que tu imagines ne forme masse que dans ton esprit, apparat enfait par fractions discrtes chacune produit d'une quipe dfinie au sein de laquelle s'opre leprocessus de rpartition particulier. Il te suffit bien d'tre appel rgler les conflits quisurgissent frquemment en ces occasions.

    Il me semble alors que Mentor me recommande de me mler de rpartition le moinspossible. Mais, comme je lui propose cette version de mes conseils, il se rcrie :

    Absolument pas ! Il est quantit d'amliorations que tu peux apporter. J'ai seulement voulute faire entendre que l'ide d'ordonner la rpartition totale tait une chimre de prsomption.

    10. La rpartition des fruits au sein de lquipe

    Nous tant apparu que ce qui est repartir doit tre envisag comme fruits, et que leprocessus primaire de rpartition doit avoir lieu au sein de l'quipe productrice de ces fruits,adressons-nous au problme ainsi dlimit.

    Supposons qu'il soit capital pour moi de faire copier le manuscrit du prsent ouvrage en uneseule journe, qu' cette fin j'assemble dix dactylographes ne se connaissant nullement etn'appartenant pas au mme milieu, et que je promette pour l'achvement du travail dans lajourne un prix global trs lev. Lorsqu'on en viendra rpartir ce prix global, il paratrajuste que cette rpartition se fasse au prorata des pages tapes et initialises par chaque

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    participante. La seule objection qui puisse tre leve l-contre est que l'ouvrage n'a pu treachev dans le dlai assign, et donc la rcompense globale n'a pu tre obtenue, qu'en raisondes contributions individuelles dpassant la moyenne, tandis que le succs collectif a tcompromis par les contributions tombant au-dessous de la moyenne : de sorte que lesparticipantes devraient tre rmunres, non simplement en raison du nombre de pagesralises par chacune mais tarif progressif selon le total des pages de chacune : mais cettesolution ne viendra probablement l'esprit de personne, et, si elle est suggre, seracertainement carte comme difficile comprendre pour les esprit les moins dlis : il fautqu'une rgle de justice-prsente une grande clart. On appliquera donc la rpartitionproportionnelle du produit.

    Si maintenant mon intention, en confiant ce travail de copie, n'tait que d'employer despersonnes sans travail pour faciliter leur existence, un principe de rpartition tout diffrentsera appliqu : rcompenses gales ou proportionnes aux charges de famille ; ainsi semarque clairement le contraste entre les rpartitions faites en vue d'un objet ou en raison dessujets.

    Dans la vie sociale, ce contraste tend s'attnuer. J'ai bien prcis que mes personnages nese connaissaient point et n'appartenaient point au mme milieu. Admettons maintenant queles participantes soient habitues travailler ensemble, que chacune ait conscience desbesoins de l'autre, analogues aux siens. Il en rsultera une rpugnance psychologique l'ingalit nettement dfinie, bien anguleuse, des rmunrations, selon la contributionapporte l'uvre commune. Cette tendance psychologique militera pour l'rosion desangles, et se prononcera d'autant plus que la cum-existence sera plus habituelle et la tachemoins inaccoutume[17].

    Plus un groupe d'action est neuf, moins ses membres sont lis par l'habitude, plus ses fruitssont exceptionnels, plus aisment les participants s'accordent trouver juste la rpartition deces fruits selon les contributions individuelles. Au contraire plus des quipiers acquirent laqualit de "prochains", plus l'quipe gagne en consistance sociale, plus la notion de"semblables" s'accentue l'encontre de l'ide de hirarchie des performances ; toutefois, sicette tendance peut tre rpute commune tous les participants, elle prend naturellementplus de force dans les esprits o elle concide avec l'intrt propre que dans les esprits oelle s'y trouve contraire. Par consquent on peut prvoir que, dans un premier stade, tous lesparticipants seront d'accord pour le partage ingal des fruits selon l'galit de proportion,que, dans un second stade, ils seront encore d'accord pour un certain arrondissement desangles, mais qu'enfin ils ne le seront plus, les uns voulant poursuivre le processus denivellement, les autres non. Si un tel conflit est rgl la majorit, il le sera dans le sens del'aplanissement, tant de ncessit mathmatique que le nombre des performancesinfrieures la moyenne soit plus grand que celui des performances suprieures lamoyenne. Une telle adjudication sera d'autant mieux tolre par ceux qui elle nuit que leurattachement affectif au groupe est plus grand. C'est dire qu'elle le sera ingalement et qu'onassistera des vasions hors du groupe, du fait d'lments qui iront chercher ailleurs desfruits proportionns leur faire.

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    Ce schme suggre un classement des quipes de travail d'une Socit. Ordonnes paranciennet, on verra, si notre schme est valide, dcrotre les angles de partage en allant dela plus neuve la plus ancienne ; cette dcroissance par rosion graduelle tant elle-mmeprincipe d'vasion hors des anciennes quipes et de formation des nouvelles, c'est--diretendant crer des foyers de partage ingal mesure qu'elle tend galiser le partage ; cequi expliquerait qu'au total les marges d'ingalit introduites dans-la Socit par lesprocessus de partage pussent continuer offrir un profil gnral assez constant[18].

    Ainsi, en mme temps que la Socit se voit continuellement alimente en ressources par lefonctionnement d'quipes de travail, ou groupes d'action, elle se voit continuellementalimente en ingalits par celles qu'y versent les processus de partage des fruits qui sedroulent au sein des quipes de travail. Mais la Socit tant elle-mme un grand grouped'existence, la mme tendance l'rosion des ingalits s'y manifeste qu' l'intrieur despetits groupes d'existence, de sorte que les ingalits reues des groupes d'action subissentun certain aplanissement a posteriori[19]. Ainsi des influences contraires vont sans cesse secombiner. Les quipes de travail, fournisseuses de ressources la Socit, fonctionnent son gard, sous le rapport de l'galit, comme une source chaude, cratrice d'ingalits,tandis que la Socit, utilisatrice de ressources, fonctionne comme une source froide,attnuatrice de ces ingalits[20]. L'tat d'ingalit, photographi un instant donn, est larsultante d'une foule de phnomnes, sur chacun desquels certaines actions peuvent sansdoute tre exerces, mais dont il est impossible ou insens de vouloir annuler globalementtous les effets pour crer un tat de rpartition lu par l'esprit, solution transcendant lesphnomnes de la vie sociale.

    Si haute que puisse tre ma place dans une Socit et si grande que puisse tre mon autorit,il ne m'appartient jamais de rpartir toutes choses entre tous, mais seulement, un momentdonn, certaines choses entre certains. Si alors je cherche, par la rflexion et le conseil,l'ordre sriel pertinent cette occasion et si je l'applique, j'ai agi avec justice, j'ai manifestla vertu de justice : et c'est tout ce que l'on peut me demander. Si, chef militaire, laconsidration des rles tenus dans un combat m'amne dcerner une importante dcoration tel officier qui me reprochera de n'avoir pas considr qu'il y avait dj beaucoup dedcorations dans cette famille ? Si, prsident d'un jury de concours, l'insuffisance des pointsd'un candidat m'amne l'carter, qui me reprochera de n'avoir pas considr que lasituation de famille dudit lui rendait particulire ment dsirable ou ncessaire l'obtentiond'un poste dont le voici priv par son chec ?

    On a dit souvent que la Justice tait aveugle : avouons que pour conserver le caractre dejustice elle doit tre myope. De mme que, dans le rle d'examinateur, je n'avais pas envisager la situation de famille du candidat malheureux pour l'admettre malgr soninsuffisance, dans le rle de magistrat administrateur des secours, lorsque ses besoins defamille l'obligeront venir en demander, je n'aurai pas lui objecter qu'ils lui eussent tinutiles s'il avait mieux prpar son concours. En chaque rpartition il faut considrer sa finparticulire, tantt de dgager les candidats les plus destins, tantt d'assister les familles lesplus ncessiteuses, et ne pas vouloir tout embrasser la fois.

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    C'est une lamentable association, et trop frquente, que celle de la prsomption qui prtendapporter une formule de justice distributive globale, avec l'indiffrence aux obligationsimmdiates de la justice commutative[21]. La pratique scrupuleuse de la justicecommutative par les citoyens, l'exigence de cette pratique par l'opinion, et sa sanction parles magistrats, font plus pour le Bien Commun que la proposition de panaces distributivesglobales. Il est d'ailleurs d'une pense pauvre et paresseuse de se reprsenter la justicedistributive comme le fait d'un suprme dispensateur. Elle est le devoir de chacun, ne setrouvant aucun tre libre qui n'ait prendre des dcisions de partage entre autres, ne s'agit-ilque de leur partager ses efforts et son temps (cas de la mre de famille). Comme chacunapplique la justice commutative en s'appliquant rendre l'quivalent de ce qu'il a reu,chacun applique la justice distributive en oprant le partage avec le souci de saresponsabilit et en comparant les co-partageants sous le rapport pertinent l'occasion.

    Croire que l'autorit juste est celle qui instaure un ordre juste en tous points est le chemindes plus dangereuses folies : l'autorit est juste lorsqu'elle donne l'exemple de la justice danstoutes ses dmarches propres : ce qui est bien difficile dj. Les illusions que l'on nourritdbouchent logiquement sur l'absurdit d'une Socit o tout serait juste sans que personneet l'tre.

    11. Qu'il est impossible d'tablir un ordre social juste

    Aucune proposition n'est aussi propre scandaliser nos contemporains que celle-ci: il estimpossible d'tablir un ordre social juste. Pourtant elle dcoule logiquement de la notionmme de Justice que nous avons pniblement lucide. Faire justice est appliquer dans unerpartition l'ordre sriel pertinent. Or il est impossible l'esprit humain d'tablir un ordresriel pertinent toutes ressources et tous gards. Les hommes ont des besoins satisfaire,des mrites rcompenser, des possibilits actualiser : en les considrant sous ces troisaspects seulement et supposer qu'on pt les affecter ces trois gard d'indices exacts, cequi n'est pas ; on ne saurait encore pas comment pondrer entre eux les trois jeux d'indicesadopts. Le dessein se heurte une impossibilit radicale.

    Est-il ncessaire de signaler d'autre part que rien n'est plus absurde que la dfense d'un ordresocial existant comme juste ? A quel ordre sriel vous rfrez-vous donc, pour m'en fairevoir le reflet dans l'ordre existant ? Il n'y en a point. Le fait est le fait, rien de plus.

    Faut-il donc dire que la justice ne saurait rgner dans la Socit ? Il faut le dire si on netrouve la Justice que dans un arrangement concidant avec une vue quelconque de l'esprit.Mais nous conclurons autrement.

    12. En quoi consiste le rgne de la justice

    Le rgne de la Justice est impossible, conu comme la concidence tablie etcontinuellement maintenue de l'arrangement social avec une vue de l'esprit. Le rgne de laJustice est possible dans la mesure o l'esprit de justice prside toute dcision impliquantun partage.

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    * Publi dans le Journal des conomistes et des tudes Humaines, vol. VIII N1, Mars1998, pp.127-144.

    [1] Divi Justiniani Institutionum Liber Primus,.titre Ier : "Justitia est constans et perpetuavoluntas jus suum cuique tribuendi." Divi Justiniani Institutionum Liber Primus,.titre Ier :"Justitia est constans et perpetua voluntas jus suum cuique tribuendi." Divi JustinianiInstitutionum Liber Primus,.titre Ier : "Justitia est constans et perpetua voluntas jus suumcuique tribuendi."

    [2] Summa Theologica, Quaestio LVIII: De Justitia : "Justicia est habitus secundum quemaliquis constanti et perpetua voluntate jus suum unicuique tribuit."

    [3] thique Nicomaque, livre V, 1134a.

    [4] Exode, 23, 4.

    [5] Exode, 20, 7.

    [6]Cit par May, Maximes du Droit Public franais. Amsterdam I775, t. I. "Et ego, quantumsciero, et rationalibiliter potuero, Domine adjuvante, unumquemque vestrum secundumordinem et personam honorabo et salvabo ; et honoratum ac salvatum absque ullo dolo, acdamnationam vel deceptione conservabo; et unicuique competentem legem et justitiamconservabo... ", etc.

    [7] Montaigne, Essais, Livre XI, chap. XVII, Ed. Hachette, 1951.

    [8] Penses, art. VI : pense 6. Ed. Havet, p. 73.

    [9] Idem, pense 8.

    [10] Penses, art III : pense 8.

    [11] Ibidem.

    [12] Cf. la discussion par Bayle, in "Rponse aux questions d'un Provincial", Opera, t. III,pp. 408-409 et dans Gierke. Thories Politiques du Moyen Age. Ed. Jean de Pange, pp. 229-231. Cf. aussi l'ouvrage capital de Georges De Lagarde, La Naissance de l'Esprit Laque auMoyen Age. 6 vol., passim.

    [13] "La justice en Dieu, dit M. Hobbes, n'est autre chose que le pouvoir qu'il a et qu'ilexerce en distribuant des bndictions et des afflictions. Cette dfinition me surprend : cen'est pas le pouvoir de les distribuer mais la volont de les distribuer raisonnablement, c'est-

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    dire la bont guide par la sagesse, qui fait la justice de Dieu. Mais, dit-il, la justice n'estpas en Dieu comme dans un homme qui n'est juste que par l'observation des lois faites parson suprieur. M. Hobbes se trompe encore en cela, aussi bien que M. Pufendorf qui l'asuivi. La justice ne dpend point des lois arbitraires des suprieurs, mais des rglesternelles de la sagesse et de la bont, dans les hommes aussi bien qu'en Dieu. Leibniz,Essais de Thodice : Rflexions sur l'ouvrage de M. Hobbes : De la Libert, de la Ncessitet du Hasard.

    [14] Weldon-1953, p. 29.

    [15] On remarquera que si une minorit d'entraneurs, en qute de moyens d'action, doitnaturellement tre hostile l'miettement trop pouss des ressources disponibles en moyensd'existence pour chacun, si elle doit chercher reprendre une part de ces ressources pour enlever en quelque sorte le potentiel en les utilisant comme moyens d'action, cette minoritd'entraneurs doit aussi, en raison de la mme proccupation, regarder avec le plus vifressentiment l'emploi fait par une aristocratie possdante de gros grumeaux de ressources elle rservs, moyens d'action tout prpars, et que cette aristocratie dgrade en moyens dejouissance. En fait l'histoire sociale prsente deux processus quasi chimiques se droulantcte cte avec plus ou moins d'intensit : d'une part des entraneurs, agents de catalyse,tendent la synthse de moyens d'existence disperss en moyens d'action rassembls,d'autre part des possdants jouisseurs, agents de dcomposition, tendent dgrader enmoyens de jouissance des moyens d'action qui leur sont offerts tout rassembls. Il est clairqu'aussi longtemps qu'une aristocratie fainante russit accaparer une part importante desressources sociales, il n'y a point place pour l'application d une autre part importante desressources sociales au service de buts lointains par une lite de constructeurs: parconsquent, il n'y a pas d'intrt social plus vident que la rapide liquidation des grumeauxde ressources non appliques des fins d'action, qui sont en quelque sorte des provisionssociales gaspilles. On peut se reprsenter les choses de la faon suivante : les cellules richesqui n'usent pas de leur richesse pour tre motrices sont attaques par les cellules pauvres quivoudraient tre motrices avec le concours de la masse des cellules pauvres non motrices : larupture de leur enveloppe protectrice de leur droit ou privilge, cause une diffusion de leurmatire dans tout le corps social : mais aussitt les cellules pauvres qui veulent tre motricess'appliquent aspirer cette matire diffuse pour remplir leurs programmes propres.

    [16]

    [17] C'est une observation frquemment faite que les diffrences de rmunration sontd'autant plus faciles maintenir que le voisinage est moindre : et, par exemple, tandisqu'elles tendront s'abolir au sein du pool, elles pourront tre maintenues pour la personnequi, l'extrieur, dmarche pour obtenir les travaux de copie.

    [18] On sait que Vilfredo Pareto a attir l'attention sur la constance du profil de rpartitiondes revenus avant l'impt, observation qui a t vivement et amplement discute depuis lors.Notre raisonnement, fond sur une simple hypothse, tendrait faire prvoir une certainestabilit du profil des rmunrations du travail et de l'entreprise, exclus les revenus

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    provenant des "rentes de raret" tenant l'ingale appropriation des ressources naturelles,laquelle doit tre regarde comme un phnomne exogne au processus de productionactuel.

    [19] Telle est l'intention de la fiscalit positive et ngative de nos jours (c'est--direprlvements progressifs et allocations destines l'exhaussement des revenus les plusfaibles).

    [20] Nous ne signalons ici que les effets d'aplanissement au sein de la Socit, commeparticulirement marqus dans les socits dmocratiques de notre temps. Il faut cependantmentionner que les arrangements sociaux peuvent au contraire introduire des ingalits nersultant point naturellement du processus de cration des ressources : c'est ce qui arrivelorsque des lments sociaux s'attribuent ou se font attribuer des lots importants deressources, soit en raison de leur pouvoir soit en considration de services qu'ils sont censsrendre mais ne rendent pas ou ne rendent plus effectivement. ce phnomne s'appliqueproprement le terme d'"exploitation" indment appliqu aux parts majeures que s'attribuentles entraneurs des processus de cration ou d'action socialement bnfique. Ce phnomnea

    jou un grand rle dans l'histoire sociale o les ingalits qu'il a cres tendent seperptuer presqu'indfiniment lorsque les situations privilgies cres ont pris la force dedroits rels sur les ressources naturelles. C'est ainsi que des attributions remontant aumoyen-ge ont prsid jusqu' nos jours la session des terrains sur lesquels s'tend la villede Londres. Exemple qui voque la possibilit d'effets semblables rsultant del'appropriation directe de ressources naturelles : ainsi pour les terrains de Manhattan. Cesont ici des causes d'ingalits non structurelles et sur lesquels l'intervention de l'autoritn'est point illgitime.

    [21]Par exemple, c'est un manquement manifeste aux obligations de la justice commutativeque de rembourser une dette en monnaie dprcie rendant moins que les deux contractantsn'avaient entendu. L'tat qui autorise ce manquement et les citoyens qui en profitent, ne semontrent pas justes.